11 Des idées d’importance…

Sans même regarder devant lui, Rand franchit le portail et entra dans une grande pièce obscure. L’effort de maintenir son tissage – un combat contre le saidin – lui coupait les jambes. Il aurait aimé se plier en deux et vomir jusqu’à ses entrailles. Non sans mal, il réussit à ne pas céder à la tentation.

Un peu de lumière filtrant des volets disjoints d’une petite fenêtre placée très en hauteur, Rand réussit à voir, puisque le Pouvoir amplifiait tous ses sens. Des meubles et d’autres gros objets couverts d’une housse encombraient presque tout l’espace, le reste étant occupé par des coffres de toutes les tailles, des tonneaux, des caisses de vaisselle et des montagnes de bibelots. Pour circuler, il restait d’étroits passages à peine assez larges pour une personne.

Rand était certain de ne pas tomber sur des domestiques. Au dernier étage du palais royal, on trouvait plusieurs entrepôts de ce genre – l’équivalent, dans une ferme, du grenier où personne ne va jamais. De toute façon, un ta’veren devinait ce genre de choses… Une chance, parce que s’il y avait eu quelqu’un… En s’ouvrant, le portail avait coupé le coin d’un coffre de cuir craquelé et laissé une balafre sur toute la longueur d’une table en marqueterie sur laquelle s’entassaient des vases et des coffrets en bois. Cent ou deux cents ans plus tôt, une reine d’Andor avait peut-être dîné à cette table…

Un siècle ou deux ? ricana Lews Therin dans la tête de Rand. Ça en fait du temps, pas vrai ? Pour l’amour de la Lumière, sortons d’ici. C’est la Fosse de la Perdition !

La voix mourut quand le spectre se rencogna dans les ombres de l’esprit de son hôte.

Pour une fois, Rand avait de bonnes raisons d’écouter Lews Therin. D’un geste, il fit signe à Min de le rejoindre. Aussitôt qu’elle eut quitté la clairière où elle attendait qu’il l’appelle, son compagnon referma le portail, qui devint un trait lumineux vertical avant de disparaître.

La Lumière en soit louée, la nausée se volatilisa en même temps. Si sa tête tournait encore un peu, Rand n’avait plus le sentiment qu’il allait vomir ou s’écrouler – voire les deux en même temps. La sensation d’être en contact avec de la vermine demeura, puisque la souillure du Ténébreux restait liée au tissage que Rand avait noué autour de sa personne.

Faisant passer d’une épaule à l’autre la sangle de son sac de cuir, il profita du mouvement pour s’essuyer discrètement le front avec sa manche. Un réflexe, même s’il ne s’inquiétait pas que Min puisse remarquer un détail de ce genre.

Les bottines bleues de la jeune femme soulevèrent une colonne de poussière dès ses premiers pas. Sortant de sa veste un mouchoir de dentelle, elle s’en servit pour étouffer une série d’éternuements.

Rand regretta qu’elle ait refusé de rester en robe. Des fleurs blanches ornaient les manches et les revers de sa veste bleu clair, et son pantalon, également bleu clair, moulait parfaitement ses jambes. Grâce à la paire de gants d’équitation glissée à sa ceinture – en tissu bleu brillant brodé de fil jaune – et à son manteau – à l’ourlet rehaussé de motifs jaunes et au col tenu par une broche en forme de rose – elle donnait l’impression d’avoir recouru à un moyen de transport des plus classiques. N’empêche, elle attirerait tous les regards…

Rand avait opté pour une tenue de laine ocre que n’importe quel ouvrier aurait portée. Ces derniers temps, sa présence n’était nulle part passée inaperçue. Aujourd’hui, il n’entendait pas seulement se volatiliser avant que quiconque se soit avisé qu’il était là. L’idée était que personne, à part quelques individus triés sur le volet, ne sache qu’il était venu.

— Pourquoi me souris-tu en te tripotant l’oreille comme un idiot du village ? demanda Min en remettant le mouchoir dans sa manche.

De la méfiance passa dans les magnifiques yeux de la jeune femme.

— Je me disais juste que tu es très belle, répondit Rand.

La stricte vérité, et il ne pouvait pas la regarder sans le penser. Et sans regretter d’être trop faible pour ne pas l’avoir laissée derrière lui, en sécurité.

Elle inspira à fond et éternua avant d’avoir pu plaquer une main devant sa bouche. Puis elle foudroya Rand du regard, comme si c’était sa faute.

— Pour toi, j’ai abandonné mon cheval. Encore pour toi, j’ai frisé mes cheveux. Toujours pour toi, j’ai renoncé à ma vie. Mais tu n’auras pas ma veste et mon pantalon ! De plus, ici, personne ne m’a jamais vue en robe plus longtemps que les cinq minutes requises pour me changer. Et pour que ton plan marche, tu le sais, il faut qu’on me reconnaisse. Avec le visage que tu affiches, ça ne risque pas de t’arriver…

D’instinct, Rand passa une main sur sa joue puis sur son menton. Son bon vieux visage… Mais ce n’était pas ce que Min voyait. Quiconque le regarderait croirait avoir en face de lui un homme plus petit et plus vieux que Rand al’Thor. Un type aux cheveux noirs raides, aux yeux foncés ternes et au gros nez affublé d’une verrue. Pour dissiper le Masque des Miroirs, il faudrait le toucher. Sinon, même un Asha’man n’y verrait que du feu à cause des tissages inversés. Cela dit, s’il y avait un Asha’man au palais, ça ne serait pas bon signe pour la progression de ses plans…

Cette visite ne devait pas se terminer par un massacre. Quoi qu’il en soit, Min avait raison. Avec cette tête, Rand n’aurait pas eu le droit d’entrer au palais sans escorte.

— Tant que nous pouvons en finir vite et repartir après…, soupirat-il. Avant que quelqu’un se dise que si tu es là, je peux tout à fait y être aussi…

— Rand…, souffla Min.

Posant une main sur la poitrine de son compagnon, elle le regarda, l’air grave.

— Rand, il faut que tu voies Elayne. Et Aviendha, j’imagine… Tu sais qu’elle est probablement ici. Si tu…

Rand secoua la tête et le regretta aussitôt. Les vertiges n’étaient pas vraiment finis.

— Non ! dit-il simplement.

Quoi que dise Min, il ne parvenait pas à croire qu’Elayne et Aviendha l’aimaient toutes les deux. Ni que cette stupéfiante réalité, si c’en était une, ne la dérangeait pas. Quand même, les femmes ne pouvaient pas être étranges à ce point ! Elayne et Aviendha avaient des raisons de le détester, pas de l’aimer. Et la Fille-Héritière, au moins, avait été claire sur ce point. Pour ne rien arranger, il était amoureux des deux femmes – et de Min aussi, bien entendu. Contraint d’être dur comme l’acier, il risquait de se briser s’il devait les affronter toutes les trois en même temps.

— Dès que nous aurons trouvé Nynaeve et Mat, nous filerons à la vitesse du vent.

Min voulut parler, mais il ne lui en laissa pas le loisir.

— Ne discutaille pas, Min. Nous n’avons pas de temps à perdre.

La tête inclinée, la jeune femme eut un sourire malicieux.

— Moi, discutailler ? Ne fais-je pas toujours ce que tu me dis ?

Comme si un mensonge ne suffisait pas, la jeune femme ajouta :

— Je voulais juste souligner une chose : si tu es si pressé, pourquoi moisissons-nous dans cette remise poussiéreuse ?

Pour étayer son propos, Min eut une nouvelle quinte d’éternuements.

Étant la moins susceptible d’éveiller la curiosité, même dans sa tenue, elle fut la première à jeter un coup d’œil dehors. Apparemment, la remise n’était pas si abandonnée que ça, puisque les gonds de la porte ne grincèrent presque pas. Après un coup d’œil à droite et à gauche, Min sortit et fit signe à Rand de le suivre. Ta’veren ou non, il fut soulagé de découvrir un couloir vide. Le plus timoré des domestiques se serait étonné de voir sortir deux personnes d’une remise. Cela dit, tôt ou tard, Rand et Min rencontreraient des gens. En Andor, le palais ne grouillait pas de domestiques comme celui de Cairhien ou de Tear, mais il y en avait quand même des centaines.

