Présentation

L’affaire Ajar

En 1915, Gary est en train d’accomplir un exploit de « champion du monde » tel que Nina sa mère de La Promesse de l’aube l’aurait applaudi : deux livres vont sortir en même temps, l’un signé Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, l’autre signé Émile Ajar, La Vie devant soi. Il parfait l’invention d’un écrivain sans visage. Il écrit dans deux styles, deux tons et sur deux sujets assez différents pour que leur auteur commun ne puisse pas être soupçonné. Et Clair de femme qui paraîtra l’année suivante, signé Gary, est déjà en chantier. Dans les médias, l’affaire Ajar bat son plein. Pour la comprendre il faut revenir un peu en arrière.

Début 1974, un manuscrit intitulé Gros-Câlin et signé Émile Ajar arriva au courrier du matin chez Gallimard. Posté au Brésil, il était accompagné d’une lettre signée Pierre Michaut, industriel français. Celui-ci, dans la plus pure tradition romanesque française héritée du XVIIIe siècle, expliquait que ce manuscrit lui avait été confié par un homme, Français d’Algérie, ami d’Albert Camus, un médecin poursuivi par la justice française pour avoir, semblait-il, pratiqué des avortements clandestins et, de ce fait, en fuite et désirant garder l’anonymat.

Parmi les lecteurs, Christiane Baroche, écrivain elle-même et connue surtout pour ses recueils de nouvelles, se fit l’avocate enthousiaste du manuscrit. En face, Raymond Queneau flaira une supercherie littéraire et se douta que la signature Ajar cachait non pas un débutant mais un romancier très sûr de son métier. Après discussion, décision fut prise de publier le manuscrit, pas tout à fait chez Gallimard, mais aux éditions du Mercure de France dirigées par Simone Gallimard, au cas où il y aurait des développements médiatiques embarrassants. Le livre sortit à l’automne 1974. Le milieu littéraire bruit du pseudonyme et de l’incognito et multiplia hypothèses et rumeurs. Les critiques lancèrent des noms connus, mais pas celui de Gary. Michel Cournot, directeur littéraire au Mercure de France, journaliste en vue, critique de théâtre, cinéaste, romancier, touche-à-tout de talent ; Raymond Queneau, qui avait le goût de l’expérience et de la facétie ; Aragon, qui avait renoué avec sa jeunesse ; voire un collectif d’écrivains. Le mystère demeura. Seul Robert Gallimard, ami de Gary, sut et se tut jusqu’au bout.

Lorsque La Vie devant soi parut, en septembre 1975, le livre fut tout de suite salué comme un très grand roman. Gary pouvait se réjouir, la qualité de grand écrivain, que toute une part de la critique parisienne lui refusait sous son nom, lui était reconnue sous pseudonyme. Il avait réussi à la perfection son numéro de trapèze volant. Mais les questions recommencèrent, les hypothèses, les recherches. Dans un premier temps, il craignit d’être découvert car la confrontation entre les deux livres d’Ajar et les siens allait nécessairement le trahir, d’autant qu’il avait laissé des indices partout : La Vie devant soi est une sorte de réécriture de La Promesse de l’aube et, dans Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Laura, sous prétexte qu’elle est brésilienne, parle couramment la langue ajar. Pour la critique de 1975, Ajar apportait « du sang neuf » à la littérature française, tandis que le livre de Gary confirmait le déclin non seulement sexuel, mais créatif de son auteur. Sous son nom, il restait prisonnier de « la gueule qu’on [lui] a [vait] faite », comme il l’écrira dans Vie et mort d’Émile Ajar. Mais il fut rapidement dépassé par le succès du livre d’Ajar dont on commençait à parler pour un prix littéraire.

