Prologue Neige

Trois lanternes diffusaient une lumière vacillante mais assez forte pour éclairer la petite pièce aux murs et au plafond blanchis à la chaux. Seaine gardait pourtant les yeux rivés sur la lourde porte de bois. Un comportement illogique, elle le savait. Et même stupide pour une représentante de l’Ajah Blanc. Son tissage de saidar, sur l’encadrement de la porte, lui permettait de capter les lointains échos de bruits de pas, dans le labyrinthe de couloirs. Des murmures qui s’évanouissaient à peine les avait-elle entendus…

Ce tissage très simple, Seaine le tenait d’une amie, à l’époque depuis longtemps révolue de son noviciat. Grâce à ce « truc », elle serait avertie longtemps à l’avance si quelqu’un approchait. Cela dit, très peu de gens s’aventuraient jusqu’au deuxième sous-sol de la Tour Blanche.

Le tissage charria jusqu’à ses oreilles des couinements étouffés de rats. Par la Lumière ! Depuis quand n’y avait-il plus eu de rats à Tar Valon et dans la tour ? Certains de ces rongeurs espionnaient-ils pour le compte du Ténébreux ?

Troublée, Seaine se passa la langue sur les lèvres. La logique n’avait rien à voir avec tout ça. Si absurde que ce fût, c’était ainsi.

La sœur blanche faillit éclater de rire. Non sans effort, elle s’empêcha de sombrer dans l’hystérie. À tout prix, elle ne devait pas penser aux rats.

Concentre-toi sur autre chose.

Dans le dos de Seaine, un cri retentit – très bref et vite suivi d’un gémissement.

Concentre-toi ! Refuse d’entendre !

Si ses compagnes et elle se retrouvaient dans cette pièce, c’était en partie parce que les dirigeantes des Ajah semblaient enclines aux réunions secrètes. Dans une alcôve discrète de la bibliothèque, n’avait-elle pas surpris Ferane Neheran en pleine conversation (à voix basse) avec Jesse Bilal – une sœur très haut placée dans la hiérarchie de l’Ajah Marron, si elle n’était pas à sa tête ? Avec Suana Dragand, de l’Ajah Jaune, Seaine pensait être sur un terrain moins glissant. Pensait… Mais pourquoi Ferane et Suana, toutes deux vêtues d’un manteau ordinaire, étaient-elles allées se promener dans un coin isolé du complexe de la tour ?

Même si la froideur était de mise, les représentantes des différents Ajah se parlaient toujours. Toutes avaient vu des scènes similaires – sans préciser de nom pour leur propre Ajah, bien entendu, bien que deux d’entre elles aient mentionné Ferane.

Une énigme perturbante. Ces derniers temps, la Tour Blanche était un marigot où tous les Ajah se sautaient à la gorge. Malgré ça, les dirigeantes se voyaient en secret…

À part les membres de l’Ajah concerné, personne ne savait qui était à sa tête. Quoi qu’il en soit, les chefs semblaient bel et bien se connaître. Que mijotaient-elles ? Oui, quoi donc ? Dommage que Seaine n’ait pas osé poser la question à Ferane, pourtant ouverte aux franches conversations. Mais ce n’était vraiment pas le moment…

Concentrée ou pas, Seaine ne parvint pas à rester focalisée sur le sujet. Si elle fixait la porte et tentait de résoudre des énigmes, c’était pour ne pas regarder derrière elle. Dans son dos, où retentissaient les gémissements et les cris étouffés…

Comme si y penser l’obligeait à le faire, elle se tourna vers ses compagnes, le souffle de plus en plus court et heurté. Très haut au-dessus de sa tête, il neigeait sur Tar Valon. Ici, on crevait de chaud.

La sœur blanche se força à voir ce qu’il y avait devant ses yeux.

Son châle à franges marron posé sur les bras, Saerin, bien campée sur ses jambes, pianotait sur le manche du couteau d’Altara glissé à sa ceinture. Malgré son teint olivâtre, elle était assez blême (de rage) pour qu’on distingue très bien la cicatrice qui lui barrait la joue.

Au premier coup d’œil, Pevara semblait plus calme. Pourtant, une main serrant nerveusement le devant de sa jupe brodée de rouge, elle brandissait dans l’autre le Bâton des Serments – un cylindre d’ivoire – comme s’il s’agissait d’une massue qu’elle avait la ferme intention d’utiliser. D’ailleurs, c’était peut-être le cas. Bien plus dure que le laissait penser sa silhouette enveloppée, Pevara était assez déterminée pour que Saerin, en comparaison, passe pour une douce agnelle.

De l’autre côté du Siège du Repentir, la petite Yukiri avait les bras enroulés autour du torse et les longues franges gris argent de son châle ondulaient au rythme de ses tremblements. Après s’être humidifié les lèvres avec la langue, elle jeta un regard angoissé à la femme qui se tenait à ses côtés.

Ressemblant plus à un garçon efféminé qu’à une sœur jaune de très haut niveau, Doesine restait de marbre face aux événements en cours. C’était pourtant elle qui manipulait les tissages dirigés vers le Siège. Les yeux braqués sur le ter’angreal, elle se concentrait sur sa tâche au point d’en avoir le front lustré de sueur.

Toutes les sœurs présentes étaient des représentantes – y compris la grande blonde qui se tortillait sur le Siège.

En nage, Talene avait les cheveux plaqués sur le front et son chemisier de lin lui collait à la peau. Dans un coin de la pièce, ses autres vêtements gisaient en tas. Ses paupières baissées se contractant sans cesse, elle gémissait pour implorer une clémence qu’elle n’avait aucune chance d’obtenir.

L’estomac noué, Seaine ne parvint pas à détourner le regard. Talene était son amie. Enfin, une ancienne amie.

Malgré son nom, le ter’angreal ne ressemblait pas du tout à un siège. Nul n’aurait su dire de quel matériau était fait ce gros bloc rectangulaire couleur gris marbré. Sauf sur le dessus, l’artefact était dur comme de l’acier. À l’endroit où était étendue la sœur verte d’habitude imperturbable, la matière, très souple, s’adaptait à son corps, si violemment qu’elle remuât. Les tissages de Doesine pénétraient dans le bloc via la seule ouverture, un trou rectangulaire de la taille d’une paume situé sur un côté et entouré d’encoches ménagées à intervalles irréguliers. À Tar Valon, les criminels finissaient dans cette salle, où ils subissaient l’épreuve du Siège du Repentir – une expérience qui les forçait à vivre les conséquences soigneusement sélectionnées de leurs forfaits. Une fois libérés, tous fuyaient l’île…

Distraitement, Seaine se demanda si cet usage du siège correspondait à celui qui était en vigueur durant l’Âge des Légendes.

— Que voit-elle ? ne put-elle s’empêcher de demander à voix basse.

Talene faisait bien plus que voir ! Pour elle, tout devait sembler réel. La Lumière en soit louée, elle n’avait pas de Champion – un cas de figure presque unique pour une sœur verte. Selon elle, une représentante pouvait fort bien s’en passer. Aujourd’hui, cette déclaration prenait un tout autre sens…

— Des maudits Trollocs la fouettent, croassa Doesine avec un rien d’accent cairhienien.

La preuve, s’il en fallait une, qu’elle était tendue à craquer.

— Quand ils auront fini… Elle voit un gros chaudron chauffer sur un feu et sait qu’un Myrddraal la reluque. La suite, elle ne peut pas l’ignorer, ce sera l’un ou l’autre… Que la Lumière me brûle si elle ne craque pas, cette fois !

Doesine s’essuya rageusement le front.

— Cesse de m’interrompre avec tes questions. Il y a longtemps que je n’ai pas fait ça…

— Trois fois qu’elle y passe…, murmura Yukiri. Les pires bandits craquent sous le poids de leur culpabilité – entre autres choses – après deux séances. Et si elle était innocente ? C’est comme si nous volions des moutons sous le regard de leur berger…

Même tremblante, Yukiri parvenait à conserver son allure de reine. En revanche, ses propos restaient dans le ton de ce qu’elle était jadis, à savoir une villageoise.

Elle foudroya du regard ses compagnes.

— La loi interdit d’utiliser le Siège sur des initiées. Nous risquons nos postes, rien de moins ! Et si nous exclure du Hall ne suffit pas, on nous bannira ! Cerise sur le gâteau, on nous fouettera avant de nous laisser partir. Que la Lumière me brûle ! Si nous nous trompons, nous risquons d’être calmées !

Seaine frissonna. Si leurs soupçons étaient justes, elles échapperaient au moins à ce sort terrible. Non, pas leurs soupçons, leurs certitudes ! Elles ne pouvaient pas s’être trompées.

Même si elles avaient raison, Yukiri parlait d’or sur tous les autres points. Les lois de la Tour Blanche ne se souciaient pas de la « nécessité » ni de quelque « intérêt supérieur ». Cela dit, si elles ne se trompaient pas, le jeu en valait la chandelle.

Lumière, fais que nous soyons dans le vrai, je t’en conjure !

— Es-tu sourde et aveugle ? cria Pevara en menaçant Yukiri avec le Bâton des Serments. Elle a refusé de prêter de nouveau le serment qui interdit de mentir. Ça ne peut pas être seulement à cause de l’imbécile fierté des sœurs vertes, surtout après que nous l’eûmes toutes fait sans protester. Quand je l’ai isolée de la Source, elle a essayé de me poignarder. Est-ce le comportement d’une innocente ? Allons, réponds ! Pour ce qu’elle en savait, nous voulions peut-être lui parler jusqu’à ce que nos langues se dessèchent. Pourquoi aurait-elle craint autre chose ?

— Merci à toutes les deux d’enfoncer des portes ouvertes, lâcha Saerin. Yukiri, il est trop tard pour revenir en arrière – donc, autant avancer ! Pevara, si j’étais toi, je ne m’en prendrais pas à une des quatre femmes à qui je peux me fier dans cette tour.

Empourprée, Yukiri tira sur son châle et Pevara eut l’air un rien penaude. Un rien. Bien que toutes ces femmes soient des représentantes, Saerin semblait avoir pris l’ascendant sur les autres. Seaine n’aurait su dire ce qu’elle en pensait…

Quelques heures plus tôt, Pevara et elle étaient deux vieilles amies menant une quête dangereuse. Des égales qui prenaient leurs décisions ensemble. Désormais, elles avaient des alliées, et la sœur blanche aurait dû s’en réjouir. Mais elles ne se trouvaient pas dans le Hall et ne pourraient donc pas se réfugier derrière leurs prérogatives de représentantes.

Le système hiérarchique de la tour reprenait ses droits avec toutes les discriminations subtiles – ou pas si subtiles que ça – qui déterminaient la domination des unes sur les autres.

Saerin, si on voulait creuser, avait été novice puis Acceptée beaucoup plus longtemps que ses compagnes. Mais ses quarante ans de mandat au Hall pesaient bien plus lourd que ça. Avant de prendre une décision, si elle daignait demander l’avis de Seaine, celle-ci aurait toutes les raisons de s’en réjouir. Si stupide que ce soit, en avoir conscience était dérangeant pour la sœur blanche – comme une épine dans son talon, oui…

— Les Trollocs la traînent vers le chaudron, annonça Doesine.

