II. Les Éclaireurs

CHAPITRE I L'homme

4 février 1875. L 'hiver avait été rude. La neige s'entassait dans les gorges des monts de Gilmerton. Le chasse-neige avait toutefois déblayé la voie ferrée, et le train du soir qui reliait les nombreux centres miniers de charbon et de fer ahanait en grimpant lentement la côte qui partait de Stagville dans la plaine pour Vermissa, la principale agglomération située au débouché de la vallée de Vermissa. À partir de là, la voie ferrée redescendait vers le croisement de Barton et la région exclusivement agricole de Merton. Elle était la voie unique, mais à chaque embranchement (et ils étaient nombreux) de longues files de wagonnets chargés de charbon ou de minerai de fer attestaient la richesse cachée qui avait attiré une population rude et provoqué une activité considérable dans ce coin le plus sinistre des États-Unis d'Amérique.


Car il était sinistre. Le premier pionnier qui s'y était aventuré aurait eu du mal à imaginer que les plus belles prairies et les pâturages les plus gras ne vaudraient rien à côté de cette région de rochers noirs et de forêts de broussailles. Dominant les bois sombres et presque tous impénétrables qui les entouraient, de hautes cimes dénudées (neige blanche et roc déchiqueté) isolaient entre elles une longue vallée tortueuse et éventée. C'était cette vallée que remontait le petit train poussif.


On venait d'allumer les lampes à pétrole dans le premier wagon de voyageurs où étaient assises vingt ou trente personnes. La plupart étaient des ouvriers qui rentraient de leur travail du fond de la vallée. Une douzaine au moins, à en juger par leurs figures barbouillées et la lanterne de sécurité qu'ils portaient, étaient des mineurs: ils fumaient et bavardaient à voix basse non sans lancer de fréquents coups d'œil à deux policiers en uniforme qui se tenaient à l'autre bout du wagon. Plusieurs ouvrières et deux ou trois voyageurs qui devaient être des commerçants locaux complétaient le lot. Mais il y avait aussi, seul dans un coin, un jeune homme. C'est lui qui nous intéresse. Examinons-le bien: il en vaut la peine.


Il a le teint frais; il est de taille moyenne; il ne doit pas être loin de sa trentième année. Il a de grands yeux gris pleins de sagacité et de drôlerie, qui pétillent de curiosité derrière des lunettes quand ils regardent les gens qui l'entourent. Visiblement, c'est un garçon sociable et simple, qui ne souhaite que d'être l'ami de tout le monde. Au premier abord, on pourrait le prendre pour un homme d'habitudes grégaires et d'un naturel communicatif: un homme à l'esprit vif et toujours prêt à sourire. Mais en l'étudiant de plus près, on constaterait une certaine solidité de la mâchoire et autour des lèvres un pli sévère, laissant deviner que cet agréable jeune Irlandais aux cheveux bruns serait capable de s'imposer en bien ou en mal dans n'importe quel milieu où il serait introduit.


Ayant tenté à deux ou trois reprises d'engager la conversation avec le mineur le plus proche de lui et n'ayant obtenu en guise de réponse que quelques mots bourrus, notre voyageur se résigna au silence et il regarda d'un air maussade par la vitre le paysage qui disparaissait dans l'ombre. La vue n'était pas particulièrement réjouissante. À travers l'obscurité croissante se succédaient les lueurs rouges des fours accrochés aux flancs des montagnes. De grands crassiers et des tas de scories se profilaient de chaque côté, ainsi que de hauts puits de mines. Des agglomérations de petites maisons en bois, aux fenêtres desquelles commençaient d'apparaître des lampes, étaient disséminées ici et là le long de la voie. Les haltes étaient fréquentes; à chaque arrêt descendaient des travailleurs au teint basané. Les vallées du district de Vermissa n'étaient pas une résidence pour oisifs ou intellectuels. Partout s'étalaient les symboles austères d'une rude bataille pour la vie, du rude travail à faire et des rudes ouvriers qui l'accomplissaient.


Le jeune voyageur contemplait ce pays lugubre avec intérêt et répulsion; son expression montrait qu'un pareil décor était nouveau pour lui. Par moments il tirait de sa poche une lettre volumineuse à laquelle il se référait, et il écrivait sur les marges quelques notes griffonnées à la hâte. En une occasion il sortit de derrière sa ceinture un objet qu'on ne se serait pas attendu à trouver dans la possession d'un homme aux manières si douces: c'était un gros revolver de la marine. Lorsqu'il le tourna de biais vers la lampe, un reflet indiqua qu'il était chargé. Il l'enfouit rapidement dans sa poche, mais un ouvrier qui était assis sur la banquette voisine l'avait vu.


– Oh! oh! camarade! dit-il. Tu me parais fin prêt!


Le jeune homme sourit. Il parut légèrement embarrassé.


– Oui, dit-il. Dans l'endroit d'où je viens, on en a besoin quelquefois.


– Et d'où viens-tu donc?


– De Chicago.


– Tu n'es jamais venu par ici?


– Non.


– Tu t'apercevras peut-être qu'il te sera utile, dit l'ouvrier.


– Ah! vraiment?


Le jeune homme prit un air intéressé.


– Tu n'as jamais entendu parler de ce qui se passait par ici?


– Non, jamais.


– Moi qui croyais qu'on ne parlait que de ça dans le pays! Tu ne tarderas pas à le savoir. Pourquoi es-tu venu dans la vallée?


– Parce qu'on m'a dit qu'il y avait toujours du travail pour un homme de bonne volonté.


– Es-tu syndiqué?


– Bien sûr!


– Alors tu trouveras du travail, je pense. As-tu des amis?


– Pas encore, mais j'ai le moyen de m'en faire.


– Comment cela?


– Je suis membre de l'Ordre ancien des hommes libres. Il y a une loge dans chaque ville, et là où il y a une loge je trouve des amis.


Cette déclaration produisit un effet singulier sur son auditeur. Il regarda leurs compagnons de voyage d'un œil soupçonneux. Les mineurs continuaient à bavarder entre eux. Les policiers somnolaient. Il s'approcha du jeune homme, s'assit tout près de lui et lui tendit la main.


– Serrez-la-moi, dit-il.


Ils échangèrent une certaine poignée de main.


– Ça va. Vous m'avez dit la vérité. Mais je préférais en être sûr…


Il leva sa main droite à hauteur de l'œil droit. Le voyageur leva aussitôt sa main gauche à hauteur de l'œil gauche.


– Les nuits obscures sont déplaisantes, dit l'ouvrier.


– Oui, pour les étrangers qui ont à voyager, répondit l'autre.


– En voilà assez. Je suis le frère Scanlan, loge 341, vallée de Vermissa. Heureux de vous voir dans la région.


– Merci. Je suis le frère John McMurdo, loge 29, Chicago. Chef de corps: J.-H. Scott. J'ai de la chance d'avoir rencontré un frère si tôt.


– Oh! nous sommes nombreux par ici! Nulle part l'ordre n'est plus florissant que dans la vallée de Vermissa. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'un syndiqué aussi plein d'allant que vous n'ait pas trouvé du travail à Chicago.


– J'ai trouvé tout le travail que je souhaitais, répondit McMurdo.


– Alors, pourquoi êtes-vous parti?


McMurdo désigna en souriant les deux policiers.


– Je suppose que ces gaillards ne seraient pas fâchés de l'apprendre, dit-il.


Scanlan grogna avec sympathie.


– Des ennuis? chuchota-t-il.


– Graves.


– Bon pour la prison?


– Et le reste.


– Pas un meurtre?


– Il est un peu tôt pour parler de ça, répondit McMurdo avec l'air d'un homme qui s'aperçoit qu'il en a dit plus qu'il ne l'aurait voulu. J'ai mes raisons pour avoir quitté Chicago. Que cela vous suffise! Pour qui vous prenez-vous, pour m'interroger de la sorte?


Ses yeux gris derrière ses lunettes s'enflammèrent de colère.


– N'en parlons plus, camarade. Je ne voulais pas vous offenser. Les copains ne penseront pas de mal de vous, quoi que vous ayez fait. Où allez-vous maintenant?


– À Vermissa.


– C'est le troisième arrêt. Où logerez-vous?


McMurdo sortit une enveloppe et l'approcha de la lampe qui fumait.


– Voici l'adresse: Jacob Shafter, Sheridan Street. C'est une pension de famille qui m'a été recommandée par quelqu'un de Chicago.


– Je ne connais pas. Mais Vermissa n'est pas dans mon secteur. J'habite à Hobson's Patch. C'est la prochaine station. Mais, dites, je vais vous donner un petit conseil avant que nous nous séparions. Si vous avez des ennuis à Vermissa, allez tout droit à la maison syndicale et voyez le patron McGinty. C'est lui le chef de corps de la loge de Vermissa. Il ne se passe rien par ici sans son assentiment. Au revoir, camarade. Peut-être nous rencontrerons-nous en loge un de ces soirs. Mais rappelez-vous mes paroles: si vous avez des ennuis, allez voir McGinty.


Scanlan descendit, et McMurdo resta seul avec ses pensées. La nuit était tombée, et les flammes des nombreux fourneaux grondaient et léchaient les ténèbres. Dans ce décor blafard, des silhouettes sombres se courbaient, se tordaient, tiraient, virevoltaient avec des mouvements d'automates, au rythme d'un éternel rugissement métallique.


– J'ai l'impression que l'enfer doit vaguement ressembler à cela, dit une voix.


McMurdo se retourna: l'un des policiers avait pris place à côté de lui et contemplait ce spectacle sinistre.


– Oui, acquiesça l'autre policier. S'il y a en enfer de pires diables que certains d'ici dont je pourrais citer les noms, j'en serais bien étonné. Je suppose que vous êtes nouveau venu dans les parages, jeune homme?


– Et quoi alors, dans ce cas? répondit McMurdo d'un ton hargneux.


– Tout simplement cela: que je vous conseillerais de faire attention au choix de vos amis. Si j'étais vous, je ne commencerais pas par Mike Scanlan ou sa bande.


– Mais qu'est-ce qu'ils peuvent bien vous faire, mes amis? gronda McMurdo d'une voix qui fit tourner toutes les têtes dans le compartiment. Vous ai-je demandé votre avis, ou me prenez-vous pour un bébé qui n'est pas assez grand pour marcher tout seul? Vous parlerez quand on vous le demandera et, par le Seigneur, vous aurez à attendre longtemps avec moi!


Il avait lancé son visage en avant et il souriait de toutes ses dents aux policiers, comme un bouledogue prêt à bondir.


Les deux policiers étaient de braves types, un peu lourds; ils furent stupéfaits de la violence extraordinaire avec laquelle leurs avances amicales venaient d'être repoussées.


– Ne le prenez pas mal, étranger! dit l'un d'eux. C'était un avertissement pour votre bien. Nous vous l'avons donné en voyant que vous ne connaissiez pas le coin.


– Je ne connais pas le coin, mais je connais bien les gens de votre espèce! cria McMurdo en proie à une rage froide. Je sais que vous êtes les mêmes partout, et que vous donnez des conseils à ceux qui ne vous en demandent pas.


– Il se pourrait que nous vous connaissions davantage d'ici peu, dit un policier. Vous m'avez l'air d'un drôle de pistolet, à première vue.


– Oui, renchérit l'autre. Je parie que nous ne tarderons pas à nous revoir!


– Vous ne me faites pas peur. Ne vous imaginez surtout pas que je vous crains! répondit-il McMurdo. Je m'appelle John McMurdo, sachez-le. Si vous avez besoin de moi, vous me trouverez chez Jacob Shafter, dans Sheridan Street, à Vermissa. Je ne me cache pas, hein? De jour ou de nuit, je suis prêt à vous regarder en face. Tâchez de ne pas l'oublier!


Un murmure de sympathie et d'admiration s'éleva du groupe des mineurs devant les manières indomptables du nouveau venu. Les policiers haussèrent les épaules et se remirent à bavarder entre eux. Quelques minutes plus tard, le train entra dans une gare mal éclairée; nombreux furent ceux qui descendirent, car Vermissa était de loin la plus grosse agglomération sur la ligne. McMurdo prit son sac. Il allait s'enfoncer dans l'obscurité quand l'un des mineurs l'accosta:


– Sapristi, camarade, vous savez comment parler aux flics! dit-il d'une voix pleine de respect. C'était merveilleux de vous entendre. Je vais porter votre sac et vous montrer la route. Pour rentrer chez moi, je passe devant la maison de Shafter.


Il y eut un chœur de «bonsoir!» quand ils croisèrent les autres mineurs sur le quai. Avant même d'avoir mis le pied dans Vermissa, McMurdo y était devenu un personnage.


L'aspect de la campagne était lugubre, mais dans un sens la ville était encore plus déprimante. Au fond de cette longue vallée, il y avait du moins une certaine grandeur sinistre qui s'exprimait par d'énormes feux et des nuages de fumée; d'autre part, la force et l'industrie de l'homme avaient façonné des monuments dignes d'elles dans les montagnes déformées par ses monstrueuses excavations. La ville, par contre, affichait une saleté et une laideur uniformes. La circulation avait transformé la rue principale en une horrible bouillie de neige boueuse. Les petites rues étaient étroites et défoncées. Les nombreux lampadaires ne servaient qu'à révéler une longue enfilade de maisons en bois, chacune avec une véranda en façade, toutes mal entretenues. Quand ils approchèrent du centre, des magasins illuminés projetèrent une lumière plus vive; tout un groupe d'habitations n'étaient que cafés et maisons de jeu où les mineurs dépensaient des salaires généreux, mais péniblement gagnés.


– Voilà la maison syndicale, annonça le guide en désignant un cabaret qui se haussait presque à la dignité d'un hôtel. Jack McGinty est le patron, là-dedans.


– Quelle sorte d'homme est-ce? demanda McMurdo.


– Comment! Vous n'avez jamais entendu parler du patron?


– Comment aurais-je pu entendre parler de lui, puisque vous savez que je suis un étranger?


– Ma foi, je croyais qu'il était connu à travers tout le pays! Il a eu son nom dans les journaux assez souvent pour ça!


– Pourquoi a-t-il eu son nom dans les journaux?


– Eh bien!…


Le mineur baissa la voix.


– … Pour des affaires.


– Quelles affaires?


– Grands dieux, l'ami, vous êtes un drôle de bonhomme, si je puis dire sans vous offenser! Il n'y a qu'un seul genre d'affaires dont vous entendrez parler par ici: les affaires des Éclaireurs.


– Ah! il me semble avoir lu quelque chose à Chicago sur les Éclaireurs! Une bande d'assassins, n'est-ce pas?


– Taisez-vous, sur votre vie! s'écria le mineur affolé en regardant avec effroi son compagnon. Mon ami, vous ne ferez pas de vieux os dans les parages si vous parlez comme ça en pleine rue! J’en connais qui ont été liquidés pour moins.


– Moi, je ne connais rien sur eux. C'est seulement ce que j'ai lu.


– Je ne dirai pas que vous avez lu le contraire de la vérité…


L'homme regardait constamment autour de lui tout en parlant; il scrutait la nuit et les ombres comme s'il redoutait un danger précis.


– … Si tuer est commettre un assassinat, alors Dieu sait qu'il y a eu des assassinats à revendre! Mais surtout ne vous avisez pas d'y associer tout haut le nom de McGinty, étranger! Car tout murmure lui revient, et il n'est pas homme à tolérer qu'on chuchote de pareilles choses sur son compte. Voilà la maison que vous cherchiez: celle qui se tient un peu en arrière de la rue. Vous découvrirez vite que le vieux Jacob Shafter est le plus honnête des habitants de la ville.


– Je vous remercie, dit McMurdo en serrant la main de sa nouvelle connaissance.


Il empoigna son sac, monta d'un pas lourd le chemin qui conduisait à la maison, et frappa à la porte qui s'ouvrit aussitôt sur quelqu'un qui ne ressemblait nullement à la personne qu'il s'attendait voir.


C'était une femme, jeune et exceptionnellement jolie. Elle avait le type suédois; elle était blonde avec de beaux cheveux dorés qui contrastaient de façon piquante avec deux yeux noirs magnifiques; elle regarda l'inconnu avec surprise, et son embarras plaisant engendra une vague de couleur sur son visage. Encadrée comme elle l'était par la lumière du vestibule, elle parut à McMurdo le plus beau tableau qu’il eût jamais vu, et d’autant plus attrayante que les environs étaient sordides. Une fraîche violette s'épanouissant sur un crassier ne l'aurait pas davantage étonné. Il la contemplait dans une telle extase qu'il ne dit pas un mot et que ce fut elle qui rompit le silence.


– Je croyais que c'était mon père, dit-elle avec un très léger accent suédois. Êtes-vous venu pour le voir? Il est dans la ville. Il va rentrer d'une minute à l'autre.


McMurdo continua à l'admirer jusqu'à ce qu'elle baissât les yeux devant le regard indiscret de l'inconnu.


– Non, mademoiselle, répondit-il enfin. Je ne suis nullement pressé de le voir. Mais votre maison m'avait été recommandée pour y prendre pension. Je pensais bien qu'elle me conviendrait. Maintenant j'en suis sûr.


– Vous êtes prompt à vous décider! dit-elle en souriant.


– Il faudrait être aveugle pour hésiter, répondit l'autre.


Ce compliment la fit rire.


– Entrez donc, monsieur. Je suis Mlle Ettie Shafter, la fille de M. Shafter. Ma mère est morte, et c'est moi qui m'occupe de la pension. Vous pourrez vous asseoir auprès du poêle dans la pièce du devant en attendant mon père. Ah! le voici justement! Vous n'aurez qu'à vous arranger avec lui.


Un homme âgé au pas pesant entrait en effet dans la maison. En peu de phrases, McMurdo lui expliqua le motif de sa visite. Un dénommé Murphy lui avait donné l'adresse à Chicago. Murphy la tenait lui-même de quelqu'un d'autre. Le vieux Shafter fut rapidement d'accord: l'étranger ne discuta pas ses conditions, et paraissait avoir de l'argent. Pour douze dollars par semaine, payés d'avance, il aurait la pension et le gîte. Voilà comment McMurdo, qui avait avoué avoir fui la justice, s'installa sous le toit des Shafter; première étape dans une sombre succession d'événements dont le dernier devait se dérouler dans un lointain pays.

CHAPITRE II Le chef de corps

McMurdo était un homme qui ne pouvait pas passer inaperçu. Partout où il se trouvait, ses voisins remarquaient vite sa présence. Au bout d'une semaine, il était devenu le personnage le plus important de la Pension Shafter. Celle-ci hébergeait une douzaine de locataires, honnêtes contremaîtres ou simples employés de commerce, d'un calibre tout différent de celui du jeune Irlandais. Quand le soir ils étaient tous réunis, c'était lui qui avait toujours le mot pour rire, la conversation la plus vive, la meilleure chanson. Il était naturellement gai compagnon; son magnétisme personnel répandait la bonne humeur autour de lui. Et cependant il se révélait de temps à autre, comme dans le compartiment de chemin de fer, capable de colères terribles, soudaines, qui lui attiraient le respect et même la crainte de ceux qui les affrontaient. À l'égard de loi et de ses représentants, il affichait un mépris total qui réjouissait ou inquiétait les pensionnaires.


Dès son arrivée, il voua ouvertement de l'admiration à la jeune fille de la maison, et il ne chercha pas à dissimuler qu'elle avait conquis son cœur à partir du moment où sa beauté et sa grâce lui étaient apparues. Il n'avait rien d'un courtisan timide. Lui ayant déclaré le deuxième jour qu'il l'aimait, il ne cessa de lui répéter le même refrain sans se soucier le moins du monde de ce qu'elle pouvait dire pour le décourager.


– Quelqu'un d'autre? s'écriait-il. Au diable le quelqu'un d'autre! Qu'il s'occupe de ses affaires! Vais-je perdre la chance de ma vie et tous les désirs de mon cœur à cause de quelqu'un d'autre? Vous pouvez continuer à me dire non, Ettie. Un jour viendra où vous me direz oui, et je suis assez jeune pour attendre.


C'était un amoureux dangereux, avec sa faconde irlandaise et ses gentilles manières enjôleuses. Et puis, il était auréolé du charme que diffusent l'aventure et le mystère (charme qui suscite l'intérêt, et bientôt l'amour d'une femme). Il pouvait parler des douces vallées du Monaghan d'où il venait, de la belle île lointaine, des basses montagnes et des champs verts qui semblaient d'autant plus merveilleux que l'imagination les comparait avec ce lieu de crasse et de neige. D'autre part, il connaissait bien la vie dans les villages du Nord; à Detroit, dans les campements de coupeurs de bois du Michigan, à Buffalo, et finalement à Chicago, où il avait travaillé dans une scierie. Le romanesque surgissait ensuite, avec le sentiment que d'étranges choses lui étaient arrivées dans cette grande ville, si étranges, si secrètes qu'il ne s'en expliquerait jamais. Il évoquait d'un air songeur et triste un brusque départ, une rupture de liens anciens, une fuite dans un monde mystérieux avec cette vallée lugubre pour aboutissement. Ettie écoutait; ses yeux noirs brillaient de pitié et de sympathie (deux qualités qui parfois se fondent rapidement pour faire de l'amour).


McMurdo avait obtenu un emploi provisoire de comptable, car il avait de l'instruction. Ce travail l'occupait presque toute la journée, et il n'avait pas encore trouvé l'occasion de se présenter à la loge de l'Ordre ancien des hommes libres. Cette omission lui fut rappelée cependant par Mike Scanlan, le frère qu'il avait rencontré dans le train, et qui vint un soir à la Pension Shafter. Scanlan était un petit bout d'homme nerveux, aux yeux sombres et au profil coupant. Il parut content de le revoir. Après quelques gorgées de whisky, il aborda l'objet de sa visite.


– Dites, McMurdo, je me rappelais votre adresse; c'est ce qui m'a encouragé à passer ici. Comment se fait-il que vous ne vous soyez pas encore présenté au chef de corps?


– Tout simplement parce qu'il fallait que je cherche un emploi. J'ai été occupé.


– Débrouillez-vous pour trouver le temps d'aller voir McGinty. Bon Dieu, il faut que vous soyez fou pour n'être pas passé à la maison syndicale le lendemain matin du jour où vous êtes arrivé! Si vous faites des bêtises avec lui… D'ailleurs, vous ne devez pas faire de bêtises avec lui! Entendez-vous? C'est tout!


McMurdo parut surpris.


