Arthur Conan Doyle
La Vallée De La Peur

I. La Tragédie de Birlstone

CHAPITRE I L'avertissement

– J'incline à penser… commençai-je.


– Et moi donc! coupa brutalement Sherlock Holmes.


J'ai beau me compter parmi les mortels les plus indulgents de la terre, le sens ironique de cette interruption me fut désagréable.


– Réellement, Holmes, déclarai-je sévèrement, vous êtes parfois un peu agaçant!


Il était bien trop absorbé par ses propres réflexions pour honorer mon reproche d'une réplique. Il n'avait pas touché à son petit déjeuner. Appuyé d'une main sur la table, il contemplait la feuille de papier qu'il venait de retirer de son enveloppe. Ensuite il prit l'enveloppe, l'exposa à la lumière et se mit à en étudier très attentivement l'extérieur et la patte.


– C'est l'écriture de Porlock, dit-il songeur. Je suis à peu près sûr que c'est l'écriture de Porlock bien que je ne l'aie pas vue plus de deux fois. L'e grec, avec l'enjolivure en haut, est caractéristique. Mais si Porlock m'envoie un message, celui-ci doit être extrêmement important.


Ma contrariété céda devant la curiosité.


– Qui est donc ce Porlock? lui demandai-je.


– Porlock, Watson, est un pseudonyme, un simple symbole d'identification. Derrière ce nom de plume se dissimule un être fuyant et roublard. Dans une lettre précédente, il m'a carrément informé qu'il ne s'appelait pas Porlock, et il m'a mis au défi de le démasquer. Porlock m'intéresse beaucoup. Non pour sa personnalité, mais pour le grand homme avec qui il se trouve en contact. Transposez, Watson: c'est le poisson pilote qui mène au requin, le chacal qui précède le lion. Un minus associé à un géant. Et ce géant, Watson, n'est pas seulement formidable, mais sinistre. Sinistre au plus haut point. Voilà pourquoi je m'occupe de lui. Vous m’avez entendu parler du professeur Moriarty?


– Le célèbre criminel scientifique, qui est aussi connu des chevaliers d'industrie…


– Vous allez me faire rougir, Watson! murmura Holmes d'un ton désapprobateur.


– J'allais dire: «Qu'il est inconnu du grand public.»


– Touché! Nettement touché! s'écria Holmes. Vous développez en ce moment une certaine veine d'humeur finaude, Watson, contre laquelle il faut que j'apprenne à me garder. Mais en traitant Moriarty de criminel, vous le diffamez aux yeux de la loi; et voilà le miraculeux! Le plus grand intrigant de tous les temps, l'organisateur de tout le mal qui se trame et s'accomplit, l'esprit qui contrôle les bas-fonds de la société (un esprit qui aurait pu façonner à son gré la destinée des nations), tel est l'homme. Mais il plane si haut au-dessus des soupçons, voire de la critique, il déploie tant de talents dans ses manigances et il sait si bien s'effacer que, pour les mots que vous avez dits, il pourrait vous traîner devant le tribunal et en sortir avec votre pension en guise de dommages-intérêts. N'est-il pas l'auteur renommé de La Dynamique d'un Astéroïde, livre qui atteint aux cimes de la pure mathématique et dont on assure qu'il échappe à toute réfutation? Un médecin mal embouché et un professeur calomnié, voilà comment la justice vous départagerait. C'est un génie, Watson! Mais si des malfaiteurs moins importants m'en laissent le temps, notre heure sonnera bientôt.


– Puissé-je être là! m'exclamai-je avec ferveur. Mais vous me parliez de ce Porlock.


– Ah! oui. Ce soi-disant Porlock est un maillon dans la chaîne, non loin de l'attache centrale. Maillon qui, entre nous, n'est pas très solide. Jusqu'à présent, Porlock me paraît être la seule défectuosité de la chaîne.


– Mais la résistance de la chaîne est fonction de son maillon le plus faible!


– Exactement, mon cher Watson. D'où l'importance considérable que j'attache à Porlock. Poussé par des aspirations rudimentaires vers le bien, encouragé par le stimulant judicieux d'un billet de dix livres que je lui envoie de temps en temps par des moyens détournés, il m'a deux ou trois fois fourni un renseignement valable, de cette valeur qui permet d'anticiper et d'empêcher le crime au lieu de le venger. Je suis sûr que si nous avions son code, nous découvririons que son message est de cette nature-là.


Holmes étala le papier sur son assiette. Je me levai et, passant ma tête par-dessus son épaule, examinai la curieuse inscription que voici:


543 C2 13 127 36 31 4 17 21 41


DOUGLAS 109 203 5 37 BIRLSTONE


26 BIRLSTONE 9 47 17 1


– Qu'en pensez-vous, Holmes?


– C’est évidemment un moyen pour me faire parvenir un renseignement.


– Mais à quoi bon un message chiffré si vous n'avez pas le code


– Dans ce cas précis, le message ne me sert à rien du tout.


– Pourquoi dites-vous «dans ce cas précis»?


– Parce qu'il y a beaucoup de messages chiffrés que je pourrais lire aussi facilement que je lis dans les annonces personnelles. Ce genre de devinettes amuse l'intelligence sans la fatiguer. Mais ici… je me trouve en face de quelque chose de différent. Il s'agit clairement d'une référence à des mots d'une page d'un certain livre. Tant que je ne saurai pas quel est ce livre et quelle est cette page, je ne pourrai rien en tirer.


– Mais pourquoi «Douglas» et «Birlstone»?


– De toute évidence, parce que ces mots ne se trouvaient pas dans la page en question.


– Alors pourquoi n'a-t-il pas précisé le titre du livre?


– Votre perspicacité naturelle, mon cher Watson, ainsi que cette astuce innée qui fait les délices de vos amis, vous interdirait sûrement d'inclure le code et le message dans la même enveloppe: si votre pli se trompait de destinataire, vous seriez perdu. Selon la méthode de Porlock, il faudrait que le message et le code se trompent tous deux de destinataire, ce qui serait une coïncidence surprenante. Le deuxième courrier ne va pas tarder: je serais bien surpris s'il ne nous apportait pas une lettre d'explication ou, plus vraisemblablement, le volume auquel se réfèrent ces chiffres.


Les prévisions de Holmes se révélèrent exactes: quelques minutes plus tard, Billy, le chasseur, vint nous présenter la lettre que nous attendions.


– La même écriture! observa Holmes en décachetant l'enveloppe. Et cette fois signée! ajouta-t-il d'une voix triomphante en dépliant la feuille de papier. Allons, nous avançons, Watson!…


Mais quand il lut les lignes qu'elle contenait, son front se plissa.


– … Mon Dieu, voilà qui est très décevant! Je crains, Watson, que tous nos espoirs ne soient déçus. Pourvu que Porlock ne s'en tire pas trop mal…


Il me lut la lettre à haute voix.


«Cher Monsieur Holmes,


Je ne me risque pas davantage dans cette affaire. Elle est trop dangereuse. Il me soupçonne. Je devine qu'il me soupçonne. Il est venu me voir tout à fait à l'improviste, alors que j'avais déjà écrit cette enveloppe avec l'intention de vous faire parvenir la clé du chiffre. J'ai pu la dissimuler. S'il l'avait vue, ça aurait bardé! Mais j'ai lu dans ses yeux qu'il me soupçonnait. Je vous prie de brûler le message chiffré, qui maintenant ne peut plus vous être d'aucune utilité.


Fred Porlock.»


Holmes s'assit. Pendant quelques instants il, tortilla la lettre entre ses doigts. Les sourcils froncés, il regardait le feu.


– … Après tout, dit-il enfin, c'est peut-être sa conscience coupable qui l'a affolé. Se sachant un traître, il s'est imaginé avoir lu l'accusation dans les yeux de l'autre.


– L'autre étant, je suppose, le professeur Moriarty?


– Pas moins. Quand un membre de cette bande dit «il», on sait de qui il est question. Il n'y a qu'un seul «il» pour eux tous.


– Mais que peut-il faire?


– Hum! c'est une grosse question. Quand on possède l'un des premiers cerveaux de l'Europe et toutes les puissances des ténèbres à sa dévotion, les possibilités sont infinies. En tout cas, l'ami Porlock a une peur bleue. Voulez-vous comparer l'écriture du billet avec celle de l'enveloppe qui a été rédigée, nous dit-il, avant cette visite de mauvais augure? L'adresse a été écrite d'une main ferme. Le billet est presque illisible.


– Pourquoi l'a-t-il écrit? Il n'avait qu'à tout laisser tomber.


– Il a eu peur que son silence subit ne m'incite à me livrer à une petite enquête et qu'elle ne lui attire des ennuis.


– Vous avez raison. Naturellement…


J'avais pris le message chiffré pour l'examiner avec soin.


– … Il est vexant de penser qu'un secret important figure sur ce bout de papier et qu'aucune puissance humaine n'est capable de l'élucider.


Sherlock Holmes repoussa le plateau de son petit déjeuner auquel il n'avait toujours pas touché, et il alluma la pipe puante qui accompagnait d'ordinaire ses plus profondes réflexions.


– Cela m'étonnerait! fit-il en s'adossant dans son fauteuil et en levant les yeux au plafond. Peut-être certains détails ont-ils échappé à votre esprit machiavélique? Considérons le problème sous l'angle de la raison pure. Cet homme se réfère à un livre. Voilà notre point de départ.


– Plutôt vague!


– Voyons en tout cas si nous ne pouvons pas le préciser. Depuis que je me concentre, le problème me paraît moins insoluble. Quelles indications possédons-nous relativement à ce livre?


– Aucune.


– Allons, allons, Watson, vous êtes trop pessimiste! Le message chiffré commence par 534, n'est-ce pas? Admettons comme hypothèse de base que 534 soit la page d'un livre. Notre livre devient déjà un gros livre, ce qui est autant de gagné. Quelles autres indications possédons-nous quant à la nature de ce gros livre? Le symbole suivant est C2. Que pensez-vous de C2, Watson?


– Chapitre deuxième, sans doute.


– J'en doute, Watson. Vous conviendrez que la page étant indiquée, le numéro du chapitre n'a aucune importance. De plus, si la page 534 appartient au deuxième chapitre, la longueur du premier défierait toute imagination!


– Pas chapitre! Colonne! m'écriai-je.


– Bravo, Watson! Vous faites des étincelles ce matin. Si ce n'est pas colonne, ma déception sera grande! Vous voyez: nous pouvons déjà nous représenter un gros livre, imprimé sur deux colonnes qui sont chacune d'une longueur considérable puisque l'un des mots porte dans notre document le numéro 203. Avons-nous atteint les limites de ce que la raison peut nous offrir?


– J'en ai peur.


– Vous êtes injuste envers vous-même! Pressez un peu plus votre cervelle, mon cher Watson. Une nouvelle onde va s'émettre… Si le volume de référence n'était pas d'un usage courant, il me l’aurait adressé. Or je lis qu'il avait l'intention, avant que ses projets eussent été chamboulés par «lui», de m'envoyer la clé du chiffre dans cette enveloppe. Il le dit noir sur blanc. Ce qui semblerait indiquer qu'il s'agit d'un livre que je dois pouvoir me procurer sans difficulté. D'un livre qu'il possède, et dont il pense que je le possède aussi. Donc, Watson, c'est un livre très courant.


– Ce que vous avancez est certainement plausible.


– Notre champ de recherches se limite par conséquent à un gros livre, imprimé sur deux colonnes et d'un usage courant.


– La Bible! m'écriai-je victorieusement.


– Bien, Watson, bien! Mais pas très, très bien, si j'ose dire. La Bible ne me paraît pas devoir être le livre de chevet de l'un des complices de Moriarty. En outre, il y a tant d'éditions de la Bible que mon correspondant ne serait pas sûr que nos deux exemplaires aient la même pagination. Non, il s'agit d'un livre standardisé. Porlock est certain que sa page 534 correspond exactement à ma page 534.


– Ce qui réduit le champ!


– En effet! Là réside notre salut. Notre enquête s'oriente vers les livres standardisés que tout le monde possède chez soi.


– L'indicateur des chemins de fer!


– Explication, Watson, qui soulève des difficultés. Le vocabulaire de l'indicateur des chemins de fer est sec et concis. Les mots qui y figurent se prêteraient difficilement à la confection d'un message courant. Nous éliminons l'indicateur! Le dictionnaire est, je crois, récusable pour la même raison. Que nous reste-t-il donc?


– Un almanach.


– Excellent, Watson! Je serais bien étonné si vous n'aviez pas tapé dans le mille. Un almanach! Examinons le Whitaker's Almanac. Il est d'usage courant. Il a le nombre de pages requis. Il est imprimé sur deux colonnes. Quoique limité dans le vocabulaire du début, il devient, si je me souviens bien, très éloquent sur la fin…


Il s'empara du livre qui était sur son bureau.


– … Voici la page 534, colonne 2. Je vois un grand morceau de littérature sur le commerce et les ressources des Indes anglaises. Inscrivez les mots, Watson. Le numéro 13 est «Mahratte». Hum! Ce début ne me dit rien qui vaille. Le numéro 127 est «gouvernement», ce qui au moins est sensé, mais n'a rien à voir avec nous et le professeur Moriarty. Maintenant, essayons encore. Que fait le Gouvernement mahratte? Hélas! Le mot suivant est «soie de porc». Fini, mon bon Watson! Nous avons perdu!…


Il avait pris le ton de la plaisanterie, mais une certaine déformation de ses sourcils broussailleux révélait son amertume et son irritation. Découragé, je m'assis auprès du feu. Le silence prolongé qui suivit fut brusquement interrompu par une exclamation de Holmes. Il se précipita vers l'armoire, d'où il exhuma un deuxième gros volume à couverture jaune.


– … Nous voilà punis, Watson, pour être trop à la page! s'écria t-il. Nous nous tenons en avance sur notre époque: il faut en payer le prix. Comme nous sommes le 7 janvier, nous avons tout, naturellement compulsé le nouvel almanach. Mais il est plus que probable que Porlock a pris son message dans celui de l'année dernière; et il nous l'aurait d'ailleurs précisé s'il avait écrit sa lettre d'explications. Voyons ce que nous réserve la page 534. Numéro 13: «Un.» Ah! voilà qui est plus prometteur! Le numéro 127 est «danger»…


Les yeux de Holmes brillaient de surexcitation; ses doigts fins et nerveux se crispaient pendant qu'il comptait les mots.


– … Ah! Capital, Watson! «Un danger…» Écrivez, Watson! Écrivez: «Un… danger… imminent… menace… très… vraisemblablement… le… nommé…» Ici, nous avons «Douglas». «Riche… provincial… demeurant… à… Birlstone… House… Birlstone… Certitude… danger… pressant.» Là, Watson! Que pensez-vous de la raison pure? Si l'épicier vendait quelque chose qui ressemblât à une couronne de lauriers, j'enverrais Billy me l'acheter.


Je relus l'étrange message que j'avais griffonné sur une feuille de papier pendant que Holmes le déchiffrait.


– Quelle façon compliquée de s'exprimer! soupirai-je.


– Au contraire, dit Holmes, Porlock a opéré d'une manière remarquable! Si vous cherchez sur une seule colonne les mots destinés à exprimer votre pensée, il vous sera bien difficile de les trouver à peu près tous: vous serez obligé de laisser la bride à l'initiative de votre correspondant. Ici, au contraire, la teneur est parfaitement claire. Une diablerie se trame contre un certain Douglas, qui est sans doute un riche propriétaire de province. Porlock est sûr (il a mis «certitude» parce qu'il n'a pas trouvé «sûr» dans sa colonne) que le danger est pressant. Voilà notre résultat, et nous nous sommes livrés à un véritable petit chef-d'œuvre d'analyse.


Holmes arborait la joie impersonnelle du véritable artiste devant sa meilleure réussite. Il l'éprouvait toujours, même quand il se lamentait sur la médiocrité du travail qui lui était imposé. Il avait encore le sourire aux lèvres quand Billy ouvrit la porte pour introduire l'inspecteur MacDonald de Scotland Yard.


Cela se passait dans les années quatre-vingt-dix: à cette époque, Alec MacDonald n'avait pas acquis la réputation nationale dont il peut se glorifier aujourd'hui. Il n'était qu'un jeune détective officiel plein d'allant qui s'était déjà distingué dans plusieurs affaires. Sa grande charpente osseuse en disait long sur sa force physique exceptionnelle, son crâne développé, ses yeux brillants et profondément enfoncés dans leurs orbites attestaient aussi l'intelligence aiguë qui pétillait derrière ses sourcils touffus. C'était un garçon taciturne, précis, d'un naturel austère. À deux reprises, Holmes l'avait aidé à réussir en n'acceptant comme récompense que le plaisir intellectuel d'avoir résolu un petit problème, ce qui expliquait le respect et l'affection que vouait l'Écossais à son collègue amateur; il consultait Holmes chaque fois qu'il se trouvait en difficulté. La médiocrité n'admet rien de supérieur à elle-même, mais le talent reconnaît instantanément le génie. MacDonald disposait d'un talent professionnel suffisant pour n'éprouver aucune humiliation à quêter l'assistance d'un détective dont les dons et l'expérience étaient incomparables. Holmes n'avait pas l'amitié facile, mais le grand Écossais lui plaisait.


– Vous êtes un oiseau matinal, monsieur Mac! lui dit-il. Je vous souhaite bonne chance pour vos vermisseaux. Mais je crains que votre visite à pareille heure n'indique un mauvais coup quelque part.


– Si vous aviez dit: «J'espère», au lieu de: «Je crains», vous auriez sans doute été plus proche de la vérité, n'est-ce pas, monsieur Holmes? répondit l'inspecteur avec le sourire d'un psychologue. Non, je ne tiens pas à fumer. Merci. Il faut que je me remette bientôt en route, car les premières heures d'une affaire sont, vous le savez bien, les plus profitables. Mais… mais…


L'inspecteur s'arrêta tout à coup. Il avait vu le papier sur lequel j'avais transcrit le message énigmatique. Et il le contemplait stupéfait.


– Douglas! balbutia-t-il. Birlstone! Que veut dire cela, monsieur Holmes? C'est de la pure sorcellerie! Au nom de tous les miracles, d'où, tenez-vous ces noms?


– C'est un message en code que le docteur Watson et moi avons eu l'occasion de déchiffrer. Mais qu'est-ce qui vous trouble, à propos de ces noms?


L'inspecteur nous dévisagea successivement avec ahurissement.


– Simplement ceci, monsieur Holmes, répondit-il. Un M. Douglas, de Birlstone Manor House, a été affreusement assassiné ce matin.

CHAPITRE II M. Sherlock Holmes discourt

C'était pour ce genre d'instants dramatiques que mon ami existait. Il serait excessif de dire qu'une information aussi extraordinaire le bouleversa ou même l'émut. Absolument dépourvu de cruauté, il s'était néanmoins endurci à force de vivre dans le sensationnel. Mais si ses émotions étaient émoussées, son intelligence n'en avait pas moins conservé son agilité exceptionnelle. Sur son visage, je ne lus rien de l'horreur qui me secouait: j'y découvris plutôt l'expression calme et intéressée du chimiste qui voit, d'une solution saturée à l'excès, les cristaux tomber en place.


– Remarquable! fit-il. Remarquable!


– Vous ne paraissez pas surpris.


– Intéressé? Oui, monsieur Mac! Surpris? Pas beaucoup. Pourquoi serais-je surpris? Je reçois une communication anonyme provenant d'un quartier que je connais et m'avertissant qu'un danger menace une certaine personne. Dans l'heure qui suit, j'apprends que ce danger s'est matérialisé et que la personne est morte. Je suis donc intéressé, comme vous le voyez, mais je ne suis pas surpris.


En quelques mots, il expliqua à l'inspecteur les faits concernant la lettre et le code. MacDonald s'assit, cala son menton sur ses mains, et ses yeux ne furent plus que deux fentes jaunes.


– Je me préparais à descendre ce matin à Birlstone, dit-il. J'étais passé ici pour vous demander si vous aimeriez m'accompagner. Mais après ce que vous m'avez dit, je me demande si nous ne ferions pas un meilleur travail dans Londres même.


– Je ne le pense pas, fit Holmes.


– Voyons, monsieur Holmes! s'écria l'inspecteur. Demain ou après-demain, les journaux seront pleins du mystère de Birlstone; mais où est le mystère puisque dans Londres il se trouve quelqu'un qui a prédit le crime avant qu'il soit commis? Mettons la main au collet de ce prophète et le reste suivra.


– Sans doute, monsieur Mac. Mais comment envisagez-vous de mettre la main au collet du soi-disant Porlock?


MacDonald retourna la lettre que Holmes lui avait remise.


– Postée à Camberwell. Ce qui ne nous avance pas beaucoup. Le nom, m'avez-vous déclaré, est usurpé. Évidemment, notre base de départ est mince! Ne m'avez-vous pas dit que vous lui aviez envoyé de l'argent?


