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Je fus la première passagère à détacher ma ceinture lorsque l’avion s’immobilisa sur le tarmac, je fus encore la première à sortir de la carlingue. Et je fus la seule à crier un « merde ! » retentissant, lorsque je réalisai que je devais traverser tout l’aéroport. Ma valise à roulettes volait par moments tant je courais vite. Le son produit suscitait la curiosité des voyageurs qui, du coup, s’écartaient sur mon passage. Je refusais d’admettre la raison qui me faisait courir à ce point. Enfin les portes de la sortie s’ouvrirent ; Edward m’attendait de l’autre côté, adossé à un mur, une cigarette éteinte entre les lèvres. Je marquai un temps d’arrêt, il se redressa et s’avança vers moi. Je finis le chemin en faisant taire ce que mon cœur m’envoyait comme signaux. Lorsque nous fûmes face à face, il riva ses yeux aux miens.

— On y va ? me demanda-t-il pour la forme, en me retirant mon bagage des mains.

— Oui.

Il fit le pas qui nous séparait sans cesser de me regarder. Puis il m’embrassa sur la tempe ; je retins ma respiration et fermai les yeux. Quand il s’éloigna de moi, prenant la direction du parking, il me fallut plusieurs secondes pour atterrir et le suivre. Le froid piquant me saisit. L’hiver était arrivé avec son vent mordant et ses gouttes de pluie glaciales. Ç’aurait dû me remettre les idées en place. Tout en marchant, Edward alluma sa cigarette et me tendit son paquet, me jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Je m’interdis de réagir au contact de ses doigts effleurant les miens. Nous ne perdîmes pas de temps, et prîmes la route sitôt que ma valise fut chargée, sans nous dire un mot de plus. Rouler dans cette nuit noire était enivrant au point que je me dis que Félix avait raison : ma tête allait s’embrouiller, malgré le but de mon voyage. Je frôlais l’innocence à certains moments. Je fixai Edward ; il tenait le volant d’une main en roulant vite, sûr de lui, perdu dans ses pensées. Il dut sentir que je l’observais ; son regard décrocha de la route et plongea dans le mien. Ce qui était en train de se passer était impossible, interdit. Où était la distance instaurée quelques semaines plus tôt ? Nous reprîmes notre respiration au même instant. La sonnerie de mon téléphone le ramena à sa conduite. Je déglutis avant de décrocher.

— Olivier, j’allais t’appeler ! On est sur la route.

— Tant mieux. Tout va bien ?

— Oui.

— Je ne vais pas t’embêter plus longtemps. Présente mes condoléances à Edward.

— Je n’y manquerai pas. Je t’embrasse.

— Diane… je t’aime.

— Moi aussi.

Je me sentis mal en prononçant ces deux petits mots. Je fermai les yeux en raccrochant et serrai mon téléphone de toutes mes forces. Edward s’alluma une cigarette, j’en fis autant. Je fixai la route à travers ma vitre.

— Olivier te présente ses condoléances.

— Tu le remercieras… Judith m’a dit que tu habitais avec lui.

— On déménage dans quatre jours.

Le silence et la réalité s’abattirent sur nous. Je m’avachis au fond de mon siège, épuisée par mes émotions contradictoires. Après une petite heure, Edward s’arrêta sur une aire d’autoroute.

— J’ai besoin d’un café. Inutile de te demander si tu en veux un…

Il sortit de la voiture en redressant le col de son caban. Je le suivis quelques minutes plus tard et le retrouvai devant les machines à café. Il bâillait à s’en décrocher la mâchoire en se frottant les cheveux. Il me tendit un gobelet de café pendant que le sien se remplissait.

— On repart ? me demanda-t-il quand il eut récupéré sa boisson.

Il n’attendit pas ma réponse. Une fois dehors, il exposa son visage à la pluie. Ça ne pouvait pas continuer ainsi.

— Depuis combien de jours n’as-tu pas dormi ?

— Trois. Je passe mes nuits avec Declan.

— Donne-moi tes clés. Fais une sieste pendant que je conduis. Ce n’est pas négociable, je connais la route, je sais conduire à gauche et tu dois te reposer.

Il but une gorgée de son café avant de secouer la tête et de me tendre ses clés. Un fou rire nerveux nous saisit une fois montés en voiture ; j’étais à des kilomètres du volant. Lorsque tout fut réglé à ma taille, je mis le contact et me tournai vers lui.

— Dors, maintenant.

