— 5 —

Notre escapade en amoureux tombait à pic. Sans le savoir, Olivier avait bien fait les choses en décidant de m’emmener dans les calanques ; le soleil, la chaleur, l’accent chantant, le rosé frais, et mon maillot de bain remettraient les choses à leur place.

Ces quatre jours furent une parenthèse enchantée où je ne pus que davantage m’attacher à lui. Il anticipait toutes mes envies, chacun de ses actes, de ses gestes était doux, chacune de ses paroles était délicate. Il voulait que je me repose, si bien que nous fîmes l’impasse sur une exploration effrénée de la région. Je redécouvris le sens du mot « vacances », grâce aux longues siestes que je m’accordais, aux baignades, aux dîners au resto. Nous prenions le temps de ne rien faire, ensemble, c’était bon. J’en oubliai presque Les Gens.


Nous repartions déjà le lendemain. Nous déjeunions en terrasse quand mon esprit vagabonda et se demanda si Félix s’en sortait.

— À quoi penses-tu, Diane ?

— À Félix, lui répondis-je en riant.

— Tu t’inquiètes ?

— Un peu…

— Téléphone-lui.

— Non, je peux attendre vingt-quatre heures de plus.

— Tu mérites déjà les félicitations du jury, pour n’y songer que maintenant ! Je m’attendais à ce que ça vienne vraiment plus tôt. Ne te gêne pas pour moi.

— Merci ! Je l’appellerai sur la plage, ça le fera enrager !

Olivier éclata de rire.

— Je ne te connaissais pas sadique.

— Il adore, je n’y peux rien… on reprend un verre !


Une heure plus tard, je rôtissais au soleil pendant qu’Olivier se baignait. Comme les deux jours précédents, il avait pris la précaution de nous dénicher des rochers inaccessibles aux enfants, je ne risquais pas de crises d’angoisse. Je sentais ma peau chauffer, j’aimais ça, et j’aimais surtout le hâle qui me donnait une mine éclatante ; je n’avais pas connu ça depuis mes dernières vacances en famille. Et une chose me rendait particulièrement heureuse : l’absence totale de culpabilité. Place à la jubilation !

— Les Gens heureux ne branlent rien au mois de juillet, j’écoute !

Cela faisait bien longtemps que je ne relevais plus les déclinaisons des Gens…

— Félix, si tu me voyais ! Je suis dorée comme une frite, légèrement pompette grâce à un petit côtes-de-provence bien frais, et je ne vais pas tarder à aller nager avec mon amoureux.

— Qui est cette inconnue qui me parle ?

— L’unique, la seule, ta patronne !

— Alors, comme ça, tu t’éclates comme une petite folle ?

— Oui. Et toi, Les Gens sont encore debout ?

— J’ai évité l’incendie, l’inondation et le cambriolage, donc, on peut dire que je m’en sors.

— En gros, il est temps que je rentre. Dès demain soir, je fais le tour des lieux.

— Profites-en jusqu’au bout. C’est bon de t’entendre comme ça.

— J’en ai bien l’intention.

— J’avais peur qu’après la venue de l’autre zig, et surtout cette annonce sur Abby, tu te renfermes.

— Tout va bien. Je te laisse, Olivier me fait signe.

Je raccrochai et enfouis mon téléphone au fond de mon sac. Je me retenais d’en vouloir à Félix pour sa dernière remarque. J’avais tout mis en œuvre pour occulter Abby et profiter d’Olivier. Je devais continuer. J’inspirai profondément, retirai mes lunettes de soleil, et partis à l’eau. Je nageai jusqu’à lui, et m’accrochai à ses épaules, il me sourit et embrassa mon bras qui entourait son cou.

— Tout va bien ? me demanda-t-il.

— Ne parlons pas de Paris.


Dernière nuit à l’hôtel ; nous venions de faire l’amour, tendrement, comme toujours, et j’avais peur. Peur de perdre quelque chose après ces petites vacances, peur de perdre la paix, tout simplement. Olivier était dans mon dos, et me serra contre lui. Je caressai distraitement son bras, et regardai par la fenêtre que nous avions laissée ouverte.

— Diane, tu es ailleurs depuis quelques heures…

— Tu te trompes.

— Il y a un problème aux Gens, avec Félix ?

— Absolument pas.

— Dis-moi ce qui te travaille.

Qu’il arrête ! Qu’il se taise ! Pourquoi était-il si attentionné, si perspicace ? Je ne voulais pas que ce soit lui qui fasse éclater notre bulle.

— Rien, je te promets.

Il soupira et embrassa mon cou.