En chemin, Rand se força à béer d’admiration devant les tapisseries, les meubles polis et les panneaux muraux sculptés. À cet étage, rien n’était aussi somptueux que plus bas, mais un humble travailleur en aurait déjà eu plein les mirettes.

— Il faut gagner un étage inférieur aussi vite que possible…, souffla Rand.

S’il n’y avait toujours personne en vue, dix fâcheux pouvaient les attendre dans le couloir suivant.

— Surtout, n’oublie pas : au premier domestique que nous croiserons, tu devras demander où sont Nynaeve et Mat. Ne développe pas, sauf si c’est absolument nécessaire.

— Merci de me rafraîchir la mémoire… Il me semblait bien avoir oublié quelque chose, mais impossible de mettre le doigt dessus !

Min eut un sourire crispé et marmonna quelques aménités entre ses dents.

Rand soupira. C’était trop important pour qu’elle joue ainsi, mais elle le ferait s’il ne l’en empêchait pas. Bien entendu, elle ne voyait pas les choses comme ça, parce que sa notion de l’importance divergeait souvent de celle de son compagnon. Radicalement, parfois… Du coup, il allait devoir la surveiller de près.

— Mais c’est maîtresse Farshaw ! lança une voix féminine derrière eux. C’est bien vous, n’est-ce pas ?

Quand Rand se retourna, son sac lui percuta douloureusement le flanc. À part Elayne et Aviendha, la femme rondelette aux cheveux gris qui venait de parler était la dernière personne qu’il aurait voulu rencontrer. Mais pourquoi portait-elle une tunique rouge avec le Lion Blanc brodé sur la poitrine ?

Comme tout bon ouvrier conscient de sa place dans le monde, Rand évita de regarder la femme avec insistance.

— Maîtresse Harfor ? s’exclama Min, rayonnante. Oui, c’est bien moi, et vous êtes la femme que je cherchais. J’ai… hum… bien peur d’être perdue. Pourriez-vous me dire où trouver Nynaeve al’Meara ? Et Mat Cauthon ? L’homme qui m’accompagne a une livraison pour Nynaeve.

Considérant Rand, la Première Servante fronça les sourcils puis se concentra de nouveau sur Min, dont la tenue parut la surprendre – peut-être parce qu’elle était couverte de poussière –, et garda ses remarques pour elle.

— Mat Cauthon ? Je crains de ne pas le connaître. C’est un des nouveaux domestiques ? Ou une recrue de la Garde ? Quant à Nynaeve Sedai, elle est très occupée. À mon avis, elle sera ravie que je réceptionne la livraison et la dépose dans sa chambre.

Rand sursauta. Nynaeve Sedai ? Pourquoi les vraies Aes Sedai laissaient-elles l’ancienne Sage-Dame jouer encore à ce petit jeu ? Et Mat n’était pas au palais ? Il ne s’y était même jamais montré ?

Des couleurs tourbillonnèrent dans la tête de Rand, qui parvint presque à en faire une image. Mais elles se volatilisèrent, et il tituba.

Maîtresse Harfor le foudroya du regard comme si elle pensait avoir affaire à un poivrot. Min fronça les sourcils, inquiète, mais elle se ressaisit très vite.

— Je pense que Nynaeve… Sedai… voudra voir le… livreur. Vous pouvez lui montrer sa chambre, maîtresse Harfor ? Avant de partir, j’ai une autre chose à faire. Nuli, tiens-toi bien et fais ce qu’on te dit. Ne vous inquiétez pas, maîtresse Harfor, c’est un brave homme.

Rand ouvrit la bouche, mais Min fila avant qu’il ait eu le temps de dire un mot. Volant comme le vent, elle allait tenter de trouver Elayne ! Bref, elle risquait de tout saboter.

Tes plans échouent parce que tu veux vivre, pauvre fou ! marmonna Lews Therin. Regarde ta mort en face et cesse de me tourmenter !

Rand réduisit le spectre au silence dans un coin reculé de sa tête.

Nuli ? Où Min avait-elle trouvé ce nom ridicule ?

Maîtresse Harfor regarda Min disparaître à une intersection, puis elle tira sur sa tunique qui n’avait pourtant pas un pli. Ensuite, elle focalisa sa désapprobation sur Rand. Même avec le tissage qui le camouflait, elle voyait un homme beaucoup plus grand qu’elle, mais les détails de ce genre ne l’arrêtaient pas.

— Ta tête ne me revient pas, Nuli, dit-elle, l’air pas commode, alors, comporte-toi bien. Très bien même, si tu veux t’en sortir entier.

La sangle du sac tenue d’une seule main, Rand chassa une mèche de son front.

— Oui, maîtresse, marmonna-t-il.

Reene Harfor était bien fichue de reconnaître sa voix, s’il parlait trop. Par prudence, Min aurait dû se charger des conversations jusqu’à ce qu’ils aient retrouvé Nynaeve et Mat.

Si elle revenait avec Elayne, que devrait-il faire ? Et si Aviendha déboulait aussi ?

— Je m’excuse, maîtresse, mais nous devons nous hâter. Je dois voir Nynaeve aussi vite que possible. (Rand tapota son sac.) C’est très important pour elle.

S’il en avait terminé quand Min reviendrait, Rand pourrait peut-être filer avec elle avant de devoir affronter les deux autres femmes.

— Si Nynaeve Sedai pensait que c’est urgent, dit la Première Servante, insistant lourdement sur le titre qu’il avait oublié, elle m’aurait avertie de ton arrivée. À présent, suis-moi et garde tes judicieux avis pour toi.

Sans attendre de réponse, la Première Servante se mit en chemin d’une démarche quasi régalienne. Certaine que « Nuli » n’avait pas le choix, elle ne se retourna pas pour voir s’il la suivait.

Reene Harfor, se souvint Rand, avait l’habitude d’être obéie. La rattrapant, il marcha quelques secondes à ses côtés, récolta un regard assassin et se laissa très légèrement distancer en marmonnant des excuses. Normalement jamais forcé à marcher derrière qui que ce soit, Rand sentit la moutarde lui monter au nez. Pour ne rien arranger, les vertiges et les relents de la souillure continuaient à l’accabler.

Ces derniers temps, sauf quand Min était à ses côtés, il se montrait irritable et coléreux.

Très vite, des domestiques apparurent dans le couloir. Chargés de fardeaux ou non, ils couraient dans tous les sens, affolés. À l’évidence, le couloir désert, quand Min et lui étaient sortis de la remise, était une exception.

La chance des ta’veren

À l’étage inférieur, après la descente d’un escalier de service étroit, la fréquentation augmenta encore. Des domestiques, mais pas seulement… Rand remarqua plusieurs Domani à la peau cuivrée, des Cairhieniennes au teint pâle et des femmes à la complexion olivâtre qui n’étaient sûrement pas des Andoriennes. Les voir l’incita à sourire sous cape. Aucune n’avait un visage intemporel, et beaucoup arboraient des rides qui n’auraient jamais eu leur place sur le visage d’une Aes Sedai. Pourtant, Rand eut souvent la chair de poule en croisant ces inconnues.

Ces femmes canalisaient, ou, au moins, étaient unies au saidar… En passant devant certaines portes, Rand eut également des picotements caractéristiques. Derrière ces battants, d’autres femmes canalisaient…

— Maîtresse, demanda-t-il avec la voix rauque de Nuli, je m’excuse de mon audace, mais combien d’Aes Sedai y a-t-il au palais ?

— Ça ne te regarde pas ! s’écria Reene Harfor. (Mais elle daigna tourner la tête, l’air un peu plus conciliante.) Après tout, quel mal ça peut faire que tu le saches ? Avec dame Elayne et Nynaeve Sedai, elles sont cinq. Voilà beau temps que nous n’en avons pas eu autant. C’est un honneur.

Rand faillit éclater de rire, même si ça n’avait rien d’amusant. Cinq ? Non, trois, puisque Nynaeve et Elayne étaient de fausses sœurs. Trois authentiques Aes Sedai.

Où étaient donc les autres ? En réalité, ça n’avait aucune importance. Après avoir entendu des rumeurs sur des centaines d’Aes Sedai en route pour Caemlyn, Rand avait fini par croire que des légions de sœurs étaient prêtes à suivre le Dragon Réincarné. Son estimation originelle – une poignée seulement – avait déjà été optimiste. Les rumeurs, décidément, restaient des rumeurs. À moins qu’il s’agisse d’une machination d’Elaida. Où était Mat, bon sang ?