– Je suis depuis plus de deux ans un membre de la loge, Scanlan. Mais on ne m'avait jamais dit que ce genre d'obligation était si urgent.


– Peut-être pas à Chicago!


– Ici, c'est la même société, voyons


– La même?…


Scanlan le regarda fixement. Il y avait dans ses yeux une lueur sinistre.


– Pas la même?


– Nous en reparlerons dans un mois. J'ai appris que vous aviez eu des mots avec les policiers, l'autre jour, dans le train.


– Comment le savez-vous?


– Oh! ça circule! Les choses par ici circulent beaucoup pour le bien ou pour le mal.


– Eh bien! oui! J'ai dit à ces flics ce que je pensais d'eux.


– Seigneur! Vous serez un homme selon le cœur de McGinty


– Pourquoi? Il déteste la police, lui aussi?


Scanlan éclata de rire.


– Allez le voir, mon garçon! dit-il en se levant. Ce ne sera pas la police, mais vous qu'il détestera, si vous le boudez plus longtemps. Suivez l'avis d'un ami: allez-y tout de suite!


Le hasard voulut que ce soir-là McMurdo eût une conversation d'un autre genre, mais plus pressante encore, qui le poussa dans la même direction. Peut-être affichait-il davantage ses attentions à l'égard d'Ettie; peut-être avaient-elles fini par impressionner l'esprit lent du brave Suédois. Toujours est-il que le logeur invita le jeune homme à passer dans sa chambre et qu'il entra sans circonlocutions dans le vif du sujet.


– J'ai l'impression, dit-il, que vous êtes en train de faire la cour à mon Ettie. Est-ce exact, ou bien est-ce que je me trompe?


– C'est exact, répondit McMurdo.


– Hé bien! je vais vous dire que vous perdez votre temps. Quelqu'un vous a devancé.


– Elle me l'a dit.


– Vous pouvez être sûr qu'elle ne vous a pas menti! Mais vous a-t-elle dit qui c'était?


– Non. Je le lui ai demandé. Mais elle n'a pas voulu me le dire.


– Tiens, tiens! Peut-être qu'elle ne voulait pas vous effrayer.


– M'effrayer!


McMurdo, à ce mot, prit feu.


– Hé! oui, l'ami! Vous n'auriez pas à rougir d'avoir peur de lui. C’est Teddy Baldwin.


– Et qui diable est ce Baldwin?


– L'un des patrons des Éclaireurs.


– Les Éclaireurs! J'en ai déjà entendu parler. J'ai entendu prononcer le nom ici ou là, mais toujours à voix basse. De quoi avez-vous donc peur, tous, tant que vous êtes? Qui sont les Éclaireurs?


Instinctivement, le logeur baissa le ton.


– Les Éclaireurs, dit-il, ce sont les membres de l'Ordre ancien des hommes libres.


Le jeune homme sursauta.


– Moi aussi, je suis un membre de l'ordre!


– Vous? Jamais je ne vous aurais accepté chez moi si je l'avais su! Quand bien même vous m'auriez payé cent dollars par semaine.


– Mais qu'est-ce qui vous choque dans l'ordre? Il est pour l'entraide et la bonne camaraderie. Lisez le règlement!


– Peut-être ailleurs. Pas ici!


– Qu'est-il ici, donc?


– Une secte d'assassins, tout simplement!


McMurdo répliqua par un rire incrédule.


– Comment pouvez-vous me le prouver? demanda-t-il.


– Le prouver? Mais cinquante meurtres sont là pour le prouver! Tenez, il y a eu Milman, Van Shorst, la famille Nicholson et le vieux M. Hyam, et le petit Billy James, et tous les autres… Le prouver! Mais dans la vallée il n'existe pas un homme ou une femme qui l'ignore!


– Écoutez! dit sérieusement McMurdo. Je veux que vous retiriez ce que vous avez dit, ou alors que vous me l'expliquiez. Avant que je quitte cette chambre, vous ferez l'un ou l'autre. Mettez-vous à ma place. Me voici, moi, étranger dans la ville. J'appartiens à une société dont je suis prêt à garantir l'honorabilité. Vous la trouverez partout dans les États-Unis, et partout honorable. Au moment où je compte me présenter ici à sa loge, voilà que vous me dites qu'elle est la même chose qu'une secte d'assassins qui s'appellent les Éclaireurs. Je pense que vous me devez ou des excuses ou une explication, monsieur Shafter.


– Je ne peux que vous répéter ce que tout le monde dit. Les patrons de l'une sont les patrons de l'autre. Si vous faites du tort à l'une, c'est l'autre qui vous frappe. Nous en avons eu la preuve trop souvent!


– Des histoires! dit McMurdo. Je veux de vraies preuves!


– Si vous restez quelque temps à Vermissa, vous aurez vos preuves. Mais j'oubliais que vous faisiez partie de leur bande: bientôt vous ne vaudrez pas plus cher que les autres! En attendant, vous chercherez ailleurs une pension, monsieur. Je ne peux pas vous garder chez moi. N'est-ce pas déjà assez désagréable que l'un d'eux vienne courtiser mon Ettie et que je n'ose pas le flanquer à la porte? Et il faudrait que j'en aie un autre comme pensionnaire? Je vous le dis, vous ne dormirez pas ici demain soir!


Ainsi, McMurdo se trouva condamné à un double bannissement, loin de sa chambre confortable et de la jeune fille qu'il aimait. Il alla trouver Ettie dans le petit salon, et il lui confia ses ennuis.


– Votre père vient de me donner congé, soupira-t-il. Je m'en ficherais bien s'il ne s'agissait que de ma chambre; mais pour tout dire, Ettie, bien qu'il n'y ait qu'une semaine que je vous connaisse, vous êtes pour moi le souffle de la vie, et je ne pourrais vivre sans vous.


– Oh! taisez-vous, monsieur McMurdo! Ne parlez pas ainsi! dit la jeune fille. Je vous ai prévenu, n'est-ce pas, que vous étiez arrivé trop tard? Quelqu'un vous a devancé, et si je ne lui ai pas promis de l'épouser tout de suite, du moins je ne peux me promettre à personne d'autre.


– Supposez que j'aie été le premier, Ettie; aurais-je eu une chance?


La jeune fille enfouit son visage entre ses mains.


– Je jure devant Dieu que j'aurais voulu que vous me parliez le premier! sanglota-t-elle.


McMurdo tomba aussitôt à ses genoux.


– Pour l'amour de Dieu, Ettie, ne vous laissez pas faire! s'écria-t-il. Ruineriez-vous votre vie et la mienne pour la bagatelle de cette promesse? Suivez votre cœur, je vous en conjure! C'est un guide meilleur que la promesse que vous avez donnée avant de savoir le sens des mots que vous prononciez!…


Il avait saisi les mains blanches d'Ettie.


– … Dites que vous serez à moi et que nous ferons notre vie ensemble!


– Pas ici?


– Si, ici!


– Non, non, Jack!…


Il l'enlaça. Elle ne se défendit pas.


– … Ici, ce serait impossible. Mais… ne pourriez-vous pas partir avec moi?


Pendant quelques instants, une lutte intérieure bouleversa les traits de McMurdo, puis son visage se durcit dans une résolution farouche.


– Non, ce sera ici! dit-il. Je vous défendrai contre le monde entier, Ettie, ici où nous sommes!


– Pourquoi ne partirions-nous pas ensemble?


– Non, Ettie, je ne peux pas partir.


– Pourquoi?


– Je n'oserais plus jamais marcher la tête haute si j'avais le sentiment que j'avais été chassé d'ici. En outre, de quoi aurions-nous peur? Ne sommes-nous pas des citoyens libres dans un pays libre? Si vous m'aimez et si moi je vous aime, qui oserait s'interposer?


– Vous ne savez pas, Jack! Vous êtes ici depuis trop peu de temps. Vous ne connaissez pas ce Baldwin. Vous ne connaissez pas Mc Ginty et ses Éclaireurs.


– Non, je ne les connais pas, mais ils ne me font pas peur, et je ne crois pas en leur puissance! s'écria McMurdo. J'ai vécu parmi des hommes rudes, ma chérie, et cela s'est toujours terminé de la même manière: ce n'était pas moi qui les craignais, mais eux qui me redoutaient. Toujours, Ettie! C'est fou, voyons! Si ces hommes, comme me l'a affirmé votre père, ont commis crime sur crime dans la vallée, et si tout le monde est au courant, comment se fait-il qu'ils n'aient pas été traduits en justice? Répondez à cela, Ettie!


– Parce que personne n'ose témoigner contre eux: celui qui le ferait mourrait dans le mois. Et aussi parce qu'ils ont toujours des hommes prêts à jurer que l'accusé se trouvait à mille lieues de la scène du crime. Mais sûrement, Jack, vous avez lu les journaux! On m'avait dit que toute la presse des États-Unis en parlait.


– J'avais bien lu différents articles, c'est vrai, mais j'avais cru que c'était du roman. Peut-être ces Éclaireurs ont-ils une raison valable pour agir ainsi? Peut-être leur a-t-on nui et n'ont-ils pas d'autre moyen de se défendre?


– Oh! Jack, je ne veux pas vous entendre parler ainsi! C'est comme cela qu'il parle… l'autre!


– Baldwin? Ah! il parle comme cela, n'est-ce pas?


– Et c'est pourquoi je le déteste tant. Oh! Jack, maintenant, je peux vous dire la vérité! Je le déteste de tout mon cœur, mais j'ai peur de lui. J'ai peur de lui pour moi-même, et par-dessus tout, j'ai peur de lui pour mon père. Je sais qu'une catastrophe s'abattrait sur nous si j'osais dire tout haut ce que je ressens. Voilà pourquoi je l'ajourne avec des demi-promesses. Mais si vous partiez avec moi, Jack, nous pourrions emmener mon père et vivre pour toujours loin du pouvoir de ces méchants.


À nouveau la physionomie de McMurdo trahit le combat qui se livrait en lui; à nouveau une résolution inébranlable conclut son débat intérieur.


– Il ne vous arrivera aucun mal, Ettie, ni à vous, ni à votre père. Pour ce qui est des méchants, je me demande si vous ne me découvrirez pas aussi mauvais que le pire d'entre eux avant que nous soyons mariés!


– Non, non, Jack! Je vous fais confiance… pour toujours! McMurdo eut un rire amer.


– Seigneur! Comme vous me connaissez peu! Votre âme innocente, ma chérie, n'a même pas pu deviner ce qui se passait dans la mienne. Mais, holà! qui est ce visiteur?


La porte s'était ouverte brusquement, et un jeune homme était entré avec l'air avantageux de celui qui se sent chez lui. Il était beau, élégant; il avait à peu près le même âge et la même taille que McMurdo. Sous son chapeau de feutre noir à larges bords, qu'il n'avait pas pris la peine d'enlever, il observait avec des yeux farouches le couple qui était assis auprès du poêle; son nez busqué, son profil d'aigle n'adoucissaient pas l'expression de son regard.


D'un bond, Ettie s'était mise debout; elle était plus que confuse: affolée.


– Je suis heureuse de vous voir, monsieur Baldwin; dit-elle. Vous arrivez plus tôt que je ne l'espérais. Asseyez-vous.


Baldwin, mains aux hanches, fixait McMurdo.


– Qui est celui-ci? demanda-t-il brusquement.


– Un de mes amis, monsieur Baldwin. Un nouveau pensionnaire. Monsieur McMurdo, puis-je vous présenter à M. Baldwin?


Les deux jeunes gens échangèrent un signe de tête bourru.


– Mlle Ettie vous a peut-être mis au courant de nos relations? dit Baldwin.


– Je n'ai pas compris qu'une relation quelconque existait entre vous.


– Ah! oui? Hé bien! vous allez le comprendre, et vite! Vous pouvez m'en croire: cette jeune personne est à moi, et vous trouverez la soirée très agréable pour une promenade.


– Merci. Je ne suis pas d'humeur à me promener.


– Tiens, tiens!…


Les yeux de M. Baldwin s'embrasèrent de fureur.


– … Vous seriez plutôt d'humeur à vous battre, peut-être, monsieur le pensionnaire?


– Vous l'avez deviné! cria McMurdo en sautant sur ses pieds. vous n'avez jamais dit une parole plus juste.


– Oh! pour l'amour de Dieu, Jack! s'écria la pauvre Ettie bouleversée. Oh! Jack, Jack, il va vous faire du mal!


– Oh! on l'appelle déjà Jack, paraît-il? dit Baldwin. En seriez-vous si tôt arrivés là?


– Oh! Ted, soyez raisonnable! Soyez bon! Pour l'amour de moi, Ted, si jamais vous m'avez aimée, soyez généreux et pardonnez-lui!


– Je pense, Ettie, dit tranquillement McMurdo, que si vous nous laissiez entre nous, nous pourrions régler convenablement cette affaire. À moins que, monsieur Baldwin, vous ne préfériez faire un tour avec moi dans la rue. La soirée est belle, vous l'avez dit, et il y a un terrain approprié derrière le bloc voisin.


– Je vous revaudrai cela sans avoir besoin de me salir les mains, répondit son rival. Vous regretterez d'avoir posé le pied dans cette maison avant même que je me sois débarrassé de vous.


– Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras! s'écria McMurdo.


– Je choisirai mon heure. Vous pouvez m'en laisser le soin. Regardez…


– Il releva sa manche et montra sur son avant-bras un signe particulier qui semblait avoir été imprimé au fer chaud. C'était un triangle dans un cercle.


– Savez-vous ce que cela signifie?


– Je n'en sais rien et je m'en moque!


– Eh bien! vous l'apprendrez! Je vous jure que vous l'apprendrez. Et d'ici peu! Mlle Ettie pourra vous renseigner. Quant à vous, Ettie, vous me reviendrez à genoux. Entendez-vous, ma fille? À genoux! Et ensuite je vous dirai quel sera votre châtiment. Vous avez semé… Par le Seigneur, je veillerai à ce que vous récoltiez!


Il leur jeta un dernier regard furieux. Puis il pivota sur ses talons et claqua la porte derrière lui.


Pendant un instant, McMurdo et la jeune fille demeurèrent immobiles et silencieux. Puis elle se jeta contre lui et l'entoura de ses bras.


– Oh! Jack, comme vous avez été courageux! Mais cela ne sert à rien: il vous faut fuir! Ce soir, Jack! Cette nuit! C'est votre seule chance. Il vous tuera. Je l'ai lu dans ses yeux horribles. Quelle chance auriez-vous contre une douzaine d'hommes, avec le chef McGinty et tout le pouvoir de la loge derrière eux?


McMurdo se dégagea, l'embrassa et la poussa doucement vers une chaise.


– Là, ma chérie, là! Ne vous faites pas de mauvais sang pour moi. Je suis aussi un Homme libre. Je l'ai dit à votre père. Je ne vaux peut-être pas mieux que les autres; ne me prenez pas pour un saint. Ne me détestez-vous pas, moi aussi, maintenant que je vous ai tout dit?


– Vous détester, Jack! Tant que je vivrai, je ne pourrai pas vous détester. On m'a dit qu'ailleurs, il n'y avait aucun mal à être un Homme libre. Pourquoi donc vous blâmerais-je? Mais puisque vous êtes un Homme libre, Jack, pourquoi ne pas vous rendre à la loge et gagner l'amitié de McGinty? Oh! dépêchez-vous, Jack! Parlez-lui le premier; sinon la meute se déchaînera contre vous.


– J'avais la même idée, dit McMurdo. J'y vais tout de suite pour tout arranger. Vous pourrez dire à votre père que je coucherai ici ce soir et que demain j'aurai trouvé une autre chambre.


Le bar du cabaret de McGinty regorgeait de la foule des habitués qui groupait les bas-fonds de la ville. L'homme était populaire; sep façons joviales lui servaient de masque. Cependant la peur qu'il inspirait non seulement à Vermissa, mais sur les cinquante kilomètres de la vallée et sur l'autre versant des montagnes, aurait suffi à remplir son bar: personne en effet ne pouvait s'offrir le luxe de négliger sa bienveillance.


En plus de ces pouvoirs occultes que de l'avis unanime il exerçait sans la moindre pitié, McGinty était un personnage public il avait été élu conseiller municipal et commissaire pour les routes par les votes des bandits et des brutes qui en échange espéraient recevoir des faveurs. Les impôts et les contributions étaient énormes, les travaux publics notoirement délaissés, les comptes rendus devant des auditeurs corrompus; le bon citoyen se voyait contraint de se soumettre au chantage public et à se taire, de crainte qu'il ne lui arrivât pis. Voilà pourquoi, d'année en année, les épingles de cravate en diamants du patron McGinty devinrent de plus en plus voyantes, ses chaînes d'or augmentèrent de poids, et son cabaret prit de l'extension au point qu'il menaçait d'absorber tout un côté de la place du Marché.


McMurdo poussa la porte du cabaret et se fraya son chemin parmi la cohue, dans une atmosphère souillée de fumée de tabac et de relents d'alcool. La salle était très éclairée; d'immenses glaces dorées sur chaque mur réfléchissaient et multipliaient cette débauche de lumières. Il y avait plusieurs serveurs qui, en manches de chemise, confectionnaient mélanges sur mélanges pour les clients qui assiégeaient le large comptoir. Tout au bout, le buste reposant sur le bar, un cigare formant avec le coin de la bouche un angle aigu, se tenait un homme grand fort, à lourde charpente, qui ne pouvait être que le célèbre McGinty en personne. Il avait une crinière noire qui lui retombait sur le col, une barbe qui lui mangeait les joues, le teint bistré d'un Italien, des yeux fixes et noirs qui, louchant légèrement, étaient effrayants à affronter. Tout le reste (un corps bien proportionné, des traits fins, des manières franches) convenait parfaitement à la jovialité et au bon garçonnisme qu'il affectait. Voici, aurait dit un visiteur non prévenu, un brave et honnête gaillard qui ne doit pas manquer de cœur en dépit de la grossièreté accidentelle de son langage. Mais lorsque ses yeux fixes, noirs, profonds, implacables, se braquaient sur son interlocuteur, celui-ci commençait à frissonner, à sentir qu'il se trouvait en face d'un véritable génie du mal que rendaient mille fois plus dangereux la force, le courage et la ruse qui l'habitaient.


Après avoir bien observé son homme, McMurdo joua des coudes avec son insouciance coutumière et il écarta le petit groupe de courtisans qui, rassemblés autour du patron, riaient aux éclats de ses moindres plaisanteries. Les yeux hardis du jeune étranger fixèrent avec impavidité les yeux noirs qui le dévisageaient d'un regard pénétrant.


– Dites donc, jeune homme, votre tête ne me rappelle rien!


– Je suis nouveau ici, monsieur McGinty.


– Pas assez nouveau, tout de même, pour ne pas appeler par son titre un homme comme il faut?


– C'est le conseiller McGinty, jeune homme! expliqua quelqu'un du groupe.


– Désolé, conseiller! Je ne connais pas encore les habitudes de l'endroit. Mais on m'avait conseillé de vous voir.


– Hé bien! vous me voyez. Vous me voyez tout entier. Que pensez-vous de moi?


– C'est bien tôt pour le dire! Mais si votre cœur est aussi large que votre corps, et votre âme aussi belle que votre figure, je m'en contenterai! répondit McMurdo.


– Sapristi, en voilà un qui a une langue irlandaise dans la bouche! s'écria le tenancier en se demandant s'il devait plaisanter avec cet audacieux visiteur ou se cantonner dans la dignité. Ainsi vous consentez à vous déclarer satisfait de mon physique?


– Sûr!


– Et on vous avait dit de passer me voir?


– Oui.


– Qui?


– Le frère Scanlan, de la loge 341, de Vermissa. Je bois à votre santé, conseiller, et à notre meilleure connaissance.


Il porta à ses lèvres un verre qui lui avait été servi, et il leva le petit doigt en buvant.


McGinty, qui le surveillait attentivement, arqua ses gros sourcils noirs.


– Oh! c'est comme ça? fit-il. Il faudra que j'examine votre cas d'un peu plus près, monsieur…?


– McMurdo.


– D'un peu plus près, monsieur McMurdo, car ici on ne croit pas les gens sur parole. Passez un instant derrière le bar.


Il y avait là une petite salle avec des tonneaux alignés contre les murs. McGinty referma soigneusement la porte puis s'assit sur un tonneau. Tout en mordant son cigare, il examinait son compagnon de ses yeux inquiétants. Deux minutes s'écoulèrent ainsi.


McMurdo supporta cette inspection avec bonne humeur; il avait une main dans la poche de sa veste; l'autre tortillait sa moustache brune. Tout à coup, McGinty se pencha et exhiba un gros revolver qui avait l'air méchant.


– Regardez cela, mon bonhomme! dit-il. Si je pensais que vous vouliez nous jouer un tour, voilà qui vous expédierait sans délai dans l'autre monde.


– C'est bien curieusement accueillir un frère étranger, répondit McMurdo non sans dignité, quand on est le chef de corps d'une loge d'Hommes libres.


– Voilà justement ce que vous allez me prouver, dit McGinty. Et si vous ne me le prouvez pas, que Dieu vous aide! Où avez-vous été initié?


– Loge 29, Chicago.


– Quand?


– Le 24 juin 1872.


– Chef de corps?


– James-H. Scott.


– Qui était le responsable de votre district?


– Bartholomew Wilson.


– Hum! Vous ne vous en tirez pas mal jusqu'ici. Que faites-vous à Vermissa?


– Je travaille, comme vous, mais dans un emploi moins rémunérateur.


– Vous avez la réplique facile.


– Oui, j'ai toujours eu la langue prompte.


– Et dans l'action, êtes-vous prompt?


– J'en avais la réputation, parmi ceux qui me connaissaient bien.


– Eh bien! nous vous mettrons peut-être à l'épreuve plus tôt que vous le pensez. Avez-vous entendu parler de notre loge?


– On m'a dit qu'il fallait être un homme pour faire un frère.


– C'est vrai, monsieur McMurdo. Pourquoi avez-vous quitté Chicago?


– Que je sois pendu si je vous le dis!


McGinty écarquilla les yeux. Il n'avait pas l'habitude d'entendre de telles réponses; celle-là l'amusa.


– Pourquoi ne voulez-vous pas me le dire?


– Parce qu'un frère n'a pas le droit de mentir à un autre frère.


– Donc la vérité n'est pas assez bonne pour être dite?


– Prenez-le ainsi si vous voulez.