— Tu mens très mal. Tu t’inquiètes pour cette femme, ta propriétaire en Irlande ?

— Tu commences à bien me connaître… c’est vrai, je pense à elle, je n’arrive pas à y croire. Tout ce qu’elle a fait pour m’aider, je m’en rends compte aujourd’hui… Et songer qu’elle peut…non, c’est impossible. Je voudrais faire quelque chose, mais quoi ?

— Commence par l’appeler, ce serait un bon début.

— Je ne sais pas si j’en suis capable.

— Ça va te demander du courage, mais tu es bien plus forte que tu ne le crois. Quand je t’ai rencontrée, j’ai senti ta fragilité, mais tu as des ressources, énormément de ressources. Tu y arriveras.

— Je vais y réfléchir.

Je me tournai vers lui, et l’embrassai. J’avais besoin de le sentir contre moi, de m’accrocher à lui, je refusais de penser aux possibles conséquences de cet appel.


Je mis plus de un mois à me décider et à trouver la bonne occasion pour le faire. Je n’étais jamais seule. Aux Gens, Félix était toujours sur mon dos ; le reste du temps j’étais avec Olivier, et je ne me voyais pas téléphoner à Abby avec lui à mes côtés. En vérité, je reculais le moment tellement j’avais peur de ce que je risquais de découvrir. Je profitai des congés de Félix, fin août, pour prendre mon courage à deux mains.

— Allô ?

Bien que sa voix soit teintée de fatigue, je reconnus Abby, et cela m’ôta les mots de la bouche.

— Allô !… Il y a quelqu’un ?

— Abby… c’est moi…

— Diane ? C’est bien vrai ?

— Oui. Pardon de ne pas avoir…

— Tais-toi, ma petite chérie. Je suis si heureuse de t’entendre. Quand Edward nous a annoncé qu’il t’avait vue…

— Il vous a raconté ?

— Encore heureux ! Il nous a dit que tu allais bien, que tu avais rencontré quelqu’un ! C’est magnifique !

Ç’avait le mérite d’être clair.

— Merci… Et toi, comment vas-tu ?

— En pleine forme !

— Abby, grondai-je. Il n’est pas rentré dans les détails, mais Edward m’a dit…

— Il mériterait une bonne leçon pour ça, il n’aurait pas dû te tracasser…

C’était comme si je l’avais quittée la veille.

— Il a eu raison. Que t’arrive-t-il ?

— Eh bien, tu sais, le cœur d’une vieille dame fatiguée…

— Tu n’es pas vieille !

— Tu es mignonne, Diane. Ne t’en fais pas, c’est la vie… C’est bon de t’entendre, tu me manques beaucoup.

— Toi aussi, Abby.

— Oh, si je m’écoutais, je te demanderais bien quelque chose.

— Tout ce que tu veux !

— Viens nous rendre visite.

Retourner en Irlande, à Mulranny… je n’y avais jamais songé.

— Oh… je ne sais pas…

— J’aimerais tellement vous avoir tous autour de moi encore une fois. Et puis, Judith sera folle de joie. Tu es sa seule véritable amie.

Abby savait jouer les sentimentales quand ça l’arrangeait… j’aurais dû m’en souvenir ! La clochette retentit : Olivier venait m’aider à fermer.

— Je ne te promets rien, je vais voir ce que je peux faire.

— Ne tarde pas trop, ma petite chérie.

— Ne dis pas ça.

Je croisai le regard d’Olivier, qui avait bien compris avec qui je parlais, il me sourit gentiment.

— Je… je te rappelle vite.

— Merci, Diane, pour ton appel. À très bientôt. Je t’embrasse.

— Moi aussi, Abby, moi aussi.

Je posai mon téléphone sur le bar, et me réfugiai dans les bras d’Olivier. Il ne me fallut pas plus d’une minute pour me mettre à pleurer. J’aurais voulu être déjà là-bas avec elle, dans son salon, au coin du feu, lui dire et lui répéter qu’elle allait guérir. Comment pouvais-je partir sur un coup de tête en Irlande ? Les Gens ? Olivier ? Félix ?

— C’était si dur que ça ?

— Elle parle comme si c’était déjà la fin.

— Je suis désolé, Diane…

— Je vais devoir lui refuser une faveur, ça me rend malade.

— Laquelle ?

— On ferme d’abord et je t’en parle après.

— Si tu veux.

J’avais besoin de digérer avant de lui expliquer. La fermeture fut bouclée en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Olivier alla nous chercher des falafels pour le dîner. En mangeant, je réussis à lui faire part de la requête d’Abby, à laquelle je n’arrêtais pas de penser.

— Tu as peur que ce soit trop dur pour toi ?