Il mit de la musique : le dernier album d’Alt-J, et s’enfonça dans son siège. Il leva la main vers moi, ses doigts s’approchèrent de ma joue, mais il n’alla pas plus loin. Je passai la première sans qu’il ait cessé de me regarder. Quelques minutes après avoir rejoint l’autoroute, il murmura : « Diane… merci. »

Je lui jetai un coup d’œil, il dormait, tourné vers moi. Pour la première fois, j’avais le sentiment de le protéger, de prendre soin de lui. J’aurais voulu rouler sans jamais m’arrêter pour qu’il se repose enfin, pour continuer à le sentir en paix ; les traits de son visage étaient détendus. Ses ronflements m’arrachèrent un sourire et m’apprirent que son sommeil était profond. C’était déjà ça de pris pour lui. Pour moi, c’étaient deux heures de réflexion. La route avait toujours eu cet effet sur moi. Ce n’était pas à Paris que cela pouvait m’arriver ! Rouler, bercée par la musique et concentrée sur ma conduite, m’offrait une bulle. Autant profiter de la situation, et le contexte me poussait à creuser dans les tréfonds de mon âme. Je croyais le problème Edward réglé… Comment avais-je pu être aussi stupide ? La place qu’il occupait dans ma vie était beaucoup plus importante que je ne voulais l’admettre. Quelle attitude devais-je adopter les jours prochains ? Me laisser porter ? M’écouter ? Ériger des barrières ? Protéger ma vie reconstruite de l’assaut de cet homme qui dormait à côté de moi ? À moins de préférer l’innocence et me dire que cela n’était dû qu’à notre fragilité respective face à la mort d’Abby…


En franchissant la dernière colline avant la descente sur Mulranny, je n’avais pas tranché, mais j’allais devoir le réveiller. Je l’appelai doucement, il râla et grogna dans son sommeil avant d’ouvrir les yeux. Son premier réflexe : allumer une cigarette.

— On est arrivés, constata-t-il, la voix plus rauque que jamais.

— Oui.

— Tu dors chez moi.

— Quoi ?

— Abby est chez eux, j’ai pensé que tu n’aimerais peut-être pas rester à côté d’elle.

Effectivement, c’était au-dessus de mes forces.

— Je te laisse ma chambre, moi, je passe de celle de Declan au canapé.

— Ça ne t’embête pas ?

— C’est à toi qu’il faut demander ça. Si tu préfères, on peut te trouver une chambre dans un B&B.

Je me garai devant son cottage à cet instant.

— Vu l’heure, je doute que l’on puisse trouver une chambre. Et… je préfère rester chez toi.

Je m’imposais une sacrée mise à l’épreuve. À moins que je n’écoute mon désir le plus profond… À l’instant où nous pénétrâmes dans son cottage, Judith descendait à pas de loup l’escalier.

— Il dort, dit-elle à son frère.

— Je monte avec lui.

Il grimpa trois marches, ma valise à la main, avant de s’adresser à moi :

— Merci pour la route… fais comme chez toi. Bonne nuit !

Je lui fis un petit sourire, et il disparut. Je m’approchai de Judith et la serrai dans mes bras de longues minutes.

— Comment te sens-tu ?

— Ça va, je tiens le coup. Et puis, Jack est tellement fort… tu vas voir demain… Il est merveilleux… Et toi ?

— J’ai promis à Abby de ne pas m’effondrer, je fais en sorte de respecter ma promesse.

— C’est bon que tu sois là… La famille est au grand complet pour elle. Je dois y aller, je veux m’assurer que Jack se repose.

Elle enfila son manteau. Puis elle me regarda, interrogative, avec un léger sourire en coin.

— Et le fait de dormir chez mon frère… tu gères ?

— Je ne sais pas, Judith… je ne sais pas.

Elle me prit une dernière fois dans ses bras et me fit deux bises avant de filer. Le séjour était plongé dans la pénombre, j’éteignis la lumière de l’entrée et gagnai l’étage. Je vis le rai de lumière sous la porte de la chambre de Declan. Edward avait déposé mon sac dans sa chambre. J’y avais déjà dormi, alors que j’étais au plus mal et que mes rapports avec lui étaient au paroxysme de la haine. Cette époque me semblait si lointaine…