– Deux fois.


– Par quel moyen?


– Des billets de banque déposés au bureau de poste de Camberwell.


– Ne vous êtes-vous jamais soucié de voir la tête de celui qui venait les toucher?


– Non.


L'inspecteur parut vaguement étonné et choqué.


– Pourquoi non?


– Parce que je tiens toujours parole. Lorsqu'il m'écrivit la première fois, j'avais promis que je n'essaierais pas de le pister.


– Vous pensez qu'il y a quelqu'un derrière lui?


– Je ne le pense pas; je sais.


– Ce professeur dont vous m'avez parlé


– Exactement.


L'inspecteur MacDonald sourit, et il me lança un clin d'œil.


– Je ne vous cacherai pas, monsieur Holmes, qu'au Yard nous estimons que vous exagérez un tant soit peu à propos de ce professeur. J'ai procédé moi-même à quelques enquêtes sur son compte tout indique qu'il s'agit d'un homme très respectable, savant et plein de talents.


– Je suis heureux que vous ayez mentionné ses talents.


– Mon cher, on ne peut que s'incliner! Après vous avoir entendu exprimer votre point de vue, je me suis arrangé pour le voir. J'ai eu avec lui un petit entretien sur les éclipses (du diable si je me rappelle comment la conversation en arriva là), mais avec une lanterne et un globe il m'a tout expliqué en une minute. Il m'a prêté un livre dont j'avoue volontiers qu'il était trop calé pour moi, bien que j'aie reçu une bonne instruction à Aberdeen. Il aurait fait un grand ministre avec son visage glabre, ses cheveux gris et son langage un peu solennel. Quand il m'a pris par l'épaule au moment où nous nous sommes séparés, on aurait dit un père bénissant son fils partant pour le monde froid et cruel.


Holmes émit un petit rire et se frotta les mains.


– Merveilleux! fit-il. Dites-moi, ami MacDonald, cet entretien agréable et touchant avait lieu, je suppose, dans le bureau du professeur?


– En effet.


– Une belle pièce, n'est-ce pas?


– Très belle. Oui, très jolie ma foi, monsieur Holmes.


– Vous étiez assis en face de sa table?


– Oui.


– Le soleil dans vos yeux, et son visage à lui dans l'ombre?


– C'était le soir; mais je me rappelle que la lampe était tournée de mon côté.


– Naturellement. Avez-vous observé un tableau au-dessus de la tête du professeur?


– Je ne néglige pas grand-chose, monsieur Holmes. Je tiens peut-être cette habitude de vos leçons… Oui, j'ai vu le tableau: une jeune femme avec la tête sur les mains et qui vous regarde de biais.


– Le tableau est un Greuze…


L'inspecteur s'efforça de sembler intéressé.


– Jean-Baptiste Greuze, reprit Holmes enjoignant les extrémités de ses doigts et en s'adossant sur sa chaise, est un peintre français dont la carrière se situe entre 1750 et 1800. La critique moderne a dans son ensemble ratifié le jugement flatteur formé sur lui, par ses contemporains.


Les yeux de l'inspecteur se relâchèrent.


– Ne ferions-nous pas mieux… commença-t-il.


– Tout ce que je vous dis, interrompit Holmes, a un rapport vital et direct avec ce que vous avez appelé le mystère de Birlstone. En fait, nous sommes au centre du mystère.


MacDonald ébaucha un sourire sans chaleur et me lança un regard de détresse.


– Vous pensez un tout petit peu trop vite pour moi, monsieur Holmes. Vous sautez un ou deux pas et je ne peux combler mon handicap. Comment diable y a-t-il une relation entre ce peintre du siècle précédent et l'affaire de Birlstone?


– Un détective doit tout connaître, observa Holmes. Le fait banal qu'en 1865 un tableau de Greuze intitulé La Jeune Fille à l'agneau n'est pas allé chercher moins de quatre mille livres à la vente Portalis peut faire démarrer tout un train de réflexions dans votre matière grise.


Fut-ce le démarrage? L'inspecteur se gratta la tête.


– … Puis-je vous rappeler, poursuivit Holmes, que le traitement du professeur Moriarty est facilement vérifiable puisqu'il figure sur les barèmes. Il est de sept cents livres par an.


– Alors, comment a-t-il pu acheter?…


– Voilà. Comment a-t-il pu?


– Hé! c'est passionnant! fit l'inspecteur, dont le train roulait à présent à vive allure. J'adore vous entendre bavarder, monsieur Holmes. C'est merveilleux.


Holmes sourit. Il aimait bien l'admiration naïve.


– Que s'est-il passé à Birlstone? s'enquit-il.


– Nous avons le temps, dit l'inspecteur en regardant sa montre. Un fiacre m'attend à la porte, et il faut vingt minutes pour arriver à victoria. Mais au sujet de ce tableau… je croyais que vous m'aviez affirmé, monsieur Holmes, n'avoir jamais rencontré le professeur Moriarty?


– Je ne l'ai jamais rencontré.


– Alors, comment connaissez-vous son appartement?


– Ah! c'est une autre affaire! Je suis allé trois fois chez lui. Deux fois je l'ai attendu sous des prétextes divers et je suis parti avant son retour… Une fois… Allons, j'ai quelque scrupule à me confesser à un détective officiel! Bref, c'est cette fois-là que j'ai pris la liberté de parcourir ses papiers, avec un résultat tout à fait imprévu.


– Vous avez trouvé quelque chose de compromettant?


– Absolument rien. Voilà ce qui m'a déconcerté. Mais vous voyez l'importance du détail du tableau. Il implique que le professeur est très riche. Comment a-t-il acquis sa fortune? Il n'est pas marié. Son frère cadet est chef de gare dans l'Ouest. Sa chaire lui rapporte sept cents livres par an. Et il possède un Greuze.


– Alors?


– Alors la déduction me paraît simple.


– Vous inférez qu'il a de gros revenus et qu'il se les procure d'une manière illégale?


– Exactement. Cette opinion, bien sûr, ne se base pas que sur le Greuze. Je dispose de douzaines de fils ténus qui me conduisent tous plus ou moins vers le centre de la toile où se tapit cette bête venimeuse et immobile. J'ai mentionné le Greuze uniquement parce qu'il situait l'affaire dans les limites de votre champ visuel.


– Eh bien! monsieur Holmes, je conviens que ce que vous dites est intéressant. C'est plus qu'intéressant: tout simplement captivant. Mais si vous le pouvez, creusons donc encore un peu. Est-ce par des escroqueries, de la fausse monnaie, des cambriolages qu'il se fait de l'argent?


– Avez-vous jamais lu quelque chose sur Jonathan Wild?


– Ce nom me dit quelque chose. Ne serait-ce pas un personnage de roman? Je ne fais pas collection de romans policiers, vous savez! Les détectives accomplissent toujours des merveilles mais ils ne vous expliquent jamais comment ils réussissent.


– Jonathan Wild n'était pas un détective, ni un héros de roman. C'était un maître criminel. Il vivait au siècle dernier, vers 1750.


– Alors il ne me servirait à rien. Je suis un homme pratique.


– Monsieur Mac, la chose la plus pratique que vous pourriez faire dans votre vie serait de vous enfermer pendant trois mois et de lire douze heures par jour les annales du crime. Tout se répète, même le professeur Moriarty. Jonathan Wild était la force secrète des criminels de Londres, à qui il avait vendu son cerveau et ses dons d'organisateur moyennant une commission de 15 %. La vieille roue tourne; le même rayon reparaît. Tout a déjà été fait, tout sera encore fait. Je vous raconterai deux ou trois choses sur Moriarty qui vous amuseront peut-être.


– Je suis toutes oreilles.


– Il se trouve que je sais qui est le premier maillon dans sa chaîne. Une chaîne avec ce Napoléon du mal à une extrémité et à l'autre une centaine de boxeurs ruinés, de pickpockets, de maîtres chanteurs, de tricheurs; entre les deux extrémités, toutes les variétés du crime. Son chef d'état-major est le colonel Sebastian Moran, aussi haut placé socialement, aussi bien gardé et aussi intouchable aux yeux de la loi. Combien le paie-t-il, à votre avis?


– J'aimerais le savoir.


– Six mille livres par an C'est ce qui s'appelle payer le cerveau, selon un principe cher aux Américains. J'ai appris par hasard ce détail. Le colonel Moran gagne plus que le premier ministre. Voilà qui vous donne une idée des gains de Moriarty et de l'échelle sur laquelle il travaille. Un autre point. Je me suis occupé de pister récemment quelques chèques de Moriarty: uniquement des chèques innocents, ceux avec lesquels il paie son train de maison. Ils étaient tirés sur six banques différentes. Ce détail ne vous impressionne-t-il point?


– Il est curieux, sans aucun doute. Mais qu'en déduisez-vous?


– Qu'il ne désire pas qu'on bavarde sur sa fortune. Nul ne doit savoir ce qu'il possède. Je suis à peu près certain qu'il a une vingtaine de comptes en banque, et que le gros de sa fortune est à l'étranger, soit au Crédit Lyonnais, soit à la Deutsche Bank. Si vous avez quelques mois à perdre, je vous recommande l'étude du professeur Moriarty.


L'inspecteur MacDonald sombra dans une méditation d'où le tira bientôt son intelligence écossaise pratique.


– Pour l'instant, il peut continuer! fit-il. Vous nous avez entraînés diablement loin avec vos anecdotes, monsieur Holmes. Ce que je retiens surtout, c'est votre conviction qu'il existe un rapport entre le professeur et le crime. Et le fait que vous avez reçu un avertissement de ce Porlock. Ne pourrions-nous aller pratiquement plus loin?


– Nous pouvons nous former une idée quant aux mobiles du crime. Vous nous avez dit que ce crime était inexplicable, ou du moins inexpliqué jusqu'à présent. Si nous supposons qu'il a pour origine celle que nous soupçonnons, deux mobiles différents sont à envisager. Tout d'abord, sachez que Moriarty régente son monde avec une verge de fer. Il impose une discipline terrible. Son code pénal ne comporte qu'un châtiment: la mort. Nous pouvons donc supposer que la victime, Douglas (ce Douglas dont le destin immanent était connu de l'un des subordonnés de l'archi-criminel), avait trahi le chef. Son châtiment a suivi, et la publicité faite autour de sa mort insufflera une peur salutaire à toute la bande.


– C'est une suggestion, monsieur Holmes.


– L'autre est que le crime a été monté par Moriarty à titre d'affaire courante. Y a-t-il eu vol?


– Je ne l'ai pas entendu dire.


– S'il y avait eu vol, cela irait à l'encontre de ma première hypothèse et serait en faveur de la seconde. Moriarty peut avoir été poussé à ce crime par une promesse de partage de butin, ou il peut avoir été payé pour l'organiser. Les deux éventualités sont possibles. Mais en tout cas, et même en admettant qu'il y ait une troisième explication, c'est à Birlstone que nous devons chercher la solution. Je connais trop bien notre homme pour penser qu'il ait laissé ici quelque chose pouvant nous conduire sur sa trace.


– Allons donc à Birlstone! s'écria MacDonald en sautant de sa chaise. Ma parole! Il est plus tard que je ne le croyais. Je puis vous accorder, messieurs, cinq minutes pour vos préparatifs, mais pas une seconde de plus.


– C'est amplement suffisant pour nous deux, déclara Holmes en troquant sa robe de chambre contre son veston. Pendant le voyage, monsieur Mac, je vous prierai d'avoir la bonté de me dire tout ce que vous savez.


Ce «tout» se révéla peu de choses; assez pourtant pour éveiller l'intérêt de l'expert. En écoutant les détails menus mais remarquables que lui communiqua MacDonald, il se frotta les mains et ses joues prirent un peu de couleur. Nous venions de vivre quelques semaines particulièrement stériles. Nous nous trouvions enfin devant un mystère digne de ses qualités exceptionnelles. Dans l'inaction, Holmes sentait son cerveau se rouiller. Par contre ses yeux brillaient et tout son visage s'éclairait d'une flamme intérieure quand le travail l'appelait. Penché en avant dans le fiacre, il prêta une oreille attentive au résumé que lui fit MacDonald du problème qui l'attendait dans le Sussex. L'inspecteur ne tenait ses renseignements, comme il nous l'expliqua, que d'un compte rendu hâtif venu par le premier train du matin. Le fonctionnaire local de la police, White Mason, était l'un de ses amis personnels: voilà pourquoi il avait été prévenu beaucoup plus rapidement que ne l'est généralement Scotland Yard quand des provinciaux réclament son concours.


«Cher inspecteur MacDonald, était-il écrit sur la lettre qu'il nous lut, une réquisition officielle destinée à vos services se trouve dans une enveloppe à part. Ceci est pour vous seul. Télégraphiez-moi l'heure du train que vous prendrez ce matin pour Birlstone, et j'irai à votre rencontre ou je vous ferai accueillir si je suis trop occupé. Il s'agit d'un problème qui va nous donner du fil à retordre. Ne perdez pas une minute pour venir. Si vous pouvez vous faire accompagner de M. Holmes, n'hésitez pas, car il trouvera une affaire selon ses goûts. On croirait que tout a été monté pour un effet de théâtre s'il n'y avait un cadavre au milieu de la scène. Ma parole, c'est bien compliqué!»


– Votre ami me semble assez caustique, observa Holmes.


– En effet, monsieur, White Mason est plein d'allant.


– Bon. Avez-vous quelque chose d'autre?


– Non. Il nous communiquera tous les détails dès notre arrivée.


– Alors, comment avez-vous su que M. Douglas avait été affreusement assassiné?


– C'était dans le rapport officiel. Sauf le mot «affreusement» qui ne fait pas partie du vocabulaire officiel. Le rapport citait le nom de John Douglas, et mentionnait qu'il avait été tué par une balle de fusil de chasse en pleine tête. Il indiquait également l'heure de l'alerte; un peu avant minuit la nuit dernière. Il ajoutait qu'il s'agissait indubitablement d'un assassinat, mais qu'aucune arrestation n'avait été opérée, et que l'affaire présentait quelques aspects troublants et extraordinaires. Voilà tout ce que nous possédons pour l'instant, monsieur Holmes.


– Hé bien! avec votre permission, monsieur Mac, nous en resterons là! La tentation de former des théories prématurées sur des informations insuffisantes est la maladie de notre profession. Pour le moment, je ne vois que deux certitudes: un grand cerveau à Londres et un cadavre dans le Sussex. Il nous reste à découvrir la chaîne qui les relie.

CHAPITRE III La Tragédie de Birlstone

Et maintenant, je demande la permission de me retirer quelque temps de la scène pour décrire les événements tels qu'ils se déroulèrent avant notre arrivée, à la lumière des renseignements que nous recueillîmes sur place. Ainsi le lecteur pourra-t-il se faire une idée des personnages du drame et du cadre dans lequel ils évoluèrent.


Le village de Birlstone est une petite et très ancienne agglomération de maisonnettes à moitié en bois, sur la lisière nord du comté du Sussex. Pendant plusieurs siècles, il n'avait pas changé d'aspect; mais ces dernières années, son pittoresque attira des résidents aisés dont les villas surgirent d'entre les bois environnants. Ces bois, dit-on dans le pays, seraient la bordure extrême de la grande forêt du Weald qui va s'amincissant jusqu'au pied des dunes crayeuses de la côte. Un certain nombre de petits magasins se sont ouverts pour subvenir aux besoins d'une population sans cesse croissante: il se pourrait donc que Birlstone devînt un jour une ville moderne. C'est en tout cas le chef-lieu d'une vaste région, puisque Tunbridge Wells, le centre le plus proche, se trouve à une vingtaine de kilomètres à l'est, dans le Kent.


À huit cents mètres de l'agglomération, l'ancien manoir de Birlstone se dresse dans un vieux parc réputé pour ses grands hêtres. Une partie de ce vénérable bâtiment remonte au temps de la première croisade, quand Hugo de Capus édifia une place forte au centre du domaine qui lui avait été accordé par le roi Rouge. Un incendie la détruisit en 1543; quelques-unes de ses pierres d'angle noircies par la fumée furent utilisées lorsque, au temps des Jacques, une maison de campagne en brique s'éleva sur les ruines du château féodal. Le manoir, avec ses nombreux pignons et ses petites fenêtres à carreaux en losange, ressemble encore beaucoup à ce qu'en avait fait son architecte au début du XVIIe siècle. Des deux douves qui avaient autrefois protégé les anciens propriétaires, celle de l'extérieur avait été asséchée et confinée au rôle moins stratégique de jardin potager, mais celle de l'intérieur avait subsisté: elle avait bien douze mètres de large tout autour de la maison, mais sa profondeur n'excédait pas un mètre. Un petit cours d'eau l'alimentait et poursuivait au-delà son vagabondage, si bien que cette nappe liquide, pourtant bourbeuse, n'était jamais malsaine comme l'eau d'un fossé. Les fenêtres du rez-de-chaussée s'ouvraient à une trentaine de centimètres au-dessus de sa surface. L'unique accès au manoir était un pont-levis, dont les chaînes et le treuil avaient longtemps été rouillés et démolis. Les châtelains actuels avaient pris cependant la décision caractéristique de le faire réparer: il était levé chaque soir, baissé chaque matin. Cette restauration d'une coutume féodale faisait du manoir, la nuit, une île: métamorphose qui eut un rapport très direct avec le mystère qui passionna l'opinion anglaise.


La maison n'avait pas été habitée depuis quelques années et elle menaçait ruine quand les Douglas en prirent possession. Cette famille se limitait à deux personnes: John Douglas et sa femme. Douglas était un homme remarquable, tant par le caractère que par la personnalité. Il pouvait être âgé de cinquante ans. Il avait une forte mâchoire, des traits rudes, une moustache poivre et sel, des yeux gris particulièrement vifs, une charpente robuste et un air viril. Il était bon et enjoué avec tout le monde, plutôt désinvolte de manières, et il donnait l'impression qu'il avait jusque-là vécu dans des couches sociales nettement inférieures à la société du comté. Accueilli avec une curiosité nuancée de réserve par ses voisins plus cultivés, il s'était néanmoins forgé une grande popularité parmi les villageois: il souscrivait généreusement à toutes les manifestations locales, il s'occupait des concerts et, comme il était doué d'une excellente voix de ténor, il était toujours disposé à rendre service avec une bonne chanson. Il semblait avoir beaucoup d'argent; on disait qu'il l'avait gagné dans les mines d'or de Californie; en tout cas, il suffisait de l'entendre parler pour être sûr qu'il avait passé une partie de sa vie en Amérique. La bonne impression produite par ses largesses et ses mœurs démocratiques s'accrut encore lorsqu'il affirma sa parfaite indifférence au danger. Bien qu'il fût un détestable cavalier, il s'engageait à chaque concours hippique et son entêtement lui valut quelques chutes stupéfiantes. Quand le presbytère prit feu, il se distingua aussi par l'intrépidité qu'il déploya en rentrant dans le bâtiment pour sauver le mobilier alors que les pompiers locaux y avaient renoncé. Voilà comment, en cinq ans, John Douglas du manoir s'était taillé une grande réputation à Birlstone.


Sa femme était également appréciée par ses amies et connaissances; il faut dire que ses relations étaient assez peu nombreuses, car la mode anglaise réprouvait les visites faites sans présentation en règle à des étrangers installés dans le pays. Mais leur petit nombre suffisait largement à une maîtresse de maison qui était naturellement réservée et qui consacrait beaucoup de temps, selon toute apparence, à son mari et à ses devoirs de châtelaine. On savait que cette dame anglaise de la bonne société avait fait à Londres la connaissance de M. Douglas, veuf à l'époque. Elle était très belle, grande, brune, mince, de vingt ans plus jeune que son mari; cette différence d'âge ne paraissait troubler en rien leur entente. Leurs proches remarquèrent, toutefois, qu'entre eux la confiance n'était peut-être pas totale, car l'épouse se montrait toujours fort discrète sut le passé de son mari, comme si elle ne le connaissait qu'imparfaitement. Quelques observateurs notèrent également que Mme Douglas était parfois nerveuse et visiblement mal à l'aise chaque fois que son mari rentrait plus tard que prévu. Dans une campagne paisible où tous les cancans sont les bienvenus, ce point faible de la châtelaine avait fait l'objet de divers commentaires, qui rebondirent avec emphase quand les événements lui accordèrent une signification très spéciale.


