OLHADO

Leur seul contact avec les autres tribus semble être la guerre. Lorsqu’ils racontent des histoires (généralement par temps de pluie), elles évoquent pratiquement toujours les batailles et les héros. Elles se terminent toujours par la mort, celle des héros comme celle des lâches. Si l’on peut se fier aux indications contenues dans ces récits, les piggies n’espèrent pas survivre à la guerre. Et ils ne s’intéressent absolument pas aux femelles des ennemis, qu’il s’agisse de viol, de meurtre ou d’esclavage, traitements traditionnellement réservés par les êtres humains aux femmes des soldats vaincus.

Cela signifie-t-il qu’il n’existe pas d’échange génétique entre les tribus ? Absolument pas. Il est possible que les échanges génétiques soient réalisés par les femelles, qui disposent peut-être d’un système leur permettant de négocier les faveurs génétiques. Compte tenu de la soumission apparente des mâles dans la société des piggies, cela pourrait parfaitement exister sans que les mâles soient au courant ; ou bien cela pourrait leur faire tellement honte qu’ils se refusent à nous en parler.

Ils aiment, toutefois, parler des batailles. Voici une description lyrique, tirée des notes prises le 21.2 de l’année dernière par ma fille, Ouanda, pendant une veillée dans une maison de rondins :

PIGGY (parlant stark) : Il a tué trois frères sans être blessé. C’était la première fois que je voyais un guerrier aussi fort et courageux. Ses bras étaient couverts de sang et le bâton qu’il tenait à la main était fendu et taché par les cerveaux de mes frères. Il savait qu’il était honorable, bien que le reste de la bataille tourne contre sa faible tribu. Dei honra ! Eu lhe dei ! (Je l’ai honoré ! Je l’ai fait !)

(Les autres piggies font claquer la langue et poussent de petits cris stridents.)

PIGGY : Je l’ai immobilisé par terre. Il s’est débattu avec vigueur jusqu’au moment où je lui ai montré l’herbe que j’avais à la main. Il ouvrit alors la bouche et murmura un chant étrange de ce pays lointain. Nunca sera madeira na mão da gente ! (Il ne sera jamais un bâton entre nos mains !)

(À ce moment-là, ils se mirent à chanter dans la Langue des Epouses, passage qui compte parmi les plus longs que nous ayons eu l’occasion d’entendre.)

(On peut remarquer qu’il leur arrive très fréquemment de parler principalement stark, puis de passer au portugais au moment de la chute et de la conclusion. À la réflexion, nous avons constaté que nous agissions de même, retournant à notre langue maternelle aux moments les plus chargés d’émotion.)

Il est possible que ce récit de bataille ne paraisse pas extraordinaire tant qu’on n’en a pas entendu plusieurs, ce qui permet de constater qu’ils se terminent toujours par la mort du héros. Ils ne sont apparemment pas portés sur la comédie légère.

Liberdade Figueira de Medici, « Rapport sur les structures intertribales des indigènes de Lusitania », dans Cross-Cultural Transactions, 1964 :12 :40


Il n’y avait pas grand-chose à faire pendant un vol interstellaire. Lorsque la trajectoire était définie et que le vaisseau avait effectué le transfert de Park, la seule tâche consistait à calculer dans quelle mesure la vitesse du vaisseau était proche de celle de la lumière. L’ordinateur de bord calculait la vélocité exacte puis déterminait pendant combien de temps, subjectivement, le voyage devait se poursuivre à cette allure avant d’inverser le transfert et de retrouver une vitesse subluminique utilisable. Comme un chronomètre, se disait Ender. Clic, on le met en marche, clic, on l’arrête, et la course est terminée.

Jane ne pouvait introduire qu’une partie infime d’elle-même dans l’ordinateur de bord, de sorte qu’Ender fut pratiquement seul pendant les huit jours de voyage. Les ordinateurs du vaisseau étaient assez intelligents pour l’aider à maîtriser le passage de l’espagnol au portugais. Parler était relativement facile, mais de si nombreuses consonnes étaient inutilisées que la compréhension était difficile.

Parler portugais avec un ordinateur relativement borné devenait irritant au-delà de deux heures par jour. Pendant tous les autres voyages, Val était là. Ils ne parlaient pas continuellement – Val et Ender se connaissaient si bien qu’ils n’avaient souvent rien à dire. Mais, sans elle, Ender était agacé par ses pensées ; elles ne débouchaient jamais sur le concret, parce qu’il ne pouvait les partager avec personne.

La reine elle-même ne l’aidait pas. Ses pensées étaient instantanées ; liées non pas aux synapses, mais aux philotes qui ne subissaient pas les effets relativistes de la vitesse de la lumière. Chaque minute d’Ender équivalait à seize heures de son temps – la différence était trop importante pour qu’il puisse communiquer avec elle. Si elle n’avait pas été dans un cocon, elle aurait eu des milliers de doryphores individuels, exécutant chacun une tâche précise et ajoutant son expérience à sa mémoire immense. Mais, à présent, elle n’avait plus que ses souvenirs et, pendant ses huit jours de captivité, Ender commença de comprendre pourquoi elle était tellement impatiente d’être délivrée.

Au terme des huit jours, il était pratiquement capable de parler portugais directement, au lieu de traduire de l’espagnol chaque fois qu’il voulait dire quelque chose. Il avait aussi désespérément envie de compagnie… Il aurait même été heureux de parler religion avec un calviniste, simplement pour le plaisir de communiquer avec une intelligence plus développée que celle de l’ordinateur de bord.

Le vaisseau effectua le transfert Park ; en un instant impossible à mesurer, sa vélocité redevint relative à celle du reste de l’univers. Ou, plutôt, selon la théorie, la vélocité du reste de l’univers changeait tandis que le vaisseau restait, en réalité, immobile. On n’avait, en fait, aucune certitude parce qu’il était impossible d’observer le phénomène de l’extérieur. Toutes les idées étaient défendables puisque, de toute façon, personne ne savait comment fonctionnait l’effet philotique ; l’ansible avait été découvert presque par accident, en même temps que le Principe d’Instantanéité de Park. Ce n’était peut-être pas compréhensible, mais cela fonctionnait.

Les hublots du vaisseau s’emplirent immédiatement d’étoiles, la lumière redevenant visible dans toutes les directions. Un jour, un savant découvrirait pourquoi le transfert Park ne consommait pratiquement pas d’énergie. Quelque part, Ender en était certain, un prix terrifiant était payé pour que les êtres humains puissent voyager parmi les étoiles. Il avait un jour rêvé qu’une étoile s’éteignait chaque fois qu’un vaisseau effectuait un transfert Park. Jane lui affirma que tel n’était pas le cas, mais il savait que l’immense majorité des étoiles nous restent invisibles ; il pourrait en disparaître un trillion sans que nous le sachions. Pendant des milliers d’années, nous continuerions de voir les photons émis avant la disparition de l’étoile. Lorsque nous verrons une galaxie s’éteindre, il sera beaucoup trop tard pour changer de direction.

