15

Après un temps de silence, j’ai demandé : « Vous en avez fait part à Edgar Barefoot ?

— Oui, a répondu Bill.

— Et à qui d’autre ?

— À presque personne d’autre.

— Et ça s’est passé quand ? » J’ai enchaîné aussitôt « Espèce de cinglé. Ça ne finira donc jamais ; ça continue sans cesse et sans cesse. L’un après l’autre, ils deviennent fous et ils meurent. Moi, tout ce que je veux, c’est diriger mon magasin, fumer mes joints, faire l’amour une fois de temps en temps et lire quelques livres. Je n’ai jamais demandé ça. » J’ai fait gémir mes pneus en faisant un écart pour dépasser un véhicule lent. Nous étions presque arrivés à l’extrémité du Richardson Bridge donnant sur Richmond.

« Angel », a dit Bill en posant tendrement sa main sur mon épaule.

« Ôtez de moi votre putain de main », ai-je protesté.

Il a retiré sa main. « Je suis revenu, a-t-il répété.

— Vous êtes redevenu complètement dingue et vous avez besoin de retourner à l’hôpital, espèce de cinglé hébéphrénique. Vous ne vous rendez donc pas compte de l’effet que ça me fait, d’être obligée d’écouter des choses pareilles ? Vous savez ce que je pense de vous ? Je pense qu’en un certain sens, sur un certain plan de réalité, vous êtes le seul de nous à être sain d’esprit ; vous êtes étiqueté comme fou mais vous êtes sain d’esprit. Nous, nous sommes étiquetés comme sains d’esprit mais nous sommes fous. Et maintenant vous aussi vous vous y mettez. Vous êtes le dernier de qui j’aurais attendu ça, mais je suppose qu’il faut bien… » Je me suis interrompue. « Enfin merde, ai-je continué. Ça échappe à tout contrôle, ce mécanisme de la folie. Je m’étais toujours dit : Bill Lundborg est en contact avec le réel ; il ne pense qu’aux voitures. Vous auriez su expliquer à Tim qu’on ne part pas dans le désert de la mer Morte à bord d’une Datsun en emportant deux bouteilles de Coca et une carte minable. Et maintenant vous vous montrez aussi cinglé qu’eux. Plus cinglé, même. » Je me suis penchée pour augmenter le volume de la radio ; le son de la musique des Beatles a envahi la voiture – Bill aussitôt l’a baissé presque complètement.

« Je vous en prie, ralentissez, m’a-t-il priée.

— Quand nous arriverons au péage, me suis-je emportée, vous pourrez descendre et faire du stop. Et vous pouvez dire à Edgar Barefoot qu’il aille fourrer son…

— Ne lui en veuillez pas, a répliqué Bill vivement. C’est moi qui lui en ai parlé ; il ne m’avait rien dit. Ralentissez ! » Il a cherché à atteindre la clé de contact.

« Bon, d’accord », ai-je dit en enfonçant la pédale de frein.

« On va faire des tonneaux avec cette boîte à sardines et vous allez nous tuer tous les deux, a-t-il ajouté. Et en plus vous n’avez même pas attaché votre ceinture.

— Ce jour entre tous, ai-je soupiré. Le jour où on a assassiné John Lennon. Être condamnée à entendre ces inepties !

— Je n’ai pas trouvé l’anokhi », a repris Bill.

Je n’ai rien dit ; je me suis contentée de conduire. Du mieux que je le pouvais.

« J’ai fait une chute, a continué Bill. Du haut d’une falaise.

— Oui, ai-je dit. Moi aussi j’ai lu ça dans le Chronicle. Et vous avez eu mal ?

— À ce moment-là, j’avais perdu conscience sous l’effet du soleil et de la chaleur.

— En tout cas, apparemment, vous n’êtes pas quelqu’un de très malin, pour être parti là-bas dans de telles conditions. » Je me suis tue. Soudainement, j’éprouvais de la compassion ; j’ai eu honte, horriblement honte, de la façon dont je le traitais. « Bill, ai-je dit, pardonnez-moi.