Un gémissement s’échappa des mâchoires serrées de Talene. Tremblant si fort qu’elle donnait l’impression de vibrer, elle marmonna :

— Je ne sais pas si je peux… si je veux que ces fichus…

— Réveillez-la ! ordonna Saerin sans même consulter ses compagnes du regard. Yukiri, cesse de bouder et tiens-toi prête.

La sœur grise foudroya Saerin du regard. Malgré tout, quand Doesine relâcha ses tissages, Talene ouvrant soudain ses grands yeux bleus, la reine villageoise tissa le saidar et enveloppa la prisonnière d’un bouclier qui l’isolerait de la Source.

Saerin commandait, tout le monde le savait, et il n’y avait rien à faire. Une épine très pointue, oui !

Le bouclier se révéla presque superflu. Terrifiée, Talene haletait comme si elle venait de courir des lieues et des lieues. Sous elle, depuis que Doesine ne canalisait plus, le sommet mou du Siège ne s’adaptait plus à ses mouvements. Les yeux écarquillés, elle fixa un moment le plafond puis tenta de baisser les paupières, mais elles se relevèrent d’elles-mêmes. À l’évidence, les souvenirs qui défilaient dans son esprit lui retournaient l’estomac.

Pevara approcha du Siège et braqua sur Talene le Bâton des Serments.

— Renie toutes tes autres allégeances et prête de nouveau les Trois Serments ! cria-t-elle.

Talene eut un mouvement de recul, comme si le Bâton était un serpent venimeux. Quand Saerin se pencha vers elle, la sœur verte se tortilla de plus belle.

— La prochaine fois, Talene, tu finiras dans le chaudron. Ou entre les bras affectueux du Myrddraal.

Le visage déjà dur, Saerin parlait d’un ton qui aurait glacé les sangs d’un Trolloc.

— Et on ne te réveillera pas au dernier moment… Si ça ne suffit pas, nous recommencerons encore et encore, tant pis si nous devons rester ici jusqu’à l’été !

Doesine fit mine de protester puis renonça avec une grimace qui en disait long. Dans ce groupe, elle seule savait faire fonctionner le Siège. Pourtant, on ne lui accordait pas plus de considération qu’à Seaine.

Ses yeux pleins de larmes rivés sur Saerin, Talene éclata en sanglots. Aveuglée, elle tendit une main et tâtonna jusqu’à ce que Pevara lui glisse le Bâton entre les doigts.

S’unissant à la Source, cette même Pevara canalisa un filament d’Esprit dans l’artefact.

Serrant le Bâton à s’en faire blanchir les phalanges, Talene n’ouvrit pas la bouche.

— Doesine, lâcha Saerin, je crois qu’il est temps de la rendormir.

À travers ses sanglots, Talene réussit à marmonner quelques mots :

— Je renie toutes mes autres allégeances.

Un hurlement déchirant se répercuta dans la pièce.

Seaine sursauta puis déglutit péniblement. D’expérience, elle savait ce qu’il en coûtait de renier un seul serment. Renoncer à tous à la fois devait être… Eh bien, elle avait la réponse sous les yeux.

Talene cria jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’air dans ses poumons. Puis elle inspira à fond et recommença à hurler. Un instant, Seaine redouta que ça finisse par attirer des curieuses…

Prise de spasmes, la grande sœur verte battit des bras et des jambes. Puis elle se cambra au point que seuls ses talons et sa tête touchaient encore la surface grise. Tous les muscles tendus, elle se tétanisa.

La crise cessa d’un coup et elle retomba sur la surface grise, inerte et pleurant comme une enfant perdue. Alors que le Bâton glissait de ses doigts gourds, Yukiri murmura ce qui semblait être une prière.

— Par la Lumière…, souffla Doesine. Par la Lumière… Par la Lumière…

Pevara saisit le Bâton et le glissa de nouveau entre les doigts de la sœur verte. Dans des circonstances pareilles, l’amie de Seaine ignorait jusqu’à l’existence du mot « pitié ».

— Maintenant, prête les Trois Serments, ordonna-t-elle.

Un instant, il sembla que Talene allait refuser. Mais elle répéta lentement les serments qui faisaient de ces six femmes des Aes Sedai et qui les unissaient. Ne jamais prononcer un mot qui ne soit pas la vérité. Ne jamais fabriquer une arme destinée à tuer un être humain. Ne jamais utiliser le Pouvoir de l’Unique comme une arme, sauf pour défendre sa vie, celle de son Champion ou celle d’une autre sœur.

Quand elle eut fini, Talene recommença à trembler et pleura en silence. Sans doute parce que les Serments se refermaient douloureusement sur elle. Au début, l’expérience n’avait rien d’agréable.

Sans doute…

Pevara énonça le serment supplémentaire que la sœur verte allait devoir prêter. Talene tressaillit, mais elle répéta docilement :

— Je jure de vous obéir aveuglément à toutes les cinq.

Des larmes aux yeux, elle continua à regarder dans le vide.

— Réponds-moi franchement, dit Saerin. Es-tu membre de l’Ajah Noir ?

— Oui.

Comme si sa gorge était rouillée, Talene croassait plus qu’elle parlait.

À sa grande surprise, Seaine se pétrifia. Une réaction étrange, alors qu’elle s’était lancée sur la piste de l’Ajah Noir dont beaucoup de sœurs mettaient l’existence en question. S’alliant à une autre sœur – une représentante –, elle avait aidé à transporter Talene, saucissonnée dans des flux d’Air, le long des couloirs déserts du sous-sol, et violé une bonne dizaine de lois de la tour – sans parler de quelques crimes majeurs commis en passant. Tout ça pour pouvoir poser une question à laquelle elle connaissait déjà la réponse. Maintenant, c’était clair : l’Ajah Noir existait, et elle avait devant elle un Suppôt des Ténèbres qui portait… le châle. Une sœur noire !

Faire face à la réalité de l’Ajah Noir se révélait bien plus difficile que postuler son existence. Pour ne pas claquer des dents, Seaine dut serrer les mâchoires. Il fallait garder son calme et penser rationnellement. Même si des cauchemars soudain faits chair arpentaient les corridors de la tour.

Entendant un profond soupir, Seaine comprit qu’elle n’était pas la seule dont le monde venait de s’écrouler.

Bien que secouée, Yukiri riva les yeux sur Talene. Quoi qu’il arrive, elle garderait cette traîtresse coupée de la Source, quitte à se carboniser !

Troublée, Doesine lissait distraitement sa jupe jaune.

Seules Saerin et Pevara semblaient sereines.

— Bien…, souffla Saerin. L’Ajah Noir…

Elle inspira à fond et parla d’un ton plus brusque :

— Plus besoin de bouclier, Yukiri… Talene, tu ne tenteras pas de t’enfuir ni de résister. Et tu ne toucheras pas la Source sans avoir la permission de l’une de nous cinq. Ou de quiconque prendra notre suite quand nous t’aurons livrée. Yukiri ?

Le tissage se dissipa autour de Talene, mais l’aura du saidar continua d’envelopper Yukiri. À croire qu’elle doutait de l’efficacité du Bâton sur une sœur noire.

— Avant de la livrer à Elaida, dit Pevara, je veux lui arracher autant d’informations que possible. Des noms, des lieux, n’importe quoi… Tout ce qu’elle sait !

La famille de Pevara avait succombé sous les coups de Suppôts des Ténèbres. Pour traquer les sœurs noires, l’amie de Seaine était prête à s’exiler.

Sur le Siège, Talene émit un son à mi-chemin entre le rire amer et le sanglot.

— Si vous faites ça, nous crèverons toutes ! Toutes ! Elaida appartient à l’Ajah Noir !

— Impossible ! s’écria Seaine. C’est elle qui m’a ordonné de le traquer.

— Rien n’est impossible…, murmura Doesine. Talene vient de prêter de nouveau les Serments, elle ne peut pas mentir !

Yukiri acquiesça avec ferveur.

— Réfléchissez un peu, grogna Pevara, révulsée. Comme moi, vous savez qu’on peut proférer un mensonge quand on croit que c’est la vérité.

— Surtout quand c’est la vérité, dit Saerin. Quelles preuves as-tu, Talene ? Tu as vu Elaida à vos… réunions ?

Saerin serra très fort le manche de son couteau. Plus que toutes les autres, elle avait dû lutter pour gagner le droit de rester à la tour puis de porter le châle. Pour elle, la Tour Blanche comptait plus que son foyer et sa propre vie. Selon la réponse de Talene, Elaida risquait de ne pas vivre assez longtemps pour comparaître devant le Hall.

— Il n’y a pas de réunions, marmonna Talene. À part le Conseil Suprême, je suppose. Mais Elaida doit être dans le coup. Les sœurs noires ont connaissance de tous les rapports qu’elle reçoit, même les plus secrets. Elles sont informées de tout ce qu’on lui dit et commentent ses décisions avant qu’elle les ait annoncées. Des jours à l’avance, parfois des semaines… Comment est-ce possible, si ce n’est pas elle qui les renseigne ?

Talene se redressa péniblement et tenta de regarder chacune des cinq sœurs dans les yeux. Sa nervosité gâcha l’effet recherché.

— Nous devons filer et trouver un endroit où nous cacher. Je vous dirai tout ce que vous voulez savoir, mais partons avant de nous faire tuer.

Seaine jugea étrange le brusque retournement d’alliance de la sœur verte. Voilà qu’elle disait « nous » en parlant du groupe…

Mais le vrai problème était ailleurs, et elle ne devait pas se cacher la tête dans le sable. Elaida l’avait-elle réellement chargée de débusquer l’Ajah Noir ? D’allusion subtile en allusion subtile, avait-elle eu autre chose en tête ? Comme presque toutes les Aes Sedai, elle montait sur ses grands chevaux dès qu’on mentionnait simplement les sœurs noires. Pourtant…

— Elaida a amplement démontré sa stupidité, dit Saerin, et je regrette de l’avoir soutenue. Mais je refuse de croire qu’elle appartient à l’Ajah Noir. Et pour changer d’avis, il me faudra des preuves plus solides.

Pevara approuva du chef. Étant une sœur rouge, l’Ajah d’origine d’Elaida, elle aurait également besoin d’éléments concrets.

— D’accord, Saerin, dit Yukiri, mais nous ne pourrons pas « retenir » longtemps Talene sans que les sœurs vertes se posent des questions. Sans même mentionner la réaction des sœurs noires. Il faut nous décider vite, sinon, nous serons toujours en train de creuser au fond du puits quand l’orage éclatera.

— Pas question d’en parler à Elaida avant d’être en mesure de blesser grièvement l’Ajah Noir en lui portant un seul coup, trancha Saerin. Ne me contredis pas, Pevara, ça tombe sous le sens !

Pevara afficha son scepticisme mais se tut.

— Si Talene dit vrai, continua Saerin, les sœurs noires savent de quelle mission est chargée Seaine, ou elles l’apprendront bientôt. Nous devons donc assurer sa sécurité. À cinq, en la comptant, ce ne sera pas facile, d’autant que nous ne pourrons nous fier à personne sans avoir de preuves irréfutables. Au moins, nous tenons Talene. Qui sait ce que nous apprendrons avant de l’avoir totalement vidée de son jus ?

Talene voulut montrer qu’elle était prête à collaborer, mais personne ne lui accorda une once d’attention.

Seaine sentit sa gorge devenir plus sèche que du vieux parchemin.

— Nous ne serons peut-être pas si seules que ça, dit Pevara sans enthousiasme. Seaine, parle-leur de ton plan avec Zerah et ses amies.