Gary, qui avait mis dans ce pseudonyme l’espoir d’une autre existence littéraire absolument secrète, ne voulait pas renoncer à son anonymat. Il chercha un alibi indiscutable, un leurre. Et pensa alors tout simplement au fils de sa cousine Dinah, son petit-cousin qu’il appelait son neveu pour une question d’âge. Celui-ci qui vivait alors de petits métiers, était justement occupé à refaire plomberie et peintures dans la moitié de l’appartement de la rue du Bac que Jean avait occupée après leur séparation, d’abord seule puis un temps avec son nouveau mari, Dennis Berry, avant de s’installer un peu plus loin rue du Rac. Il proposa donc à Paul Pavlowitch d’intervenir, moyennant finance, pour donner un peu de consistance au pseudonyme et s’occuper de questions d’intendance : signature des contrats, entretiens téléphoniques rapides. Lui ayant donné une personnalité de voyou en délicatesse avec la justice, à la fois sauvage et misanthrope, réfugié en Suisse après son séjour brésilien, il pensait ainsi éloigner tout danger. L’incarnation n’était pas au programme. Malheureusement, si l’on peut dire, La Vie devant soi apparut sur la liste des livres retenus pour le prix Goncourt. Simone Gallimard, et Michel Cournot se firent de plus en plus pressants au téléphone. Et Ajar se fit homme, sous l’apparence physique de Paul Pavlowitch[1]. Rendez-vous fut pris avec Michel Cournot à Genève dans un studio que Gary possédait. Puis deux autres rendez-vous eurent lieu à Copenhague, dans une maison rustique au bord d’un lac, prêtée par des amis, l’un avec Simone Gallimard, l’autre avec une journaliste du Monde des livres, Yvonne Baby. Tout se passa bien. Paul Pavlowitch, beau ténébreux, avait le physique de l’emploi. Il joua bien son rôle, aidé par « Anne, une amie venue de France », en réalité sa femme Annie. Il sut rendre plausible son personnage d’écrivain solitaire et mauvais garçon. Les deux hommes pensaient que là s’arrêterait l’affaire. Mais, chemin faisant, Paul avait inventé à Ajar toute une biographie à base d’éléments empruntés à la vie de son oncle et à la sienne propre. Il donna même une photo ancienne de lui, parmi des camarades. Le 17 novembre le roman d’Ajar, La Vie devant soi, reçut le prix Goncourt que Gary avait déjà obtenu en 1956 pour Les Racines du ciel. Ajar-Pavlowitch le refusa le 20, sur ordre de Gary. Tout cela dans une atmosphère très mouvementée, d’autant plus qu’au même moment un collectif intitulé G. I. C. L. E. où figurait Jean-Edern Hallier, écrivain-provocateur doué dans les deux registres, manifestait à grand bruit pour l’abolition des prix littéraires et organisait un anti-prix Goncourt. Toujours est-il que le livre d’Ajar, en dépit du refus de son auteur, resta primé par l’Académie Goncourt, que la photo de Pavlowitch fit son chemin et qu’un journaliste finit par découvrir sa véritable identité. Le 22 novembre, La Dépêche du midi révéla qu’Émile Ajar était le pseudonyme de Paul Pavlowitch installé dans un petit village du Lot, Caniac-du-Causse, près de Cahors, et qu’il était parent de Romain Gary. La manœuvre avait fini par se retourner contre son auteur et Paul était beaucoup trop proche de lui pour qu’il ne fût pas enfin soupçonné. De plus son petit-cousin avait pris des initiatives qu’il lui reprocha ; comment en empêcher d’autres ? Et par-dessus le marché ce deuxième prix Goncourt. Qui d’un côté le réjouit : il avait réussi la démonstration qu’il voulait faire par rapport à un milieu littéraire parisien qui le sous-estimait. Mais qui d’un autre côté le consterna, car nul ne peut concourir deux fois pour le prix Goncourt. Par son silence, il était donc en infraction et se mit à craindre d’éventuelles poursuites. (Pour la fin de ce feuilleton on se reportera à la notice de Pseudo. — à paraître à l’atelier Panik.)

Le roman

On aura remarqué plus haut l’expression « langue ajar », c’est bien cela qui sidère, au sens fort, et enchante le lecteur qui aborde le premier chapitre et même la première page de La Vie devant soi. Cette impression d’entrer dans un monde nouveau par la magie d’une écriture radicalement nouvelle, Impression rare. La nouveauté d’un univers romanesque venant généralement d’autres explorations, où le style importe, évidemment, mais où la langue n’est pas à ce point l’élément premier. L’invention d’une langue dans la langue, métier de poète, n’appelle chez les romanciers que quelques noms, Proust, Céline, Queneau…