— Bien sûr », a-t-il répondu simplement.

J’ai pesé mes mots avant de questionner : « Et… comment dois-je vous appeler ? Bill ou Tim ? Vous êtes les deux, maintenant ?

— Oui, je suis les deux, mêlés en une seule personnalité. Les deux noms conviennent. Mais il vaudrait quand même mieux m’appeler Bill pour que les gens ne se doutent de rien.

— Pourquoi voulez-vous qu’ils ne sachent pas ? Une nouvelle aussi importante et unique, aussi capitale, il faut qu’elle soit connue. »

Bill a répondu : « Oui, mais ils me remettraient à l’hôpital.

— C’est bon, dans ce cas je vous appellerai Bill.

— Tim est revenu en moi peu de temps après sa mort : un mois environ. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Il y avait des lumières et des couleurs, et puis une présence étrange dans mon esprit. Une autre personnalité plus intelligente que moi, qui pensait toutes sortes de choses qui ne me seraient jamais venues en tête. Et il connaît le grec, le latin et l’hébreu et tout ce qui concerne la théologie. Il pensait à vous très nettement. Il aurait voulu vous emmener avec lui en Israël. »

En entendant ces mots, je lui ai jeté un coup d’œil et j’ai ressenti un frisson.

« Ce soir où vous avez dîné ensemble au restaurant chinois, a poursuivi Bill, il avait essayé de vous persuader de l’accompagner, mais vous aviez dit que toute votre vie était organisée, que vous ne pouviez pas quitter Berkeley. »

Retirant mon pied de la pédale de l’accélérateur, j’ai laissé la voiture ralentir ; elle a roulé de plus en plus doucement, jusqu’à ce qu’elle s’arrête pour de bon.

« C’est interdit de stopper sur le pont, a déclaré Bill. Sauf en cas de panne. Redémarrez. »

Tim lui a raconté tout ça, ai-je pensé. Machinalement, j’ai repassé la première et remis la voiture en route.

« Tim avait le béguin pour vous, a indiqué Bill.

— Ah bon ?

— C’était l’une des raisons pour lesquelles il voulait que vous fassiez le voyage avec lui. »

J’ai observé : « Vous parlez de Tim à la troisième personne. Donc, en fait, vous ne vous identifiez pas à lui ; vous restez Bill Lundborg en train de parler de Tim.

— Je suis Bill Lundborg, a-t-il acquiescé. Mais je suis également Tim Archer.

— Tim ne m’aurait pas avoué qu’il était attiré sexuellement par moi.

— Je sais, mais moi je vous le dis.

— Qu’avons-nous mangé ce soir-là au restaurant chinois ?

— Je n’en ai pas idée.

— Où était le restaurant ?

— À Berkeley.

— Quel endroit à Berkeley ?

— Je ne m’en souviens pas. »

J’ai demandé : « Dites-moi ce que signifie hystêrôn-protêrôn.

— Comment le saurais-je ? C’est du latin. Tim connaît le latin ; moi pas.

— C’est du grec.

— Je ne connais pas non plus le grec. Je capte les pensées de Tim, et de temps en temps il pense en grec, mais je ne sais pas ce que veulent dire les mots grecs.

— Et si je vous crois, ai-je questionné, ça donnera quel résultat ?

— Eh bien, vous serez heureuse de savoir que votre vieil ami n’est pas mort.

— Et c’est là qu’est la question. »

Il a hoché la tête. « Oui.

— Il me semblerait plutôt, ai-je remarqué prudemment, que la chose va plus loin que ça. Ce serait un miracle aux yeux du monde entier, un phénomène sur lequel se pencheraient les savants. Cela prouverait qu’il y a bien une vie éternelle, qu’il existe un autre monde – que tout ce à quoi croyaient Tim et Kirsten est vrai. Que ce qui est écrit dans Here, tyrant Death est la vérité. Vous n’êtes pas d’accord ?

— Si, je suppose. C’est ce que pense Tim ; il y pense énormément. Il veut que j’écrive à mon tour un livre, mais j’en suis incapable ; je n’ai aucun talent pour l’écriture.

