PAROLE

HUMAIN : Pourquoi les autres êtres humains ne viennent-ils jamais nous voir ?

MIRO : Nous sommes seuls autorisés à franchir la clôture.

HUMAIN : Pourquoi n’escaladent-ils pas la clôture ?

MIRO : Avez-vous déjà touché la clôture ? (Humain ne répond pas.) On a très mal quand on touche la clôture. En escaladant la clôture, on aurait l’impression que toutes les parties du corps sont aussi douloureuses que possible toutes en même temps.

HUMAIN : C’est stupide. N’y a-t-il pas de l’herbe des deux côtés ?

Ouanda Quenhatta Figueira Mucumbi, Transcriptions de dialogues, 103 :0 :1970 :1 :1 :15


Le soleil n’était qu’à une heure de l’horizon quand Bosquinha gravit l’escalier conduisant au bureau privé de l’Evêque Peregrino, à l’intérieur de la cathédrale. Dom et Dona Cristão étaient déjà là, le visage grave. L’Evêque Peregrino, toutefois, paraissait satisfait de lui-même. Il aimait que l’ensemble de la direction politique et religieuse de Milagre soit réunie sous son toit. Peu importait que Bosquinha ait convoqué la réunion, puis ait proposé de l’organiser à la cathédrale parce qu’elle était seule à disposer d’un véhicule.

Peregrino aimait pouvoir se dire que, d’une certaine façon, il dirigeait la colonie lusitanienne. Eh bien, à la fin de cette réunion, ils auraient tous compris qu’ils ne dominaient rien du tout.

Bosquinha les salua. Cependant, elle ne prit pas place sur la chaise qui lui était proposée. Elle s’assit devant le terminal de l’évêque, s’identifia et demanda le programme qu’elle avait préparé. Plusieurs couches de cubes minuscules apparurent au-dessus du terminal. La couche supérieure ne comportait que quelques cubes ; les couches inférieures en avaient beaucoup, beaucoup plus. Plus de la moitié des cubes, en commençant par le haut, étaient rouges ; le reste était bleu.

— Très joli, dit l’Evêque Peregrino.

Bosquinha se tourna vers Dom Cristão :

— Reconnaissez-vous ce modèle ?

Il secoua la tête.

— Mais je crois connaître la raison d’être de cette réunion.

Dona Cristã se pencha en avant.

— Existe-t-il un endroit sûr où nous pourrions cacher ce que nous voulons conserver ?

L’expression d’amusement hautain disparut du visage de l’Evêque Peregrino.

— Je ne connais pas la raison d’être de cette réunion, dit-il.

Bosquinha se tourna vers lui.

— J’étais très jeune quand j’ai été nommée gouverneur de la colonie de Lusitania. Le fait d’avoir été choisie était un grand honneur, une grande marque de confiance. J’étudiais le gouvernement des communautés et les systèmes sociaux depuis l’enfance et j’avais donné satisfaction, au cours de ma brève carrière à Oporto. Ce qui a apparemment échappé à la commission, c’est que j’étais déjà méfiante, sournoise et patriote.

— Ce sont des vertus que nous avons appris à admirer, nota l’Evêque Peregrino.

— Mon patriotisme signifiait que, dès l’instant où la colonie lusitanienne me fut attribuée, je fus plus fidèle aux intérêts de la colonie qu’à ceux des Cent Planètes ou du Congrès Stellaire. Ma sournoiserie m’a amenée à faire croire à la commission que, au contraire, les intérêts du Congrès me tenaient davantage à cœur. Et ma méfiance m’a conduite à croire que le Congrès n’accorderait vraisemblablement pas à Lusitania un statut d’indépendance et d’égalité au sein des Cent Planètes.

— Naturellement, releva l’Evêque Peregrino, nous sommes une colonie.

— Nous ne sommes pas une colonie, précisa Bosquinha. Nous sommes une expérience. J’ai étudié notre, contrat, notre licence, ainsi que tous les Ordres du Congrès nous concernant, et j’ai constaté que les lois habituelles relatives à l’autonomie ne s’appliquent pas à nous. J’ai constaté que la commission dispose de la possibilité d’accéder à toutes les archives de toutes les personnes et institutions de Lusitania.

L’évêque commença à se mettre en colère.

— Voulez-vous dire que la commission a le droit d’examiner les archives confidentielles de l’Eglise ?

— Ah ! fit Bosquinha. Un autre patriote !

— L’Eglise a des droits dans le cadre du Code Stellaire.

— Ne vous mettez pas en colère contre moi.

— Vous ne me l’avez jamais dit.

— Si je vous l’avais dit, vous auriez protesté, ils auraient feint de reculer et je n’aurais pas pu faire ce que j’ai fait.

— À savoir ?

— Ce programme. Il enregistre tous les accès par ansible aux archives de Lusitania.

Dom Cristão eut un rire étouffé.

— Vous n’êtes pas censée faire cela.

— Je sais. Comme je l’ai dit, j’ai de nombreux vices secrets. Mais mon programme n’a jamais constaté la moindre intrusion majeure – oh, quelques dossiers chaque fois que les piggies ont tué un de nos xénologues, c’était prévisible –, mais rien d’important. Jusqu’à il y a quatre jours.

— Quand le Porte-Parole des Morts est arrivé, souligna l’évêque.

Bosquinha trouva plaisant que la venue du Porte-Parole des Morts constituât un tel événement qu’il eût immédiatement fait le rapport.

— Il y a trois jours, reprit Bosquinha, une détection inoffensive a été réalisée par ansible. Elle a suivi une structure intéressante. (Elle se tourna vers le terminal et changea l’affichage.) Elle a trié et examiné tout ce qui était lié aux xénologues et aux xénobiologistes de Milagre. Elle n’a tenu aucun compte des procédures de sécurité, comme si elles n’existaient pas. Tout ce qu’ils ont découvert et toute leur existence personnelle. Et oui, Evêque Peregrino, j’ai cru sur le moment, et je crois toujours, que cela est lié à la présence du Porte-Parole.

— Il ne dispose vraisemblablement d’aucune autorité au sein du Congrès Stellaire, avança l’évêque.

Dom Cristão hocha gravement la tête.

— San Angelo a écrit dans son journal intime que seuls lisent les Enfants de l’Esprit…

L’évêque se tourna brusquement vers lui :

— Ainsi, les Enfants de l’Esprit possèdent effectivement les écrits secrets de San Angelo !

— Pas secrets, précisa Dona Cristã, seulement ennuyeux. Tout le monde peut lire ce journal, mais nous sommes seuls à en prendre la peine.

— Ce qu’il a écrit, reprit Dom Cristão, c’est que le Porte-Parole Andrew est plus âgé que nous ne croyons. Plus âgé que le Congrès Stellaire et peut-être, à sa façon, plus puissant.

L’évêque ironisa :

— Il est tout jeune. Il n’a sûrement pas quarante ans.

— Vos rivalités stupides me font perdre du temps, les coupa Bosquinha. J’ai convoqué cette réunion en raison d’une affaire urgente. Par politesse vis-à-vis de vous parce que j’ai déjà agi dans l’intérêt du gouvernement de Lusitania.

Les autres se turent.

Bosquinha fit réapparaître l’affichage d’origine.

— Ce matin, mon programme m’a alertée une deuxième fois. Un nouvel accès systématique par ansible mais, cette fois, il ne s’agissait pas de la détection inoffensive constatée il y a trois jours. Cette fois, c’était une lecture complète à la vitesse des transferts d’informations, ce qui signifie que toutes nos archives étaient copiées par les ordinateurs d’autres planètes. Ensuite, les directives seraient réécrites afin qu’un ordre unique transmis par ansible soit en mesure de détruire complètement tous nos dossiers dans les mémoires de nos ordinateurs.

Bosquinha constata que l’évêque était surpris – mais que les Enfants de l’Esprit ne l’étaient pas.

— Pourquoi ? s’étonna l’Evêque Peregrino. Détruire toutes nos archives, c’est ainsi qu’on agit avec une nation ou une planète en rébellion, que l’on veut détruire, que l’on…

— Je vois, lança Bosquinha aux Enfants de l’Esprit, que vous étiez également patriotes et méfiants !

— D’une façon beaucoup plus limitée que vous, malheureusement, releva Dom Cristão. Mais nous avons également détecté les intrusions. Bien entendu, nous avons transmis toutes nos archives – à grands frais – dans les monastères des Enfants de l’Esprit situés sur d’autres planètes, et ils vont tenter de reconstituer nos dossiers lorsqu’ils auront été effacés. Toutefois, si nous sommes traités en colonie rebelle, je doute qu’une telle reconstitution soit autorisée. De sorte que nous imprimons également les informations capitales sur papier. Nous ne pouvons espérer tout imprimer, mais nous pensons pouvoir sauver l’indispensable. Afin que notre œuvre ne soit pas totalement détruite.

— Vous saviez cela ? s’écria l’évêque. Et vous ne m’avez rien dit ?

— Pardonnez-moi, évêque Peregrino, mais nous avons pensé que vous aviez fait la même constatation.