Le premier choc s’était produit avec Gros-Câlin, dont le héros narrateur, nommé Cousin, héberge un serpent (sans doute un avatar de Pete, le python ébauché, mais prometteur, de Chien Blanc) Celui-ci veut écrire un traité sur les pythons, ce qui se trouve être, quoique de façon assez lâche, l’objet du livre lui-même dont la forme, en rapport avec les nœuds du python et les siens propres, se révèle spectaculaire. Cela permet à son auteur d’énoncer un art poétique plus large, valable pour toute l’œuvre d’Ajar : « Je dois donc m’excuser, dit Cousin, rit Gary, de certaines mutilations, mal-emplois, sauts de carpe, entorses, refus d’obéissance, crabismes, strabismes et immigrations sauvages du langage, syntaxe et vocabulaire. » La phrase comporte tout de même deux néologismes, une image peu compatible avec la reptation du python, mais carpe et crabe ne sont pas sans point commun, de même que le strabisme et le crabisme qui désignent des trajectoires physiques anormales, comme celles qu’impose aussi la souffrance des entorses et mutilations, tandis que refus d’obéissance et immigration sauvage se rejoignent dans la contestation de l’ordre public. Tout Ajar expliqué aux enfants dès la première page du premier de ses livres. Qui de plus donne ses raisons : « Il se pose là une question d’espoir, d’autre chose et d’ailleurs, à des cris défiant toute concurrence. » Autre chose et ailleurs désespérément traqués par Gary à travers tous ses livres, qui ont déjà tant varié de genre et de forme. Quant aux cris, on sait depuis son premier roman à quoi s’en tenir sur les révoltes de Gary contre les injustices sociales en particulier et la condition humaine en général. Or le terrorisme de la réalité trouve un complice efficace dans le terrorisme de la langue usuelle et, comme Cousin le dit à sa place, « il me serait très pénible si on me demande avec sommation d’employer des mots et des formes qui ont déjà beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie. […] L’espoir exige que le vocabulaire ne soit pas condamné au définitif pour cause d’échec. » Il en arrive donc à cette forte conclusion : « Car il ne s’agit pas seulement de tirer votre épingle du jeu, mais de bouleverser tous les rapports du jeu avec les épingles. » Autrement dit, pour Cousin-Ajar-Gary, changer la langue est le mot d’ordre (si on peut dire, car désordre serait plus exact), comme d’autres, les surréalistes à la suite de Rimbaud, ont choisi de changer la vie, et d’autres, les communistes, de changer la société. Il s’agit de révolte contre un état de fait et de révolution parce que, dit Ajar, il y a là « espoir avec possibilités », ouverture sur l’avenir mais aussi violence, par mutilations, entorses et même épingles interposées. Au début de l’affaire Ajar, une rumeur a couru, affirmant que ce pseudonyme cachait un certain Hamil (une sorte d’Émile arabisé et un personnage important de La Vie devant soi) Raja et c’est sous ce nom que Pavlowitch rencontre Cournot (anagramme d’Ajar), terroriste libanais de son état. Un terroriste antiterroriste en somme dont le but pacifique est de changer la langue pour changer le regard et, au-delà, l’esprit et le monde. Vaste programme, aurait dit le Général. Mais il faut bien commencer par un bout.

Dynamiter la langue donc, faire éclater les vieux carcans de la grammaire, du dictionnaire, de la logique cartésienne, la rendre accessible à tous, en « jouir sans entrave », selon un slogan de Mai 1968, et lui redonner sa gaieté, sa jeunesse, son printemps adorable, ses odeurs, ses couleurs, sa vie amoureuse, bref sa liberté.

Le simple énoncé de l’art poétique cité valorise deux des aspects de cette langue nouvelle. Le premier saute aux yeux et aux oreilles, c’est son potentiel comique qui joue à chaque instant sur des effets de surprise. La phrase ne se développe et ne finit jamais comme on l’attend, elle boite, elle reste en suspens, la logique en est calamiteuse, les mots sont utilisés les uns pour les autres, les niveaux de langue s’entrechoquent. Chaque faute, chaque erreur d’aiguillage, chaque pataquès, autant dire chaque phrase est une source d’amusement pour le lecteur.

Le deuxième est plus secret, c’est sa richesse clandestine. « Sous les pavés, la plage », disait un autre slogan de Mai 1968. Sous l’innocence apparente d’un mot d’Ajar (et de Gary depuis longtemps) un bouquet de sens. Si Madame Rosa risque d’être « attaquée », c’est que son hypertension lui fait courir le risque d’une attaque cardiaque, d’un infarctus, mais c’est aussi qu’elle est sans cesse attaquée de toutes parts, par les soucis quotidiens de ravitaillement, de protection de ses enfants contre toutes sortes de dangers en rapport avec la puissance des lois, de l’autorité sous ses formes innombrables, dont la paternelle, mais aussi par la vieillesse, mais aussi par son ennemi intérieur, la peur qui ne l’a pas quittée depuis la rafle du Vél’d’Hiv’. Chaque mot est plein comme un œuf de significations qui cohabitent, drôlement. Et secouent.