— En pleine rêverie paranoïaque ? demanda Jane.

— Tu ne peux pas lire les pensées, répliqua Ender.

— Tu es toujours morose et préoccupé par la destruction. C’est ta façon de réagir au malaise interstellaire. C’est ta façon de réagir au malaise provoqué par le déplacement.

— As-tu averti les autorités lusitaniennes de mon arrivée ?

— C’est une toute petite colonie. Il n’y a pas d’administration portuaire parce que les visites sont pratiquement inexistantes. Il y a une navette automatique qui fait le va-et-vient entre l’orbite et un petit spatioport risible.

— Pas un contrôle des services d’immigration ?

— Tu es un Porte-Parole. Ils ne peuvent pas te refouler. En outre, les services d’immigration se limitent au gouverneur, qui est également le maire, puisque la ville et la colonie sont confondues. Elle s’appelle : Faria Lima Maria do Bosque, surnommée Bosquinha ; elle te salue et souhaiterait que tu partes, du fait qu’ils ont déjà beaucoup de problèmes et que la présence d’un prophète de l’agnosticisme venant déranger les bons catholiques ne peut rien leur apporter.

— Elle a dit cela ?

— En fait, pas elle… L’Evêque Peregrino le lui a dit, et elle en était d’accord. Mais son travail consiste à être d’accord. Si tu lui dis que tous les catholiques sont des idolâtres, des imbéciles superstitieux, elle va vraisemblablement soupirer et dire : J’espère que vous garderez vos idées pour vous.

— Tu gagnes du temps, fit remarquer Ender. Qu’est-ce que, selon toi, je n’ai pas envie d’entendre ?

— Novinha a annulé son appel à un Porte-Parole, cinq jours-après l’avoir envoyé.

Naturellement, selon le Code Stellaire, dès le moment où Ender avait commencé son voyage en réponse à l’appel, cet appel ne pouvait plus être légalement annulé ; néanmoins, cela changeait tout car, au lieu d’avoir attendu son arrivée avec impatience pendant vingt-deux ans, elle la redouterait, lui en voudrait de venir alors qu’elle avait changé d’avis. Il croyait qu’elle le recevrait en ami. À présent, elle serait plus hostile encore que la hiérarchie catholique.

— Tout pour me simplifier le travail, releva-t-il.

— Il n’y a pas que de mauvaises nouvelles, Andrew. Vois-tu, deux autres personnes ont appelé un Porte-Parole, et elles n’ont pas annulé.

— Lesquelles ?

— Par une coïncidence extrêmement fascinante, il s’agit de Miro, le fils de Novinha, et d’Ela, sa fille.

— Il est impossible qu’ils aient connu Pipo. Pourquoi m’auraient-ils demandé d’être son Porte-Parole ?

— Oh, non, il ne s’agit pas de la mort de Pipo. Ela a appelé un Porte-Parole il y a six semaines à la suite de la mort de son père, Marcão Maria Ribeira, surnommé Marcão. Il s’est effondré dans un bar. Pas à cause de l’alcool… Il était malade. Il est mort de pourriture terminale.

— Je me fais du souci pour toi, Jane, consumée par la compassion comme tu l’es.

— La compassion est ta spécialité. La mienne c’est les recherches complexes dans les structures organisées d’information.

— Et le jeune homme… Comment s’appelle-t-il ?

— Miro. Il a appelé il y a quatre ans. Pour la mort du fils de Pipo, Libo.

— Libo ne pouvait pas avoir plus de quarante ans…

— On l’a aidé à mourir jeune. Il était xénologue, vois-tu – Zenador, comme on dit en portugais.

— Les piggies…

— Exactement comme la mort de son père. Les organes placés exactement de la même façon. Trois piggies ont été exécutés de la même manière, pendant ton voyage. Mais ils plantent un arbre au milieu du cadavre des piggies… Les êtres humains morts n’ont pas droit à un tel honneur.

Deux xénologues assassinés par les piggies à une génération d’intervalle.

— Qu’est-ce que le Conseil Stellaire a décidé ?

— C’est très délicat. Il hésite. Aucun des deux apprentis de Libo n’a encore été nommé xénologue. L’une d’entre eux est la fille de Libo, Ouanda. L’autre est Miro.

— Entretiennent-ils des contacts avec les piggies ?

— Officiellement, non. Il existe une controverse à ce propos. Après la mort de Libo, le Conseil a interdit tout contact supérieur à une fois par mois. Mais la fille de Libo a catégoriquement refusé d’appliquer cet ordre.

— Et on ne l’a pas destituée ?

— La majorité favorable à la rupture avec les piggies était très mince. Il n’y a pas eu de majorité pour la censurer. En même temps, la jeunesse de Miro et Ouanda pose problème. Il y a deux ans, un groupe de scientifiques chargés de la supervision des affaires liées aux piggies sont partis de Calicut. Ils devraient arriver dans trente-trois ans.

— Sait-on, cette fois, pourquoi les piggies ont tué le xénologue ?

— Absolument pas. Mais c’est pour cela que tu es ici, n’est-ce pas ?

Répondre aurait été facile, mais la reine attira doucement son attention. Ender la perçut comme le vent dans les feuilles d’un arbre, un bruissement, un faible mouvement, un rayon de soleil. Oui, il était là pour porter la Parole des morts. Mais il devait également ramener les morts à la vie.

‹ C’est un bon endroit. ›

Tout le monde avait donc toujours quelques mètres d’avance sur lui ?

‹ Il y a un esprit ici. Beaucoup plus clair que tous les esprits humains que nous avons connus. ›

Les piggies ? Ils pensent de la même façon que toi ?

‹ Il connaît les piggies. Un peu de temps ; il a peur de nous. ›

La reine se retira et Ender se demanda si, avec Lusitania, il n’avait pas eu les yeux plus grands que le ventre.


L’évêque Peregrino prononça personnellement l’homélie. C’était toujours mauvais signe. Jamais orateur captivant, il était devenu si complexe et digressif qu’Ela ne comprenait pratiquement plus ce qu’il voulait dire. Quim feignait de comprendre, naturellement, parce que, de son point de vue, l’évêque ne pouvait pas se tromper. Mais Grego, le petit, ne se donnait pas la peine de faire croire qu’il était intéressé. Même lorsque Sœur Esquecimento patrouillait dans l’allée, avec ses ongles acérés et son étreinte cruelle, Grego accomplissait audacieusement toutes les bêtises qui lui traversaient l’esprit.

Ce jour-là, il arrachait les rivets du banc en plastique qui se trouvait devant lui. Sa force inquiétait Ela – un enfant de six ans n’aurait pas dû pouvoir glisser un tournevis sous un rivet scellé à chaud. Ela même n’était pas certaine de pouvoir le faire.

Si son père avait été là, naturellement, son long bras se serait tendu et, doucement, tout doucement, il aurait pris le tournevis que Grego serrait dans la main. Il aurait murmuré :

— Où as-tu pris cela ?