— Et, en outre, vous ne pensez pas que la moindre parcelle de notre travail puisse valoir la peine d’être imprimée !

— Assez ! intervint Bosquinha. Les listings ne peuvent sauver qu’un pourcentage dérisoire – toutes les imprimantes de Lusitania ne peuvent pas résoudre le problème. Nous ne pourrions même pas préserver les services de base. À mon avis, la copie sera terminée dans un peu plus d’une heure et ils pourront alors effacer nos archives. Mais même si nous avions commencé ce matin, quand l’intrusion a débuté, nous n’aurions pas pu imprimer plus d’un centième des archives que nous utilisons quotidiennement. Notre fragilité, notre vulnérabilité, est totale.

— Alors, nous sommes réduits à l’impuissance, conclut l’évêque.

— Non. Mais je voulais que vous compreniez bien la gravité de la situation, afin que vous acceptiez l’unique solution de remplacement. Vous la trouverez très désagréable.

— Je n’en doute pas, grinça-t-il.

— Il y a une heure, tandis que j’étais plongée dans ce problème, tentant de déterminer si une catégorie d’archives était insensible à ce traitement, j’ai découvert qu’il y avait, en fait, une personne dont les dossiers étaient totalement négligés. Au début, j’ai cru que c’était parce qu’il s’agissait d’un framling, mais la raison est beaucoup plus subtile. Le Porte-Parole des Morts n’a pas un seul dossier dans les archives de Lusitania.

— Aucun ? Impossible ! s’écria Dona Cristã.

— Toutes ses archives sont mises à jour par ansible. Hors de la planète. Tous ses dossiers, ses finances, tout. Tous les messages qui lui sont envoyés. Comprenez-vous ?

— Néanmoins, il peut y accéder, dit Dom Cristão.

— Il est invisible, du point de vue du Congrès Stellaire. Si un embargo est décidé sur tous les transferts d’informations au départ et à destination de Lusitania, ses dossiers resteront accessibles parce que les ordinateurs ne considèrent pas ses accès comme des transferts d’informations. Ils constituent un stockage original – pourtant ils ne font pas partie des mémoires de Lusitania.

— Suggérez-vous, avança l’Evêque Peregrino, que nous transférions nos dossiers les plus importants et confidentiels sous forme de messages à cet – à cet infidèle innommable ?

— En ce qui me concerne, je l’ai déjà fait pour les notes confidentielles ; c’est pratiquement terminé. Il s’agit d’un transfert en haute priorité, à vitesse locale, de sorte qu’il est beaucoup plus rapide que la copie du Congrès. Je vous offre la possibilité d’un transfert similaire, en utilisant ma priorité, de sorte qu’il prendra le pas sur toutes les autres utilisations locales de l’ordinateur. Si vous ne voulez pas, tant pis – j’utiliserai ma priorité pour transférer une deuxième fournée d’archives gouvernementales.

— Mais il pourra voir nos archives ! réagit l’évêque.

— Oui, il pourra.

Don Cristão secoua la tête.

— Il ne les regardera pas si nous lui demandons de ne pas le faire.

— Vous êtes d’une naïveté puérile, jugea l’Evêque Peregrino. Rien ne pourrait même l’obliger à nous rendre les informations.

Bosquinha hocha la tête.

— C’est exact. Il possédera tout ce qui est vital pour nous et pourra le conserver ou le rendre, selon ce qu’il souhaite. Mais je crois, comme Dom Cristão, qu’il est bon et qu’il nous aidera à vaincre nos difficultés.

Dona Cristã se leva.

— Excusez-moi, dit-elle. Je voudrais commencer les transferts vitaux immédiatement.

Bosquinha se tourna vers le terminal de l’évêque et y introduisit sa priorité.

— Entrez seulement les catégories de dossiers que vous souhaitez envoyer au Porte-Parole Andrew. Je suppose que vous les avez déjà classés par ordre de priorité, puisque vous les imprimiez.

— De combien de temps disposons-nous ? demanda Dom Cristão.

Dona Cristã tapait déjà énergiquement.

— Le décompte est ici, en haut.

Bosquinha glissa la main dans l’affichage holographique, posant le doigt sur les chiffres du compte à rebours.

— Ne transfère pas ce que nous avons déjà imprimé, conseilla Dom Cristão. Nous pourrons le réintroduire. De toute façon, il y a très peu de temps.

Bosquinha se tourna vers l’évêque :

— Je savais que ce serait difficile.

L’évêque eut un rire de dérision.

— Difficile !

— J’espère que vous réfléchirez sérieusement avant de rejeter cette…

— Rejeter ! s’écria l’évêque. Me prenez-vous pour un imbécile ? Je déteste la pseudo-religion de ces Porte-Parole des Morts, c’est un fait, mais si c’est le seul moyen que nous offre Dieu de sauver les archives vitales de l’Eglise, je serais un piètre serviteur du Seigneur de laisser l’orgueil me dissuader de l’utiliser. Nos dossiers ne sont pas encore classés par ordre de priorité, et cela ne prendra que quelques minutes, mais je présume que les Enfants de l’Esprit me laisseront le temps de transférer mes informations.

— De combien de temps avez-vous besoin, à votre avis ? demanda Dom Cristão.

— Pas beaucoup. Une dizaine de minutes.

Bosquinha fut surprise, et agréablement. Elle craignait que l’évêque ne tienne absolument à copier ses dossiers avant de permettre aux Enfants de l’Esprit de continuer – tentative supplémentaire d’affirmer la prééminence de l’évêché sur le monastère.

— Merci, dit Dom Cristão, embrassant la main qui lui était tendue.

L’évêque regarda froidement Bosquinha.

— Il ne faut pas prendre cet air surpris, Madame le Maire. Les Enfants de l’Esprit travaillent sur le savoir du monde, de sorte que nous utilisons les mémoires publiques dans un but exclusivement administratif. En ce qui concerne la Bible, nous sommes tellement démodés et fidèles à nos habitudes que nous en avons plusieurs exemplaires reliés en cuir dans la cathédrale. Le Congrès Stellaire ne peut pas voler nos exemplaires de la Parole de Dieu.

Il sourit. Malicieusement, bien entendu. Bosquinha lui rendit joyeusement son sourire.

— Une petite question, intervint Dom Cristão. Lorsque nos archives auront été détruites, et que nous les aurons recopiées à partir des dossiers du Porte-Parole, qu’est-ce qui pourra empêcher le Congrès de recommencer ? Et même plusieurs fois ?

— C’est la difficulté, répondit Bosquinha. Ce que nous faisons dépend de ce que le Congrès tentera d’accomplir. Peut-être, en fait, ne détruira-t-il pas nos archives. Peut-être nous les rendra-t-il. Peut-être nous rendra-t-il nos archives essentielles après cette démonstration de puissance. Comme j’ignore totalement pour quelle raison nous sommes punis, comment pourrais-je deviner jusqu’où cela ira ? S’ils nous laissent un moyen quelconque de rester loyaux, dans ce cas, naturellement, nous resterons également vulnérables à des punitions ultérieures.

— Mais si, pour une raison ou une autre, ils décident de nous traiter en rebelles ?

— Eh bien, si la situation s’aggravait encore, nous pourrions tout recopier dans la mémoire locale, puis couper l’ansible.

— Puisse Dieu nous venir en aide, soupira Dona Cristã. Nous serions totalement isolés.

L’Evêque Peregrino parut contrarié.

— Quelle idée ridicule, sœur Détestai o Pecado. Croyez-vous que le Christ soit tributaire de l’ansible ? Que le Congrès ait le pouvoir de réduire le Saint-Esprit au silence ?

Dona Cristã rougit et se remit au travail sur le terminal.

Le secrétaire de l’évêque apporta un document récapitulant une liste de dossiers.

— Il est inutile d’intégrer ma correspondance personnelle à la liste, dit l’évêque. J’ai déjà envoyé les messages nécessaires. Nous laisserons l’Eglise décider quelles lettres valent la peine d’être conservées. Elles n’ont pour moi aucune valeur.

— L’évêque est prêt, annonça Dom Cristão.

Immédiatement, son épouse quitta le terminal et le secrétaire prit sa place.

— À propos, dit Bosquinha, j’ai pensé que vous aimeriez être informés. Le Porte-Parole a annoncé que ce soir, sur la praça, il Parlerait la mort de Marcão Maria Ribeira. (Bosquinha regarda sa montre.) Très bientôt, en fait.

— Pourquoi, demanda ironiquement l’évêque, pensiez-vous que cela nous intéresserait ?

— J’ai cru que vous voudriez peut-être y envoyer un représentant ?

— Merci de nous avoir prévenus, dit Dom Cristão. Je crois que je vais y aller. J’ai envie d’entendre ce que va dire l’homme qui a Parlé la mort de San Angelo. (Il se tourna vers l’évêque :) Je vous raconterai ce qu’il a dit, si vous voulez.

L’évêque se carra dans son fauteuil.

— Je vous remercie, mais un de mes collaborateurs y assistera.

Bosquinha sortit du bureau de l’évêque, descendit rapidement l’escalier, franchit le portail de la cathédrale. Elle devait regagner rapidement ses services parce que, quels que soient les projets du Congrès, les messages lui seraient adressés.