– Écoutez, jeune homme. Vous ne pouvez pas espérer que moi, chef de corps, j'introduise dans la loge quelqu'un dont je ne connaîtrais pas le passé.


McMurdo parut embarrassé. Puis il tira de sa poche intérieure une vieille coupure de journal.


– Vous ne moucharderez pas? demanda-t-il.


– Je vais vous casser la figure si vous me parlez sur ce ton! s'emporta McGinty.


– Vous avez raison, conseiller! murmura humblement McMurdo. Je vous fais mes excuses. J'ai parlé sans réfléchir. Je sais qu'entre vos mains je suis en sécurité. Regardez cette coupure de presse.


McGinty parcourut des yeux le compte rendu du meurtre d'un certain Jonas Pinto, au bar du Lac, dans la rue du Marché à Chicago, pendant la nuit du le, janvier 1874.


– Un boulot que vous avez fait?… interrogea-t-il en rendant le journal.


McMurdo répondit par un signe de tête affirmatif.


– Pourquoi l'avez-vous descendu?


– J'aidais l'oncle Sam à faire des dollars. Peut-être les miens n'étaient-ils pas d'un or aussi pur que les siens, mais ils avaient l'air aussi bons, et ils coûtaient moins cher à fabriquer. Ce Pinto m'aidait à mettre les dollars en circulation. Un jour, il a raconté qu'il me dénoncerait. Il l'a peut-être fait. Je n'ai pas attendu d'en avoir la preuve. Je l'ai descendu, et je suis parti pour le pays du charbon.


– Pourquoi le pays du charbon?


– Parce que j'avais lu dans les journaux qu'on n'était pas trop difficile par-là.


McGinty se mit à rire.


– Vous avez d'abord été un faux-monnayeur, puis un tueur, et vous êtes venu ici parce que vous pensiez qu'on vous accueillerait bien?


– C'est à peu près cela, répondit McMurdo.


– Eh bien! vous irez loin! Dites, pouvez-vous encore fabriquer des dollars?


McMurdo en tira une demi-douzaine de sa poche.


– Ceux-ci ne sont jamais passés à la frappe de Washington, dit-il.


– Sans blague?…


McGinty les plaça devant la lumière; il les tenait dans son énorme main, aussi poilue que la patte d'un gorille.


– … Je ne vois pas de différence! Sapristi, mais dites donc: vous serez un frère puissamment utile! Nous pouvons accepter chez nous deux ou trois mauvais garçons, ami McMurdo, car il y a des occasions où nous sommes obligés de nous défendre. Nous serions bientôt le dos au mur si nous ne faisions pas reculer ceux qui nous poussent contre.


– Ma foi, je crois que je tiendrai ma place dans la défense.


– Vous me semblez avoir les nerfs solides. Vous n'avez pas sourcillé quand j'ai braqué ce pistolet sur vous.


– Ce n'était pas moi qui étais en danger.


– Qui donc?


– Vous, conseiller!…


McMurdo tira un pistolet chargé de la poche latérale de sa veste.


– … Je vous visais tout le temps. M'est avis que mon coup aurait été aussi rapide que le vôtre.


McGinty devint rouge de colère, puis il éclata de rire.


– Nom d'un chien! fit-il. Dites donc, nous n'avons pas beaucoup de terreurs dans votre genre qui débarquent à Vermissa! J'ai l'impression qu'un jour la loge sera fière de vous. Qu'est-ce que c'est? Je ne peux donc pas parler cinq minutes en tête à tête avec un gentleman sans que vous nous dérangiez?


Le serveur baissa la tête.


– Je regrette, conseiller. Mais c'est M. Ted Baldwin. Il veut vous voir tout de suite.


Ce message était inutile, car la figure résolue, cruelle du visiteur passa par-dessus l'épaule du serveur. Il l'écarta et referma la porte.


– Ainsi, dit-il en lançant un regard furieux à McMurdo, vous êtes arrivé ici le premier, hein? J'ai deux mots à vous dire, conseiller, au sujet de cet individu.


– Alors, dites-les tout de suite, et devant moi! s'écria McMurdo.


– Je les dirai à mon heure, et à ma façon.


– Tut, tut! intervint McGinty en se levant de son tonneau. Jamais de la vie! Nous avons ici un nouveau frère, Baldwin, et nous ne devons pas l'accueillir de cette manière. Tendez-lui la main, mon vieux, et faites la paix.


– Jamais! cria Baldwin.


– Je lui ai offert de se battre avec moi s'il croyait que je lui avais fait du tort, dit McMurdo. Je le rencontrerai à poings nus ou, si cela ne lui convient pas, avec l'arme qui lui plaira. Maintenant je vous laisse le soin, conseiller, de nous départager comme un chef de corps doit le faire.


– Qu'y a-t-il donc entre vous?


– Une jeune demoiselle. Elle est libre de son choix, je pense!


– L'est-elle? s'écria Baldwin.


– Puisqu'il s'agit de deux frères de la loge, elle est libre, déclara le chef.


– Oh! telle est votre loi, peut-être?


– Oui, telle est ma loi, Ted Baldwin! répondit McGinty en le regardant méchamment. Est-ce vous qui vous y opposeriez?


– Vous rejetteriez quelqu'un qui depuis cinq ans se tient à vos côtés, en faveur d'un homme que vous n'avez jamais vu de votre vie? Vous n'êtes pas chef de corps pour l'éternité, Jack McGinty, et, pardieu, au prochain vote…


Le conseiller bondit comme un tigre. Il referma ses mains autour du cou de l'autre et le renversa par-dessus l'un des tonneaux. Fou de rage, il l'aurait égorgé si McMurdo n'était intervenu.


– Du calme, conseiller! Pour l'amour du Ciel, lâchez-le! cria-t-il.


Il le tira en arrière.


McGinty desserra son étreinte. Baldwin, dompté et secoué, cherchant à reprendre son souffle, tremblant de tous ses membres, était la vivante image de l'homme qui revient des frontières de la mort. Il s'assit sur le tonneau d'où il avait été basculé.


– Il y a longtemps que vous méritiez cela, Ted Baldwin. Maintenant vous l'avez eu! cria McGinty. Vous imagineriez-vous que, si je n'étais pas réélu chef de corps, vous prendriez ma place? La loge en décidera. Mais tant que je serai le chef, personne n'élèvera la voix contre moi ou mes décisions.


– Je n'ai rien contre vous, bégaya Baldwin en se frictionnant la gorge.


– Eh bien! alors, s'exclama l'autre en retombant d'un coup dans sa grosse jovialité, nous sommes tous bons amis, et voilà une affaire réglée!


Il prit dans un casier une bouteille de champagne et en fit sauter le bouchon.


– Écoutez, dit-il en remplissant trois flûtes, buvons le vide-querelles de la loge. Après ce toast, vous le savez, aucune dispute n'est plus possible. Maintenant donc, la main gauche sur ma pomme d'Adam, je vous dis, Baldwin: quelle est l'offense, monsieur?


– Les nuages sont lourds, répondit Baldwin.


– Mais ils se dissiperont pour ne plus jamais revenir.


– Et cela, je le jure!


Ils vidèrent leur verre, et la même cérémonie se répéta entre Baldwin et McMurdo.


– Là! s'écria McGinty en se frottant les mains. La dispute est terminée. Si elle reprend, vous tomberez sous la férule de la loge, et à Vermissa elle sévit avec rudesse, comme ne l'ignore pas le frère Baldwin, et comme vous vous en apercevrez bientôt, frère McMurdo, si vous cherchez des histoires.


– Parole, je n'y tiens pas! répondit McMurdo en tendant la main à Baldwin. Je suis prompt à me quereller, mais aussi prompt à pardonner. On me dit que c'est mon sang chaud d'Irlandais. Mais pour moi c'est réglé, et sans rancune!


Baldwin fut obligé de serrer la main qui lui était offerte, car les yeux du patron ne le quittaient pas. Mais son air maussade montrait que les paroles de McMurdo ne l'avaient guère converti.


McGinty les prit tous les deux par les épaules.


– Tut! Ah! ces femmes! Ces femmes! soupira-t-il. Dire que le même jupon oppose l'un à l'autre deux de mes garçons! C'est un mauvais coup du diable. Après tout, cette question échappe à la compétence d'un chef de corps: que le Seigneur en soit loué! Nous en avons assez sur les bras, sans les femmes. Frère McMurdo, vous serez affilié à la loge 341. Nous avons nos habitudes, et des méthodes qui ne sont pas celles de Chicago. Nous nous réunissons de samedi soir. Si vous venez, vous serez pour toujours un affranchi dans la vallée de Vermissa.

CHAPITRE III La loge 341 à Vermissa

Dès le lendemain de cette soirée fertile en événements passionnants, McMurdo quitta la Pension Shafter et alla s'installer chez la veuve MacNamara, à la lisière de la ville. Scanlan, dont il avait fait connaissance dans le train, eut peu après l'occasion de séjourner à Vermissa, et tous deux habitèrent ensemble. Ils étaient les seuls pensionnaires d'une vieille Irlandaise accommodante et discrète; ils bénéficièrent donc d'une grande liberté pour parler et agir, et cette liberté était indispensable à des hommes qui avaient des secrets en commun. Shafter avait consenti à laisser McMurdo prendre ses repas chez lui quand il le désirait; ses relations avec Ettie n'étaient donc nullement interrompues. Au contraire, au fur et à mesure que les semaines passaient, elles devenaient plus étroites et plus intimes.


Dans sa nouvelle chambre, McMurdo se sentit suffisamment en sécurité pour sortir ses moules à frapper des pièces de monnaie; sous le sceau de la discrétion, plusieurs frères de la loge furent autorisés à venir chez lui et à repartir les poches pleines de fausse monnaie: les pièces étaient si adroitement imitées qu'elles passèrent toujours sans difficulté. Pourquoi, puisqu'il possédait ce talent merveilleux, McMurdo condescendait-il à travailler ailleurs? Ses compagnons s'en étonnaient; mais il répondait à tous ceux qui lui posaient la question que s'il vivait sans moyens normaux d'existence, la police ne tarderait pas à enquêter sur son compte.


Un policier, d'ailleurs, s'intéressa bientôt à lui. Mais l'épisode qui le révéla fit à l'aventurier plus de bien que de mal. Après sa première visite au cabaret de McGinty, il y passa de nombreuses soirées afin de mieux connaître les «garçons», ainsi que s'appelaient gentiment les membres de la bande qui répandait la terreur dans la région. Sa fougue naturelle, son langage intrépide le rendirent populaire auprès d'eux; et la rapidité alliée à la technique avec laquelle il régla le compte de son adversaire dans une bagarre qui avait éclaté au cabaret lui attira le respect unanime. Peu après, un autre incident le hissa plus haut encore dans leur estime.


Un soir où il y avait beaucoup de monde, un homme entra: il portait l'uniforme bleu et la casquette à visière de la police du charbon et du fer. C'était une unité spéciale qui avait été levée par les dirigeants des chemins de fer et des houillères pour seconder les efforts de la police civile ordinaire, laquelle se trouvait parfaitement impuissante en face du banditisme organisé qui contrôlait la région. Quand il pénétra dans le bar, un silence général s'établit; il fut la cible de tous les regards; mais, aux États-Unis, les relations entre policiers et criminels ne sont pas comme ailleurs. McGinty, qui se tenait derrière le comptoir, ne témoigna d'aucune surprise quand l'inspecteur s'installa au milieu des habitués.


– Un whisky sec, car la nuit est fraîche! commanda l'officier de police. Je ne crois pas que nous nous soyons déjà rencontrés, conseiller?


– C'est vous, le nouveau capitaine? interrogea McGinty.


– C'est moi. Nous faisons appel à vous, conseiller, ainsi qu'aux autres citoyens éminents, pour nous aider à maintenir la loi et l'ordre dans cette ville. Je m'appelle Marvin. Le capitaine Marvin, du charbon et du fer.


– Nous nous débrouillerions mieux sans vous, capitaine Marvin! répondit froidement McGinty. Car nous avons notre propre police communale, et nous n'avons pas besoin de produits d'importation. Vous n'êtes que l'instrument appointé du capital, payé par les capitalistes pour matraquer ou abattre vos concitoyens plus pauvres.


– Bah! Nous ne discuterons pas là-dessus! dit en souriant l'officier de police. Nous accomplissons notre devoir comme nous l'entendons, mais tout le monde peut ne pas être du même avis…


Il avait vidé son verre, et il allait sortir quand son regard tomba sur McMurdo qui ricanait à côté de lui.


– … Hello! s'écria-t-il en le toisant de haut en bas. Voici une vieille connaissance!


McMurdo s'écarta.


– Je n'ai jamais été votre ami ni l'ami d'un flic quelconque! dit-il.


– Une connaissance n'est pas forcément un ami, fit le capitaine Marvin en souriant de toutes ses dents. Vous êtes Jack McMurdo, de Chicago, et vous ne pouvez pas le nier.


McMurdo haussa les épaules.


– Je ne le nie pas, dit-il. Croyez-vous que j'aie honte de mon nom?


– Vous n'auriez pas tort d'en rougir, cependant!


– Voulez-vous me dire tout de suite ce que vous entendez par-là? rugit McMurdo, qui serra les poings.


– Non, Jack. Inutile de jouer au matamore avec moi! J'étais fonctionnaire à Chicago avant d'atterrir ici, et quand je vois un malfaiteur de Chicago, je le reconnais encore.


McMurdo parut décomposé.


– Vous n'êtes tout de même pas le Marvin de l'administration centrale de Chicago! s'exclama-t-il.


– Je suis toujours le même vieux Teddy Marvin à votre service. Nous n'avons pas encore oublié la façon dont a été tué Jonas Pinto.


– Je ne l'ai pas tué.


– Vraiment? C'est curieux! Sa mort vous a bien arrangé néanmoins, car vous étiez près de passer à la casserole avec son témoignage! Enfin, ne parlons plus du passé car je vous le dis entre nous et je vais peut-être plus loin que je ne le devrais professionnellement parlant, l'affaire n'était pas absolument claire à votre sujet. Demain vous pourriez rentrer à Chicago; vous ne seriez pas inquiété.


– Je me trouve très bien où je suis.


– Ma foi, je vous ai donné le tuyau: vous auriez pu avoir un mot de remerciement!


– En supposant que vous vouliez me faire plaisir, je vous remercie, répondit McMurdo sans enthousiasme.


– Tant que je vous verrai sur le bon chemin, je me tairai, dit le capitaine. Mais si vous faites encore une fois l'idiot, ce sera une autre histoire! Bonsoir. Bonsoir, conseiller!


Il quitta le cabaret, mais il avait créé un héros local. Le bruit s’étant répandu que McMurdo avait fait des siennes à Chicago. Quand on l'avait interrogé, il avait éludé la question avec le sourire de quelqu'un qui ne souhaitait pas qu'on en fit grand cas. Mais la chose venait de se trouver officiellement confirmée. Les habitués l'entourèrent et lui serrèrent affectueusement la main. Désormais, il eut une place de choix dans la communauté. Il était capable de boire sec sans le laisser paraître; mais ce soir-là, si son camarade Scanlan ne s'était pas trouvé chez McGinty pour le faire rentrer, le nouveau héros aurait sûrement terminé sa nuit sous le comptoir.


Un certain samedi soir, McMurdo fut présenté à la loge. Comme il avait été initié à Chicago, il croyait qu'il n'y aurait pas de cérémonie pour son admission. Mais Vermissa s'enorgueillissait de rites spéciaux, et tout postulant devait s'y soumettre. La réunion eut lieu dans une grande salle réservée à cet effet dans la maison syndicale. Une soixantaine de membres étaient présents: ils ne représentaient qu'une faible partie de l'organisation, car plusieurs autres loges fonctionnaient dans la vallée ainsi que sur l'autre versant des montagnes; elles échangeaient leurs adhérents entre elles quand une affaire sérieuse était montée, si bien qu'un crime pouvait être commis par des étrangers à la localité. Ils n'étaient pas moins de cinq cents affiliés dans tout le district du charbon.


Les assistants étaient réunis autour d'une longue table; la salle était dépourvue de tout ornement. Sur un côté, une autre table était dressée; elle était chargée de bouteilles et de verres; déjà quelques frères louchaient dans sa direction. McGinty s'assit au haut bout de la grande table; il était coiffé d'une toque plate de velours noir, et une sorte d'étole pourpre recouvrait ses épaules: il avait l'air d'un prêtre officiant pour une messe noire. Les plus hauts dignitaires de la loge l'entouraient, et parmi eux Ted Baldwin; chacun arborait une écharpe ou une médaille qui symbolisait sa fonction et son titre. Pour la plupart, c'étaient des hommes d'âge mûr; mais le reste de l'assistance se composait de jeunes gens qui avaient entre dix-huit et vingt-cinq ans et qui servaient d'exécutants à leurs aînés. Sur les visages de la plupart de ceux-ci, on devinait une âme féroce et indomptable; mais quand on regardait les jeunes, on avait peine à croire que ces garçons ardents et sincères constituaient vraiment une bande dangereuse de criminels. Hélas! Leurs esprits avaient succombé à une perversité morale si complète qu'ils mettaient un horrible amour-propre à être «efficaces», et qu'ils vouaient le plus profond respect à celui qui avait la réputation de réussir «un coup sans bavures». Radicalement corrompus, ils estimaient qu'il y avait de la chevalerie et du courage à se porter volontaires pour régler le compte de quelqu'un qui ne leur avait jamais nui et que, neuf fois sur dix, ils n'avaient jamais vu. Une fois le crime consommé, ils se querellaient pour savoir lequel avait assené le coup fatal, et ils s'amusaient à décrire les supplications et les spasmes de l'agonie de leur victime. Au début, ils avaient observé le secret sur leurs agissements, mais à l'époque où se situe ce récit, ils ne se gênaient plus pour en parler, car les échecs répétés de la loi leur avaient prouvé deux choses: d'abord que personne n'oserait témoigner contre eux, ensuite qu'ils disposaient d'un nombre illimité de faux témoins auxquels ils pouvaient faire appel, ainsi que d'un trésor bien garni où ils n'avaient qu'à puiser pour se faire défendre par les plus éminents avocats des États-Unis. Au cours de dix longues années, aucun d'entre eux n'avait subi la moindre condamnation; le seul danger qui menaçait les Éclaireurs résidait flans la victime elle-même qui, bien que débordée par le nombre et l’effet de surprise, risquait de laisser un souvenir (ce qui se produisait quelquefois) à ses agresseurs.


McMurdo avait été averti qu'une sorte de cérémonie l'attendait, mais personne n'avait voulu lui dire en quoi elle consisterait. Il fut introduit dans une salle isolée par deux frères solennels. À travers la cloison en planches perçait le brouhaha de voix nombreuses dans la grande salle. Une ou deux fois il entendit son nom. On discutait donc de sa candidature. Puis un homme de garde entra dans la pièce où il se tenait, avec une écharpe verte et or en travers du buste.


– Le chef de corps commande qu'il soit attaché, qu'il ait les yeux bandés, et qu'il soit présenté, dit-il.


À eux trois, ils lui retirèrent sa veste, relevèrent la manche de chemise de son bras droit et serrèrent une corde au-dessus de ses coudes. Puis ils posèrent sur sa tête une casquette noire de tissu épais et l'enfoncèrent pour qu'elle recouvrît la partie supérieure de son visage et qu'il ne pût rien voir. Ainsi accoutré, il fut conduit dans la salle de réunion.


Sous cette espèce de cagoule, il avait l'impression qu'il faisait nuit noire, et il respirait mal. Il entendit les chuchotements des assistants; puis la voix de McGinty parvint étouffée à ses oreilles.


– John McMurdo, dit la voix, êtes-vous déjà membre de l'Ordre ancien des hommes libres?


Il inclina affirmativement la tête.


– Votre loge est bien la loge 29 à Chicago?


Il inclina à nouveau la tête.


– Les nuits obscures sont déplaisantes, dit la voix.


– Oui, pour les étrangers qui ont à voyager, répondit-il.


– Les nuages sont lourds.


– Oui, un orage approche.


– Les frères sont-ils satisfaits?… demanda le chef de corps.


Il y eut un murmure général d'assentiment.


– … Nous savons, frère, par votre signe et par votre contresigne, que vous êtes réellement l'un des nôtres, dit McGinty. Nous voulons cependant que vous sachiez que, dans ce district et dans d'autres districts environnants, nous avons certains rites et aussi certaines obligations qui exigent de la bravoure. Êtes-vous prêt à les subir?


– Oui.


– Êtes-vous courageux?


– Oui.


– Faites un pas en avant pour le prouver.


À ces mots, il sentit deux pointes dures devant ses yeux; deux pointes qui les pressaient de telle manière qu'il avait l'impression que s'il avançait, il aurait les yeux crevés. Néanmoins il avança résolument d'un pas; la pression disparut. Il entendit un discret concert de louanges.


– Il est courageux, dit la voix. Pouvez-vous supporter la souffrance?


– Aussi bien que n'importe qui, répondit-il.


– Mettez-le à l'épreuve.


Il eut besoin de toutes ses forces pour s'empêcher de hurler, car une douleur terrible lui avait transpercé l'avant-bras. Il faillit s'évanouir tant le choc avait été brutal; mais il se mordit les lèvres et serra les poings pour dissimuler sa souffrance.


– Je peux supporter davantage encore, dit-il.


Cette fois les applaudissements éclatèrent. Jamais la loge n'avait vu néophyte plus résolu. On lui flanqua de grandes claques sur le dos et on lui retira sa cagoule. Il demeura debout, clignant des yeux et souriant, pendant que les frères le complimentaient.


– Un dernier mot, frère McMurdo, dit McGinty. Vous avez déjà prêté le serment du secret et de la fidélité. Vous n'ignorez pas qu'un parjure entraînerait instantanément votre mort?


– Je le sais.


– Et vous acceptez la loi du chef de corps dans n'importe quelles circonstances?


– Oui.


– Alors, au nom de la loge 341, de Vermissa, je vous convie à ses privilèges et à ses rites. Vous pouvez nous servir à boire, frère Scanlan: vous viderons un verre en l'honneur de notre digne frère.


On rapporta à McMurdo sa veste; mais avant de la remettre, il examina son bras droit, encore affligé de la même douleur cuisante. Sur la chair de l'avant-bras se dessinait un cercle bien tracé, avec un triangle à l'intérieur, tel que le fer chaud l'avait imprimé. Ses voisins relevèrent leurs manches et lui montrèrent l'insigne de la loge.