— Non, ce n’est pas à moi que je pense, c’est Abby qui est à plaindre.

— Alors pourquoi tu ne veux pas y aller ?

— Les Gens…

— Félix s’en est bien sorti, quand on est partis.

Je refusai de croire que c’était possible.

— Et toi ? Je ne vais pas te laisser… Tu voudrais venir avec moi ?

— Non, Diane. Pour plusieurs raisons. Je ne peux pas me permettre de reprendre des jours de congé, et quand bien même je le pourrais, ce sont tes amis, je ne voudrais pas t’empêcher de profiter d’eux en t’accompagnant. Ce n’est pas ma place. Et puis j’aiderai Félix, si ça peut te rassurer.

Je soufflai un grand coup tant j’étais effrayée par ce qui se jouait. Il prit mon visage entre ses mains, et me regarda dans les yeux.

— Ma seule exigence est que tu sois sûre de toi. As-tu envie de retourner en Irlande ? Ressens-tu le besoin d’y aller ?

— Oui, avouai-je.


Pour une fois, je profitai du Wi-Fi des Gens, et réservai vol et voiture en travaillant. Abby refusa catégoriquement que je prenne une chambre d’hôtel : je logerais chez eux. Je préparai Félix à mon absence par SMS, sans lui avouer où je partais. Autant Olivier avait respecté mon choix, autant ce serait une autre paire de manches avec mon meilleur ami. Pourtant, je n’avais pas de temps à perdre. Mon vol pour Dublin était trois jours après son retour de vacances.


Le matin de sa reprise, j’étais tendue comme un arc. Je le laissai me raconter ses vacances avant de lâcher la bombe. Il me devança.

— C’est tellement le grand amour que vous voulez repartir vous enfermer dans une chambre d’hôtel pendant plusieurs jours ? Tu me raconteras ?

— En réalité… je ne pars pas avec Olivier.

— Ah bon ! Tu fais quoi, alors ?

— Je vais rendre visite à Abby.

— Hein ? Tu te lances dans une carrière de comique, c’est ça ?

— Non.

— Tu es complètement cinglée ?

— Je ne te demande pas ton autorisation. Figure-toi que j’ai proposé à Olivier de m’accompagner, il a refusé.

— S’il savait que tu as fait mumuse avec Edward, il viendrait ! Il fait entrer le loup dans la bergerie. Je le pensais plus intelligent que ça.

— Tu te trompes.


Félix me battit froid jusqu’à mon départ. Cependant, au moment de lui dire au revoir, je palpai toute son inquiétude.

— Tu aimes Olivier ? Je veux dire, tu l’aimes vraiment ?

— Je crois, oui… enfin, je suis amoureuse de lui…

— Tu lui as dit ?

— Non, pas encore.

— Dans ce cas, fais attention à toi en Irlande.

— Félix, je reviens dans moins d’une semaine, je ne vois pas ce qui peut m’arriver.


Olivier m’accompagna à l’aéroport bien que je lui aie dit que ce n’était pas nécessaire. Et je savais déjà qu’il m’attendrait à ma descente au retour. Il m’épargna les consignes de sécurité. J’étais cafardeuse à l’idée de ne pas le voir pendant une semaine — c’était la preuve que Félix se trompait. Je restai dans ses bras jusqu’à la dernière minute.

— Je t’appelle très vite, lui dis-je entre deux baisers.

— Tout va bien se passer, j’en suis certain.

Je l’embrassai une dernière fois et me dirigeai vers l’embarquement.


C’était étrange. Depuis que mes pieds avaient retrouvé le sol irlandais, j’avais l’impression d’être chez moi, comme si je rentrais à la maison après une longue absence. Je n’étais pas préparée à un tel bien-être. J’avais cru me sentir mal, triste, angoissée, persécutée par les souvenirs. C’était tout le contraire. Chaque pas, chaque kilomètre parcouru était naturel, et me rapprochait d’un chez-moi. Mon corps et mon esprit avaient conservé une mémoire aiguë de ce trajet.


À l’approche de Mulranny, je levai le pied. Une dernière colline, et la baie apparut. La vue me saisit au point que je m’arrêtai sur le bas-côté. Une rafale me décoiffa dès que ma portière fut ouverte, j’éclatai de rire. Je me statufiai en admirant ce paysage qui avait été tout mon univers durant de si longs mois. Mon Dieu ! Comme cela m’avait manqué ! Au loin, je distinguai mon cottage, et celui d’Edward. J’avais la chair de poule, je regardai le ciel et respirai à pleins poumons cet air pur et iodé. J’eus mes premières larmes de vent, je les aimais, ces larmes, comme si elles nettoyaient mes yeux, mes joues. Les heures sombres étaient derrière moi, je ne repensais qu’aux instants magiques de cet endroit. Ce voyage était l’opportunité de faire la paix avec cette période de ma vie.