Des couleurs dansèrent devant l’œil mental de Rand. Un instant, il crut y voir le visage de Mat – et comme d’habitude, il tituba.

— Si tu es venu ici soûl comme un cochon, Nuli, dit maîtresse Harfor, tu le regretteras amèrement. Je m’en assurerai personnellement…

— Oui, maîtresse, fit Rand en chassant de nouveau la mèche vagabonde.

Dans sa tête, il rit comme un dément – un rire toujours proche des larmes, comme d’habitude.

Rand avait été contraint de venir ici, même si ça ne lui disait rien. Et il commençait à le regretter.


L’aura du saidar les enveloppant, Nynaeve et Talaan se faisaient face à quatre pas de distance. Dans la cheminée, la flambée avait réussi à réchauffer l’atmosphère glaciale. À moins que ce soient les efforts fournis, se dit Nynaeve, maussade. À en croire l’horloge, sur le manteau de la cheminée, cette leçon durait depuis une heure. Une heure à canaliser sans interruption aurait réchauffé n’importe qui…

La corvée aurait dû échoir à Sareitha, mais la sœur marron était partie du palais, prétextant une mission urgente en ville. Careane ayant refusé d’enseigner deux jours de suite – et Vandene refusant d’enseigner tout court parce qu’elle s’occupait déjà de Zarya et de Kirstian –, l’ancienne Sage-Dame avait dû s’y coller.

— Comme ça, dit-elle, en enroulant son flux d’Esprit autour de celui de l’Atha’an Miere à la maigreur presque maladive.

Avec son flux, Nynaeve força son « adversaire » à reculer. En même temps, elle tissa trois flux d’Air distincts. Le premier vint chatouiller les côtes de Talaan sous son chemisier. Un truc très simple, mais la jeune fille en gloussa de surprise et elle perdit un court instant le contact avec la Source. Profitant de ce répit, Nynaeve cessa de repousser le flux d’Esprit adverse et dirigea le sien droit sur sa cible originelle. Propulser le bouclier sur Talaan lui donna encore le sentiment de se précipiter contre un mur – n’était qu’elle sentit l’onde de choc dans tout son corps, pas seulement contre sa paume, un progrès – mais l’aura du saidar mourut au moment où les deux autres flux d’Air plaquèrent les bras de la jeune fille contre ses flancs et collèrent ses genoux l’un contre l’autre.

Du travail très propre, se félicita Nynaeve.

Talaan était très adroite et très vive avec ses tissages. De plus, lancer un bouclier sur une femme en train de canaliser était au mieux hasardeux et au pire totalement futile, sauf quand on était beaucoup plus puissante que son adversaire. Or, Talaan était quasiment au niveau de l’ancienne Sage-Dame.

De quoi ne pas trop se rengorger de sa « victoire ». Très peu de temps auparavant, les Aes Sedai s’extasiaient sur la puissance de Nynaeve, affirmant que seuls certains Rejetés pouvaient l’égaler. Quel âge pouvait avoir Talaan, qui n’avait même pas encore cessé de vieillir ? Quinze ans ? Moins ? Qui pouvait estimer son potentiel ? Aucune Régente des Vents n’avait fait allusion à ce point, et Nynaeve n’était pas prête à poser la question. Savoir à quel point une fille du Peuple de la Mer finirait par la dominer ne l’intéressait pas le moins du monde.

Ses pieds nus patinant sur le tapis vert à motifs, Talaan tenta de dissoudre le bouclier – une offensive que Nynaeve para sans peine – puis soupira d’accablement et baissa les yeux. Même lorsqu’elle respectait à la perfection les consignes de sa formatrice, la jeune fille se comportait comme si elle avait échoué. Après une telle déroute, ses épaules s’affaissèrent et elle se décomposa, à croire que seuls les flux d’Air la tenaient encore debout.

Dissipant le bouclier, Nynaeve ouvrit la bouche pour expliquer à son élève quelle erreur elle avait commise. Et pour souligner, une fois de plus, qu’il ne servait à rien de tenter de se libérer quand on n’était pas beaucoup plus puissante que la tisseuse de bouclier.

Quand on ne lui répétait pas dix fois la même chose, avec en sus vingt démonstrations, l’Atha’an Miere ne semblait pas percuter.

— Elle a retourné ta force contre toi, dit Senine din Ryal avant que Nynaeve ait pu prononcer un mot. Et de nouveau, elle a recouru à une diversion. C’est comme un combat de lutte, ma fille. Tu sais lutter, non ?

— Essayez encore, ordonna Zaida avec un geste impérieux de sa main noire tatouée.

Même s’il était inutile de dégager ainsi l’espace, tous les sièges avaient été alignés le long des murs. Confortablement assise, Zaida assistait à la leçon avec six Régentes des Vents aux vêtements bariolés et à la quincaillerie voyante.

Le protocole type. Une des deux apprenties servait de cobaye – ou Merilille, murmurait-on, forcée à jouer ce rôle quand elle n’enseignait pas – sous le regard attentif de Zaida et d’un groupe de Régentes choisies au hasard. La Maîtresse des Vagues était incapable de canaliser, bien entendu, et aucune des Régentes ne daignait s’abaisser à jouer un rôle actif. Surtout pas !

Selon Nynaeve, le groupe d’aujourd’hui était des plus étranges, quand on connaissait l’importance prépondérante du grade parmi les Atha’an Miere. La Régente des Vents de Zaida, Shielyn, était assise sur la droite de sa supérieure. Mince, très réservée et presque aussi grande qu’Aviendha, elle dominait Zaida d’une tête. D’après ce que savait Nynaeve, il n’y avait rien d’anormal là-dedans. En revanche, Senine siégeait sur la gauche de Zaida alors qu’elle servait sur un des plus petits vaisseaux de la marine atha’an miere. Un navire minuscule, même, y compris dans sa catégorie… Bien entendu, la Régente blanchie sous le harnais avait jadis porté plus de six boucles d’oreilles et ses chaînes avaient été lestées d’infiniment plus de médaillons. À son zénith, elle était la Régente des Vents de la Maîtresse des Navires – avant que Nesta din Reas soit élue à ce poste. Selon les lois du Peuple de la Mer, quand la Maîtresse des Navires ou une Maîtresse des Vagues mouraient, leur Régente des Vents devait repartir du plus bas de l’échelle.

Mais si Senine était assise à côté de Zaida, ce n’était pas seulement un témoignage de respect visant son glorieux passé. Jeune femme aux pommettes hautes, Rainyn, qui servait aussi sur un petit bateau, était assise près de Senine, et Kurin, visage de marbre et yeux d’acier, avait pris place à côté de Shielyn. Caire et Tebreille se retrouvaient aux deux extrémités de la rangée alors qu’elles étaient toutes les deux Régentes des Vents d’une Maîtresse des Vagues, chacune arborant quatre gros anneaux dans les oreilles et presque autant de médaillons que Zaida.

Tout ça pour garder les deux sœurs loin l’une de l’autre ? De fait, elles se haïssaient avec une passion tout ce qu’il y avait de familial. Oui, c’était peut-être la réponse… Tenter de comprendre les Atha’an Miere était encore plus difficile que d’essayer avec les hommes. Une femme pouvait y perdre la raison…

En marmonnant entre ses dents, Nynaeve tira sur son châle puis prépara ses flux. La joie de canaliser ne parvint pas à lui faire oublier la vexation. « Recommence, Nynaeve ! » « Fais-le maintenant, Nynaeve ! » Et quoi encore ? Par bonheur, Renaile n’était pas là…

Très souvent, les Atha’an Miere lui demandaient des cours sur des sujets qu’elle maîtrisait mal – voire pas du tout, parce que sa formation à la tour avait été des plus sommaires. Dès qu’elle hésitait un peu, Renaile se délectait de la voir transpirer à grosses gouttes. Les autres ne la ménageaient pas, mais elles ne jubilaient pas quand elle était à la dérive.

Quoi qu’il en soit, après une heure, elle était épuisée. Que la Lumière brûle Sareitha et sa maudite mission !

Talaan attaqua de nouveau, mais son flux d’Esprit percuta moins violemment celui de Nynaeve, qui, du coup, dévia le tissage beaucoup plus loin d’elle que prévu.