– Nous aussi nous l'avons reçu, dit l'un d'eux; mais pas avec autant de vaillance.


– Bah! ce n'est pas terrible! répondit-il.


Mais la douleur continuait à le brûler.


Quand, verre en main, fut fêtée la cérémonie d'initiation, la loge aborda l'examen des affaires courantes. McMurdo, qui ne connaissait que les débats prosaïques de Chicago écouta de toutes ses oreilles (et avec plus de surprise qu'il n'en témoigna ouvertement) ce qui suivit.


– La première affaire inscrite à l'ordre du jour, déclara McGinty, est une lettre émanant du maître de division Windle, de Merton, loge 249. La voici:


«Cher Monsieur,


Il y a un petit travail à effectuer sur Andrew Rae, de Rae amp; Sturmash, propriétaire des mines voisines. Vous vous rappellerez que votre loge nous doit une compensation, puisqu'elle a bénéficié du concours de deux de nos frères dans l'affaire du policier l'automne dernier. Si vous nous envoyez deux volontaires, ils seront pris en charge par le trésorier Higgins de notre loge, dont vous connaissez l'adresse. Il leur indiquera comment agir, où et quand.


Fraternellement vôtre, J. W. Windle.


«Windle ne nous a jamais refusé le prêt d'un ou deux hommes quand nous en avons eu besoin; nous n'allons pas lui refuser aujourd'hui un service…


Mc Ginty s'interrompit. Ses yeux firent le tour de la salle.


– … Qui se propose pour ce petit travail?


Plusieurs jeunes garçons levèrent une main. Le chef de corps leur dédia un sourire approbateur.


– Vous irez, Tiger Cormac. Si vous vous débrouillez aussi bien que la dernière fois, tout se passera normalement. Vous aussi, Wilson.


– Je n'ai pas de revolver, déclara le volontaire, qui n'avait pas encore quinze ans.


– C'est votre première expédition, n'est-ce pas? Eh bien! Il faut commencer par le baptême du feu! Le départ sera bon. Quant au revolver, vous en trouverez un sur place: tranquillisez-vous. Si vous vous présentez là-bas lundi prochain, il sera assez tôt. Vous serez chaleureusement fêtés à votre retour.


– Et la prime, cette fois? demanda Cormac.


C'était un jeune homme brun, trapu, qui avait l'air d'une brute, et dont la férocité lui avait valu le surnom de «Tiger».


– Peu importe la prime. Vous marchez pour l'honneur. Quand le coup sera fait, peut-être trouvera-t-on quelques vieux dollars au fond de la caisse.


– Qu'a fait le type en question? s'enquit le jeune Wilson.


– À coup sûr ce n'est pas votre affaire de demander ce qu'il a fait. Il a été jugé là-bas. Cela ne nous regarde pas. Tout ce que nous devons faire, c'est de régler l'affaire à leur place, comme ils le feraient pour nous. À propos, deux frères de la loge de Merton viendront ici la semaine prochaine pour un petit travail dans notre coin.


– Lesquels? demanda quelqu'un.


– Ma foi, il est plus sage de ne pas poser de pareilles questions. Si vous ne savez rien, vous ne pouvez jurer de rien, et tout ennui se trouve évité. Mais ce sont des hommes qui font du beau sport quand on le leur demande.


– Il sera grand temps! s'écria Ted Baldwin. Les gens se relâchent par ici. Rien que la semaine dernière, trois de nos hommes ont été congédiés par le contremaître Blaker. Nous sommes en dette avec lui depuis longtemps; il faudra que nous la lui remboursions intégralement.


– Rembourser comment? chuchota McMurdo à l'oreille de son voisin.


– Par une cartouche de fusil de chasse! cria l'interpellé en éclatant d'un rire gras. Que pensez-vous de nos méthodes, frère?


McMurdo semblait s'être déjà assimilé l'esprit de l'association criminelle dont il faisait maintenant partie.


– Je ne les déteste pas, dit-il. Le coin est bon pour un gaillard qui n'a pas froid aux yeux.


Ses voisins l'applaudirent.


– Que se passe-t-il? cria le chef de corps à l'autre bout de la table.


– C'est notre nouveau frère, monsieur, qui trouve nos méthodes à son goût.


McMurdo se leva aussitôt.


– Je voulais dire, vénérable maître, que si vous avez besoin d'un homme, je considérerai comme un honneur d'être désigné pour aider la loge.


De vifs applaudissements saluèrent cette déclaration. On sentit qu'un nouveau soleil poussait sa frange au-dessus de l'horizon. Quelques aînés trouvèrent cependant qu'il allait un peu trop vite.


– Je propose, intervint le secrétaire Harraway, vieille barbe grise assis à côté du président, que le frère McMurdo attende que le bon plaisir de la loge soit de l'employer.


– Bien sûr! C'est ce que je voulais dire. Je suis entièrement à votre disposition, répondit McMurdo.


– Votre heure sonnera, frère! dit le président. Nous avons remarqué que vous êtes un homme de bonne volonté, et nous croyons que vous ferez de l'excellent travail dans la région. Ce soir, vous participerez à une petite affaire si le cœur vous en dit.


– J'attendrai quelque chose qui vaille la peine.


– Vous pourrez nous aider ce soir, en tout état de cause; et vous comprendrez mieux ce que nous défendons dans cette communauté. Je m'expliquerai plus tard. Pour le moment, j'ai quelques points à préciser devant l'assemblée. En premier lieu, je demanderai au trésorier de nous communiquer la balance des comptes. Il faut payer une pension à la veuve de Jim Carnaway. Il a été abattu en travaillant pour la loge et il nous appartient de faire en sorte qu’elle n'y perde rien.


– Jim a été tué le mois dernier au cours d'une tentative pour descendre Chester Wilcox, de Marley Creek, expliqua à McMurdo l’un de ses voisins.


– La caisse est actuellement florissante, indiqua le trésorier avec son livre de banque devant lui. Les firmes ont été généreuses ces derniers temps. Max Linder amp; Co ont payé cinq cents dollars pour que nous les laissions tranquilles. Les frères Walker nous ont fait parvenir cent dollars, mais j’ai pris sur moi de les leur renvoyer et d’en réclamer cinq cents. Si je n'ai pas de leurs nouvelles mercredi prochain, leur treuil risque d'avoir un accident; l'an dernier, nous avons été obligés de brûler leur concasseur pour qu'ils deviennent raisonnables. Par ailleurs la West Section Coaling Company a payé sa contribution annuelle. Nous disposons de fonds suffisants pour faire face à n'importe quelle obligation.


– Et l'affaire Archie Swindon? interrogea un frère.


– Il a tout vendu et quitté le district. Le vieux démon a laissé une lettre pour nous, dans laquelle il déclare qu'il préférerait balayer les rues de New York plutôt que d'être un gros propriétaire de mines contrôlé par une bande de maîtres chanteurs. Sapristi, il a bien fait de lever l'ancre avant que sa lettre nous parvienne! Je gage qu'il n'osera plus jamais reparaître dans la vallée.


Un homme d'un certain âge, dont le visage glabre respirait la bonté, se leva au bout de la table qui faisait face à celui du président.


– Monsieur le trésorier, demanda-t-il, puis-je vous prier de nous faire savoir qui a acheté le terrain de cet homme que nous avons fait fuir du district.


– Oui, frère Morris. Il a été acheté par la Compagnie des chemins de fer de Merton.


– Et qui a acheté les mines de Todman et de Lee qui ont été mises en vente l'an dernier pour la même raison?


– La même compagnie, frère Morris.


– Et qui a racheté les forges de Manson et de Shuman, de Van Deher et d'Atwood, qui ont été abandonnées récemment?


– Elles ont toutes été rachetées par la West Gilmerton General Mining Company.


– Je ne vois pas, frère Morris, intervint le président, pourquoi le nom des acheteurs serait susceptible de nous intéresser puisqu'ils ne peuvent pas transporter les forges hors du district.


– Avec tout le respect que je vous dois, vénérable maître, je pense au contraire que nous sommes fortement intéressés par cette question. Voilà dix bonnes années que le même procédé se renouvelle: nous chassons progressivement tous les petits entrepreneurs. Quel en est le résultat? Nous trouvons à leur place de grandes sociétés comme les chemins de fer ou la General Company, qui ont leurs directeurs à New York ou à Philadelphie et qui ne se soucient nullement de nos menaces. Nous pouvons liquider les petits patrons locaux, mais des gros surviennent à leur place. Et nous nous exposons à de graves dangers. Les petits patrons ne pouvaient pas nous faire de mal: ils ne possédaient pour nous nuire ni argent ni influence. Tant que nous ne les pressurions pas trop, ils demeuraient sous notre pouvoir. Mais si ces grosses sociétés s'aperçoivent que nous nous interposons entre elles et leurs gains, elles n'épargneront ni efforts ni dépenses pour nous pourchasser et nous traduire devant la justice…


Ces mots de mauvais augure suscitèrent un grand silence. Les visages s'assombrirent. Des regards sinistres s'échangèrent. Ils avaient été tellement puissants, si peu défiés, qu'ils en étaient arrivés à oublier qu'un revirement de la fortune était toujours possible. L'idée froidement exprimée par le frère Morris fit passer un frisson sur les épidermes les plus coriaces.


– … Mon avis est donc, poursuivit l'orateur, que nous pesions moins lourdement sur les petits patrons. Le jour où ils auront tous été contraints de partir, le pouvoir de notre société sera brisé.


Toute vérité n'est pas bonne à dire. Quand le frère Morris se rassit, des cris de colère saluèrent sa conclusion. McGinty se leva. Il avait le front mauvais.


– Frère Morris, commença-t-il, vous avez toujours été un prophète de malheur. Tant que les membres de la loge se serreront les coudes, aucun pouvoir aux États-Unis ne parviendra à entamer le nôtre. Voyons, n'avons-nous pas été maintes fois traduits devant les tribunaux? Je pense que les grosses sociétés trouveront plus simple de payer que de nous combattre, et qu'elles feront comme les petites sociétés. Et maintenant, frères – (McGinty retira sa toque de velours noir et son écharpe), cette loge a terminé ses travaux pour ce soir. Il ne reste plus à régler qu'une petite affaire dont nous reparlerons avant de nous séparer. Le temps est venu de nous rafraîchir et de faire un peu de musique, fraternellement.


La nature humaine est vraiment bizarre. Ces familiers du meurtre avaient fait disparaître bien des pères de famille à l'égard desquels ils ne professaient aucune haine particulière, sans accorder la moindre compassion à la veuve ni aux orphelins; et cependant une musique tendre et pathétique était capable de leur arracher des larmes. McMurdo avait une belle voix de ténor. Eût-il échoué jusque là, à conquérir la sympathie de la loge, elle lui aurait été acquise immédiatement après qu'il eut chanté: «Je suis assis sur l’échalier, Mary» et «Sur les rives du grand fleuve». Dès la première soirée, la nouvelle recrue était devenue l'un des frères les plus populaires, que chacun devinait promis à de hautes fonctions. Mais d'autres qualités étaient requises chez les Hommes libres; il s’en rendit compte avant la fin de la soirée. La bouteille de whisky avait passé plusieurs fois de mains en mains; les garçons étaient rouges, mûrs pour n'importe quoi; le chef de corps reprit la parole.


– Mes enfants, dit-il, il y a dans cette ville un homme qui a besoin d'une leçon, et il vous appartient de la lui administrer. Il s’agit de James Stanger, du Herald. Vous avez vu qu'il a recommencé à ouvrir contre nous sa grande gueule?…


Un murmure d'assentiment lui répondit, entrecoupé çà et là de quelques jurons en sourdine. McGinty tira de son gilet un bout de journal.


– … «La loi et l'ordre…» Voilà le titre. «La terreur règne dans le district du charbon et du fer. Douze années se sont écoulées depuis les premiers assassinats qui ont prouvé l'existence d'une organisation criminelle dans notre région. Depuis ce jour, les crimes n'ont pas cessé. Maintenant, ils ont atteint une ampleur qui fait de nous l'opprobre du monde civilisé. Est-ce pour en arriver là que notre grand pays accueille en son sein les étrangers qui fuient le despotisme tout-puissant en Europe? Ces réfugiés, ces bannis deviendront-ils des tyrans? Imposeront-ils leur loi aux hommes qui leur ont accordé le refuge dont ils avaient tant besoin? Un état de terreur et d'anarchie s'établira-t-il à l'ombre des plis sacrés du drapeau de la liberté? Les responsables sont connus. L'organisation travaille à découvert, publiquement. Combien de temps devrons-nous le supporter? Vivrons-nous donc…» J'ai lu assez de cette prose! s'écria le président en jetant le journal sous la table. Voilà ce qu'il dit de nous. La question que je vous pose est celle-ci: que lui dirons-nous, à lui?


– À mort! crièrent une douzaine de voix féroces.


– Je proteste! dit le frère Morris (celui dont le visage respirait la bonté). Je vous dis, frères, que notre main s'abat trop lourdement dans cette vallée, et que le jour est proche où tous les citoyens s'uniront pour nous écraser. James Stanger est un vieillard. Il est respecté dans la ville et dans le district. Son journal soutient les valeurs solides de la vallée. Si vous descendez cet homme, tout l'État s'agitera jusqu'à ce que nous soyons anéantis.


– Et comment nous anéantiraient-ils, monsieur le dégonflé? s'écria McGinty. Par la police? Allons donc! La moitié de la police est à notre solde et l'autre moitié a peur de nous. Par les tribunaux et le juge? Ils ont déjà essayé, et qu'en est-il advenu?


– Il y a un juge Lynch qui pourrait rendre son verdict! répliqua le frère Morris.


Une exclamation de colère générale accueillit cette éventualité.


– Je n'aurais qu'à lever mon doigt, dit McGinty, et je pourrais faire venir dans cette ville deux cents hommes qui la nettoieraient d'un bout à l'autre!…


Puis tout à coup, il haussa le ton et pencha en avant son front qui se rida d'une façon effroyable.


– … Écoutez, frère Morris! Je vous tiens à l'œil, et cela depuis quelque temps. Vous n'avez personnellement aucun courage, et vous essayez de détruire le courage des autres. Ce sera un jour fâcheux pour vous, frère Morris, quand votre nom figurera sur notre ordre du jour. Je commence à penser que je devrais l'inscrire sans tarder.


Morris était devenu mortellement pâle. Quand il retomba sur sa chaise, l'assistance aurait pu croire que ses genoux s'étaient dérobés sous lui. D'une main tremblante, il porta son verre à ses lèvres et il le vida avant de répondre.


– Je vous présente mes excuses, vénérable maître, à vous et à tous mes frères de cette loge si j'en ai dit plus que je n'aurais dû. Je suis un membre fidèle et loyal (tous, vous le savez!) et c'est la peur d'un événement irréparable qui me fait parler avec cette anxiété. Mais j'ai une plus grande confiance en votre jugement que dans le mien, vénérable maître, et je vous promets que je ne vous offenserai plus.


Le froncement de sourcil du chef de corps s'atténua devant l'humilité du frère.


– Très bien, frère Morris. C'est moi qui serais désolé d'avoir à vous infliger une leçon. Mais tant que j'occuperai le poste que vous tous m'avez confié, nous formerons une loge unie en paroles et en actes. Et maintenant, les garçons…


Il lança un coup d'œil circulaire à l'assistance.


– … Je vous préviens que si Stanger recevait tout ce qu'il mérite, nous aurions plus d'ennuis que nous n'en souhaitons. Ces journalistes se tiennent tous; tous les journaux des États-Unis réclameraient de la police et des troupes. Mais je pense que vous pouvez lui donner un avertissement sévère. Voulez-vous vous en occuper, frère Baldwin?


– Certainement! répondit le jeune homme avec enthousiasme.


– Combien d'hommes vous faut-il?


– Une demi-douzaine, plus deux pour garder la porte. Vous viendrez, Gower; et vous, Mansel; vous, Scanlan, et les deux Willaby.


– J'avais promis à notre nouveau frère qu'il participerait à l'expédition, dit le président.


Ted Baldwin regarda McMurdo avec des yeux qui montrèrent qu'il n'avait rien oublié ni pardonné.


– Eh bien! qu'il vienne donc! dit-il d'une voix acide. Nous sommes assez. Plus tôt le travail sera fait, mieux cela vaudra.


L'assistance se sépara sur des cris, des glapissements et des refrains de chansons d'ivrognes. Le bar était encore encombré de bambocheurs; beaucoup de frères s'y arrêtèrent. La petite équipe de service sortit et se divisa afin de ne pas attirer l'attention. Il faisait très froid; Une demi-lune brillait dans un ciel glacé et constellé. Les garçons se rassemblèrent dans une cour qui faisait face à un grand bâtiment. Les mots Vermissa Herald étaient gravés en lettres dorées entre des fenêtres brillamment éclairées. À l'intérieur, les presses d'imprimerie ronronnaient.


– Ici, vous! dit Baldwin à McMurdo. Vous resterez en bas devant la porte et vous veillerez à ce que la route soit libre et dégagée pour notre sortie. Les autres, accompagnez-moi! Ne craignez rien, les garçons, car nous avons une douzaine de témoins qui certifieront que nous nous trouvons en ce moment au bar de la maison syndicale.


Il était presque minuit. La rue était déserte. Le groupe traversa la chaussée et, après avoir poussé la porte des bureaux du journal, Baldwin et ses hommes se ruèrent dans l'escalier qui leur faisait face. McMurdo et un autre étaient restés en bas: ils entendirent au premier étage un cri, un appel au secours, des bruits de pas et un fracas de chaises. Un instant plus tard, un homme aux cheveux gris se précipita sur le palier. Avant de pouvoir aller plus loin, il fut empoigné et ses lunettes tombèrent aux pieds de McMurdo. Le bruit sourd d'une chute fut suivi d'un gémissement. Il demeura étendu la face contre terre. Une demi-douzaine de bâtons s'abattirent sur son dos. Il se tortillait, ses longs membres minces tremblaient sous les coups. Ses agresseurs s'arrêtèrent enfin; seul Baldwin, avec un sourire de dément, s'acharna sur la tête de la victime, qui essayait de se protéger avec ses mains. Des taches de sang apparurent parmi ses cheveux blancs. Baldwin, penché au-dessus du vieillard, ajustait un dernier coup qui l'aurait sans doute achevé, quand McMurdo grimpa l'escalier et l'écarta.


– Vous allez le tuer! dit-il. Assez!


Baldwin le considéra avec stupéfaction.


– Allez-vous-en au diable! cria-t-il. Qu'est-ce qui vous prend, vous qui êtes nouveau à la loge? Reculez!


Il leva son gourdin. Mais McMurdo avait déjà sorti son revolver.


– Reculez vous-même! cria-t-il. Si vous portez la main sur moi, je vous brûle la cervelle. Quant à la loge, le chef de corps n'a-t-il pas commandé que Stanger ne soit pas mis à mort? Or vous, que faites-vous sinon le tuer?


– C'est vrai, ce qu'il dit! approuva l'un des garçons.


– Vous feriez bien de vous dépêcher! cria l'homme de faction au rez-de-chaussée. Les fenêtres s'allument; vous allez avoir toute la ville à vos trousses.


De fait, on entendait des cris au-dehors, et un petit groupe de typographes et linotypistes se rassemblait dans le couloir pour passer à la contre-attaque. Laissant le corps inanimé du rédacteur en chef en haut des marches, les criminels descendirent quatre à quatre et s'enfuirent dans la rue. Quand ils eurent atteint la maison syndicale, quelques-uns se mêlèrent à la foule des clients pour chuchoter à l'oreille de McGinty que le travail avait été fait. D'autres, dont McMurdo, s'égaillèrent dans de petites rues pour rentrer chez eux.

CHAPITRE IV La vallée de la peur

Quand McMurdo s'éveilla le lendemain, il se rappela immédiatement qu'il avait été initié à la loge: la quantité d'alcool qu'il avait bu lui avait donné la migraine, et son bras, à l'endroit où il avait été marqué au fer chaud, était brûlant et enflé. Comme il avait ses revenus personnels, il ne travaillait qu'irrégulièrement; ce matin-là, il prit fort tard son petit déjeuner et ne bougea pas de chez lui. Il écrivit une longue lettre à un ami. Puis il parcourut le Herald. Dans une «dernière heure», il lut: «Agression contre les bureaux du Herald. Le rédacteur en chef grièvement blessé». Suivait un bref compte rendu des faits qu'il connaissait mieux que quiconque. L'article se terminait ainsi:


«L'affaire est maintenant commise aux soins de la police. Mais on peut à peine espérer que ses efforts soient couronnés d'un plus grand succès que par le passé. Certains agresseurs ont été reconnus; une condamnation devrait intervenir. À l'origine de cet attentat, faut-il le préciser, on retrouve cette société infâme qui tient la ville en esclavage depuis si longtemps, et contre laquelle le Herald a pris nettement position. Les nombreux amis de M. Stanger se réjouiront d'apprendre que, bien qu'il ait été frappé avec une sauvagerie cruelle et qu'il porte de nombreuses blessures à la tête, sa vie n'est pas en danger immédiat.»


Au-dessous de l'article, un entrefilet annonçait qu'une garde fournie par la police du charbon et du fer, armée de winchesters, assurerait désormais la défense des bureaux.


McMurdo avait rejeté le journal et il était en train d'allumer une pipe d'une main mal assurée quand on frappa à sa porte; la logeuse lui apportait un billet qu'un jeune garçon venait de lui remettre pour son pensionnaire. Non signé, il était conçu en ces termes:


Je voudrais vous parler, mais je préférerais que ce soit hors de chez vous. Vous me trouverez à côté du mât du drapeau au haut de Miller Hill. Si vous venez maintenant, je vous dirai quelque chose d'important pour vous et pour moi.


McMurdo lut et relut ce billet avec la plus vive surprise, car il ne pouvait deviner ce qu'il signifiait ni qui en était l'auteur. S'il avait été rédigé par une main de femme, il aurait pu supposer que c'était le commencement de l'une de ces aventures dont il avait été friand. Mais c'était une écriture masculine, et même l'écriture d'un homme instruit. Il hésita puis décida qu'il éclaircirait l'affaire.


Miller Hill est un jardin public mal tenu en plein centre de la ville. En été, les promeneurs y sont nombreux, mais en hiver il est peu fréquenté. D'en haut, on a une bonne vue non seulement sur toute la ville, mais sur la vallée. McMurdo gravit l'allée qui conduisait au restaurant désert en cette saison. À côté du restaurant il y avait un mât, et au pied du mât un homme au chapeau rabattu sur les yeux et au col de manteau relevé. Quand il se tourna vers lui, McMurdo le reconnut: c'était le frère Morris, qui la veille au soir avait encouru les foudres du chef de corps. Ils échangèrent entre eux le salut de la loge.