Après avoir enfilé le débardeur et le caleçon qui me servaient de pyjama, je m’assis sur le lit d’Edward. Je restai dans cette position une bonne demi-heure avant d’enfiler un sweat et de m’approcher de la porte fermée. J’appuyai mon front contre le bois, puis m’éloignai en me rongeant les ongles. Je renouvelai l’opération à plusieurs reprises avant de me décider à l’ouvrir et à avancer dans le couloir. Un dernier arrêt devant la chambre de Declan. Une dernière occasion de rebrousser chemin. Puis je poussai doucement la porte. Edward était assis dans le fauteuil et ne lâchait pas son fils des yeux. Il me remarqua. Je lui fis signe de ne pas bouger et de se taire. Je m’avançai vers le lit de Declan. Une joie furtive me traversa en le voyant ; il dormait à poings fermés, l’écharpe de sa mère contre lui. Rien ne m’empêcha de passer la main dans ses cheveux et d’embrasser son front ; j’en avais envie. Mon cœur se gonfla. Mon baiser le chatouilla sans le réveiller. Ensuite, j’allai m’asseoir par terre, à côté du fauteuil d’Edward, les jambes repliées et le menton posé sur mes genoux. Je fis comme lui, je veillai cet enfant. Dans le chagrin de la perte d’Abby, il représentait la vie. Au bout de quelques minutes, j’appuyai la tête contre la jambe d’Edward. De temps à autre, sa main se baladait sur mes cheveux. La notion du temps m’échappa.

Au bout d’une heure peut-être, Edward m’éloigna de lui délicatement, se leva et m’aida à en faire autant en attrapant une de mes mains. Il me fit sortir de la chambre de son fils pour m’accompagner jusqu’à celle où mon lit m’attendait. Il s’arrêta sur le seuil de la pièce, ma main toujours dans la sienne.

— Essaye de dormir un peu, me dit-il.

— Et toi ?

— Je vais aller m’allonger sur le canapé.

Avant de lâcher ma main, il s’approcha et m’embrassa sur la tempe, longuement. Puis il dévala l’escalier. Je fermai la porte et me glissai sous la couette. Je m’endormis enroulée dans ses draps, son parfum.


Je commençais vaguement à me réveiller quand la porte s’ouvrit dans un grand fracas.

— Diane ! Tu es revenue ! cria Declan en sautant sur le lit.

J’eus à peine le temps de me redresser qu’il se jeta sur moi et s’agrippa à mon cou.

— Je suis trop content !

— Moi aussi, champion.

C’était la stricte vérité ; pas de pointe d’angoisse, pas d’envie de le rejeter, juste un sentiment de bonheur en le serrant contre moi.

— Comment vas-tu ? lui demandai-je.

— Ça va… Tu viens, on descend. Papa, il t’a fait du café.

Il tira sur mon bras.

— Je prends une douche et je vous rejoins.

— D’accord !

Il partit en délivrant mon message à tue-tête à son père. En le voyant courir en pyjama et pieds nus, je me retins de lui demander de mettre des chaussons et un pull.


Vingt minutes plus tard, en entrant dans le séjour, j’eus un choc : Edward était en costume-cravate. J’en restai bouche bée ; l’espace d’un instant, j’oubliai Abby. Lui d’habitude toujours débraillé, avec sa chemise mal boutonnée sortant de son jean, portait un costume gris anthracite comme une seconde peau, une cravate parfaitement nouée autour du cou. Cela lui donnait encore plus de prestance, si besoin était. Ma tête devait avoir quelque chose de comique puisqu’il finit par rire. J’avançai difficilement vers lui tandis qu’il me versait une tasse de café. Je la saisis, bus une gorgée sans le quitter des yeux. Il continuait à sourire en se grattant la barbe.

— J’ai hésité à me raser…

— Non !

C’était sorti comme un cri du cœur.

— Ce ne serait pas toi, elle n’aurait pas aimé, me repris-je, sachant que je pouvais parler au nom d’Abby.

Je m’éloignai de lui et du sourire en coin qu’il affichait, et rejoignis Declan et Postman Pat sur le canapé. Declan se lova contre moi.

— Tu restes combien de temps à la maison ?

— Deux jours.

— C’est tout ?

— C’est mieux que rien…

— Oui, soupira-t-il.

Edward m’appela et me fit signe de le suivre dehors. La pause légèreté touchait à sa fin.

— Je dois aller chez Abby et Jack, est-ce que je peux te laisser Declan deux heures ?

— Bien sûr, je vais m’occuper de lui, il faut qu’il s’habille. À quelle heure est la cérémonie ?

— 14 heures. On déjeune chez Abby et Jack, avant. Tu viens ?

— Si c’est possible, je préférerais vous rejoindre à l’église.

— Je comprends.

Assister à un enterrement n’allait pas être une chose facile, j’avais besoin de m’y préparer seule. Edward écrasa sa cigarette, passa dire au revoir à Declan et s’en alla.


Notre tête-à-tête passa très vite ; le temps de le débarbouiller, de l’aider à s’habiller, et de l’écouter me raconter par le détail toutes ses histoires d’école. Nous étions en train de rire et de jouer dans le séjour quand Edward fut de retour. Ses traits étaient plus tirés qu’à son départ, son visage était grave. Il se força à sourire à son fils, je le sentis et surtout je compris ce qu’il venait de vivre : la mise en bière d’Abby. Nos regards se croisèrent, je levai les yeux au ciel pour m’empêcher de pleurer.