Dans la foulée, Talaan lui expédia six flux d’Air qu’elle coupa net avec un tissage de Feu. Les flux d’Air revinrent vers la jeune fille comme des élastiques, la secouant visiblement, puis ils se dissipèrent – après que six autres se furent matérialisés, projectiles fondant sur Nynaeve bien plus rapidement que les précédents.

Nynaeve voulut les trancher… et resta bouche bée quand le tissage d’Esprit s’enroula autour du sien et l’isola du saidar.

Nynaeve al’Meara, coupée de la Source par une débutante ! Comme pour l’humilier un peu plus, les flux d’Air s’enroulèrent autour de son torse et de ses jambes, l’immobilisant. Si elle n’avait pas été furieuse contre Sareitha, rien de pareil ne se serait produit.

— La petite a gagné, dit Caire, surprise.

Et pas du tout enthousiasmée… Au regard froid qu’elle jeta à Talaan, nul n’aurait deviné qu’elle était sa mère.

Comme embarrassée par son succès, la jeune fille relâcha ses flux et baissa les yeux.

— C’est très bien, Talaan, se décida à dire Nynaeve, puisque personne d’autre ne semblait enclin à féliciter la gamine.

Agacée, l’ancienne Sage-Dame tira sur son châle pour qu’il tombe bien droit au creux de ses coudes. Pourquoi dire à la jeune fille qu’elle avait eu de la chance ? Elle était rapide, certes, mais face à une adversaire loin de sa meilleure forme…

— Eh bien, je crois avoir épuisé ma réserve de temps libre, donc…

— Recommencez ! ordonna Zaida, penchée en avant sur son siège. Je veux voir quelque chose.

Ce n’était pas une explication et encore moins des excuses, mais un simple constat. Réticente à expliquer comme à s’excuser, elle entendait simplement qu’on lui obéisse.

Nynaeve envisagea de répondre qu’une profane ne pouvait rien voir de ce que Talaan et elle faisaient, mais elle renonça aussitôt à cette idée. Avec six Régentes des Vents dans la salle, ç’aurait été trop risqué. Deux jours plus tôt, elle avait donné son avis à voix haute, et elle ne comptait pas recommencer de sitôt. Tentée de se dire que c’était un châtiment pour avoir parlé sans réfléchir, elle n’en avait pas été consolée pour autant. Quelle idée idiote d’avoir appris à ces femmes comment former un lien !

Préparée à la ruse de Talaan, elle para son attaque plus habilement et avec juste ce qu’il fallait de force. Déconcertée, la petite eut un sourire hésitant.

Tu te dis que je ne me laisserai pas avoir par des flux d’Air, ce coup-ci. C’est ça ?

Le tissage de Talaan voulut s’enrouler autour du sien, mais elle tissa une riposte ingénieuse. Quand la gamine enverrait ses flux d’Air, elle allait avoir une sacrée surprise.

À moins qu’elle n’opte pas pour de l’Air, cette fois. Mais à l’entraînement, elle ne ferait rien de dangereux, pas vrai ?

Le flux d’Esprit de Talaan n’effectua pas une boucle complète. Du coup, celui de Nynaeve frappa dans le vide. Saisissant l’ouverture au vol, l’Atha’an Miere lança ses flux d’Air. De nouveau coupée de la Source, l’ancienne Sage-Dame se retrouva proprement saucissonnée.

Elle inspira très lentement. En principe, elle allait devoir féliciter son adversaire, il n’y avait pas d’échappatoire. Si elle avait eu une main libre, sans doute aurait-elle tiré sur sa natte assez fort pour l’arracher de son crâne.

— Plus un geste ! ordonna Zaida.

Se levant, elle avança vers Nynaeve dans le bruissement de son pantalon de soie rouge tenu par une ceinture écarlate dont la longueur excédentaire, bizarrement nouée, battait sur sa cuisse.

Par ordre hiérarchique, les Régentes des Vents se levèrent et la suivirent. S’ignorant superbement, Caire et Tebreille jouèrent des coudes pour venir se placer juste derrière la Maîtresse des Vagues. Humblement, Senine et Rainyn se contentèrent de fermer la marche.

Docile, Talaan maintint son bouclier et ne desserra pas les liens qui entravaient Nynaeve – qui sentit la fumée lui monter aux naseaux. Par fierté, elle refusait de se débattre, mais rien ne l’empêcherait de bouillir intérieurement.

Caire et Tebreille l’étudièrent avec un dédain palpable et Kurin avec le franc mépris que lui inspiraient tous les habitants des terres mouillées. Sans qu’elle s’abaisse à grimacer ou à exprimer son dégoût, on ne pouvait pas se méprendre sur ce qu’elle éprouvait. Rainyn seule manifesta une ombre de compassion, visible dans son demi-sourire mélancolique.

De la même taille que Nynaeve, Zaida plongea son regard dans le sien.

— Apprentie, tu la tiens aussi solidement que possible ?

Talaan s’inclina bien bas, puis toucha son front, ses lèvres et son cœur.

— Selon tes ordres, Maîtresse des Vagues, souffla-t-elle.

— Que signifie tout ça ? demanda Nynaeve. Libérez-moi ! Traiter Merilille de cette façon, ça peut passer, mais si vous croyez que…

— Selon toi, pour briser un bouclier, il faut être beaucoup plus forte que celle qui le tisse, coupa Zaida.

D’un ton contrôlé, mais assez ferme pour imposer le silence à l’ancienne Sage-Dame.

— Si la Lumière le veut bien, nous allons savoir si tu disais vrai. Les Aes Sedai ont l’art de jongler avec la vérité, tout le monde sait ça ! Régentes des Vents, veuillez former un cercle. Kurin, à toi le commandement ! Si elle se libère, veille à ce qu’elle ne blesse personne. Apprentie, prépare-toi à la mettre cul par-dessus tête quand j’aurai compté jusqu’à cinq. Un…

L’aura du saidar enveloppa les Régentes des Vents tandis qu’elles se liaient. Les poings plaqués sur les hanches et les pieds accrochés au sol, Kurin semblait se tenir sur le pont d’un bateau. À voir son air buté, on devinait sans peine ce qu’elle pensait : l’Aes Sedai avait menti, au moins par omission, et ça apparaîtrait bientôt au grand jour.

Sans s’incliner, pour une fois, Talaan inspira à fond et riva les yeux sur Zaida.

Nynaeve battit des paupières. Non, elles n’allaient pas lui infliger ça ! Il n’était pas question que ça recommence !

— Je vous assure que je n’ai aucun moyen de me libérer. Talaan est trop puissante.

— Deux…, fit Zaida.

Les bras croisés, elle regarda Nynaeve comme si elle pouvait réellement voir les tissages.

L’ancienne Sage-Dame éprouva la résistance du bouclier. Autant essayer de pousser une muraille de pierre.

— Écoute-moi, Zai… Maîtresse des Vagues…

Inutile d’énerver encore plus cette femme. Sur les titres, les Atha’an Miere étaient très pointilleux. Et s’il n’y avait eu qu’avec ça…

— Je suis sûre que Merilille vous a parlé des boucliers… Enfin, elle a prêté les Trois Serments ! Donc, elle ne peut pas mentir !

Egwene avait-elle raison au sujet du Bâton des Serments ?

— Trois, continua Zaida, imperturbable.

— Écoutez-moi ! implora Nynaeve – tant pis si elle paraissait un peu désespérée.

Un peu ? Bel euphémisme… Cette fois de toutes ses forces, elle tenta de briser le bouclier et constata qu’elle aurait eu plus de succès en se cognant la tête contre un rocher. D’instinct, alors que ça ne servirait à rien, elle se débattit enfin contre les liens d’Air qui l’immobilisaient. C’était perdu d’avance, mais elle ne parvint pas à s’en empêcher.

Non, pas encore ! Elle ne voulait pas revivre ce cauchemar !

— Par pitié, écoutez-moi !

— Quatre…

Non ! Non ! Pas ça ! Surtout pas ça !