Il y avait encore quelqu'un qui vivait au manoir, d'une manière intermittente il est vrai, mais dont la présence à l'époque de la tragédie suscita de nombreuses controverses dans le public. C'était Cecil James Barker, de Hales Lodge, Hampstead. La grande silhouette dégingandée de Cecil Barker était familière à tout le village de Birlstone, car il venait fréquemment au manoir, où il était toujours choyé. On disait qu'il était le seul témoin du passé inconnu de M. Douglas que celui-ci eût admis dans sa nouvelle résidence. Barker était incontestablement Anglais, mais son langage prouvait qu'il avait d'abord connu Douglas en Amérique et qu'il avait vécu là-bas avec lui sur un pied d'intimité. Il semblait jouir d'une fortune considérable et il passait pour célibataire. Il était un peu plus jeune que Douglas: quarante-cinq ans au maximum; il était grand, il se tenait droit, il avait le torse large, il ne portait ni barbe, ni favoris, ni moustache, il était épais et fort comme un boxeur professionnel, il avait des sourcils noirs et surtout une paire d'yeux noirs dominateurs qui pouvaient, même sans l'aide de ses poings, lui permettre de fendre une foule hostile. Il ne montait pas à cheval. Il ne chassait pas. Il passait ses journées à se promener autour du vieux village, la pipe à la bouche. À moins qu'il ne partageât une voiture avec son hôte, ou en son absence avec son hôtesse, pour parcourir la campagne. «Un gentleman insouciant et généreux», déclara Ames, le maître d'hôtel, qui ajouta: «Mais, ma parole, je n'aurais pas voulu le contredire!» Il était cordial avec Douglas; pas moins avec sa femme. Leur amitié sembla irriter plus d'une fois le mari; en tout cas, les domestiques le prétendirent. Tel était le troisième personnage présent sur les lieux le jour de la catastrophe. Pour ce qui est des autres habitants du manoir, nous mentionnerons simplement l'alerte, respectable et digne Ames, ainsi que Mme Allen, fraîche et rondelette, qui secondait la maîtresse de maison dans certaines de ses tâches. Les six autres domestiques n'ont rien à voir dans les événements de la nuit du 6 janvier.


C'est à minuit moins le quart que l'alarme fut donnée au petit commissariat local, où le sergent Wilson, de la police du Sussex, était de service. M. Cecil Barker, surexcité, avait tapé de toutes ses forces à la porte et tiré furieusement sur la sonnette. Au manoir s'était déroulée une terrible tragédie: M. John Douglas avait été assassiné. Telle fut la substance de son message. Aussitôt après l'avoir transmis, il avait regagné en hâte le manoir. Le sergent de police était arrivé sur la scène du crime un peu après minuit: il avait alerté entre-temps les autorités du comté.


Le sergent avait trouvé le pont-levis baissé, les fenêtres éclairées, et toute la maison dans un état indescriptible de confusion et d'affolement. Les domestiques livides se serraient les uns contre les autres dans le vestibule, tandis que le maître d'hôtel, épouvanté, se tordait les mains sur le seuil. Seul Cecil Barker semblait maître de lui et de ses émotions. Dans le vestibule, il avait ouvert la porte la plus proche de l'entrée, et il avait invité le sergent à le suivre. Au même moment était arrivé le docteur Wood, médecin du village, homme vif et sérieux. Tous trois pénétrèrent ensemble dans la pièce du drame. Le maître d'hôtel les suivit et referma soigneusement la porte derrière lui afin que les bonnes ne vissent point l'affligeant spectacle.


La victime gisait sur le dos, membres étendus, au centre de son bureau. Il n'était vêtu que d'une robe de chambre rose qui recouvrait ses vêtements de nuit. Il avait aux pieds des pantoufles. Le médecin s'agenouilla auprès de lui et s'éclaira avec la lampe posée sur la table. Un seul regard lui suffit pour déclarer que ses soins seraient inutiles. John Douglas avait été horriblement abîmé. Une arme bizarre était placée en diagonale sur sa poitrine: c'était un fusil de chasse dont le canon avait été scié à trente centimètres de la double gâchette. De toute évidence, le coup avait été tiré à bout portant. John Douglas avait reçu la décharge en pleine figure; il avait la tête fracassée. Les deux gâchettes avaient été reliées par du fil de fer, afin de rendre la décharge simultanée plus destructrice.


Le policier se sentit débordé par la responsabilité énorme qui lui incombait si soudainement.


– Ne touchons à rien avant l'arrivée de mes supérieurs! déclara-t-il d'une voix blanche en considérant, horrifié, la face affreusement mutilée de la victime.


– Rien n'a été touché jusqu'ici, affirma Cecil Barker. J'en réponds. Tout est dans l'état où je l'ai découvert moi-même.


– À quelle heure était-ce?


Le sergent avait tiré son carnet.


– Juste à onze heures et demie. Je n'avais pas encore commencé à me déshabiller, et j'étais assis devant le feu dans ma chambre quand j'ai entendu la détonation. Elle n'était pas très forte. Elle semblait étouffée. Je me suis précipité en bas. Je suppose qu'il ne m'a pas fallu plus de trente secondes avant d'arriver ici.


– La porte était-elle ouverte?


– Oui. Le pauvre Douglas était étendu tel que vous le voyez. La bougie de sa chambre brûlait sur la table. C'est moi qui ai allumé la lampe un peu plus tard.


– Avez-vous vu quelqu'un?


– Non. J'ai entendu Mme Douglas descendre l'escalier derrière moi et je suis ressorti pour lui épargner cette triste image de son mari. Mme Allen, sa femme de chambre, était accourue; elle l'a emmenée. Ames est arrivé; alors nous sommes rentrés ensemble dans le bureau.


– Mais je croyais que le pont-levis était levé toutes les nuits?


– Il l'était; c'est moi qui l'ai baissé pour aller vous prévenir.


– Alors, comment un meurtrier aurait-il pu s'enfuir? Le problème se pose autrement: M. Douglas a dû se suicider.


– Nous y avons pensé. Mais regardez…


Barker écarta le rideau et montra la haute fenêtre aux carreaux en losange: elle était grande ouverte.


– … Et regardez encore ceci!…


Il approcha la lampe de l'appui de la fenêtre et découvrit une tache de sang qui ressemblait à l'empreinte d'une semelle


– … Quelqu'un est passé par là, c'est évident.


– Vous voulez dire que quelqu'un se serait enfui en franchissant la douve?


– Exactement.


– Mais si vous êtes arrivé ici moins d'une demi-minute après le crime, il devait être dans l'eau à ce moment-là.


– Certainement. Ah! comme je regrette de ne m'être pas précipité à la fenêtre! Mais le rideau lui faisait écran, vous voyez, et je n'en ai pas eu l'idée. Puis j'ai entendu le pas de Mme Douglas. Je ne pouvais pas la laisser entrer ici. Ç'aurait été trop horrible.


– Horrible, en effet! murmura le médecin. Je n'ai jamais vu une bouillie pareille depuis le déraillement de Birlstone.


– Mais dites donc! observa le sergent de police, dont le bon sens bucolique, un peu lent, s'attardait sur la fenêtre ouverte. C'est très joli, votre histoire d'un homme qui se serait échappé en traversant la douve! Mais comment aurait-il pu pénétrer dans le manoir puisque le pont était levé?


– Ah! voilà toute la question! dit Barker.


– À quelle heure l'a-t-on levé?


– Il était près de six heures, répondit Ames.


– J'ai entendu dire, insista le sergent, qu'on le relevait généralement au coucher du soleil. Ce qui, en cette saison, est plus près de quatre heures et demie que de six heures.


– Mme Douglas avait reçu pour le thé, expliqua Ames. Je ne pouvais pas toucher au pont avant que ses invités fussent partis. C'est moi qui l'ai relevé.


– Alors nous en arrivons à ceci, dit le sergent. Si des gens sont venus de l'extérieur, en admettant qu'il en soit venu, ils ont dû entrer par le pont avant six heures et se cacher ensuite, puisque M. Douglas est venu dans cette pièce après onze heures.


– C'est exact. Tous les soirs, M. Douglas faisait le tour du manoir avant de se coucher, afin de vérifier si toutes les lampes étaient éteintes. C'est sa ronde qui l'a conduit ici. L'homme l'attendait et l'a tué à bout portant. Puis il s'est enfui par la fenêtre en abandonnant son fusil. Voilà comment je conçois les choses; aucune autre explication ne cadre avec les faits.


Le sergent se pencha pour ramasser un bout de carton qui se trouvait à côté du cadavre et sur lequel les initiales V.V., suivies du nombre 341 étaient grossièrement écrites.


– Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il en le levant en l'air.


Barker le regarda avec curiosité.


– Je ne l'avais pas remarqué, dit-il. Le meurtrier doit l'avoir laisse tomber dans sa fuite.


– V.V. 341. Je n'y comprends rien…


Le sergent tournait et retournait le carton entre ses gros doigts.


– … V.V.! Les initiales de quelqu'un peut-être? Qu'avez-vous là, docteur Wood?


Le médecin avait ramassé un marteau de bonne taille sur la carpette devant la cheminée. Un marteau solide. Cecil Barker désigna une boîte de clous à tête de cuivre sur la cheminée.


– M. Douglas avait modifié l'emplacement des tableaux dans la journée d'hier, expliqua-t-il; Je l'ai vu debout sur cette chaise et fixant ce grand tableau au-dessus. Voilà l'explication de la présence de ce marteau.


– Nous ferions mieux de le replacer sur la carpette, dit le sergent en se grattant la tête d'un air perplexe. Il faudra les meilleures têtes du Yard pour aller jusqu'au fin fond de l'affaire…


Il prit la lampe et fit lentement le tour du bureau.


– … Oh! oh! fit-il en écartant le rideau de la fenêtre. À quelle heure ce rideau a-t-il été tiré?


– Quand on allume les lampes, répondit le maître d'hôtel. Un peu après quatre heures.


– Quelqu'un s'est caché ici, c'est sûr…


Il baissa la lampe; dans le coin, des traces de souliers boueux étaient très visibles.


– … Je suis obligé d'admettre que cette découverte confirme votre théorie, monsieur Barker. On dirait que l'homme a pénétré dans le manoir après quatre heures, une fois les rideaux tirés, et avant six heures, quand le pont a été relevé. Il s'est glissé ici, parce que c'était la première pièce qu'il a trouvée, et il s'est caché derrière ce rideau. Tout cela me paraît assez clair. Il est vraisemblable que son idée était de cambrioler la maison; mais M. Douglas est tombé sur lui à l'improviste; alors il l'a tué et il s'est enfui.


– C'est à peu près mon avis, dit Barker. Mais ne croyez-vous pas que nous perdons un temps précieux? Ne pourrions-nous partir en expédition pour fouiller les environs avant que le meurtrier nous échappe?


Le sergent réfléchit un moment.


– Il n'y a pas de train avant six heures du matin; il ne peut donc pas s'enfuir par chemin de fer. S'il prend la route avec son pantalon tout trempé, il ne passera pas inaperçu. De toute façon, je ne peux quitter les lieux avant d'avoir été relevé. Et je pense aussi que personne ne doit sortir d'ici avant que les faits aient été éclaircis.


Le médecin s'était emparé de la lampe pour examiner à nouveau le cadavre.


– Quelle est cette marque? demanda-t-il. Se pourrait-il qu'elle eût un rapport avec le crime?


Le bras droit du mort était dénudé jusqu'au coude. À mi-hauteur de l'avant-bras, le dessin brun d'un triangle dans un cercle se détachait sur la peau.


– Ce n'est pas un tatouage, déclara le médecin. Je n'ai jamais rien vu de pareil. Cet homme a jadis été marqué au fer chaud, comme on marque du bétail. Que signifie cela?


– Je ne prétends pas le savoir, dit Cecil Barker, mais j'ai vu cette marque sur Douglas quantité de fois depuis dix ans.


– Moi aussi je l'ai vue, dit le maître d'hôtel. Bien souvent, quand mon maître relevait ses manches, je l'avais remarquée. Et je me demandais ce qu'elle voulait dire.


– Donc elle n'a pas de rapport avec le crime, conclut le sergent. Mais tout de même elle n'est pas ordinaire. Dans cette affaire rien n'est banal. Eh bien! que se passe-t-il maintenant?


Le maître d'hôtel avait poussé une exclamation de surprise, et il montrait la main tendue du mort.


– On lui a pris son alliance! balbutia-t-il.


– Quoi?


– Mais oui! Mon maître portait toujours son alliance d'or au petit doigt de la main gauche, au-dessous de cette bague avec la pépite, tandis qu'il portait au troisième doigt la bague avec le serpent tordu. Voilà la pépite, voilà le serpent, mais l'alliance a disparu.


– Il a raison, dit Barker.


– Vous venez bien de déclarer, répéta le sergent, que l'alliance était au-dessous de l'autre bague?


– Toujours au-dessous!


– Alors le meurtrier, ou qui vous voudrez, a d'abord retiré cette bague à pépite, puis l'alliance, et ensuite il aurait replacé la bague à pépite?


– C'est ainsi.


Le digne policier du comté hocha la tête.


– Plus tôt nous mettrons Londres au courant, mieux cela vaudra, conclut-il. White Mason est un type remarquable: aucune affaire ne l'a jamais embarrassé ici! Il ne va pas tarder maintenant. Mais je suis bien certain que, pour une fois, il demandera du renfort à Londres. En ce qui me concerne, j'avoue sans honte que celle-là est un peu trop compliquée pour mon goût.

CHAPITRE IV Obscurité

À trois heures du matin, le chef détective du Sussex, répondant à l'appel urgent du sergent Wilson de Birlstone, arriva de son quartier général dans une légère charrette anglaise. Par le train de cinq heures quarante, il avait fait partir son message pour Scotland Yard, et il se trouvait à midi à la gare de Birlstone pour nous accueillir. M. White Mason avait un air tranquille et confortable, un visage rougeaud et rasé, un corps bâti en force; il portait un ample costume de tweed et des guêtres; il ressemblait à un petit fermier, à un garde-chasse en retraite, bref, à toute autre chose qu'à un échantillon très honorable de la police criminelle provinciale.


– Une affaire qui va nous donner beaucoup de fil à retordre, monsieur MacDonald! ne cessait-il de répéter. Nous allons voir s'abattre ici tout un essaim de journalistes quand la presse s'apercevra que c'est un vrai mystère. J'espère que nous aurons fait du bon travail avant qu'ils fourrent leur nez dans notre enquête et brouillent toutes les pistes. Il y a des détails qui ne vous déplairont pas, monsieur Holmes. Et à vous non plus, docteur Watson, car les toubibs auront leur mot à dire. Votre appartement est retenu aux Armes-de-Westville. C'est le seul hôtel de l'endroit, mais on m'a assuré qu'il était propre et décent. Le porteur va s'occuper de vos bagages. Par ici, messieurs, s'il vous plaît!


Il était charmant et dynamique, ce détective du Sussex! En dix minutes nous avions trouvé nos chambres. Dix minutes plus tard nous étions assis dans le petit salon de l'auberge et informés des faits tels que le lecteur les a lus dans le chapitre précédent. MacDonald prenait des notes. Holmes avait l'air du botaniste surpris et respectueux qui contemple une fleur rare.


– Remarquable! s'exclama-t-il quand l'histoire lui fut contée. Tout à fait remarquable! Je ne me rappelle guère d'affaire ayant présenté un aspect aussi singulier!


– Je pensais bien qu'elle vous enchanterait, monsieur Holmes! dit White Mason ravi. Nous ne sommes pas en retard sur notre époque, dans le Sussex. Je vous ai exposé la situation telle que je l'ai apprise du sergent Wilson entre trois et quatre heures du matin. Ma parole, ma vieille jument a bien trotté! Mais je n'avais pas besoin de tant me presser, puisque, dans l'immédiat, je ne pouvais rien faire. Le sergent Wilson était en possession de tous les faits. Je les ai vérifiés. J'y ai réfléchi, et j'ai légèrement complété leur collection.


– Vous avez du neuf? interrogea avidement Holmes.


– Voilà. D'abord j'ai examiné le marteau. Le docteur Wood m'y a aidé. Nous n'avons relevé dessus aucune trace de violence. J'espérais que, si M. Douglas s'était défendu avec le marteau, nous aurions pu relever un indice quelconque. Mais le marteau ne présentait aucune tache.


– Cela ne prouve rien du tout, fit remarquer l'inspecteur MacDonald. De nombreux crimes commis à coups de marteau n'ont laissé aucune trace sur le marteau.


– C'est exact. Mais s'il y avait eu des taches, elles nous auraient aidés. Le fait est qu'il n'y en avait pas. Puis j'ai examiné le fusil. Il avait été chargé de chevrotines. D'autre part, ainsi que l'avait remarqué le sergent Wilson, les deux gâchettes avaient été attachées ensemble, de telle sorte qu'en appuyant sur la gâchette postérieure les deux canons se déchargeaient simultanément. L'inventeur de ce procédé était certainement bien résolu à ne pas rater son homme. Le fusil scié n'avait pas plus de soixante-cinq centimètres de long; il était donc facilement transportable sous un manteau. Le nom complet du fabricant n'y figurait pas, mais les lettres «PEN» étaient gravées sur la cannelure entre les deux canons; le reste du nom avait été scié.


– Un P majuscule, avec une enjolivure au-dessus, et un E et un N plus petits? s'enquit Holmes.


– En effet.


– Pennsylvania Small Arm Company, firme américaine bien connue, dit Holmes.


White Mason eut pour mon ami le regard que lance le petit médecin de campagne au spécialiste de Harley Street qui d'un mot résout le problème qui l'embarrassait.


– Voilà un grand pas de fait, monsieur Holmes. Vous avez sûrement raison. Merveilleux! Merveilleux! Gardez-vous dans votre mémoire les noms de tous les fabricants d'armes du monde entier?…


Holmes écarta le sujet d'un geste de la main.


– … Sans aucun doute, c'est un fusil de chasse américain, reprit White Mason. J'ai lu quelque part qu'un fusil de chasse scié était une arme utilisée dans certaines régions de l'Amérique. Il y a donc de fortes présomptions pour que l'individu qui s'est introduit dans le manoir et qui a tué le maître de maison soit un Américain.


MacDonald hocha la tête.


– Mon cher, vous allez trop vite! dit-il. Je n'ai pas encore eu la preuve qu'un étranger s'était effectivement introduit dans le manoir.


– La fenêtre ouverte, le sang sur l'appui de la fenêtre, le carton bizarre, des traces de souliers dans le coin, le fusil…


– Rien là-dedans qui n'ait pu être arrangé d'avance. M. Douglas était Américain, ou du moins il avait longtemps vécu en Amérique. M. Barker également. Vous n'avez pas forcément besoin d'introduire un Américain de l'extérieur pour trouver une explication à ces détails américains.


– Ames, le maître d'hôtel…


– Est-il digne de confiance?


– Il est resté dix ans en place chez sir Charles Chandos: aussi solide qu'un roc. Il est chez les Douglas depuis leur installation au manoir, c'est-à-dire depuis cinq ans. Il n'a jamais vu un fusil pareil dans la maison.


– Ce fusil n'était pas destiné à être exhibé. C'est la raison pour laquelle les canons avaient été sciés. Il aurait tenu dans n'importe quelle boîte. Comment Ames peut-il jurer qu'il n'y avait pas dans la maison un fusil de ce genre?


– En tout cas, il ne l'a jamais vu.


MacDonald secoua sa tête obstinée.


– Je ne suis pas encore convaincu de la présence d'un étranger, dit-il. Je vous prie de réfléchir à ce qui découle de la supposition que ce fusil aurait été apporté par quelqu'un de l'extérieur et que l'individu en question aurait agi comme vous nous l'avez dit. Voyons, c'est inconcevable! C'est un défi au bon sens! J'en appelle à vous, monsieur Holmes, en jugeant par ce que nous venons d'apprendre.


– Eh bien! procédez à votre déposition, monsieur Mac! fit Holmes de sa voix la plus «juge d'instruction».


– Le meurtrier n'est pas un vulgaire cambrioleur, en supposant qu'il s'agisse d'un individu venu de l'extérieur. L'histoire des bagues et le carton semblent indiquer un meurtre prémédité pour je ne sais quelle raison privée. Très bien! Voici donc un homme qui se glisse dans une maison avec l'intention délibérée de commettre un crime. Il sait, bien entendu, qu'il se heurtera à une difficulté pour s'échapper puisque le manoir est entouré d'eau. Quelle arme choisira-t-il donc? Vous me répondrez, naturellement: une arme silencieuse; ce faisant, il pourrait espérer, une fois son crime accompli, se glisser rapidement par la fenêtre, barboter dans la douve, puis s'enfuir tranquillement. Cela, je l'admettrais. Mais ce qui est incompréhensible, c'est qu'il ait choisi l'arme la plus bruyante qui soit au monde, sachant parfaitement que la détonation provoquera instantanément l'irruption de tous les habitants de la maison sur les lieux et que, selon toute vraisemblance, il sera découvert avant d'avoir pu franchir la douve. Cette thèse est-elle plausible, monsieur Holmes?


– Évidemment, vous exposez l'affaire d'une manière péremptoire! répliqua mon ami en réfléchissant. Mais tout requiert une justification. Puis je vous demander, monsieur White Mason, si vous avez examiné tout de suite l'autre côté de la douve pour tenter de déceler une trace de l'homme sortant de l'eau?