— Il reste du café ? me demanda-t-il.

— Oui.

Je me levai du canapé et allai le rejoindre au bar de la cuisine. Il serra les poings jusqu’à faire ressortir ses veines : sa façon d’exprimer sa peine. Je caressai doucement ses mains.

— Ça va aller…, murmurai-je.

Il m’attrapa délicatement par la taille, me rapprocha de lui, et enfouit son visage dans mes cheveux en soupirant. Impuissants face à ce qui nous arrivait, nous faisions exploser toutes les mesures de protection. La pièce devint étrangement silencieuse, mon regard dévia et tomba sur Declan, qui nous surveillait du coin de l’œil. Edward dut s’en rendre compte lui aussi, puisqu’il s’éloigna brusquement de moi.

— On y va, Declan, Jack et Judith nous attendent.

— Mais Diane…

— On se voit à l’église.

— Promis ?

— Je serai là.

Il suivit son père tout en me jetant un regard par-dessus son épaule. Edward lui ébouriffa les cheveux pour le faire regarder devant lui. La porte d’entrée claqua. Je montai me changer et mettre une tenue plus adéquate à la circonstance : une robe noire.


Vers 13 heures, je me forçai à avaler un bout de pain, histoire d’avoir quelque chose dans l’estomac pour éviter de tomber dans les pommes. Mon ventre était noué, mais pas en état de panique générale. Je sortis fumer sur la terrasse, mon téléphone en main. Olivier décrocha directement.

— J’attendais de tes nouvelles. Comment se passe la journée ?

— Je ne vais pas tarder à partir pour l’église, je tiens le coup.

Je ne savais pas quoi lui dire d’autre. Le silence s’éternisa entre nous.

— Veux-tu que je passe voir comment Félix s’en sort ce soir ?

— Si tu veux… Tu as continué les cartons ?

— J’ai presque fini chez moi… je peux attaquer ton appart, pour t’avancer.

— Non, je n’ai pas grand-chose…

— J’ai un patient qui arrive, je dois te laisser.

— Bon courage pour le travail.

— Fais-moi signe quand tu peux.

— Oui… je t’embrasse.

Je raccrochai en soufflant. Être ici m’éloignait de lui. Notre installation était reléguée aux calendes grecques. L’essentiel était ailleurs. Je sifflai Postman Pat, parti gambader sur la plage, pour l’enfermer dans la maison. Lorsqu’il fut couché, j’enfilai mon manteau et mis mon écharpe. Pas besoin de parapluie ; depuis une heure, le soleil baignait le ciel bleu et froid de l’hiver.


Je marchai une petite dizaine de minutes pour rejoindre l’église, posée au centre du cimetière. Au milieu d’une pelouse, surplombée d’une croix celtique, se trouvait la tombe où reposerait Abby. Le glas sonnait, une peur insidieuse enfla en moi. Comment vivre cet enterrement ou, plutôt, y survivre ? N’avais-je pas présumé de mes forces ? Le dernier où je m’étais rendue était celui de mon mari et de ma fille. Ce fut cette peur qui me fit entrer par la petite porte et prendre une place discrète au fond de l’église. Tout le village était présent, ainsi que le groupe d’amis de Judith, tous ceux que j’avais rencontrés au réveillon du nouvel an. Je distinguai Jack, Edward, Declan et Judith. Elle avait fait, comme son frère, un bel effort vestimentaire. Pour la première fois, elle paraissait fragile ; toute menue dans sa robe chasuble gris foncé, enveloppée dans une étole noire, sa crinière de lionne tirée en queue-de-cheval sobre. J’avais envie de m’approcher d’elle et de la serrer contre moi pour la réconforter ; je ne m’y autorisai pas. Abby était déjà là, son cercueil recouvert de fleurs. En le regardant, je n’eus pas l’impression de n’avoir qu’une boîte en bois devant moi. Je la sentais parmi nous. Jack apparut dans mon champ de vision ; il remontait toute l’église en se dirigeant vers moi.

— Que fais-tu là, toute seule, cachée ? Abby n’aimerait pas ça. Viens.

Il passa son grand bras solide autour de mes épaules et me fit remonter la nef contre lui pour rejoindre le premier rang. Judith me sauta au cou, en pleurant à chaudes larmes. Je craquai enfin… ça me soulagea d’un poids.

— Elle va nous engueuler si on continue comme ça ! me dit-elle, riant et pleurant à la fois.