— Vous pouvez agir comme si vous étiez le secrétaire de Tim. C’est ce que faisait votre mère. Tim peut vous dicter le texte et vous, vous le mettez par écrit.

— Il parle sans arrêt à un kilomètre à la minute. J’ai essayé d’écrire ce qu’il dit mais… sa manière de penser est complètement tordue. Si vous me pardonnez l’expression. C’est entièrement désorganisé, ça s’en va dans tous les sens. Et je ne connais pas le sens de la moitié des mots. En fait, ce n’est pas que des mots ; en grande partie, c’est simplement des impressions.

— Vous pouvez l’entendre en ce moment ?

— Non, pas en ce moment. D’habitude c’est quand je suis seul et que personne d’autre ne parle. Alors, en quelque sorte, je peux me brancher sur lui.

— Hystêrôn-protêrôn, ai-je murmuré. Quand la chose à démontrer est incluse dans les prémisses. Donc tout le raisonnement ne sert à rien. Bill, ai-je ajouté, c’est une justice à vous rendre : vous m’avez enfermée dans un nœud, vraiment. Est-ce que Tim se souvient d’avoir renversé la pompe à essence ? Non, ne vous en faites pas : envoyez promener la pompe à essence. »

Bill a déclaré : « C’est une présence mentale. Tiens, le mot “présence”, je me souviens qu’il l’utilisait souvent. La Présence, comme il l’appelle, était là dans le désert.

— C’était peut-être l’anokhi, ai-je dit.

— Ce qu’il cherchait ?

— Apparemment il l’a trouvé. Et qu’a dit Barefoot quand vous lui avez appris la nouvelle ?

— C’est là qu’il m’a dit que j’étais un bodhisattva. Je suis revenu. Tim est revenu, je veux dire, par compassion pour les autres. Pour ceux qu’il aime. Comme vous.

— Et que Barefoot va-t-il faire de cette nouvelle ?

— Rien.

— Rien, ai-je dit en écho, en hochant la tête.

— Je n’ai aucun moyen de le prouver aux sceptiques. Edgar l’a souligné.

— Pourquoi ne pouvez-vous pas le prouver ? Ce devrait être facile. Vous avez accès à tout ce que connaissait Tim ; comme vous le disiez – la théologie, les détails de sa vie personnelle. Des faits. Ce devrait être simple comme bonjour de le prouver.

— Est-ce que je peux vous le prouver ? a objecté Bill. Même à vous, je ne le peux pas. C’est comme la croyance en Dieu ; on peut connaître Dieu, savoir qu’il existe, en avoir fait l’expérience, et pourtant on ne peut le prouver à personne.

— Vous croyez en Dieu maintenant ?

— Bien sûr, a-t-il opiné.

— Je suppose que maintenant vous croyez à des tas de choses.

— À cause de Tim en moi, je sais beaucoup de choses ; ce n’est pas seulement de la croyance. C’est comme… (il a fait un geste plein d’ardeur)… comme si j’avais avalé un ordinateur ou bien la totalité de l’Encyclopœdia britannica, ou une bibliothèque entière. Les faits, les idées, vont et viennent en me sifflant dans la tête ; mais ils vont trop vite, c’est là qu’est le problème. Je ne les comprends pas ; je ne peux pas m’en souvenir ; je ne peux pas les écrire ni les expliquer aux autres. C’est comme si je recevais K.P.F.A. vingt-quatre heures sur vingt-quatre à l’intérieur de la tête, sans cesse. Par bien des côtés, il y a de quoi être affligé. Mais c’est intéressant. »

Amuse-toi avec tes pensées, me suis-je dit. C’est ce qu’Harry Stack Sullivan disait des psychotiques : ils s’amusent sans fin avec leurs pensées, et ils oublient le monde.