Elle ne l’avait pas évoqué devant les chefs religieux mais elle savait parfaitement bien, du moins sur un plan général, pourquoi le Congrès agissait ainsi. Les paragraphes qui donnaient au Congrès le droit de traiter Lusitania comme une colonie rebelle étaient tous liés aux réglementations relatives aux contacts avec les piggies.

De toute évidence, les xénologues avaient commis une grave erreur. Comme Bosquinha n’avait connaissance d’aucune violation, il devait s’agir de choses tellement peu visibles que les satellites, seuls appareils d’enregistrement dont les résultats étaient directement transmis à la commission, sans passer par Bosquinha, les avaient perçues. Bosquinha s’était demandé ce que Miro et Ouanda avaient bien pu faire… Déclenché un incendie de forêt ? Abattu des arbres ? Provoqué une guerre entre les tribus de piggies ? Tout ce qui lui vint à l’esprit lui parut absurde.

Elle tenta de les convoquer afin de les interroger, mais ils étaient partis, bien entendu. De l’autre côté de la clôture, dans la forêt, poursuivant vraisemblablement les activités qui faisaient peser une possibilité de destruction sur la colonie de Lusitania. Bosquinha se rappela qu’ils étaient jeunes, qu’il s’agissait sans doute d’une erreur juvénile ridicule.

Mais ils n’étaient pas aussi jeunes que cela, et comptaient parmi les esprits les plus brillants d’une colonie comportant de nombreuses personnes très intelligentes. Heureusement que le Code Stellaire interdisait aux gouvernements de posséder des instruments de châtiment susceptibles d’être utilisés pour la torture. Pour la première fois de son existence, Bosquinha éprouva une telle fureur qu’elle fut convaincue qu’elle aurait utilisé ces instruments, si elle les avait eus. Je ne sais pas ce que vous vouliez faire, Miro et Ouanda, je ne sais pas ce que vous avez fait ; mais, quel qu’ait été votre objectif, l’ensemble de la communauté va payer. Et, d’une façon ou d’une autre, s’il y a une justice, je vous obligerai à rembourser.


Beaucoup de gens avaient dit qu’ils n’iraient pas écouter le Porte-Parole… C’étaient de bons catholiques, n’est-ce pas ? L’évêque ne leur avait-il pas expliqué que le Porte-Parole était la voix de Satan ?

Mais on murmura également d’autres choses, après l’arrivée du Porte-Parole. Des rumeurs, essentiellement, mais Milagre était une communauté de petite taille, où les rumeurs constituaient le piment d’une existence insipide ; et les rumeurs n’ont de valeur que lorsqu’on les croit. Ainsi, on raconta que Quara, fille de Marcão, qui restait silencieuse depuis sa mort, était à présent si bavarde qu’elle avait des ennuis à l’école. Et Olhado, le jeune garçon mal élevé, aux yeux métalliques et repoussants – on disait qu’il paraissait soudain joyeux et enthousiaste. Peut-être fou. Peut-être possédé. Les rumeurs commencèrent à laisser supposer que le Porte-Parole était capable de guérir par imposition des mains, qu’il avait le mauvais œil, que sa bénédiction rendait l’intégrité, que sa malédiction pouvait tuer, que ses paroles pouvaient persuader d’obéir. Tout le monde n’entendit pas cela, naturellement, et tous ceux qui l’entendirent ne le crurent pas. Mais, pendant les quatre jours qui séparèrent l’arrivée du Porte-Parole du soir où il Parla la mort de Marcão Ribeira, la communauté de Milagre décida, sans annonce officielle, qu’elle se rendrait à la réunion et écouterait ce que le Porte-Parole avait à dire, quelles que soient les recommandations de l’évêque.

Ce fut la faute de ce dernier. Compte tenu de sa position, le fait de déclarer que le Porte-Parole était satanique l’avait placé le plus loin possible de lui-même et des catholiques : le Porte-Parole est notre antithèse. Mais pour ceux qui, sur le plan théologique, n’étaient guère évolués, alors que Satan était effrayant et puissant, Dieu l’était également. Ils comprenaient parfaitement le continuum du bien et du mal auquel l’évêque faisait allusion mais, de leur point de vue, le continuum de la puissance et de la faiblesse était beaucoup plus intéressant… C’était celui au sein duquel se déroulait leur vie quotidienne. Et, dans le cadre de ce continuum, ils étaient faibles alors que Dieu, Satan et l’évêque étaient forts. L’évêque, en accordant une telle importance au Porte-Parole, en avait fait son égal. La population, de ce fait, était prête à croire les allusions murmurées aux miracles.

Ainsi, bien que l’annonce eût été faite à peine une heure avant la réunion, la praça était pleine, la population s’étant rassemblée dans les bâtiments qui l’entouraient, ainsi que dans les rues et impasses voisines. Bosquinha, comme l’exigeait la loi, avait prêté au Porte-Parole le petit micro qu’elle employait lors des rares réunions publiques. Les gens se tournèrent vers l’estrade sur laquelle il prendrait place ; ils regardèrent autour d’eux afin de voir qui était présent. Tout le monde l’était, naturellement. La famille de Marcão, bien entendu. Madame le Maire, bien entendu. Mais aussi Dom Cristão, Dona Cristã et de nombreux prêtres de la cathédrale. Le Docteur Navio. La veuve de Pipo, l’archiviste. La veuve de Libo, Bruxinha, et ses enfants. On racontait que le Porte-Parole avait l’intention de Parler la mort de Pipo et de Libo, plus tard.

Et, finalement, à l’instant où Ender monta sur l’estrade, la rumeur parcourut rapidement la praça : l’Evêque Peregrino était là. Pas vêtu de ses habits officiels mais portant une simple soutane. Venu en personne écouter les blasphèmes du Porte-Parole ! De nombreux citoyens de Milagre éprouvèrent un délicieux frisson d’impatience. L’évêque se lèverait-il afin de frapper miraculeusement Satan ? Y aurait-il une bataille comparable à celles de l’Apocalypse de saint Jean ?

Le Porte-Parole s’immobilisa devant le micro et attendit que le silence se fasse. Il était plutôt grand, encore jeune, mais sa peau blanche lui conférait un air maladif, comparativement aux bruns innombrables des Lusos. Fantomatique. Ils se turent et il commença de Parler.

— On lui donnait trois noms. Les documents officiels fournissent le premier : Marcão Maria Ribeira. Et ses dates officielles. Né en 1929. Décédé en 1970. Il travaillait à la fonderie. Casier judiciaire vierge. Jamais arrêté. Une femme. Six enfants. Un citoyen modèle parce que sa conduite n’a jamais été mauvaise au point de figurer dans les archives officielles.

De nombreux auditeurs éprouvèrent un vague malaise. Ils s’attendaient à une démonstration d’éloquence, mais la voix du Porte-Parole n’avait rien d’exceptionnel. Et ses paroles n’évoquaient en rien la pompe du langage religieux. Ordinaires, simples, presque familières. Rares furent ceux qui remarquèrent que leur simplicité, en elle-même, rendait sa voix et son discours totalement persuasifs. Il ne disait pas la Vérité avec des trompettes ; il disait la vérité, l’histoire que l’on ne penserait pas à mettre en doute parce qu’on la tient pour acquise. L’Evêque Peregrino comptait parmi ceux qui firent cette constatation, et cela l’inquiéta. Ce Porte-Parole serait un adversaire redoutable, que les foudres lancées depuis l’autel ne pourraient pas abattre.

— Son deuxième nom était Marcão. Le gros Marcão. Parce que c’était un géant. Il atteignit sa corpulence d’adulte alors qu’il n’était encore qu’un jeune adolescent. Quel âge avait-il quand il atteignit deux mètres ? Onze ans ? Douze ans ? Douze ans, sans aucun doute. Sa taille et sa force trouvèrent à s’employer efficacement à la fonderie, où la production d’acier est si faible que l’essentiel du travail est effectué à la main, de sorte que la force compte. La vie de certaines personnes dépendait de Marcão.

Sur la praça, les employés de la fonderie hochèrent la tête. Ils avaient tous déclaré qu’ils ne diraient rien au framling athée. De toute évidence, quelques-uns avaient parlé mais, à présent, il était agréable de constater que le Porte-Parole avait bien compris, qu’il avait su discerner pourquoi ils se souvenaient de Marcão. Ils regrettèrent tous de ne pas être celui qui s’était confié au Porte-Parole. Ils n’imaginèrent pas que le Porte-Parole n’avait même pas essayé de les rencontrer. Après toutes ces années, il y avait de nombreuses choses qu’Andrew Wiggin savait sans avoir besoin de demander.

— Son troisième nom était Cão. Chien.

Ah, oui, pensèrent les Lusos. C’est bien ce que l’on dit des Porte-Parole. Ils ne respectent pas les morts, n’ont aucun sens des convenances.

— C’était le nom que vous lui donniez quand vous appreniez que sa femme, Novinha, avait encore un œil au beurre noir, boitait ou avait une lèvre fendue. Seul un animal pouvait agir ainsi avec elle.