Et Grego l’aurait regardé avec de grands yeux innocents. Plus tard, lorsque la famille aurait regagné la maison, après la messe, Père s’en serait pris à Miro sous prétexte qu’il laissait traîner des outils partout, lui adressant des injures terrifiantes et le rendant responsable de tous les problèmes de la famille. Miro aurait supporté en silence. Ela se serait absorbée dans la préparation du dîner. Quim se serait assis dans un coin, inutile, tripotant son chapelet et marmonnant ses petites prières dépourvues de sens. Olhado avait de la chance, avec son œil électronique – il se contentait de le débrancher et regardait une scène agréable du passé sans se préoccuper du reste. Quara allait se réfugier dans un coin. Et Grego restait immobile, triomphant, serrant la jambe du pantalon de Père dans une main, pendant que les reproches liés à ce qu’il avait fait se déversaient sur la tête de Miro.

Ela frémit tandis que la scène se déroulait dans sa mémoire. Si elle s’était terminée à ce moment-là, elle aurait été supportable. Mais ensuite, Miro partait, ils dînaient, et puis…

Les doigts maigres de Sœur Esquecimento jaillirent ; ses ongles s’enfoncèrent dans le bras de Grego. Aussitôt, Grego lâcha le tournevis. Naturellement, il était censé faire du bruit en tombant par terre, mais Sœur Esquecimento n’était pas stupide. Elle se pencha rapidement et s’en saisit avec l’autre main. Grego ricana. Le visage de la sœur n’était qu’à quelques centimètres de son genou. Ela vit ce qu’il avait en tête, tendit le bras pour tenter de l’arrêter, mais trop tard – son genou atteignit violemment Sœur Esquecimento à la bouche.

Elle hoqueta sous l’effet de la douleur et lâcha le bras de Grego. Il reprit le tournevis entre ses doigts devenus mous. La main posée sur sa bouche ensanglantée, elle s’enfuit dans l’allée. Grego reprit son travail de démolition.

Papa est mort, se répéta Ela. Les mots résonnèrent comme une musique dans son esprit. Papa est mort, mais il est toujours ici parce qu’il nous a laissé ce petit héritage monstrueux. Le poison qu’il a mis en nous continue de mûrir et il nous tuera tous. Lorsqu’il est mort, son foie ne faisait que deux centimètres de long et sa rate est restée introuvable. D’étranges organes graisseux avaient pris leur place. La maladie n’avait pas de nom ; son corps était devenu fou, avait oublié les modèles sur lesquels les êtres humains sont construits. Et, aujourd’hui, sa maladie se perpétue chez ses enfants. Pas dans nos corps, mais dans nos âmes. Nous existons là où les enfants humains normaux sont censés être ; nous sommes même constitués de la même façon. Mais chacun d’entre nous, à sa façon, a été remplacé par une imitation d’enfant, est issu du goitre difforme, fétide et lipidique produit par l’âme de papa.

Peut-être la situation serait-elle différente si maman y mettait du sien. Mais elle ne s’intéressait qu’aux microscopes, aux céréales génétiquement améliorées, ou bien à ce sur quoi elle travaillait pour le moment.

— … soi-disant Porte-Parole des Morts ! Mais il n’y a qu’une personne qui puisse parler pour les morts, et c’est le Sagrado Cristo…

Les paroles de l’Evêque Peregrino attirèrent son attention. Que disait-il à propos du Porte-Parole des Morts ? Il était impossible qu’il sache qu’elle en avait appelé un…

— … La loi nous oblige à le traiter avec courtoisie, mais pas à le croire ! La vérité ne peut se trouver dans les spéculations et les hypothèses d’individus dépourvus de spiritualité, mais dans les enseignements et traditions de l’Eglise, notre Mère. De sorte que, lorsqu’il sera parmi vous, accordez-lui vos sourires, mais refusez-lui votre cœur !

Pourquoi donnait-il cet avertissement ? La planète la plus proche était Trondheim, à vingt-deux années-lumière, et il était peu probable qu’un Porte-Parole s’y trouve. Des décennies s’écouleraient avant l’arrivée d’un Porte-Parole, s’il en venait un. Elle se pencha vers Quara pour interroger Quim… Lui avait certainement écouté.

— Qu’est-ce que cette histoire de Porte-Parole des Morts ? souffla-t-elle.

— Si tu avais écouté, tu saurais.

— Si tu ne me le dis pas, je te tords le septum.

Quim grimaça afin de lui montrer que ses menaces ne lui faisaient pas peur. Mais comme, en réalité, il la craignait, il expliqua :

— Une épave infidèle a apparemment demandé un Porte-Parole lors de la mort du premier xénologue, et il arrivera cet après-midi – il a déjà pris la navette et Madame le Maire est partie l’accueillir.

Elle n’avait pas demandé cela. L’ordinateur ne lui avait pas dit qu’un Porte-Parole était déjà en route. Il était censé venir dans de nombreuses années, pour dire la vérité à propos de cette monstruosité nommée papa, qui avait finalement fait une bonne chose pour sa famille en mourant ; la vérité viendrait, comme une lumière, illuminer et purifier leur passé. Mais il y avait trop peu de temps que leur père était mort. Ses tentacules sortaient toujours de sa tombe et leur suçaient le cœur.

L’homélie se termina et, finalement, la messe aussi. Elle serra étroitement la main de Grego, tentant de l’empêcher de s’emparer d’un missel ou d’un sac, tandis qu’ils se frayaient un chemin dans la foule. Quim servait au moins à quelque chose… Il portait Quara, qui se figeait systématiquement lorsqu’elle était censée marcher parmi des inconnus. Olhado remit son œil en marche et se débrouilla tout seul, adressant des œillades métalliques à toutes les adolescentes demi-vierges qu’il espérait horrifier ce jour-là. Ela fit une génuflexion devant la statue d’Os Venerados, ses grands-parents morts depuis longtemps et partiellement sanctifiés. N’êtes-vous pas fiers d’avoir d’aussi beaux enfants ?

Grego ricanait ; naturellement, il avait une chaussure d’enfant à la main. Ela pria intérieurement pour que l’enfant soit sorti indemne de la rencontre. Elle prit la chaussure à Grego et la posa sur le petit autel où des cierges brûlaient continuellement en témoignage du miracle de la Descolada. Le propriétaire de la chaussure la retrouverait.


Madame le Maire, Bosquinha, était plutôt de bonne humeur, tandis que la voiture glissait sur les prairies séparant le spatioport de la colonie de Milagre. Elle montra les troupeaux de cabras semi-domestiques, espèce indigène fournissant des fibres textiles mais dont la chair n’avait aucun pouvoir nutritif, du point de vue des êtres humains.

— Les piggies les mangent-ils ?

Elle haussa les sourcils.

— Nous savons peu de choses sur les piggies.