Il n’y a pas grand-chose à dire quand on vous fait une révélation comme celle que venait de m’annoncer Bill Lundborg – à supposer que pareille révélation ait jamais été faite par ailleurs. Bien sûr, cela ressemblait à ce que Tim et Kirsten m’avaient révélé à leur retour d’Angleterre, après la mort de Jeff. Mais c’était une mince affaire comparée à celle-ci. Celle-ci, pensais-je, c’est l’ultime escalade, le monument. L’autre révélation n’était que la pancarte annonçant le monument.

La folie, comme les petits poissons, se déplace en foule ; elle se reproduit à de multiples exemplaires. Elle n’est pas solitaire. La folie ne demeure pas contenue ; elle se déploie d’un bout à l’autre du paysage.

Oui, pensais-je, c’est comme si nous étions sous l’eau ; non pas dans un rêve – comme le disait Barefoot – mais dans une cuve, où notre bizarre conduite et nos croyances encore plus bizarres seraient soumises à observation. Je suis une camée de la métaphore ; Bill Lundborg est un camé de la folie, qui possède pour celle-ci un appétit insatiable et s’en repaît par tous les moyens possibles. Tout cela au moment précis où la folie semblait déborder du monde. D’abord la mort de John Lennon et ensuite cette histoire : tout cela pour moi le même jour.

Rien chez Bill n’était plausible, même Edgar Barefoot devait sans doute l’admettre. Mais quand quelqu’un est malade et a besoin d’aide, et que c’est un être candide qui ne fait aucun mal, on le trouve touchant et pathétique. Cette folie est née de la souffrance, de la perte d’une mère et de ce qui équivalait certainement à un père dans le vrai sens du terme.

Je le sentais, et je le sentirai toujours tant que je vivrai. Mais la solution de Bill ne pouvait pas être la mienne.

Pas plus que la mienne – m’occuper du magasin de disques – ne pouvait être la sienne. Nous devions chacun trouver notre solution et, en particulier, résoudre le genre de problème que crée la mort pour les autres – mais pas seulement la mort : la folie aussi, la folie menant à la mort finale comme à son but logique.

Quand ma colère initiale à l’égard de la psychose de Bill Lundborg eut fini par se calmer, je me mis à la juger comique. L’utilité de Bill, non seulement pour lui mais pour nous tous, avait été son enracinement dans le concret. Et c’était cela précisément qu’il avait perdu. Sa présence au séminaire d’Edgar Barefoot était la marque du changement survenu chez lui ; le gosse que j’avais précédemment connu n’aurait jamais mis les pieds dans un pareil endroit. Bill avait suivi le même chemin que nous tous : il s’était abîmé dans l’absurdité et la sottise, loin de toute rédemption.

La seule différence, c’est que Bill pouvait maintenant être touché émotionnellement par les morts diverses qui s’étaient abattues sur nous. Ma solution était-elle meilleure ? Je travaillais ; je lisais ; j’écoutais de la musique sous forme de disques ; je vivais ma vie professionnelle et je savais que là se situait mon avenir, que les disques étaient devenus pour moi des choses tangibles, plus seulement des objets de plaisir mais des objets à acheter et à vendre.

Que l’évêque soit revenu de l’autre monde pour habiter désormais l’esprit ou le cerveau de Bill Lundborg, c’était tout à fait impossible, et cela pour des raisons évidentes. On sait cela instinctivement ; on n’en discute pas ; on le perçoit comme un fait absolu : cela ne peut pas se produire. J’aurais pu questionner Bill sans cesse, en essayant d’établir la présence en lui de souvenirs connus seulement de Tim et de moi, mais cela n’aurait mené nulle part. Comme pour le dîner que nous avions pris ensemble au restaurant chinois d’University Avenue à Berkeley, toutes les données devenaient suspectes car il y a bien des façons pour ces données de surgir dans l’esprit humain, des façons plus facilement acceptables et expliquées que cette hypothèse : un homme est mort en Israël et sa psyché a flotté à travers le monde jusqu’à choisir, entre tous, le dénommé Bill Lundborg aux États-Unis, pour se plonger en lui, dans son cerveau en attente, et y établir résidence en crachotant des idées, des pensées et des souvenirs. Cela n’appartient pas au domaine du réel ; c’est l’invention d’un jeune homme dérangé qui s’affligeait du suicide de sa mère et de la mort subite d’une image du père, qui s’affligeait et qui essayait de comprendre, et un jour dans son esprit s’était présenté, non pas Timothy Archer, mais le concept de Timothy Archer, la notion que Timothy Archer était là, en lui, spirituellement, tel un fantôme. Il existe une différence entre la notion d’une chose et cette chose elle-même.