– Il n'y avait aucune trace, monsieur Holmes. Mais le rebord étant en pierre, il aurait été difficile d'y relever quelque chose.


– Aucune trace, aucune empreinte, rien?


– Absolument rien!


– Ah! Voyez-vous une objection, monsieur White Mason, à ce que nous nous rendions immédiatement sur les lieux? Peut-être y subsiste-t-il un petit détail suggestif?


– J'allais vous le proposer, monsieur Holmes. Mais je pensais qu'il valait mieux vous mettre au courant avant d'aller là-bas. Je suppose que, si quelque chose vous frappait…


White Mason dévisagea l'amateur d'un air dubitatif.


– J'ai déjà travaillé avec M. Sherlock Holmes, dit l'inspecteur MacDonald. Il joue le jeu.


– Je joue ma conception personnelle du jeu en tout cas, ajouta Holmes en souriant. Je m'intéresse à une affaire pour aider les fins de la justice et le travail de la police. Si je me tiens à l'écart de la police officielle, c'est d'abord parce qu'elle me tient à l'écart. Je n'ai nul désir de marquer des points à ses dépens. Cela dit, monsieur White Mason, je revendique le droit de travailler selon mes méthodes personnelles et de vous communiquer en mon temps mes résultats… une fois complets, plutôt que par étapes.


– Nous sommes très honorés par votre présence, dit White Mason, et nous vous montrerons tout. Venez, docteur Watson! Nous espérons avoir tous, le moment venu, une place dans votre œuvre.


Nous descendîmes la rue paisible du village, que bordait une double rangée d'ormes étêtés. En bas, deux vieux piliers de pierre moussus et tachés supportaient quelque chose qui avait autrefois été le lion rampant des Capus de Birlstone. Nous nous engageâmes dans une allée qui serpentait au milieu de pelouses et de chênes comme on n'en voit plus que dans l'Angleterre rurale. Après un dernier virage aigu, nous aperçûmes la vieille maison basse en briques défraîchies qu'entouraient des ifs coupés à l'ancienne mode, le pont-levis en bois, et la belle et large douve qui brillait comme du mercure sous le froid soleil de l'hiver. Le manoir avait trois siècles: siècles de naissances et de retours au foyer, de danses villageoises et de rendez-vous de chasse. Après tant d'années paisibles, pourquoi ses murs vénérables avaient-ils abrité un tel drame?


– Voilà la fenêtre, annonça White Mason. Celle qui est tout de suite à droite du pont-levis. Elle est restée ouverte exactement comme elle l'était cette nuit.


– Elle me paraît bien étroite pour permettre le passage d'un homme.


– Le meurtrier n'était certes pas obèse. Nous n'avons pas eu besoin de vos déductions, monsieur Holmes, pour nous en rendre compte. Mais vous ou moi, nous pourrions néanmoins fort bien passer par cette fenêtre…


Holmes s'approcha de la douve et examina la pierre du rebord ainsi que le gazon.


– … J'ai bien regardé, monsieur Holmes! insista White Mason. Il n'y a rien. Aucun signe que quelqu'un soit sorti de l'eau. Mais pourquoi aurait-il forcément laissé une trace de son passage?


– Bien sûr! Pourquoi aurait-il forcément laissé une trace de son passage? Est-ce que l'eau est toujours bourbeuse?


– Généralement elle est de cette couleur. Le courant apporte de la terre argileuse.


– Quelle est sa profondeur?


– À peu près soixante centimètres sur les côtés et un mètre au milieu.


– Nous pouvons donc écarter résolument l'hypothèse que l'homme se serait noyé en traversant la douve?


– Un enfant ne pourrait pas s'y noyer.


Nous franchîmes le pont-levis, et un personnage falot, noueux, desséché nous ouvrit la porte: c'était Ames. Le pauvre diable était livide et tremblait encore. Le sergent de police du village, grand gaillard mélancolique, montait la garde dans la salle du crime. Le médecin était parti.


– Rien de neuf, sergent Wilson? demanda White Mason.


– Rien, monsieur.


– Alors vous pouvez rentrer chez vous. Vous avez eu assez de travail. Si nous avons besoin de vous, nous vous ferons prévenir. Le maître d'hôtel ferait aussi bien d'attendre dehors. Dites-lui de prévenir M. Cecil Barker, Mme Douglas et la femme de chambre que nous aurons peut-être bientôt un mot à leur dire. Maintenant, messieurs, je crois préférable que je vous communique mon point de vue; ensuite vous formerez le vôtre…


Il m'impressionnait, ce policier de province! Il maîtrisait bien les faits, et il possédait un bon sens froid, clair, qui le ferait sans doute progresser dans sa profession. Holmes l'écouta avec une grande attention sans manifester le moindre signe d'impatience (c'était, de sa part, exceptionnel!).


– … Est-ce un suicide? Est-ce un meurtre? Voilà, n'est-ce pas, messieurs, notre première question. S'il s'agit d'un suicide, alors nous devons croire que cet homme a commencé par retirer son alliance et la cacher; puis qu'il est descendu ici en robe de chambre, qu'il a piétiné avec des souliers boueux dans un coin derrière le rideau afin de donner l'idée que quelqu'un l'avait attendu, qu'il a ouvert la fenêtre, qu'il a mis du sang…


– Nous pouvons écarter cette hypothèse, interrompit MacDonald.


– C'est mon avis. Un suicide est hors de question. Donc un meurtre a été commis. Nous avons à déterminer si son auteur appartient ou n'appartient pas à la maisonnée.


– Nous écoutons votre argumentation.


– Dans les deux cas, nous nous heurtons à des difficultés considérables. Et pourtant il n'y a pas de troisième hypothèse. C'est l'une ou l'autre. Supposons en premier lieu que le meurtrier ou les meurtriers soient gens du manoir. Ils ont abattu Douglas à une heure où tout était tranquille, mais où cependant personne ne dormait encore. Par ailleurs ils ont commis leur crime avec l'arme la plus étrange et la plus bruyante qui se puisse trouver, de façon que tout le monde sût ce qui était arrivé. Une arme qui auparavant n'avait jamais été vue dans la maison… Cela ne paraît pas un point de départ très vraisemblable, qu'en pensez-vous?


– Non, en effet.


– Tous les témoignages concordent sur le fait suivant: une fois l'alarme donnée, il ne s'est pas écoulé plus d'une minute avant que toute la maisonnée soit sur les lieux: pas seulement M. Cecil Barker, qui affirme être arrivé le premier, mais Ames et tous les autres. Me direz-vous que pendant ce laps de temps le coupable s'est débrouillé pour faire des traces de pas dans le coin, ouvrir la fenêtre, tacher de sang l'appui, retirer l'alliance du cadavre, etc.? C'est impossible!


– Vous posez le problème très clairement, approuva Holmes. J'incline à partager votre opinion.


– Alors nous sommes contraints de revenir à la théorie selon laquelle le crime a été commis par quelqu'un de l'extérieur. De grosses difficultés nous guettent encore; mais il ne s'agit plus d'impossibilités. Le meurtrier est entré dans la maison entre quatre heures trente et six heures, c'est-à-dire entre le crépuscule et le moment où le pont-levis a été relevé. Il y avait des invités, la porte était ouverte, rien ne pouvait l'arrêter. Peut-être était-ce un vulgaire cambrioleur. Peut-être avait-il une rancune personnelle contre M. Douglas. Puisque M. Douglas a passé une grande partie de son existence en Amérique, et puisque ce fusil de chasse semble être d'origine américaine, l'hypothèse de la rancune personnelle est la plus vraisemblable. Il s'est glissé dans cette pièce parce qu'elle était la plus proche de l'entrée, et il s'est caché derrière le rideau. Il y est resté jusqu'à onze heures passées. À cette heure-là, M. Douglas a pénétré dans son bureau. L'entretien a dû être fort court, en admettant qu'il y en ait eu un, car Mme Douglas a déclaré que son mari ne l'avait pas quittée depuis plus de quelques minutes quand elle entendit le coup de feu.


– La bougie le confirme, dit Holmes.


– D'accord. La bougie, qui était neuve, n'a brûlé que sur un centimètre et demi. Il avait dû la poser sur la table avant d'être attaqué; sinon elle serait tombée quand il s'est écroulé. Cela montre qu'il n'a pas été attaqué dès son entrée dans la pièce. Quand M. Barker est arrivé, la lampe était éteinte et la bougie allumée.


– Tout cela est clair.


– Nous pouvons donc maintenant reconstituer le drame sur ces données. M. Douglas entre dans la pièce. Il pose la bougie. Un homme surgit d'entre les rideaux. Il est armé de ce fusil. Il réclame l'alliance. Dieu sait pourquoi, mais les choses ont dû se passer ainsi. M. Douglas la lui remet. Alors soit de sang-froid, soit au cours d'une lutte (Douglas a pu saisir le marteau qui a été trouvé sur la carpette), l'inconnu tue Douglas de cette manière effroyable. Il laisse tomber son fusil et aussi, sans doute, cet étrange carton «V.V. 341»; puis il s'échappe par la fenêtre et la douve au moment où Cecil Barker découvre le crime. Qu'en pensez-vous, monsieur Holmes?


– Très intéressant, mais pas tout à fait convaincant.


– Mon cher, ce serait d'une invraisemblable stupidité, voyons! s'écria MacDonald. Quelqu'un a tué cet homme. Quel que soit l'assassin, je pourrais vous démontrer qu'il s'y serait pris autrement. Pourquoi a-t-il couru le risque de voir sa retraite coupée? Pourquoi se serait-il servi d'un fusil de chasse alors que seule une arme silencieuse lui permettait de s'échapper? Allons, monsieur Holmes, c'est à vous de nous tendre le fil conducteur, puisque vous venez de dire que la théorie de M. White Mason n'était pas convaincante!


Holmes avait écouté cette controverse avec un intérêt passionné. Il n'en avait pas perdu un mot. Ses yeux perçants allaient de droite à gauche et de gauche à droite. Son front se plissait sous l'effort de la réflexion.


– J'aimerais quelques faits supplémentaires avant de m'aventurer à formuler une théorie, monsieur Mac, dit-il en s'agenouillant à côté du cadavre. Oh! Oh! Ces blessures sont vraiment épouvantables. Pouvons-nous faire entrer le maître d'hôtel quelques instants?… Ames, je crois que vous avez vu souvent ce dessin tout à fait anormal, un triangle à l'intérieur d'un cercle, marqué au fer chaud sur l'avant-bras de M. Douglas?


– Souvent, oui, monsieur.


– Vous n'avez jamais entendu une réflexion de nature à expliquer ce que cette marque signifiait?


– Non, monsieur.


– Elle a dû être très douloureuse quand elle a été faite. C'est incontestablement une brûlure. Maintenant je vois, Ames, un petit morceau de taffetas sur le menton de M. Douglas. L'aviez-vous remarqué?


– Oui, monsieur. Il s'était coupé en se rasant hier matin.


– Se coupait-il quelquefois en se rasant?


– Presque jamais, monsieur.


– Intéressant! fit Holmes. Bien sûr, il peut s'agir d'une simple coïncidence. À moins que cette coupure n'indique qu'il appréhendait un danger. Aviez-vous remarqué quelque chose d'inhabituel dans son comportement d'hier, Ames?


– J'ai eu l'impression qu'il était un peu agité et nerveux, monsieur.


– Ah! cette agression n'a peut-être pas été totalement inattendue. Nous paraissons avoir un peu progressé, n'est-ce pas? Désirez-vous procéder vous-même à l'interrogatoire, monsieur Mac?


– Non, monsieur Holmes. Je l'abandonne à de meilleures mains.


– Eh bien! alors, passons à ce carton. «V.V. 341.» C'est un carton de mauvaise qualité. Y en a-t-il de semblables dans la maison?


– Je ne crois pas, monsieur.


Holmes alla vers le bureau et versa sur le buvard quelques gouttes d'encre de chacun des encriers.


– L'inscription n'a pas été tracée ici, dit-il. Elle a été rédigée à l'encre noire; les autres sont rougeâtres. Et rédigée également avec une plume à gros bec, alors qu'ici les plumes sont à bec fin. Non, elle a été écrite ailleurs. Attribuez-vous une signification quelconque à l'inscription, Ames?


– Non, monsieur, aucune.


– Qu'en pensez-vous, monsieur Mac?


– Elle me fait penser à une société secrète. La même que celle de la marque sur l'avant-bras.


– C'est aussi mon idée, dit White Mason.


– Nous pouvons l'adopter en tant qu'hypothèse de départ; nous verrons bien si elle fait disparaître nos difficultés. Un membre d'une société secrète pénètre dans le manoir, attend M. Douglas, lui fracasse la tête en tirant à bout portant, puis s'échappe par la douve après avoir laissé auprès de la victime un carton qui, publié par les journaux, avertira les autres membres de la société que la vengeance a été accomplie. Tout cela tient. Mais pourquoi ce fusil, de préférence à toute autre arme?


– Exactement.


– Et pourquoi l'alliance a-t-elle disparu?


– D'accord.


– Et pourquoi n'a-t-on arrêté personne? Il est quatorze heures maintenant. Je suppose que depuis l'aube toute la police cherche dans un rayon de soixante kilomètres un inconnu trempé et crotté?


– Vous ne vous trompez pas, monsieur Holmes.


– S'il ne dispose pas d'un terrier tout proche, et s'il n'a pas pu changer de vêtements, la police peut difficilement le manquer. Et pourtant elle l'a manqué jusqu'ici…


Holmes se dirigea vers la fenêtre et examina à la loupe la tache de sang sur l'appui.


– … C'est bien l'empreinte d'un pied. Elle est anormalement large. On dirait celle d'un pied plat. Autre bizarrerie: pour autant qu'on puisse découvrir une trace de pas par terre dans ce coin taché de boue, le pied semble être plus normalement constitué. Il est vrai que tout est bien indistinct. Que vois-je sous la petite table?


– Les haltères de M. Douglas, répondit Ames.


– Les haltères? Il n'y en a qu'un. Où est l'autre?


– Je ne sais pas, monsieur Holmes. Il n'y en avait peut-être qu'un. Je n'ai pas regardé là-dessous depuis des mois.


– Un haltère… commença Holmes gravement.


Mais ses observations furent interrompues par un petit coup à la porte. Un homme de grande taille, bronzé, rasé, au visage intelligent, pénétra dans la pièce et nous regarda. Je n'eus aucun mal à deviner que c'était Cecil Barker. Ses yeux impérieux firent le tour des têtes présentes comme pour nous interroger.


– Je regrette d'interrompre votre conférence, dit-il, mais je voulais vous apprendre la dernière nouvelle.


– Une arrestation?


– Malheureusement non. Mais on a trouvé la bicyclette. Le criminel l'avait abandonnée. Venez. Elle est à moins de cent mètres de la porte.


Quelques valets et badauds groupés dans l'avenue contemplaient une bicyclette qu'on venait de retirer d'un massif où elle avait été dissimulée. C'était une Rudge-Whitworth usagée; elle était couverte d'éclaboussures comme si elle avait fait un long parcours. Le sac de selle renfermait une clé anglaise et un flacon d'huile, mais il ne livra aucune indication quant au propriétaire.


– La tâche de la police serait bien simplifiée, soupira l'inspecteur, si ces machines étaient numérotées et enregistrées. Bah! Ne médisons pas de ce que nous avons trouvé. Si nous ne pouvons découvrir où court son propriétaire, du moins finirons-nous par savoir d'où il est venu. Mais au nom de tous les miracles, pourquoi ce type-là a-t-il laissé derrière lui sa bicyclette? Et comment a-t-il pu prendre du champ en partant à pied? Nous ne semblons pas détenir la moindre lueur dans cette affaire, monsieur Holmes!


– Vous croyez? répondit mon ami. Je me le demandais, justement!

CHAPITRE V Les personnages du drame

– Avez-vous vu tout ce que vous désiriez voir dans le bureau? demanda White Mason quand nous sortîmes, de la pièce fatale.


– Pour l'instant, oui, répondit l'inspecteur.


Holmes se borna à un signe de tête affirmatif.


– Peut-être voudriez-vous entendre maintenant les témoignages de quelques-uns des habitants du manoir? Nous utiliserons la salle à manger, Ames. Veuillez entrer le premier et nous dire tout ce que vous savez.


Le récit du maître d'hôtel fut aussi simple que clair, et il produisit une impression convaincante de sincérité. Il avait été engagé cinq ans plus tôt quand M. Douglas était arrivé à Birlstone. M. Douglas était un homme riche et comme il faut, qui avait fait fortune en Amérique. Il s'était montré un patron bon et généreux: pas tout à fait le genre de patron auquel Ames était habitué, mais on ne peut pas tout avoir, n'est-ce pas? Il n'avait jamais remarqué chez M. Douglas des symptômes de frayeur: au contraire, M. Douglas était l'homme le plus intrépide qu'il eût jamais connu. Il avait donné l'ordre que le pont fût relevé chaque soir afin de renouer avec une ancienne coutume de la vieille demeure, et il aimait observer les habitudes d'autrefois. M. Douglas se rendait rarement à Londres et ne quittait pas souvent le village; pourtant, la veille du crime, il était allé faire des emplettes à Tunbridge Wells. Lui, Ames, avait noté le lendemain une certaine nervosité dans l'attitude de M. Douglas: de l'impatience, de l'irritation; ce qui était tout à fait exceptionnel. Ames n'était pas encore couché à l'heure du crime; il était demeuré à l'office au fond du manoir pour serrer l'argenterie; c'était là qu'il avait entendu un violent coup de sonnette. Il n'avait pas entendu la détonation, mais comment aurait-il pu l'entendre puisque l'office et les cuisines étaient séparées du bureau par plusieurs portes fermées et un long couloir? La violence du coup de sonnette avait fait sortir de chez elle la femme de chambre, et tous deux s'étaient dirigés ensemble vers les pièces du devant. Quand ils étaient arrivés au bas de l'escalier, Mme Douglas le descendait. Non, elle ne se hâtait pas. Il n'avait pas eu l'impression qu'elle était particulièrement agitée. Juste au moment où elle parvenait à la dernière marche, M. Barker s'était précipité hors du bureau. Il avait arrêté Mme Douglas et l'avait priée de remonter.


– Pour l'amour de Dieu, rentrez dans votre chambre! avait-il crié. Le pauvre Jack est mort. Vous ne pouvez rien faire. Au nom du Ciel, retirez-vous!


Il avait dû insister auprès de Mme Douglas pour qu'elle consentît à regagner sa chambre. Elle n'avait pas crié. Elle n'avait pas mené grand tapage, Mme Allen, la femme de chambre, l'avait aidée à remonter et était restée auprès d'elle. Ames et M. Barker étaient entrés alors dans le bureau et ils n'avaient touché à rien avant l'arrivée de la police. La bougie n'était pas allumée à ce moment-là, mais la lampe l'était. Ils avaient regardé par la fenêtre, mais la nuit était très obscure et ils n'avaient rien vu ni entendu. Ils s'étaient alors précipités dans le vestibule, où Ames avait tourné le treuil qui abaissait le pont-levis. M. Barker était parti à toutes jambes pour alerter la police.


Tel fut en substance le témoignage du maître d'hôtel.


La déposition de Mme Allen, la femme de chambre, corrobora complètement ce récit. Sa chambre était légèrement plus proche du devant de la maison que l'office où travaillait Ames. Elle se préparait à se mettre au lit quand elle avait entendu le violent coup de sonnette. Elle était un peu dure d'oreille: peut-être était-ce la raison pour laquelle elle n'avait pas entendu la détonation; de toute façon, le bureau était loin. Elle se rappelait avoir entendu un bruit qu'elle avait pris pour une porte qui claquait: mais c'était beaucoup plus tôt, au moins une demi-heure avant le coup de sonnette. Quand M. Ames avait couru vers les pièces du devant, elle l'avait accompagné. Elle avait vu M. Barker, très pâle, très surexcité, sortir du bureau. Il s'était précipité au-devant de Mme Douglas qui descendait l'escalier. Il l'avait suppliée de remonter et elle lui avait répondu quelque chose, que Mme Allen n'avait pas compris.


– Emmenez-la! Restez auprès d'elle! lui avait ordonné M. Barker.


Elle l'avait donc fait remonter dans sa chambre et elle avait essayé de la calmer. Mme Douglas, très nerveuse, tremblait de tous ses membres; mais elle n'avait pas cherché à redescendre. Elle était demeurée assise en robe de chambre auprès du feu, la tête dans les mains. Mme Allen ne l'avait pas quittée de la nuit. Quant aux autres domestiques, ils étaient tous couchés, et ils ne furent alertés que très peu de temps avant l'arrivée de la police. Ils dormaient à d'autre extrémité de la maison: il leur aurait été impossible d'entendre quoi que ce fût. Et voilà pour la femme de chambre qui ne put rien ajouter en réponse aux questions posées, sinon des lamentations et des exclamations de stupéfaction.