En arrivant au village, je fus frappée par l’absence de changement, tout était comme dans mon souvenir : l’épicerie, la station essence, et le pub. J’étais à deux doigts de m’arrêter faire mes courses et un crochet par le pub pour boire une Guinness. En revanche, m’approcher de la plage me semblait prématuré, j’avais tout le temps de le faire. Aussi me dirigeai-je vers chez Abby et Jack. Je n’avais pas encore coupé le moteur de ma voiture que la porte s’ouvrit sur eux. Je souriais, riais et pleurais à la fois. Je courus dans leur direction, ne voulant pas fatiguer Abby. Jack la devança et, à ma grande surprise, me prit dans ses bras de colosse.

— Notre petite Française est enfin là !

— Jack… merci.

— C’est moi la mourante, laisse-la-moi !

Le regard de Jack m’intima de ne pas réagir à l’humour de sa femme. Il me lâcha, et je la découvris de plus près. Elle était plus petite que dans mon souvenir et avait maigri. Je devinais qu’elle avait tout mis en œuvre pour camoufler les stigmates de la maladie : fond de teint, anticernes et fard à joues. Ses yeux restaient malicieux et encore pleins de vie. Elle m’enlaça à son tour.

— Que c’est bon de t’avoir à la maison ! Ça fait plus de un an que j’attends ton retour.

Je m’interdis de lui répondre : « Moi aussi. »


Une heure plus tard, après avoir vidé ma valise et rangé mes affaires dans une commode de ma chambre, j’étais dans la cuisine avec elle, et je préparais le dîner. C’est là que je perçus les premiers signes de fatigue, car elle ne refusa pas mon aide, contrairement à ce qu’elle aurait fait un an auparavant. Jack passait de la cuisine au salon, sa Guinness à la main. Abby, assise sur sa chaise, m’assaillait de questions sur ma vie à Paris, sur Félix, dont elle gardait un souvenir ému, et sur Olivier. Je n’en revenais toujours pas qu’Edward ait parlé de lui : il avait vraiment changé ! J’écoutai ma curiosité :

— Il a quelqu’un dans sa vie, alors ?

Abby eut un petit sourire.

— Oui… une personne qui prend de la place.

Un vent de panique m’envahit.

— Abby, ne me dis pas que c’est…

Son éclat de rire m’interrompit.

— Elle n’est jamais revenue, celle-là. Rassure-toi… son arrivée égaie nos vies, tu verras. Vous allez forcément vous rencontrer.

Merci mon Dieu ! Heureusement, j’avais Olivier, car si j’avais encore été célibataire, j’aurais difficilement supporté de voir Edward avec une autre, surtout si, comme je le comprenais, c’était une fille sympathique que tout le monde appréciait.


Durant le dîner, je pris des nouvelles des habitants dont je me souvenais. Et, en réalité, je me souvenais de tout le monde. Abby m’apprit que Judith débarquait pour le week-end, et qu’elle était en grande forme. J’allais passer un sale quart d’heure ! Je pris en charge la vaisselle et leur interdis de faire quoi que ce soit. Je voulais qu’ils se reposent pendant mon séjour chez eux, c’était la moindre des choses. J’y avais tous mes repères, un peu comme chez des grands-parents où j’aurais passé toutes mes vacances enfant. Une fois que tout fut en ordre, je sortis fumer une cigarette, et m’assis sur le perron. Au loin, j’entendais la mer et les vagues. J’étais si détendue, je respirai à fond, mon corps était comme du chewing-gum. Jack me rejoignit quelques minutes plus tard, en compagnie d’un cigare.

— Abby est montée se coucher, m’annonça-t-il.

— J’espère ne pas trop la fatiguer.

— Avec tout ce que tu fais, ça ne risque pas ! Tu ne pouvais pas lui faire plus beau cadeau. Elle a eu du mal à se remettre de ton départ.

— Je suis désolée…

— Ne le sois pas, elle est comme ça, elle voudrait garder tout son monde autour d’elle, en permanence, comme si vous étiez des enfants. Tout ce que j’espère, c’est que tu ne t’es pas forcée à venir pour elle.

— Pas du tout… j’avais quelques craintes, je peux te l’avouer… mais depuis que je suis là, je sais que c’est la meilleure décision que j’aie prise.