— Un plan ? répéta Saerin. Qui est cette Zerah ? Seaine ? Seaine !

La sœur blanche sursauta.

— Quoi ? Oh… ! Pevara et moi nous avons découvert un petit groupe de rebelles, ici, à la tour. Dix sœurs chargées de prêcher la révolte.

Saerin voulait garantir sa sécurité, non ? Sans même lui demander ce qu’elle en pensait. Alors qu’elle était une représentante, comme toutes les autres, et une Aes Sedai depuis près de cent cinquante ans. Quel droit avait Saerin, ou quiconque d’autre, de… ?

— Avec Pevara, nous avons commencé à étouffer cette sédition. Une de ces femmes, Zerah Dacan, a déjà prêté le même serment supplémentaire que Talene. Cet après-midi, elle devrait emmener dans ma chambre Bernaile Gelbarn, une autre rebelle, sans éveiller ses soupçons…

Par la Lumière ! n’importe quelle sœur, hors de cette pièce, pouvait être une « noire »…

— Après, nous utiliserons ces deux-là pour en appâter une troisième, et ainsi de suite. Bien sûr, nous leur poserons la question essentielle, comme à Talene. Je l’ai fait avec Zerah.

L’Ajah Noir était peut-être déjà informé qu’elle le traquait. Comment Saerin comptait-elle la garder en sécurité ?

— Les sœurs qui donneront la mauvaise réponse seront interrogées sans douceur. Le châtiment des autres sera de combattre l’Ajah Noir sous nos ordres.

Comment, par la Lumière ?

Après la tirade de Seaine, ses compagnes débattirent pendant un moment – la preuve que Saerin ne savait pas que décider.

Yukiri plaida pour que Zerah et ses complices soient livrées immédiatement à la justice de la tour, à condition que ça ne conduise pas à exposer leur propre situation vis-à-vis de Talene.

À contrecœur, Pevara conseilla d’utiliser les rebelles, même si leur propagande consistait pour l’essentiel à répandre des calomnies au sujet de l’Ajah Rouge et des faux Dragons.

Doesine suggéra qu’elles capturent toutes les autres sœurs de la tour pour les forcer à prêter le « serment supplémentaire ». Ses trois compagnes ne la prirent pas au sérieux, ce qui n’avait rien d’étonnant.

Seaine ne s’impliqua pas dans la conversation. En revanche, elle eut la seule réaction adaptée à ces péroraisons. S’isolant dans un coin, elle vomit tripes et boyaux.


Elayne faisait tout son possible pour ne pas claquer des dents. Dehors, le blizzard frappait de nouveau Caemlyn, obscurcissant le ciel de midi au point qu’il soit obligatoire d’allumer toutes les lampes accrochées aux murs lambrissés du salon. Malmenés par les bourrasques, les vitraux des grandes fenêtres en forme d’arche grinçaient sinistrement. Des éclairs les illuminaient et les roulements du tonnerre devenaient assourdissants.

Une tempête de neige, la pire forme d’intempérie hivernale. La plus violente, aussi. Bien sûr, il ne faisait pas vraiment froid dans la pièce, mais…

Se réchauffant les mains au-dessus des flammes de la cheminée, Elayne sentait le froid qui montait du sol, traversait les épais tapis et menaçait même de franchir la barrière de ses pantoufles d’hiver pourtant doublées. Sur sa robe rouge et blanc, le col et les poignets en renard noir étaient du plus bel effet, mais elle n’aurait pas juré qu’ils la réchauffaient plus que les perles cousues sur les manches. Refuser de se laisser affecter par le froid ne signifiait pas qu’elle ne le ressentait pas…

Où était donc Nynaeve ? Et Vandene ?

Elles devraient déjà être arrivées. Moi, je voudrais apprendre à n’avoir plus besoin de dormir, et ces femmes prennent tout leur temps…

Non, elle se montrait injuste. Quelques jours plus tôt, elle avait officiellement revendiqué le Trône du Lion, et depuis, tout le reste lui semblait secondaire. Nynaeve et Vandene avaient d’autres priorités – des responsabilités, auraient-elles dit.

Avec Reanne et les autres « tricoteuses », Nynaeve cherchait un moyen de convaincre les membres épars de la Famille de fuir les pays contrôlés par les Seanchaniens – avant qu’ils les démasquent et leur mettent un collier. Ces femmes avaient un don pour passer inaperçues, mais les envahisseurs, contrairement aux Aes Sedai, ne les tiendraient pas pour de banales Naturelles.

Toujours dévastée par l’assassinat de sa sœur, Vandene se laissait dépérir et devait être hors d’état de donner un conseil à quiconque. Si elle faisait pour de bon la grève de la faim, en réalité, elle pensait exclusivement à capturer le tueur. Quand elle arpentait les couloirs aux heures les plus étranges, on la croyait rendue folle par le chagrin, alors qu’elle tentait de démasquer l’un ou l’autre Suppôt des Ténèbres.

Trois jours plus tôt, l’idée qu’il y en ait dans leurs rangs aurait épouvanté Elayne. Désormais, ce n’était plus qu’une menace parmi d’autres. Plus dérangeante que certaines, sans doute, mais bon…

Nynaeve et Vandene accomplissaient des tâches importantes. Même si Egwene les y avait encouragées et approuvait leur démarche, Elayne aurait aimé qu’elles se dépêchent un peu, et tant pis si c’était très égoïste.

Érudite et très expérimentée, Vandene était une mine d’or en matière de conseils. Après des années de pratique auprès du Conseil du village et du Cercle des Femmes de Champ d’Emond, Nynaeve était une fine politique, même si elle affirmait le contraire.

Que la Lumière me brûle ! J’ai sur les bras des centaines de problèmes, dont un certain nombre ici, au palais, et j’ai besoin d’elle !

Si elle avait son mot à dire, Nynaeve al’Meara deviendrait la prochaine Aes Sedai détachée auprès de la nouvelle reine d’Andor. Elayne avait besoin de toute l’assistance disponible, et les conseillères dignes de foi ne couraient pas les rues.

S’efforçant d’avoir l’air sereine, la jeune femme se détourna de la cheminée. Devant, treize grands fauteuils sculptés avec simplicité mais talent étaient disposés en arc de cercle. Bizarrement, la place d’honneur réservée à la reine était la plus éloignée des flammes. Encore un inconvénient qu’il fallait accepter… Dans sa nouvelle position, Elayne sentit son dos se réchauffer et son ventre refroidir. Dehors, une tempête de neige faisait rage. Sous son crâne, ça tourbillonnait aussi beaucoup.

Se calmer, surtout… Une dirigeante avait autant besoin de sérénité qu’une Aes Sedai.

— Ce doit être les mercenaires, dit-elle sans réussir à occulter complètement sa déception.

Les premiers soldats de ses domaines arriveraient sans doute d’ici à un mois – dès qu’ils sauraient qu’elle était vivante – mais il faudrait attendre le printemps pour que leur nombre soit suffisant. Quant aux hommes recrutés par Birgitte, six mois d’entraînement seraient nécessaires pour qu’ils sachent se tenir en selle et ferrailler en même temps.

— Et des Quêteurs du Cor, si certains acceptent de me servir et de s’engager…

Beaucoup de Quêteurs étaient coincés à Caemlyn par le mauvais temps. Beaucoup trop, selon les citadins. Des trublions toujours en train de faire la foire, de se bagarrer ou de harceler des femmes insensibles à leur charme. Au moins, Elayne les rendrait utiles à quelque chose – à éviter les problèmes, par exemple, au lieu de les provoquer. Enfin, c’était l’idée générale, même si elle avait du mal à s’en convaincre…

— C’est cher, mais le Trésor couvrira les dépenses.

Un temps, en tout cas… Si Elayne ne recevait pas très vite les revenus de ses domaines…

Miracle des miracles, les deux femmes qui se tenaient devant elle réagirent de la même façon.

Dyelin eut un grognement irrité. Vêtue d’une robe vert foncé, elle ne portait aucun bijou à part la grosse broche ronde en argent gravée aux armes de Taravin – la Chouette et le Chêne – qui en fermait le col. Un témoignage de fierté envers sa maison. De trop grande fierté, peut-être, parce que la Haute Chaire de Taravin était une femme des plus orgueilleuses. Ses cheveux blond grisonnant, des rides au coin des yeux, elle continuait pourtant à afficher sa détermination – et sa dureté, très visible dans son regard. L’esprit affûté comme un rasoir – ou peut-être le tranchant d’une épée –, elle était connue pour son franc-parler. Enfin quelqu’un qui ne dissimulait pas ses opinions – avec un peu de chance…

— Les mercenaires connaissent leur métier, dit-elle, non sans dédain, mais ils sont difficiles à contrôler. Quand tu as besoin d’un gant de velours, ils frappent avec une main de fer, et lorsqu’il te faut une main de fer, ils sont occupés ailleurs, le plus souvent à piller. Ils sont loyaux à l’or et à rien d’autre – tant qu’il y en a dans tes coffres. Et à condition que personne ne leur ait proposé un meilleur prix… Pour une fois, je parie que dame Birgitte sera d’accord avec moi.

Bien campée sur ses jambes, les bras croisés, l’archère fit la grimace. Une réaction classique quand on lui donnait du « dame », son nouveau titre. Dès leur arrivée à Caemlyn, Elayne lui avait alloué un domaine. En privé, Birgitte râlait d’abondance à ce sujet et pestait contre l’autre changement qui avait eu lieu dans sa vie. Si elle portait toujours le même style de pantalons, sa courte veste rouge était ornée d’un haut col blanc et de galons brodés d’or.

Dame Birgitte Trahelion, capitaine général de la Garde Royale… Autorisée à tempêter tout son soûl, tant qu’elle ne s’y aventurait pas en public.

— Pour une fois, grogna-t-elle avec un regard peu amical pour Dyelin.

Depuis le début de la matinée, Elayne captait la même chose via leur lien. Sa Championne était agacée, frustrée et déterminée. Mais une partie de ces sentiments était peut-être le reflet de ceux de la future reine. Depuis que le lien les unissait, les deux femmes se ressemblaient de plus en plus, comme des images miroirs. Sur le plan émotionnel, mais pas seulement. Par exemple, les règles d’Elayne étaient désormais décalées d’une semaine pour correspondre à celles de sa Championne.

Peu ravie d’être d’accord avec Dyelin, Birgitte fit bien sentir qu’elle n’avait aucune intention d’acquiescer à tout.

— Elayne, les Quêteurs ne sont guère mieux, maugréa-t-elle. Ils prêtent serment pour partir à l’aventure et se gagner une place dans l’Histoire, s’ils le peuvent. Pas pour élire domicile quelque part et y faire respecter la loi. La plupart ont la grosse tête et regardent les gens de haut. Les autres ne prennent pas des risques quand il le faut – non, ils les cherchent avec une lanterne. Qu’une rumeur circule sur le Cor de Valère, et les deux tiers t’abandonneront en un clin d’œil. Si tu as de la chance…

Dyelin eut un petit sourire, comme si elle venait de marquer un point. Comparées à ces deux-là, l’huile et l’eau étaient de vieilles amies. Avec les autres membres de l’entourage d’Elayne, toutes les deux s’en sortaient pas trop mal, mais entre elles… Eh bien, elles auraient pu se disputer sur la couleur du charbon ! Mais pourquoi « auraient pu » ?