Comment ose-t-il dire cela ? Il parle d’un mort ! Mais, sous leur colère, les Lusos éprouvaient une sensation de malaise dont la cause était toute différente. Ils se souvenaient tous avoir dit ou entendu dire exactement ces paroles. L’indiscrétion du Porte-Parole consistait à répéter en public les mots qu’ils réservaient à Marcão lorsqu’il était en vie.

— Ce qui ne signifie pas que vous aimiez Novinha, cette femme glacée qui ne vous disait jamais bonjour. Mais elle était plus petite que lui, c’était la mère de ses enfants et, lorsqu’il la battait, il méritait le surnom de Cão.

Ils furent embarrassés ; ils murmurèrent des commentaires. Ceux qui étaient assis sur l’herbe, près de Novinha, lui adressèrent des regards furtifs, impatients de voir comment elle réagirait, douloureusement conscients du fait que le Porte-Parole avait raison, qu’ils ne l’aimaient pas, qu’ils avaient à la fois peur et pitié d’elle.

— Dites-moi, est-ce l’homme que vous connaissiez ? Il passait plus d’heures dans les bars que n’importe qui, mais il ne s’y fit jamais un seul ami ; la camaraderie de l’alcool n’était pas pour lui. On ne pouvait même pas deviner ce qu’il avait bu. Il était morne et agressif même lorsqu’il n’avait pas bu ; toujours morne et agressif quand il perdait connaissance… Personne ne pouvait voir la moindre différence. Vous ne lui avez jamais connu d’amis et vous n’étiez pas contents de le voir entrer dans une pièce. Voilà l’homme que vous connaissiez presque tous. Cão. À peine un homme.

Oui, pensèrent-ils, il était bien ainsi. À présent, ils avaient surmonté le choc provoqué par l’absence de convenances. Ils avaient compris que le Porte-Parole ne voulait pas affadir l’histoire. Néanmoins, ils étaient toujours gênés. Car il y avait une note ironique, non dans les paroles, mais dans la voix. « À peine un homme », avait-il dit. Mais, naturellement, c’était un homme et ils prirent vaguement conscience du fait que, si le Porte-Parole comprenait ce qu’ils pensaient de Marcão, il n’était pas nécessairement d’accord.

— Quelques autres, les employés de la fonderie de Bairro das Fabricadoras, savaient qu’il était fort et digne de confiance. Ils savaient qu’il ne prétendait jamais pouvoir faire ce dont il se sentait incapable, et qu’il faisait toujours ce qu’il disait pouvoir faire. On pouvait compter sur lui. Ainsi, dans l’enceinte de la fonderie, il jouissait de leur respect. Mais, une fois la porte franchie, ils le traitaient comme tout le monde, ignoraient, le méprisaient. »

L’ironie était sensible, à présent. Bien que la voix du Porte-Parole n’eût donné aucun indice – c’était toujours la voix simple et ordinaire du début –, les hommes qui avaient travaillé avec lui la perçurent confusément en eux-mêmes : Nous n’aurions pas dû l’ignorer comme nous l’avons fait. S’il avait une valeur à l’intérieur de la fonderie, peut-être aurions-nous dû le respecter également à l’extérieur.

— Quelques-uns d’entre vous savent également une chose dont vous ne parlez guère. Vous savez que vous l’avez surnommé Cão alors qu’il ne méritait pas encore ce nom. Vous aviez dix, onze, douze ans. Des petits garçons. Il était tellement grand. Vous aviez honte quand vous étiez près de lui. Et peur, parce que vous aviez l’impression d’être à sa merci.

Dom Cristão souffla à son épouse :

— Ils sont venus chercher des racontars, il les met en face de leurs responsabilités.

— Ainsi, vous vous êtes comportés vis-à-vis de lui comme les êtres humains font toujours face à ce qui les dépasse, reprit le Porte-Parole. Vous vous êtes groupés. Comme des chasseurs tentant de tuer un mastodonte. Comme des toreros tentant d’affaiblir un taureau géant avant de lui donner le coup de grâce. Coups sournois, railleries, farces. Pour qu’il tourne continuellement sur lui-même, dans l’incapacité de savoir d’où viendrait le coup suivant. Le piquer avec des épines qui restent sous la peau. L’affaiblir par la douleur. Le rendre fou. Parce que, malgré sa taille, on peut le manipuler ! On peut le faire hurler. On peut le faire fuir. On peut le faire pleurer. Vous voyez ? Il est plus faible que nous, finalement.

Ela était furieuse. Elle voulait qu’il accuse Marcão, pas qu’il l’excuse. Son enfance malheureuse ne lui donnait pas le droit d’assommer sa femme chaque fois que l’idée lui en traversait la tête.

— Il n’y a pas de honte à cela. Vous étiez des enfants, à cette époque, et les enfants sont cruels sans le savoir. Vous n’agiriez plus ainsi. Mais, comme je vous ai remis cela en mémoire, il vous est facile de trouver une explication. Vous l’appeliez Chien ; il en est devenu un. Pour le reste de sa vie. Frappant les gens sans défense, battant sa femme. Parlant si cruellement et injurieusement à son fils, Miro, qu’il le chassa de la maison. Il agissait comme vous l’aviez traité, devenant ce que, selon vous, il était. »

Imbécile, pensa l’évêque. Si les gens se contentent de réagir à la façon dont ils sont traités par les autres, personne n’est responsable de quoi que ce soit. Si on ne peut pas choisir ses péchés, comment peut-on se repentir ?

Comme s’il avait entendu l’argumentation silencieuse de l’évêque, le Porte-Parole leva la main et réfuta ce qu’il venait de dire.

— Mais cette explication facile n’est pas vraie. Vos tourments ne l’ont pas rendu violent… Ils l’ont rendu apathique. Et lorsque, avec l’âge, vous avez cessé de le tourmenter, il a cessé de vous haïr. Il savait que vous le méprisiez ; il apprit à vivre sans vous. En paix.

Le Porte-Parole resta un instant silencieux, puis exprima la question qu’ils se posaient :

— Alors, comment est-il devenu l’individu cruel que vous connaissiez ? Réfléchissez un instant. Qui était exposé à sa cruauté ? Son épouse. Ses enfants. Il y a des gens qui battent leur femme et leurs enfants parce qu’ils convoitent le pouvoir mais sont trop faibles pour le conquérir dans le monde. L’épouse et les enfants impuissants, liés à un tel individu par la nécessité, la tradition et, étrangement, l’amour, sont les seules victimes qu’il a le pouvoir de dominer.

Oui, pensa Ela, regardant furtivement sa mère. C’est ce que je voulais. C’est pour cela que je lui ai demandé de Parler la mort de papa.

— Il y a de tels hommes, reprit le Porte-Parole, mais Marcão Ribeira n’était pas de ceux-là. Réfléchissez quelques instants. Avez-vous entendu dire qu’il ait frappé un de ses enfants ? Une seule fois ? Vous qui travailliez avec lui – a-t-il jamais tenté de vous imposer sa volonté ? Paraissait-il furieux lorsque les choses ne se déroulaient pas comme il l’entendait ? Marcão n’était ni faible ni mauvais. Il était fort. Il ne désirait pas le pouvoir. Il voulait l’amour. Pas la domination, la loyauté.

L’Evêque Peregrino eut un sourire sans joie, comme on salue un adversaire de valeur. Tu suis un chemin tortueux, Porte-Parole, tournant autour de la Vérité, feintant. Et, quand tu frapperas, ce sera en plein cœur. Ces gens sont venus s’amuser, mais ils sont tes cibles ; tu les transperceras de part en part.

— Certains d’entre vous se souviendront d’un incident, dit le Porte-Parole. Marcão avait à peu près treize ans, et vous aussi. Vous le taquiniez sur la colline herbue qui se dresse derrière l’école. Vous l’attaquiez plus méchamment que d’habitude. Vous le menaciez avec des pierres, le fouettiez avec des tiges de capim. Vous l’avez fait saigner, mais il le supporta. Il tenta de vous échapper, vous demanda de cesser, mais l’un d’entre vous le frappa violemment au ventre, et cela fut plus douloureux que ce que vous imaginiez car il était déjà victime de la maladie qui a fini par l’emporter. Il n’était pas encore accoutumé ni à sa fragilité, ni à la douleur. Il eut l’impression qu’il allait mourir. Il était acculé. Vous alliez le tuer. De sorte qu’il se défendit.

Comment a-t-il appris cela ? pensèrent une demi-douzaine d’hommes. C’est tellement vieux. Qui lui a dit comment cela s’est passé ? La situation nous a échappé, voilà tout. Nous ne pensions pas à mal mais, quand son bras a jailli, son poing énorme, comme une ruade de cabra…

— N’importe lequel d’entre vous aurait pu se retrouver à terre. Vous avez alors compris qu’il était encore plus fort que vous ne le craigniez. Ce qui vous terrifia le plus, toutefois, ce fut le fait de concevoir exactement la vengeance que vous méritiez. Ainsi, vous avez appelé à l’aide. Et lorsque les professeurs sont arrivés, qu’ont-ils vu ? Un petit garçon sur le sol, en larmes et en sang. Un adolescent déjà de la taille d’un homme, avec quelques égratignures, disant qu’il regrettait, qu’il ne l’avait pas fait exprès. Et une demi-douzaine d’autres déclarant qu’il avait frappé sans raison, qu’ils avaient tenté de l’en empêcher, mais que Cão était tellement fort… qu’il n’arrêtait pas d’ennuyer les petits.