Affolée, Nynaeve griffa le bouclier. S’il était dur comme la pierre, au « toucher » on aurait plutôt dit du verre lisse et glissant. Derrière, elle sentait la Source, presque capable de la voir, comme si elle apercevait de la lumière à la périphérie de sa vision. Avec l’énergie du désespoir, elle testa la surface lisse – une sorte de cercle à la fois assez petit pour tenir dans sa main et assez grand pour englober le monde. Mais quand elle tenta de contourner cet obstacle, elle se retrouva au centre du piège, à son point de départ. Une expérience qu’elle avait faite assez longtemps auparavant…

Le cœur battant la chamade, elle recommença à explorer le cercle et trouva un endroit où il semblait moins résistant. Une faiblesse qu’elle n’avait jamais remarquée lors de son expérience précédente. Le point faible – tout relatif – ne semblait pas différent du reste de la surface et il ne devait pas être beaucoup moins résistant, mais elle se précipita dessus… et fut impitoyablement renvoyée en arrière. Folle de rage, elle répéta l’opération, obtenant le même résultat.

Encore une fois. Puis une autre… Il fallait que…

Soudain, Nynaeve s’avisa que Zaida n’avait pas encore prononcé le « cinq » fatidique. Le souffle court comme si elle venait de courir sur quatre lieues, elle regarda l’Atha’an Miere. De la sueur dégoulinait entre ses omoplates, sur son torse et jusque sur son ventre. Et ses genoux jouaient des castagnettes…

En se tapotant pensivement les lèvres, la Maîtresse des Vagues la considérait comme une bête curieuse… L’aura du saidar enveloppait toujours les six Régentes, Kurin ressemblait encore à une statue de marbre, mais Zaida n’avait pas dit « cinq ».

— Kurin, elle a vraiment essayé de toutes ses forces ? demanda la Maîtresse des Vagues. Ou s’est-elle tortillée en gémissant pour nous tromper ?

Nynaeve essaya de se fendre d’un regard indigné. Se tortiller en gémissant, elle ? Enfin, quoi…

Son regard, quoi qu’il exprimât, n’ébranla pas la sérénité goguenarde de Zaida.

— Avec l’énergie qu’elle a dépensée, répondit Kurin à contrecœur, elle aurait pu porter un raken sur son dos.

Rien d’admiratif dans cette constatation. Pour mériter le respect de cette femme, il fallait vivre sur la mer.

— Libère-la, Talaan, ordonna Zaida.

Le bouclier et les liens se volatilisèrent. Sans un regard pour sa victime, la Maîtresse des Vagues se tourna vers les Régentes.

— Quand elle sera partie, j’aurai un mot à vous dire. Nynaeve Sedai, demain même heure…

Après avoir lissé le devant de sa robe et tiré sur son châle, l’ancienne Sage-Dame se concentra pour recouvrer un peu de dignité. Rien de facile, quand on tremblait de la tête aux pieds et suait à grosses gouttes. Non, elle ne s’était pas tortillée en gémissant !

Agacée, elle fit de son mieux pour ne pas regarder la gamine qui l’avait vaincue deux fois. Bien entendu, elle ne réussit pas. Les yeux baissés, Talaan semblait aussi inoffensive qu’un nouveau-né.

Chipie !

— Maîtresse des Vagues, demain, ce sera le tour de Sareitha Sedai. (Au moins, se réjouit Nynaeve, sa voix ne tremblait pas.) Demain, je serai occupée jusqu’à…

— Tes leçons sont bien plus édifiantes que celles des autres, dit Zaida, toujours sans regarder son interlocutrice. Demain, même heure, ou j’enverrai tes élèves te chercher… Tu peux te retirer.

Une façon de dire : « Dehors, et vite ! »

Au prix d’un gros effort, Nynaeve ravala ses objections et leur trouva un goût amer. Plus édifiantes ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? Au fond, elle n’avait pas envie de le savoir…

Jusqu’à ce qu’elle ait quitté la pièce, elle resterait l’enseignante. Sur les règles, le Peuple de la Mer ne transigeait pas. À bord d’un bateau, le laxisme devait sans doute provoquer de gros problèmes. Cela dit, on n’était pas sur un bateau, et ces femmes auraient quand même dû s’en apercevoir. En tant qu’enseignante, Nynaeve ne pouvait pas s’éclipser comme une domestique, même si elle en brûlait d’envie. Et au sujet des enseignants issus des terres mouillées, les règles étaient encore plus spécifiques…

L’ancienne Sage-Dame aurait pu refuser de coopérer, supposait-elle, mais si elle ne respectait pas le funeste marché, ces femmes le claironneraient dans tous les coins du monde. Ainsi, personne n’ignorerait que les Aes Sedai n’avaient pas tenu parole. Le désastre, pour leur réputation, n’était même pas imaginable. Par le sang et les cendres ! Egwene avait raison, et que le Ténébreux l’emporte pour ça !

— Maîtresse des Vagues, merci de m’avoir permis de t’instruire…

Nynaeve s’inclina puis toucha son front, ses lèvres et son cœur. Comme révérence, on trouvait facilement mieux, mais ces femmes n’auraient rien de plus aujourd’hui. En double exemplaire, cependant, puisque les Régentes y avaient droit aussi.

— Régente des Vents, merci de m’avoir permis de vous instruire.

Les sœurs qui prendraient la suite de Nynaeve blêmiraient d’indignation en apprenant que leurs élèves pouvaient leur imposer ce qu’elles devraient enseigner et leur donner des ordres hors du cadre strict des cours. Sur un bateau du Peuple de la Mer, un formateur des terres mouillées avait à peine plus de valeur qu’un matelot. Et les Aes Sedai ne recevraient même pas en compensation les bourses pansues qui attiraient à bord les autres professeurs.

Zaida et les Régentes réagirent exactement comme si un matelot de second rang venait de leur annoncer qu’il allait partir. En d’autres termes, elles ne bronchèrent pas, attendant que la fâcheuse veuille bien aller voir ailleurs si elles y étaient. Seule Rainyn, comme toujours, se montra moins dure en gratifiant Nynaeve d’un regard – impatient, cependant. Après tout, elle était une Régente des Vents…

Toujours au même endroit, Talaan continuait à observer intensément le tapis, sous ses pieds nus.

Tête haute et dos bien droit, Nynaeve sortit avec toute la dignité qu’elle put encore mobiliser. En sueur, sa fierté en lambeaux, ça n’alla pas bien loin…

Une fois dans le couloir, elle prit la porte à deux mains et la claqua aussi fort que possible. Le vacarme eut quelque chose de satisfaisant, et si les Atha’an Miere s’en offusquaient, elle pourrait toujours prétendre qu’elle n’avait pas fait exprès.

Se détournant de la porte, elle se frotta les mains en jubilant. Puis sursauta en voyant qui l’attendait dans le couloir.

Dans une robe bleue toute simple fournie par une tricoteuse, Alivia, au premier abord, n’avait rien d’extraordinaire. Un peu plus grande que Nynaeve, ses cheveux blond grisonnant, elle arborait des ridules autour des yeux. Mais des flammes crépitaient dans son regard – celui d’un faucon qui se concentre sur une proie.

— Maîtresse Corly aimerait vous avoir à dîner ce soir, annonça Alivia avec l’accent traînant typique des Seanchaniens. Les maîtresses Karistovan, Arman et Juarde seront également présentes.

— Que fais-tu seule ici ? demanda Nynaeve.

Contrairement à la plupart des sœurs, elle était incapable d’évaluer en un éclair la puissance d’une autre femme. Une autre lacune due à sa formation trop rapide. Quoi qu’il en soit, à part peut-être certains Rejetés, personne n’arrivait à la cheville d’Alivia. De plus, c’était une Seanchanienne.

Nynaeve aurait donné cher pour qu’il y ait quelqu’un avec elle. Même Lan, alors qu’elle lui avait ordonné de rester loin de ses cours avec les Atha’an Miere. Quelques jours auparavant, il n’avait pas paru convaincu quand elle avait prétendu être tombée dans un escalier.

— Tu n’es pas censée te déplacer sans escorte !

Alivia haussa très légèrement une épaule. Un peu plus tôt, parangon d’obséquiosité, elle aurait fait passer Talaan pour une rebelle. Mais c’était terminé, à présent…

— Il n’y avait personne pour m’accompagner, alors… De toute façon, si on me surveille en permanence, on n’aura jamais confiance en moi, et je ne pourrai pas tuer des sul’dam.

Dits sur ce ton détaché, ces quelques mots étaient encore plus terrifiants…

— Vous avez beaucoup à apprendre de moi… Les Asha’man affirment être des armes, et je sais qu’ils ne sont pas trop mauvais, mais je leur suis supérieure.