M. Cecil Barker lui succéda. En ce qui concernait les événements de la nuit, il avait très peu de choses à ajouter à ce qu'il avait déjà dit au sergent Wilson. Personnellement, il était persuadé que le meurtrier s'était enfui par la fenêtre. Selon lui, la tache de sang ne permettait pas d'en douter. D'ailleurs, comme le pont était relevé, il n'avait pas d'autre moyen de s'échapper. Il ne pouvait pas s'expliquer comment l'assassin avait pu disparaître, ou pourquoi il n'avait pas pris sa bicyclette, en admettant que ce fût la sienne. Il ne s'était certainement pas noyé dans la douve puisqu'elle n'avait nulle part plus d'un mètre de profondeur.


Il professait sur le meurtre une opinion très précise. Douglas était peu communicatif; il ne parlait jamais de certains chapitres de sa vie. Il avait émigré en Amérique, venant d'Irlande, alors qu'il était jeune homme. Il avait réussi, et Barker avait fait sa connaissance en Californie; ils s'étaient associés dans une concession minière qui avait été un grand succès et qui était située dans un endroit appelé Benito Canyon. Brusquement, Douglas avait vendu sa part et était parti pour l'Angleterre. À l'époque, il était veuf. Parker avait réalisé son argent un peu plus tard et il était venu vivre à Londres. Voilà comment ils avaient renoué leurs relations d'amitié. Douglas lui avait donné l'impression qu'un danger planait au-dessus de sa tête, et Barker avait toujours pensé que son brusque départ de Californie et aussi son installation dans cet endroit paisible de l'Angleterre étaient en rapport avec ce danger. Il s'était imaginé qu'une société secrète, organisation implacable, s'acharnait sur les traces de Douglas et n'aurait de cesse qu'elle l’eût supprimé. Quelques remarques de son ami avaient fait germer cette idée dans sa tête, bien que Douglas ne lui eût jamais dit quelle était cette société ni comment il s'en était fait une ennemie. Il supposait que l'inscription sur le carton se référait à cette société secrète.


– Combien de temps êtes-vous resté avec Douglas en Californie? demanda l'inspecteur MacDonald.


– Cinq ans environ.


– Il était célibataire?


– Veuf.


– Savez-vous d'où venait sa première femme?


– Non. Je me rappelle l'avoir entendu dire qu'elle était d'origine suédoise, et j'ai vu son portrait. C'était une très belle femme. Elle mourut de la typhoïde au cours de l'année qui précéda notre rencontre.


– Vous ne situez pas son passé dans une région définie de l'Amérique?


– Il m'a parlé de Chicago. Il connaissait bien cette ville, et il y avait travaillé. Il m'a également parlé des districts miniers de charbon et de fer. Il avait beaucoup voyagé.


– S'occupait-il de politique? Cette société secrète avait-elle un but politique?


– Non. La politique ne l'a jamais intéressé.


– Vous ne pensez pas qu'il pouvait s'agir d'une société criminelle?


– Absolument pas! Je n'ai jamais connu d'homme plus droit, plus net.


– Sur sa vie en Californie, pouvez-vous nous donner des détails particuliers?


– Il préférait rester dans notre concession dans les montagnes. Il ne se rendait dans les endroits habités que lorsqu'il y était obligé. Voilà pourquoi j'avais pensé que quelqu'un le poursuivait. Quand il est parti si soudainement pour l'Europe, j'en ai eu en quelque sorte la confirmation. Je crois qu'il avait dû recevoir un avertissement. Moins d'une semaine après son départ, une demi-douzaine d'hommes se sont présentés: ils le recherchaient.


– Quel genre d'hommes?


– Eh bien! des gens qui n'avaient pas l'air commode! Ils sont montés à la concession et voulaient savoir où il était. Je leur ai répondu qu'il était parti pour l'Europe et que j'ignorais sa destination exacte. Ils ne lui voulaient pas du bien: c'était facile à voir!


– Ils étaient Américains? Californiens?


– Californiens, je n'en sais rien. Mais Américains sûrement. Ce n'étaient pas des mineurs. Je ne sais pas qui ils étaient, mais j'ai été rudement content quand ils m'ont montré leur dos.


– Cela remonte à six ans?


– Presque sept.


– Et vous aviez passé cinq ans ensemble en Californie. Cette affaire de société secrète remonterait donc à onze ans au moins?


– En effet.


– Il faut qu'il s'agisse d'une haine bien tenace pour s'obstiner si longtemps. D'une haine qui ne doit pas avoir des mobiles insignifiants.


– Je pense qu'elle a assombri toute sa vie. Elle était sans cesse présente à son esprit.


– Mais, si un homme est menacé d'un danger, et s'il sait lequel, ne pensez-vous pas que normalement il se tourne vers la police pour être protégé?


– Peut-être s'agissait-il d'un danger contre lequel la police ne pouvait rien? Il y a une chose qu'il faut que vous sachiez. Il ne sortait jamais sans armes. Il avait toujours son revolver dans sa poche. Par malchance il était hier soir en robe de chambre et il avait laissé son revolver dans sa chambre. Quand le pont était relevé, il se croyait sans doute en sécurité.


– J'aimerais un peu plus de précision dans les dates, dit Mac Donald. Il y a six bonnes années que Douglas a quitté la Californie. Vous l'avez imité l'année suivante, n'est-ce pas?


– En effet.


– Et il est marié depuis cinq ans. Vous êtes donc rentré en Angleterre à l'époque de son mariage?


– Un mois avant. J'étais son témoin.


– Connaissiez-vous Mme Douglas avant son mariage?


– Non. J'avais quitté l'Angleterre depuis dix ans.


– Mais vous l'avez beaucoup vue depuis?


Barker regarda le détective avec une grande fermeté.


– Je l'ai vu, lui, beaucoup depuis son mariage, répondit-il. Si je l'ai vue, elle, c'est parce qu'on ne peut pas séjourner chez un homme sans connaître sa femme. Si vous imaginez qu'il y a je ne sais quel lien…


– Je n'imagine rien, monsieur Barker. Je suis tenu de rechercher tout ce qui peut se rapporter à l'affaire. Mais je ne veux offenser personne.


– Il y a des recherches blessantes, répliqua sèchement Barker.


– Nous ne voulons que des faits. Il est de votre intérêt et de l'intérêt de tous qu'ils soient clairement établis. Est-ce que M. Douglas approuvait totalement votre amitié avec sa femme?


Barker pâlit, et il serra convulsivement ses mains puissantes.


– Vous n'avez pas le droit de me poser des questions pareilles! s'écria-t-il. En quoi celle-ci concerne-t-elle l'affaire sur laquelle vous enquêtez?


– Je dois répéter la question.


– Eh bien! moi je refuse de répondre!


– Vous pouvez refuser de répondre, mais vous devez vous rendre compte que ce refus constitue en lui-même une réponse. Car vous ne refuseriez pas de répondre si vous n'aviez pas quelque chose à cacher.


Barker demeura immobile un moment, avec son visage tendu et ses gros sourcils noirs froncés. Puis il se détendit et nous regarda en souriant.


– Après tout, je vois, messieurs, que vous faites uniquement votre devoir, et que je n'ai pas à m'y opposer. Je vous prierais seulement de ne pas tourmenter là-dessus Mme Douglas, car elle a suffisamment de chagrin en ce moment. Je peux vous dire que le pauvre Douglas était affligé d'un défaut, d'un seul défaut d'ailleurs: la jalousie. Il m'aimait beaucoup. Je n'ai jamais eu de meilleur ami. Et il était très attaché à sa femme. Il était content quand je venais ici; il me réclamait quand je ne venais pas. Si cependant sa femme et moi parlions ensemble ou si une sorte de sympathie se manifestait entre nous, une vague de jalousie le submergeait et il s'emportait jusqu'à me dire des choses effroyables. Plus d'une fois j'ai juré que je ne remettrais plus les pieds ici. Mais quand je le boudais, il m'écrivait des lettres si repentantes, si gentilles, que je ne pouvais plus lui en vouloir. Vous pouvez m'en croire, messieurs, et ce sera mon dernier mot; nul n'a eu femme plus aimante, plus fidèle qu'elle, et non plus, j'ai le droit de le dire, ami plus loyal que moi!


Il s'était exprimé avec force et une visible intensité de sentiments. Mais l'inspecteur MacDonald ne put pas s'empêcher de revenir sur le sujet.


– Vous savez, dit-il, que l'alliance de la victime a été retirée de son doigt?


– Vraisemblablement.


– Que voulez-vous dire par «vraisemblablement»? Vous savez bien que c'est un fait.


Barker sembla embarrassé.


– Quand j'ai dit «vraisemblablement», je voulais dire qu'il était concevable que lui-même eût retiré son alliance.


– Le simple fait que l'alliance ait disparu, quel que soit celui qui l'a retirée, suggérerait à n'importe qui un rapport quelconque entre son mariage et le drame, n'est-ce pas?


Barker haussa ses larges épaules.


– Je ne me hasarderai pas à dire ce qu'il suggère, répondit-il, mais si vous entendez insinuer par-là qu'il compromet l'honneur de cette dame… (ses yeux étincelèrent, et il eut besoin de toute son énergie pour maîtriser son émotion)… eh bien! vous faites fausse route, voilà tout!


– Je ne crois pas que j'aie pour l'instant autre chose à vous demander, dit froidement MacDonald.


– Un petit détail! intervint Sherlock Holmes. Quand vous êtes entré dans le bureau, il n'y avait qu'une bougie allumée sur la table, n'est-ce pas?


– Oui.


– C'est à la lueur de cette bougie que vous avez vu qu'un terrible événement s'était produit?


– En effet.


– Vous avez aussitôt sonné pour donner l'alarme?


– Oui.


– Et on est arrivé au bout de très peu de temps?


– Moins d'une minute après, je pense.


– Et cependant, quand les gens sont arrivés, ils ont trouvé la bougie éteinte et la lampe allumée. N'est-ce pas étonnant?


À nouveau Barker manifesta quelque embarras.


– Je ne vois pas ce qu'il y a d'étonnant, monsieur Holmes, répondit-il après un silence. La bougie éclairait mal. Ma première pensée fut une meilleure lumière. La lampe était sur la table: je l'ai allumée.


Et vous avez éteint la bougie?


– Oui.


Holmes ne posa pas d'autre question, et Barker, sur un dernier regard très ferme à chacun de nous (un regard de défi, me sembla-t-il), quitta la pièce.


L'inspecteur MacDonald avait fait parvenir un billet à Mme Douglas pour l'avertir qu'il la verrait dans sa chambre, mais elle avait répondu qu'elle descendrait dans la salle à manger. Elle entra à son tour. C'était une grande et belle femme de trente ans, réservée et remarquablement maîtresse de ses nerfs, très différente de la silhouette tragique et effondrée à laquelle je m'attendais. Certes elle avait le visage pâli et tiré d'une personne qui a subi un gros choc; mais elle était calme, et sa main délicate, qui reposait sur le bord de la table, ne tremblait pas plus que la mienne. Ses yeux tristes nous dévisagèrent l'un après l'autre avec une expression curieusement interrogative. Puis ce regard inquisiteur fit place tout à coup à une question brusque:


– Avez-vous enfin découvert quelque chose?


Fut-ce un effet de mon imagination? Il me sembla que la peur, plutôt que l'espoir, avait inspiré le ton.


– Nous avons pris toutes les mesures nécessaires, Mme Douglas, répondit l'inspecteur. Vous pouvez être sûre que rien ne sera négligé.


– N'épargnez pas l'argent, dit-elle d'une voix éteinte. Je désire que le maximum soit fait.


– Peut-être pourrez-vous projeter un peu de lumière sur l'affaire?


– Je crains que non, mais je suis à votre disposition.


– Nous avons entendu M. Cecil Barker nous dire que vous ne vous êtes pas rendue dans le bureau où le drame venait de se dérouler.


– Non. Il m'a fait remonter l'escalier. Il m'a priée de regagner ma chambre.


– C'est cela. Vous aviez entendu la détonation et vous êtes descendue aussitôt?


– J'ai passé ma robe de chambre et je suis descendue.


– Combien de temps s'est écoulé entre le moment où vous avez entendu la détonation et celui où vous avez été arrêtée au bas de l'escalier par M. Barker?


– Deux minutes, peut-être. Il est difficile de calculer le temps dans des moments pareils. Il m'a suppliée de ne pas entrer. Il m'a assuré que je ne pouvais plus rien faire. Puis Mme Allen, la femme de chambre, m'a fait remonter l'escalier. Tout cela s'est passé comme dans un rêve épouvantable.


– Pouvez-vous nous donner une idée du temps qui s'est écoulé entre le moment où votre mari est descendu et celui où vous avez entendu la détonation?


– Non. Il venait de son cabinet de toilette, et je ne l'ai pas entendu descendre. Il faisait le tour de la maison tous les soirs, car il avait peur d'un incendie. C'est la seule peur que je lui aie connue.


– Voilà justement le point où je voulais arriver, madame Douglas. Vous avez connu votre mari en Angleterre, n'est-ce pas?


– Oui. Nous nous étions mariés il y a cinq ans.


– L'avez-vous jamais entendu parler de quelque chose qui aurait eu lieu en Amérique et qui aurait pu entraîner la menace d'un danger?


Mme Douglas réfléchit sérieusement avant de répondre.


– Oui, dit-elle enfin. J'ai toujours eu l'intuition qu'un danger le menaçait. Il refusait d'en discuter avec moi. Ce n'était pas par manque de confiance. Entre nous l'amour était aussi total que la confiance. Mais il tenait essentiellement à m'épargner toute appréhension. Il pensait que, si j'étais au courant, je m'inquiéterais: voilà la raison de son silence.


– Comment le saviez-vous, dans ce cas?


La figure de Mme Douglas s'éclaira d'un sourire.


– Un mari peut-il conserver toute sa vie un secret qu'une femme aimante ne pourrait pas soupçonner? Je connaissais l'existence de ce secret par divers indices. Je le connaissais parce qu'il refusait de me parler de certains épisodes de sa vie en Amérique. Je le connaissais par différentes précautions qu'il prenait. Je le connaissais par des mots qui lui échappaient. Je le connaissais par la manière dont il regardait des étrangers qui survenaient à l'improviste. J'étais parfaitement sûre qu'il avait quelques ennemis puissants, qu'il croyait sur sa piste et contre lesquels il se tenait toujours sur ses gardes. J’en étais si sûre que depuis des années j'avais très peur quand il rentrait plus tard que prévu.


– Puis-je vous demander, madame, interrogea Holmes, quels furent les mots qui éveillèrent votre attention?


– «La vallée de la peur», répondit Mme Douglas. C'est une expression qu'il avait employée quand je l'avais questionné: «Je suis allé dans la vallée de la peur. Je n'en suis pas encore sorti.» Quand je le voyais plus grave que de coutume, je lui demandais: «Ne sortirons-nous jamais de cette vallée de la peur?» Et il me répondait: «Parfois je pense que nous n'en sortirons jamais.»


– Naturellement vous lui avez demandé ce qu'il voulait dire par ces mots: la vallée de la peur?


– Oui. Mais alors il s'assombrissait et secouait la tête. «Il est déjà assez mauvais que l'un de nous se soit trouvé sous son ombre, me répliquait-il. Plaise à Dieu qu'elle ne s'étende jamais sur vous!» C'était une véritable vallée où il avait vécu et où un événement terrible le concernant s'était produit. De cela je suis certaine, mais je ne peux pas vous en dire davantage.


– Et il n'a jamais cité de noms?


– Si. Il y a trois ans, il a eu un accident de chasse et la fièvre l'a fait délirer. Je me rappelle un nom qui sortait continuellement de sa bouche. Un nom qu'il prononçait avec colère et aussi, m'a-t-il semblé, avec horreur. Ce nom était McGinty. Le chef de corps McGinty. Quand il s'est rétabli, je lui ai demandé qui était ce chef de corps McGinty, et de quel corps il était le chef. «Il ne l'a jamais été du mien, Dieu merci!» m'a-t-il répondu en riant. Mais un lien existe entre le chef de corps McGinty et la vallée de la peur.


– Un autre détail maintenant, dit l'inspecteur MacDonald. Vous avez rencontré M. Douglas dans une pension de famille de Londres, n'est-ce pas, et vous vous êtes fiancés dans la capitale. Ce mariage comportait-il un élément secret ou mystérieux? Un élément romanesque?


– Du romanesque? Il y en a eu. Il y a toujours du romanesque. Il n'y a rien eu de mystérieux.


– Avait-il un rival?


– Non. J'étais entièrement libre.


– Vous avez appris, naturellement, l'enlèvement de son alliance. Ce fait vous suggère-t-il un indice quelconque? En supposant que l'un de ses anciens adversaires l'ait pisté jusqu'ici et ait commis le crime, à quel motif aurait-il obéi en lui retirant son alliance?


Pendant un instant, j'aurais juré avoir vu l'ombre d'un sourire flotter autour des lèvres de Mme Douglas.


– Je n'en sais rigoureusement rien, répondit-elle. C'est tout à fait extraordinaire.


– Eh bien! nous ne vous retiendrons pas plus longtemps; et nous regrettons vivement de vous avoir infligé cet ennui à un moment pareil! dit l'inspecteur. Sans doute reste-t-il encore différents points à examiner, mais nous pourrons toujours faire appel à vous le cas échéant.


Elle se leva, et je surpris encore une fois le regard interrogateur qu'elle porta sur notre groupe. «Quelle impression vous a fait ma déposition?» Elle aurait pu aussi bien le demander à haute voix. Puis elle quitta la salle à manger.


– Une belle femme! Une très belle femme! murmura pensivement MacDonald dès la porte refermée. Ce Barker a longtemps vécu ici. C'est un homme qui plaît aux femmes. Il a admis que Douglas était jaloux; peut-être sa jalousie n'était-elle pas dépourvue de fondement. Et puis il y a cette alliance. Nous ne pouvons pas négliger cela. L'homme qui arrache à un cadavre son alliance… Qu'en pensez-vous, monsieur Holmes?


Mon ami était assis, la tête reposant sur ses mains, perdu dans ses pensées. Il se leva et sonna.


– Ames, dit-il quand entra le maître d'hôtel, où est maintenant M. Cecil Barker?


– Je vais voir, monsieur.


Il revint quelques instants plus tard pour annoncer que M. Barker était dans le jardin.


– Pouvez-vous vous rappeler, Ames, comment était chaussé M. Barker la nuit dernière quand vous l'avez retrouvé dans le bureau?


– Oui, monsieur Holmes. Il avait des pantoufles. Je lui ai apporté des souliers quand il est sorti pour aller prévenir la police.


– Où sont ces pantoufles maintenant?


– Elles sont encore sous la chaise du vestibule.


– Très bien, Ames. Il est, vous comprenez, très important pour nous de pouvoir distinguer entre les traces qu'a pu laisser M. Barker et celles de quelqu'un de l'extérieur.


– Oui, monsieur. Je puis vous dire que j'avais remarqué qu'elles étaient tachées de sang; mais les miennes aussi.


– C'est bien normal, étant donné l'état du bureau! Très bien, Ames. Nous sonnerons si nous avons besoin de vous.


Quelques minutes plus tard, nous étions de retour dans le bureau. Holmes avait ramassé les pantoufles dans le vestibule. Comme Ames l'avait déclaré, elles étaient rouges de sang.


– Bizarre! murmura Holmes en se tenant devant la fenêtre pour les examiner attentivement. Très bizarre en vérité!


Il se baissa avec un geste souple de félin et plaça la pantoufle sur la tache de sang de l'appui. Elle correspondait exactement. Il sourit en regardant ses collègues.


L'inspecteur fut bouleversé, surexcité.


– Mon cher, s'écria-t-il, il n'y a aucun doute. Barker a placé lui-même une empreinte sur la fenêtre. Elle est nettement plus large qu'une empreinte ordinaire. Je me rappelle que vous avez dit que c'était un pied plat; voilà l'explication. Mais quel jeu joue-t-il, Monsieur Holmes? Quel jeu joue-t-il?


– Hé! oui. Quel jeu joue-t-il? répéta mon ami en réfléchissant.


White Mason émit un petit rire et se frotta les mains avec une satisfaction toute professionnelle.


– Je vous avais prévenus! s'écria-t-il. Du fil à retordre! Et un drôle de fil, celui-là!