– Je désirais vous dire deux mots, monsieur McMurdo, commença le vieil homme sur un ton hésitant qui montrait qu'il se mouvait sur un terrain délicat. Je vous remercie d'être venu.


– Pourquoi n'avez-vous pas signé votre billet?


– Il faut être prudent, monsieur. On ne sait jamais, par les temps qui courent, les conséquences de la moindre des choses. On ne sait jamais non plus à qui se fier.


– On peut tout de même se fier aux frères de la loge?


– Non, non! Pas toujours! cria Morris avec véhémence. Quoi que nous disions, quoi que nous pensions même, tout revient à ce McGinty.


– Écoutez-moi bien! déclara McMurdo avec fermeté. Ce n'est qu'hier soir, vous le savez bien, que j'ai juré fidélité à notre chef de corps. Me demanderiez-vous aujourd'hui de me parjurer?


– Si c'est ainsi que vous prenez les choses, murmura tristement Morris, je vous répondrai seulement que je suis désolé de vous avoir dérangé. Les choses en sont arrivées à une bien mauvaise passe si deux Hommes libres ne peuvent pas se communiquer l'un à l'autre leurs pensées.


McMurdo, qui avait surveillé attentivement son interlocuteur, se détendit un peu.


– Bien entendu, je ne parlais que pour moi, dit-il. Je suis un nouveau, vous ne l'ignorez pas, et je ne sais rien. Ce n'est pas à moi d'ouvrir la bouche, monsieur Morris, mais si vous croyez utile de me dire quelque chose, je suis venu ici pour vous écouter.


– Et pour le rapporter à McGinty, ajouta amèrement Morris.


– En vérité, vous êtes injuste envers moi! s'écria McMurdo. Je serai loyal à l'égard de la loge, je vous l'ai dit carrément; mais je serais un pauvre type si j'allais répéter à quelqu'un d'autre ce que vous me diriez en confidence. Vos paroles resteront entre nous, ce qui ne m'empêche pas de vous avertir que vous n'avez à attendre de moi ni aide ni sympathie.


– Depuis longtemps, j'ai renoncé à l'une et à l'autre! dit Morris. Il se peut qu'en vous parlant franchement je remette ma vie entre vos mains, mais, tout mauvais que vous êtes, et hier soir j'ai eu l’impression que vous preniez modèle sur les pires de la bande, vous êtes un nouveau et votre conscience n'est certainement pas aussi endurcie que les leurs. Voilà pourquoi je voulais vous parler.


– Qu'avez-vous à me dire?


– Si vous me dénoncez, que la malédiction soit sur vous!


– Je vous ai dit que je ne vous dénoncerais pas.


– Je voulais vous demander si, lorsque vous vous êtes affilié à la Société des hommes libres de Chicago et que vous avez prononcé des vœux de charité et de fidélité, vous avez jamais pensé que cela vous conduirait au crime.


– En admettant que ce soit au crime… répondit McMurdo.


– En admettant!… s'écria Morris dont la voix vibrait de passion. Vous ne connaissez pas grand-chose à la vie si vous pouvez trouver un autre nom. N'était-ce pas un crime hier soir que de frapper un homme, assez âgé pour être votre père, jusqu'à ce que le sang s'étale sur ses cheveux blancs? Si ce n'était pas un crime, qu'était-ce donc alors?


– Certains diraient que c'est la guerre, dit McMurdo. La guerre entre deux classes, totale, inexpiable; la guerre où chaque camp frappe le plus fort possible.


– Eh bien! pensiez-vous à une guerre pareille quand vous avez sollicité votre admission à la Société des hommes libres de Chicago?


– Non. Je conviens que non.


– Moi non plus, quand je me suis affilié à Philadelphie. C'était tout bonnement une société de secours mutuels, un lieu de rencontre entre camarades. Puis j'ai entendu parler de cet endroit. Maudite soit l'heure où le nom m'est entré dans l'oreille! Je suis venu ici pour améliorer ma situation. Mon Dieu, améliorer ma situation! Ma femme et mes trois enfants m'ont accompagné. J'ai fait démarrer un magasin de tissus place du Marché, et j'ai prospéré. On a appris que j'étais un Homme libre; j'ai été obligé d'adhérer à la loge locale comme vous hier soir. J'ai cette marque de honte sur mon avant-bras, et quelque chose de pire marqué au fer chaud dans le cœur. J'ai découvert que j'étais sous les ordres d'un affreux scélérat et que je me trouvais pris dans un réseau de criminels. Que pouvais-je faire? Tout ce que je disais pour tenter de remédier à cet état de faits était considéré comme une trahison; vous l'avez vu hier soir. Je ne peux pas m'enfuir: tout ce que je possède au monde est dans mon magasin. Si je quitte la société, ma démission sera le signal de mon assassinat et de Dieu sait quoi pour ma femme et mes enfants. Oh! mon cher, c'est affreux, horrible!


Il enfouit son visage entre ses mains et son corps fut secoué de sanglots convulsifs.


McMurdo haussa les épaules.


– Vous étiez trop mou pour ce truc-là, dit-il. Pas du tout la sorte d'homme qui convenait!


– J'avais une conscience et une religion. Ils ont fait de moi un criminel comme eux. J'ai été désigné pour une affaire. Si j'avais cané, je savais ce qui m'attendait. Je suis peut-être un poltron. C'est peut-être la pensée de ma pauvre petite femme et de mes enfants qui m'a rendu lâche. Quoi qu'il en soit, j'y suis allé. Je crois que je ne l'oublierai jamais. C'était une maison isolée, à trente kilomètres d'ici, de l'autre côté de la montagne. On m'avait posté à la porte, comme vous hier soir. Ils ne me faisaient pas confiance pour autre chose. Ils sont entrés. Quand ils sont ressortis, ils avaient les mains rouges de sang jusqu'aux poignets. Nous sommes partis, mais derrière nous un enfant hurlait: c'était un garçonnet de cinq ans qui venait d'assister au massacre de son père. Je me suis presque évanoui d'horreur; mais il fallait que je garde le sourire, car je savais bien que sinon ce serait de ma maison qu'ils sortiraient la prochaine fois avec les mains rouges, et que ce serait mon petit Fred qui hurlerait de terreur. Mais j'étais devenu un criminel; j'avais tenu un rôle dans un assassinat, j'étais perdu dans ce monde et perdu aussi pour le monde à venir. Je suis bon catholique; le prêtre que je suis allé trouver n'a pas voulu m'entendre quand je lui ai dit que j'étais un Éclaireur, et je suis excommunié de ma religion. Voilà où j'en suis. Or je vous vois descendre la même pente, et je vous demande comment cela finira. Êtes-vous prêt à devenir un meurtrier de sang-froid, comme les autres, ou pouvons-nous faire quelque chose pour arrêter cela?


– Que voudriez-vous faire? dit brusquement McMurdo. Vous ne voudriez pas moucharder?


– Dieu m'en garde! s'écria Morris. Cette pensée seule me coûterait la vie.


– C'est bien, dit McMurdo. Je crois que vous êtes un faible, et que vous prenez les choses trop à cœur.


– Trop à cœur! Attendez d'être un peu plus vieux dans le pays! Regardez la vallée. Voyez le nuage de cent cheminées qui la recouvre. Je vous dis que le nuage du crime pèse cent fois plus lourd, cent fois plus épais au-dessus des habitants. C'est la vallée de la peur. La vallée de la mort. La terreur oppresse tous les cœurs depuis le crépuscule jusqu'à l'aube. Attendez, jeune homme: vous verrez vous-même!


– Eh bien! je vous ferais savoir ce que je penserai quand j'en aurai vu davantage! répondit McMurdo avec insouciance. Ce qui saute aux yeux, c'est que vous n'êtes pas fait pour vivre ici, et que plus tôt vous liquiderez votre affaire, même en ne retirant qu'un dollar de votre stock, mieux cela vaudra pour vous. Ce que vous m'avez dit restera entre nous, mais, sapristi, si je pensais que vous étiez un indicateur…


– Non! cria Morris.


– Alors restons-en là. Je me souviendrai de notre conversation, et un jour peut-être je m'y référerai. Je crois que vous m'avez parlé dans une bonne intention. Maintenant, je vais rentrer chez moi.


– Encore un mot avant que vous partiez, dit Morris. Il se peut que nous ayons été vus ensemble. Il se peut qu'on veuille savoir de quoi nous avons parlé.


– Ah! c'est juste!


– Je vous ai offert une place d'employé dans mon magasin.


– Et je l'ai refusée. Voilà l'affaire que nous avons débattue ensemble. Eh bien! à un autre jour, frère Morris! Et je vous souhaite meilleure chance pour l'avenir.


– Dans l'après-midi, alors que McMurdo méditait en fumant à côté du poêle du petit salon, la porte s'ouvrit et dans son encadrement apparut la gigantesque silhouette de McGinty. Il fit le signe de la loge et s'assit en face du jeune homme; il le regarda fixement; ce regard lui fut retourné avec une intensité égale.


– Je ne viens pas en visiteur, frère McMurdo, dit-il enfin. J'ai déjà beaucoup à faire avec les gens qui me rendent visite. Mais j'ai pensé que je pourrais faire une mise au point chez vous.


– Je suis fier de vous accueillir, conseiller! répondit chaleureusement McMurdo, qui sortit du buffet sa bouteille de whisky. C'est un honneur auquel je ne m'attendais pas.


– Comment va le bras? interrogea le chef de corps.


McMurdo fit la grimace.


– Je serais incapable de l'oublier, répondit-il. Mais je pense que la chose en vaut la peine.


– Oui, approuva l'autre. La chose en vaut la peine pour les fidèles, pour ceux qui apportent leur concours à la loge. De quoi parliez-vous donc ce matin avec le frère Morris en haut de Miller Hill?


La question avait été si soudainement posée qu'il se révéla préférable que la réponse eût été préparée d'avance. McMurdo éclata d'un gros rire.


– Morris ne savait pas que je pouvais gagner ma vie ici chez moi. Il ne le saura jamais, car je trouve qu'il a un peu trop de scrupules pour mon goût. Mais c'est un brave vieux bonhomme. Il s'imaginait que je n'avais pas de travail, et il avait pensé bien faire en m'offrant une place d'employé dans son magasin de tissus.


– Oh! c'était cela?


– Oui.


– Et vous avez refusé?


– Évidemment! Je gagnerais dix fois plus dans ma chambre avec quatre heures de travail.


– C'est vrai. Mais à votre place, je ne verrais pas trop souvent le frère Morris.


– Pourquoi?


– Simplement parce que je vous dis de ne pas le faire. Pour la plupart des gens de la région, cette explication suffit.


– Peut-être pour la plupart des gens de la région, mais pas pour moi, répondit crânement McMurdo. Si vous êtes connaisseur en hommes, vous devez le savoir.


Le géant le dévisagea, et sa patte poilue se referma autour du verre comme s'il avait envie de le lancer à la tête de McMurdo.


Puis il se mit à rire.


– Vous êtes vraiment un type peu ordinaire! dit-il. Vous voulez des raisons? Eh bien! je vais vous en donner. Est-ce que Morris ne vous a rien dit contre la loge?


– Rien.


– Ni contre moi?


– Non.


– Alors c'est parce qu'il n'a pas osé se fier à vous. Mais au fond de son cœur, il n'est pas loyal. Nous le connaissons bien; nous le surveillons; et nous attendons le moment de l'admonester comme il le mérite. Je pense que ce moment n'est pas très éloigné. Il n'y a pas de place dans notre bergerie pour des brebis galeuses. Si vous vous liiez avec un homme déloyal, nous pourrions penser que vous êtes déloyal, vous aussi. Vous voyez?


– Il n'y a aucune chance pour que je me lie avec lui, car il ne me plaît pas, répondit McMurdo. Mais pour ce qui est d'être déloyal, si le mot avait été prononcé par un autre, il ne serait pas dit deux fois.


– Bien. En voilà assez, dit McGinty en vidant son verre. J'étais venu pour vous donner un avis. Vous l'avez entendu.


– Je voudrais bien savoir, fit McMurdo, comment vous avez pu apprendre que j'avais causé avec Morris.


McGinty sourit.


– C'est mon affaire de savoir ce qui se passe dans la ville, dit-il. N'oubliez jamais que je finis par tout savoir. Bon. Il est maintenant l’heure, et…


Mais un incident imprévu se produisit au moment où il se levait pour s'en aller. La porte s'ouvrit toute grande, sous une poussée brutale, et trois têtes décidées, coiffées des casquettes à visière de la police, les dévisagèrent sans aménité. McMurdo se leva d'un bond. Il allait empoigner son revolver quand il vit deux winchesters braqués sur lui; il baissa le bras. Un homme en uniforme s'avança dans la pièce: il avait au poing un revolver à six coups. C'était le capitaine Marvin, qui venait de Chicago et qui appartenait maintenant à la police du charbon et du fer. Il hocha la tête et adressa un petit sourire à McMurdo.


– Je pensais bien que vous vous attireriez des ennuis, monsieur l'aigrefin McMurdo, de Chicago, dit-il. Vous ne pouviez pas vous tenir tranquille, n'est-ce pas? Prenez votre chapeau, et suivez-nous.


– Je crois que cette plaisanterie vous coûtera cher, capitaine Marvin! intervint McGinty. Qui vous croyez-vous donc, je vous prie, pour pénétrer ainsi dans une maison et inquiéter des hommes honnêtes qui respectent la loi?


– Vous êtes en dehors de cette affaire, conseiller McGinty, dit le capitaine Marvin. Nous n'avons rien contre vous, seulement contre ce McMurdo. Vous devez nous aider, et non pas nous gêner dans l’accomplissement de notre devoir.


– C'est l'un de mes amis, et je me porte garant de sa conduite, dit le chef de corps.


– D'après tout ce que l'on dit, monsieur McGinty, vous pourriez bien avoir à répondre de votre propre conduite l'un de ces jours! répliqua l'officier de police. Ce McMurdo était un malfaiteur avant d'arriver ici; il l'est demeuré. Couchez-le en joue, sergent, pendant que je le désarme.


– Voilà mon pistolet, dit froidement McMurdo. Mais si vous et moi étions seuls face à face, capitaine Marvin, vous ne viendriez peut-être pas si facilement à bout de moi.


– Où est votre mandat? demanda McGinty. Nom d'une pipe! On se croirait en Russie et non à Vermissa, en voyant des policiers agir de la sorte. Je vous jure que vous en entendrez parler!


– Agissez selon votre conception du devoir, conseiller. Nous, nous obéissons à la nôtre.


– De quoi suis-je accusé? interrogea McMurdo.


– D'être mêlé à l'agression contre le vieux Stanger aux bureaux du Herald. Ce n'a pas été de votre faute si vous êtes inculpé d'agression et non de meurtre.


– Eh bien! si c'est tout ce que vous avez à lui reprocher, s'écria McGinty en riant, vous vous épargnerez bien des ennuis en laissant tomber. Cet homme était hier soir dans mon cabaret; il jouait au poker; il est resté jusqu'à minuit chez moi; je pourrai amener une douzaine de témoins pour vous le prouver.


– C'est votre affaire. Vous l'établirez devant le tribunal demain. En attendant, venez, McMurdo. Et tenez-vous tranquille si vous ne voulez pas recevoir un coup de crosse sur la tête. Tenez-vous au large, monsieur McGinty. Je vous préviens que je ne tolère aucune résistance quand je suis de service.


Le capitaine avait l'air si résolu que McMurdo et son chef de corps durent s'incliner. McGinty se débrouilla pour échanger quelques mots avec le prisonnier avant qu'ils soient séparés.


– Et votre…?


Il leva un pouce pour indiquer la machine à frapper les dollars.


– En sûreté, murmura McMurdo, qui avait aménagé une cachette sous le plancher.


– Je vous dis à bientôt, déclara le chef de corps. Je vais de ce pas voir Reilly, l'avocat, et je m'occupe de la défense. Croyez-moi sur parole: ils ne vous garderont pas.


– Je n'en mettrais pas ma tête à couper, répliqua Marvin. Surveillez votre prisonnier, vous deux, et abattez-le s'il essaie de vous jouer un tour pendant que je vais fouiller sa chambre.


Apparemment, l'officier de police ne découvrit pas la machine. Quand il redescendit, il escorta McMurdo au commissariat de police. L'obscurité était tombée; un vent aigre soufflait; les rues étaient presque désertes, mais quelques badauds suivirent le groupe et, enhardis par les ténèbres, lancèrent quelques imprécations au prisonnier.


– Lynchez ce maudit Éclaireur! Lynchez-le!


Ils assistèrent avec de gros rires et de bonnes plaisanteries à son entrée au commissariat. Après un interrogatoire de pure forme, il fut conduit dans la cellule commune. Il y retrouva Baldwin et trois autres criminels de la veille; ils avaient tous été arrêtés dans l’après-midi, et ils attendaient leur procès, qui devait avoir lieu le lendemain matin.


Mais même à l'intérieur de cette forteresse de la loi, le bras long des Hommes libres pouvait se déployer. Dans la soirée, un geôlier leur apporta de la paille pour qu'ils dorment mieux; de la paille, ils tirèrent deux bouteilles de whisky, quelques verres, et un jeu de cartes. Ils passèrent une nuit joyeuse, sans éprouver la moindre inquiétude à l'égard de la cérémonie du lendemain.


Ils avaient bien raison! Le magistrat se trouva dans l'incapacité, devant les témoignages produits, de prononcer le verdict qui aurait porté l'affaire devant une juridiction supérieure. D'une part les ouvriers de l'imprimerie furent obligés de convenir que l'éclairage était mauvais, qu'ils étaient eux-mêmes très troublés, et qu'il leur était difficile de se prononcer absolument sur l'identité des agresseurs; certes, ils croyaient bien que les accusés faisaient partie du groupe d'assaillants; mais de là à le jurer… Au cours de l'interrogatoire contradictoire qui fut dirigé par l'éminent avocat engagé par McGinty, ils se montrèrent encore plus hésitants. Le blessé avait déjà déposé qu'il avait été surpris par la soudaineté de l'attaque et qu’il ne pouvait rien certifier en dehors du fait que le premier qui l’avait frappé portait une moustache. Il ajouta qu'il ne pouvait s’agir que d'Éclaireurs, puisqu'il n'avait pas d'autres ennemis dans la ville et qu'ils l'avaient menacé depuis longtemps pour ses éditoriaux qui les mettaient en cause. D'un autre côté, il fut clairement démontré par le témoignage formel de six citoyens, au nombre desquels le célèbre conseiller municipal McGinty, que les accusés avaient joué aux cartes à la maison syndicale jusqu'à une heure bien postérieure à celle de l'attentat. Inutile de dire qu'ils furent relaxés, avec les excuses du tribunal pour les dérangements qu'ils avaient subis à la suite de la légèreté du capitaine Marvin et de la police.


Le verdict fut salué par de vifs applaudissements dans une enceinte où McMurdo reconnut nombre de visages familiers. Des frères de la loge souriaient et battaient des mains. Mais d'autres spectateurs demeurèrent impassibles et figés quand les accusés sortirent libres du tribunal. L'un d'entre eux, un petit bonhomme à barbiche noire, exprima leurs sentiments en s'écriant:


– Maudits assassins! Nous aurons pourtant votre peau un jour

CHAPITRE V L'heure la plus sombre

S'il avait fallu quelque chose pour ajouter à la popularité de Jack McMurdo parmi ses compagnons, son arrestation et son acquittement y auraient pourvu. Dans les annales de la société, c'était un record qu'un nouvel adhérent eût accompli la nuit même de son affiliation un acte qui l'avait conduit devant le tribunal. Déjà il avait la réputation d'un joyeux luron, d'un agréable convive, et d'un caractère qui ne laissait jamais passer une insulte (eût-elle été prononcée par le tout-puissant chef de corps). Mais cette fois ses camarades acquirent la certitude que dans leur groupe il était le seul à concevoir rapidement un dessein sanguinaire et à l'exécuter aussitôt. «Il sera irremplaçable pour les coups durs», se disaient les aînés les uns aux autres. McGinty ne manquait pas d'instruments pour exécuter ses volontés, mais il reconnut de bonne grâce que McMurdo était le plus capable. Il avait l'impression qu'il tenait en laisse un limier féroce. Certes, les roquets ne lui manquaient pas pour les petites affaires, mais il entrevoyait le jour où il lâcherait son chien de race sur une proie qui en vaudrait la peine. Quelques membres de la loge, dont Ted Baldwin, se hérissaient devant la rapide ascension du nouveau venu et le haïssaient, tout en se gardant de broncher devant lui, car il était aussi prêt à se battre qu'à rire.


Mais s'il gagnait la sympathie de ses camarades, il y avait un endroit, qui lui importait pourtant beaucoup plus, où il avait perdu tout crédit. Le père d'Ettie Shafter ne voulait plus lui adresser la parole, et il ne le laissait même plus pénétrer sous son toit. Ettie était trop profondément amoureuse pour renoncer à lui; cependant son bon sens lui représentait les conséquences d'un mariage avec un homme qui passait pour un criminel. Un matin, après une nuit sans sommeil, elle résolut d'aller le voir, peut-être pour la dernière fois, et de tenter un gros effort pour le tirer hors de ces mauvaises influences qui l'aspiraient vers le bas. Elle se rendit donc chez lui, comme il l'en avait plusieurs fois suppliée, et elle entra dans la pièce dont il avait fait son petit salon. Il était assis devant la table. Il lui tournait le dos. Il avait une lettre devant lui. L'idée d'une espièglerie lui vint: elle n'avait que dix-neuf ans. Il ne l'avait pas entendue quand elle avait ouvert la porte. Elle s'avança sur la pointe des pieds, et elle posa doucement ses mains sur les épaules de McMurdo.


Si elle avait espéré le surprendre, elle réussit pleinement; mais ce fut à son tour d'être surprise. D'un bond de tigre, il sauta sur elle et la saisit à la gorge avec sa main droite; de l'autre main il fit une boulette du papier qui était devant lui. Puis il la regarda. Alors la stupéfaction et la joie remplacèrent la férocité qui avait déformé ses traits. Férocité devant laquelle elle avait reculé, horrifiée, jusqu'au mur.