Grego était subjugué par le récit.

Mentirosos ! cria-t-il.

Menteurs ! Plusieurs personnes, autour de lui, rirent discrètement. Quara le fit taire.

— Tous ces témoins, reprit le Porte-Parole, les professeurs, ne pouvaient que croire l’accusation. Jusqu’au moment où une petite fille se présenta devant eux et leur annonça froidement qu’elle avait tout vu. Marcão avait agi ainsi pour se défendre contre l’agression totalement injustifiée, malveillante, douloureuse, d’une meute de garçons qui, contrairement à lui, se comportaient effectivement comme des chiens. C’était la fille d’Os Venerados.

Grego regarda sa mère avec des yeux brillants, puis se leva d’un bond et annonça aux gens qui l’entouraient :

À mamãe o libertou !

Maman l’a sauvé ! Les gens rirent, se tournèrent vers Novinha. Mais son visage resta impassible ; elle refusait de reconnaître l’affection provisoire qu’ils portaient à son fils. Ils lui tournèrent à nouveau le dos, vexés.

— Novinha, reprit le Porte-Parole. Sa froideur et son intelligence faisaient d’elle une exclue au même titre que Marcão. Elle n’avait jamais tenté de se rapprocher de vous. Et voilà qu’elle sauvait Marcão. Eh bien, vous connaissiez la vérité. Elle ne sauvait pas Marcão… Elle vous empêchait de vous tirer d’un mauvais pas.

Ils hochèrent la tête avec un sourire entendu, ces gens dont les gestes d’amitié avaient été refusés. C’est Dona Novinha, la Biologista, qui se trouve trop bien pour nous.

— Marcão n’a pas vu les choses de cette façon. On l’avait si souvent traité d’animal qu’il croyait presque en être un. Novinha lui manifesta de la compassion, comme à un être humain. Une jolie jeune fille, une enfant brillante, fille des Venerados respectés, toujours hautaine comme une déesse. Elle était descendue de son piédestal, l’avait béni et avait exaucé sa prière. Il l’adora. Six ans plus tard, il l’épousa. N’est-ce pas une belle histoire ?

Ela se tourna vers Miro qui la regarda en haussant les sourcils.

— Cela te rend presque semblable à ce vieux salaud, pas vrai ? dit sèchement Miro.

Soudain, après un long silence, la voix du Porte-Parole jaillit, plus puissante. Elle les fit sursauter, les réveilla.

— Pourquoi a-t-il fini par la haïr, la battre et mépriser ses enfants ? Et pourquoi a-t-elle supporté cela, cette femme volontaire et supérieurement intelligente ? Elle aurait pu mettre un terme à ce mariage du jour au lendemain. L’Eglise n’autorise pas le divorce, mais il reste la séparation et elle n’aurait pas été la première citoyenne de Milagre à quitter son mari. Elle aurait pu partir avec ses enfants malheureux. Mais elle est restée. Madame le Maire Bosquinha et l’Evêque Peregrino lui ont tous les deux suggéré de le quitter. Elle leur a dit de se mêler de leurs affaires.

De nombreux Lusos rirent ; ils pouvaient imaginer Novinha, les lèvres serrées, rembarrant l’évêque, résistant à Bosquinha. Ils n’aimaient guère Novinha, c’était un fait, mais c’était pratiquement la seule habitante de Milagre qui pouvait faire un pied de nez à l’autorité.

L’évêque se souvint de la scène qui s’était déroulée dans son bureau plus d’une décennie auparavant. Elle n’avait pas employé les mots cités par le Porte-Parole, mais le résultat était le même. Cependant, il était seul. Qui était ce Porte-Parole et comment était-il possible qu’il sache ce qu’il devait ignorer ?

Quand les rires cessèrent, le Porte-Parole poursuivit :

— Un lien quelconque les emprisonnait dans un mariage qu’ils haïssaient. Ce lien était la maladie de Marcão.

Sa voix était moins puissante, à présent. Les Lusos tendirent l’oreille.

— Elle modela sa vie dès l’instant de sa conception. Les gènes que lui donnèrent ses parents se combinèrent de telle façon que, dès l’âge de la puberté, les cellules de ses glandes entamèrent une transformation régulière et irréversible en tissus graisseux. Le Docteur Navio pourrait mieux que moi vous expliquer cette évolution. Marcão savait depuis l’enfance qu’il était victime de cette affection ; ses parents l’apprirent avant de mourir de la Descolada ; Gusto et Cida étaient au courant parce qu’ils avaient effectué des tests biologiques sur tous les habitants de Lusitania. Tous étaient morts. Une seule autre personne savait, celle qui avait hérité des dossiers biologiques. Novinha.

Le Docteur Navio fut troublé. Si elle était au courant avant leur mariage, elle savait certainement que presque tous les gens atteints de cette maladie étaient stériles. Pourquoi l’avait-elle épousé alors qu’elle savait qu’il n’avait pas la moindre chance d’engendrer des enfants ? Puis il comprit ce qu’il aurait dû constater beaucoup plus tôt, à savoir que Marcão n’était pas une exception rare à l’évolution de la maladie. Il n’y avait pas d’exception. Navio rougit. Ce que le Porte-Parole était sur le point de dire était innommable.

— Novinha savait que Marcão se mourait, reprit le Porte-Parole. Elle savait également, avant de l’épouser, qu’il était absolument et totalement stérile.

Quelques instants s’écoulèrent avant que le sens de ces paroles soit clairement assimilé. Ela eut l’impression que ses organes se transformaient en eau à l’intérieur de son corps. Elle vit, sans tourner la tête, que Miro était devenu rigide, que ses joues avaient pâli.

Le Porte-Parole poursuivit, malgré les murmures de la foule :

— J’ai vu les examens génétiques. Marcão Maria Ribeira n’a conçu aucun enfant. Son épouse a eu des enfants, mais ce n’étaient pas les siens, et il le savait, et elle savait qu’il le savait. Cela faisait partie du marché qu’ils avaient conclu lorsqu’ils s’étaient mariés.

Les murmures se muèrent en conversations, les grognements en plaintes et, lorsque le bruit arriva à son paroxysme, Quim se leva d’un bond et cria, hurla, au Porte-Parole :

— Ma mère n’est pas une femme adultère ! Je vous tuerai si vous la traitez de putain !

Ses derniers mots retentirent dans le silence. Le Porte-Parole ne répondit pas. Il se contenta d’attendre, son regard fixé sur le visage enflammé. Jusqu’au moment où Quim se rendit compte que c’était lui, pas le Porte-Parole, qui avait prononcé les paroles qui retentissaient encore à ses oreilles. Il frémit. Il regarda sa mère, assise par terre près de lui, mais sans rigidité, désormais, tassée sur elle-même et petite, fixant ses mains qui tremblaient sur ses genoux.

— Dis-leur, maman, pressa Quim.

Sa voix lui parut plus suppliante qu’il ne croyait. Elle ne répondit pas. Elle ne prononça pas un mot, ne se tourna pas vers lui. S’il n’avait pas été convaincu du contraire, il aurait cru que ses mains tremblantes étaient un aveu, qu’elle avait honte, comme si ce que le Porte-Parole venait de dire était la vérité que Dieu en personne aurait confiée à Quim, s’il avait posé la question. Il se souvint du Père Mateu décrivant les tourments de l’enfer : Dieu crache sur les adultères, ils ridiculisent le pouvoir de création qu’il partage avec eux, ils n’ont pas, en eux, la bonté susceptible de les distinguer des amibes. Quim eut un goût de bile dans la bouche. Ce que le Porte-Parole venait de dire était vrai.

Mamãe, dit-il d’une voix forte, ironiquement, quem fôde p’ra fazer-me ?

Les auditeurs sursautèrent. Olhado se dressa immédiatement, les poings serrés. Ce n’est qu’à cet instant que Novinha réagit, tendant la main pour empêcher Olhado de frapper son frère. Quim remarqua à peine qu’Olhado s’était dressé pour défendre leur mère ; il constata seulement que Miro ne l’avait pas fait. Miro avait également compris que c’était vrai.

Quim respira profondément puis pivota sur lui-même, paraissant un instant égaré ; ensuite, il se fraya un chemin dans la foule. Personne ne lui adressa la parole, mais tout le monde le regarda partir. Si Novinha avait nié l’accusation, ils l’auraient crue, ils auraient lynché le Porte-Parole qui avait osé accuser la fille d’Os Venerados d’un tel péché. Mais elle n’avait pas nié. Elle avait laissé son propre fils l’accuser de façon obscène et n’avait pas protesté. C’était vrai. Et, à présent, ils écoutaient avec fascination. Rares étaient ceux qui se trouvaient réellement impliqués.