Pourtant, à mesure que se dissipait ma colère du premier jour, j’éprouvais de la sympathie pour Bill car je comprenais pourquoi il avait emprunté cette voie ; il n’avait pas choisi délibérément, par perversité, cette folie ; non, c’était plutôt cette folie qui s’était imposée à lui : il y avait été soumis de force, qu’il le voulût ou non. La chose lui était arrivée, tout simplement.

Bill Lundborg, le premier de nous à avoir été fou, était devenu maintenant le dernier de nous à être fou ; et la seule question qui se posait pouvait être énoncée ainsi : Pouvait-on faire quelque chose pour y remédier ? Ce qui soulevait une autre question plus en profondeur : devait-on faire quelque chose ?

J’y ai réfléchi durant les deux semaines qui ont suivi. Bill (il me l’avait dit) n’avait pas d’amis véritables ; il vivait seul dans une chambre louée à East Oakland, en prenant ses repas dans un café mexicain. Peut-être, me disais-je, que je dois à Jeff, Kirsten et Tim – surtout Tim – de remettre Bill dans la bonne route. Ainsi il y aurait un survivant. C’est-à-dire, bien sûr, en plus de moi.

Indubitablement, j’avais survécu. Mais survécu, ainsi que je l’avais compris depuis quelque temps, comme une machine ; ce n’en était pas moins une survie. Au moins mon esprit n’avait pas été envahi par des intelligences étrangères parlant grec, latin et hébreu et employant des termes que j’étais incapable de comprendre. De toute manière, j’aimais bien Bill ; ce ne serait pas une corvée pour moi de le revoir, de passer du temps avec lui. Ensemble, Bill et moi pouvions ramener un peu à la vie ceux que nous avions aimés ; nos mémoires associées livreraient une moisson de détails circonstanciés, ces petits fragments qui donnent toute leur véracité aux souvenirs… ce qui est une périphrase pour dire qu’en voyant Bill Lundborg, j’aurais la possibilité d’être à nouveau dans l’intimité de Tim, Kirsten et Jeff, puisque Bill les avait connus comme moi et comprendrait de qui je parlais.

En tout cas, nous assistions tous les deux au séminaire de Barefoot ; c’était là que, pour le meilleur ou pour le pire, Bill et moi nous nous rencontrions. Mon estime pour Barefoot s’était accrue, en raison bien sûr de l’intérêt personnel qu’il avait manifesté à mon égard. Cela m’avait fait chaud au cœur ; j’en avais besoin. Barefoot l’avait senti.

J’interprétais l’allusion de Bill au penchant de l’évêque pour moi comme un moyen détourné d’avouer que c’était lui qui éprouvait ce penchant. Après y avoir médité, je parvins à la conclusion que Bill était trop jeune pour moi. D’ailleurs, on n’entretient pas une liaison avec quelqu’un qui est catalogué comme un hébéphrénique. Hampton, qui avait eu des traces – plus que des traces – de paranoïa, m’avait déjà causé assez d’ennuis, et j’avais eu du mal à me débarrasser de lui. En fait, il n’était même pas démontré que j’étais bien débarrassée de lui ; Hampton continuait de me téléphoner, me reprochant avec agressivité d’avoir gardé, quand je l’avais mis à la porte de chez moi, des disques, des livres et des gravures qui lui appartenaient.

Ce qui me troublait dans l’idée d’une liaison avec Bill, c’était le sentiment que j’avais de la férocité de la folie. Elle peut consumer celui qu’elle habite et le quitter pour chercher une autre proie. Si j’étais une machine défaillante, cette folie me mettait en danger, car je n’étais pas aussi intacte que ça psychologiquement. Il y avait assez de gens qui avaient déjà sombré dans la folie et la mort ; à quoi bon ajouter mon nom à la liste ?