CHAPITRE VI Une lueur naissante

Les trois détectives ayant à vérifier de nombreux points de détail, je décidai de rentrer seul dans nos appartements du village. Mais auparavant je voulus faire le tour du jardin qui flanquait le manoir. Entouré par des ifs vénérables, il contenait une belle pelouse au centre de laquelle était placé un antique cadran solaire; son aspect reposant avait de quoi détendre mes nerfs. Dans cette ambiance profondément paisible, il devenait possible d'oublier (ou de s'en souvenir seulement comme d'un cauchemar fantastique) ce sombre bureau et le cadavre étendu, souillé de sang, sur le plancher. Et pourtant, pendant que j'essayais d'y rafraîchir mon âme, un incident imprévu reporta mes pensées vers la tragédie et m'impressionna fâcheusement.


J'ai dit que des massifs d'ifs cernaient le jardin. Du côté le plus éloigné du manoir ils s'épaississaient pour former une haie continue. Derrière cette haie, dissimulé aux regards des promeneurs venant du manoir, il y avait un banc de pierre. M'en approchant, je perçus le bruit d'une phrase prononcée par la voix grave d'un homme et, en réponse, un petit rire aigu féminin. Un moment plus tard j'avais contourné la haie, et je vis Mme Douglas et Barker. La physionomie de Mme Douglas me stupéfia. Dans la salle à manger, elle s'était montrée grave et réservée. À présent, tout simulacre de chagrin avait disparu. Ses yeux pétillaient de la joie de vivre, et son visage frémissait encore du plaisir amusé qu'avait provoqué la phrase de son compagnon. Lui était assis, penché en avant, les mains jointes et les coudes sur les genoux; un sourire éclairait son fier visage viril. Dès qu'ils me virent, mais un peu tard, ils reprirent un air solennel. Ils se chuchotèrent quelques mots brefs; puis Barker se leva et se dirigea vers moi.


– Excusez-moi, monsieur, dit-il. N'est-ce pas au docteur Watson que j'ai l'honneur de parler?…


Je saluai avec une froideur qui dût devoir lui montrer, je pense, l'impression que j'avais ressentie.


– … Nous pensions que c'était vous, dont l'amitié avec M. Sherlock Holmes est notoire. Auriez-vous l'obligeance de venir par ici? Mme Douglas désirerait vous dire deux mots.


Je le suivis en fronçant le sourcil. J'avais encore en mémoire l'image du mort défiguré sur le plancher. Or, à quelques heures de la tragédie, sa femme et son meilleur ami riaient ensemble derrière un buisson dans le jardin qui lui avait appartenu. Je saluai Mme Douglas avec réserve. J'avais sympathisé avec le chagrin qu'elle avait manifesté dans la salle à manger. À présent j'affrontais son visage implorant d'un œil inexpressif.


– Je crains que vous ne me considériez comme une femme sans cœur? me dit-elle.


Je haussai les épaules.


– Ce n'est pas mon affaire.


– Peut-être me rendrez-vous justice un jour. Si vous compreniez seulement…


– Il n'est pas nécessaire que le docteur Watson comprenne, interrompit Barker. Comme il l'a dit lui-même, ce n'est vraiment pas son affaire.


– Exactement, dis-je. Et voilà pourquoi je vais vous demander permission de reprendre ma promenade.


– Un instant, docteur Watson! s'écria Mme Douglas. Il y a une question à laquelle vous pouvez répondre avec plus d'autorité que n’importe qui au monde, et j'attends beaucoup de cette réponse-là. Vous connaissez M. Holmes et ses relations avec la police mieux que quiconque. En supposant qu'une affaire soit portée confidentiellement à sa connaissance, est-il absolument indispensable qu'il la communique aux détectives officiels?


– Oui, voilà la question! approuva Barker avec une sorte de passion. Travaille-t-il pour lui seul, ou est-il complètement associé avec eux?


– Je ne sais vraiment pas si je suis qualifié pour en discuter.


– Je vous en prie! Je vous assure, docteur Watson, que vous nous aiderez, que vous m'aiderez grandement si vous nous renseignez sur ce point!


Il y avait dans la voix de Mme Douglas un tel accent de sincérité que sur le moment j'oubliai toute sa légèreté et que je ne songeai plus qu'à lui faire plaisir.


– M. Holmes est un enquêteur indépendant, lui dis-je. Il est son propre maître et il agira selon son propre jugement. D'autre part, il ne peut que se montrer loyal envers les détectives officiels qui travaillent sur la même affaire, et il ne leur dissimulerait rien qui serait de nature à les aider à traduire un criminel devant la justice. Cela posé, je ne saurais vous en dire plus, et je vous renverrais à M. Holmes en personne si vous désiriez plus ample information.


Sur ces mots, je soulevai mon chapeau et je repris mon chemin en les laissant assis derrière la haie. Quand j'arrivai au bout des ifs, je me retournai: ils continuaient à discuter entre eux; comme ils me suivaient du regard, ma déclaration faisait certainement l'objet de leur entretien.


– Je ne souhaite nullement leurs confidences, me répondit Holmes quand je lui fis part de ma conversation.


Il avait passé tout l'après-midi au manoir avec ses deux collègues, et il était rentré vers cinq heures avec un appétit dévorant pour le thé que j'avais commandé.


– Pas de confidences, Watson! me répéta-t-il. Elles seraient bien encombrantes si l'on venait à une arrestation pour entente délictueuse et meurtre.


– Vous croyez que nous nous acheminons vers cela?


Il était d'humeur charmante, débonnaire.


– Mon cher Watson, quand j'aurai exterminé ce quatrième œuf, je serai disposé à vous décrire toute la situation. Je ne dis pas que nous avons résolu l'énigme, loin de là! Mais quand nous aurons retrouvé l'haltère manquant…


– L'haltère!


– Mon Dieu, Watson, est-il possible que vous n'ayez pas deviné que toute l'affaire tourne autour de cet haltère absent? Allons, allons! Ne prenez pas une mine de chien battu, car entre nous je ne crois pas que l'inspecteur MacDonald ou l'excellent spécialiste local ait évalué à sa juste valeur l'importance exceptionnelle de ce détail. Un haltère, Watson! Un seul haltère! Considérez un athlète avec un seul haltère. Représentez-vous le développement unilatéral, le risque évident d'une déviation de la colonne vertébrale! C'est choquant, Watson: choquant, voyons!


Il avait la bouche pleine d'une tartine et ses yeux étincelaient de malice. Son appétit était un gage de succès, car je me rappelais certains jours et certaines nuits où il ne songeait ni à manger ni à boire parce que son esprit butait sur un problème. Finalement, il alluma sa pipe et, installé au coin du feu de notre vieille auberge de campagne, il se mit à parler lentement et d'une façon un peu décousue, plutôt comme quelqu'un qui pense à haute voix que comme un détective faisant une déposition bien mûrie.


– Un mensonge, Watson. Un gros mensonge. Un mensonge énorme, flagrant, absolu. Voilà ce qui nous attendait dès l'abord. Voilà notre point de départ. Toute l'histoire de Barker est un mensonge. Mais l'histoire de Barker est corroborée par Mme Douglas. Donc elle ment aussi. Tous deux mentent dans une entente délictueuse. Aussi nous trouvons-nous maintenant en face du problème simple que voici: pourquoi mentent-ils, et quelle est la vérité qu'ils essaient avec tant de soin de nous cacher? Tentons, Watson, vous et moi, de percer ce rideau de mensonges et de reconstituer la vérité.


» Comment sais-je qu'ils mentent? Parce qu'ils ont édifié un échafaudage qui tout bonnement ne tient pas. Réfléchissez! Selon l'histoire qui nous a été contée, l'assassin a disposé de moins d'une minute après le crime pour prendre l'alliance, qui était sous une autre bague, pour replacer l'autre bague (chose qu'il n'aurait jamais faite) et pour déposer ce carton singulier auprès de sa victime. Je dis que c'est impossible! Vous pouvez ergoter et dire par exemple (mais je respecte trop, Watson, votre jugement, pour supposer que vous le ferez) que l'alliance a pu être retirée avant la mort de Douglas. Mais le fait que la bougie n'a pas brûlé longtemps montre que l'entretien a dû être bref. En outre, un homme comme Douglas, dont nous avons entendu vanter le courage intrépide, aurait-il retiré son alliance à la première injonction du meurtrier? Et même pouvons-nous imaginer qu'il s'en serait séparé devant le pire des risques? Non, Watson, l'assassin est resté seul avec le cadavre quelque temps après avoir allumé la lampe. J'en suis sûr. Mais le coup de feu a été apparemment la cause de la mort. Donc le coup de feu a dû être tiré un peu plus tôt qu'on ne nous l'a déclaré. Et dans une affaire pareille, il ne saurait s'agir d'une erreur involontaire! Nous nous trouvons par conséquent en présence d’une véritable entente délictueuse de la part des deux personnes qui ont entendu la détonation: Barker et la femme Douglas. Quand pour comble je suis en mesure d'établir que la tache de sang sur l'appui de la fenêtre a été délibérément disposée là par Barker afin d'induire la police en erreur, vous admettrez que l'affaire prend des proportions inquiétantes pour lui.


» Maintenant nous allons tenter de préciser l'heure réelle à laquelle le crime a été commis. Jusqu'à dix heures et demie, les domestiques ont circulé dans le manoir; donc il n'a pas eu lieu avant dix heures et demie. À onze heures moins le quart, ils étaient tous rentrés chez eux, sauf Ames, qui était à l'office. Après votre départ cet après-midi, je me suis livré à quelques expériences, et j'ai constaté qu'aucun des bruits que faisait MacDonald dans le bureau ne parvenait à l'office quand toutes les portes étaient fermées. Il en est différemment, toutefois, de la pièce où loge la femme de chambre. Elle n'est pas loin du corridor; de chez elle, j'ai pu vaguement entendre un bruit de voix quand on parlait très fort. Le son d'une détonation est jusqu'à un certain point étouffé quand le coup est tiré à bout portant, et ç'a été incontestablement le cas; elle n'a sans doute pas été bien bruyante; tout de même, dans le silence de la nuit, elle aurait dû être perçue dans la chambre de Mme Allen. Elle nous a dit qu'elle était un peu dure d'oreille; n'empêche qu'elle a déposé avoir entendu une porte claquer une demi-heure avant l'alarme. Une demi-heure avant l'alarme, cela fait onze heures moins le quart. Je suis à peu près certain que ce qu'elle a entendu était la détonation, et que c'est à cette heure-là qu'il faut situer le crime. S'il en est ainsi, nous avons à présent à déterminer ce qu'ont fait M. Barker et Mme Douglas, en admettant qu'ils ne soient pas les véritables meurtriers, entre onze heures moins le quart, lorsque le bruit de la détonation les a fait descendre et onze heures et quart, lorsqu'ils ont sonné pour appeler les domestiques. Que faisaient-ils? Pourquoi n'ont-ils pas aussitôt donné l'alarme? Telle est la question qui se pose à nous. Quand nous y aurons répondu, nous aurons réalisé un grand pas pour résoudre le problème.


– Quant à moi, dis-je, je suis convaincu qu'il existe une complicité entre ces deux personnes. Il faut qu'elle n'ait vraiment pas de cœur pour rire quelques heures après la mort de son mari!


– En effet. Elle ne se conduit guère comme une bonne épouse, et pendant sa déposition elle paraissait bien froide. Je ne suis pas un admirateur forcené du sexe faible, comme vous le savez, Watson, mais si j'en juge par mon expérience de la vie, peu de femmes éprouvant le moindre sentiment à l'égard de leur mari auraient accepté qu'une simple parole les éloignât du cadavre dudit mari. Si je me marie un jour, Watson, j'espère inspirer à ma femme un sentiment qui lui interdira de se laisser emmener par la femme de chambre quand mon cadavre sera à quelques mètres. Là, la mise en scène a été mauvaise, car le plus nul des enquêteurs serait frappé par l'absence des habituelles lamentations féminines. À défaut d'autre chose, cet incident m'aurait suggéré une entente délictueuse préalablement conclue.


– Vous pensez donc, en définitive, que Barker et Mme Douglas sont coupables du meurtre?


– Il y a dans vos questions, Watson, une consternante absence de nuances! soupira Holmes en me menaçant de sa pipe. Elles m'arrivent comme autant de boulets de canon. Si vous voulez dire que Mme Douglas et Barker connaissent la vérité sur le crime et s'entendent pour la cacher, alors je puis vous répondre avec certitude: oui. Mais votre conclusion, beaucoup plus terrible, ne me paraît pas tout à fait aussi démontrée. Examinons un instant les difficultés que nous avons à surmonter en chemin.


» Supposons que ce couple; soit uni par les liens d'un amour coupable, que Barker et Mme Douglas aient décidé de se débarrasser de l'homme qui est leur suprême obstacle. C'est une supposition audacieuse, car une enquête discrète auprès des domestiques et des gens du pays ne permet absolument pas de l'établir. Au contraire, tout semble indiquer que les Douglas étaient très unis.


– De cela je suis sûr, que non, dis-je en me rappelant le beau visage souriant que j'avais vu dans le jardin.


– Au moins ils donnaient cette impression. Supposons par conséquent que le couple coupable était extraordinairement astucieux, suffisamment pour tromper tout le monde et pour conspirer la mort du mari. Il se trouve que celui-ci, sur la tête duquel planait un certain danger…


– Hypothèse qui nous a été suggérée par eux seuls!


Holmes réfléchit.


– Je vois, Watson. Vous êtes en train de bâtir une théorie selon laquelle tout ce qu'ils disent est faux depuis le commencement. Selon vous, il n'y a jamais eu de menace latente ni de société secrète, ni de vallée de la peur, ni de chef de corps M. Je-ne-sais-qui. Considérons ce que nous apportent vos dénégations. Ils inventent cette théorie pour expliquer le crime. Puis ils ont l'idée de laisser une bicyclette dans le parc afin de prouver l'existence d'un étranger. La tache sur l'appui de la fenêtre participe de la même idée. De même, le carton sur le cadavre, qui aurait pu être préparé au manoir. Tout cela cadre avec votre hypothèse, Watson. Mais maintenant nous tombons sur le mauvais angle, sur des bouts de faits qui ne cadrent plus. Pourquoi un fusil scié? Et pourquoi un fusil américain? Comment auraient-ils pu avoir la certitude que le coup de feu ne serait entendu de personne? C'est pur hasard, en effet, que Mme Allen ne soit pas sortie de sa chambre à cause de cette porte qui aurait claqué. Pourquoi votre couple coupable aurait-il agi de la sorte, Watson?


– J'avoue que je ne peux pas l'expliquer.


– Et puis, si une femme et son amant s'entendent pour tuer le mari, vont-ils afficher leur crime en retirant son alliance après sa mort? Est-ce une éventualité probable, Watson?


– Non.


– Et encore ceci: si vous aviez eu l'idée de laisser une bicyclette dissimulée à l'extérieur, ne l'auriez-vous pas écartée en réfléchissant que le détective le plus obtus dirait tout naturellement qu'il lait d'une feinte, puisque la bicyclette était la première chose dont le fugitif avait besoin pour réussir sa fuite?


– Je ne conçois pas d'explications.


– Et cependant aucune combinaison d'événements n'échappe à l’explication humaine. Une sorte d'exercice mental, sans aucune garantie de vérité, m'indique une ligne possible qui correspond aux faits. C'est, je le confesse, un travail de pure imagination; mais combien de fois l'imagination ne s'est-elle pas révélée mère de la vérité?


» Supposons qu'il existait un secret coupable, un secret réellement honteux, dans la vie de ce Douglas. Cela aboutit à son assassinat par quelqu'un de l'extérieur, je suppose un vengeur. Ce vengeur, pour un certain motif que j'avoue être encore impuissant à préciser, a subtilisé l'alliance du mort. La vendetta pourrait raisonnablement remonter au premier mariage de Douglas, ce qui justifierait le vol de l'alliance. Avant que ce vengeur ait pu fuir, Barker et Mme Douglas sont entrés dans le bureau. L'assassin a pu les convaincre que son arrestation entraînerait la publication d'un scandale abominable. Ils se sont ralliés à cette idée et ont préféré le laisser fuir. Dans ce but, ils ont probablement abaissé le pont-levis, ce qu'ils pouvaient faire sans bruit, et ils l'ont relevé ensuite. L'assassin a donc pu s'échapper et, pour une raison que j'ignore, il a pensé qu'il valait mieux partir à pied qu'à bicyclette. Il a donc laissé son vélo là où celui-ci ne risquait pas d'être découvert avant qu'il ait pris du champ. Jusque-là nous sommes dans les limites du possible, non?


– C'est possible, sans doute! répondis-je sans conviction.


– Nous devons nous rappeler, Watson, que ce qui s'est passé sort à coup sûr du banal. Reprenons mon hypothèse. Le couple, pas forcément un couple coupable, réalise après le départ du criminel qu'il s'est placé dans une situation délicate: car comment prouver qu'ils n'ont pas tué ou qu'ils n'étaient pas de connivence avec le criminel? Rapidement, et assez maladroitement, ils ont arrêté leurs décisions. Barker a placé l'empreinte de sa pantoufle tachée de sang sur l'appui de la fenêtre pour suggérer le mode d'évasion du meurtrier. De toute évidence eux seuls avaient entendu la détonation: ils ont donc donné l'alarme, mais une bonne demi-heure après l'événement.


– Et comment vous proposez-vous de prouver tout cela?


– D'abord, s'il s'agit d'un étranger, je ne désespère pas qu'il soit arrêté. Ce qui serait la meilleure des preuves. Mais sinon… Eh bien! les ressources de la science sont loin d'être épuisées! Je pense qu'une soirée seul dans ce bureau m'aiderait beaucoup.


– Une soirée là-bas tout seul!


– J'ai l'intention d'y aller tantôt. J'ai tout arrangé avec l'estimable Ames. Je m'assoirai dans cette pièce dont l'atmosphère, m'inspirera peut-être. Je crois dans le genius loci. Vous souriez, ami Watson? Eh bien! nous verrons, À propos, vous avez bien votre gros parapluie ici, n'est-ce pas?


– Il est là.


– Je vais donc vous l'emprunter, si vous le permettez.


– Certainement. Mais… Quelle mauvaise arme! Si un danger se présente…


– Aucun danger sérieux, mon cher Watson. Autrement je solliciterais votre concours. Mais je prendrai, le parapluie. Pour l'instant, je n'attends plus que le retour de nos collègues de Tunbridge Wells, où ils cherchent à identifier le propriétaire de la bicyclette.


La nuit était tombée quand l'inspecteur MacDonald et White Mason rentrèrent de leur expédition. Ils exultaient. Ils avaient fait avancer l'enquête d'un grand pas.


– Mon cher, vous savez que je doutais fort de l'intrusion de quelqu'un de l'extérieur, dit MacDonald. Mais ces doutes tombent. Nous avons identifié la bicyclette, et nous tenons le signalement de notre homme.


– J'ai l'impression que nous touchons au commencement de la fin, dit Holmes. Je vous félicite tous deux de tout mon cœur.


– Voilà. Je suis parti du fait que M. Douglas avait paru contrarié la veille du crime, à son retour de Tunbridge Wells. C'était donc à Tunbridge Wells qu'il avait eu la révélation d'un danger quelconque. Par conséquent, si quelqu'un était venu ici à bicyclette, il était vraisemblablement parti de Tunbridge Wells. Nous avons emmené la bicyclette et nous l'avons montrée dans les hôtels. Tout de suite le directeur de l'Aigle-Commercial l'a identifiée comme appartenant à un soi-disant Hargrave, qui avait loué une chambre depuis deux jours. Ce Hargrave n'avait pour tout bagage que sa bicyclette et une petite valise. Il s'était fait inscrire comme venant de Londres, sans préciser davantage son adresse. La valise est une valise de Londres; son contenu est anglais; mais l'homme lui-même était incontestablement un Américain.


– Hé! hé! fit joyeusement Holmes. Vous avez fait du très bon travail pendant que je demeurais assis à échafauder des théories avec mon ami Watson. Voilà ce que c'est que d'être pratique, monsieur Mac!


– Hé! oui, vous l'avez dit! répondit l'inspecteur avec une satisfaction évidente.


– Mais cette découverte peut cadrer avec votre théorie, dis-je à Holmes.


– Oui ou non. Mais écoutons la fin. Dites-moi, monsieur Mac, n’avez-vous rien trouvé qui permettrait d'identifier cet homme?


– Si peu de choses que de toute évidence il prenait grand soin à conserver l'incognito. Ni papiers, ni lettres, ni marques sur les vêtements. Sur sa table, il y avait une carte de la région. Il a quitté son hôtel hier matin après le petit déjeuner, il a enfourché sa bicyclette, et on n'a plus entendu parler de lui.


– Voilà justement ce qui me tracasse, monsieur Holmes! intervint White Mason. Puisque ce type ne voulait pas attirer l'attention, il aurait dû revenir et rester à l'hôtel comme un touriste inoffensif. Il n'est pas sans savoir que le directeur de l'hôtel va signaler sa disparition à la police et que celle-ci établira un rapprochement entre sa disparition et le crime.


– Sans doute. Jusqu'ici en tout cas il n'a qu'à se louer de son astuce puisqu'il n'a pas été arrêté. Mais son signalement, le possédez-vous?