Mais surtout à travers jeux de mots, approximations, expressions figées non jointives avec le reste de la phrase et coqs à l’âne, il s’agit non seulement de réveiller la langue française, mais bien de mettre en question l’ordre public et la pensée commune. Nous parlions d’œuf ; dans le premier chapitre, Momo, en mal de mère, en mal de père, en mal de tout, vole pour se faire remarquer. Or il vole un œuf. La sagesse courante, médiocre et méfiante, a inventé le dicton, qui n’apparaît même pas, tellement il est implicite, autour de ce mot : « qui vole un œuf vole un bœuf », ce qui mène tout droit à la condamnation définitive de Jean Valjean. Ici, au contraire, l’épisode nous dit : qui vole un œuf vole un œuf, rien de plus, ou plutôt si, qui vole un œuf en récolte un deuxième, accompagné d’un baiser de la crémière, ce qui est un message révolutionnaire. Et le triomphe de l’espoir.

Entre vocabulaire, rire et question sociale, le roman entier se construit sur l’expression « enfant de pute ». Habituellement c’est une insulte grossière et misogyne, utilisée pour blesser quelqu’un à travers les mauvaises mœurs supposées de sa mère (on se souvient des moqueries proférées en ce sens à divers moments à l’égard de Nina dans La Promesse,), ce qui revient, par ricochet à traiter le fils de bâtard. Ici c’est l’enfant lui-même qui se désigne ainsi avec le plus grand naturel, l’auteur jouant sur l’effet comique du mot d’enfant, décalé et sans intention adulte. En fait, mots crus mis à part, il exprime l’exacte vérité. Le livre s’attaque, l’air de rire, à une situation humaine scandaleuse, le sort des enfants de prostituées et des prostituées elles-mêmes qui souvent sont des mères, dans une société qui, au lieu de les protéger, les accable. Transposée et modernisée, c’est toujours l’histoire de la pauvre Fantine et de sa fille Cosette, La langue en revanche n’est pas celle de Victor Hugo, car le narrateur, élevé dans le milieu très spécifique de la prostitution en adapte le vocabulaire, dans lequel il baigne depuis tout petit, à toutes les situations qu’il vit, sans mesurer la portée des termes qu’il emploie. Décalage comique. Ainsi les appartements des nourrices pour enfants plus ou moins orphelins que l’on veut soustraire à l’Assistance publique sont des « clandés » (lupanars clandestins), les « proxynètes » (souteneurs) correspondent à un rêve de père et mari aimant et puissant et deviennent l’équivalent du bon flic, fils de pute lui-même, perdant tout rapport avec les « protecteurs » exploitant les prostituées qui sont les « vrais maquereaux ». Ainsi encore Momo confond dans le même terme, « avortement », la suppression du fœtus indésirable, sujet de préoccupation des prostituées, et l’euthanasie terme inconnu mais solution désirée par Madame Rosa. Il n’a pas tort ; dans les deux cas il est question de soulager l’humanité souffrante, en la débarrassant du plus grand des fléaux, la vie humaine.

Quant au propos général du livre, il est triple. Le premier sujet est à la fois physique et sentimental, voire métaphysique, c’est l’amour (et son manque). Le mot final du livre, ironique ou pas est « aimer ». Le deuxième est l’injustice sociale et les dégâts humains qu’elle occasionne (accidents ; drogue, alcool et tranquillisants ; troubles psychologiques et maladies mentales générées par des conditions trop dures et l’insécurité quotidienne). L’action se passe à Belleville la mal nommée, quartier populaire très métissé de Paris où s’entassent les marginaux et les immigrés les plus pauvres, et même au sixième étage d’un immeuble qui, avec son échantillon des diversités humaines, est une sorte de laboratoire du bas de l’échelle sociologique. Le troisième est la mort et d’abord la vieillesse avec toutes leurs complications techniques, la mobilité réduite, les infirmités de toutes sortes, leurs palliatifs assez inefficaces quoique ingénieux, source de savoureux et multiples gags, les revenus insuffisants et le manque d’euthanasie.