— Mercenaires ou Quêteurs, ce sont presque tous des étrangers. Voilà qui déplaira au peuple aussi bien qu’à la noblesse. Et tu ne voudrais pas provoquer une révolte.

Comme pour ponctuer ces propos, des éclairs déchirèrent le ciel derrière les fenêtres. En mille ans, sept reines d’Andor avaient été renversées par des émeutes. Les deux qui avaient gardé la tête sur les épaules s’étaient sûrement surprises à le regretter.

Elayne ravala un soupir. Sur un des guéridons, le long du mur, une carafe de vin aux épices reposait sur un plateau en torsades d’argent. Du vin tiède, désormais, mais un petit tissage de Feu remédia à ce défaut. Réchauffée, la boisson avait un arrière-goût amer. La jeune femme apprécia quand même la chaleur du gobelet en argent ouvragé entre ses mains. Non sans peine, elle résista à l’envie de réchauffer aussi l’atmosphère avec le Pouvoir. De toute façon, pour que ça dure, elle aurait dû maintenir le tissage.

Sa répugnance à se couper de la Source lorsqu’elle y puisait du saidar enfin maîtrisée – dans une certaine mesure, en tout cas –, Elayne éprouvait depuis peu une envie croissante de se gorger de Pouvoir. Un jour ou l’autre, chaque sœur était confrontée à cette tentation.

D’un geste, la jeune femme fit signe à ses interlocutrices de se servir.

— Vous connaissez la situation, leur dit-elle. À part une crétine, personne ne nierait qu’elle est délicate. Et aucune de vous deux n’est stupide.

La Garde Royale n’était pas plus fiable que les mercenaires. Une poignée de types convenables et deux fois plus de gros bras tout juste bons à intervenir dans les tavernes en cas de rixe – quand ce n’était pas eux qui se faisaient botter les fesses. Les forces du Saldaea parties et les Aiels sur le départ, le crime reprenait du poil de la bête. Le froid aurait dû doucher les enthousiasmes, mais il n’en était rien. Chaque jour, les incendies volontaires et les cambriolages se multipliaient, quand on ne devait pas déplorer pire.

En d’autres termes, la « situation » s’aggravait d’heure en heure.

— Si ça continue, nous aurons des émeutes au plus tard dans quelques semaines. Quand un dirigeant est incapable de maintenir l’ordre, le peuple se retourne contre lui.

Si elle ne parvenait pas à contrôler la capitale, Elayne aurait plus vite fait d’annoncer au monde qu’elle ne méritait pas la couronne.

— Je n’aime pas ça, mais c’est indispensable, et ça sera fait.

Dyelin et Birgitte voulurent protester, mais Elayne ne leur laissa aucune ouverture.

— Oui, ce sera fait.

Birgitte secoua la tête. Alors que sa longue natte blonde oscillait en rythme, Elayne sentit de la soumission à travers le lien. Si l’archère avait une étrange conception de la relation entre une Aes Sedai et sa Championne, elle savait reconnaître les moments où il ne fallait pas insister. Une leçon apprise sur le tas. Le domaine, le titre, le commandement de la Garde… Sans mentionner d’autres petites choses.

Dyelin baissa un peu la tête et plia vaguement les genoux. Une révérence ? Peut-être, mais sans grande conviction… Parmi ceux qui s’opposaient à l’accession au trône d’Elayne Trakand, il convenait de s’en souvenir, beaucoup désiraient voir Dyelin Taravin à sa place. Jusque-là, cette femme s’était révélée très coopérative, mais la guerre de succession commençait à peine. Parfois, une petite voix murmurait dans la tête d’Elayne. Dyelin attendait-elle son premier faux pas pour faire mine de sauver le royaume ? Une personne prudente et rusée pouvait avoir choisi ce chemin – avec de sérieuses chances de réussir.

Elayne leva une main pour se masser la tempe, mais elle se ravisa et se lissa les cheveux. Tant de méfiance et de soupçons… Depuis son départ pour Tar Valon, le Grand Jeu faisait des ravages en Andor. Par bonheur, durant son séjour parmi les sœurs, Elayne n’avait pas seulement appris à maîtriser le Pouvoir. La plupart des Aes Sedai avaient le Daes Dae’mar dans le sang. L’enseignement de Thom avait lui aussi été précieux. Sans ce bagage, la possible future reine n’aurait peut-être pas survécu à son retour au bercail.

Fasse la Lumière que le trouvère soit sain et sauf ! Qu’avec Mat et les autres, il ait échappé aux Seanchaniens et soit en route pour Caemlyn. Depuis qu’elle avait quitté Ebou Dar, Elayne priait chaque jour pour qu’il en soit ainsi. Une courte prière, parce que le temps lui manquait…

S’asseyant dans le fauteuil réservé à la reine, elle se tint bien droite, une main posée dignement sur l’accoudoir.

« Avoir l’air d’une reine ne suffit pas », lui répétait souvent sa mère. « Mais l’intelligence, le sens de la politique et la bravoure ne te serviront à rien si le peuple ne te voit pas comme une souveraine. »

Birgitte la dévisageait, presque soupçonneuse. Parfois, le lien n’avait pas que des avantages. Pensive, Dyelin porta son gobelet à ses lèvres.

Elayne prit une profonde inspiration. Après avoir retourné cette question dans tous les sens, elle n’avait pas trouvé d’autre issue.

— Birgitte, au printemps, je veux que la Garde Royale soit une armée égale aux forces que dix maisons peuvent mettre à ma disposition.

Une mission impossible, sûrement… Mais essayer impliquait de conserver tous les mercenaires qui s’étaient enrôlés et d’en trouver d’autres – en fait, de recruter tout homme montrant de l’intérêt pour le métier des armes. Un fichu défi !

Dyelin s’étrangla avec son vin, dont elle dut cracher une partie. Toussotant, elle sortit un mouchoir de dentelle de sa manche et se tamponna le menton.

À travers le lien, Elayne sentit souffler un vent de panique.

— Que la Lumière me brûle ! Elayne, tu ne peux pas croire que… Je suis une archère, pas un général ! C’est ce que je suis depuis toujours, n’as-tu pas compris ? J’ai fait ce que je devais faire, quand les circonstances m’y forçaient. En outre, je ne suis plus « elle », mais « moi », tout simplement, et…

L’ancienne héroïne se tut, consciente qu’elle en avait peut-être déjà trop dit. Et ce n’était pas la première fois… Sous le regard inquisiteur de Dyelin, elle devint rouge comme une pivoine.

Officiellement, l’archère venait du Kandor, un pays où les femmes s’habillaient comme elle. À l’évidence, Dyelin n’avait pas gobé ce mensonge. Chaque fois que Birgitte faisait une gaffe, elle menaçait de fondre sur elle pour lui tirer les vers du nez.

D’un regard, Elayne fit comprendre à sa Championne qu’elles devraient bientôt avoir une petite conversation.

Birgitte en devint encore plus rouge – un exploit que son Aes Sedai n’aurait pas cru possible. Dans le lien, la mortification submergea tout, et la future reine sentit que ses joues se coloraient aussi. Aussitôt, elle arbora un visage de marbre. Avec un peu de chance, on n’assimilerait pas sa réaction à un vif désir de se tortiller sur son siège à cause de la honte de sa Championne. Cette affaire de reflet pouvait parfois être très gênante…

Dyelin cessa très vite de se concentrer sur Birgitte. Après avoir remis le mouchoir en place, elle posa son gobelet sur le plateau, plaqua les mains sur ses hanches et se campa face à Elayne, l’air moins commode que jamais.

— Depuis toujours, les Gardes Royaux sont l’élite de l’armée. Mais ça… Elayne, c’est de la folie ! Tu peux t’attirer l’hostilité de tous, des berges du fleuve Erinin jusqu’aux montagnes de la Brume !

Elayne se concentra sur la notion de « sérénité ». Si elle se trompait, son royaume deviendrait un autre Cairhien. Un pays où régnerait le chaos et où couleraient des torrents de sang. Et elle perdrait la vie, bien entendu, un prix pas assez élevé pour la dissuader. Ne pas essayer était impensable et serait tout aussi catastrophique pour Andor.

Se calmer, oui… Une reine ne pouvait trahir son angoisse, même quand elle crevait de peur. Surtout quand c’était le cas ! Des dizaines de fois, sa mère lui avait conseillé d’expliquer ses décisions le moins souvent possible. Plus on voulait justifier et plus il fallait développer, jusqu’à ce qu’on n’ait plus de temps pour autre chose. Gareth Bryne, lui, optait pour des explications chaque fois que c’était praticable. Une façon de motiver ses troupes, en quelque sorte. Aujourd’hui, Elayne penchait du côté du vieux guerrier au palmarès bien garni en victoires.

— J’ai trois concurrentes déclarées…

Et peut-être une quatrième qui ne l’est pas…

Elayne se força à croiser le regard de Dyelin. Sans agressivité – même si l’autre femme risquait de s’y méprendre. Mais si c’était le cas, eh bien, tant pis…

— En soi, Arymilla est une quantité négligeable. Mais Nasin lui apporte le soutien de la maison Caeren, et même s’il est fou, c’est un renfort de poids. Naean et Elenia sont en prison, c’est vrai, mais pas leurs soldats. Les fidèles de Naean peuvent discutailler jusqu’à ce qu’ils se soient trouvé un chef, Jarid n’en reste pas moins la Haute Chaire de la maison Sarand et il prendra des risques pour soutenir les ambitions de sa femme. Quant aux maisons Baryn et Anshar, elles fricotent avec ces deux prétendantes. Le mieux que je puisse espérer, c’est que l’une s’allie avec Sarand et l’autre avec Arawn. En Andor, dix-neuf maisons sont assez puissantes pour entraîner avec elles les familles mineures. Six sont contre moi et deux me soutiennent.

Elayne ne mentionna pas les trois qui s’étaient prononcées pour Dyelin. Jusqu’à nouvel ordre, Egwene les avait piégées au Murandy.

Quand Elayne lui désigna un fauteuil, Dyelin s’assit et arrangea soigneusement sa robe. L’air bien moins hostile, elle dévisagea la future reine sans rien trahir de ses pensées.

— Je sais tout ça aussi bien que toi, dit-elle. Mais Luan et Ellorien se rallieront à toi – et Abelle aussi, j’en suis sûre. Et d’autres maisons se rendront à la raison. Elayne, ce n’est pas une véritable succession. Une Trakand remplacera une Trakand, c’est tout. Et même les authentiques successions ont rarement donné lieu à des guerres ouvertes. Si tu transformes la Garde Royale en armée, tout peut arriver.

Elayne renversa la tête en arrière et éclata de rire. Sans joie, mais comme en écho aux roulements de tonnerre…

— Dyelin, j’ai déjà pris tous les risques en revenant ici. Tu dis que les maisons Norwelyn et Traemane me soutiendront ? Idem pour Pendar ? Dans ce cas, nous en sommes à cinq contre six. Je doute que les autres maisons se rendent à la raison, comme tu dis. Si l’une d’entre elles prend position avant que la couronne repose sur ma tête, ce sera contre moi, pas en ma faveur.