Je sortis des mouchoirs de ma poche, et essuyai ses joues avant les miennes, je remis aussi en place une mèche indisciplinée de ses cheveux. Ensuite, elle se décala pour que je prenne place, je passai devant Declan qui serrait fort la taille de son père, et m’installai à côté d’Edward, qui me prit la main et entrelaça nos doigts. La cérémonie débuta. Je savais l’Irlande très pratiquante, mais la ferveur religieuse me surprit, sans pour autant me mettre mal à l’aise, moi qui ne croyais en rien et avais été élevée dans l’athéisme le plus total. Les deux fois où j’étais allée à la messe avaient été mon mariage et l’enterrement de Colin et Clara — mes beaux-parents étaient croyants.

L’assemblée chantait. C’était beau, presque joyeux, et une atmosphère de profonde paix régnait. La mort était triste mais n’était pas une fin en soi. Cela eut un effet rassurant sur moi, les paroles d’Abby refaisaient surface : « Je m’occuperai d’eux. » Le seul qui ne chantait pas était Edward ; cependant, sa voix rauque résonnait dans mes oreilles à chaque prière. Par moments, il me caressait le dessus de la main avec son pouce. Lors de la communion, il me lâcha pour s’y rendre, à la suite de Jack et Judith. Je m’assis, et Declan monta sur mes genoux en s’agrippant à mon cou. Je le berçai. Edward revint et nous trouva dans cette position, il se rassit lui aussi, et passa un bras autour de mes épaules. Nous formions une seule et même personne ; Declan pleurant sur mes genoux, entre son père et moi, mon visage appuyé sur l’épaule d’Edward, le sien posé sur mes cheveux.

L’instant que je redoutais arriva : la bénédiction du corps. L’assemblée défila sous mes yeux. Je me collai davantage à Edward, qui resserra son étreinte. Quand ce fut au tour de la famille — puisque j’en faisais partie — il se leva, attrapa Declan et le prit dans ses bras. Puis il me tendit la main, je m’y cramponnai. Devant le cercueil d’Abby, il dit au revoir religieusement à sa tante. Puis il fit un pas de côté pour me laisser la place, sans lâcher ma main, son fils toujours dans les bras. Je posai l’autre main sur le bois et le caressai doucement en esquissant un léger sourire. Les larmes débordèrent, intérieurement je m’excusai auprès d’Abby et lui confiai Colin et Clara. Par ce simple geste que j’avais refusé de faire pour mes amours, je les laissais partir, je les savais en sécurité, ma fille, surtout. Grâce à Abby et aux messages qu’elle n’avait cessé de me délivrer, j’acceptais enfin l’idée que Clara serait toujours en moi, que j’avais le droit de vivre pleinement et que je ne l’oublierais ni ne la trahirais pour autant. Je n’avais plus à nier une partie de moi-même. Je sentis les lèvres d’Edward sur mes cheveux, je le regardai dans les yeux. L’intensité qui passa entre nous n’était pas mesurable. Je passai ma main sur la joue de Declan, qui nous fixait. Puis nous regagnâmes nos places. La cérémonie s’acheva sur Amazing Grace, qui me remua au plus profond. J’aurais voulu être croyante à cet instant. Tout le monde sortit au fur et à mesure. Nous fûmes les derniers à rejoindre l’air frais. Il faisait si beau ; un soleil d’hiver lumineux, le froid revigorant, le vent chassant le malheur. Declan glissa sa main dans la mienne, il avait quelque chose à me dire à l’oreille :

— Je ne veux pas rester, Diane.

Ses yeux effrayés fixaient les tombes.

— Je vais voir ce que je peux faire, lui répondis-je.

Je n’eus pas à chercher son père, il était juste à côté de moi.

— Declan veut partir maintenant.

— Il ne peut pas !

— S’il te plaît, laisse-moi l’emmener…

Il lança à son fils un regard à la fois ombrageux et terriblement inquiet. Je décidai d’insister. Declan, qui me broyait la main, souffrait déjà bien assez ; un instinct de lionne me saisit.

— Il connaît suffisamment la dureté de la vie à son âge ! Pense à ce qu’il a vécu il y a quelques mois, ne lui impose pas de voir disparaître sous terre une autre personne qu’il aime… S’il te plaît… Je peux m’occuper de lui ; et toi, occupe-toi de ta petite sœur, c’est elle qui a besoin de toi, ajoutai-je, en remarquant Judith esseulée.

Il s’accroupit au niveau de son fils.

— Tu pars avec Diane, mais avant, on va voir Jack ensemble.