MacDonald se reporta à son carnet…


– Nous l'avons tel qu'il nous a été donné. On ne paraît pas avoir observé particulièrement notre homme, mais enfin le portier, l'employé de la réception et la femme de chambre sont d'accord sur les points suivants: il ne mesure pas loin d'un mètre quatre-vingts, il est âgé de cinquante-cinq ans environ, il a des cheveux légèrement grisonnants, il porte une moustache non moins grisonnante, il a le nez busqué et un visage que tous m'ont dépeint comme farouche et peu engageant.


– Ma foi, à l'exception de ce dernier trait, on jurerait une description de Douglas lui-même! dit Holmes. Il a un peu plus de cinquante ans, des cheveux poivre et sel, une moustache grisonnante, et il est approximativement de la même taille. Avez-vous quelque chose d'autre?


– Il était habillé d'un gros costume gris, d'un pardessus jaune et court, et il était coiffé d'un chapeau mou.


– Rien sur le fusil?


– Un fusil de soixante-cinq centimètres de long pouvait parfaitement tenir dans sa valise et être dissimulé sous le pardessus.


– Et- comment situez-vous ces informations dans le cadre général de l'affaire?


– Eh bien! monsieur Holmes, répondit MacDonald, quand nous aurons notre homme (et croyez-moi, son signalement a été transmis par télégramme dans les cinq minutes qui ont suivi), nous serons mieux placés pour en discuter. Mais dans l'état actuel des choses, nous savons qu'un Américain prétendant s'appeler Hargrave est arrivé avant-hier à Tunbridge. Wells avec une bicyclette et une valise. Dans: celle-ci il y avait un fusil de chasse scié. Il est donc venu dans l'intention délibérée de commettre un crime. Hier matin, il s'est rendu à bicyclette à Birlstone, et il avait dissimulé son fusil sous son pardessus. Personne ne l'a vu arriver ici, du moins à notre connaissance; mais il n'avait pas besoin de traverser le village pour atteindre la grille du parc, et nombreux sont les cyclistes qui empruntent la route. Je présume qu'il a caché aussitôt son vélo au milieu des lauriers, là où il a été découvert, et qu'il s'y est sans doute blotti lui-même tout en surveillant la maison et en attendant que sorte M. Douglas. Le fusil de chasse est une arme dont l'usage apparaît anormal à l'intérieur d'une maison; mais le meurtrier avait l'intention de s'en servir dehors; là, le fusil de chasse présentait deux avantages évidents: d'abord il tue son homme à coup sûr; ensuite le bruit de la détonation aurait été si banal dans une campagne anglaise giboyeuse que personne n'y aurait prêté attention.


– C'est très clair! dit Holmes.


– Mais M. Douglas ne sortit pas. Que pouvait faire dès lors le meurtrier? Il abandonna sa bicyclette et s'approcha du manoir entre chien et loup. Il trouva le pont abaissé et les environs déserts. Il courut son risque, en ayant sans doute préparé une excuse pour le cas où il rencontrerait quelqu'un. Il ne rencontra personne. Il se glissa dans la pièce la plus proche et se cacha derrière le rideau. De là, il put voir le pont-levis se relever, et il comprit qu'il lui faudrait traverser la douve pour s'échapper. Il attendit jusqu'à onze heures et quart: à cette heure, M. Douglas, faisant sa ronde habituelle, pénétra dans le bureau. Il le tua et s'enfuit. Il savait que sa bicyclette pourrait être reconnue par les gens de l'hôtel; voilà pourquoi il l'abandonna et se rendit par un autre moyen de locomotion à Londres ou dans toute autre cachette. Qu'en pensez-vous, monsieur Holmes?


– Eh bien! monsieur Mac, c'est très bien, très clair pour l'instant. Moi, je crois que le crime a été commis une demi-heure plus tôt qu'on ne nous l'a dit; que Mme Douglas et M. Barker s'entendent tous les deux pour cacher quelque chose; qu'ils ont aidé le meurtrier à s'enfuir, ou du moins qu'ils sont entrés dans le bureau avant qu'il se soit enfui; qu'ils ont fabriqué l'indice permettant de croire qu'il s'est sauvé par la fenêtre; que selon toute vraisemblance ils l'ont laissé partir en abaissant le pont-levis. Voilà comment je lis la première moitié.


Les deux détectives hochèrent la tête.


– Si votre version est exacte, monsieur Holmes, dit l'inspecteur MacDonald, nous ne faisons que changer de mystère.


– Et par certains côtés nous heurter à un mystère plus indéchiffrable encore, ajouta White Mason. Mme Douglas n'est jamais allée en Amérique. Quelle relation possible aurait-elle avec un assassin américain – relation assez forte pour l'inciter à le protéger?


– J'admets toutes les difficultés qui se présentent, dit Holmes. Je me propose de procéder ce soir à une petite enquête de mon cru, et il n'est pas impossible qu'elle contribue à la cause commune.


– Pouvons-nous vous aider, monsieur Holmes?


– Non, non! L'obscurité et le parapluie du docteur Watson. Mes besoins sont modestes. Et Ames, le fidèle Ames, me fera bien une petite concession. Toutes mes pensées convergent invariablement sur le même problème de base: pourquoi un athlète développe-t-il ses muscles avec un instrument aussi anormal qu'un seul et unique haltère?


Il était tard lorsque Holmes rentra de son excursion solitaire. Nous couchions dans une chambre à deux lits: c'était le maximum qu'avait pu faire pour nous une petite auberge de campagne. J'étais déjà endormi quand il arriva.


– Alors, Holmes, murmurai-je, avez-vous découvert quelque chose?


Il se tenait près de moi sans parler, une bougie à la main. Il se pencha pour me chuchoter à l'oreille:


– Dites, Watson, vous n'avez pas peur de dormir dans la même chambre qu'un fou, un âne bâté, un individu au cerveau ramolli, un idiot qui a perdu la raison?


– Pas le moins du monde, répondis-je tout étonné.


– Eh bien! c'est heureux! soupira-t-il.


Et sans un mot de plus, il se coula entre les draps.

CHAPITRE VII La solution

Le lendemain matin, après le petit déjeuner, nous nous rendîmes auprès de l'inspecteur MacDonald et de M. White Mason; ils étaient réunis dans la salle du commissariat de police local. Sur la table derrière laquelle ils étaient assis, des lettres et des télégrammes soigneusement classés s'empilaient.


– Toujours sur la trace du cycliste insaisissable? leur demanda gaiement Holmes. Quelles sont les dernières nouvelles de ce coquin?


MacDonald désigna d'un geste maussade son tas de correspondance.


– Il est simultanément signalé à Leicester, Nottingham, Southampton, Derby, East Ham, Richmond, et dans quatorze autres lieux. Dans trois endroits, East Ham, Leicester et Liverpool, il est arrêté. Le pays semble regorger de fugitifs à pardessus jaune.


– Mes pauvres amis! s'exclama Holmes d'une voix empreinte de la plus cordiale sympathie. Mais écoutez-moi, monsieur Mac, et vous, monsieur White Mason! Je voudrais vous donner un avis très sérieux. Quand je me suis intéressé à l'affaire, j'ai déclaré, vous vous en souvenez certainement, que je ne vous présenterais pas de théories à moitié prouvées, mais que je travaillerais en franc-tireur tant que je ne serais pas sûr de l'exactitude de mes hypothèses. Voilà la raison qui m'empêche de vous confier dès maintenant tout, ce que j'ai dans la tête. Par ailleurs, j'ai dit que je jouerais loyalement le jeu avec vous: or je ne crois pas qu'il soit loyal de ma part de vous laisser gaspiller votre énergie sur des tâches inutiles et sans profit. Je suis donc venu vous voir ce matin pour vous donner mon avis. Cet avis se résume en trois mots: abandonnez l’affaire.


MacDonald et White Mason regardèrent avec ahurissement leur célèbre collègue.


– Vous la considérez comme désespérée? s'écria l'inspecteur.


– Je considère que l'affaire, telle que vous la menez, est désespérée. Mais je ne considère pas qu'il faille désespérer d'atteindre la vérité.


– Pourtant, ce cycliste! Il n'est pas une invention, tout de même! Nous avons son signalement, sa valise, sa bicyclette. Il doit bien se trouver quelque part! Pourquoi ne mettrions-nous pas la main dessus?


– Si, si! Sans aucun doute il se trouve quelque part, et sans aucun doute nous le trouverons, mais je ne voudrais pas que vous perdiez votre temps du côté de Liverpool ou de East Ham. Je suis certain que nous parviendrons au but dans un rayon beaucoup plus restreint.


– Vous nous cachez quelque chose. Ce n'est pas chic de votre part! protesta l'inspecteur, visiblement contrarié.


– Vous connaissez mes méthodes, monsieur Mac. Ce que je sais, je vous le cacherai le moins de temps possible. Je désire seulement vérifier les détails; cette vérification sera bientôt faite; après quoi je vous tirerai ma révérence et rentrerai à Londres, non sans vous avoir communiqué tous mes résultats. Je me sens trop votre débiteur pour agir autrement, car j'ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne me rappelle pas une étude plus singulière et plus intéressante.


– Tout cela me dépasse, monsieur Holmes. Nous vous avons vu hier soir, à notre retour de Tunbridge Wells, et vous étiez d'accord, en gros, sur nos résultats. Que s'est-il donc passé entre-temps qui a transformé radicalement votre point de vue?


– Eh bien! puisque vous me le demandez, j'ai passé quelques heures hier soir au manoir.


– Et alors?


– Ah! Pour le moment, il m'est impossible de sortir des généralités. À propos, j'ai lu un document bref, mais clair et passionnant, sur le manoir; je l'avais acheté pour la modique somme d'un penny chez le buraliste local…


Holmes tira de la poche de sa veste une petite feuille de papier ornée d'une gravure rudimentaire représentant l'ancien château féodal.


– … Ce genre de document ajoute énormément au piquant d'une enquête, mon cher monsieur Mac, quand on éprouve de l'attrait pour l'atmosphère historique du lieu. Ne vous impatientez pas! Je vous assure qu'un texte, même dépouillé comme celui-ci, procure à l'esprit une bonne représentation du passé. Permettez-moi de vous en lire un extrait: «Érigé dans la cinquième année du règne de Jacques II, construit sur l'emplacement d'un château beaucoup plus ancien, le manoir de Birlstone offre l'une des plus belles images intactes d'une résidence à douves de l'époque des Jacques…»


– Vous vous moquez de nous, monsieur Holmes!


– Tut, tut, monsieur Mac! Voilà la première fois, depuis que je vous connais, que je vous vois manifester de la mauvaise humeur. Bon. Je ne poursuivrai pas ma lecture puisqu'elle semble vous ennuyer. Mais si j'ajoute néanmoins que ce document fait état de la prise du manoir par un colonel du Parlement en 1644, du fait que le roi Charles s'y est caché quelques jours pendant la guerre civile, et que George II y a séjourné, vous conviendrez qu'il y a place pour diverses associations d'idées.


– Je n'en doute pas, monsieur Holmes, mais ce n'est pas notre affaire.


– Tiens, tiens! Vous croyez? La largeur de vues, mon cher monsieur Mac, est l'une des qualités essentielles de notre profession. L'effet réciproque des idées et l'usage oblique de la culture présentent fréquemment un intérêt extraordinaire. Vous pardonnerez ces observations à un homme qui, bien que vulgaire amateur en science criminelle, est plus âgé et peut-être plus expérimenté que vous.


– Je suis le premier à en convenir, répondit le détective spontanément. Vous parvenez au but, je l'admets, mais vous avez une manière un peu enveloppée d'y arriver.


– Bien! Je laisserai tomber l'histoire du passé, et j'en viendrai aux faits du présent. Je me suis rendu, comme je vous l'ai déjà dit, hier soir au manoir. Je n'ai vu ni M. Barker, ni Mme Douglas. Je ne voyais pas la nécessité de les déranger, mais j'ai été heureux d'apprendre que la châtelaine ne dépérissait pas à vue d'œil et qu'elle avait fort bien dîné. Ma visite avait spécialement pour objet ce bon M. Ames, avec qui j'ai échangé quelques amabilités qui se sont terminées par son autorisation, dont il ne parlera à personne, à demeurer seul quelque temps dans le bureau du crime.


– Comment! À côté de… m'écriai-je.


– Non. Tout est maintenant remis en ordre. Vous en avez accordé la permission, monsieur Mac, d'après ce qui m'a été dit. La pièce se trouvait donc dans son état normal, et j'y ai passé des moments instructifs.


– Comment cela?


– Eh bien! je ne vous ferai pas mystère d'une chose aussi simple: je cherchais l'haltère manquant. Dans mon appréciation des faits, l'haltère disparu pesait très lourd. J'ai fini par le retrouver.


– Où?


– Ah! Là nous touchons au domaine de ce qui n'est pas vérifié. Laissez-moi poursuivre encore un tout petit peu mes investigations, et je vous promets que vous saurez ensuite tout ce que je sais.


– Nous sommes bien obligés d'en passer par où vous voulez, grogna l'inspecteur. Mais de là à admettre que nous devons abandonner l'affaire… Enfin, au nom du Ciel, pourquoi abandonner l'affaire?


– Pour la simple raison, mon cher monsieur Mac, que vous n'avez pas la moindre idée du but de votre enquête.


– Nous enquêtons sur le meurtre de M. John Douglas du manoir de Birlstone.


– Eh bien! oui! Voilà sur quoi vous enquêtez. Mais ne prenez pas la peine de rechercher le mystérieux touriste à bicyclette. Je vous affirme que cette recherche ne vous mènera à rien.


– Alors, que nous suggérez-vous?


– Je vous dirai exactement quoi faire, si vous le faites.


– Ma foi, je reconnais que vous avez toujours eu raison en dépit de toutes vos bizarreries. Je ferai ce que vous me conseillerez.


– Et vous, monsieur White Mason?


Le détective local faisait une drôle de tête. M. Holmes et ses méthodes, c'était du nouveau à Birlstone.


– Eh bien! puisque l'inspecteur s'en contente, je m'en contenterai moi aussi, répondit-il piteusement.


– Bravo! fit Holmes. Je vais donc vous recommander à tous deux une excellente petite promenade à la campagne. On m'a dit que le panorama sur le Weald, de la crête de Birlstone, était tout à fait remarquable. Sans aucun doute, nous pourrons déjeuner dans une hôtellerie convenable, bien que mon ignorance du pays m'interdise d'en citer une. Ce soir, fatigués mais contents…


– Mon cher, vous dépassez les limites de la plaisanterie! s'exclama MacDonald, qui, furieux, se leva de sa chaise.


– Bon! Passez donc la journée comme vous l'entendrez, dit Holmes en lui administrant de petites tapes sur l'épaule. Faites ce qui vous plaira et allez où vous voudrez, mais retrouvez-moi ici sans faute avant ce soir. Sans faute, monsieur Mac!


– C'est de la folie pure!


– Je voulais vous donner un excellent conseil. Mais je n'insiste plus, du moment que vous serez ici à l'heure où j'aurai besoin de vous. Maintenant, avant que je vous quitte, je désire que vous écriviez un mot à M. Barker.


– Oui?


– Je vous le dicterai, si vous préférez. Prêt?


«Cher Monsieur,


J'ai pensé qu'il est de notre devoir de vider la douve, dans l'espoir que nous pourrions trouver…»


– Impossible! protesta l'inspecteur. J'ai procédé à des recherches, pour savoir si c'était faisable: on ne peut pas assécher la douve.


– Tut, tut, mon cher monsieur! Écrivez, je vous prie, ce que je vous demande d'écrire.


– Bien. Continuez.


«… dans l'espoir que nous pourrions trouver un élément nouveau en rapport avec l'enquête. J'ai pris mes dispositions: les ouvriers se mettront au travail demain matin de bonne heure pour détourner le cours d'eau…»


– Je vous répète que c'est impossible!


«… pour détourner le cours d'eau. J'ai jugé préférable de vous en avertir au préalable.»


– À présent, signez. Faites remettre ce message en main propre vers quatre heures. C'est l'heure à laquelle nous nous retrouverons ici. En attendant, amusons-nous les uns et les autres comme il nous plaira, car je vous certifie que l'enquête en est arrivée au point mort.


Le soir tombait quand nous nous rencontrâmes à nouveau. Holmes était très sérieux; moi, j'étais curieux et les détectives visiblement sceptiques.


– Eh bien! messieurs, commença-t-il gravement, je vous prie maintenant de bien vouloir vérifier en ma compagnie tout ce que je vais vous soumettre. Vous jugerez par vous-même si les observations que j'ai faites justifient les conclusions auxquelles je suis parvenu. La soirée est fraîche, et j'ignore combien de temps durera notre expédition; aussi vous recommanderai-je de mettre vos vêtements les plus chauds. Il est de la première importance que nous soyons à notre poste avant qu'il fasse complètement nuit; avec votre permission, nous allons partir tout de suite.


Nous longeâmes la lisière extérieure du parc du manoir et nous arrivâmes devant une ouverture de la clôture. Nous nous glissâmes par ce trou; Holmes nous mena derrière un massif situé presque en face de la porte principale et du pont qui n'avait pas été relevé. Holmes s'accroupit derrière les lauriers; nous l'imitâmes.


– Alors, qu'allons-nous faire? interrogea MacDonald d'une voix bourrue.


– Armer nos âmes de patience et faire le moins de bruit possible, répondit Holmes.


– Mais enfin, pourquoi sommes-nous ici? Vraiment, je pense que vous auriez dû vous montrer plus franc!


Holmes se mit à rire.


– Watson, dit-il, revient toujours sur un thème qui lui est cher: il déclare que dans la vie réelle je suis un dramaturge. Il y a en moi une certaine veine artistique qui me réclame avec insistance sur la scène. Notre profession, monsieur Mac, serait bien terne, bien sordide, si nous ne procédions pas de temps en temps à une savante mise en scène pour glorifier nos résultats. L'inculpation brutale, la main au collet, que peut-on faire d'un pareil dénouement? Mais la subtile déduction, le piège malin, l'habile prévision des événements avenir, le triomphe vengeur des théories les plus hardies, tout cela n'est-il pas la fierté et la justification du travail de notre vie? À présent, vous frémissez sous l'enchantement de la situation, vous vibrez de l'anticipation du chasseur. Seriez-vous dans cet état si j’avais été aussi précis qu'un horaire de chemin de fer? Je vous demande seulement un peu de patience, monsieur Mac, et tout s'éclairera.


– Eh bien! j'espère que la fierté, et la justification, et le reste nous seront accordés avant que nous soyons morts de froid! murmura le détective londonien avec une résignation comique.


Nous eûmes tous de bonnes raisons pour nous associer à ce vœu, car notre faction traîna fastidieusement en longueur. Lentement les ombres s'obscurcirent au-dessus de la façade sombre et allongée de la vieille maison. Une brume glacée venue de la douve nous gelait jusqu'aux os et nous faisait claquer des dents. Une seule lampe était allumée au-dessus de la porte; un globe lumineux brillait dans la pièce du crime. Ailleurs c'était la nuit noire.


– Combien de temps cela va-t-il durer? demanda tout à coup l'inspecteur. Et qu'est-ce que nous attendons ici?


– Je ne sais pas plus que vous quelle sera la durée de notre attente, répondit Holmes sèchement. Si les criminels réglaient toujours leurs déplacements comme des rames de métro, cela nous arrangerait tous. Quant à ce que nous… Hé bien! voici ce que nous attendions!


Tandis qu'il parlait, la lumière du bureau se trouva occultée par quelqu'un qui passait et repassait devant elle. Les lauriers où nous étions tapis étaient juste en face de la fenêtre et à guère plus d'une quarantaine de mètres. Bientôt la fenêtre s'ouvrit en grinçant et nous aperçûmes un profil masculin scrutant les ténèbres. Pendant quelques minutes, les yeux de l'homme fouillèrent la nuit d'une manière furtive, comme s'il voulait être sûr de ne pas être vu. Puis il se pencha en avant et, dans le silence absolu, nous entendîmes le léger clapotis d'une eau agitée. J'eus l'impression qu'il plongeait dans la douve un objet qu'il tenait à la main. Finalement il leva quelque chose, avec le mouvement du pêcheur qui a ferré un poisson: quelque chose de gros et de rond qui masqua la lumière en passant par la fenêtre ouverte.


– Maintenant! cria Holmes. Allons-y!


Nous bondîmes, titubant derrière lui tant nos membres étaient engourdis. Holmes, avec l'une de ces explosions d'énergie nerveuse qui pouvait faire de lui en certaines occasions l'homme le plus agile ou le plus fort que j'aie jamais connu, traversa à toutes jambes le pont-levis et sonna violemment. De l'autre côté de la porte, des verrous tournèrent; Ames, stupéfait, apparut sur le seuil. Holmes l'écarta sans un mot et, suivi de nous trois, se rua dans la pièce où se trouvait l'homme dont nous avions guetté les gestes.