J’étais bien au chaud sous la couette, dans mon lit spécial géant. Je venais de raccrocher d’avec Olivier, ça m’avait fait du bien de lui parler, et d’avoir un contact avec ma réalité parisienne. J’étais bien plus attachée à ce pays que je ne voulais l’admettre. J’étais prête à éteindre ma lampe de chevet quand des coups frappés à ma porte retentirent. Je fus stupéfaite de découvrir Abby, enveloppée dans sa robe de chambre.

— Je te croyais endormie…

— J’ai des insomnies… et je voulais savoir si tu étais bien installée.

— Il faudrait être difficile.

Elle s’approcha du lit, s’assit à côté de moi, et me prit les mains.

— Tu es radieuse, Diane.

— Merci.

— On va rattraper le temps perdu.

— Oui.

— Si tu savais comme je suis heureuse de t’avoir près de moi quelques jours… Ma seconde fille est à la maison…

L’émotion me rendit muette.

— Couche-toi.

Elle se leva, je me rallongeai. Elle me borda et m’embrassa le front.

— Dors bien, ma petite fille.

Je m’endormis paisiblement.


Le lendemain après-midi, Abby voulut que nous allions marcher toutes les deux sur la plage. Pour qu’elle ne se fatigue pas trop, Jack nous déposa en voiture à proximité. Nous avancions bras dessus, bras dessous, à petits pas. La main d’Abby calmait mes tremblements ; je ne voyais que mon cottage. J’avais cru mourir de chagrin dans cette maison. Mais ces quatre murs avaient aussi contribué à me faire devenir celle que j’étais aujourd’hui.

— Personne n’y a habité depuis ton départ.

— Pourquoi ?

— Il est à toi… J’ai pris les clés, veux-tu y entrer ?

— Non, je ne souhaite pas remuer tout ça.

— Je comprends.

Nous poursuivîmes notre balade sur la plage, non sans recevoir quelques gouttes de pluie. Mais je faisais confiance au flair météorologique de Jack, qui nous avait assuré qu’il n’y aurait pas de grain avant plusieurs heures. J’aimais cette plage, cette mer d’un bleu menaçant, ce vent qui faiblissait à peine. À cet endroit, j’avais pleuré Colin et Clara, j’avais ri, j’avais découvert le vrai Edward, j’avais rencontré Judith. Et je m’étais roulée dans le sable.

— Edward a toujours son chien ?

— Plus fou que jamais. Tiens, regarde-le qui arrive !

Abby me lâcha et recula de quelques pas en riant. Entendre cet aboiement me remplit de joie et d’excitation. J’en avais passé, du temps, avec Postman Pat ! Il arrivait en courant. Je tapai sur mes genoux pour le faire venir à moi et, comme avant, il me sauta dessus et me fit tomber à la renverse.

— Comment vas-tu, mon chien ? lui demandai-je alors qu’il me léchait le visage.

— Il t’a reconnue, me dit Abby.

— C’est incroyable !

Je réussis à me relever et lui envoyai un bâton au loin, en m’interrogeant sur l’absence de son maître.

— Edward le laisse en liberté, maintenant ?

— Non, il doit être avec Declan.

— Qui est Declan ?

Abby n’eut pas le temps de me répondre ; une petite voix l’appelait à tue-tête derrière moi. Je me retournai, et eus un mouvement de recul en découvrant un petit garçon qui courait vers nous, plus précisément vers Abby. Il se jeta sur elle et se blottit contre son ventre. Un nœud se forma dans ma gorge, la présence de cet enfant ternissait mes retrouvailles avec la plage et suscitait trop de questions pour ma tranquillité d’esprit.

— Abby !

— Oui, Diane ?

— À qui est cet enfant ?

Elle sembla mal à l’aise, ce qui était rarement son cas et qui accentua mon angoisse.

— Alors, à qui est-il ?

— À moi, dit Edward, derrière moi.

Je fis volte-face. Il était à moins de un mètre, et me regardait droit dans les yeux. Je scrutai alternativement cet enfant et lui. La ressemblance était frappante. Ce petit garçon, dont on sentait déjà qu’il serait un solide gaillard une fois adulte, était un modèle réduit d’Edward : les cheveux blond foncé en bataille, les traits durs et fiers, mais avec le sourire en plus. Sauf que cet enfant avait au moins cinq ans… Mes calculs furent interrompus par une petite main qui tirait sur mon manteau.

— Tu t’appelles comment ?

Incapable de lui répondre, je le fixai ; mêmes yeux inquisiteurs que son…

— Declan, je te présente une amie de la famille, c’est Diane, lui répondit Abby. On va laisser papa parler avec elle, d’accord ?

Il haussa les épaules, se moquant de son sort.