— Nous savons qu’ils vivent dans la forêt. Leur arrive-t-il de venir dans la plaine ?

Elle haussa les épaules.

— C’est aux framlings de décider.

Ender fut un instant étonné de l’entendre utiliser ce mot ; mais, naturellement, le dernier livre de Démosthène avait été publié vingt-deux ans auparavant et répandu dans les Cent Planètes par l’ansible. Utlanning, framling, raman, varelse – ces vocables faisaient désormais partie du stark, et ne semblaient certainement pas particulièrement neufs à Bosquinha.

Ce fut son absence de curiosité vis-à-vis des piggies qui suscita en lui un sentiment de malaise. Il était impossible que la population de Lusitania ne s’intéresse pas aux piggies – ils constituaient la raison d’être de la haute clôture infranchissable que seuls les Zenadores pouvaient traverser. Non, elle n’était pas indifférente, elle esquivait le sujet. Il ne put déterminer si c’était parce que les piggies étaient un sujet douloureux ou bien parce qu’elle ne faisait pas confiance à un Porte-Parole des Morts.

Ils dépassèrent le sommet d’une colline et elle arrêta la voiture. Elle se posa doucement sur ses patins. En bas, une large rivière serpentait parmi les collines herbues ; au-delà de la rivière, les hauteurs lointaines étaient totalement couvertes d’arbres. Sur la rive opposée, des maisons en brique et en pisé, couvertes de tuiles, constituaient une ville pittoresque. Les fermes étaient disséminées sur l’autre rive, leurs champs longs et étroits conduisant vers le sommet de la colline où se trouvaient Ender et Bosquinha.

— Milagre, annonça Bosquinha. Sur la plus haute colline, la cathédrale. L’Evêque Peregrino a demandé aux gens de se montrer polis et coopératifs avec vous.

Compte tenu du ton, Ender devina qu’il leur avait également indiqué qu’il était un dangereux agent de l’agnosticisme.

— Jusqu’à ce que Dieu me foudroie ? demanda-t-il.

Bosquinha sourit.

— Dieu donne l’exemple de la tolérance chrétienne et nous tenons à ce que tous les habitants de la ville Le suivent.

— Savent-ils qui m’a appelé ?

— Celui qui vous a appelé s’est montré… discret.

— Vous êtes gouverneur, outre vos fonctions de maire. Vous disposez de privilèges, sur le plan de l’information.

— Je sais que le premier appel a été annulé, mais trop tard. Je sais également que deux autres personnes ont demandé un Porte-Parole ces dernières années. Mais vous devez comprendre que, dans leur majorité, dans les domaines de la doctrine et du réconfort, les gens se satisfont des prêtres.

— Ils seront contents d’apprendre que je ne pratique ni la doctrine ni le réconfort.

— Le don généreux de votre cargaison de skrika vous rendra très populaire dans les bars, et vous pouvez être sûr que de nombreuses femmes coquettes porteront les peaux dans les mois à venir. L’automne arrive.

— En fait, j’ai acquis les skrika avec le vaisseau… Ils ne me servaient à rien et je ne recherche aucune manifestation particulière de reconnaissance. (Il regarda l’herbe drue, comparable à de la fourrure, qui l’entourait.) Cette herbe est-elle indigène ?

— Et inutilisable. On ne peut même pas en faire du chaume – lorsqu’on la coupe, elle s’effrite puis tombe en poussière dès qu’il pleut. Mais là, dans les champs, la culture la plus répandue est une race spéciale d’amarante mise au point par notre xénobiologiste. On ne pouvait guère compter sur le riz et le blé, ici, mais l’amarante est si résistante que nous devons utiliser de l’herbicide, autour des champs, pour l’empêcher de se répandre.

— Pourquoi ?

— Cette planète est en quarantaine, Porte-Parole. L’amarante est si bien adaptée à l’environnement qu’elle étoufferait rapidement l’herbe indigène. L’idée n’est pas de terraformer Lusitania. L’idée est de produire un impact aussi réduit que possible sur la planète.

— Cela doit être très frustrant pour la population.

— À l’intérieur de l’enclave, Porte-Parole, nous sommes libres et nos vies sont bien remplies. Et à l’extérieur de la clôture… De toute façon, personne n’a envie d’y aller.

Le ton de sa voix était lourd d’émotion contenue. Ender comprit alors que les piggies suscitaient une peur intense.

— Porte-Parole, je sais que vous croyez que les piggies nous font peur. Et il est possible que cela soit vrai pour quelques-uns d’entre nous. Mais le sentiment que nous éprouvons presque tous, presque continuellement, c’est la haine. L’horreur.

— Vous ne les avez jamais vus.

— Vous devez savoir que deux Zenadores ont été tués, je pense que vous avez été, en fait, appelé après la mort de Pipo. Pipo, ainsi que Libo, étaient très aimés, ici. Surtout Libo. C’était un homme doux et généreux, et le chagrin provoqué par sa mort était profond et sans équivoque. Il est difficile d’imaginer comment les piggies ont pu lui faire ce qu’ils ont fait. Dom Cristão, l’abbé des Filhos da Mente de Cristo, dit qu’ils doivent être dépourvus de sens moral. Selon lui, cela signifie peut-être que ce sont des animaux. Ou bien qu’ils ne sont pas encore déchus, n’ayant pas encore mangé le fruit de l’arbre défendu. (Elle eut un bref soupir.) Mais c’est de la théologie, de sorte que cela ne signifie rien, pour vous.

Il ne répondit pas. Il savait par expérience que les croyants supposaient systématiquement que leurs récits sacrés paraissaient absurdes aux incroyants. Mais Ender ne se considérait pas comme un incroyant, et il avait une perception aiguë du sacré de nombreux récits. Mais il ne pouvait pas expliquer cela à Bosquinha. Elle devrait renoncer aux idées reçues le concernant, avec le temps. Elle se méfiait de lui, mais il pensait pouvoir la gagner à sa cause ; pour exercer correctement ses fonctions de maire, elle devait être capable de juger les gens en fonction de ce qu’ils étaient, et non de ce qu’ils paraissaient. Il changea de sujet.

— Les Filhos da Mente de Cristo… mon portugais n’est pas très bon, mais cela signifie-t-il : « Fils de l’Esprit du Christ ? »

— C’est un nouvel ordre, relativement récent, constitué il y a quatre cents ans grâce à une dispense spéciale du Pape…

— Oh, je connais les Enfants de l’Esprit du Christ, Madame le Maire. J’ai Parlé pour San Angelo, sur Moctezuma, dans la ville de Cordoba.

Son visage exprima la stupéfaction.

— Ainsi, cette histoire est vraie !

— J’ai entendu de nombreuses versions de l’histoire, madame Bosquinha. Selon l’une d’entre elles, San Angelo était possédé par le démon, sur son lit de mort, de sorte qu’il a exigé les rites païens du Hablados de los Muertos.

Bosquinha sourit.

— Cela ressemble à l’histoire que l’on murmure. Dom Cristão dit qu’elle est ridicule, naturellement.