Avec un peu de chance, ces seigneurs et ces dames s’abstiendraient de s’allier avec des sbires de Gaebril – mais Elayne, justement, détestait se fier à la chance. Ça, c’était la spécialité de Mat Cauthon…

Dire que la plupart des gens croyaient dur comme fer que Rand avait tué Morgase ! Et doutaient que Gaebril ait vraiment été un Rejeté… Réparer le mal fait à Andor par Rahvin risquait de lui prendre sa vie entière, même si elle égalait la longévité des membres de la Famille. Plusieurs maisons, elle le savait, refuseraient de la soutenir à cause des abominations que « Gaebril » avait commises au nom de Morgase. D’autres la combattraient parce que Rand avait clamé qu’il comptait lui « donner » le trône. Amoureuse folle de cet homme, elle le maudissait quand même d’avoir proféré une telle ânerie. Même si c’était ça qui incitait Dyelin à la prudence. Pour chasser une marionnette du trône, le plus humble paysan andorien serait prêt à brandir sa faux.

— Tant que possible, je veux éviter que des Andoriens tuent des Andoriens. Mais succession ou non, Jarid est prêt à se battre, même avec Elenia derrière les barreaux. Naean aussi est résolue à en découdre.

Le mieux serait de transférer ces deux femmes à Caemlyn aussitôt que possible. Depuis Aringill, elles risquaient de pouvoir transmettre des messages et des ordres.

— Arymilla est prête, avec les hommes de Nasin derrière elle. Pour tous ces gens, c’est bel et bien une succession. Pour les dissuader de se battre, il faut les effrayer. Si Birgitte peut faire de la Garde Royale une armée, tant mieux ! Parce que si je n’ai pas de troupes au printemps, je serai fichue. Si cet argument ne suffit pas, pense aux Seanchaniens. Ils ne se contenteront pas de Tanchico et d’Ebou Dar, et je ne les laisserai pas s’emparer d’Andor. Même chose pour Arymilla.

Après avoir jeté un coup d’œil en coin à Birgitte, Dyelin se passa la langue sur les lèvres et tira par réflexe sur le devant de sa robe. Si elle n’avait peur de quasiment rien, les Seanchaniens étaient une autre affaire.

— J’espérais pouvoir éviter une guerre civile, murmura-t-elle comme si elle pensait tout haut.

Une déclaration qui pouvait être lourde de sens… ou non. Une petite sonde permettrait de le déterminer.

— Gawyn ! s’écria soudain Birgitte, l’air ravie.

Un vif soulagement se déversa à travers le lien.

— Une fois ici, il prendra le commandement. Après tout, il sera ton Premier Prince de l’Épée.

— Par le lait de ma mère dans le pis d’une vache !

Le tonnerre ponctua cette sortie d’Elayne. Pourquoi Birgitte avait-elle sauté du coq à l’âne à ce moment précis ?

Dyelin sursauta et Elayne s’empourpra de nouveau. À voir la réaction de la noble dame, elle mesura à quel point ce juron était grossier.

Très embarrassant, ça… L’amitié qui liait Dyelin à Morgase n’aurait pas dû entrer en ligne de compte. Pour se donner une contenance, Elayne but une gorgée de vin et le trouva ignoblement amer.

Chassant une image de Lini en train de la menacer d’un « lavement de bouche », elle se souvint qu’elle était une femme adulte occupée à conquérir un trône. De toute sa vie, sa mère s’était-elle sentie ridicule aussi souvent qu’elle en quelques semaines ? En toute honnêteté, elle en doutait.

— Oui, Birgitte, il prendra le commandement… Quand il sera là.

Trois messagers fonçaient vers Tar Valon. Même si Elaida les interceptait tous, Gawyn finirait par apprendre qu’elle revendiquait le trône et il viendrait. Il fallait qu’il vienne ! Sans illusions sur ses propres compétences militaires, Elayne ne pouvait pas se fier à Birgitte. Craignant de ne pas être à la hauteur de sa légende, l’archère semblait avoir peur d’essayer. Affronter une armée, tant qu’on voudrait ! En diriger une, jamais de la vie !

Birgitte était consciente de sa confusion mentale. Si son visage restait de marbre, ses émotions, à travers le lien, étaient un mélange de fureur contre elle-même et de honte – la rage prenant souvent le dessus.

Avant d’être victime de la contagion à travers le lien, Elayne décida de revenir sur la « guerre civile » évoquée par Dyelin.

Mais elle ne put rien dire, car les grandes portes rouges s’ouvrirent. Pas sur Nynaeve ou Vandene, seulement pour laisser passer deux femmes du Peuple de la Mer, pieds nus malgré le mauvais temps.

Précédées par un nuage de parfum musqué, elles constituaient une procession à elles deux. Pantalons et chemisiers de soie, couteaux au manche incrusté de pierres précieuses, colliers d’or ou d’ivoire, bagues et bracelets…

Les cheveux brun déjà grisonnant de Renaile din Calon dissimulaient presque les petits anneaux qui ornaient ses oreilles – cinq pour chacune. Mais son regard arrogant en disait aussi long sur son rang que la chaîne d’or lestée de médaillons qui reliait une de ses boucles d’oreilles à son anneau nasal. Le visage fermé, elle avançait avec une grâce ondulante tout en semblant prête à renverser un mur s’il le fallait.

Plus petite d’une bonne main que sa compagne, la peau d’un noir d’ébène, Zaida din Parede portait la moitié moins de médaillons sur la joue gauche. Plus autoritaire qu’arrogante, elle ne semblait pas douter un instant qu’on lui obéirait. Ses cheveux noirs crépus presque gris, elle restait d’une stupéfiante beauté. Une de ces femmes qui deviennent de plus en plus splendides avec l’âge.

Dyelin tressaillit et porta une main à son nez avant de se reprendre. Une réaction fréquente lorsqu’on voyait des Atha’an Miere pour la première fois.

Elayne fit une grimace sans rapport avec les anneaux nasaux. Un instant, elle envisagea de lâcher un juron plus imagé encore que le précédent. À part les Rejetés, ces deux femmes étaient les dernières personnes qu’elle avait envie de voir. Reene était censée s’assurer que ces choses-là ne se produisent pas.

— Excusez-moi, dit Elayne en se levant, mais je suis très occupée. Des affaires d’État, comprenez-vous ? Sans ça, je vous aurais réservé un accueil digne de votre rang.

Le Peuple de la Mer était très pointilleux sur le protocole et le savoir-vivre – les siens, en tout cas. Très probablement, ces femmes avaient roulé dans la farine la Première Servante en omettant de lui dire qu’elles voulaient voir Elayne, mais elles étaient tout à fait capables de prendre la mouche si celle-ci les recevait sans se lever alors qu’elle n’était pas encore couronnée.

Que la Lumière les brûle ! Elayne ne pouvait pas se permettre de les offenser !

Birgitte vint à côté d’elle et lui prit son gobelet. À travers le lien, elle exprima une puissante méfiance. Pour avoir souvent gaffé devant elles, l’archère ne se sentait pas à l’aise en présence de ces femmes.

— Je vous verrai plus tard, si la Lumière le veut bien.

Le Peuple de la Mer adorait les phrases pompeuses. Celle-ci avait l’avantage d’être courtoise et d’offrir une porte de sortie, au cas où.

Renaile ne s’immobilisa pas avant d’être quasiment nez à nez avec Elayne. D’un geste de sa main tatouée, elle lui donna la permission de s’asseoir.

Permission, mon œil !

— Tu m’évites, ces derniers temps, dit Renaile d’une voix très grave pour une femme – et plus glaciale que la neige qui s’écrasait sur le toit. N’oublie pas que je suis la Régente des Vents de Nesta din Reas Deux-Lunes, la Maîtresse des Navires des Atha’an Miere. Tu dois encore t’acquitter de la dernière partie du marché passé au nom de ta Tour Blanche.

Le Peuple de la Mer n’ignorait rien de la situation actuelle de la tour. Par ces temps, le dernier vagabond en était informé. Pour ne pas ajouter à ses problèmes, Elayne n’avait pas cru bon de proclamer dans quel camp elle était. Pour le moment, en tout cas…

— Tu vas me recevoir, et sur-le-champ ! ordonna Renaile.

Adieu le protocole et le savoir-vivre !

— C’est moi qu’elle évite, pas toi, Régente des Vents.

Contrairement à Renaile, Zaida parlait sur le ton d’une conversation de salon. Au lieu de traverser la pièce au pas de charge, elle avait pris son temps, s’arrêtant pour caresser du bout des doigts un grand vase de porcelaine puis se dressant sur la pointe des pieds pour regarder dans un kaléidoscope à quatre tubes exposé sur une haute étagère.

Quand elle se tourna vers Elayne et Renaile, ses yeux brillèrent de malice.

— Après tout, le marché fut passé avec Nesta din Reas, qui parlait au nom des Navires.

Maîtresse des Vagues du clan Catelar, Zaida était en plus l’ambassadrice de la Maîtresse des Navires. Auprès de Rand, pas d’Andor, mais son mandat l’autorisait à parler et à s’engager au nom de Nesta.

Après avoir fait tourner les tubes d’or, elle jeta un coup d’œil dans le nouveau.

— Elayne, tu nous avais promis vingt formatrices. Jusque-là, nous en avons vu arriver une.

À cause de l’irruption des deux femmes, Elayne n’avait pas vu Merilille entrer derrière elles puis refermer les portes. Plus petite encore que Zaida, la sœur grise était très élégante dans sa robe de laine bleue ourlée de fourrure argentée et rehaussée de petites pierres de lune sur le corsage. Après deux semaines à former les Régentes des Vents, la pauvre était épuisée. Assoiffées de connaissances, ces femmes n’auraient aucun scrupule à la presser comme un citron. Naguère aussi imperturbable qu’une statue, Merilille avait l’air hagard et les yeux écarquillés, comme si tout ce qu’elle voyait et entendait la surprenait. Les mains croisées, elle attendait près des portes, visiblement ravie de passer inaperçue.

Dyelin se leva, foudroya du regard les deux intruses et grogna :

— Un peu de respect, je vous prie. Vous êtes en Andor, pas sur un de vos bateaux, et Elayne Trakand portera bientôt la couronne. Votre marché sera honoré en temps voulu. Pour l’heure, nous avons d’autres soucis en tête.

— Il n’y a rien de plus important ! rugit Renaile. Honoré, dites-vous ? Une façon de vous en porter garante ? Si ça devait ne pas s’avérer, sachez que vous finirez pendue par les pieds au gréement de…

Zaida claqua des doigts, rien de plus, et Renaile se mit à trembler. S’emparant de la boîte en argent accrochée à un de ses colliers, elle la porta à son nez pour inspirer ce qui devait être l’équivalent de sels. Régente des Vents de la Maîtresse des Navires, elle ne manquait pas d’autorité parmi les siens. Pour Zaida, elle n’était qu’une Régente parmi d’autres, et ça la vexait terriblement.

Elayne aurait parié pouvoir tirer parti de cette rivalité pour se débarrasser des deux femmes. Mais comment s’y prendre ? Décidément, le Grand Jeu coulait désormais aussi dans son sang.

Elle contourna Renaile, toujours muette de fureur, comme si elle était une colonne de marbre, mais ne se dirigea pas vers Zaida. Si quelqu’un avait le droit de se montrer hautain, c’était elle. Et si elle lui concédait le moindre avantage, l’Atha’an Miere lui prendrait bientôt son scalp pour se faire confectionner une perruque.

Devant la cheminée, Elayne se réchauffa de nouveau les mains.