— Edward, dînez tous les deux à la maison, proposa Abby. Je prends Declan avec moi.

— Il est hors de question que tu rentres à pied, je te ramène en voiture.

— Je ne crois pas que ton fils ait besoin d’entendre votre conversation.

— Je vais vous déposer, et je rejoins Diane après.

Je n’avais pas mon mot à dire. Comme à la grande époque ! Edward siffla son chien, fit signe à son fils de le suivre sans lui dire un mot, et prit la direction de sa voiture garée devant chez lui. Abby vint vers moi.

— Tu m’aides à marcher ? me demanda-t-elle en prenant mon bras.

Ce fut moi qui m’accrochais à elle, plutôt que le contraire. Je fixai mes pieds, incapable de regarder devant moi et d’assister à cette scène familiale : Edward marchant avec son fils et son chien.

— Ne sois pas trop dure avec lui, ma petite chérie, me dit-elle avant de monter en voiture.

Edward s’approcha, je reculai en le fusillant du regard.

— Tu veux attendre chez moi ?

— Et puis quoi encore ?

— Ne commence pas…

Je reconnus son ton cassant. La moutarde me montait au nez, mais je me retins par respect pour Abby. Je lui tournai le dos et repartis vers la plage.

Durant un quart d’heure, je tournai en rond, je lançai des pierres dans l’eau de toutes mes forces, et j’enchaînai les cigarettes. Voilà qu’il était père de famille ! S’il y avait bien une chose impossible, c’était ça. Qu’il ait retrouvé une femme était tout à fait normal, elle aurait même pu avoir déjà des enfants ! Mais qu’il ait un fils à lui, dont il ne pouvait renier l’origine ! Un enfant de cet âge, qui plus est ! Pourquoi fallait-il toujours qu’il me mette à l’épreuve ?

Le crissement de ses pneus m’avertit de son retour. Je me raidis davantage et explosai quand il m’eut rejointe :

— Comment as-tu pu me cacher un truc pareil ? Tu as un fils de plus de cinq ans ! Et tu ne m’as rien dit ? C’est ta philosophie de mentir et de cacher l’essentiel de ta vie ? Tu m’avais déjà caché ta pétasse ! Et là, ton…

— Tais-toi ! De quel droit me poses-tu ces questions ? Tu es partie ! Tu n’as jamais pris de nouvelles ! Tu as refait ta vie !

L’attaque me fit reculer. Il me tourna le dos et s’alluma une cigarette. Je me sentis mal, l’heure des reproches avait sonné pour moi. Il avait raison, je l’avais laissé alors qu’il était prêt à tant de choses avec moi. Pourtant, je ne pouvais pas m’arrêter, j’avais besoin de réponses.

— Étais-tu au courant de son existence quand j’étais là ?

— Comment peux-tu imaginer une chose aussi ignoble ? me rétorqua-t-il en me faisant face à nouveau, le regard noir.

— Ne compte pas t’en sortir si facilement. Je n’attendrai pas l’arrivée de Judith pour avoir les explications sur ta vie. C’est fini, cette époque-là. Ou tu passes à table et tu m’expliques d’où il vient…

— Ou quoi ?

— Je m’en vais direct. Dès ce soir.

Je n’aimais pas ce que j’étais en train de faire, mais je n’avais pas le choix. Il restait silencieux.

— Si je pars maintenant, c’est Abby qui en souffrira.

Il se prit la tête entre les mains, s’ébouriffa les cheveux et regarda la mer.

— J’ai appris l’existence de Declan il y a un peu plus de six mois. Et ça fait quatre mois qu’il vit ici.

Il marcha vers des rochers et s’y assit. Je l’observai de longues secondes avant de me décider à le rejoindre. Il semblait tellement mal, je le voyais à sa façon de tirer sur sa cigarette. S’il avait pu l’ingérer, il l’aurait fait. La fatigue perçue en le revoyant à Paris émanait de tous les pores de sa peau. C’était plus que ça, c’était de l’épuisement, un épuisement psychique. Il était écrasé par un poids dont il n’arrivait pas à se délester. Les choses avaient changé entre nous, mais sa détresse m’était insupportable, et ce que je lui demandais de faire en se confiant était une épreuve pour lui. Il me lança un regard en biais quand je m’assis à ses côtés. Je remontai mon col et attendis qu’il entame son récit.

— Judith avait dû te raconter qu’après ma rupture avec Megan j’étais parti m’isoler sur les îles d’Aran ?

— Oui.