— En fait, San Angelo, alors qu’il n’était pas encore un saint, était présent lorsque j’ai parlé pour une femme qu’il connaissait. Le champignon qui empoisonnait son sang le tuait à petit feu. Il est venu me voir et a dit : « Andrew, on répand déjà des mensonges terrifiants à mon propos ; on dit que j’ai fait des miracles et que je dois devenir un saint. Il faut que vous m’aidiez. Il faut que vous disiez la vérité à ma mort. » Vous voyez ?

— Mais les miracles ont été certifiés et il a été canonisé seulement quatre-vingt-dix ans après sa mort.

— Oui. Eh bien, c’est en partie ma faute. Lorsque j’ai Parlé sa mort, j’ai personnellement attesté plusieurs miracles.

Elle ne se cacha pas pour rire.

— Un Porte-Parole des Morts croyant aux miracles ?

— Regardez la colline de la cathédrale. Parmi ces bâtiments, combien sont destinés aux prêtres et combien servent aux écoles ?

Bosquinha comprit immédiatement et le foudroya du regard.

— Les Filhos da Mente de Cristo obéissent à l’évêque.

— À ceci près qu’ils conservent et enseignent toutes les connaissances, que cela plaise à l’évêque ou non.

— Il est possible que San Angelo vous ait autorisé à vous mêler des affaires de l’Eglise. Je vous assure que l’Evêque Peregrino ne vous laissera pas faire.

— Je suis venu Parler une mort toute simple et je me conformerai à la loi. Je crois que vous constaterez que je fais moins de mal que vous ne craignez, et peut-être un peu plus de bien.

— Si vous êtes venu Parler la mort de Pipo, Porte-Parole pelos Mortos, vous ne ferez que du mal. Laissez les piggies derrière le mur. Si j’étais libre d’agir comme je l’entends, aucun être humain ne franchirait plus cette clôture.

— J’espère qu’il y a une chambre que je pourrai louer.

— Nous sommes une ville immuable, Porte-Parole. Chacun a sa maison, ici, et il est impossible d’aller ailleurs – pourquoi y aurait-il une auberge ? Nous pouvons seulement vous offrir un des préfabriqués en plastique construits par les premiers colons. Ils sont petits, mais ils disposent de tout le confort.

— Comme je n’ai besoin ni de confort ni d’espace, je suis certain que cela conviendra. Et je suis impatient de rencontrer Dom Cristão. Là où les disciples de San Angelo sont installés, la vérité a des amis.

Bosquinha renifla ironiquement et fit redémarrer la voiture. Comme Ender l’avait prévu, ses idées reçues concernant les Porte-Parole des Morts étaient ébranlées. Dire qu’il avait personnellement connu San Angelo, et qu’il admirait les Filhos ! Cela ne correspondait pas à ce que l’évêque les avait amenés à croire.


La pièce était modestement meublée et, si Ender avait eu de nombreux bagages, il lui aurait été difficile de les ranger. Comme toujours, à l’issue d’un voyage interstellaire, il ne lui fallut que quelques minutes pour les défaire. Seul le cocon enveloppé de la reine resta dans son sac ; il y avait longtemps qu’il ne trouvait plus bizarre de ranger l’avenir d’une race magnifique dans son sac sous son lit.

— Ce sera peut-être l’endroit, murmura-t-il.

Le cocon était frais au toucher, presque froid, malgré les serviettes qui l’entouraient.

C’est l’endroit. ›

Il était agaçant qu’elle en soit aussi certaine. Il n’y avait aucun indice de prière, d’impatience ou des autres sentiments qu’elle lui communiquait parfois, dans son désir de réapparaître. Simplement une certitude absolue.

— J’aimerais que nous puissions décider tout de suite, dit-il. C’est peut-être l’endroit, mais tout repose sur la question de savoir si les piggies pourront supporter ta présence.

‹ La question est de savoir s’ils pourront supporter les êtres humains sans nous. ›

— Il faut du temps. Accorde-moi quelques mois.

‹ Prends tout ton temps. Désormais, nous ne sommes pas pressées. ›

— Qu’est-ce que tu as découvert ? Tu prétendais que tu ne pouvais communiquer qu’avec moi.

‹ La partie de notre esprit qui contient notre pensée, ce que vous appelez l’impulsion philotique, l’énergie des ansibles, est très froide et difficile à découvrir chez les êtres humains. Mais celui-ci, celui que nous avons découvert ici, le premier de tous ceux que nous trouverons ici, son impulsion philotique est beaucoup plus forte, beaucoup plus claire, plus facile à trouver, et il nous entend plus aisément, il voit nos souvenirs et nous voyons les siens, nous le trouvons facilement et, ainsi, pardonne-nous, cher ami, pardonne-nous si nous renonçons à la tâche difficile qui nous permet de parler à ton esprit et retournons près de lui afin de lui parler, parce qu’il ne nous oblige pas au travail difficile consistant à élaborer des mots et des images accessibles à ton esprit analytique, parce qu’il nous communique l’effet du soleil, de la chaleur du soleil, de son visage au nôtre et au plus profond de notre abdomen la sensation d’eau fraîche, de mouvement aussi tendre et doux que le vent que nous n’avons pas senti depuis trois mille ans, pardonne-nous de rester avec lui jusqu’à notre réveil, jusqu’au moment où tu nous installeras ici, parce que tu le feras, parce que tu découvriras à ta manière, le moment venu, que c’est ici, que notre patrie est ici… ›

Puis il perdit le fil de sa pensée, sentit qu’il s’éloignait comme un rêve que l’on oublie en s’éveillant, même si l’on tente de s’en souvenir et de le garder en vie. Ender se demandait ce que la reine avait découvert mais, quoi qu’il en soit, il lui faudrait concilier la réalité du Code Stellaire, l’Eglise catholique, des jeunes xénologues qui ne lui permettraient peut-être pas de rencontrer les piggies, une xénobiologiste qui avait changé d’avis après l’avoir invité, et surtout, ce qui serait peut-être le plus difficile : à savoir que, si la reine restait ici, lui serait obligé de s’y installer. Il y a tellement longtemps que je vis en marge de l’humanité, se dit-il, ne venant que pour fouiller, arracher, blesser et guérir, puis m’en allant sans avoir moi-même été touché. Comment pourrai-je m’intégrer à cet endroit, si je dois y rester ? Mes seuls liens ont été une armée de petits garçons, au sein de l’Ecole de Guerre, et Valentine et, à présent, ils appartiennent tous les deux au passé…

— Et alors, tu te complais dans la solitude ? demanda Jane. Je constate que ton rythme cardiaque diminue et que ta respiration devient lente. Dans quelques instants, tu vas t’endormir, mourir ou fondre en larmes.

— Je suis beaucoup plus complexe que cela, répondit joyeusement Ender. Complaisance anticipée, voilà ce que je ressens, à propos de douleurs qui ne se sont pas encore produites.