— Nesta din Reas a pensé que nous honorerions le marché, sinon, elle ne l’aurait pas accepté. La Coupe des Vents est retournée en votre possession. Pour les dix-neuf sœurs manquantes… Eh bien, il nous faut un peu de temps. Je sais que tu t’inquiètes pour les bateaux présents à Ebou Dar lors de l’arrivée des Seanchaniens. Demande donc à Renaile d’ouvrir un portail pour Tear. Là-bas, il y a des centaines de navires atha’an miere…

Les rapports l’affirmaient.

— Tu pourras apprendre ce qu’ils savent et rejoindre ton peuple. Contre les Seanchaniens, il aura besoin de toi et de tes compagnes.

Et vous ne me traînerez plus dans les jambes.

— Bien sûr, nous vous enverrons les dix-neuf sœurs dès que ce sera possible.

Merilille ne bougea pas mais devint blanche comme un linge à l’idée de se retrouver seule parmi les Atha’an Miere.

Zaida colla de nouveau son œil au kaléidoscope, puis elle jeta un regard en coin à Elayne… et sourit.

— Je dois rester ici jusqu’à ce que j’aie pu parler à Rand al’Thor. S’il se montre un jour.

Le sourire se dissipa et revint. Avec cette femme, Rand aurait du souci à se faire.

— Et jusqu’à nouvel ordre, j’entends garder avec moi Renaile et ses compagnes. Quelques Régentes de plus ou de moins ne feront aucune différence contre les Seanchaniens. Ici, avec un peu de chance, elles apprendront deux ou trois choses utiles.

Renaile grogna juste assez fort pour qu’on l’entende. Zaida fronça les sourcils et pianota sur le tube en or qui se trouvait juste au niveau de sa tête.

— Toi comprise, dit-elle, il y a cinq Aes Sedai dans ce palais. Certaines pourraient nous former…

À croire que cette idée venait juste de l’effleurer… Si c’était le cas, alors, Elayne pouvait soulever les deux Atha’an Miere d’une seule main ! Tant qu’à délirer…

— Oui, ce serait formidable, intervint Merilille en avançant d’un pas.

Jetant un coup d’œil à Renaile, elle s’immobilisa et s’empourpra jusqu’aux oreilles. Croisant de nouveau les mains, elle se protégea derrière une façade de soumission.

Birgitte secoua la tête, stupéfaite.

Les yeux ronds, Dyelin regarda l’Aes Sedai comme si elle la voyait pour la première fois.

— Si la Lumière le veut, nous trouverons un arrangement, dit Elayne, prudente.

Ne pas se masser les tempes lui coûtait de gros efforts. Si seulement elle avait pu imputer sa migraine à l’orage.

Nynaeve refuserait bruyamment de jouer les formatrices et Vandene ferait comme si elle n’avait pas entendu. Careane et Sareitha, en revanche, pouvaient se montrer plus coopératives.

— Quelques heures par jour seulement… Quand les sœurs auront le temps.

Elayne évita de regarder Merilille. Au fond, même Careane et Sareitha risquaient de refuser d’être vidées de leur jus…

Zaida se tapota pensivement les lèvres.

— Marché conclu, avec la Lumière pour témoin.

Elayne tressaillit. Selon la Maîtresse des Vagues, elles venaient de passer un nouvel accord. Si néophyte qu’elle fût en matière de marchandage avec les Atha’an Miere, la future reine en conclut qu’on devait s’estimer heureux de s’en sortir avec sa chemise. Certes, mais cette fois, c’était différent. Qu’avaient à gagner les sœurs dans cette affaire ? Un marché devait profiter aux deux parties.

Zaida sourit comme si elle lisait les pensées de son interlocutrice.

Une des portes s’ouvrit, et Elayne saisit au vol ce prétexte pour détourner la tête de Zaida.

Avec déférence mais sans servilité, Reene Harfor entra et fit une révérence qui eût parfaitement convenu pour une Haute Chaire devant sa reine. N’était que toute Haute Chaire digne de ce nom se serait inclinée au moins aussi bas devant la Première Servante…

Ses cheveux gris arrangés en chignon lui faisant comme une couronne, Reene portait une robe rouge et blanc ornée d’un Lion d’Andor dont la tête recouvrait son opulente poitrine. Bien que n’ayant aucune influence sur le choix de la reine, elle avait adopté cette tenue protocolaire dès l’arrivée d’Elayne, comme si la remplaçante de Morgase venait d’investir le palais.

En avisant les deux femmes qui lui avaient filé sous le nez, elle se rembrunit, mais ça n’alla pas plus loin. Pour le moment… Bientôt, elles découvriraient ce qu’il en coûtait de déplaire à la Première Servante.

— Mazrim Taim vient enfin d’arriver, ma dame…

Un « ma dame » qui sonnait comme un « majesté »…

— Dois-je lui dire d’attendre ?

Ce n’est pas trop tôt…, pensa Elayne.

Deux jours qu’elle avait convoqué cet homme…

— Oui, maîtresse Harfor. Servez-lui du vin. Notre troisième cru, je dirais. Et dites-lui que je le verrai dès que…

Taim franchit le battant ouvert comme s’il était chez lui. Avec lui, pas besoin de présentations, les Dragons cousus sur les manches de sa veste noire – une référence à ceux que Rand arborait sur ses bras, même si la comparaison déplairait sûrement au bonhomme – suffisaient à l’identifier.

Presque aussi grand que Rand, le nez crochu et les yeux très noirs comme ceux d’un devin, Taim était un colosse qui se déplaçait avec la grâce mortelle d’un Champion. Mais un halo de ténèbres l’enveloppait, absorbant une partie de la lumière ambiante. Avec lui, la violence n’était jamais loin, et elle semblait prête à exploser à tout moment.

Deux autres types en veste noire le suivaient. Un chauve aux yeux bleus et à la longue barbe grise et un gars plus jeune, brun et très mince, qui affichait l’arrogance typique des êtres peu expérimentés. Tous deux portaient sur leur col l’épée d’argent et le Dragon en émail rouge.

Aucun des trois visiteurs n’était armé. Quel besoin auraient-ils eu d’une lame ?

Le salon privé lui semblant soudain plus petit et bondé de monde, Elayne s’unit au saidar et signifia qu’elle voulait former un lien. Merilille se joignit à elle – Renaile aussi, si surprenant que ce fût. Jetant un coup d’œil à la Régente des Vents, Elayne vit qu’il n’y avait pas de quoi s’ébaubir. Le teint grisâtre, Renaile serrait si fort le manche de son couteau qu’elle devait en avoir mal aux doigts. Durant son séjour à Caemlyn, elle avait eu le temps d’apprendre ce qu’était un Asha’man.

Même s’ils ne pouvaient pas voir l’aura qui enveloppait les trois Aes Sedai, Taim et ses compagnons sentirent que l’une d’elles au moins s’était unie à la Source. Le chauve se raidit et le jeune coq serra les poings. L’air mauvais, ils s’étaient sans doute connectés au saidin.

Elayne regretta sa réaction instinctive, mais il n’était pas question de revenir en arrière. Taim irradiait le danger, comme des flammes diffusaient de la chaleur.

Dans le cercle qu’elle formait avec Merilille et Renaile, la future reine puisa généreusement de l’énergie. Tous les sens amplifiés, elle éprouva une joie profonde et exaltante. Ainsi gorgée de Pouvoir, elle aurait pu raser le palais. Était-ce suffisant pour affronter Taim et les deux autres ? Rien ne le garantissait…

Elayne regretta de ne pas avoir avec elle un des trois angreal découverts à Ebou Dar. Des artefacts désormais en sécurité avec les autres objets trouvés dans la cache – jusqu’à ce qu’elle ait le temps de les étudier.

Taim regarda ses compagnons et eut un rictus méprisant.

— Vous savez compter, les gars ? Il y a deux Aes Sedai ici. De quoi vous faire peur ? Et vous voudriez effrayer la future reine d’Andor ?

Les deux hommes se détendirent puis tentèrent d’imiter la suprême décontraction de leur chef.

Ignorant tout du saidar et du saidin, Reene s’était tournée vers les trois hommes dès leur intrusion, et elle les foudroyait du regard. Asha’man ou pas, les gens, selon elle, devaient se comporter convenablement. Quand elle marmonna entre ses dents, trois mots seulement furent audibles : « de la vermine »…

Lorsqu’elle comprit que tout le monde avait entendu, la pauvre femme s’empourpra, un spectacle dont Elayne n’avait jamais été témoin. Mais la Première Servante se reprit très vite.

— Oui, ma dame, de la vermine… Des rats, m’a-t-on dit, grouillent dans nos garde-manger. C’est rare à cette époque de l’année, surtout en si grand nombre. Si vous voulez bien m’excuser, je vais m’assurer qu’on répande du poison et qu’on pose des pièges.

— Restez ici, lâcha Elayne, très calme. La vermine peut attendre…

« Deux Aes Sedai »…, avait dit Taim. Donc, il n’avait pas conscience que Renaile savait canaliser le Pouvoir, et il avait insisté sur ce chiffre. Une femme de plus aurait-elle modifié l’équilibre ? Ou en fallait-il davantage ? À l’évidence, Taim savait que des Aes Sedai pouvaient être dangereuses même si elles ne formaient pas un cercle de treize. Pourtant, avec les deux autres, il avait déboulé chez elle sans demander la permission.

— Reene, vous raccompagnerez ces braves gens quand j’en aurai fini avec eux.

Les compagnons de Taim firent la moue en s’entendant traiter de « braves gens ». Le faux Dragon, lui, ne broncha pas. L’esprit très vif, il avait tout compris du bref dialogue sur la « vermine ».

À une époque, Rand avait eu besoin de cet homme. Mais pourquoi le gardait-il près de lui, et à un poste si important ? Cela dit, ici, Taim n’avait aucune autorité…

Elayne s’assit et prit le temps d’arranger sa robe. Cet homme allait devoir venir se camper devant elle, comme pour lui présenter une requête, ou se contenter de parler à la nuque d’une femme qui refuserait de tourner la tête vers lui ?

Un moment, Elayne envisagea de transmettre le contrôle du cercle à une de ses compagnes. Une bonne idée, puisque les Asha’man allaient se concentrer sur elle. Mais Renaile, toujours furieuse et terrorisée, risquait de frapper dès qu’elle aurait les commandes. Effrayée aussi, Merilille gardait les yeux ronds et la bouche entrouverte, comme si elle était une fois de plus frappée de stupéfaction. Dans cet état, la Lumière seule savait ce qu’elle risquait de faire si elle se trouvait responsable du cercle.

Dyelin vint se placer à côté d’Elayne, comme si elle entendait la protéger des Asha’man. Quels que soient les sentiments de la Haute Chaire de Taravin, elle restait de marbre.

Toujours à côté du kaléidoscope, Zaida faisait de son mieux pour paraître petite, frêle et inoffensive. Mais elle avait les mains dans le dos, et son couteau n’était plus glissé sous sa ceinture de soie.

Appuyée contre la cheminée, la main gauche sur le manteau, Birgitte semblait rêvasser. Le fourreau de son couteau vide, elle était prête à un lancer de la main droite, qui reposait le long de son corps. Un arc armé qui tirerait si Elayne lui en donnait l’ordre à travers leur lien.

Fidèle à sa politique, la future reine ne daigna pas tourner la tête vers les intrus.