La lampe à pétrole sur la table représentait le globe lumineux que nous avions vu de l'extérieur. Elle était pour l'instant dans la main de Cecil Barker, qui la dirigea vers nous quand nous entrâmes. Elle éclaira son visage résolu, énergique, ses yeux menaçants.


– Que signifie cela? s'écria-t-il. Que cherchez-vous donc?


Holmes jeta un rapide regard autour de lui, puis se précipita vers un paquet détrempé et ficelé qui avait été jeté sous le bureau.


– Voilà ce que nous cherchions, monsieur Barker. Ce paquet, lesté d'un haltère, que vous venez de retirer du fond de la douve.


Barker regarda Holmes avec stupéfaction.


– Comment diable connaissez-vous l'existence de cet haltère? demanda-t-il.


– Simplement parce que je l'avais placé là.


– Vous l'aviez placé là? Vous?


– Peut-être aurais-je dû dire: replacé là, rectifia Holmes. Vous vous rappelez, inspecteur MacDonald, que j'avais été frappé de l'absence d'un haltère. Je vous en avais parlé, mais sous la pression d’autres événements, vous n'aviez guère eu le temps de lui accorder la considération qui vous aurait permis d'en tirer quelques déductions. Quand l'eau est toute proche et qu'un poids manque, il n'est pas téméraire de supposer que quelque chose a été immergé. L'idée valait du moins la peine d'être vérifiée. Avec le concours d'Ames, qui m'a introduit dans la pièce, et le bec de la poignée du parapluie du docteur Watson, j'ai pu la nuit dernière relever ce paquet et l’examiner. Il était toutefois capital de pouvoir prouver qui l'avait placé là. Nous y sommes parvenus grâce à votre annonce de l'assèchement de la douve pour demain; elle obligeait en effet l'homme qui avait dissimulé ce paquet à le retirer dès que l'obscurité lui semblerait propice. Nous sommes là quatre témoins qui citeront le nom de celui qui a profité de l'occasion. Je pense donc, monsieur Barker, que vous allez devoir vous expliquer…


Sherlock Holmes posa le paquet encore dégouttant d'eau sur la table à côté de la lampe et défit la ficelle qui l'entourait. Il commença par extraire un haltère, qu'il envoya rejoindre son frère jumeau dans le coin. Puis il tira une paire de souliers.


– … Des souliers américains, comme vous le voyez! fit-il en désignant les bouts carrés.


Il plaça ensuite sur la table un long couteau dans sa gaine. Enfin il démêla un ballot de vêtements qui comprenait un assortiment de linge, des chaussettes, un costume de tweed gris, et un pardessus court et jaune.


– … Les vêtements sont ordinaires, déclara Holmes. Seul le par-dessus est assez suggestif…


Il l'étala tendrement devant la lumière; ses longs doigts minces coururent sur l'étoffe.


– … Ici, comme vous le constaterez, la poche intérieure se prolonge dans la doublure de telle sorte qu'elle peut amplement abriter un fusil scié. L'étiquette du tailleur est sur le col: «Neale, tailleur, Vermissa, USA.» J'ai passé l'après-midi dans la bibliothèque du directeur de l'école, et j'ai parfait ma culture en apprenant que Vermissa est une petite ville prospère située dans l'une des plus célèbres vallées de fer et de charbon des États-Unis. Si je me souviens bien, monsieur Barker, vous avez établi un rapport entre les districts miniers et la première femme de M. Douglas; il ne serait sans doute pas trop audacieux de déduire que le V.V. sur le carton trouvé auprès du mort signifie vallée de Vermissa, et que cette même vallée, qui envoie si loin des messagers de mort, est bien la vallée de la peur dont nous avons entendu parler. Tout cela est suffisamment clair. Et maintenant, monsieur Barker, à votre tour!


Le spectacle qu'offrit le visage de Cecil Barker pendant l'exposé du grand détective ne fut pas banal. La colère, la stupéfaction, la consternation et l'embarras s'y exprimèrent tour à tour. Finalement, il se réfugia dans l'ironie amère.


– Vous connaissez tellement de choses, monsieur Holmes, que vous feriez peut-être mieux de nous en dire davantage, ricana-t-il.


– Je pourrais sans doute vous en dire davantage, monsieur Barker, mais il serait plus gracieux de votre part de prendre le relais.


– Oh! vous croyez? Eh bien! tout ce que je puis dire est que s'il existe un secret ici, il n'est pas mon secret, et que je ne suis pas homme à le trahir!


– Si vous le prenez ainsi, monsieur Barker, dit tranquillement l'inspecteur, nous serons dans l'obligation de vous garder à vue jusqu'à ce que nous recevions un mandat d'arrêt.


– Vous pouvez agir comme bon vous semblera! répondit Barker sur un ton de défi.


La confrontation semblait terminée, car il suffisait de regarder cette tête de granit pour comprendre qu'aucune menace ne l'amènerait à parler contre sa volonté. Mais une voix de femme remit tout en question. Mme Douglas, qui avait écouté derrière la porte entrouverte, pénétra dans le bureau:


– Vous avez assez fait pour nous, Cecil! dit-elle. Quoi qu'il advienne dans l'avenir, vous avez assez fait!


– Assez et plus qu'assez! approuva gravement Sherlock Holmes. J'ai beaucoup de sympathie pour vous, madame, et je vous adjure fortement de vous fier à notre juridiction et de mettre spontanément la police au courant de tout. Il se peut que je sois moi-même fautif pour n'avoir pas profité de la démarche que vous avez faite auprès de mon ami le docteur Watson. Mais à ce moment-là, j'avais toutes raisons de croire que vous étiez directement impliquée dans le crime. Maintenant, je sais que non. Tout de même, beaucoup de choses demeurent encore inexpliquées. Je vous incite vivement à obtenir de M. Barker qu'il nous raconte toute son histoire.


Aux derniers mots de Holmes, Mme Douglas poussa un cri de surprise. Les détectives et moi-même y fîmes probablement écho quand nous aperçûmes un homme qui semblait être sorti tout vivant du mur et qui s'avançait vers nous en émergeant progressivement de l'obscurité d'où il était apparu. Mme Douglas se retourna et se jeta à son cou. Barker lui serra affectueusement la main qu'il lui tendait.


– C'est mieux ainsi, mon chéri! répétait sa femme. Je suis sûre que cela vaut mieux!


– Vraiment oui, monsieur Douglas, opina Sherlock Holmes. J'en suis certain, moi aussi.


Douglas clignait des yeux comme quelqu'un qui serait brusquement passé des ténèbres à la lumière. Il avait une tête remarquable: des yeux gris hardis, une moustache dure grisonnante, un menton carré et proéminent, une bouche sensible. Il nous dévisagea successivement, puis, à mon vif étonnement, il se dirigea vers moi et me tendit une liasse de papiers.


– Je vous connais, me dit-il d'une voix qui n'était ni tout à fait anglaise ni tout à fait américaine, mais qui était douce et agréable. Vous êtes l'historien de l'équipe. Eh bien! docteur Watson, vous n'avez jamais eu une telle histoire entre les mains: je parierais mon dernier dollar là-dessus. Racontez-la dans votre style, mais ce sont des faits et vous ne manquerez pas de public. J'ai été cloîtré pendant deux jours et j'ai consacré mes heures de lumière, en admettant que j'aie eu de la lumière dans ce trou à rats, à exposer toute affaire. Elle sera bien accueillie par vous et par vos lecteurs. C'est d'histoire de la vallée de la peur.


– Voilà pour le passé, monsieur Douglas, intervint paisiblement Sherlock Holmes. Mais nous désirons maintenant entendre l'histoire du présent.


– Vous allez l'avoir, monsieur, répondit Douglas. Puis-je fumer en parlant? Merci, monsieur Holmes. Vous êtes vous-même un fumeur, et vous devinez ce que c'est que de rester assis pendant deux jours avec du tabac dans sa poche sans oser fumer, de peur que l'odeur de la fumée ne vous trahisse…


Il était appuyé contre la cheminée et tirait sur le cigare que Holmes lui avait offert.


– … J'ai entendu parler de vous, monsieur Holmes. Je ne pensais pas que je ferais un jour votre connaissance. Mais quand vous aurez lu tout cela (il désigna les papiers qu'il m'avait remis), vous direz que je vous ai appris quelque chose de neuf.


L'inspecteur MacDonald ne le quittait pas des yeux.


– Eh bien! voilà qui passe ma compréhension! s'écria-t-il enfin. Si vous êtes M. John Douglas, du manoir de Birlstone, sur la mort de qui nous enquêtons depuis deux jours, d'où venez-vous maintenant? Vous avez surgi comme un diable d'une boîte!


– Ah! monsieur Mac! dit Holmes en agitant un index chargé de reproches. Vous n'avez pas voulu lire cette excellente compilation locale qui décrivait la manière dont le roi Charles s'était caché. À cette époque, les gens ne se cachaient que dans des cachettes à toute épreuve. Une cachette utilisée au XVIIe siècle pouvait fort bien resservir de nos jours. J'étais sûr que nous trouverions M. Douglas sous son toit!


– Et depuis combien de temps nous avez-vous joué la comédie, monsieur Holmes? demanda l'inspecteur en colère. Combien de temps nous avez-vous laissés poursuivre une enquête que vous saviez absurde?


– Pas beaucoup, mon cher monsieur Mac! Je n'ai arrêté qu'hier soir mon point de vue sur l'affaire. Comme il ne pouvait pas être prouvé avant ce soir, je vous ai invités, vous et votre collègue, à prendre un jour de vacances. S'il vous plaît, que pouvais-je faire de mieux? Quand j'ai trouvé le ballot d'habits dans la douve, j'ai tout de suite pensé que le cadavre que nous avions trouvé ne pouvait pas être celui de M. John Douglas, mais bien plutôt celui du cycliste de Tunbridge Wells. Il n'y avait pas d'autre conclusion possible. J'avais donc à déterminer l'endroit où se cachait M. John Douglas avec, selon toutes probabilités, l'aide de sa femme et de son ami. Il devait se trouver dans un endroit capable d'abriter un fugitif, et attendre là le moment où il pourrait disparaître du pays.


– Vous aviez bien raisonné, déclara M. Douglas. Je croyais pouvoir esquiver votre loi anglaise, car je n'étais pas sûr de ne pas avoir de démêlés avec elle; d'autre part, je tenais là une chance de me débarrasser une fois pour toutes des chiens lancés à mes trousses. Remarquez bien que du début jusqu'à la fin je n'ai rien fait dont je doive rougir, rien que je ne recommencerais si c'était à refaire. Vous jugerez par vous-mêmes en écoutant mon histoire. Inutile de m'avertir, inspecteur! Je suis prêt à dire toute la vérité.


» Je ne commencerai pas par le commencement, qui est là…


Il montra les papiers que je n'avais pas lâchés.


– … Vous y découvrirez une histoire peu banale, je vous le jure! Je résume: il existe quelques hommes qui ont de bonnes raisons pour me haïr, et qui donneraient leur dernier dollar pour avoir ma peau. Tant que je serai vivant, tant qu'ils seront vivants, il n'y aura dans ce monde aucune sécurité pour moi. Ils m'ont pisté de Chicago en Californie; puis ils m'ont obligé à quitter l'Amérique. Mais quand je me suis marié et que je me suis installé dans ce petit coin tranquille, je croyais que mes dernières années seraient sans histoire. Je n'ai jamais expliqué à ma femme ce qu'il en était. Pourquoi l'aurais je mêlée à cela? Elle n'aurait plus eu dès lors un instant de repos, constamment elle aurait vécu dans la terreur. Je suppose qu'elle a deviné quelque chose, car il m'est arrivé de laisser échapper une parole de temps à autre; mais jusqu'à hier, après que vous, messieurs, l'aviez interrogée, elle ne savait rien du fond de l’histoire. Elle vous a dit tout ce qu'elle connaissait. Et Barker également. La nuit où s'est produit le drame, nous n'avions guère le temps de nous expliquer. Elle sait tout maintenant, et j'aurais été plus avisé de le lui dire plus tôt. Mais c'était difficile, ma chérie…


Il emprisonna sa main quelques secondes entre les siennes.


– Et j'ai agi pour le mieux.


» Eh bien! messieurs, la veille de ces événements, j'étais allé à Tunbridge Wells, et j'avais aperçu quelqu'un dans la rue. Je ne l’avais aperçu que le temps d'un éclair, mais j'ai l'œil vif, et j'étais sûr de ne m'être pas trompé. C'était mon pire ennemi: celui qui m'avait pourchassé pendant toutes ces années, comme un loup affamé pourchasse un caribou. J'ai compris que des tracas m'attendaient. Je suis rentré chez moi et j'ai pris mes dispositions. Je pensais que je m'en tirerais très bien tout seul. Il fut un temps où ma chance était proverbiale aux États-Unis. Je ne doutais pas qu'il en serait de même encore une fois.


» Je me suis tenu sur mes gardes tout le lendemain et je ne suis pas sorti une seule fois dans le parc. Cela valait mieux, car il aurait pu décharger sur moi son fusil de chasse sans que j'eusse pu l'en empêcher. Une fois le pont relevé (j'étais toujours plus tranquille quand le pont était levé le soir), je n'ai plus voulu penser à l'affaire. Je n'avais pas envisagé une seconde qu'il pénétrerait dans le manoir et qu'il m'y attendrait. Mais quand j'ai fait ma ronde en robe de chambre comme j'en avais l'habitude, je n'ai pas plus tôt posé le pied dans mon bureau que j'ai flairé un danger. Je crois que lorsqu'un homme a mené une vie dangereuse, il possède une sorte de sixième sens qui agite le drapeau rouge. J'ai vu le signal, et pourtant je ne saurais pas vous dire comment. Tout de suite j'ai aperçu un soulier qui dépassait sous le rideau de la fenêtre. Dans la seconde qui a suivi, j'ai vu l'homme en entier.


» Je n'avais pour m'éclairer que la bougie que je tenais à la main, mais une bonne lumière provenant de la lampe du vestibule passait par la porte ouverte. J'ai posé la bougie et j'ai bondi pour m'emparer du marteau que j'avais laissé sur la cheminée. Au même moment il a sauté sur moi. J'ai vu briller la lame d'un couteau et je l'ai frappé d'un revers de marteau. Je l'ai atteint sûrement quelque part, car le couteau est tombé sur le plancher. Leste comme un daim, il a fait le tour de la table et il a tiré son fusil, qu'il avait dissimulé sous son pardessus. J'ai entendu qu'il l'armait, mais avant qu'il ait pu tirer, j'ai empoigné le fusil. Je le tenais par le canon, et nous avons durement lutté pour savoir qui s'en rendrait maître. Cette bagarre a duré une ou deux minutes. Nous savions que celui qui le lâcherait était un homme mort. Il ne l'a jamais lâché, mais il l'a tenu crosse en bas une seconde de trop. C'est peut-être moi qui ai appuyé sur la gâchette. C'est peut-être lui en se débattant. C'est peut-être nous deux en même temps. Toujours est-il qu'il a reçu la double décharge dans la figure, et je suis resté là, stupide, à contempler ce qui restait de Ted Baldwin. Je l'avais reconnu à Tunbridge Wells. Je l'avais bien reconnu aussi quand il avait bondi sur moi. Mais sa propre mère ne l'aurait pas reconnu si elle l'avait vu après le coup de feu. J'ai pourtant l'habitude de spectacles pas trop ragoûtants, mais j'ai failli me trouver mal.


» J'étais cramponné au rebord de la table quand Barker est accouru. J'ai entendu aussi ma femme qui arrivait; je me suis précipité à la porte et je l'ai arrêtée. Ce n'était pas quelque chose à montrer à une femme. Je lui ai promis que je la reverrais bientôt. J'ai dit deux mots à Barker; il avait tout compris au premier coup d'œil; et nous avons attendu les gens du manoir. Mais personne n'est venu. Alors nous avons compris que personne n'avait entendu la détonation, et que ce qui était arrivé n'était connu que de nous.


» C'est à ce moment-là que j'ai eu une idée. Je l'ai trouvée formidable! La manche de Baldwin s'était relevée et la marque de la loge s'étalait sur son bras. Regardez!…


Douglas releva sa propre veste et sa manche de chemise pour nous montrer un triangle brun à l'intérieur d'un cercle, semblable à celui que nous avions vu sur le cadavre.


– … C'est quand je l'ai vu que j'ai échafaudé mon plan. Il avait la même taille, les mêmes cheveux, la même silhouette que moi. Pour la figure, personne ne ferait de différence, pauvre diable! Je suis remonté dans ma chambre pour aller chercher un costume; un quart d'heure plus tard, Barker et moi lui avions passé ma robe de chambre, et nous l'avons disposé comme vous l'avez trouvé. Nous avons fait un paquet de toutes ses hardes, et je l'ai lesté avec le seul poids que j'avais sous la main avant de le jeter par la fenêtre. Le carton qu'il avait eu l'intention de déposer sur mon cadavre, nous l’avons installé auprès du sien. Nous avons mis mes bagues à ses doigts, mais quand est venu le tour de mon alliance…


Il tendit sa main musclée.


– … J'avais atteint mes limites. Je ne l'ai pas retirée depuis le jour de mon mariage et il m'aurait fallu une lime pour l'ôter. Je ne crois pas, d'ailleurs, que je me serais décidé à m'en séparer; mais en admettant que je l'eusse voulu, j'en aurais été incapable. Nous avons donc laissé au hasard le soin de régler ce détail. Par contre je me suis débarrassé d'un bout de taffetas que j'avais sur le menton et je l'ai posé au même endroit sur ce qui restait de la tête de mon ennemi. Là, monsieur Holmes, vous avez commis une négligence, tout malin que vous êtes: car si par hasard vous aviez soulevé le taffetas, vous auriez découvert qu'il n'y avait pas de coupure au-dessous.


» Voilà quelle était la situation. Si je pouvais me cacher quelque temps, puis partir pour un endroit où ma femme me rejoindrait, nous aurions enfin la chance de vivre en paix le reste de nos jours. Ces démons ne me laisseraient pas tranquille tant qu'ils me sauraient vivant, mais s'ils lisaient dans les journaux que Baldwin avait abattu son homme, mes ennuis se trouveraient terminés. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour tout expliquer à Barker et à ma femme; ils en ont compris suffisamment pour m'aider. Je connaissais cette cachette; Ames aussi; mais il n'a jamais eu l'idée d’établir un rapport entre elle et l'affaire. Je me suis enfermé dedans, et j'ai laissé à Barker le soin de faire le reste.


» Je suppose que vous pouvez deviner ce qu'il a fait. Il a ouvert la fenêtre et a marqué l'empreinte sur l'appui afin de suggérer le mode de fuite utilisé par l'assassin. C'était sans doute un peu gros; mais le pont était levé: il n'y avait pas d'autre issue. Quand tout a été prêt, il a tiré de toutes ses forces sur le cordon de sonnette. Vous savez la suite. Maintenant, messieurs, vous pouvez agir comme vous voudrez, mais je vous ai dit la vérité, toute la vérité: que Dieu m'aide à présent! J'ai quelque chose à vous demander: quelle est ma situation par rapport à la loi anglaise?


Il y eut un silence, que rompit Sherlock Holmes.


– La loi anglaise est, à tout prendre, une loi juste. Elle se montrera équitable envers vous. Mais je voudrais que vous me disiez comment cet homme a su que vous habitiez ici, et comment pénétrer chez vous, puis s'y cacher.


– Je n'en ai pas la moindre idée.


Holmes était très pâle, très grave.


– L'histoire n'est pas terminée, je le crains! murmura-t-il. Vous risquez d'affronter encore des dangers pires que la loi anglaise, ou même que vos ennemis d'Amérique. Je vois de gros ennuis devant vous, monsieur Douglas. Suivez mon conseil: tenez-vous sur vos gardes!


Et maintenant, patients lecteurs, je vais vous inviter à m'accompagner quelque temps, loin du manoir de Birlstone, loin aussi de l'an de grâce où nous accomplîmes ce voyage fertile en événements. Je vous convie à voyager dans le passé, à revenir de vingt ans en arrière, à traverser quelques milliers de kilomètres vers l'ouest, afin que je vous raconte une histoire singulière et terrible. Si singulière, si terrible que vous aurez peut-être du mal à croire qu'elle s'est déroulée comme je vais vous la présenter. Ne pensez pas que je commence une histoire avant que l'autre soit finie. En poursuivant votre lecture, vous vous apercevrez qu'il n'en est rien. Et quand je vous aurai narré par le détail ces épisodes lointains dans le temps et l'espace, nous nous retrouverons encore une fois dans cet appartement de Baker Street où le dernier chapitre s'écrira, comme lors de tant d'autres aventures extraordinaires.

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