— Ça reste à prouver, lâcha Nynaeve. Et nous en savons peut-être plus que tu crois…

Faire devant cette femme une petite démonstration des tissages appris de Moghedien n’aurait pas déplu à Nynaeve. Y compris ceux qui avaient été jugés trop horribles pour qu’on y recoure. Seulement… Eh bien, Alivia se serait sûrement jouée d’elle, parce qu’elle était effectivement meilleure. Sous son regard, ne pas frémir était déjà un exploit.

— Jusqu’à ce que nous en ayons décidé autrement – si ça advient –, ne te présente plus devant moi sans deux ou trois tricoteuses à tes côtés. Si tu ne veux pas qu’il t’arrive des misères…

— Si tu vois les choses ainsi…, fit Alivia, pas le moins du monde ébranlée. Que dois-je répondre à maîtresse Corly ?

— Annonce-lui que j’ai le regret de devoir décliner son invitation… Et n’oublie pas ce que je viens de te dire.

— Je transmettrai le message, fit la Seanchanienne comme si elle n’avait pas entendu la mise en garde. Mais ce n’était pas vraiment une invitation… Une heure après la tombée de la nuit, a-t-elle dit. Tu devrais t’en souvenir aussi…

Avec un sourire ironique, Alivia s’éloigna, pas pressée du tout de retourner là où était sa place.

Nynaeve la foudroya du regard – pas parce qu’elle avait omis de s’incliner. Enfin, pas seulement… Dommage qu’elle n’ait pas gardé un peu de son obséquiosité, au moins avec les sœurs.

Après un coup d’œil rageur sur la salle où se trouvaient encore les Atha’an Miere, Nynaeve envisagea de suivre Alivia pour voir si elle allait livrer son message. Mais elle partit dans la direction opposée, et sans se presser. Si une Atha’an Miere sortait, elle la soupçonnerait d’avoir écouté à la porte, mais ce n’était pas une raison pour se précipiter. Et si elle marcha quand même d’un bon pas, c’était parce qu’elle en avait envie.

Au palais, les Atha’an Miere n’étaient pas les seules personnes qu’elle aurait voulu éviter. Pas vraiment une invitation ? Sumeko Karistovan, Chilares Arman et Famelle Juarde avaient appartenu au Cercle du Tricot avec Reanne Corly. Le dîner n’était qu’un prétexte. Ces femmes voulaient parler avec elle des Régentes des Vents. Plus précisément, du rapport entre les Aes Sedai présentes au palais et les Naturelles du Peuple de la Mer.

Selon toute probabilité, elles ne reprocheraient pas à Nynaeve de n’avoir pas défendu la dignité de la Tour Blanche. Jusque-là, elles n’étaient jamais allées aussi loin, mais ça viendrait. Et au long du repas, les questions insidieuses et les commentaires acides fuseraient de toutes parts.

Rien que Nynaeve pouvait interdire, et à moins d’un ordre sans ambiguïté, ces femmes continueraient leur petit jeu. Et si elle n’allait pas à elles, elles seraient tout à fait capables de venir la chercher. Les encourager à relever la tête avait été une terrible erreur. Au moins, elle n’était pas la seule à en subir les conséquences, même si Elayne s’en tirait plutôt pas mal.

Vivement que les femmes de la Famille se retrouvent en robe blanche de novice ou en tenue d’Acceptée ! Et encore plus vivement que les Atha’an Miere débarrassent le plancher !

— Nynaeve !

Un cri étrangement étouffé, derrière elle. Avec l’accent du Peuple de la Mer…

— Nynaeve !

S’obligeant à ne pas tirer sur sa natte, Nynaeve se retourna, prête à incendier la fâcheuse. Elle n’était pas en train d’enseigner, on ne se trouvait pas sur un bateau, et ces fichues bonnes femmes pouvaient quand même la laisser tranquille !

Ses pieds nus glissant sur les dalles rouge foncé, Talaan s’immobilisa devant l’ancienne Sage-Dame. Le souffle court, elle regarda par-dessus son épaule comme si elle craignait qu’on l’ait suivie. Tressaillant dès qu’elle apercevait une silhouette, elle soupirait de soulagement chaque fois qu’il s’agissait d’un domestique.

— Puis-je aller à la Tour Blanche ? demanda-t-elle, haletante et surexcitée. Jamais je ne serai choisie… Quitter à tout jamais la mer, les autres appellent ça un sacrifice. Bien sûr, ma mère me manquera, mais je rêve de devenir une novice. De grâce, Nynaeve, permets-moi de rejoindre la tour !

Nynaeve tressaillit face à cette logorrhée. Beaucoup de femmes rêvaient de devenir sœurs… Mais novices ? Personne ne lui avait jamais dit ça… De plus…

Eh bien, les Atha’an Miere refusaient aux Aes Sedai tout passage sur un navire dont la Régente des Vents était capable de canaliser. Histoire de décourager les sœurs d’aller y voir de plus près, une apprentie était de temps en temps sélectionnée pour rallier la Tour Blanche. Selon Egwene, trois sœurs seulement étaient originaires du Peuple de la Mer, et toutes étaient très faibles dans le Pouvoir. Trois mille ans durant, cette ruse avait suffi à convaincre les Aes Sedai que les Atha’an Miere étaient plus que médiocrement douées en ce qui concernait la Source. Talaan disait vrai : une fille aussi puissante qu’elle ne serait jamais sélectionnée, même si le subterfuge commençait à être éventé. À vrai dire, le fameux marché stipulait même que les femmes du Peuple de la Mer devenues Aes Sedai auraient le droit de renoncer et de rentrer chez elles. Un détail qui ferait hurler à la mort les représentantes !

— Talaan, la formation est très dure, et il faut avoir au minimum quinze ans.

Nynaeve se souvint soudain d’une phrase de la jeune fille.

— Ta mère te manquera, as-tu dit ?

Difficile à croire, quand on connaissait les rapports entre les deux femmes…

— J’ai dix-neuf ans ! s’écria Talaan, outragée.

Devant ce visage juvénile, Nynaeve eut du mal à y croire.

— Et bien sûr que ma mère me manquera ! Ai-je l’air d’une fille indigne ? Mais tu ne comprends pas, à ce que je vois. En privé, nous sommes très proches. En public, ma mère doit éviter toute manifestation de favoritisme. Dans notre culture, c’est un crime. Ma mère pourrait y perdre son rang, et nous risquerions d’être pendues cul par-dessus tête au gréement pour être fouettées.

Le « cul par-dessus tête » arracha une grimace à Nynaeve.

— Je comprends que tu veuilles éviter ça, dit-elle, cependant…

— Tout le monde préfère ne pas être soupçonné de favoritisme, Nynaeve, mais pour moi, c’est beaucoup plus grave.

Si elle voulait devenir une novice, Talaan devrait apprendre à ne pas interrompre une sœur. Mais ça n’était pas gagné. Alors que Nynaeve tentait de reprendre l’initiative, Talaan se lança dans une tirade enflammée :

— Ma grand-mère est la Régente des Vents de la Maîtresse des Vagues du clan Rossaine. Mon arrière-grand-mère est Régente pour le clan Dacan, et sa sœur pour le clan Takana. Les miens se rengorgent que cinq d’entre nous, avec ma mère et ma tante, aient atteint de tels postes. Mais dans les autres familles, on est attentif à tout signe indiquant que les Gelyn abusent de leur pouvoir. À juste titre, j’en ai conscience, parce que le népotisme est inacceptable. Mais ma sœur est restée apprentie cinq ans de plus que la moyenne, et ma cousine six. Rien que pour prouver que personne ne les favorisait. Quand je calcule la position du navire, on me punit à cause de ma lenteur, même quand j’ai été aussi rapide qu’Ehvon, la Régente des Vents. Et lorsque je hume l’air pour déterminer de quelle côte nous approchons, je suis encore punie, parce que Ehvon ne lui trouve pas la même odeur que moi. Aujourd’hui, je t’ai isolée deux fois de la Source, mais ce soir, je serai pendue par les pieds pour ne pas l’avoir fait plus tôt. On me châtie pour des fautes qu’on ne remarque pas chez les autres ou pour des erreurs que je n’ai pas commises. Juste parce que c’est moi ! Ton noviciat a-t-il été aussi dur, Nynaeve ?

— Mon noviciat ? répéta l’ancienne Sage-Dame, mal à l’aise.