– C'est vous! fit-il en s'essuyant le front. Quand je pense que vous venez me voir, cœur de mon cœur, et que je ne trouve rien de mieux que de vouloir vous étrangler! Venez, chérie…


Il lui tendit ses bras.


– Je vais vous dédommager maintenant.


Mais elle était encore sous le coup de la découverte qu'elle avait faite sur le visage de McMurdo: elle y avait lu une peur coupable. Tous ses instincts féminins l'avertirent qu'il ne s'agissait pas de la simple peur d'un homme surpris. Non, c'était bien de la culpabilité. De la culpabilité et de la peur.


– Qu'est-ce qui vous a pris, Jack? s'écria-t-elle. Pourquoi avez-vous eu si peur de moi? Oh! Jack, si vous aviez la conscience tranquille, vous ne m'auriez pas regardée ainsi!


– Dame! J'étais en train de réfléchir à des tas d'autres choses; quand vous vous êtes approchée si légèrement sur vos pieds de fée…


– Non, Jack. C'était plus que cela…


Un soupçon lui traversa l'esprit.


– … Laissez-moi voir cette lettre que vous étiez en train d'écrire.


– Ah! Ettie, je ne le peux pas!


Ses soupçons se transformèrent en certitude.


– C'était à une autre femme! s'écria-t-elle. J'en suis sûre. Sinon, pourquoi ne me la montreriez-vous pas? Était-ce à votre femme que vous écriviez? Comment pourrais-je savoir que vous n'êtes pas déjà marié, vous, un étranger que personne ne connaît?


– Je ne suis pas marié, Ettie. Regardez-moi: je vous le jure! Vous êtes pour moi la seule femme sur la terre. Par la croix du Christ, je le jure!


Il avait pâli; la passion grave qu'il mit dans sa réponse la convainquit qu'il ne mentait pas.


– Alors, pourquoi ne voulez-vous pas me montrer cette lettre?


– Je vais vous le dire, ma chérie. J'ai fait le serment de ne pas la montrer, et de même que je ne voudrais pas être parjure envers vous; je ne voudrais pas trahir une parole donnée à d'autres. C'est une affaire de la loge; une affaire secrète, même pour vous, Et si j'ai eu peur quand une main s'est posée sur moi, comprenez que j'avais peur que ce fût celle d'un policier?…


Elle sentit qu'il disait la vérité. Il la prit dans ses bras; ses baisers balayèrent frayeurs et doutes.


– … Asseyez-vous près de moi. C'est un trône bizarre pour une pareille reine, mais c'est le meilleur que puisse vous offrir votre pauvre amant. Un jour il fera mieux pour vous, je pense. Vous voilà rassurée maintenant?


– Comment pourrais-je l'être, Jack, quand je sais que vous faites partie d'une bande de criminels, quand je m'attends chaque jour à vous voir assis dans le box des accusés? McMurdo l'Éclaireur, voilà comment l'un de nos pensionnaires vous a appelé hier. Je l'ai ressenti comme un coup de poignard.


– Croyez-moi, ma chérie, je ne suis pas aussi mauvais que vous le pensez. Nous ne sommes que de pauvres gens qui essayons à notre manière de faire respecter nos droits.


Ettie passa son bras autour du cou de son amant


– Abandonnez cela, Jack! Pour l'amour de moi, pour l'amour de Dieu, laissez tomber! Je suis venue ici pour vous en supplier. Oh! Jack, je vous le demande à genoux! Je m'agenouille devant vous, et je vous adjure d'abandonner


Il la releva et il l'apaisa entre ses bras.


– Voyons, ma chérie, réfléchissez à ce que vous me demandez! Comment pourrais-je laisser tomber puisque ce serait me parjurer et abandonner mes camarades? Si vous saviez tout ce qui se passe, jamais vous ne me le proposeriez. De plus, même si je le voulais, comment pourrais-je le faire? Vous ne supposez pas que la loge permettrait à l'un de ses adhérents de se retirer avec tous ses secrets?


– J'y ai réfléchi, Jack. J'ai tout prévu. Père a un peu d'argent de côté. Il est fatigué de cet endroit, où notre existence est assombrie par la terreur. Il est prêt à partir. Nous pourrions nous enfuir ensemble à Philadelphie ou à New York. Là, nous serions en sécurité.


McMurdo se mit à rire.


– La loge a le bras long. Croyez-vous qu'elle ne pourrait pas l'étendre d'ici jusqu'à Philadelphie ou New York?


– Eh bien! dans ce cas, allons dans l'Ouest, ou en Angleterre, ou en Suède. N'importe où, pourvu que nous sortions de cette vallée de la peur.


McMurdo pensa au vieux frère Morris.


– Voilà la deuxième fois que j'entends ce nom, dit-il. L'ombre ne semble pourtant pas peser trop lourdement sur certains habitants de cette vallée.


– Elle obscurcit chaque instant de notre existence. Vous imaginez-vous que Ted Baldwin nous a pardonné? Si ce n'était qu'il vous craint, il nous aurait déjà anéantis. Il me suffit de voir ses yeux noirs de bête affamée quand par hasard il me rencontre!


– Ah! ah! Je lui apprendrai de meilleures manières si je l'y prends. Mais écoutez-moi bien, petite fille: je ne peux pas partir d’ici. Je ne peux pas. Enregistrez cela une fois pour toutes. Mais si vous me laissez choisir ma propre voie, j'essaierai de trouver le moyen d'en sortir honorablement.


– Il n'y a pas d'honneur dans une affaire pareille!


– Mon Dieu, cela dépend du point de vue auquel on se place! Mais si vous me donnez six mois, je m'arrangerai pour partir d'ici sans avoir honte de regarder les autres en face.


– Six mois! s'exclama la jeune fille dans une explosion de joie. C’est une promesse?


– Écoutez: ce sera peut-être sept ou huit. Mais avant un an au maximum, nous aurons quitté la vallée.


– Ettie ne put rien obtenir de plus précis; mais enfin c'était déjà quelque chose: une sorte de phare lointain qui éclairait les ténèbres de l’avenir immédiat. Elle rentra chez son père, plus allègre qu'elle ne l'avait jamais été depuis que Jack McMurdo avait fait irruption dans sa vie.


Il aurait pu penser qu'en tant que membre de la société, tous les agissements de celle-ci lui seraient connus; mais il ne tarda pas à découvrir que l'organisation était beaucoup plus étendue et plus complexe que la simple loge. McGinty lui-même ignorait beaucoup de choses, car il y avait un dignitaire appelé le délégué du district, habitant à Hobson's Patch, au bas de la voie ferrée, qui avait tout pouvoir sur plusieurs loges qu'il régentait d'une façon imprévue et arbitraire. McMurdo ne le vit qu'une fois: il avait l'air d'un petit rat timide à poils gris; il avait une démarche furtive et un regard oblique chargé de malignité. Il s'appelait Evans Pott; devant lui, le grand patron de Vermissa ressentait un peu de la répulsion et de la peur que Robespierre devait inspirer à Danton.


Un jour Scanlan, qui était le camarade de pension de McMurdo, reçut un billet de McGinty accompagnant une lettre d'Evans Pott. Le «grand patron» informait McGinty qu'il lui adressait deux hommes, Lawler et Andrews, munis d'instructions pour agir dans les environs; il lui disait aussi qu'il était préférable pour la cause de ne pas divulguer de détails quant au but de cette mission: il demandait au chef de corps de veiller à ce que ces deux exécutants fussent logés et bien traités jusqu'à l'heure de l'action. McGinty avait ajouté pour Scanlan que personne ne pouvait loger clandestinement à la maison syndicale et qu'il serait obligé à Scanlan et McMurdo d'accueillir chez la veuve MacNamara ces deux nouveaux pensionnaires.


Ils arrivèrent le soir même, chacun muni d'un sac. Lawler avait un certain âge; il avait le visage austère; il était taciturne et réservé; il était habillé d'une vieille redingote noire qui, avec son chapeau mou et sa barbe grisonnante hirsute, lui donnait l'air d'un prédicateur itinérant. Son compagnon, Andrews, n'était pas beaucoup plus qu'un enfant: il avait le visage ouvert et gai, et il ressemblait à un écolier en vacances. Tous deux ne buvaient que de l'eau, et ils se conduisirent en tous points comme des membres exemplaires de la société, à cela près qu'ils étaient l'un comme l'autre assassins patentés. Lawler avait accompli quatorze missions de meurtre, et Andrews trois.


McMurdo découvrit qu'ils ne demandaient pas mieux que de raconter leurs exploits passés; ils le firent avec cette sorte de fierté timide qu'arborent les hommes qui ont rendu de bons et loyaux services à la communauté. Mais ils se montrèrent réticents pour parler de l'affaire en cours.


– On nous a choisis parce que ni moi ni le petit ne buvons d'alcool, expliqua Lawler. On sait que nous n'en dirons jamais plus qu'il ne faut. Vous ne devez pas le prendre en mauvaise part, mais c'est aux ordres du délégué du district que nous obéissons.


– Bien sûr! répondit Scanlan.


– Si vous y tenez, nous pourrons vous raconter l'histoire de la mort de Charlie Williams, ou de Simon Bird. Mais jusqu'à ce que notre travail soit fait, nous n'en parlerons pas.


– Il y a dans les environs une bonne demi-douzaine de types à qui je dirais volontiers deux mots! déclara McMurdo en jurant. Je suppose que ce n'est pas Jack Knox qui est votre cible? J'irais au bout du monde pour le voir recevoir ce qu'il mérite.


– Non. Ce n'est pas lui. Pas encore lui.


– Ou Hermann Strauss?


– Lui non plus.


– Ma foi, si vous ne voulez rien dire, nous ne pouvons pas vous forcer à parler. Mais ça me démange!


Lawler sourit et secoua la tête. Il ne se laissait pas tirer les vers du nez.


En dépit de la réticence de leurs hôtes, Scanlan et McMurdo étaient bien décidés à assister à ce qu'ils appelaient «la bonne blague». Quand un matin très tôt McMurdo les entendit descendre l'escalier à pas feutrés, il réveilla Scanlan et tous deux s'habillèrent rapidement. Quand ils furent prêts, ils trouvèrent la porte ouverte et leurs compagnons disparus. L'aube ne pointait pas encore, mais à la lueur des lampadaires ils les aperçurent dans la rue à quelque distance devant eux. Ils les suivirent prudemment. La neige étouffait le bruit de leurs pas.


La pension de famille était située près de la lisière de la ville; bientôt ils arrivèrent à un carrefour en pleine campagne. Trois hommes attendaient; Lawler et Andrews s'entretinrent quelques instants avec eux, puis tous se mirent en route. Il s'agissait donc d’un travail important qui nécessitait du monde. À cet endroit, plusieurs chemins conduisaient à diverses mines. Les étrangers prirent celui qui menait au Crow Hill, grosse affaire aux mains énergiques et intrépides d'un directeur de la Nouvelle-Angleterre, Josiah Dunn, qui y avait maintenu l'ordre et la discipline malgré la terreur qui régnait dans la vallée.


Le jour se levait maintenant; une file d'ouvriers, isolés ou en groupe, se hâtait sur ce chemin noirci.


McMurdo et Scanlan se mêlèrent à eux, sans perdre de vue les hommes qu'ils suivaient. Une brume épaisse les entourait; un sifflet à vapeur déchira l'air: c'était le signal donné dix minutes avant la descente des cages et le début de la journée de travail.


Quand ils atteignirent l'espace à découvert devant le puits de mine, une centaine de mineurs attendaient en battant la semelle et en soufflant dans leurs doigts; le froid était en effet très vif. Les étrangers formaient un petit groupe dans l'ombre du bâtiment des machines. Scanlan et McMurdo grimpèrent sur un tas de scories, d’où ils pouvaient voir toute la scène. Ils reconnurent l'ingénieur de ma mine, un grand Écossais barbu du nom de Menzies, qui sortait du bâtiment et qui lança un coup de sifflet pour la descente des cages. Au même moment, un grand jeune homme dégingandé au visage, sérieux s'approcha de la fosse. Il aperçut le groupe immobile et silencieux qui se tenait près du bâtiment. Les hommes avaient rabattu leurs chapeaux et relevé leurs cols pour se dissimuler le visage. Pendant quelques instants, le pressentiment de la mort dut glacer le cœur du directeur. Mais il l'écarta et ne songea plus qu'à accomplir son devoir à l'égard d'intrus suspects.


– Qui êtes-vous? demanda-t-il en se dirigeant vers eux. Pourquoi traînez-vous par ici?


Il n’y eut aucune réponse; simplement le petit Andrews fit un pas en avant et lui logea une balle dans l'estomac. Les cent mineurs qui attendaient ne bougèrent pas plus que s'ils avaient été frappés de paralysie. Le directeur de la mine appuya ses deux mains contre la plaie et se plia en deux. Il tenta de s'éloigner en titubant, mais un autre assassin fit feu, et il tomba sur le côté, grattant le sol de ses pieds et de ses mains. Menzies l'Écossais poussa un hurlement de rage et se rua avec une clé à molette sur les agresseurs, mais il reçut deux balles dans la tête et il s'écroula raide mort à leurs pieds. La foule des mineurs fut alors secouée d'une sorte de houle et elle émit un faible cri de colère et de pitié; des ouvriers s'élancèrent vers les assassins. Mais deux revolvers à six coups se déchargèrent au-dessus de leurs têtes; ils s'arrêtèrent net, puis reculèrent, et commencèrent à s'égailler; certains même coururent jusque chez eux. Quand les plus braves se furent rassemblés et qu'ils se précipitèrent vers le bâtiment, les étrangers avaient disparu dans la brume matinale. Il n'y avait pas un seul témoin qui pût prêter serment pour identifier les hommes qui, devant cent spectateurs, avaient commis ce double crime.


Scanlan et McMurdo regagnèrent leur pension. Scanlan était assez déprimé, car c'était le premier meurtre qu'il avait vu se dérouler sous ses yeux, et il trouvait «la bonne blague» moins drôle qu'il l'avait espéré. Les cris horribles de la veuve du directeur les poursuivirent tandis qu'ils se hâtaient vers la ville. McMurdo était songeur et silencieux, mais la faiblesse de son compagnon n'éveilla en lui aucun écho.


– Quoi! C'est comme une guerre, répétait-il. Ce n'est qu'une guerre entre eux et nous, et nous rendons les coups du mieux que nous le pouvons.


Il y eut une grande fête à la loge ce soir-là. Non seulement pour célébrer l'assassinat du directeur et de l'ingénieur de la mine de Crow Hill, assassinat qui rangerait cette entreprise parmi celles qui se soumettaient aux chantages et à la terreur. Mais aussi pour un succès acquis au loin et qui était dû à la loge elle-même. Il apparut en effet que lorsque le délégué du district avait envoyé cinq hommes à Vermissa, il avait demandé en échange que trois hommes de Vermissa fussent secrètement choisis pour faire disparaître William Hales, de Stake Royal, l'un des propriétaires de mines les plus connus et les plus populaires du district de Gilmerton, un homme qui croyait ne pas avoir un seul ennemi tant il était un employeur modèle. Ayant toutefois la manie du rendement dans le travail, il avait congédié certains ivrognes ou fainéants qui étaient membres de la toute-puissante organisation. Des cercueils expédiés à son adresse n'avaient pas modifié son caractère; voilà pourquoi, dans un pays de liberté et de civilisation, il s'était trouvé condamné à mort.


L'exécution venait d'avoir lieu. Ted Baldwin se pavanait sur le siège d'honneur à la droite du chef de corps: il avait commandé les tueurs. Sa figure congestionnée, ses yeux vitreux et injectés de sang révélaient une nuit blanche et de nombreuses libations. Lui et ses deux complices avaient passé vingt-quatre heures au milieu des montagnes. Ils étaient crottés et sales. Mais peu de héros, au retour d’une aventure désespérée, reçurent un accueil aussi chaleureux de la part de leurs camarades. Ils durent raconter cent fois leur histoire, que ponctuèrent des cris de joie et des éclats de rire. Ils avaient guetté leur victime pendant qu'il rentrait chez lui le soir; ils avaient pris leur faction en haut d'une colline abrupte, à un endroit où son cheval marcherait forcément au pas; il était tellement emmitouflé pour se protéger du froid qu'il n'avait pas pu mettre la main sur son revolver. Ils l'avaient tiré à bas de son cheval et ils avaient déchargé leurs armes sur lui.


Dans un meurtre, l'élément dramatique fait rarement défaut, et ils avaient montré aux Éclaireurs de Gilmerton que ceux de Vermissa n'avaient pas froid aux yeux. Il y avait eu un contretemps: un homme et sa femme étaient arrivés à cheval tandis qu'ils déchargeaient leurs revolvers dans le corps voué au silence éternel. Ils avaient envisagé de les tuer eux aussi, mais c'étaient des gens inoffensifs qui n'avaient rien à voir avec les mines; ils avaient été instamment priés de poursuivre leur route et de tenir leur langue, s'ils ne voulaient pas qu'il leur arrivât pis. Le cadavre rouge de sang avait été abandonné dans la neige en guise d'avertissement dédié à tous les patrons au cœur dur, et les trois nobles vengeurs avaient pris le chemin du retour.


Ç’avait été un grand jour pour les Éclaireurs. L'ombre s'était encore appesantie sur la vallée. Mais de même que le général avisé choisit le moment de la victoire pour redoubler d'efforts afin que l'ennemi n'ait pas le temps de se reformer après la défaite, de même McGinty avait conçu une nouvelle offensive contre ses adversaires. Cette nuit-là, alors que la société à demi ivre se séparait, il toucha le coude de McMurdo et le mena dans le petit salon où ils avaient eu leur première conversation.


– Écoutez-moi, mon garçon, lui dit-il. J'ai un travail enfin digne de vous. Vous aurez à en prendre toute la responsabilité.


– Je suis fier de votre choix, répondit McMurdo.


– Vous pourrez prendre deux hommes avec vous: Manders et Reilly. Ils ont été prévenus. Nous ne serons jamais tranquilles dans ce district tant que le cas de Chester Wilcox ne sera pas réglé. Vous aurez droit aux bénédictions de toutes les loges du district minier si vous réussissez à le descendre.


– Je ferai de mon mieux. Qui est-il? Et où le trouverai-je?


McGinty tira du coin de sa bouche son éternel cigare à moitié mâché, à moitié fumé, avant de déchirer de son carnet une page où était dessiné un plan rudimentaire.


– C'est le principal contremaître de la Compagnie Iron Dyke. Citoyen sévère et vieux sergent de la guerre. Nous avons déjà essayé deux fois de l'abattre, mais la chance ne nous a pas été favorable, et Jim Carnaway y est resté. À présent, c'est à vous de prendre votre risque. Voici la maison, isolée au carrefour de Iron Dyke, comme vous le voyez sur ma carte; il n'y a pas d'autre habitation en vue. Il ne faut pas y aller de jour. Il est armé. Il tire vite et juste sans se préoccuper de sommations. Mais la nuit… Bref, il habite là, avec sa femme, trois enfants et une domestique. Vous n'avez pas le choix. C'est tout ou rien. Si vous pouviez mettre un sac d'explosifs devant sa porte avec une mèche…


– Qu'a fait cet homme?


– Je vous ai dit qu'il avait tué Jim Carnaway!


– Pourquoi l'a-t-il tué?


– Qu'est-ce que ça peut bien vous faire? Carnaway se trouvait dans les parages un soir, et il l'a tué. Cela suffit pour moi et pour vous. Pour le reste, débrouillez-vous!


– Il y a les deux femmes et les trois enfants. Faudra-t-il aussi les faire monter au ciel?


– Évidemment! Sinon, comment l'avoir, lui?


– C'est dommage pour eux, s'ils n'ont rien fait de mal!


– En voilà un langage! Vous vous dégonflez?


– Du calme, conseiller! Qu'ai-je dit ou fait qui vous suggère que je refuserais d'obéir à un ordre émanant du chef de corps de ma loge? Bonne ou mauvaise, la décision vient de vous.


– Alors vous l'exécuterez?


– Bien sûr!


– Quand?


– Eh bien! accordez-moi une nuit ou deux, afin que je repère la maison et que je dresse mon plan. Et puis…


– Très bien, déclara McGinty en lui serrant la main. Je m'en remets à vous. Ce sera un grand jour, celui où vous nous rapporterez la nouvelle. Ce dernier coup les mettra tous à genoux devant nous.


McMurdo réfléchit à la mission qui venait de lui être confiée inopinément. La maison isolée qu'habitait Chester Wilcox était située à une douzaine de kilomètres dans une vallée adjacente. La nuit même il partit seul pour préparer sa tentative. Il faisait grand jour quand il revint de sa reconnaissance. Le lendemain, il s'entretint avec ses deux subordonnés, Manders et Reilly, jeunes garçons sans pitié, qui se montrèrent aussi enchantés que s'il s'agissait de chasser le sanglier. Le surlendemain, ils se réunirent hors de la ville; ils étaient armés tous les trois; l'un d'eux portait un sac bourré de poudre utilisée dans les carrières. Il était deux heures du matin quand ils arrivèrent devant la maison. Il faisait grand vent; les nuages glissaient rapidement sous une lune qui en était à son troisième quartier. Ils avaient été prévenus d'avoir à se méfier des chiens de garde; aussi avancèrent-ils prudemment, revolver au poing. Mais il n'y eut d'autre bruit que le gémissement du vent et le bruissement des branches. McMurdo colla l'oreille contre la porte; personne ne bougeait à l'intérieur. Alors il cala le sac de poudre, le troua avec son couteau et y attacha la mèche. Quand il l'eut allumée, lui et ses deux camarades s'enfuirent à toutes jambes; ils étaient parvenus à une certaine distance et ils venaient de se coucher dans un fossé, quand l'explosion retentit: un sourd grondement précéda l'effondrement de la maison; leur travail était accompli. Jamais succès plus complet n'avait été enregistré dans les annales de la société. Hélas! la minutie des préparatifs, la finesse de la conception et la hardiesse dans l'exécution se révélèrent inutiles: se doutant qu'il était promis à l'anéantissement, Chester Wilcox avait déménagé la veille et il avait emmené sa famille dans un lieu plus sûr et moins connu, que gardait la police. L'explosion n’avait soufflé qu'une maison vide, et le vieux sergent continuait d’inculquer la discipline aux mineurs de Iron Dyke.


– Laissez-le-moi, dit McMurdo. Je m'en charge. Je jure que je l’aurai, même si je dois attendre mon heure pendant une année!