Et puis, ce qui était peut-être pire que tout, je discernais le type d’avenir qui attendait Bill. Il n’avait pas d’avenir. Un individu atteint d’hébéphrénie est quelqu’un qui s’est placé hors de l’évolution, de la croissance et du temps ; il se contente de recycler à jamais ses pensées aberrantes en y prenant plaisir, même si comme une information transmise de plus en plus loin elles se détériorent. Elles finissent par ne plus être que du bruit. Et le signal de l’intellect s’affaiblit toujours davantage. Bill aurait dû savoir ça, lui qui à une époque avait projeté d’être programmeur d’ordinateur ; il aurait dû être familier avec les théories de l’information de Shannon. Ce n’est pas le genre de situation face à laquelle on a envie de se retrouver.


Emmenant mon petit frère Harvey avec moi, je suis allée chercher Bill en profitant de mon jour de congé et nous sommes partis nous promener dans Tilden Park, au bord du lac Anza, là où se trouvent le pavillon et les barbecues. Installés tous les trois, nous avons fait griller des hamburgers et nous avons passé un excellent moment. Nous avions apporté un Ghetto-blaster – un combiné radio-magnétophone stéréo supersophistiqué : un de ces chefs-d’œuvre comme en sort l’industrie japonaise – et nous avons écouté le groupe de rock Queen tout en buvant de la bière (sauf Harvey), et ensuite, à l’abri des regards indiscrets, Bill et moi avons partagé un joint. Harvey, pendant ce temps, tripotait les touches du Ghetto-blaster, avant de se concentrer sur la tâche consistant à capter Radio-Moscou sur ondes courtes.

« Tu pourrais aller en prison pour ça, lui a dit Bill. C’est une écoute de l’ennemi.

— Conneries, a répondu Harvey.

— Je me demande ce que diraient Tim et Kirsten s’ils pouvaient nous voir en ce moment, ai-je dit à Bill.

— Je peux vous répéter ce que Tim est en train de dire, a indiqué Bill.

— Et il a dit quoi ? ai-je demandé, me sentant détendue par la marijuana.

— Il dit qu’il… trouve que… c’est paisible ici et qu’il connaît enfin la paix.

— C’est très bien. Je n’aurais jamais pu lui faire fumer de l’herbe.

— Ils en fumaient. Kirsten et lui, quand nous n’étions pas là. Il n’aimait pas ça. Mais maintenant il aime bien.

— C’est une herbe de très bonne qualité, ai-je dit. Ils devaient utiliser de la marchandise locale. Ils ne savaient pas qu’il y avait une différence. » J’ai réfléchi à ce que Bill venait de dire. « Ils en fumaient réellement ? C’est vrai ?

— Oui, a répondu Bill. Il y pense en ce moment : il se souvient. »

Je l’ai regardé. « En un sens, vous avez de la chance d’avoir trouvé votre solution, ai-je observé. Ça ne me gênerait pas de l’avoir en moi. Enfin je veux dire : dans mon cerveau. » J’ai ricané ; c’était sous l’effet de l’herbe. « Comme ça je ne me sentirais pas si seule. » Et alors j’ai demandé : « Pourquoi n’est-il pas revenu vers moi ? Pourquoi vous ? Je le connaissais mieux. »

Après un moment de réflexion, Bill a dit : « C’est parce que ça vous aurait détraquée. Vous comprenez, moi je suis habitué aux voix dans ma tête et aux pensées qui ne sont pas les miennes ; je peux l’accepter.

— C’est Tim qui est le bodhisattva, pas vous. C’est Tim qui est revenu, par compassion. » J’ai pensé alors avec un sursaut : Mon Dieu, est-ce que je me mets à y croire maintenant ? Quand on plane sous l’effet d’une bonne herbe, on peut croire n’importe quoi, ce qui explique pourquoi il s’en vend tellement.