Elle aurait préféré que Talaan ne mentionne pas de nouveau une pendaison par les pieds…

— Eh bien… Hum… Il vaut mieux que tu ne le saches pas…

Quatre générations de femmes capables de canaliser, alors que la transmission entre mère et fille était déjà une exception… La Tour Blanche serait plus que prête à accueillir Talaan. Mais ça n’arriverait pas…

— Je suppose que Caire et Tebreille s’adorent aussi, fit Nynaeve histoire de changer de sujet.

Talaan eut un rictus.

— Ma tante est menteuse et manipulatrice. Elle se réjouit chaque fois qu’elle peut humilier ma mère. Mais elle ne s’en tirera pas comme ça. Un jour, tante Tebreille se retrouvera sur un petit bateau et sous les ordres d’une Maîtresse des Voiles tyrannique.

Talaan sursauta parce qu’un domestique approchait dans son dos. L’angoisse la ramena à ses moutons, et elle recommença à regarder nerveusement autour d’elle :

— Pendant les cours, tu ne peux pas parler, mais n’importe quel autre moment fera l’affaire. Dis simplement que je vais aller à la tour, et elles ne pourront rien faire. Tu es une Aes Sedai.

Nynaeve dévisagea son interlocutrice. Lors de la leçon suivante, les Atha’an Miere se vengeraient, et elle aurait intérêt à numéroter ses abattis. Cette petite idiote n’avait-elle donc pas vu ce qu’on venait de lui infliger ?

— Je comprends que tu veuilles partir, Talaan, mais…

— Merci, coupa la jeune fille en s’inclinant. Merci !

À la vitesse du vent, elle repartit d’où elle venait.

— Attends ! cria Nynaeve. (Elle la poursuivit sur quelques pas puis renonça.) Reviens ! Je ne t’ai rien promis.

Des domestiques tournèrent la tête vers l’ancienne Sage-Dame et continuèrent à la lorgner du coin de l’œil en retournant à leurs occupations.

Peu désireuse de tomber sur Zaida et les autres, Nynaeve fit demi-tour. Si elle ne faisait rien, la petite dinde allait sans nul doute claironner qu’elle irait bientôt à la tour, parce que l’Aes Sedai le lui avait promis.

Misère… C’était ce qu’elle raconterait dans tous les cas, très probablement.

— Tu viens d’avaler une mirabelle pourrie ? demanda Lan en approchant.

Un grand et bel homme dans sa veste verte bien coupée… Depuis quand était-il là ? Il semblait impossible qu’un type si imposant, tant mentalement que physiquement, puisse passer inaperçu comme ça. Même sans sa cape-caméléon…

— Non, un plein panier…, souffla Nynaeve en se blottissant contre le torse de son mari.

C’était si bon d’être près de lui tandis qu’il lui caressait les cheveux – même si le pommeau de son épée lui taquinait les côtes. Et s’il y avait des curieux avides d’observer cette manifestation publique de tendresse, grand bien leur fasse ! De toute façon, les désastres se succédaient en rangs serrés. Même si elle disait à Zaida et consorts qu’elle n’avait pas l’intention de recruter Talaan, ces maudites femmes l’écorcheraient vive. Et elle ne pourrait pas le cacher à Lan, cette fois. En supposant qu’elle ait réussi le premier coup… Reanne et les autres seraient bientôt au courant, puis Alise… La traitant comme elles traitaient Merilille, elles ignoreraient ses ordres et lui témoigneraient à peu près autant de respect que les Régentes des Vents en accordaient à Talaan. Elle finirait par devoir surveiller Alivia, et une quelconque catastrophe en résulterait. Une misère de plus… Ces derniers temps, collectionner les humiliations devenait sa spécialité. Et tous les quatre jours, elle devrait quand même officier sous l’œil de Zaida et des autres.

— Te souviens-tu comment tu m’as convaincue de rester dans nos appartements, hier matin ? demanda-t-elle.

Levant les yeux, elle eut le temps de voir passer un sourire sur les lèvres de Lan. Bien entendu qu’il s’en souvenait.

Nynaeve se sentit rosir. Se vanter auprès de ses amies était une chose, mais faire des avances à son mari, quand même…

— Bon, je veux que tu me ramènes chez nous et que tu m’empêches d’enfiler des vêtements pendant une bonne année.

Au début, Nynaeve avait assez mal pris l’initiative de Lan. Mais il avait une manière très particulière de la calmer…

Le Champion éclata de rire. Après un moment, sa femme l’imita. Pourtant, elle aurait eu envie de pleurer. Parce qu’elle ne plaisantait pas…

Son statut de femme mariée lui épargnait de devoir partager un lit avec une autre femme – ou deux – et lui donnait le droit d’avoir un salon. Pas grand, mais douillet, avec une bonne cheminée, une petite table et quatre chaises. Lan et elle n’avaient besoin de rien d’autre…

Hélas, tous les rêves d’intimité sombrèrent dès qu’ils furent entrés dans le fameux salon.

Au milieu de la pièce, la Première Servante attendait avec une grâce de reine. Tirée à quatre épingles, comme toujours, elle n’avait pas l’air très contente. Dans un coin, un type mal foutu, une horrible verrue sur le nez, attendait aussi, un sac pendu à son épaule.

— Cet homme prétend détenir quelque chose que vous voulez à tout prix, annonça maîtresse Harfor après une rapide révérence.

« Très rapide » aurait été plus juste. Sauf avec Elayne, Reene ne perdait jamais de temps en ronds de jambe.

— Inutile de vous dire que je n’aime pas son allure, fit-elle, aussi mécontente contre l’Aes Sedai que contre le visiteur.

Dans son état d’épuisement, Nynaeve se serait crue incapable de s’unir à la Source. Stimulée par l’angoisse d’être face à un tueur, elle y parvint pourtant. Sans doute parce qu’il avait vu un changement sur son visage, Lan fit un pas vers l’homme à la verrue. Sa main ne vola pas sur son épée, mais à voir sa posture, on aurait cru qu’il l’avait déjà dégainée. Comment parvenait-il à lire ses pensées, alors qu’il était lié à une autre sœur ? Nynaeve l’ignorait, mais ça lui réchauffait le cœur. En puissance pure, elle s’était montrée l’égale de Talaan, mais là, elle aurait été incapable de renverser une chaise avec le Pouvoir.

— Je n’ai jamais…, commença-t-elle.

— Excuse-moi, maîtresse, fit l’ignoble type, mais maîtresse Thane a dit que tu voulais me voir sans attendre. Une affaire qui concerne le Cercle des Femmes, paraît-il. Au sujet de Cenn Buie.

Nynaeve sursauta et se souvint juste à temps qu’il y avait un témoin.

— Oui, souffla-t-elle en étudiant l’homme.

Voir autre chose que sa verrue était difficile. Pourtant, elle aurait juré ne l’avoir jamais rencontré. Le Cercle des Femmes ? Aucun homme n’aurait été mêlé à ces affaires-là. C’était ultrasecret…

Prudente, la jeune femme resta en contact avec la Source.

— Je me souviens, à présent. Merci, maîtresse Harfor. Je parie que le devoir vous appelle…

Au lieu de saisir la perche, la Première Servante hésita, l’air suspicieuse. Puis elle regarda le type, évalua Lan de la tête aux pieds et se détendit.

— Je me retire, donc… Sans nul doute, le seigneur Lan saura contrôler ce… personnage.

Vibrante d’indignation, Nynaeve eut du mal à attendre que la porte se soit refermée sur Reene.

— Qui es-tu ? demanda-t-elle au pathétique verruqueux. D’où tiens-tu ce que tu m’as dit ? Tu ne viens pas de Deux-Rivières…

La silhouette de l’homme… ondula, il n’y avait pas d’autre mot. S’étirant en hauteur, il devint soudain Rand, avec ses horribles têtes de dragon sur le dos des mains… Où avait-il appris à faire ça ? Et auprès de qui ?

Nynaeve résista à l’envie de se déguiser aussi, pour lui montrer qu’il n’était pas le seul à maîtriser ce truc.

— Je vois que tu n’as pas suivi ton propre conseil, Lan, dit Rand comme si la jeune femme n’était pas là. Mais pourquoi la laisses-tu jouer à l’Aes Sedai ? Même si les vraies sœurs tolèrent ça, elle risque de se blesser.

— Berger, elle est une Aes Sedai, désormais, répondit Lan sans regarder sa femme. (Et en ayant toujours l’air prêt à dégainer son épée.) Quant au reste, eh bien… Parfois, une femme est plus forte qu’un homme. Et toi, tu l’as suivi, ce conseil ?