Nous allâmes embrasser Jack qui trouva que notre petite balade était une très bonne idée. Sa force était spectaculaire et contagieuse. Qui aurait eu l’indécence de s’écrouler face à tant de grandeur ? Avant de partir, je serrai Judith quelques instants contre moi, Declan toujours accroché à ma main. Edward nous accompagna jusqu’à la grille du cimetière.

— Je viens vous chercher après, nous dit-il, une légère panique dans la voix.

Je caressai sa joue, il ferma les yeux.

— On se retrouve vite.

Il fit volte-face et alla prendre sa sœur dans ses bras en la guidant vers les tombes. Leurs parents devaient être là, eux aussi.


Tout naturellement, nous nous dirigeâmes vers la plage, après avoir délivré Postman Pat qui fit la fête à son petit maître. Je trouvai un rocher où m’asseoir et allumai une cigarette pendant qu’ils jouaient. La capacité de récupération des enfants était époustouflante. Moins d’un quart d’heure plus tôt, Declan était terrorisé, traumatisé, les yeux pleins de larmes. Il n’avait fallu que l’accord de son père, ma main et son chien pour le réconforter. Après s’être défoulé, il me rejoignit et s’assit à côté de moi.

— Pourquoi tout le monde meurt ?

Pourquoi ? Si je le savais, pensai-je.

— Tu n’es pas tout seul, Declan, tu as ton papa, Jack et tante Judith.

— Oui, mais toi, tu pars toujours ? J’aime bien quand tu es là.

— Moi aussi, j’aime être ici avec vous, mais je n’habite pas à Mulranny.

— C’est nul !

Je soupirai et le pris dans mes bras. J’aurais pu répondre à Félix ; je l’aimais, le « môme ». Beaucoup trop.

— Vous n’avez pas froid ? demanda Edward, que nous n’avions pas entendu arriver derrière nous.

Il s’assit à côté de son fils, fixa la mer plusieurs secondes avant de nous regarder. Ses yeux étaient légèrement rougis.

— On va aller se réchauffer chez Jack et Abby avant que vous ne soyez congelés. On n’attend plus que vous. Tu dois avoir faim ? demanda-t-il à son fils.

Declan partit comme une flèche, ce qui nous fit rire. Edward m’aida à me lever.

— Comment vas-tu ? m’inquiétai-je.

— Mieux, depuis que je vous ai retrouvés tous les deux. Merci de m’avoir forcé à épargner Declan, je voulais vous garder avec moi, c’était égoïste.

— Non, c’est normal. Mais tu as choisi le bien de ton fils. Et on est là, maintenant.


En arrivant une dizaine de minutes plus tard, je pus constater que nous étions attendus. Pour preuve les nombreux « les voilà ! » qui résonnèrent.

Les heures qui suivirent furent riches de convivialité, de chaleur humaine et de réconfort. Tout le monde parlait, se tapotait dans le dos ou se prenait la main, ou encore évoquait dans une atmosphère douce ses souvenirs d’Abby. Sa générosité, sa joie de vivre avaient marqué chaque personne présente. Elle avait tour à tour joué la mère, la grand-mère, la meilleure amie, la nounou… Jack, par sa bienveillance à l’égard de tous, reprenait le flambeau, sans se laisser submerger par sa peine. Il était fier, mais je surpris à plusieurs reprises son regard dans le vague, ou encore sa main caressant distraitement le plaid qui recouvrait le rocking-chair de sa femme. Je me souvenais de ce sentiment de solitude éprouvé à la mort de Colin et Clara, bien que j’eusse été plongée dans une colère noire et le refus de la réalité ; tout le monde vient vous voir, tente de vous consoler, et ça ne fait rien, on reste vide. J’aidais Judith en cuisine, nous étions les deux jeunes filles de la maison. Declan courait entre les convives en grignotant à droite et à gauche, sans oublier de venir régulièrement s’assurer que j’étais encore là. Avec Edward, nous nous cherchions du regard en permanence, je le sentais toujours à proximité, j’étais saisie d’un irrépressible besoin de vérifier s’il allait bien. À aucun moment je n’eus le sentiment d’être une étrangère au milieu de cette communauté qui pleurait un de ses membres. Bien au contraire, avec naturel, on me faisait comprendre que j’en faisais partie, que je le veuille ou non, peu importait mon adresse postale. J’étais associée au chagrin de Jack, Judith, Declan et Edward. Pour tous les habitants, j’étais de la famille. Je le sentais dans leurs regards, leur façon de s’adresser à moi et de s’inquiéter à mon sujet. Une partie de moi se remplissait de bonheur grâce à cette reconnaissance, à ce sentiment nouveau d’appartenance à un clan ; l’autre s’effondrait de tristesse. Je ne vivais pas, et ne vivrais jamais auprès d’eux. J’avais tout reconstruit à Paris où m’attendaient Olivier, Félix et Les Gens. Je n’aurais avec cette famille que des moments fugaces qui, si merveilleux soient-ils, resteraient éphémères. Mes yeux se posèrent sur Edward, qui discutait avec un couple du village. Ma respiration se coupa un bref instant. Pourrais-je continuer à refouler mes sentiments pour lui deux jours encore ? J’avais besoin de prendre l’air ; je m’éclipsai discrètement. Tout en fumant une cigarette que j’espérais relaxante, je me forçai à canaliser les soubresauts de mon cœur. Il faisait nuit, le froid était devenu cinglant, je m’entourai de mes bras pour me réchauffer. Au fond de moi, j’attendais une chose et cela arriva :