— Très bien, Ender. Prends de l’avance. Ainsi, tu pourras te complaire plus longtemps.

Le terminal s’alluma, montrant Jane, sous la forme d’un piggy au milieu d’une ligne de femmes aux longues jambes dansant un french cancan exubérant.

— Prends un peu d’exercice, cela te fera le plus grand bien. Après tout, tu as défait tes bagages. Qu’est-ce que tu attends ?

— Je ne sais même pas où je suis, Jane.

— En fait, il n’y a pas de carte de la ville, expliqua Jane. Tout le monde sait où tout se trouve. Mais ils ont une carte des égouts, divisée par quartiers. Je peux extrapoler la situation des bâtiments.

— Eh bien, montre. »

Une représentation en trois dimensions de la ville apparut au-dessus du terminal. Ender n’était peut-être pas particulièrement le bienvenu, sa chambre était sans doute modeste, mais on s’était montré courtois sur le plan du terminal qui lui avait été fourni. Ce n’était pas une installation domestique ordinaire mais un simulateur perfectionné. Il était capable de projeter des holos seize fois plus grands que ceux des terminaux ordinaires, avec une définition quatre fois supérieure. L’illusion était si réelle qu’Ender eut, pendant un bref instant, l’impression d’être Gulliver, penché sur une Lilliput qui n’avait pas encore peur de lui, qui ignorait encore son pouvoir destructeur.

Les noms des quartiers étaient suspendus au-dessus des districts d’égouts.

— Tu es ici, indiqua Jane. Vila Velha, la vieille ville. La praça est de l’autre côté du bâtiment qui se trouve en face de toi. C’est là que se déroulent les réunions publiques.

— As-tu une carte des territoires des piggies ?

La carte du village glissa rapidement vers Ender, les éléments proches disparaissant tandis que de nouveaux apparaissaient de l’autre côté. Cela revenait à survoler le paysage. Comme une sorcière, se dit-il. La limite de la ville était matérialisée par une clôture.

— Cette barrière est la seule chose qui se dresse entre nous et les piggies, marmonna Ender.

— Elle produit un champ électrique qui stimule tous les nerfs sensibles à la douleur de ceux qui pénètrent à l’intérieur, expliqua Jane. Le simple fait de la toucher annihile tout contrôle sur les liquides, si tu vois ce que je veux dire… tu aurais l’impression qu’on te coupe les doigts avec une scie.

— Amusante, cette idée. Sommes-nous dans un camp de concentration ? Un zoo ?

— Tout dépend du point de vue, répondit Jane. C’est le côté humain de la barrière qui est relié au reste de l’univers, et le côté des piggies qui est prisonnier de la planète.

— La différence est qu’ils ignorent ce qui leur manque.

— Je sais, dit Jane. C’est ce qu’il y a de plus séduisant chez vous, les êtres humains. Vous êtes tous absolument certains que les animaux inférieurs brûlent de jalousie parce qu’ils n’ont pas eu la chance de naître dans la peau d’un Homo sapiens.

Au-delà de la clôture, il y avait le flanc d’une colline et, au sommet de celle-ci, commençait une épaisse forêt.

— Les xénologues ne se sont jamais enfoncés en territoire piggy. La communauté avec laquelle ils entretiennent des relations vit à moins d’un kilomètre de la lisière de la forêt. Les piggies habitent une maison de rondins, tous les mâles ensemble. Nous ne connaissons pas d’autres colonies, mais les satellites ont pu confirmer que toutes les forêts comme celle-ci contiennent toute la population qu’une culture vivant de chasse et de cueillette peut faire vivre.

— Ils chassent ?

— Ils cueillent, principalement.

— Où Pipo et Libo sont-ils morts ?

Jane éclaira une zone de sol herbu sur la pente conduisant à la forêt. Un gros arbre isolé se dressait à proximité, avec deux autres, plus petits, au loin.

— Ces arbres, fit remarquer Ender. Si je me souviens bien des holos de Trondheim, ils ne se trouvaient pas là.

— Vingt-deux ans se sont écoulés. Le gros est l’arbre que les piggies ont planté dans le cadavre du rebelle nommé Rooter, qui a été exécuté avant l’assassinat de Pipo. Les deux autres correspondent à deux exécutions plus récentes de piggies.

— J’aimerais savoir pourquoi ils plantent des arbres pour les piggies et pas pour les êtres humains.

— Les arbres sont sacrés, rappela Jane. Pipo a indiqué que de nombreux arbres de la forêt portaient un nom. Selon Libo, il est possible qu’ils portent les noms des morts.

— Et les êtres humains ne font pas partie des structures du culte des arbres. Cela est parfaitement plausible. Sauf que, conformément à mon expérience, les rituels et les mythes ne jaillissent pas du néant. Ils ont généralement une raison d’être liée à la survie de la communauté.

— Andrew Wiggin anthropologue ?

— L’étude convenable de l’humanité passe par l’homme.

— Dans ce cas, va un peu étudier les hommes, Ender. La famille de Novinha, par exemple. À propos, il est officiellement interdit au réseau informatique de te montrer où les gens habitent.

Ender grimaça.

— Ainsi, Bosquinha n’est pas aussi amicale qu’elle le paraît.

— Si tu dois demander où les gens habitent, ils sauront où tu vas. S’ils ne veulent pas que tu y ailles, personne ne saura où ils habitent.

— Tu peux surmonter l’interdiction, n’est-ce pas ?

— Je l’ai déjà fait.

Un point lumineux clignotait près de la ligne de clôture, derrière la colline de l’observatoire. C’était un endroit aussi isolé que possible à Milagre. Seules quelques autres maisons avaient été construites aussi près de la clôture. Ender se demanda si Novinha avait, décidé d’habiter là pour être près de la clôture ou loin des voisins. Peut-être l’endroit avait-il été choisi par Marcão.

Le quartier le plus proche était Vila Atrás, puis il y avait un quartier nommé As Fábricas qui s’étendait le long de la rivière. Comme l’indiquait son nom, il se composait essentiellement de petites usines travaillant les métaux ainsi que les plastiques et traitant les aliments et les fibres utilisés à Milagre. Une économie autarcique bien organisée. Et Novinha avait décidé de vivre loin de tout, invisible. C’était Novinha qui avait choisi, en outre, Ender en était désormais certain. N’était-ce pas la structure de sa vie ? Elle n’avait jamais fait partie de Milagre. Ce n’était pas par hasard que les trois appels à un Porte-Parole provenaient d’elle et de ses enfants. Le simple fait d’appeler un Porte-Parole était un défi, indiquait qu’ils ne se comptaient pas parmi les catholiques dévots de Lusitania.

— Néanmoins, décida Ender, je dois demander à quelqu’un de m’y conduire. Il ne faut pas qu’ils comprennent tout de suite qu’ils ne peuvent pas me cacher des informations.