Ils avaient simplement envie de savoir qui était le père des enfants de Novinha.

Le Porte-Parole reprit calmement le fil de son histoire :

— Après la mort de ses parents, et avant la naissance de ses enfants, Novinha n’a aimé que deux personnes. Pipo fut son deuxième père. Novinha lia son existence à lui ; pendant quelques brèves années, elle sut ce que signifiait une véritable vie de famille. Puis il mourut et Novinha crut qu’elle l’avait tué.

Les gens assis près de la famille de Novinha virent Quara s’agenouiller devant Ela et l’entendirent demander :

— Pourquoi Quim s’est-il mis en colère ?

Ela répondit à voix basse :

— Parce que papai n’était pas vraiment notre père.

— Oh ! fit Quara. Le Porte-Parole est-il notre père, à présent ?

Elle paraissait pleine d’espoir. Ela la fit taire.

— Le soir de la mort de Pipo, poursuivit le Porte-Parole, Novinha lui montra une de ses découvertes en rapport avec la Descolada et la façon dont elle agit sur les plantes et les animaux de Lusitania. Pipo, contrairement à elle, vit toutes les conséquences de son travail. Il se précipita dans la forêt où attendaient les piggies. Peut-être leur dit-il ce qu’il avait découvert. Peut-être le devinèrent-ils. Mais Novinha se considéra comme responsable parce qu’elle lui avait communiqué un secret que les piggies voulaient absolument garder, même au prix d’un assassinat.

» Il était trop tard pour défaire ce qui avait été fait. Mais elle pouvait empêcher que cela ne se reproduise. De sorte qu’elle cacha toutes les archives liées à la Descolada et à ce qu’elle avait montré à Pipo ce soir-là. Elle savait qui ces archives étaient susceptibles d’intéresser. C’était Libo, le nouveau Zenador. Si Pipo avait été son père, Libo avait été son frère, et plus que son frère. La mort de Pipo était difficile à accepter, mais celle de Libo l’aurait été davantage. Il demanda les archives. Il exigea de les voir. Elle répondit qu’elle ne lui permettrait jamais de les examiner.

» Ils savaient tous les deux exactement ce que cela signifiait. S’il l’épousait, il pourrait passer outre aux protections de ces archives. Ils s’aimaient désespérément, ils avaient plus que jamais besoin l’un de l’autre, mais Novinha ne pourrait jamais l’épouser. Il ne promettrait jamais de ne pas lire ses dossiers et, même s’il avait fait une telle promesse, il n’aurait pas pu la tenir. Il comprendrait certainement ce que son père avait compris. Il mourrait.

» Refuser de l’épouser était une chose. Vivre sans lui en était une autre. De sorte qu’elle ne vécut pas sans lui. Elle conclut un marché avec Marcão. Elle l’épouserait devant la loi, mais son mari véritable et le père de ses enfants serait – fut – Libo. »

Bruxinha, la veuve de Libo, se dressa sur ses jambes tremblantes, le visage couvert de larmes, et gémit :

Mentira, mentira.

Mensonges, mensonges.

Mais ses larmes n’exprimaient pas la colère, simplement le chagrin. Elle pleurait une nouvelle fois la perte de son mari. Trois de ses filles l’aidèrent à quitter la praça.

Doucement, le Porte-Parole poursuivit, tandis qu’elle s’en allait :

— Libo savait qu’il faisait du mal à Bruxinha, son épouse, et à leurs quatre filles. Il se haïssait en raison de sa conduite. Il tentait de rester à l’écart. Pendant des mois, parfois des années, il y parvenait. Novinha essaya également, de son côté. Elle refusa de le voir, même de lui parler. Elle interdit à ses enfants de mentionner son nom. Puis Libo se crut assez fort pour pouvoir la rencontrer sans retomber dans les vieilles habitudes. Novinha se sentait terriblement seule, avec son mari qu’il était impossible de comparer à Libo. Ils ne prétendirent jamais que ce qu’ils faisaient était bien. Ils ne pouvaient pas vivre longtemps sans, voilà tout.

Bruxinha entendit cela tandis qu’elle s’éloignait. Ce n’était qu’une maigre consolation, naturellement, mais, en la regardant partir, l’Evêque Peregrino reconnut que le Porte-Parole lui faisait un cadeau. Elle était la victime la plus innocente de cette vérité cruelle, mais il ne lui laissait pas seulement les cendres, il lui donnait le moyen de vivre en sachant ce que son mari avait fait. Ce n’est pas votre faute, lui disait-il. Vous n’auriez pas pu empêcher cela. Votre mari a échoué, pas vous. Sainte Vierge, pria silencieusement l’évêque, faites que Bruxinha entende ce qu’il dit et le croie.

La veuve de Libo ne fut pas seule à pleurer. Plusieurs centaines d’yeux, qui la regardèrent partir étaient également pleins de larmes. Découvrir que Novinha était une femme adultère était choquant mais délicieux : la femme au cœur d’acier avait un point faible et, au bout du compte, n’était pas meilleure qu’eux. Mais découvrir ce même point faible chez Libo ne procurait aucun plaisir. Tout le monde l’aimait. Sa générosité, sa gentillesse, sa sagesse qu’ils admiraient tant, ils n’avaient pas envie de savoir qu’elles étaient un masque.

De sorte qu’ils furent étonnés lorsque le Porte-Parole leur rappela qu’il ne Parlait pas la mort de Libo.

— Pourquoi Marcão Ribeira a-t-il accepté cela ? Novinha croyait que c’était parce qu’il voulait une épouse et l’illusion d’avoir des enfants, afin de ne pas avoir honte face à la communauté. C’était partiellement cela. Pour l’essentiel, toutefois, il l’épousait parce qu’il l’aimait. Il n’espéra jamais vraiment qu’elle l’aimerait comme il l’aimait, parce qu’il l’adorait, qu’elle était une déesse et qu’il se savait malade, écœurant, semblable à un animal méprisable. Il savait qu’elle ne pourrait jamais l’adorer, ni même l’aimer. Il espérait qu’elle éprouverait un jour de l’affection pour lui. Qu’elle lui accorderait une forme de loyauté.

Le Porte-Parole garda quelques instants la tête baissée. Les Lusos entendirent les mots qu’il n’avait pas besoin de prononcer : cela n’arriva jamais.

— Chaque nouvel enfant, reprit le Porte-Parole, était une preuve supplémentaire de l’échec de Marcão, démontrait que la déesse le trouvait toujours indigne. Pourquoi ? Il était loyal. Il n’avait jamais laissé entendre à ses enfants qu’ils n’étaient pas de lui. Il n’avait jamais trahi la promesse faite à Novinha. Ne méritait-il pas une récompense ? Parfois, cela était insupportable. Il refusait d’accepter son jugement. Ce n’était pas une déesse. Ses enfants étaient tous des bâtards. C’était ce qu’il se disait lorsqu’il la frappait, lorsqu’il injuriait Miro.

Miro entendit son nom mais ne se rendit absolument pas compte qu’il avait un rapport avec lui. Il n’aurait jamais imaginé que ses relations avec la réalité puissent être aussi fragiles, et cette journée lui avait apporté de trop nombreux chocs. La magie impossible des piggies avec les arbres. Maman et Libo amants. Ouanda qui cessait soudain d’être aussi proche de lui que son propre corps, sa propre personne, et lui devenait d’un seul coup aussi étrangère qu’Ela, que Quara, se muant en une sœur supplémentaire. Ses yeux ne voyaient pas l’herbe ; la voix du Porte-Parole était un bruit pur, il ne comprenait pas le sens des mots, seulement ce bruit terrifiant. Miro avait appelé cette voix, avait désiré qu’elle Parle la mort de Libo. Comment aurait-il pu supposer que, à la place du prêtre bienveillant d’une religion humaniste, il aurait le premier Porte-Parole en personne, avec son esprit pénétrant et son intuition beaucoup trop parfaite ? Comment aurait-il pu supposer que, sous ce masque emphatique, se cachait Ender le Destructeur, le Lucifer mythique du plus grand crime de l’humanité, décidé à rester fidèle à son nom, ridiculisant l’œuvre de toute la vie de Pipo, Libo, Ouanda et Miro lui-même en découvrant en une heure passée avec les piggies ce que les autres avaient été incapables de voir en cinquante ans, puis lui arrachant Ouanda d’un coup unique et impitoyable de la lame de la vérité ? Telle était la voix que Miro entendait, son unique certitude rescapée, cette voix insistante et terrifiante. Miro se cramponna à son bruit, s’efforçant de le haïr, mais échouant parce qu’il savait, incapable de s’abuser plus longtemps, il savait qu’Ender était un destructeur, mais que ce qu’il détruisait était illusion et que l’illusion devait mourir. La vérité sur les piggies, la vérité sur nous-mêmes. Bizarrement, cet homme venu de l’antiquité est capable de voir la vérité sans être aveuglé par elle, sans qu’elle le rende fou. Je dois écouter cette voix et me laisser pénétrer par sa puissance afin de pouvoir, moi aussi, fixer le soleil sans mourir.