— Ce qu’elle n’a jamais su, c’est que j’avais fait un arrêt à Galway avant de prendre le bateau. Je me suis saoulé pour oublier. Dès le premier soir, j’avais une compagne de beuverie qui noyait je ne sais quoi. Tu peux facilement imaginer comment ça s’est fini… Ç’a duré trois jours… on ne sortait du lit que pour refaire les niveaux d’alcool. Un matin, en ouvrant les yeux, je me suis rappelé que j’avais un chien dans ma voiture. La pauvre bête… J’ai pris conscience de ce que j’étais en train de devenir : un type qui boit et qui couche avec n’importe quelle fille pour se venger de son ex… j’étais pathétique, ça ne me ressemblait pas. J’ai embarqué sur le bateau sans dire au revoir, je me suis coupé du monde pendant deux mois sur les îles d’Aran et j’ai oublié cette fille. C’était à peine si je me souvenais de son prénom. Sauf qu’elle, elle n’a jamais eu la possibilité de m’oublier.

Il s’interrompit pour allumer une cigarette. Lui et son sens de la responsabilité en avaient pris un coup.

— Vous vivez ensemble ?

Il m’envoya un sourire triste.

— Elle est morte.

Mon sang se glaça. J’eus mal pour ce petit garçon.

— Comment as-tu su pour ton fils ? Quel âge a-t-il ?

— Il a six ans… Après ton départ, j’ai beaucoup travaillé pour… enfin, bref. Mon nom commençait à apparaître à droite et à gauche. On m’a demandé de couvrir une régate à Galway. Un jour, à la descente d’un bateau, elle m’attendait sur le ponton. Elle me cherchait depuis plusieurs mois. J’ai mis un temps fou à la reconnaître, pas à cause de mes souvenirs embrouillés, mais parce qu’elle était métamorphosée, elle n’avait que la peau sur les os et était ravagée par la fatigue. Elle a insisté pour qu’on prenne un verre ensemble. Elle n’y est pas passée par quatre chemins et m’a annoncé qu’elle était condamnée. J’étais triste pour elle, mais je ne voyais pas trop ce que je pouvais faire. Elle m’a mis une photo de Declan sous le nez. Si elle n’avait pas été malade, je n’aurais jamais su que j’avais un fils. Elle l’a élevé toute seule, sans rien demander à personne… Quand tu m’as téléphoné, je venais d’avoir les résultats du test de paternité, et j’étais en train de faire mes valises pour m’installer à Galway afin de l’accompagner jusqu’au bout.

Il se releva et marcha jusqu’à la mer. J’étais frigorifiée, pas parce que la température avait baissé, mais à cause de ce que je venais d’entendre. La vie lui avait donné un fils orphelin de mère qu’il n’avait pas désiré, et, à moi, la vie m’avait retiré ma fille, ma raison d’être. Clara avait l’âge de Declan quand elle est partie. J’étais pourtant loin d’être envieuse. Comment allait-il s’en sortir ? Lui, le solitaire marqué par la mort de sa mère et l’abandon de son père ?

— Diane, il faudrait qu’on y aille. Jack et Abby dînent tôt.

Je restai dix pas derrière lui tandis que nous rejoignions sa voiture. Un pincement au cœur m’étreignit en montant dans son Range Rover. En plus des divers déchets que laissait toujours traîner Edward, il y avait désormais ceux d’un enfant. Autre différence, sa voiture sentait un peu moins le tabac qu’avant. Le trajet fut expédié, il roulait toujours aussi vite. Une fois la voiture garée et le contact coupé, Edward se carra au fond de son siège, ferma les yeux et soupira.

— Edward… je…

— Ne dis rien, s’il te plaît.

Il sortit de la voiture, j’en fis autant. En pénétrant dans la maison d’Abby et Jack, nous fûmes accueillis par des éclats de rire d’enfant qui me firent monter les larmes aux yeux. Je fus assez discrète pour que personne ne le remarque. Edward se contenta de passer la main dans les cheveux de son fils. Je pris le relais d’Abby en cuisine, cela m’occupait et m’éloignait de cet enfant qui m’observait toujours du coin de l’œil.


À table, Abby présidait, Jack était assis à côté de moi et, en face de nous, Edward et son fils. La situation était totalement incongrue. Que faisais-je là ? Je n’avais d’autre choix que de me confronter à cette réalité. Et d’écouter Declan, qui n’arrêtait pas de parler. Le problème devint plus grave quand il me prit pour cible :

— Tu habites où, Diane ? Pourquoi tu es ici ?

Je levai le nez de mon assiette et croisai le regard d’Edward avant d’affronter celui de son fils.

— Je rends visite à Abby et Jack, et j’habite à Paris.

— C’est où t’es allé, papa ?