Tous les problèmes humains de toujours, aussi bien psychologiques que sociaux ou purement matériels sont là, étroitement liés entre eux, avec toutes les interrogations morales (qu’est-ce que le bien et le mal ?) et métaphysiques y afférentes (que fait Dieu ?). Avec pour seul mais efficace remède, l’entraide, les ruses, le courage, la gaieté, la solidarité des humbles, des mal nés, des mal lotis, des malchanceux, en un mot des misérables.

Et en effet, on l’aura compris, l’auteur, Ajar aussi bien que Gary, écrit, comme d’habitude, Les Misérables de Victor Hugo, qui est l’autre Bible du sage Monsieur Hamil, la première étant naturellement le Coran. C’est du reste aussi le livre que Momo a l’intention d’écrire quand il sera grand, « car c’est ce qu’on écrit toujours quand on a quelque chose à dire ». La version d’Ajar écrite en 1975, en faisant intervenir, outre les nouveautés légales et médicales, immigration lointaine, Bois de Boulogne et conflit israélo-palestinien en supplément a simplement dépoussiéré l’« affaire homme », toujours à elle-même pareille.

Ce faisant, Ajar réécrit aussi La Promesse de l’aube (où apparaît l’expression précitée) avec tant de ressemblances qu’on s’étonne que personne ne les ait repérées à l’époque. En vrac, le couple central, femme âgée et jeune garçon, le secours qu’ils se donnent mutuellement, cette alliance des faiblesses qui est le début d’une force de résistance contre l’adversité. Le déclin de la mère, qui oblige le fils à grandir trop vite. Les escaliers que la mère n’arrive plus à monter. Le désir de voir un homme de leur âge se charger d’elles, ici M. Hamil, là Zaremba. Ou encore l’unique et même citation des Châtiments, déclamée là par Nina, ici par M. Hamil : « Waterloo, Waterloo, morne plaine ». Etc.

Manquent à Victor Hugo toutefois, sur le plan des thèmes, deux aspects majeurs du monde de Gary : la question juive, Hitler n’était pas encore passé par là, et la question identitaire, Freud non plus.

Être juif, ajoute à la misère une misère supplémentaire dont le souvenir pour ceux qui ont traversé la période hitlérienne reste plus présent, plus invasif et plus invalidant que tous les autres. Comme ailleurs chez Gary, comme dans La Promesse de l’aube, cette dimension est traitée à travers cette catégorie de l’humour noir qu’est l’humour juif, une façon de rire du malheur des Juifs passé, présent et à venir propre à ceux qui en ont été victimes. Cela affleure dans de simples jeux de mots. Ainsi « muet comme une carpe juive » ajoute mécaniquement au cliché du mutisme de l’animal, arbitraire du reste (en quoi un brochet ou une sardine, sans parler de maquereau, sont-ils plus bavards ?), un plat juif traditionnel et aussi, sans doute, la qualité particulière du silence des Juifs qui ont peur. Cela va jusqu’au gag du portrait d’Hitler qui devient un talisman miraculeux, capable de ressusciter de peur Madame Rosa en cas d’absence. Comprendre accident vasculaire. Sans cesse, un sens anodin peut recouvrir une allusion plus subtile. Ainsi, que l’on n’aille pas croire que l’unique Français de l’immeuble de Belleville est là par hasard ; chez Ajar on reste chez Gary. Est-il le survivant d’un temps où l’immeuble était aux Français ? Un alibi nécessaire, car tout de même on est en France, même à Belleville ? Sans doute, Gary ne dédaigne pas la provocation, comme on l’a vu dans Chien Blanc, mais ce qui importe le plus ici est, on en mettrait sa main au feu, qu’il est retraité de la SNCF. Car si, en dépit de toute sa bonne volonté, il terrifie Madame Rosa qui le prend pour l’ange de la mort, ce n’est pas sa faute, mais celle des trains, des wagons plombés convergeant vers les camps, Auschwitz, toujours ses souvenirs de jeunesse.