— Novinha savait ce qu’elle était. Une femme adultère, une hypocrite. Elle savait qu’elle faisait du mal à Marcão, à Libo, à ses enfants, à Bruxinha. Elle savait qu’elle avait tué Pipo. De sorte qu’elle supporta, suscita, même, le châtiment de Marcão. Ce fut sa pénitence. Et cette pénitence ne fut jamais assez longue. Peu importait que Marcão la haïsse, elle se haïssait davantage.

L’évêque hocha lentement la tête. Le Porte-Parole avait commis un acte monstrueux en dévoilant ces secrets devant toute la communauté. Il aurait fallu les dire dans le confessionnal. Néanmoins, Peregrino en perçut la puissance, la façon dont l’ensemble de la communauté fut contrainte de découvrir ces gens qu’elle croyait connaître, puis de les découvrir encore et encore ; et chaque nouvelle version de l’histoire les obligeait à se remettre également en question car ils avaient joué un rôle dans l’histoire, avaient eu affaire à tous ces gens, cent fois, mille fois, sans savoir qui ils étaient. Ce fut une épreuve douloureuse, effrayante, mais, au bout du compte, elle eut un effet étrangement apaisant. L’évêque se pencha vers son secrétaire et dit :

— Au moins, les racontars ne tireront rien de cela – il ne reste plus le moindre secret.

— Tous les acteurs de cette histoire ont connu la douleur, conclut le Porte-Parole. Tous se sont sacrifiés pour ceux qu’ils aimaient. Tous ont fait terriblement souffrir ceux qu’ils aimaient. Et vous qui m’écoutez aujourd’hui, vous avez également été cause de douleur. Mais n’oubliez pas ceci : la vie de Marcão fut tragique et cruelle, mais il aurait pu dénoncer le marché qui le liait à Novinha. Il a choisi de rester. Il devait y trouver une joie quelconque. Et Novinha : elle a enfreint les lois de Dieu, qui assurent la cohésion de cette communauté. Elle a également supporté le châtiment. L’Eglise n’exige pas de pénitence aussi terrible que celle qu’elle s’est imposée. Et si vous vous laissez aller à croire qu’elle mérite les cruautés mesquines que vous pourriez lui imposer, gardez ceci présent à l’esprit : elle a tout supporté, tout fait dans un seul but : empêcher les piggies de tuer Libo.

Ces mots laissèrent des cendres dans leur cœur.


Olhado se leva, alla près de sa mère, s’agenouilla près d’elle, la prit par les épaules. Ela était à ses côtés, mais elle était couchée par terre et pleurait. Quara vint s’immobiliser devant sa mère, la fixant avec stupéfaction. Et Grego se cacha le visage contre les genoux de sa mère et sanglota. Ceux qui se trouvaient à proximité purent l’entendre murmurer.

Todos papai é morto. Não tenha tem papai.

Tous mes papas sont morts. Je n’ai pas de papa.

Ouanda se tenait à l’entrée de l’allée, où elle avait accompagné sa mère avant la fin du récit du Porte-Parole. Elle chercha Miro, mais il était déjà parti.

Ender se tenait derrière l’estrade, regardant la famille de Novinha, regrettant de ne rien pouvoir faire pour atténuer la douleur. La douleur succédait toujours à un tel récit, parce que le Porte-Parole des Morts ne faisait rien pour atténuer la vérité. Mais il était rare que les gens aient vécu aussi profondément enfoncés dans le mensonge que Marcão, Libo et Novinha ; il était rare que des chocs aussi nombreux, des informations aussi abondantes les contraignent à réviser leurs opinions sur des personnes qu’ils connaissaient, des personnes qu’ils aimaient. Ender comprit, en regardant les visages levés vers lui, qu’il avait rouvert de douloureuses blessures. Il les avait toutes ressenties, comme s’ils lui avaient communiqué leur souffrance. Bruxinha avait été la plus étonnée, mais Ender savait qu’elle n’était pas la plus gravement blessée. Cette distinction revenait à Miro et à Ouanda qui croyaient savoir ce que l’avenir leur apporterait. Mais Ender avait également éprouvé les douleurs qu’ils ressentaient auparavant, et il savait que les blessures nouvelles se cicatriseraient beaucoup plus rapidement que les anciennes. Novinha ne s’en rendait peut-être pas compte, mais Ender l’avait débarrassée d’un fardeau qu’elle n’aurait sans doute pas pu supporter plus longtemps.

— Porte-Parole, dit Bosquinha.

— Madame le Maire, répondit Ender.

Il n’aimait pas parler après avoir dit la Vérité, mais il était accoutumé au fait que quelqu’un insistait toujours pour s’entretenir avec lui. Il se força à sourire.

— Je ne comptais pas sur un public aussi nombreux.

— Une impression temporaire, pour la majorité, observa Bosquinha. Demain matin, ils auront oublié.

Son indifférence contraria Ender.

— Seulement si la nuit apporte un événement monumental, lui opposa-t-il.

— Oui. Eh bien, cela a été organisé.

Ender comprit seulement à cet instant que Bosquinha était très préoccupée et qu’elle parvenait à peine à se dominer. Il la prit par le coude puis lui passa le bras autour des épaules et elle s’appuya contre lui avec reconnaissance.

— Porte-Parole, je suis venue m’excuser. Votre vaisseau a été réquisitionné par le Congrès Stellaire. Cela n’a rien à voir avec vous. Un délit a été commis ici, un délit si… terrifiant… que les responsables doivent être conduits sur la planète la plus proche, Trondheim, où ils seront jugés et condamnés. Votre vaisseau.

Ender réfléchit quelques instants :

— Miro et Ouanda.

Elle tourna la tête, le regarda avec dureté :

— Cela ne vous surprend pas.

— Moi non plus, je ne les laisserai pas partir.

Bosquinha s’éloigna de lui.

— Vous ne les laisserez pas ? »

— Je crois savoir de quoi ils sont accusés.

— Vous êtes ici depuis quatre jours et vous savez déjà une chose dont je ne me suis jamais doutée ?

— Parfois, le gouvernement est le dernier à savoir.

— Permettez-moi de vous dire pourquoi vous les laisserez partir, pourquoi nous les laisserons tous aller à leur procès. Parce que le Congrès a effacé nos archives. La mémoire de notre ordinateur est vide, à l’exception des programmes rudimentaires qui contrôlent notre production d’énergie, l’eau, les égouts. Demain, aucun travail ne pourra être effectué parce que nous n’aurons pas assez d’énergie pour faire fonctionner les usines, les mines, les machines. J’ai été dépossédée de mon poste. Désormais, je ne suis plus que directeur délégué de la police, chargé de veiller à l’application des directives de la Commission d’Evacuation de Lusitania.

— Evacuation ?

— La licence de la colonie a été révoquée. On envoie des vaisseaux chargés de nous emmener. Tous les indices de présence humaine doivent être effacés. Même les pierres tombales de nos morts.

Ender tenta de juger convenablement sa réponse. Il ne croyait pas que Bosquinha fût femme à s’incliner face à une autorité aveugle.

— Et vous avez l’intention de vous soumettre ?

— La production d’énergie et d’eau est contrôlée par ansible. Ils contrôlent également la clôture. Ils peuvent nous enfermer ici sans énergie, sans eau ni égouts et nous ne pourrons pas sortir. Lorsque Miro et Ouanda seront à bord du vaisseau, en route pour Trondheim, ils affirment que certaines restrictions seront levées. (Elle soupira.) Oh, Porte-Parole, je crains que ce ne soit guère le moment de faire du tourisme sur Lusitania.

— Je ne suis pas un touriste.

Il ne prit pas la peine de lui dire que le fait que le Congrès Stellaire ait remarqué les Activités Discutables alors qu’il se trouvait sur la planète n’était peut-être pas une coïncidence.

— Avez-vous pu sauver une partie de vos archives ?

Bosquinha soupira :

— En nous servant de vous, malheureusement. J’ai remarqué que toutes vos archives étaient mises à jour par ansible, ailleurs que sur la planète. Nous vous avons envoyé l’essentiel de nos archives capitales sous forme de messages.

Ender rit.

— Bien, c’est parfait. Bien joué.

— Cela n’a aucune importance. Nous ne pouvons pas les récupérer. Enfin, nous pouvons, mais ils s’en apercevront et vous vous trouverez confronté aux mêmes problèmes que nous. Et, à ce moment-là, ils effaceront tout.

— Sauf si vous interrompez la liaison par ansible aussitôt après avoir copié tous mes dossiers dans les mémoires locales.

— Dans ce cas, ce serait véritablement la rébellion. Et pourquoi ?

— Pour la chance de faire de Lusitania la meilleure et la plus importante des Cent Planètes.

Bosquinha rit.

— Je crois qu’ils nous trouveront importants, mais la trahison ne permet généralement pas de compter parmi les meilleurs.

— S’il vous plaît, ne faites rien. N’arrêtez pas Ouanda et Miro. Attendez une heure et recevez-moi en compagnie de tous ceux qui doivent prendre part à la décision.