— Maître Taim, d’abord tu ne réponds pas à ma convocation, puis tu entres ici sans y être invité…

Et si cet homme était connecté au saidin ? À part le couper de la Source, il y avait un moyen d’empêcher un mâle de canaliser. Une méthode risquée qui exigeait de grandes compétences et dont Elayne connaissait seulement les grandes lignes.

Taim vint se placer devant elle, à quelques pas, sans sembler disposé à formuler une requête. Conscient de sa valeur, il la surestimait sans doute, mais ce n’était pas le moment de le lui faire remarquer.

Dehors, l’orage se déchaînait et les éclairs projetèrent d’étranges lueurs sur le visage du faux Dragon. Face à lui, bien des gens auraient été intimidés, même sans son étrange veste et son nom universellement redouté.

Pas Elayne. Hors de question !

Taim se gratta pensivement le menton.

— Sauf erreur de ma part, vous avez fait mettre en berne tous les étendards du Dragon de Caemlyn, maîtresse Elayne.

Un ton goguenard, même si le regard restait sinistre… Dyelin grogna de rage devant l’affront fait à Elayne, mais Taim l’ignora.

— Les troupes du Saldaea se sont retirées dans les camps d’entraînement de la Légion, à ce qu’on dit, et les derniers Aiels seront bientôt eux aussi cantonnés dans des camps hors de Caemlyn. Que dira-t-il quand il apprendra ça ?

Inutile de préciser à qui se référait ce « il ».

— Dire qu’il vous a envoyé un cadeau ! Du Sud… Je vous le ferai livrer plus tard…

— Le moment venu, lâcha Elayne, de marbre, Andor s’alliera au Dragon Réincarné. Mais mon royaume n’est pas une province annexée – ni pour lui ni pour quiconque d’autre !

La future reine posa les mains bien à plat sur les accoudoirs de son fauteuil. Avoir convaincu les Aiels et les soldats du Saldaea de partir était son plus beau succès jusque-là. Même avec la flambée de la criminalité, ça restait nécessaire.

— Quoi qu’il en soit, maître Taim, ce n’est pas à toi de me rappeler à l’ordre. Si Rand est mécontent, je verrai ça avec lui.

Taim arqua un sourcil et eut un rictus.

Que la Lumière me brûle ! se tança Elayne. Je n’aurais pas dû prononcer le nom de Rand.

Taim croyait savoir de quelle manière elle comptait « voir » avec Rand, s’il était furieux. Et il ne se trompait pas. Si Elayne pouvait entraîner Rand dans un lit, elle n’hésiterait pas un instant. Pas pour l’amadouer, mais parce qu’elle en avait envie.

Quel cadeau m’a-t-il envoyé ?

La colère finit par l’emporter. Contre Taim et son insolence, contre Rand, qui ne revenait pas, et contre elle-même, parce qu’elle pensait à un fichu cadeau.

— Vous avez érigé des fortifications sur une lieue et demie, en Andor !

Plus de la moitié de la Cité Intérieure. Combien de ces sinistres types pouvaient s’y trouver ? Rien qu’à y penser, Elayne en eut les sangs glacés.

— Avec la permission de qui, maître Taim ? Surtout, ne me réponds pas « du Dragon Réincarné ». En Andor, il n’a pas de permission à donner.

Dyelin tressaillit près d’Elayne.

Une affirmation inexacte, mais en y croyant assez fort, elle deviendrait la vérité.

— En plus, tu as interdit à la Garde Royale d’entrer dans ton… domaine.

Depuis le retour d’Elayne… Avant, les gardes n’avaient même pas essayé.

— En Andor, maître Taim, la loi s’applique sur tout le territoire. Et la justice est la même pour les seigneurs, les fermiers… et les Asha’man. Je ne te menace pas d’une entrée en force…

Taim sourit de nouveau.

— … Parce que je ne m’abaisserai pas à ça. Mais tant que mes gardes devront rester à la porte, n’espère plus recevoir ne serait-ce qu’une pomme de terre. Vous pouvez tous « voyager », je le sais. Que tes Asha’man gaspillent leur Pouvoir en faisant les courses !

Le sourire se volatilisa. Troublé, Taim ne tarda pas à se reprendre.

— La nourriture est un problème secondaire, dit-il en écartant les mains. Comme vous venez de le dire, mes hommes peuvent « voyager ». Partout où je veux, même… Je doute que vous puissiez étendre votre blocus à plus de cinq lieues de Caemlyn, mais si vous y parveniez, ça ne me gênerait pas. Pourtant, je vais vous concéder un droit de visite, quand vous le demanderez. Sous contrôle, avec une escorte en permanence. Dans la Tour Noire, on s’entraîne dur et des hommes meurent presque chaque jour. Je ne veux pas d’accident.

Elayne s’agaça que cet homme sache si précisément où s’arrêtait son influence hors de Caemlyn. Mais au fond, ça n’était pas très grave…

L’allusion à « voyager n’importe où » et aux « accidents » était-elle une menace voilée ? Non, à coup sûr…

Elayne bouillit de colère quand elle comprit pourquoi elle était certaine que Taim ne la menaçait pas. C’était à cause de Rand, bien entendu ! Mais elle ne se cacherait pas derrière lui.

Des visites sous contrôle ? Et sur demande ? Encore un peu, et elle allait réduire ce sale type en cendres !

Soudain, elle prit conscience de ce que Birgitte lui transmettait via leur lien. De la colère. Le reflet de la sienne, plus celle de la Championne, qui venait ainsi alimenter sa fureur. Tendue à craquer, l’archère brûlait d’envie de lancer son couteau.

Encore un peu de rage, et Elayne risquait de perdre contact avec le saidar. Ou de frapper sans retenue.

Mobilisant sa volonté, elle parvint à se calmer un peu. En surface, au moins. Et assez pour parler d’un ton égal :

— Mes gardes viendront chez toi tous les jours, maître Taim.

Et comment feront-ils, avec ce temps ? On s’en fiche !

— Je les accompagnerai peut-être parfois avec quelques autres sœurs.

Si l’idée que des Aes Sedai fouinent dans sa Tour Noire le dérangeait, Taim ne le montra pas. Mais Elayne s’efforçait d’établir l’autorité du royaume d’Andor, pas de provoquer ce pauvre type.

Elle effectua très vite un exercice appris pendant son noviciat. Le fleuve retenu par ses berges… Idéal pour se calmer, ça… Le résultat ne se fit pas attendre. À présent, elle avait seulement envie d’envoyer tous les gobelets et la carafe à la figure de Taim.

— Je veux bien accéder à ta requête, au sujet de l’escorte, mais il ne faudra rien nous cacher. Pas question pour moi de couvrir des activités criminelles. Nous comprenons-nous bien ?

Taim esquissa une révérence moqueuse – moqueuse ! – mais il parla d’un ton peu amène :

— Je vous comprends à la perfection. Mais comprenez-moi aussi. Mes hommes ne sont pas des paysans qui portent la main à leur front sur votre passage. Poussez un Asha’man trop loin, et vous découvrirez les limites de vos lois.

Elayne ouvrit la bouche pour dire à ce butor que les lois, en Andor, n’avaient pas de limites.

— L’heure est venue, Elayne Trakand, annonça une voix de femme dans l’encadrement de la porte.

— Par le sang et les cendres, marmonna Dyelin. Le monde entier va-t-il entrer ici ?

Elayne reconnut la voix. Cette convocation, elle l’attendait sans savoir quand elle viendrait. Mais avec la certitude qu’elle devrait y répondre sur-le-champ.

Regrettant de ne pas avoir un peu plus de temps pour préciser les choses à Taim, elle se leva.

Perplexe, le faux Dragon regarda la femme qui venait d’entrer, puis il se tourna vers Elayne. Qu’il se pose donc des questions ! Ça l’occuperait jusqu’à ce que la future reine ait le temps de lui mettre les points sur les i concernant les « prérogatives » des Asha’man dans son royaume.

Aussi grande que les deux compagnons de Taim, et plus rondelette que toutes les Aielles qu’Elayne avait vues, Nadere riva ses grands yeux verts sur les Asha’man, les évalua puis s’en détourna. Ces hommes n’impressionnaient pas les Matriarches. D’ailleurs, quasiment rien n’y parvenait…

Nadere tira sur son châle, faisant tintinnabuler ses bracelets, puis elle vint se camper devant Elayne sans se soucier de Taim. Malgré le froid mordant, elle ne portait sous son châle qu’un fin chemisier blanc. En revanche, un lourd manteau de laine, soigneusement plié, reposait sur son bras gauche.

— Tu dois venir, dit-elle à Elayne. Tout de suite.

Taim plissa tant le front que ses sourcils manquèrent se rejoindre. À l’évidence, il n’avait pas l’habitude qu’on le dédaigne ainsi.

— Par la Lumière des cieux…, marmonna Dyelin. (Elle se massa le front.) Je ne sais pas à quoi ça rime, Nadere, mais tu devras attendre que…

Elayne posa une main sur le bras de la noble dame.

— Tu ne sais pas, en effet, et ça ne peut pas attendre. Nadere, je renvoie tout ce petit monde et je te suis.

La Matriarche secoua la tête.

— Un enfant sur le point de naître ne peut pas s’offrir le luxe de renvoyer des gens… (Elle secoua le manteau.) J’ai apporté ce vêtement pour protéger ta peau du froid. Dois-je le laisser ici et dire à Aviendha que ta pudeur est plus forte que ton désir d’avoir une sœur ?

Comprenant soudain, Dyelin poussa un petit cri. Dans le lien, Elayne sentit l’indignation de Birgitte.

Il n’y avait pas d’alternative. Laissant le cercle se dissiper, Elayne se coupa de la Source, l’aura continuant à envelopper Renaile et Merilille.

— Tu m’aides à déboutonner ma robe, Dyelin ?

Elayne se rengorgea de parler d’un ton si calme.

Je m’attendais à ça, mais pas devant tant de témoins…

Pour ne pas le voir la reluquer, elle tourna le dos à Taim puis s’attaqua aux petits boutons, sur ses manches.

— Dyelin, s’il te plaît !

Comme une somnambule, Dyelin approcha et s’occupa du dos d’Elayne en marmonnant entre ses dents serrées.

Près de la porte, un des Asha’man ricana.

— Demi-tour, droite ! ordonna Taim.

Des bruits de bottes indiquèrent que ses hommes lui obéissaient.

Elayne se demanda s’il s’était lui aussi détourné. Quoi qu’il en soit, elle sentait son regard peser sur elle.

Soudain, Birgitte approcha, puis fut rejointe par Merilille, Zaida, Reene et même Renaile. Serrées les unes contre les autres, les cinq femmes formèrent un cercle pour isoler Elayne des regards masculins. Une protection partielle, puisque aucune n’était aussi grande que la jeune femme, Zaida et Merilille lui arrivant à peine à l’épaule.

Concentre-toi… Tu es calme, sereine et… Et tu te déshabilles dans une pièce pleine de monde, voilà ce que tu fais !

Accélérant le rythme, Elayne laissa glisser sur le sol sa robe et son chemisier, puis elle jeta dessus ses pantoufles et ses bas. Exposée à l’air frisquet, elle eut aussitôt la chair de poule. Ne pas sentir le froid n’empêchait pas de trembler. En revanche, difficile d’ignorer le rouge qui lui montait aux joues, tant celles-ci devenaient brûlantes.

— De la folie, grogna Dyelin. C’est de la folie !

— C’est quoi, cette histoire ? demanda Birgitte. Tu veux que je vienne avec toi ?