Quant aux problématiques identitaires déjà fréquentes dans les livres précédents elles se déploient et se démultiplient de plus en plus largement chez Ajar. Ce n’est pas un hasard non plus si Ramon (anagramme de Roman qui, lui, conteste les analyses de Freud), le mari de Nadine, est psychanalyste et si Momo se livre devant lui à une confession sauvage de toutes ses difficultés depuis son incompréhensible naissance. Son identité est sur tous les plans incertaine. Comme la plupart des autres enfants, il ne peut pas connaître son père, à cause de « la loi des grands nombres » et il a été privé tout petit de sa mère par la loi du rendement imposée aux prostituées. Il sait toutefois, racisme aidant, qu’il a une tête d’arabe, ce qui est vague, car rien qu’au Maghreb il y a quand même trois pays d’origine possibles. Son âge est fluctuant et à l’école on le refuse tantôt parce qu’il est trop jeune, tantôt parce qu’il est trop vieux. Ses habits, généralement volés, sont trop grands ou trop petits pour lui. Toute son identité repose sur un certificat de dépôt, comme il en est des objets dans les consignes des gares. Le reste dépend de la parole de Madame Rosa qui soit se tait (sur la mort de sa mère), soit dit la vérité qu’elle veut. Ainsi lors de la scène de non-reconnaissance paternelle, Momo est aussi bien Moïse que Mohammed, ce qui sur un plan général et de politique israélo-palestinienne est réconfortant, mais pas très structurant pour les enfants. De plus Madame Rosa, forte de l’histoire de l’Occupation et comme tout le monde à Belleville, possède tout un jeu de fausses cartes d’identité, pour elle et pour « ses » enfants. Entre silence et faux, Momo conclut : « C’est toujours la même chose avec moi. Rien ». Rien ni personne. Comme s’il y avait eu avortement.

Inversement il y a des moments où le jeune héros se sent trop nombreux pour une seule peau. Quand il est trop malheureux, il fait des crises de violence qu’il explique avec une clarté à rendre inutiles tous les psychanalystes. « C’est comme si j’avais un habitant en moi. Je suis pris de hurlements, je me jette par terre, je me cogne la tête pour sortir, mais c’est pas possible, ça n’a pas de jambes, on n’a jamais de jambes à l’intérieur ». Ce sentiment d’être le lieu d’un autre, d’un dibbuk, double persécuteur, remonte à loin dans l’œuvre. De même que l’incertitude identitaire, l’angoisse qui serre la gorge et empêche de respirer, la claustrophobie du simple fait d’être enfermé en soi-même, tous les personnages d’Ajar en sont atteints. Comme Gary.

Désormais, l’incertitude et le soupçon minent toute réalité. Ainsi Nadine fait du doublage pour des films traduits en français : l’acteur bouge les lèvres sur l’écran, comme s’il parlait, et c’est quelqu’un d’autre qui parle à sa place avec une autre voix et d’autres paroles dans une autre langue. Momo, lui, est surtout frappé par le constat que le doublage permet de remonter le temps, ce qui le fait rêver du retour au paradis terrestre, c’est-à-dire au ventre maternel, avec l’espoir que cette fois il pourrait ne pas naître.

Enfin, si à la fin de Gros-Câlin, Cousin livré à ses terreurs intérieures est de plus en plus proche de la folie, au point qu’on peut se demander si son python a bien existé, on peut se demander aussi ce qu’il en est de Momo après trois semaines passées aux côtés d’une morte en décomposition. Que penser de cette adoption miraculeuse, de cette famille accueillante blonde et rose, de ce psychologue intelligent ? Certains détails inquiètent. Momo parfois rêve. Apparaissent alors des couleurs claires, clown bleu, clown blanc. Et le geste affectueux d’un bras autour de ses épaules. La maternelle Nadine a le même geste. Mais peut-être faut-il se ranger à l’avis de la plupart des lecteurs : le papier dans la poche, l’adresse. Soit. On peut du moins voir dans ce doute possible sur la fin des trois romans (en ajoutant L’Angoisse du roi Salomon à venir) un exemple des techniques d’ambiguïté qui, de Gary à Ajar, gagnent du terrain.

Gary cherchait depuis le début de son œuvre, le moyen d’associer rire et pleurs. Il a expérimenté au cours du temps et des œuvres de multiples solutions. Il a trouvé ici une nouvelle voie et sans doute la plus efficace grâce à la liberté d’Ajar qui est un autre. Car c’est seulement dans les livres d’Ajar que l’on trouve une telle tension entre tragique et comique. Le fond, sujet et déroulement de l’histoire, est désormais d’une noirceur absolue tandis que la langue est d’une invention et d’une gaieté sans répit. Comme si le désespoir, la révolte engendraient une énergie ininterrompue de la parole, du verbe. Sa trouvaille vient de ce qu’il a su inventer, en dehors même des épisodes comiques, cette cohabitation constante du désespoir et de la gaieté, qui est une forme d’énergie vitale, au sein de la phrase, de chaque phrase. Désormais, chaque phrase distille à la fois son malheur et son éclat de rire.

par Mireille SACOTTE[2]

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