— Ça va ? me demanda Edward qui m’avait rejointe.

Je haussai les épaules en guise de réponse. Il s’alluma une cigarette, la garda entre ses lèvres et retira sa veste dont il couvrit mes épaules. Je levai les yeux vers lui, il fixait un point imaginaire droit devant. Nous restâmes le temps de nos cigarettes, sans dire un mot de plus. À quoi bon ?

En rentrant dans la maison, j’aperçus Declan, avachi sur le canapé, ses petits yeux luttant pour rester ouverts.

— Regarde ton fils, il dort debout… je pourrais rentrer avec lui. Reste encore avec Jack et Judith.

— Tu es sûre ?

Sans lui répondre, je me dirigeai vers Declan et lui proposai de rentrer ; il accepta immédiatement. Je lui pris la main et l’accompagnai dire au revoir à Jack et à Judith. Il leur fit un câlin à chacun. Jack me serra dans ses bras.

— Tu viendras me voir demain ? me demanda-t-il.

— Bien sûr, je ne repartirai pas sans passer un peu de temps ici.

— Oh… je ne t’accaparerai pas longtemps, je préfère que tu profites d’eux, me répondit-il en désignant le père et le fils de la tête.

Je lui fis un petit sourire avant d’embrasser Judith. Ensuite, je rejoignis Edward, prêt à faire un aller-retour pour nous déposer. Le propriétaire du pub et sa femme se mirent en travers de notre chemin et nous offrirent de partager leur voiture. Notre chauffeur attitré se préparait à refuser quand je l’interrompis :

— Merci beaucoup, c’est très gentil.

Puis, me tournant vers Edward, plus renfrogné que jamais :

— Ne t’inquiète pas, tu nous retrouves bientôt…

Il soupira, obtempéra, mais tint à nous escorter jusqu’à la voiture. Declan grimpa le premier, à l’arrière, pendant qu’Edward remerciait notre taxi. Il ne s’éternisa pas, et revint vers moi avant que je monte en voiture. J’anticipai ses réactions.

— On ne va pas disparaître, on rentre chez toi, et on se met au lit. Passe du temps avec Jack et Judith. On va bien, ton fils et moi.

Il m’attrapa par la taille et m’embrassa longuement sur la tempe.

— On se retrouve à la maison, murmura-t-il dans mes cheveux.

Cette toute petite phrase eut le don de faire résonner des sensations et des envies enfouies au plus profond de mon être.


Declan et moi fûmes ramenés à bon port. Postman Pat aboyait à la mort derrière la porte. La pauvre bête… je lui ouvris, il nous fit la fête avant de partir gambader sur la plage dans la nuit noire. J’accompagnai Declan à l’étage, où il se mit en pyjama sans dire un mot et alla docilement se laver les dents, pendant que je lui préparais son lit. Il revint dans sa chambre et se glissa sous la couette, toujours silencieux, son petit visage fermé et anxieux.

— Je vais rester avec toi.

Je m’agenouillai, passai la main dans ses cheveux en murmurant la berceuse, tandis qu’il respirait l’écharpe de sa mère. La journée avait été éreintante, il ne réussit pas à lutter. Je posai ma tête près de lui sur son oreiller et le regardai. Cet enfant était si courageux, il bravait les épreuves que lui imposait la vie sans faire de bruit, ou si peu ! J’avais tellement envie de le protéger et de lui offrir l’insouciance de l’enfance. Il fallait tout faire pour qu’il soit désormais épargné. Lorsque je fus certaine qu’il dormait à poings fermés, je m’éloignai en silence. Je regagnai le rez-de-chaussée et récupérai Postman Pat qui attendait sagement derrière la porte d’entrée. Je décidai d’aller me coucher à mon tour, au moins de m’allonger, sans toutefois céder au sommeil, au cas où Declan se réveillerait. Le chien me suivit à l’étage. Mais une surprise m’attendait dans mon lit : un petit intrus qui, tout endormi qu’il était, avait trouvé le moyen de se traîner dans la chambre de son père et de grimper dans mon lit. Il ouvrit les yeux et me fixa, penaud.