La carte disparut et le visage de Jane se forma au-dessus du terminal. Elle avait négligé de s’adapter à la taille supérieure de ce terminal, de sorte que sa tête était énorme. Elle était très impressionnante. Et sa simulation était si précise qu’elle montrait même les pores de la peau.

— En réalité, Andrew, c’est à moi qu’ils ne peuvent rien cacher.

Ender soupira.

— Tu t’es investie dans cette affaire, Jane.

— Je sais. (Elle lui adressa un clin d’œil.) Mais pas toi.

— Veux-tu dire que tu ne me fais pas confiance ?

— Tu empestes l’impartialité et le sens de la justice, mais je suis assez humaine pour désirer un traitement de faveur, Andrew.

— Veux-tu me promettre au moins une chose ?

— Tout ce que tu veux, ami corporel.

— Quand tu décideras de me cacher quelque chose, accepteras-tu de me dire que tu ne me le communiqueras pas ?

— Cela est un peu trop compliqué pour moi.

Elle était une caricature de femme exagérément féminine.

— Rien n’est trop compliqué pour toi, Jane. Rends-nous service. Ne me coupe pas les jambes.

— Pendant que tu seras avec la famille Ribeira, y a-t-il quelque chose que tu voudrais que je fasse ?

— Oui. Dresse la liste de tous les éléments qui différencient les Ribeira du reste des habitants de Lusitania. Et celle de tous les points de conflit entre eux et les autorités.

— Tu parles et j’obéis.

Elle commença sa comédie du génie disparaissant dans la bouteille.

— Tu m’as entraîné ici, Jane. Pourquoi cherches-tu à m’agacer ?

— Je ne le fais pas. Et je ne l’ai pas fait.

— Je suis confronté à une pénurie d’amis, dans cette ville.

— Tu peux me confier ta vie.

— Ce n’est pas ma vie qui m’inquiète.


La praça était pleine d’enfants jouant au football. Presque tous jonglaient, montrant qu’ils pouvaient maintenir longtemps le ballon en l’air en utilisant uniquement les pieds et la tête. Deux d’entre eux, toutefois, se livraient un duel cruel. Le garçon, d’un coup de pied, projetait le ballon aussi violemment que possible en direction de la petite fille qui se tenait à moins de trois mètres de lui. Elle subissait l’impact sans reculer, quelle que soit sa puissance. Puis elle frappait à son tour le ballon dans sa direction et il tentait de ne pas reculer. Une autre petite fille s’occupait du ballon, allant le chercher chaque fois qu’il rebondissait sur une victime.

Ender tenta de demander à quelques enfants où habitait la famille Ribeira. Les réponses furent invariablement un haussement d’épaules ; comme il insistait, quelques-uns s’en allèrent et, bientôt, presque tous les enfants eurent quitté la praça. Ender se demanda ce que l’évêque avait dit des Porte-Parole.

Le duel, toutefois, n’avait pas cessé. Et, du fait que la praça était pratiquement vide, Ender constata qu’un autre enfant y participait, un garçon d’une douzaine d’années. Il n’avait rien d’exceptionnel, de dos, mais, en gagnant le milieu de la praça, Ender constata que l’enfant avait des yeux étranges. Il lui fallut quelques instants pour comprendre. Le garçon portait des yeux artificiels. Ils avaient tous les deux un aspect luisant et métallique, mais Ender savait comment ils fonctionnaient. Un seul œil était utilisé pour la vue, mais il opérait quatre balayages visuels distincts puis séparait les signaux afin de fournir une vision réellement binoculaire au cerveau. L’autre œil contenait la réserve d’énergie, le contrôle informatique et l’interface externe. Lorsqu’il le désirait, il pouvait enregistrer de brèves séquences de vision dans une mémoire photographique limitée, probablement inférieure à un trillion de bits. Les duellistes l’utilisaient comme arbitre ; lorsqu’ils étaient en désaccord sur un point, il pouvait repasser la scène au ralenti et dire ce qui était arrivé.

Le ballon fila droit vers le bas-ventre du petit garçon. Il fit des grimaces élaborées, mais la petite fille ne se laissa pas impressionner.

— Il s’est tourné, j’ai vu ses hanches bouger !

— C’est pas vrai. Tu m’as touché, j’ai pas esquivé !

Reveja ! Reveja !

Ils parlaient stark, mais la petite fille passa au portugais.

Le visage du garçon aux yeux métalliques resta inexpressif, mais il leva une main pour les faire taire.

Mudou, dit-il sur un ton définitif.

Il a bougé, traduisit Ender.

Sabia !

Je le savais.

— Menteur, Olhado !

Le garçon aux yeux métalliques le regarda de haut.

— Je ne mens jamais. Je t’enverrai une copie de la scène, si tu veux. En fait, je crois que je vais l’introduire dans le réseau afin que tout le monde puisse te voir esquiver, puis mentir.

Mentiroso ! Filho de punta ! Fode-bode !

Ender était pratiquement sûr d’avoir deviné ce que signifiaient les épithètes, mais le garçon aux yeux métalliques resta parfaitement calme.

Da, dit la petite fille. Da-me.

Donne.

Furieux, le garçon retira sa bague et la jeta par terre, à ses pieds.

Viada ! dit-il dans un souffle rauque.

Puis il partit en courant.

Poltrão ! cria la fillette.

Trouillard !

Cão ! cria le petit garçon sans même tourner la tête.

Ce n’était pas à la petite fille qu’il s’adressait, cette fois. Celle-ci se tourna vers le garçon aux yeux métalliques, qui se crispa sous l’effet de l’insulte puis, presque immédiatement après, regarda le sol. La petite qui était chargée d’aller chercher le ballon s’approcha du garçon aux yeux métalliques et lui parla à voix basse. Il leva la tête, s’apercevant de la présence d’Ender.

La duelliste restante s’excusait :

Desculpa, Olhado, não queria que…

Não hã problema, Michi.

Il ne la regardait pas.

La petite fille parut sur le point de continuer, mais elle s’aperçut également de la présence d’Ender et se tut.

Porque esta olhandos-nos ? demanda le garçon.

Pourquoi nous regardez-vous ?

Ender répondit par une question.

Voce é arbitra ?

Vous êtes l’arbitre ? Le mot pouvait signifier « arbitre », mais son sens pouvait également être « magistral ».

De vez em quando.

Parfois.

Ender passa au stark. Il n’était pas certain de pouvoir s’exprimer convenablement en portugais.

— Dis-moi, arbitre, est-il juste de laisser un étranger chercher son chemin sans aide ?

— Etranger ? Vous voulez dire utlanning, framling ou raman ?

— Non, je veux plutôt dire : infidèle.

O serhor é descrente ?

Vous êtes incroyant ?

Sô descredo no incrivel.

Je ne réfute que l’incroyable.

Le jeune garçon sourit.

— Où voulez-vous aller, Porte-Parole ?

— Chez la famille Ribeira.

La petite fille s’approcha du garçon aux yeux métalliques.

— Quelle famille Ribeira ?