Je m’accrochai au rebord de la table en l’entendant prononcer ce mot, « papa ».

— Oui, Declan, j’y étais.

— Et t’as vu papa, Diane ?

— Un peu.

— Vous êtes copains, alors ?

Du regard, je suppliai Edward de répondre.

— Diane est surtout amie avec Judith. Maintenant, ça suffit, tu manges et tu arrêtes de parler.

Declan se renfrogna en lançant à son père un regard mêlé de crainte et d’admiration.


À la fin du repas, je me précipitai pour débarrasser. Sauf que Declan, en petit garçon bien élevé, m’aida. Je ne voulais pas être désagréable avec lui, il n’avait rien demandé ni rien fait de mal, mais c’était au-dessus de mes forces. Les enfants sont comme les chiens : moins on veut les voir, plus ils vous collent. Heureusement, Jack nous rejoignit.

— Tu en as assez fait pour ce soir, va donc fumer ta cigarette, me dit-il avec un clin d’œil.

— Merci.

J’étais déjà dans l’entrée quand je surpris une conversation entre Abby et Edward. Il avait une proposition de travail pour le surlendemain, et personne pour récupérer Declan à la sortie de l’école. Abby était dans l’impossibilité d’accepter, elle avait des examens médicaux toute la journée à une cinquantaine de kilomètres de Mulranny. Avec une douceur que je ne lui connaissais pas, Edward la rassura, lui disant que ce n’était pas important. Je m’éloignai en pensant tout le contraire.

En fumant ma cigarette, j’en profitai pour téléphoner à Olivier. À ma grande surprise et aussi à ma grande satisfaction, il passait la soirée avec Félix. Après avoir été rassurée sur l’état des Gens, je ne pus m’empêcher de lui raconter ce que j’avais appris dans la journée, ce qui l’inquiéta.

— Comment le vis-tu ?

— Ce n’est pas facile, je ne m’attendais pas à ça.

En bruit de fond, j’entendais Félix presser de questions Olivier, qui finit par lui expliquer. Félix poussa un cri outragé et s’empara du téléphone.

— C’est une blague ? Il a un gamin ? Quand je pense qu’il était prêt à vivre avec…

— Félix ! criai-je dans le combiné pour le faire taire.

— Oups ! Enfin, c’est un parfait salaud avec la mère !

— Il ne savait pas, Félix, défendis-je Edward, ce qui me troubla. Bon, repasse-moi Olivier, maintenant.

Il s’exécuta en râlant, mais je m’en moquais.

— Tu es contente d’être là-bas, malgré tout ?

— Oui, je suis heureuse, je profite d’Abby et de Jack, et Judith arrive bientôt, ne t’inquiète pas pour moi.

— Tu me manques, Diane.

— Toi aussi…

La porte d’entrée s’ouvrit dans mon dos. Edward et son fils rentraient chez eux.

— Je dois te laisser, dis-je à Olivier. Je t’embrasse.

— Moi aussi.

Je raccrochai. Edward me fixait, mâchoires serrées. Declan vint directement vers moi.

— On va se revoir ?

— Je ne sais pas…

— Ça serait bien, on jouerait avec Postman Pat.

— Declan, laisse Diane tranquille et monte dans la voiture !

— Mais…

— Il n’y a pas de mais.

Le père et le fils se défièrent. Malgré sa dureté, Edward paraissait totalement désemparé.

— Tu es méchant, papa !

Il courut jusqu’à la voiture. Edward soupira.

— Désolé s’il t’a dérangée ce soir.

— Pas du tout, ne t’en fais pas.

La spontanéité de ma réponse me surprit. Était-elle sortie parce que je ne voulais pas qu’Edward se tracasse, ou voulais-je défendre cet enfant ?

— Bonne nuit, me dit-il.

— Toi aussi.

Il eut un rictus ironique que je ne saisis pas, et rejoignit son fils, qui boudait, le visage collé à la vitre.


En me couchant un peu plus tard, je ne savais plus où j’en étais. J’étais touchée par leur détresse. Malgré toutes les barrières érigées autour de moi, je ne pouvais pas rester insensible à leur situation. Ce petit garçon avait perdu sa mère si peu de temps auparavant, et vivait désormais chez un père qu’il ne connaissait pas. Dans un autre contexte, j’aurais ri à l’idée d’Edward en père de famille ; maintenant, le rire était indécent. Edward devait se mettre une pression incroyable pour essayer de bien faire, mais il n’avait pas de modèle, et devait être rongé par la culpabilité. Je m’endormis en pensant que je ne pouvais rien faire, mais que j’aurais du mal à occulter ce changement radical.

Загрузка...