— Je peux dormir avec toi ?

Je lui souris doucement.

— Tu me laisses cinq minutes et j’arrive.

Il soupira de soulagement ; je partis m’enfermer dans la salle de bains. Une fois prête, je m’assis sur le rebord de la baignoire. Je dépassais toutes les limites, j’abattais toutes mes défenses avec cet enfant ; je n’avais plus l’attitude d’une amie éloignée de la famille et je n’y pouvais rien.

Postman Pat était couché par terre au pied du lit, Declan m’attendait au chaud sous la couette. Je laissai la porte ouverte et la lampe de chevet allumée, et me couchai à mon tour. Il vint se blottir contre moi, je le serrai dans mes bras en lui embrassant le front. Il ne mit pas longtemps à retomber dans les bras de Morphée. Je respirai son odeur tout en pensant à Clara. J’avais la certitude qu’elle ne m’en voulait pas, qu’elle savait que personne ne la remplacerait, elle resterait ma fille, le plus beau cadeau que la vie m’avait fait. Mais mon cœur pouvait se gonfler pour d’autres enfants, j’y avais de la place à revendre, j’aimais les enfants, je les avais toujours aimés, j’avais rêvé d’une grande famille, moi la fille unique. Declan, à l’image de son père il y avait un an, avait pansé une de mes plaies, peut-être la plus difficile, la plus douloureuse et la plus viscérale. Sa détresse, sa personnalité m’avaient bousculée, m’avaient fait réaliser que je ne pouvais pas lutter contre ce que j’étais : une mère en sommeil, mais aussi une mère en devenir. Le manque de Clara resterait incrusté dans ma chair jusqu’à mon dernier souffle, mais j’avais appris à vivre avec et je continuerais à apprendre tout au long de ma vie. Une personne le savait avant moi : Félix. Je l’entendais encore me dire trivialement : « Un jour, ça te retravaillera ! » Et moi, têtue, enfermée dans mes idées noires, je lui assurais le contraire.


Je somnolai par intermittence. La porte d’entrée claqua au loin. Postman Pat leva la tête, je lui fis signe de ne pas bouger. Sa queue battait le sol, son maître était de retour. Edward s’arrêta devant la porte de sa chambre ouverte et nous trouva, son fils et moi, dans son lit. Il resta un long instant sur le seuil à nous regarder. Puis il s’approcha de nous. Il posa ses mains et un genou sur le matelas.

— Je vais le remettre dans son lit, me dit-il à voix basse.

— Non, laisse-le, tu vas le réveiller, il est bien, là.

— Ce n’est pas sa place.

— En temps ordinaire, j’aurais été d’accord avec toi ! Mais là, il a tous les droits.

Je me redressai. Nous nous défiâmes du regard. Je ne céderais pas.

— Papa, ronchonna Declan dans son sommeil.

Notre attention se porta sur lui, qui entrouvrit les yeux, se détacha de moi et nous regarda.

— Tu vas retourner dans ta chambre, insista Edward. Laisse Diane tranquille, je vais rester avec toi.

Declan trouva une nouvelle position et se frotta le visage contre l’oreiller.

— Dormir tous les trois, papa…

Je ne m’attendais pas ça, Edward non plus ! Declan lui attrapa la main.

— Viens, papa, murmura-t-il.

Edward plongea ses yeux dans les miens, je me rallongeai et lui souris. Il lâcha la main de son fils et s’assit au bord du lit, dos à moi. Il appuya ses coudes sur les genoux et se prit la tête entre les mains. Je savais ce qu’il pensait, je pensais la même chose : nous voulions protéger et rassurer cet enfant, ce qui impliquait de nous faire souffrir nous-mêmes et de nous mettre dans une situation impossible. Intenable.

— Tu es sûre ? chuchota-t-il sans me regarder.

— Viens.

Il se leva, fit le tour du lit pour éteindre la lumière. Je l’entendis évoluer dans la pénombre puis se déshabiller avant de nous rejoindre. Le matelas s’affaissa, la couette bougea. Je me tournai sur le côté, face à lui. Ma vue s’acclimata à l’obscurité, je le distinguai : il me regardait, un bras replié derrière sa tête. Je m’endormis sans le quitter des yeux et sans m’en rendre compte ; j’étais bien, en paix, avec un petit homme dans les bras et un grand qui me faisait oublier tout ce qui n’était pas lui.

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