Une motion de remerciements et de confiance fut votée par la loge à l'unanimité, et l'affaire fut mise en sommeil. Quand, quelques semaines plus tard, les journaux annoncèrent que Wilcox avait affronté des coups de feu dans une embuscade, tout le monde comprit que McMurdo tenait à achever le travail commencé.


Telles étaient les méthodes de la Société des hommes libres, tels étaient les actes des Éclaireurs. Ainsi gouvernaient-ils par la peur ce grand district si riche. Pourquoi ces pages seraient-elles souillées par d'autres crimes? N'en ai-je pas assez dit pour situer ces hommes et leurs procédés? Leurs agissements font partie de l'histoire; ils sont consignés dans des dossiers. On y apprendra, par exemple, comment ont été tués les policiers Hunt et Evans parce qu'ils avaient osé arrêter deux membres de la société: ce double assassinat fut préparé dans la loge de Vermissa et perpétré de sang-froid. On lira également le récit des derniers instants de Mme Larbey, assassinée pendant qu'elle soignait son mari, lequel venait d'être battu à mort sur les ordres de McGinty. Le meurtre du vieux Jenkins, les mutilations de James Murdoch, la disparition de la famille Staphouse, la tuerie des Stendal se succédèrent au cours de cet hiver terrible. L'ombre s'obscurcissait sur la vallée de la peur. Le printemps surgit enfin, avec son cortège de ruisselets en cascade et d'arbres en fleurs. Il y avait de l'espoir pour toute la nature maintenue de longs mois sous la rude poigne de l'hiver; mais nulle part ne se levait la moindre espérance pour les hommes et les femmes assujettis à la terreur. Au-dessus de leurs têtes, jamais les nuages ne s'étaient amoncelés si noirs et si menaçants qu'au début de l'été 1875.

CHAPITRE VI Danger

C'était l'apogée du règne de la terreur. McMurdo, qui avait déjà été nommé diacre intérieur et qui avait toutes chances de succéder un jour à McGinty comme chef de corps, s'était tellement rendu indispensable aux réunions de ses camarades que rien ne s'organisait sans son concours et son avis. Mais plus sa popularité gagnait chez les Hommes libres, plus significatifs étaient les regards qu'il affrontait dans les rues de Vermissa. En dépit de leurs frayeurs, les habitants s'efforçaient maintenant de se liguer contre leurs oppresseurs. La loge avait appris que des réunions secrètes se tenaient dans les bureaux du Herald, et que des armes à feu avaient été distribuées aux tenants de la loi. Mais McGinty et ses hommes ne prêtaient qu'une oreille distraite à de telles rumeurs. Ils étaient nombreux, résolus, bien armés. Leurs adversaires étaient dispersés et sans influence; tous leurs efforts se solderaient, comme par le passé, par des parlotes sans effet. C'était du moins l'avis de McGinty, de McMurdo et de tous les esprits forts.


Un samedi soir de mai (la loge se réunissait toujours le samedi soir), McMurdo allait sortir de chez lui pour assister à l'assemblée, quand Morris, le faible de l'ordre, survint. Il avait le front soucieux, les yeux hagards.


– Puis-je vous parler en toute liberté, monsieur McMurdo? demanda-t-il.


– Bien sûr!


– Je n'oublie pas que je vous ai vidé mon cœur l'autre jour, et que vous n'en avez rien dit, même au chef de corps qui était venu vous interroger sur notre entretien.


– Puisque vous vous étiez confié à moi, que pouvais-je faire d'autre? D'ailleurs mon silence ne signifiait nullement une approbation.


– Je le sais. Mais vous êtes le seul à qui je puisse m'adresser en toute sécurité. J'ai un secret ici…


Il posa une main sur sa poitrine.


– … Un secret qui me ronge le cœur. J'aurais voulu qu'il tombe entre les mains de n'importe qui, mais pas entre les miennes. Si je le révèle, un meurtre s'ensuivra, j'en suis certain. Si je ne le révèle pas, il peut sonner notre glas à tous. Que Dieu m'aide! Je n'en peux plus.


McMurdo regarda attentivement son interlocuteur. Morris tremblait de tous ses membres. Il lui versa du whisky dans un verre et lui tendit.


– Voilà le remède pour des gens comme vous, dit-il. Maintenant dites-moi ce qui vous chiffonne.


Morris vida son verre; la couleur revint sur ses joues.


– Je peux vous le dire d'une phrase: il y a un détective sur notre piste.


McMurdo le considéra avec stupéfaction.


– Mais voyons, mon vieux, vous êtes cinglé! s'écria-t-il. Vermissa n'est-il pas bourré de policiers et de détectives; or, quel mal ont-ils jamais fait?


– Non, non! Il ne s'agit pas d'un homme du district. Comme vous l'avez dit, nous les connaissons et ils ne peuvent pas faire grand-chose. Mais avez-vous entendu parler des hommes de Pinkerton?


– Ce nom-là me dit quelque chose.


– Eh bien! vous pouvez m'en croire: une fois sur votre piste, ils ne vous lâchent pas! Ce n'est pas une entreprise du gouvernement, ce ne sont pas des fonctionnaires. C'est une organisation qui veut des résultats et qui fait tout pour les obtenir. Si un homme de Pinkerton est sur notre affaire, nous serons tous anéantis.


– Il faut le supprimer!


– Ah! voilà la première idée qui vous vient! Il en sera de même à la loge. N’avais-je pas raison de vous dire que cela finirait par un meurtre?


– Bien entendu, cela finira par un meurtre! N'est-ce pas une conclusion banale par ici?


– Sans doute. Mais ce n'est pas à moi de désigner l'homme à abattre. Je n'aurais jamais la conscience tranquille. Et cependant ce sont nos propres têtes qui sont en jeu. Au nom du Ciel, que dois-je faire?


Il arpentait la pièce, en proie à la plus grande indécision.


Mais ses paroles avaient profondément ému McMurdo. Il suffisait de le voir pour comprendre qu’il partageait l'opinion de Morris quant au danger et à la nécessité d'y parer. Il empoigna l’épaule de son compagnon et le secoua violemment.


– Écoutez-moi bien! lui cria-t-il. Vous n’obtiendrez rien en vous lamentant comme une vieille femme. Des faits d'abord! Qui est ce type? Où est-il? Comment avez-vous appris son existence? Pourquoi êtes-vous venu me trouver?


– Je suis venu vous trouver parce que vous êtes le seul homme capable de me donner un conseil. Je vous ai dit qu'avant de m'établir ici, j'avais un magasin dans l'Est. J'y ai laissé de bons amis; l'un d'eux est au service postal du télégraphe. J'ai reçu hier une lettre de lui. C'est ce passage, depuis le haut de la page. Vous pouvez le lire.


Et voici ce que lut McMurdo:


Comment se comportent les Éclaireurs dans votre région? Nous lisons dans les journaux beaucoup de choses sur leur compte. De vous à moi, je m'attends à avoir de vos nouvelles d'ici peu. Cinq grosses corporations et deux compagnies de chemin de fer ont pris la chose en main et s'en occupent sérieusement. Elles veulent aboutir. Vous pouvez parier sans crainte qu'elles y parviendront. Pinkerton dirige les opérations sur leur ordre, et il a envoyé sur place son meilleur agent, Birdy Edwards. On s'attend à ce que l’abcès soit crevé d'un moment à l'autre.


– Maintenant lisez le post-scriptum.


Bien sûr, ces indications sont ce que j'ai appris dans mon travail; aussi n'en faites état devant personne. Ils utilisent un code bizarre que vous pourriez travailler pendant des jours sans rien y comprendre.


McMurdo demeura silencieux quelques instants sans lâcher la lettre. La brume venait de se dissiper: un gouffre béant s'ouvrait devant lui


– Quelqu'un d'autre est-il au courant? demanda-t-il.


– Je n'en ai parlé à personne.


– Mais cet homme, votre ami, ne connaît-il personne à qui il aurait écrit la même chose?


– Je pense qu'il doit connaître deux ou trois habitants d’ici.


– Affiliés à la loge?


– Vraisemblablement.


– Je vous le demandais parce qu'il aurait pu leur donner un signalement de ce Birdy Edwards. Nous serions alors en état de le démasquer.


– C'est possible. Mais je ne pense pas qu'il le connaisse. Il n'a fait que me transmettre des informations qu'il a recueillies dans son travail. Comment connaîtrait-il personnellement ce lieutenant de Pinkerton?


McMurdo fit un bond.


– Sapristi! s'écria-t-il. Je le tiens! Quel imbécile j'ai été de ne le deviner plus tôt! Seigneur, nous avons de la chance! Nous lui réglerons son compte avant qu'il puisse nous nuire. Dites, Morris, me laissez-vous le soin de m'en occuper?


– Bien sûr! Du moment que vous m'en déchargez!…


– Je m'en occuperai. Vous pouvez être tranquille, et me laisser faire. Votre nom ne sera même pas cité. Je prendrai tout sur moi comme si la lettre m'avait été adressée. Cela vous suffit-il?


– Je ne demande rien de plus.


– Alors restons-en là, et pas un mot à qui que ce soit! Pour l’instant, je descends à la loge, et nous fournirons bientôt au vieux Pinkerton une occasion de se lamenter.


– Vous ne tuerez pas le détective?


– Moins vous en saurez, ami Morris, plus vous aurez la conscience tranquille et mieux vous dormirez. Ne me posez pas de questions. Je tiens désormais l'affaire en main.


Morris hocha tristement la tête.


– J'ai l'impression que j'ai son sang sur les mains, gémit-il.


– La légitime défense n'est pas un assassinat, répondit McMurdo avec un sourire sinistre. C'est lui ou nous. Je suppose que cet homme nous anéantirait tous si nous le laissions trop longtemps dans la vallée. Eh bien! frère Morris, vous serez sûrement élu chef de corps, car vous avez sauvé la loge!


Mais ses actes indiquèrent clairement qu'il prenait cette menace plus au sérieux que ses paroles ne l'auraient fait croire. Peut-être était-ce sa conscience coupable; peut-être la réputation de l'organisation de Pinkerton; peut-être la nouvelle que de grosses et puissantes sociétés s'étaient attelées à la tâche de détruire les Éclaireurs. Toujours est-il qu'il agit comme quelqu'un se préparant au pire. Avant de quitter sa pension, il détruisit tous les papiers qui pouvaient l'incriminer. Cela fait, il poussa un long soupir de satisfaction, car il lui semblait qu'à présent il se trouvait en sécurité. Tout de même il devait craindre encore quelque danger, car il s'arrêta devant la pension du vieux Shafter. L'entrée de la maison lui était interdite, mais quand il frappa à la fenêtre, Ettie sortit. Toute espièglerie irlandaise avait disparu de la physionomie de son amant. Sur la gravité de son visage, elle lut l'approche d'un danger.


– Il est arrivé quelque chose! s'écria-t-elle. Oh! Jack, vous êtes en danger!


– Le danger n'est pas encore terrible, ma chérie. Mais nous ferions peut-être bien de partir avant qu'il devienne pire.


– Partir!


– Je vous ai promis un jour que je partirais. Je pense que l'heure est venue. J'ai eu des nouvelles ce soir, de mauvaises nouvelles, et je vois des ennuis qui menacent.


– La police?


– Un Pinkerton. Mais naturellement vous ne savez pas ce que c'est, petite fille. Sachez que je suis engagé trop profondément dans cette affaire et que je veux m'en sortir sans délai. Vous m'avez dit que vous m'accompagneriez si je partais.


– Oh! Jack, ce serait votre salut!


– Dans certains cas, je suis un honnête homme, Ettie. Je ne toucherais pas à un seul de vos cheveux fins pour tout ce que le monde pourrait m'offrir, et je ne vous descendrais pas d'un pouce de ce trône doré où je vous vois déjà au-dessus des nuages. Me faites-vous confiance?…


Sans un mot elle mit sa main dans la sienne.


– … Bien. Alors, écoutez ce que je vais vous dire et agissez exactement comme je vais vous l'ordonner, car nous n'avons pas le choix des moyens. Les événements vont se précipiter dans cette vallée. Je le sens, j'en suis sûr. Il se peut que beaucoup d'entre nous aient à se débrouiller. Dont moi, de toute façon. Si je pars, de jour ou de nuit, vous devez partir avec moi!


– Je vous suivrai, Jack.


– Non: vous partirez avec moi. Si cette vallée m'est interdite et si je ne peux jamais revenir, comment pourrai-je vous laisser derrière moi? Je me cacherai peut-être de la police, sans pouvoir vous faire parvenir un message. C'est avec moi que vous devez partir: en même temps que moi. Je connais une brave femme dans l'endroit d’où je viens; c'est chez elle que je vous laisserai jusqu'à ce que nous soyons mariés. Viendrez-vous?


– Oui, Jack. Je viendrai.


– Que Dieu vous bénisse pour votre foi en moi! Si j'en abusais, je serais un démon de l'enfer. Maintenant, attention, Ettie! Sur un mot, un mot seulement, vous abandonnerez tout, vous irez directement à la gare, et vous resterez à la salle d'attente jusqu'à ce que j’arrive.


– De jour ou de nuit, je partirai sur un mot de vous, Jack.


L’esprit plus tranquille puisque ses préparatifs de fuite étaient en bonne voie, McMurdo se rendit à la loge. L'assemblée était déjà ouverte, et il lui fallut multiplier les signes et les contresignes pour franchir la garde à la porte. Il fut accueilli à l'intérieur par des murmures de satisfaction et de bienvenue. La grande salle était bondée; à travers la fumée du tabac, il aperçut la crinière noire du chef de corps, la figure cruelle et inamicale de Baldwin, le profil de faucon de Harraway le secrétaire, ainsi qu'une douzaine de dignitaires de la loge. Il se réjouit à la pensée que tous délibéreraient sur la nouvelle qu'il apportait.


– Nous sommes heureux de vous voir, frère! dit le président. Nous traitons là une affaire pour laquelle il nous faut un Salomon.


– Il s'agit de Lander et Egan, lui expliqua son voisin quand il s’assit. Tous deux réclament la prime d'argent offerte par la loge pour le meurtre de Crabbe à Stylestown. Qui dira qui a tiré là une bonne balle?


McMurdo se leva et étendit le bras. L'expression inhabituelle de son visage captiva l'intérêt de l'assistance. Le silence s'établit comme par miracle.


– Vénérable maître, déclara-t-il d'une voix solennelle, je demande l'urgence.


– Le frère McMurdo demande l'urgence, répéta McGinty. C'est un droit qui, selon nos règlements, s'exerce par priorité. À présent, frère, nous vous écoutons.


McMurdo tira la lettre de sa poche.


– Vénérable maître et frères, dit-il, je suis aujourd'hui porteur de mauvaises nouvelles; mais il vaut mieux que vous en preniez connaissance et que vous en discutiez avant que tombe sur nous un coup imprévu qui nous détruirait tous. J'ai reçu un renseignement que je vous communique aussitôt: les plus puissantes et les plus riches sociétés de cet État se sont associées pour nous détruire; en ce moment même, un détective de Pinkerton, un certain Birdy Edwards, travaille dans la vallée à recueillir les témoignages capables de passer une corde au cou de beaucoup d'entre nous et d'envoyer tous ceux qui sont ici dans une cellule de bagne. Telle est la situation à propos de laquelle j'ai demandé une discussion d'urgence.


Un silence mortel accueillit cette déclaration. Le président le rompit néanmoins le premier.


– Quelle preuve nous en apportez-vous, frère McMurdo? demanda-t-il.


– Elle est dans cette lettre qui est venue entre mes mains… répondit McMurdo.


Il lut à haute voix le passage important.


– … C'est pour moi une question d'honneur: je ne peux pas vous donner de plus amples informations sur cette lettre, ni la faire circuler parmi vous. Mais je vous assure qu'elle ne contient rien d'autre qui affecte les intérêts de la loge. Je vous expose l'affaire comme elle m'a été communiquée.


– Permettez-moi de dire, monsieur le président, intervint un frère âgé, que j'ai entendu parler de Birdy Edwards, et qu'il a la réputation d'être le meilleur lieutenant de Pinkerton.


– Quelqu'un le connaît-il de vue? demanda McGinty.


– Oui, répondit McMurdo. Moi.


Un murmure d'étonnement courut dans la salle.


– Je crois que nous le tenons dans le creux de notre main, reprit McMurdo avec un sourire de triomphe. Si nous agissons vite et avec perspicacité, nous pourrons nous en sortir. Si j'ai votre confiance et votre appui, nous n'avons pas grand-chose à redouter.


– Que pourrions-nous avoir à redouter? Que connaît-il de nos affaires?


– Vous pourriez parler ainsi si tout le monde était aussi intègre que vous, conseiller. Mais cet homme dispose des millions de capitalistes. Pensez-vous qu'il n'existe pas un frère assez faible, dans l'une de nos loges, qui accepte de se laisser acheter? Le détective finira bien par connaître nos secrets; peut-être les connaît-il déjà. Il n'y a qu'un remède à cela.


– Il ne faut pas qu'il quitte la vallée! articula lentement Baldwin.


McMurdo approuva.


– Bravo, frère Baldwin! répondit-il. Vous et moi, nous avons été séparés par quelques différends, mais ce soir vous avez bien parlé.


– Où est-il donc? Comment le reconnaître?


– Vénérable maître, déclara avec sérieux McMurdo, je voudrais vous faire sentir que c'est un sujet trop vital pour que nous en discutions en pleine loge. Dieu me garde de laisser planer le moindre doute sur n'importe qui ici, mais si un bavardage parvenait aux oreilles de cet homme, nous n'aurions plus aucune chance de le tenir à notre merci. Je voudrais prier la loge d'élire un comité de confiance, monsieur le président. Vous-même, si je puis me permettre une suggestion, le frère Baldwin, et cinq autres frères. Alors je pourrai parler librement de ce que je sais et des mesures que je conseillerais de prendre.


La proposition fut immédiatement adoptée, et le comité désigné. En dehors de McGinty et de Baldwin, Harraway, le secrétaire au profil de faucon, Carter le trésorier, Tiger Cormac, et les frères Willaby, tueurs prêts à tout, furent désignés.


La petite fête hebdomadaire de la loge se termina de bonne heure et dans la mélancolie, car une menace préoccupait tous les esprits, et nombreux étaient ceux qui voyaient pour la première fois le nuage de la loi vengeresse apparaître dans le ciel serein sous lequel ils avaient vécu si longtemps. Les horreurs qu'ils avaient obligées aux autres étaient si bien entrées dans leurs mœurs que la Perspective d'un châtiment leur semblait incroyable. Ils se séparèrent tôt et laissèrent leurs chefs tenir conseil.


– Allez, McMurdo! commanda McGinty quand ils furent seuls.


Les sept membres du comité étaient de glace sur leurs fauteuils.


– J'ai dit tout à l'heure que je connaissais Birdy Edwards, expliqua McMurdo. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'est pas ici sous son nom. Il est brave, je crois, mais il n'est pas fou. Il a pris le nom de Steve Wilson, et il habite à Hobson's Patch.


– Comment le savez-vous?


– Parce que je lui ai parlé par hasard. Je pensais peu à Pinkerton à l’époque, et je ne me serais jamais rappelé son existence si je n’avais pas reçu cette lettre. Mais à présent, je suis sûr que c'est notre homme. Je l'ai rencontré dans le train quand je suis descendu mercredi dernier pour l'affaire difficile que vous connaissez. Il m'a dit qu'il était journaliste. Je l'ai cru. Il voulait tout savoir sur les Éclaireurs et sur ce qu'il appelait leurs crimes. Il était là pour le New York Press. Il m'a posé toutes sortes de questions soi-disant pour avoir quelque chose à envoyer à son journal. Vous pensez bien que je ne lui ai rien lâché. «Je paierais, et je paierais cher pour avoir des détails qui plairaient à mon directeur», m'a-t-il dit. Je lui ai raconté ce que j'ai pensé qui lui conviendrait le mieux, et il m'a remis un billet de vingt dollars pour mes renseignements. «Il y en aura dix fois autant pour vous, a-t-il ajouté, si vous pouvez me procurer tout ce dont j'ai besoin.»


– Que lui aviez-vous donc raconté?


– Tout ce qui m'est passé par la tête.


– Comment savez-vous qu'il n'était pas journaliste?


– Je vais vous le dire. Il est descendu à Hobson's Patch. Moi aussi. Par hasard je suis entré au bureau de poste comme il en sortait.


» – Dites donc, m'a dit l'opérateur du télégraphe, j'ai l'impression que j'aurais dû lui faire payer double tarif pour ça!


» – Je pense comme vous, lui ai-je répondu.


» Il avait rempli la formule d'une prose qui aurait bien pu être du chinois. L'opérateur m'a confié qu'il écrivait une grande feuille tous les jours, aussi incompréhensible. Je lui ai expliqué que sans doute c'étaient des informations pour son journal, et qu'il redoutait d'être copié par d'autres. Je le croyais bien ce jour-là, mais maintenant je pense différemment.


– Je crois que vous avez raison, dit McGinty. Mais, à votre avis, que devons-nous faire?


– Pourquoi ne pas descendre là-bas et lui régler son compte? demanda quelqu'un.


– Le plus tôt serait le mieux.


– Je partirais sur-le-champ si je savais où le trouver, répondit McMurdo. Il habite Hobson's Patch, mais je ne sais pas dans quelle maison. J'ai un plan tout prêt, néanmoins, si vous voulez bien m'écouter.


– Lequel?


– Je vais me rendre demain matin à Hobson's Patch. Je le découvrirai grâce à l'opérateur du télégraphe. Je suppose qu'il pourra me le situer. Bien. Je lui dirai que je suis moi-même un Homme libre. Je lui offrirai les secrets de la loge contre un bon prix. Vous pouvez être sûr qu'il tombera dans le panneau. Je lui dirai que les documents sont chez moi, mais qu'il commettrait une folie en venant en plein midi. Il trouvera ça normal. Je lui donnerai rendez-vous à dix heures du soir, pour qu'il prenne connaissance des papiers. Cela l'attirera, comme de juste.


– Et alors?


– Arrangez la suite comme vous l'entendrez. La pension de la veuve MacNamara est une maison isolée. Ma logeuse est sûre et dure d'oreille. Elle n'a pour pensionnaires que Scanlan et moi. Si j’ai sa promesse qu'il viendra, et je vous en avertirai, je voudrais que tous les sept vous soyez chez moi à neuf heures. Nous le prendrons au piège. Si jamais il s'en sort vivant… eh bien! il pourra parler de la chance de Birdy Edwards pour le restant de ses jours!