Rand étudia Nynaeve. Même quand elle tira sur son châle, faisant osciller les franges jaunes, il parut ne pas en croire ses yeux.

— Non. Tu avais raison… Parfois, on est trop faible pour faire ce qui s’impose.

— De quoi parlez-vous, tous les deux ? lança Nynaeve.

— Des histoires d’hommes…, éluda Lan.

— Tu ne comprendrais pas, assura Rand.

Nynaeve haussa les épaules. Les conversations d’hommes, c’étaient neuf fois sur dix des ragots et des bavardages. Au mieux !

À contrecœur, elle se coupa de la Source. Face à Rand, elle n’avait pas besoin de se protéger, mais le contact avec le Pouvoir était toujours agréable, même quand on tenait à peine debout.

— Au sujet de Cairhien, nous savons, Rand, dit-elle en se laissant tomber sur une chaise.

Ces maudites Atha’an Miere l’avaient vidée de ses forces.

— C’est pour ça que tu es ici, vêtu comme un vagabond ? Si tu essaies de te cacher de tes agresseurs, qui que…

Nynaeve n’alla pas plus loin. Rand avait l’air fatigué. Plus dur qu’avant, certes, mais épuisé. Pourtant, il ne s’était pas assis. Bizarrement, comme Lan, il semblait prêt à dégainer une épée… qu’il ne portait pas. La tentative d’assassinat lui avait peut-être ouvert les yeux.

— Rand, Egwene peut t’aider…

— Je ne me cache pas vraiment… Ou en tout cas, juste le temps de tuer quelques types qui ne méritent plus de vivre.

On aurait cru entendre parler Alivia ! Et pourquoi les deux hommes continuaient-ils de se surveiller du coin de l’œil en faisant semblant de rien ?

— Et comment pourrait-elle m’aider, Egwene ?

Rand posa son sac sur la table avec un bruit indiquant qu’il était plein.

— Elle aussi, c’est une Aes Sedai ?

Une idée qui semblait amuser Rand…

— Elle est ici ? Vous trois et deux vraies sœurs… Deux seulement ! Mais je n’ai pas de temps pour ça. Je voudrais que tu gardes quelque chose jusqu’à ce que…

— Egwene est la Chaire d’Amyrlin, stupide berger !

Interrompre quelqu’un, quel bonheur, pour une fois…

— Elaida est une usurpatrice. J’espère que tu as eu l’intelligence de te tenir loin d’elle. Si tu la rencontres, tu ne repartiras pas sur tes deux jambes, crois-moi. Ici, il y a cinq vraies sœurs, dont moi, et quelque trois cents autres marchent avec Egwene – et une armée prête à renverser Elaida. Et toi, regarde-toi ! Pour parler, tu es très fort, mais quelqu’un a tenté de te tuer et tu rôdes par ici vêtu comme un garçon d’écurie. Où serais-tu plus en sécurité qu’avec Egwene ? Même tes Asha’man hésiteraient face à trois cents sœurs.

Bien envoyé, ça ! En vain, Rand tenta de cacher sa surprise.

— Tu serais étonnée par l’audace de mes Asha’man, finit-il par dire. Je suppose que Mat est avec l’armée d’Egwene.

Rand porta une main à sa tête et tituba. Très légèrement, mais Nynaeve bondit de sa chaise avant qu’il ait eu le temps de se rétablir. S’ouvrant au saidar au prix d’un gros effort, elle prit la tête de Rand entre ses mains et tissa autour de lui un réseau spécial permettant de détecter des blessures. Sans succès, elle avait cherché un moyen de diagnostic plus sûr que cette méthode. Mais au fond, c’était assez fiable…

L’ancienne Sage-Dame en eut le souffle coupé. Au courant de la blessure au flanc reçue par Rand à Falme – une pustule maléfique inguérissable –, elle ignorait qu’il en avait récolté une autre au même endroit, superposée à la première. Une plaie tout aussi souillée et insensible à l’action du Pouvoir. Alors qu’elle n’en avait aucune envie – cette seule idée la rendait malade – elle essaya quand même, et quelque chose fit obstacle au flux de saidar. Une sorte de protection invisible. Du saidin ?

Cessant de canaliser, la jeune femme recula. Fatiguée ou pas, elle resta unie à la Source. Pour s’en séparer, il lui faudrait faire un effort… Aucune sœur ne pouvait penser sans appréhension à la partie masculine du Pouvoir.

Rand la regardait calmement, ce qui la fit frissonner. Désormais, il ne ressemblait plus du tout au Rand al’Thor qu’elle avait vu grandir. Une chance que Lan soit là, et tant pis si reconnaître qu’il la rassurait n’était pas facile.

Le Champion, s’avisa Nynaeve, ne s’était pas détendu. Même s’il bavardait avec Rand, glosant sur la bière et le tabac, comme dans une taverne, il le jugeait dangereux. Et l’ancien berger de Deux-Rivières semblait le savoir et trouver ça justifié.

— Rien de tout ça n’est important, dit-il en se tournant vers la table.

Parlait-il de ses blessures ou de la localisation actuelle de Mat ? Ouvrant le sac, il en sortit deux statuettes d’un pied de haut. Un type barbu à l’air très sage et une femme tout aussi sereine, les deux en tunique ample et tenant une sphère de cristal. À voir la tension des muscles de Rand, les sculptures étaient plus lourdes qu’on aurait pu le croire.

— Je veux que tu caches ces statues jusqu’à ce que j’envoie quelqu’un les chercher.

Une main sur la statuette de femme, Rand hésita.

— Et te chercher aussi, parce que j’aurai besoin de toi quand je m’en servirai. Quand nous nous en servirons ! Lorsque je me serai occupé de ces hommes. C’est prioritaire.

— Nous en servir ? répéta Nynaeve, dubitative.

Pourquoi une tuerie était-elle prioritaire ? Mais ce n’était pas la question essentielle…

— Nous en servir pour quoi, Rand ? Ce sont des ter’angreal ?

Le jeune homme hocha la tête.

— Avec ces artefacts, tu pourras toucher le plus grand sa’angreal conçu pour une femme. Il est enterré sur l’île de Tremalking, je pense, mais ça n’est pas gênant.

Rand posa la main sur la statue de l’homme.

— Avec ce ter’angreal, je pourrai toucher le pendant masculin de ton sa’angreal. Un jour, quelqu’un m’a dit qu’un homme et une femme, avec ces sa’angreal, seraient en mesure de défier le Ténébreux. Nous verrons le moment venu, mais en attendant, je pense que ces deux artefacts seront suffisants pour purifier le saidin.

— Si c’était possible, pourquoi ça n’aurait pas été fait durant l’Âge des Légendes ? demanda Lan, très calme.

Comme une lame qu’on tire lentement de son fourreau.

— Tu as dit naguère que je pourrais blesser Nynaeve, berger…

Si impossible que ça puisse paraître, le ton de Lan devint encore plus dur.

— Toi, tu risques de la tuer.

Et ça, le Champion entendait bien l’empêcher.

Rand soutint le regard glacial de Lan.

— Je ne sais pas pourquoi ça n’a pas été fait, et je m’en fiche. Il faut essayer.

Nynaeve se mordit la lèvre inférieure. Selon elle, pour Rand, il s’agissait d’une conversation publique – sa façon de passer du particulier au général, sans transition, lui donnait parfois le tournis – mais elle ne se formalisait pas que Lan ait parlé alors que ce n’était pas son tour. S’il avait une forte tendance à déraper ainsi, elle aimait son côté direct.

À part ça, elle devait réfléchir. Pas à sa décision, ça, c’était déjà fait, mais à sa mise en œuvre. Rand risquait de ne pas aimer, et Lan détesterait. Les hommes voulaient toujours n’en faire qu’à leur tête. Souvent, il fallait leur rappeler que ça ne fonctionnait pas ainsi.

— C’est une merveilleuse idée, dit Nynaeve.

Pas vraiment un mensonge. Comparée à l’autre option, c’était vraiment une bonne idée.

— Pourquoi devrais-je attendre ici que tu me sonnes comme une vulgaire servante ? Je t’épaulerai, mais nous partirons tous ensemble.

Gagné ! Les deux hommes n’aimaient pas ça du tout…


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