— La décision de nous rebeller ? Je ne vois pas pourquoi vous participeriez à cette décision, Porte-Parole.

— Vous comprendrez pendant la réunion. Je vous en prie, ceci est trop important pour que nous laissions passer l’occasion.

— L’occasion de quoi ?

— De défaire ce qu’Ender le Xénocide a fait il y a trois mille ans.

Bosquinha lui adressa un regard dur.

— Et dire que je croyais avoir compris que vous n’étiez qu’un amateur de racontars !

Peut-être plaisantait-elle. Ou peut-être pas.

— Si vous croyez que ce que je viens de dire n’est qu’un tissu de racontars, vous êtes trop stupide pour diriger cette communauté.

Il sourit.

Bosquinha écarta les bras et haussa les épaules.

Pois é, dit-elle. (Possible.) Ensuite ?

— Convoquerez-vous la réunion ?

— Je l’organiserai. Dans le bureau de l’évêque…

Ender grimaça.

— L’évêque refuse d’assister aux réunions qui se déroulent ailleurs, expliqua-t-elle. Et la décision de recourir à la rébellion n’aura aucun sens s’il ne donne pas son accord. (Bosquinha posa la main sur sa poitrine.) Il est même possible qu’il ne vous autorise pas à entrer dans la cathédrale. Vous êtes l’infidèle.

— Mais vous essaierez.

— J’essaierai à cause de ce que vous avez fait ce soir. Seul un homme sage pouvait comprendre ainsi mes administrés en aussi peu de temps. Seul un homme impitoyable pouvait dire tout cela à haute voix. Votre vertu et votre faiblesse… Nous avons besoin des deux.

Bosquinha s’éloigna rapidement. Ender savait que, au fond de son cœur, elle ne voulait pas obéir au Congrès Stellaire. Cela avait été trop soudain, trop sévère ; on l’avait dépossédée de son autorité comme si elle avait commis un délit. Accepter équivalait à un aveu et elle savait qu’elle n’avait pas mal agi. Elle voulait résister, voulait trouver un moyen plausible de répliquer au Congrès, de lui dire d’attendre et de se calmer. Ou, si nécessaire, de lui dire d’aller se faire voir. Mais elle n’était pas stupide. Elle n’entreprendrait pas de résister sans être certaine de gagner et d’agir dans l’intérêt de la population. Ender savait qu’elle était très compétente. Elle n’hésiterait pas à sacrifier son orgueil, sa réputation et son avenir à la cause de la population.

Il était seul sur la praça. Tout le monde était parti pendant sa conversation avec Bosquinha. Ender éprouva ce que devait ressentir un vieux soldat marchant dans les champs paisibles du site d’une bataille ancienne, entendant les échos du carnage dans la brise qui fait bruire les hautes herbes.

— Ne les laisse pas couper la liaison par ansible.

La voix, dans son oreille, le fit sursauter, mais il comprit immédiatement.

— Jane, dit-il.

— Je peux leur faire croire que vous avez coupé l’ansible mais, si vous le faites vraiment, je ne pourrai plus vous aider.

— Jane, dit-il, tu es responsable de cela, n’est-ce pas ? Comment auraient-ils découvert ce qu’ont fait Libo, Miro et Ouanda si tu n’avais pas attiré leur attention dessus ?

Elle ne répondit pas.

— Jane, je regrette d’avoir coupé, plus jamais…

Il savait qu’elle savait ce qu’il dirait : avec elle, il n’avait pas besoin de terminer ses phrases. Mais elle ne répondit pas.

— Plus jamais je ne couperai le…

À quoi bon finir les phrases alors qu’il savait qu’elle comprenait ? Elle ne lui avait toujours pas pardonné, voilà tout, sinon elle aurait déjà répondu, lui disant de cesser de perdre son temps. Néanmoins, il ne put renoncer à une tentative supplémentaire.

— Tu m’as manqué, Jane. Tu m’as vraiment manqué.

Elle ne répondit pas davantage. Elle avait dit ce qu’elle avait à dire pour que la liaison par ansible demeure, et c’était tout. Pour le moment. Ender accepta l’attente. Il suffisait de savoir qu’elle était là, qu’elle écoutait. Il n’était pas seul. Ender constata avec étonnement que ses joues étaient couvertes de larmes. Des larmes de soulagement, décida-t-il. Catharsis. Une prise de Parole, une crise, la vie des gens en lambeaux, l’avenir de la colonie en doute. Et je pleure de soulagement parce qu’un programme informatique démesuré me parle à nouveau.


Ela l’attendait dans sa petite maison. Elle avait les yeux rougis par les larmes.

— Bonsoir, dit-elle.

— Ai-je fait ce que vous vouliez ? demanda-t-il.

— Je n’aurais jamais deviné, dit-elle. Il n’était pas notre père. J’aurais dû comprendre.

— Je ne vois pas comment.

— Qu’ai-je fait ? Vous appeler pour parler la mort de mon père – de Marcão. (Elle se remit à pleurer.) Les secrets de maman… Je croyais les connaître, je croyais que c’étaient simplement ses archives… Je croyais qu’elle haïssait Libo.

— Je me suis contenté d’ouvrir les fenêtres pour faire entrer un peu d’air.

— Dire cela à Miro et à Ouanda !

— Réfléchissez un instant, Ela. Ils auraient fini par comprendre. La cruauté réside dans le fait qu’ils soient restés de si nombreuses années dans l’ignorance. Maintenant qu’ils connaissent la vérité, ils peuvent trouver les solutions qui leur conviennent.

— Comme maman ? Mais cette fois, c’est encore pire que l’adultère.

Ender toucha ses cheveux, les lissa. Elle accepta cette caresse, ce réconfort. Il ne se souvenait pas si son père ou sa mère lui avaient adressé un tel geste. Vraisemblablement. Sinon, comment l’aurait-il appris ?

— Ela, voulez-vous m’aider ?

— Vous aider à quoi ? Vous avez terminé votre travail, n’est-ce pas ?

— Cela n’a aucun rapport avec la Parole des Morts. Je dois savoir, dans une heure, comment fonctionne la Descolada.

— Il faudra que vous demandiez à maman… C’est elle qui sait.

— Je ne crois pas qu’elle serait heureuse de me voir, ce soir.

— Suis-je censée le lui demander ? Bonsoir, mamãe, tout Milagre vient d’apprendre que tu es une femme adultère et que tu as continuellement menti à tes enfants. Alors, si tu veux bien, je voudrais te poser quelques questions scientifiques.

— Ela, la survie de Lusitania est en jeu. Sans parler de votre frère, Miro. (Il tendit le bras et alluma le terminal.) Identifiez-vous, dit-il.

Elle fut troublée mais obéit. L’ordinateur ne reconnut pas son nom.

— J’ai été effacée. (Elle le regarda avec inquiétude.) Pourquoi ?

— Ce n’est pas seulement vous. C’est tout le monde.

— Ce n’est pas une panne, dit-elle. Quelqu’un a effacé les archives d’identification.

— Le Congrès Stellaire a effacé toutes les mémoires locales. Tout a disparu. Nous sommes considérés comme en état de rébellion. Miro et Ouanda seront arrêtés et envoyés sur Trondheim pour y être jugés. Sauf si je parviens à persuader l’évêque et Bosquinha de lancer une véritable rébellion. Comprenez-vous ? Si votre mère ne vous dit pas ce que j’ai besoin de savoir, Miro et Ouanda seront envoyés à vingt-deux années-lumière d’ici. La trahison est passible de la peine de mort, mais le simple fait d’aller au procès équivaut à un emprisonnement à vie. Nous serons tous morts ou très âgés quand ils reviendront.

Elle fixa le mur sans le voir.

— Que voulez-vous savoir ?

— Je veux savoir ce que la commission trouvera lorsqu’elle ouvrira les archives. Sur la façon dont la Descolada fonctionne.

— Oui, dit Ela. Elle le fera pour Miro. (Elle le regarda avec un air de défi.) Elle nous aime, vous savez. Pour un de ses enfants, elle vous parlerait personnellement.

— Bien, fit Ender. Il serait préférable qu’elle vienne en personne. Dans le bureau de l’évêque, dans une heure.

— Oui, répéta Ela.

Pendant quelques instants, elle resta immobile. Puis une synapse se referma, quelque part, et elle se leva, gagnant rapidement la porte.

Elle s’immobilisa. Elle revint, le prit dans ses bras, l’embrassa sur la joue.

— Je suis contente que vous ayez tout dit, déclara-t-elle. Je suis contente de savoir.

Il l’embrassa sur le front et la renvoya. Lorsqu’elle eut fermé la porte, il s’assit sur son lit, puis s’allongea et fixa le plafond. Il pensa à Novinha, tenta d’imaginer ce qu’elle ressentait. Peu importe que cela soit terrible, Novinha, votre fille court vous rejoindre, certaine que malgré la douleur et l’humiliation, vous ne tiendrez pas compte de vous et ferez ce qu’il faut pour sauver votre fils. Je vous échangerais toutes vos souffrances, Novinha, contre une enfant ayant en moi une telle confiance.

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