– Ou je me trompe fort, ou il y aura un poste vacant chez Pinkerton, conclut McGinty. D'accord sur tout, McMurdo. À neuf heures demain soir nous serons chez vous. Il ne vous restera qu'à refermer la porte derrière lui, et à nous abandonner le reste.

CHAPITRE VII Le panneau de Birdy Edwards

Comme McMurdo l'avait dit, la maison dans laquelle il habitait était très isolée, donc parfaitement utilisable pour le crime projeté. Elle était située à l'extrême lisière de la ville, et bien en arrière de la route. Dans tout autre cas, les conspirateurs auraient simplement convoqué leur homme, comme ils l'avaient déjà fait bien des fois, et ils auraient vidé leurs revolvers sur lui. Mais cette occasion-là n'était pas comme les autres: il leur fallait apprendre ce qu'il s’avait, comment il l'avait su, et ce qu'il avait transmis à ses employeurs. S'il avait déjà fait son travail, ils pourraient au moins se venger sur le dénonciateur. Mais ils espéraient que le détective n’avait rien appris de réellement important puisqu'il s'était donné la peine de transcrire les renseignements fumeux que McMurdo affirmait lui avoir communiqués. Ils voulaient néanmoins tout entendre de sa propre bouche. Oh! une fois entre leurs mains, il parlait! Ils n'en étaient pas à leur premier témoin récalcitrant.


McMurdo se rendit comme convenu à Hobson's Patch. La Police sembla s'intéresser particulièrement à lui ce matin-là, et le capitaine Marvin, celui qui avait proclamé leurs vieilles relations à Chicago, lui adressa la parole pendant qu'il attendait le train à la gare. McMurdo se détourna et refusa de lui répondre. Il rentra dans l'après-midi. Aussitôt il alla trouver McGinty à la maison syndicale.


– Il viendra! annonça-t-il.


– Bravo! applaudit le chef de corps.


Le géant était en bras de chemise; en travers de son gilet étincelaient de nombreuses chaînes et breloques; un diamant lançait ses feux derrière sa barbe hirsute. L'alcool et la politique avaient fait de lui un homme riche, puissant. La perspective de la prison ou de l'échafaud, qu'il avait entrevue la veille au soir, lui paraissait d'autant plus terrible.


– Croyez-vous qu'il en sache beaucoup? demanda-t-il. McMurdo hocha lugubrement la tête.


– Il est ici depuis six semaines au moins. Je suppose qu'il n'est pas venu dans la vallée pour jouir du panorama. S'il a travaillé parmi nous tout ce temps-là, avec l'argent de ses employeurs, il a dû obtenir des résultats et les transmettre.


– Il n'y a pas un faiblard dans la loge! s'écria McGinty. Tous loyaux comme de l'acier! Et cependant, par le Seigneur, que vaut ce Morris? Qu'en pensez-vous? Si quelqu'un nous a mouchardés, ce ne peut être que lui. J'ai envie de lui envoyer deux garçons avant ce soir, pour lui infliger une correction et tirer de lui ce qu'ils pourront.


– Ma foi, il n'y aurait pas grand mal à cela! répondit McMurdo. Je ne vous cache pas que j'ai un faible pour Morris et que cela m'ennuierait s'il lui arrivait quelque chose. Il m'a parlé deux ou trois fois des affaires de la loge; bien qu'il ne les voie pas du même œil que vous et moi, il ne m'a pas donné l'impression d'un mouchard. Mais après tout, ce n'est pas à moi de m'interposer entre vous deux.


– Je lui réglerai son compte! déclara McGinty. Je le surveille depuis plus d'un an.


– Vous savez ce que vous avez à faire, dit McMurdo. Mais attendez plutôt demain, car il ne faut pas que nous attirions l'attention sur nous avant que l'affaire Pinkerton soit menée à son terme. Nous ne pouvons pas nous payer le luxe de mettre la police en état d'alerte aujourd'hui.


– Vous avez raison! Et nous apprendrons de Birdy Edwards en personne de qui il tient ses renseignements, même si nous devons pour cela lui arracher le cœur. A-t-il paru flairer un piège?


McMurdo se mit à rire.


– Je crois que je l'ai pris par son point faible, répondit-il. Pour avoir un bon dossier, il ramperait jusqu'à New York. J'ai pris son argent…


McMurdo tira de sa poche une liasse de dollars.


– … Il m'en remettra autant quand il aura vu mes documents.


– Quels documents?


– Je n'ai pas de documents, bien sûr! Mais je lui ai mis l'eau à la bouche à propos de constitutions, de livres de règlements, de bulletins d'adhésion. Il est persuadé qu'avant de partir d'ici, il aura touché le fond de l'affaire.


– Là, il n'a pas tort! murmura McGinty d'une voix menaçante. Ne vous a-t-il pas demandé pourquoi vous ne lui aviez pas apporté les documents?


– Comme si j'allais transporter un bagage pareil, moi si suspect, à qui le capitaine Marvin a voulu parler ce matin encore à la gare!


– Oui, on me l'a raconté, dit McGinty. J'ai peur que ce ne soit vous qui ayez en fin de compte à supporter tout le poids de l'affaire. Quand nous lui aurons réglé son compte, nous pourrons le faire disparaître dans un vieux puits, mais nous ne pourrons pas supprimer le double fait que cet homme habitait Hobson's Patch et que vous y êtes allé aujourd'hui.


McMurdo haussa les épaules.


– Si nous opérons adroitement, le meurtre ne sera jamais prouvé, dit-il. Personne ne pourra le voir se rendre chez moi une fois la nuit tombée, et je gage que personne ne le verra sortir. Maintenant, conseiller, écoutez-moi. Je vais vous révéler mon plan, et vous mettrez les autres dans le secret. Vous serez tous là à l’heure dite. Très bien. Il arrivera à dix heures. Il doit taper trois fois; c'est moi qui lui ouvrirai la porte. Je passe derrière lui et je la referme. Nous tenons notre homme.


– Oui, c'est simple comme bonjour.


– Mais la suite mérite réflexion. Voilà un homme qui appartient à une organisation sérieuse. Il sera armé. Je crois l'avoir bien entortillé; n'empêche qu'il se tiendra sans doute sur ses gardes. Supposez que je l'introduise tout droit dans une pièce où sept hommes l'attendent, alors qu'il me croit seul. Il y aura un échange de balles, avec des risques pour quelques-uns.


– Exact.


– Et le bruit peut attirer tous les flics de la ville.


– Il me semble que vous avez raison.


– Voici donc comment je vois les choses. Vous serez tous dans la grande pièce, celle où nous avons eu ensemble un petit entretien. Je lui ouvrirai la porte d'entrée, je l'introduirai dans le salon à côté de la porte, et je le laisserai là pendant que j'irai chercher mes documents. Je reviendrai le trouver avec quelques faux papiers. Pendant qu'il les lira, je lui sauterai dessus et je l'immobiliserai. Vous m'entendrez appeler, et vous accourrez. Le plus vite possible, s'il vous plaît, car il est aussi fort que moi, et je peux écoper plus que je ne le souhaite! Mais je garantis que je pourrai tenir jusqu'à votre arrivée.


– C'est un bon plan, dit McGinty. La loge sera votre débitrice. J'ai l'impression que lorsque je quitterai mon fauteuil présidentiel, mon successeur sera tout désigné.


– Évidemment, conseiller, je ne suis plus tout à fait un bleu! répondit McMurdo, dont le visage montrait ce qu'il pensait du compliment décerné par le grand homme.


Quand il rentra chez lui, il fit ses préparatifs pour la sinistre soirée en perspective. En premier lieu, il nettoya, graissa et chargea son Smith and Wesson. Puis il inspecta la pièce où le piège devait être tendu au détective: elle était vaste, avec une longue table au milieu et un gros poêle dans le fond. Des deux côtés, il y avait des fenêtres sans volets, pourvues seulement de légers rideaux. McMurdo les examina avec attention. Sans doute trouva-t-il que cette pièce était bien exposée pour une affaire si secrète. Mais la distance à laquelle se trouvait la route réduisait les risques. Finalement il mit au courant Scanlan, qui logeait avec lui. Scanlan, bien qu'Éclaireur, était un petit bonhomme inoffensif, trop lâche pour se dresser contre l'avis de ses camarades, mais qui était horrifié par les actes sanguinaires dont il avait été parfois le témoin. McMurdo lui exposa en peu de mots ce qui était prévu.


– Et si j'étais à votre place, Mike Scanlan, ajouta-t-il, j'irais coucher ailleurs cette nuit. Il y aura du sang dans la pension avant demain matin.


– Le fait est, Mac, répondit Scanlan, que ce n'est pas la volonté qui me manque; mais les nerfs. Quand j'ai vu le directeur Dunn abattu l'autre jour, devant le puits de mine, ç'a été plus que je ne peux supporter. Je ne suis pas fait pour ce genre de travail, moi, comme vous ou McGinty. Si la loge ne me juge pas mal, je suivrai votre conseil, et je vous laisserai ce soir entre vous.


Les assassins arrivèrent en temps voulu. Extérieurement, ils avaient l'air de citoyens respectables, bien vêtus et propres; mais un connaisseur en physionomies aurait laissé peu de chances à Birdy Edwards devant ces bouches crispées et ces yeux impitoyables. Dans cette pièce, il n'y avait pas un homme dont les mains n'eussent trempé une douzaine de fois dans le sang. Ils étaient aussi endurcis au meurtre qu'un boucher devant un mouton. En tête, naturellement, venait le formidable McGinty. Harraway, le secrétaire, était un homme maigre aux membres nerveux et au long cou flasque: incorruptible lorsqu'il s'agissait des finances de l'ordre, il n'avait plus aucune notion de justice ni d'honnêteté quand un autre était en cause. Le trésorier Carter avait un certain âge; il avait l'air morose et il était jaune comme un parchemin; il s'était révélé un organisateur capable: presque tous les attentats avaient été fignolés par son cerveau précis. Les deux Willaby étaient des hommes d'action, jeunes, grands, souples. Leur compagnon Tiger Cormac était redouté pour la férocité de son tempérament, même par ses camarades.


Leur hôte avait placé du whisky sur la table, et ils s'étaient empressés de se réchauffer en vue du travail qui les attendait. Baldwin et Cormac étaient arrivés déjà à moitié ivres; l'alcool alluma leur cruauté naturelle. Cormac posa un instant ses mains sur le poêle qui avait été allumé.


– Comme température, ça ira! fit-il.


– Oui, approuva Baldwin qui avait compris le sens de sa réflexion. S'il est ligoté à ce poêle, il nous crachera toute la vérité.


– Ne craignez rien: nous lui tirerons les vers du nez! dit McMurdo.


Il avait des nerfs d'acier, cet homme! Bien que toute l'affaire reposât sur lui, il était aussi froid, aussi calme que d'habitude. Les autres le remarquèrent.


– Vous vous débrouillerez seul avec lui, dit le chef de corps. Il ignorera notre présence tant que votre main ne l'aura pas saisi à la gorge. C'est dommage que ces fenêtres n'aient pas de volets!


McMurdo alla de l'une à l'autre et tira sur les rideaux pour les serrer davantage.


– Comme cela, personne ne pourra nous espionner. L'heure approche.


– Peut-être ne viendra-t-il pas. Peut-être aura-t-il flairé le danger, dit le secrétaire.


– Il viendra, je vous en réponds! déclara McMurdo. Il a autant envie de venir ici que vous avez envie de le voir. Écoutez!


Ils se figèrent comme des personnages de cire, quelques-uns avec le verre arrêté à mi-hauteur des lèvres. Trois grands coups avaient retenti à la porte.


– Silence!


McMurdo leva une main pour recommander la prudence. Un même regard de triomphe brilla dans les yeux des sept hommes; ils posèrent leurs mains sur leurs armes.


– Pas un bruit maintenant! chuchota McMurdo, qui sortit et ferma soigneusement la porte derrière lui.


L'oreille tendue, les assassins attendirent. Ils écoutèrent le pas de leur camarade dans le couloir. Puis ils l'entendirent ouvrir la porte extérieure. Il y eut quelques mots échangés: des mots d'accueil. Puis ils perçurent un pas hésitant à l'intérieur de la maison et une voix qu'ils ne connaissaient pas. Un instant plus tard, la porte claqua et une clé tourna dans la serrure. Leur proie était prise au piège. Tiger Cormac éclata d'un rire abominable; McGinty lui ferma la bouche d'un revers de sa grosse patte.


– Tenez-vous tranquille, espèce d'idiot! murmura-t-il. Vous allez être la cause de notre échec.


Dans la chambre voisine, le murmure d'une conversation bourdonnait. Il sembla interminable. Puis la porte s'ouvrit, et McMurdo apparut, un doigt sur les lèvres.


Il alla vers un bout de la table et regarda les visages silencieux qui l'entouraient. Un changement subtil s'était opéré en lui. Son attitude était celle d'un homme qui va accomplir une grande tâche. Il avait une figure de granit. Ses yeux brillaient de passion derrière ses lunettes. Il s'était visiblement métamorphosé en conducteur d'hommes. Ils le contemplèrent avidement, mais il ne dit rien. Toujours du même singulier regard, il dévisageait ses compagnons.


– Eh bien! s'écria enfin McGinty. Est-il ici? Est-ce que Birdy Edwards est ici?


– Oui, répondit lentement McMurdo. Birdy Edwards est ici. C'est moi, Birdy Edwards!


Dix secondes s'écoulèrent. Dix secondes pendant lesquelles on aurait cru que la pièce était vide, tant le silence était profond. La bouilloire sur le poêle émit un sifflement aigu, strident. Sept figures livides, toutes fixées dans la direction de l'homme qui les dominait, demeuraient glacées de terreur. Dans un fracas de verre brisé, des canons de fusil luirent à chaque fenêtre; les rideaux furent arrachés de leurs tringles. Alors McGinty poussa le rugissement d'un ours blessé et plongea vers la porte entrouverte. Il se heurta au revolver et aux yeux bleus du capitaine Marvin derrière la mire. Le chef de corps recula et retomba sur sa chaise.


– Vous serez mieux là, conseiller! approuva celui qu'ils avaient connu sous le nom de McMurdo. Et vous, Baldwin, si vous ne lâchez pas votre revolver, vous ne ferez pas connaissance avec le bourreau. Lâchez-le! Sinon, par le Dieu qui m'a créé… Là, cela ira. Il y a quarante hommes armés autour de cette maison; calculez les chances qui vous restent. Retirez-leur leurs revolvers, Marvin.


Sous la menace de ces fusils, aucune résistance n'était possible. Les assassins furent désarmés. Maussades, craintifs, ahuris, ils étaient toujours assis autour de la table.


– Je voudrais vous dire un mot avant que nous nous séparions, déclara l'homme qui leur avait tendu le piège. Je pense que nous ne nous verrons plus avant que je prenne place à la barre devant le tribunal. Je vais donc vous livrer des sujets de méditation qui vous occuperont jusque-là. Vous avez compris qui j'étais. J'abats mes cartes. Je suis Birdy Edwards de l'organisation Pinkerton. J'ai été désigné pour anéantir votre bande. J'ai dû jouer un jeu dur et dangereux. Pas une âme, pas une âme, même pas mes plus proches ou mes plus chers, personne ne savait que je le jouais. Personne, à l'exception du capitaine Marvin et de mes supérieurs. Mais la dernière levée est faite ce soir, Dieu merci, et c'est moi qui ai gagné!…


Les sept visages figés, livides, le regardaient. Dans leurs yeux brûlait la flamme d'une haine inexpiable. Il lut la menace.


– … Vous croyez peut-être que la partie n'est pas terminée? Eh bien! je joue ma chance qu'elle l'est. De toute façon elle est finie pour vous sept, et cette nuit même soixante de vos acolytes coucheront en prison. Je vous déclare ceci: quand j'ai été mis sur l'affaire, je ne croyais absolument pas en l'existence d'une société comme la vôtre. Je croyais qu'il s'agissait d'un bla-bla de journalistes, et que j’en administrerais la preuve. On m'avait dit que j'aurais affaire avec les Hommes libres; je suis donc allé à Chicago et je suis devenu un Homme libre. Là, j'ai été vraiment persuadé que c'était des histoires de journaux, car dans l'ordre je n'ai rien trouvé de mal, mais au contraire beaucoup de bonnes choses. Comme je devais aller jusqu'au bout de mon enquête, je suis descendu dans les vallées du charbon. Quand je suis arrivé ici, j'ai compris que je m’étais trompé et que la réalité dépassait tous les romans. Alors je suis resté pour étudier la chose de plus près. Je n'ai jamais tué un homme à Chicago. Je n'ai jamais fabriqué de faux dollars. Ceux que je vous ai remis étaient des dollars comme les autres, mais je n’ai jamais plus joyeusement dépensé de l'argent. Je savais comment, entrer dans vos bonnes grâces; voilà pourquoi j'ai prétendu être pourchassé par la loi.


» J'ai donc été initié à votre loge infernale, et j'ai pris part à vos conseils. Peut-être dira-t-on que j'ai été aussi mauvais que vous. Qu’on dise ce qu'on veut, du moment que je vous tiens! Mais quelle est la vérité? La nuit où j'ai été initié, vous avez attaqué le vieux Stanger. Je ne pouvais pas l'avertir; je n'en avais plus le temps; mais j'ai retenu votre main, Baldwin, quand vous alliez le tuer. Si je vous ai suggéré certaines affaires, afin de garder ma place parmi vous, c'étaient des affaires que je pouvais empêcher d'aboutir. Je n'ai pas pu sauver Dunn et Menzies, car je n'en savais pas assez, mais je veillerai à ce que leurs assassins soient pendus. J’ai averti Chester Wilcox pour qu'il puisse s'échapper, lui, sa femme et ses enfants, avant que je fasse sauter sa maison. Il y a eu beaucoup de crimes que je n'ai pas pu prévenir. Mais si vous réfléchissez, si vous pensez au nombre de fois où votre homme est rentré chez lui par une autre route, ou bien se cachait dans la ville quand vous étiez à ses trousses, ou encore restait chez lui quand vous croyiez qu'il allait sortir, vous mesurerez l'étendue de mon travail.


– Maudit traître! siffla McGinty entre ses dents.


– Ma foi, McGinty, vous pouvez m'appeler du nom qu'il vous plaira! Vous et vos pareils vous avez été dans la vallée les ennemis de Dieu et de l'humanité. Il fallait un homme pour s'interposer entre vous et les pauvres diables que vous teniez sous votre férule. Il n'y avait qu'un seul moyen de réussir: celui que j'ai choisi. Vous me traitez de «traître», mais je parie que plusieurs milliers de personnes m'appelleront un «libérateur», qui est descendu aux enfers pour les sauver. J'y ai passé trois mois. Je ne voudrais pas revivre trois mois semblables, même pour tout le trésor de Washington! Il fallait que je reste jusqu'à ce que je possède tout, chaque homme, chaque secret, là, dans le creux de cette main. J'aurais attendu encore un peu si je n'avais appris que mon secret allait être percé. Une lettre est arrivée dans la ville: j'étais donc obligé d'agir, et d'agir promptement. Je n'ai rien d'autre à vous dire, sinon que je mourrai plus tranquille en songeant au travail que j'ai accompli dans cette vallée. Maintenant, Marvin, je ne vous retiens plus. Mettez-les sous clé. Le reste suivra.


Il n'y a plus grand-chose à conter. Scanlan avait reçu un pli cacheté à déposer à l'adresse de Mlle Ettie Shafter: mission qu'il avait acceptée avec un clin d'œil et un sourire de connivence. Aux premières heures du matin, une jolie jeune fille et un homme très emmitouflé montèrent dans un train spécial qui avait été mis à leur disposition par la compagnie des chemins de fer, et ils quittèrent à toute vapeur cette terre de danger. Ce fut la dernière fois qu'Ettie et son amant foulèrent le sol de la vallée de la peur. Dix jours plus tard, ils se mariaient à Chicago; le vieux Shafter servit de témoin à cette union.


Le procès des Éclaireurs eut lieu loin de l'endroit où leurs camarades auraient pu terroriser les gardiens de la loi. Ils se défendirent en vain. En vain l'argent de la loge (cet argent extorqué par le chantage) coula comme de l'eau pour tenter de les sauver. La déposition claire, lucide, objective de celui qui connaissait tous les détails de leur existence, de leur organisation et de leurs crimes parut irréfutable, et les astuces de la défense ne purent effacer l'impression qu'elle produisit. Enfin, après tant d'années, les Éclaireurs étaient brisés, dispersés! Pour toujours le nuage se dissipait au-dessus de la vallée. McGinty mourut sur l'échafaud; quand sonna l'heure de l'exécution, il rampa en geignant. Huit de ses principaux lieutenants partagèrent son sort. Cinquante furent condamnés à des peines diverses d'emprisonnement. Le succès de Birdy Edwards était total.


Et pourtant, ainsi qu'il l'avait pressenti, la partie était loin d'être terminée. Il y eut une autre donne à jouer, puis une autre, et encore une autre. Ted Baldwin, par exemple, échappa à l'échafaud; les Willaby également, ainsi que plusieurs autres redoutables chenapans de la bande. Pendant dix ans ils demeurèrent incarcérés; puis ils retrouvèrent la liberté. Ce jour-là, Edwards, qui connaissait son monde, sut qu'il en avait fini avec la vie paisible qu'il menait. Sur tout ce qu'ils considéraient de plus sacré, ils avaient juré que son sang vengerait leurs camarades. Ils s'acharnèrent à tenir leur serment. Il dut quitter Chicago, après deux attentats qui furent si près de réussir qu'à coup sûr le troisième aurait été le bon. Il partit de Chicago sous un nom d'emprunt pour la Californie; là la lumière sortit quelque temps de sa vie quand Ettie Edwards mourut. Une fois il faillit être tué. Travaillant dans un canyon sous le nom de Douglas avec un associé qui s'appelait Barker, il amassa une fortune. Un avertissement lui parvint: les chiens assoiffés de sang avaient de nouveau pisté sa trace. Alors il s'embarqua, juste à temps, pour l'Angleterre. Nous retrouvons ainsi le même John Douglas qui se remaria avec une femme également digne et qui vécut cinq années en gentilhomme campagnard dans le Sussex, jusqu’à ces événements étranges que nous avons relatés.

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