« C’est exact, a dit Bill. Je sens sa compassion. Il a recherché la sagesse, la Sainte Sagesse de Dieu, ce qu’il appelle Haggis Sophia ; il l’assimile à l’anokhi, la pure conscience de Dieu. Et puis, quand il est allé là-bas et que la Présence a pénétré en lui, il a compris que ce n’était pas la sagesse qu’il voulait mais la compassion… il avait déjà la sagesse, mais elle ne lui avait rien apporté, pas plus qu’à personne d’autre.

— Oui, Haggis Sophia. Il m’avait mentionné ce terme.

— Ça fait partie de ce qu’il pense en latin.

— Non, c’est du grec.

— Grec ou latin, je n’en sais rien. Tim pensait qu’avec la sagesse absolue du Christ il pouvait lire le Livre des Tisseurs pour démêler le futur qui l’attendait, afin de trouver un moyen d’échapper à son destin ; c’est pourquoi il est allé en Israël.

— Je sais, ai-je dit.

— Le Christ peut lire le Livre des Tisseurs, a poursuivi Bill. Le sort de chaque humain y est inscrit. Aucun être humain ne l’a jamais lu.

— Où se trouve ce livre ?

— Partout autour de nous, a précisé Bill. Je le crois, du moins. Attendez un moment ; Tim est en train de penser quelque chose. Très clairement. » Il est resté un certain temps silencieux et renfermé. Puis il a repris la parole. « Tim pense au dernier chant du Paradis, le XXXIIIe. Il pense : Dieu est le livre de l’univers et vous avez lu ça ; vous l’avez lu la nuit où vous aviez un abcès à une dent. C’est vrai ? a-t-il questionné.

— Oui, c’est vrai. Ça m’a fait une très grosse impression, toute cette dernière partie de la Divine Comédie.

— Edgar dit que la Divine Comédie est fondée sur des sources soufies, a déclaré Bill.

— Peut-être », ai-je dit, tout en m’interrogeant sur les propos qu’il venait de tenir, ces allusions à la Divine Comédie de Dante. « Étrange, ai-je repris. Ces choses dont vous vous souvenez. Pourquoi vous les rappelez-vous ? Parce que j’avais effectivement un abcès à une dent et…

— Tim dit que le Christ avait organisé cette douleur, pour que la partie finale de la Divine Comédie vous marque d’une façon ineffaçable. Une flamme unique. Oh ! la barbe, il se remet à penser dans une langue étrangère.

— Prononcez à haute voix ce qu’il pense », ai-je demandé.

De façon hésitante, Bill a récité :

Nel mezzo del cammin di nostra vita

Mi ritrovai per una selva oscura,

Che la diritta via era smarrita.

J’ai souri. « C’est le début de la Divine Comédie.

— Il y a autre chose, a dit Bill, et il a ajouté :


Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate !


— Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance, ai-je traduit.

— Il veut que je vous dise encore quelque chose, a repris Bill. Mais j’ai du mal à saisir quoi. Oh ! maintenant je l’ai… il le repense très clairement pour moi :


La sua voluntate è nostra pace…


— Ça, je ne reconnais pas, ai-je dit.

— Tim dit que c’est le message fondamental de la Divine Comédie. Cela signifie : Sa volonté est notre paix. Je suppose que c’est une allusion à Dieu.

— Je le suppose aussi.

— Il a dû apprendre ça dans l’autre monde, a dit Bill. Il ne l’a certainement pas appris ici. »

S’approchant de nous, Harvey a annoncé : « J’en ai assez des bandes de Queen. Qu’est-ce qu’on a apporté d’autre ?

— Tu es arrivé à capter Radio-Moscou ? ai-je demandé.

— Oui, mais on n’entend rien à cause du brouillage. Les Russes ont décidé d’émettre aussi sur une autre fréquence, mais j’en ai assez de la chercher. D’ailleurs ça doit également être brouillé.

— Bon, on va bientôt rentrer à la maison », ai-je dit en tendant à Bill le restant du joint.

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