— La veuve Ivanova.

— Je crois que je vais pouvoir vous renseigner, dit le jeune garçon.

— Tous les habitants de la ville pourraient me renseigner, souligna Ender. La question est de savoir si tu accepteras de m’y conduire.

— Pourquoi voulez-vous y aller ?

— Je pose des questions aux gens et je tente de découvrir la vérité.

— Chez les Ribeira, personne ne connaît la vérité.

— Je me contenterai de mensonges.

— Alors, venez.

Il se dirigea vers l’herbe rase, soigneusement tondue, de la route principale. La petite fille lui parla à l’oreille. Il s’arrêta et se tourna vers Ender, qui suivait.

— Quara veut savoir comment vous vous appelez.

— Andrew. Andrew Wiggin.

— Elle, c’est Quara.

— Et toi ?

— Tout le monde m’appelle Olhado. À cause de mes yeux. (Il souleva la petite fille et l’installa sur ses épaules.) Mais, en fait, je m’appelle Lauro Suleimão Ribeira.

Il eut un sourire ironique puis pivota sur lui-même et s’éloigna.

Ender le suivit. Un Ribeira. Naturellement.

Jane, qui avait également écouté, lui parla à l’oreille.

— Lauro Suleimão Ribeira est le quatrième enfant de Novinha. Il a perdu ses yeux à cause d’un accident de laser. Il a douze ans. Oh, et j’ai trouvé une différence entre la famille Ribeira et le reste de la ville. Les Ribeira sont prêts à défier l’évêque et à te conduire partout où tu voudras aller.

— Moi aussi, j’ai remarqué quelque chose, Jane, répondit-il dans un murmure. Cet enfant s’est amusé à me tromper, mais a trouvé plus amusant encore de me montrer comment il m’avait fait marcher. J’espère que tu ne prends pas modèle sur lui.


Miro était assis sur le flanc de la colline. L’ombre des arbres le rendait invisible depuis Milagre, mais il voyait une grande partie de la ville – la cathédrale et le monastère sur la colline la plus élevée, l’observatoire sur la colline suivante, au nord. Et, sous l’observatoire, dans une cuvette, la maison qu’il habitait, à quelque distance de la clôture.

— Miro, souffla Mange-Feuille, fais-tu l’arbre ?

C’était une traduction littérale de la langue des pequeninos. Il leur arrivait de méditer, restant immobiles pendant des heures. Cela s’appelait : « faire l’arbre ».

— Le brin d’herbe, plutôt, répondit Miro.

Mange-Feuille émit le gloussement strident et essoufflé qui lui était habituel. Il ne paraissait jamais naturel – les pequeninos avaient appris le rire par routine, comme s’il s’agissait d’un mot stark semblable à tous les autres. Il ne provenait pas de l’amusement, telle était du moins la conviction de Miro.

— Est-ce qu’il va pleuvoir ? demanda ce dernier.

Pour un piggy, cela signifiait : Me déranges-tu dans mon intérêt, ou bien dans le tien ?

— Il a plu du feu aujourd’hui, dit Mange-Feuille. Dans la prairie.

— Oui. Nous avons un visiteur venu d’une autre planète.

— Est-ce le Porte-Parole ?

Miro ne répondit pas.

— Tu dois nous conduire auprès de lui.

Miro ne répondit pas davantage.

— J’enracine mon visage dans le sol pour toi, Miro, mes membres sont les poutres de ta maison.

Miro ne supportait pas qu’ils quémandent. C’était comme s’ils le considéraient comme un individu exceptionnellement sage ou fort, un parent qu’il fallait flatter en vue d’obtenir ses faveurs. Eh bien, si c’était ce qu’ils ressentaient, c’était sa faute. La sienne et celle de Libo. À force de jouer à Dieu parmi les piggies.

— J’ai promis, n’est-ce pas, Mange-Feuille ?

— Quand, quand, quand ?

— Cela prendra du temps. Il faudra que je sache si on peut avoir confiance en lui.

Mange-Feuille parut déconcerté. Miro avait tenté d’expliquer que tous les êtres humains ne se connaissaient pas, et que certains étaient peu recommandables, mais ils ne semblaient pas comprendre.

— Dès que possible, précisa Miro.

Soudain, Mange-Feuille se balança d’avant en arrière, ondulant latéralement des hanches, comme si son anus lui démangeait. Libo avait un jour supposé que cela équivalait au rire des êtres humains.

— Parle, tortue-gaie ! s’esclaffa Mange-Feuille.

Mange-Feuille paraissait toujours trouver très amusant le fait que les Zenadores parlent indifféremment deux langues. En dépit du fait qu’au moins quatre langues piggies différentes avaient été répertoriées ou, du moins, soupçonnées, au fil des années, toutes dans cette unique tribu.

Mais s’il voulait entendre du portugais, il aurait du portugais.

Vai corner folhas.

Va manger des feuilles.

Mange-Feuille parut troublé.

— Pourquoi est-ce drôle ?

— Parce que c’est ton nom : Come-Folhas.

Mange-Feuille sortit un gros insecte de sa narine puis le laissa s’envoler.

— Ne sois pas grossier, dit-il.

Puis il s’en alla.

Miro le regarda partir. Mange-Feuille était toujours très difficile. Miro préférait de beaucoup la compagnie d’un piggy nommé Humain. Bien qu’Humain soit plus intelligent et que Miro soit obligé de faire beaucoup plus attention avec lui, au moins il ne paraissait pas hostile comme c’était souvent le cas de Mange-Feuille.

Le piggy ayant disparu, Miro se tourna à nouveau vers la ville. Plusieurs personnes avançaient sur le chemin conduisant chez lui. Le premier individu était très grand – non, c’était Olhado portant Quara sur les épaules. Quara était beaucoup trop âgée pour cela. Miro se faisait du souci pour elle. Elle paraissait incapable de surmonter le choc de la mort de leur père. Miro éprouva une sensation d’amertume. Et dire qu’Ela et lui avaient cru que la mort de leur père résoudrait tous leurs problèmes !

Puis il se leva, dans l’espoir de mieux voir l’homme qui suivait Olhado et Quara. Il ne l’avait jamais vu. Le Porte-Parole. Déjà ! Il était impossible qu’il soit en ville depuis plus d’une heure, et il allait déjà chez eux ! Formidable ! Maman n’a plus qu’à découvrir que c’est moi qui l’ai appelé, et ce sera complet ! Je me demande pourquoi je croyais qu’un Porte-Parole des Morts se montrerait discret, n’irait pas tout droit chez la personne qui l’a appelé. Quel imbécile ! Déjà qu’il est arrivé des années avant le moment prévu ! Quim va sûrement aller raconter cela à l’évêque, même si personne d’autre ne le fait. Maintenant, il va falloir que je m’explique avec maman et, probablement, avec toute la communauté.

Miro recula parmi les arbres et s’engagea au pas de course sur le chemin conduisant à la porte qui permettait de regagner la ville.

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