— Non, je dois y aller seule. Pas de discussion !

Extérieurement, l’archère ne semblait pas disposée à polémiquer. Mais le lien racontait une tout autre histoire.

Elayne retira ses boucles d’oreilles en or, les tendit à sa Championne, puis hésita un peu avant de répéter l’opération avec sa bague au serpent. Les Matriarches lui avaient précisé de venir nue comme une enfant qui va naître. Parmi une cataracte de consignes figurait celle de ne rien dire à personne sur ce qui allait arriver. Pas trop difficile, puisque Elayne l’ignorait aussi. Après tout, à la naissance, on n’avait aucune idée de ce que serait la suite…

Marmonnant à son tour, Birgitte fit écho à Dyelin.

Nadere approcha avec le manteau. Elle se contenta de le tendre à Elayne, qui dut le poser sur ses épaules et s’envelopper dedans. Malgré tout, elle continua à sentir peser sur elle le regard de Taim. Une fois couverte, elle eut envie de fuir à toutes jambes, mais elle se força à se redresser puis à se diriger lentement vers la sortie. Hors de question de se défiler, furtive et honteuse.

Faisant face aux portes, les compagnons de Taim se tenaient quasiment au garde-à-vous. Le faux Dragon, lui, les bras croisés, contemplait les flammes. À part Nadere, les autres femmes regardaient Elayne avec un mélange de curiosité, d’accablement et de trouble.

L’Aielle commençait à s’impatienter.

Elayne prit son ton le plus régalien :

— Maîtresse Harfor, avant qu’ils s’en aillent, offrez du vin à maître Taim et à ses hommes.

Régalien, le ton ? Au moins, la voix ne tremblait pas.

— Dyelin, s’il te plaît, occupe-toi de la Maîtresse des Vagues et de la Régente des Vents, et tente d’apaiser leurs angoisses. Birgitte, je compte bien entendre dès ce soir ton plan de recrutement.

Les trois femmes sursautèrent puis acquiescèrent, l’air absentes.

Elayne sortit, suivie par Nadere. Niveau majesté, elle aurait pu mieux faire, mais c’était trop tard pour revenir en arrière. Avant que les portes se referment, elle entendit Zaida souffler :

— Eh bien, ils ont de drôles de coutumes, ces continentaux…

Dans le couloir, Elayne tenta d’avancer un peu plus vite. En empêchant le manteau de s’ouvrir, ça se révéla plutôt difficile. Parfois, les boutons pouvaient être bien utiles…

Les dalles rouges et blanches se révélèrent bien plus froides que les tapis du salon. Bien au chaud dans leur livrée d’hiver, quelques domestiques écarquillèrent les yeux en apercevant Elayne, puis ils filèrent vaquer à leurs occupations.

Avec les courants d’air, la lumière des lampes vacillait en permanence. Parfois, le souffle était assez fort pour faire onduler une tenture.

— C’était délibéré, n’est-ce pas ? dit Elayne à Nadere.

Pas vraiment une question…

— Quel que soit le moment, tu te serais débrouillée pour venir me chercher devant plusieurs témoins. Afin de confirmer qu’adopter Aviendha compte beaucoup à mes yeux.

Les Matriarches avaient même souligné que ça devait compter bien plus que tout le reste.

— Et à elle, que lui avez-vous fait ?

Très peu pudique, Aviendha se promenait souvent nue dans ses appartements et ne bronchait pas quand des serviteurs y entraient. La forcer à se dévêtir en public n’aurait rien prouvé du tout.

— Si elle le désire, ce sera à elle de te le dire, répondit Nadere, hautaine. Mais tu es très observatrice. Bien des gens ne le sont pas…

L’Aielle eut une sorte de rire qui fit osciller son opulente poitrine.

— Ces hommes qui tournaient le dos et ces femmes qui te protégeaient… J’aurais remis de l’ordre dans tout ça, si l’homme à la veste brodée ne t’avait pas reluquée en douce. Et si tu n’avais pas rougi, la preuve que tu le savais.

Elayne manqua un pas et trébucha. Le manteau s’ouvrit, laissant échapper le peu de chaleur corporelle qui lui restait.

— Ce porc ignoble ! Je… Je…

Que pouvait-elle faire ? En parler à Rand ? Pour qu’il punisse Taim ? Plutôt crever !

— La plupart des hommes aiment regarder nos fesses, dit Nadere, l’air perplexe. Cesse de penser à eux et occupe-toi plutôt de la femme que tu veux prendre pour sœur.

Rougissant de nouveau, Elayne se concentra sur Aviendha, mais ça ne la calma pas. On lui avait ordonné de penser à plusieurs choses, avant la cérémonie, et certaines la mettaient mal à l’aise.

Nadere à ses côtés, elle s’efforça d’empêcher le manteau de s’ouvrir pour dévoiler ses jambes – des serviteurs allaient et venaient partout – et marcha assez lentement. Il fallut donc beaucoup de temps pour que les deux femmes atteignent la pièce où attendaient les Matriarches. Une bonne quinzaine, en jupe, chemisier blanc et châle sombre, avec leur collection habituelle de colliers et de bracelets en or ou en ivoire…

Les meubles et les tapis évacués, la pièce était vide et aucun feu ne brûlait dans la cheminée. Au cœur du palais et en l’absence de fenêtres, les roulements de tonnerre s’entendaient à peine.

Elayne riva les yeux sur Aviendha, debout à l’autre extrémité de la pièce. Nue comme un ver, elle sourit nerveusement à sa future sœur. Nerveusement, Aviendha ?

L’Aielle eut un petit rire. Après une brève hésitation, Elayne l’imita. L’air était glacial, bon sang ! Et le sol encore plus froid.

Parmi les Matriarches, presque toutes des inconnues, la future reine distingua un visage familier. Avec ses traits encore jeunes et ses cheveux blancs, Amys aurait pu passer pour une Aes Sedai.

Elle avait dû « voyager » pour venir de Cairhien. En échange de ce qu’elles lui avaient appris sur Tel’aran’rhiod, Elayne avait enseigné ce don aux Matriarches capables de marcher dans les rêves. Pour rembourser une dette, avait-elle ajouté, sans jamais préciser laquelle.

— J’aurais aimé que Melaine soit là, dit-elle.

Elle appréciait l’épouse de Beal, une femme pleine de chaleur et généreuse. Pas comme les deux autres Matriarches qu’elle reconnut… La squelettique Tamela, avec ses traits anguleux, et Viendre, magnifique avec son profil d’oiseau de proie et ses yeux bleus. Des femmes bien plus puissantes qu’elle dans le Pouvoir – supérieures à toutes les sœurs, en fait, à part Nynaeve. Entre les Aielles, cette hiérarchie n’existait pas. Mais pour quelle autre raison ces deux-là l’auraient-elles depuis toujours regardée de haut ?

Elayne pensait qu’Amys prendrait les choses en main, comme d’habitude, mais ce fut Monaelle, une petite femme aux cheveux blond tirant sur le roux, qui fit un pas en avant. « Petite », tout était relatif. La seule, en tout cas, qui ne fût pas plus grande qu’Elayne. Et la moins puissante dans le Pouvoir. Presque trop faible pour mériter le châle, si elle était allée à Tar Valon. Cette hiérarchie-là n’avait peut-être vraiment aucune importance entre les Matriarches.

— Si Melaine était présente, dit Monaelle d’un ton brusque mais pas inamical, les bébés qu’elle porte seraient impliqués dans le lien qui va être créé entre vous deux. Pour ça, il aurait fallu que les tissages les frôlent – et qu’ils survivent. Les enfants à naître ne sont pas encore assez forts pour y parvenir. La question, c’est de savoir si vous l’êtes.

Des deux mains, l’Aielle désigna des points sur le sol, non loin d’elle.

— Venez au centre de la pièce.

Elayne comprit que le saidar allait avoir un rôle à jouer dans la cérémonie. Jusque-là, elle s’attendait à un échange de vœux et peut-être de serments. Qu’allait-il donc se passer ? Elle était prête à tout, sauf que…

D’un pas hésitant, elle approcha de Monaelle.

— Ma Championne… Notre lien sera-t-il… affecté ?

Venue se camper en face d’Elayne, Aviendha s’était rembrunie en la voyant hésiter. Quand elle entendit la question, elle tourna vers Monaelle de grands yeux interrogateurs. À l’évidence, elle n’avait pas pensé à ça.

La Matriarche secoua la tête.

— Hors de cette pièce, nul ne sera touché par les tissages. Ta Championne sentira que tu es liée à quelqu’un d’autre, mais très vaguement.

Aviendha soupira de soulagement et Elayne lui fit écho.

— Nous avons un protocole à suivre, continua Monaelle. Venez. Nous ne sommes pas des chefs de tribu qui boivent de l’oosquai en débattant des serments de l’eau.

En lançant ce qui semblait être des blagues sur les chefs et leur intempérance, les autres Matriarches formèrent un cercle autour d’Aviendha et Elayne.

Monaelle s’assit en tailleur sur le sol, non loin des deux femmes nues. Dès qu’elle parla, les rires cessèrent.

— Nous sommes réunies parce que deux femmes désirent devenir premières-sœurs. Nous allons déterminer si elles sont assez fortes, et dans l’affirmative, nous les aiderons. Leurs mères sont-elles présentes ?

Elayne sursauta, mais Viendre se plaça derrière elle.

— Je suis ici à la place de Morgase Trakand, qui n’a pas pu venir.

Les mains sur les épaules d’Elayne, Viendre la força à s’agenouiller devant Aviendha, puis elle s’accroupit derrière elle.

— J’offre ma fille à l’épreuve.

Tamela se campa derrière Aviendha et la fit se baisser, ses genoux touchant presque ceux d’Elayne.

— Je suis là à la place de la mère d’Aviendha, qui n’a pas pu venir, et j’offre ma fille à l’épreuve.

En d’autres circonstances, Elayne aurait souri. Chacune des « mères » semblait avoir cinq ou six ans de plus au maximum que sa « fille ». Mais l’heure n’était pas à la rigolade. L’air très grave, les Matriarches debout dans le cercle les regardaient, Aviendha et elle, comme si elles les évaluaient et n’étaient pas très satisfaites du résultat.

— Qui endurera les tourments de la naissance pour elles ? demanda Monaelle.

Amys s’avança. Deux autres femmes l’imitèrent. Shyanda, une flamboyante rousse qu’Elayne avait parfois vue avec Melaine, et une Aielle grisonnante qu’elle ne connaissait pas. Ces assistantes aidèrent Amys à se déshabiller. Quand ce fut fait, se tournant vers Monaelle, elle tapota son ventre plat.

— J’ai porté des enfants et je les ai allaités, dit-elle en prenant en main des seins qui semblaient n’avoir rien fait de tel. Je m’offre à l’épreuve.

Quand Monaelle eut accepté d’un hochement de tête, Amys s’agenouilla près d’Aviendha et Elayne.

Les deux « mères » vinrent la flanquer. En un clin d’œil, l’aura du Pouvoir enveloppa toutes les femmes, à part Elayne, Aviendha et Amys.

La future reine prit une grande inspiration et vit que son amie faisait de même. Dans un silence à peine troublé par les lointains roulements de tonnerre et des cliquetis de bracelets occasionnels, Monaelle prit la parole :

— Toutes les deux, vous allez faire ce qu’on vous demandera. Si vous hésitez ou posez des questions, ça prouvera que vous n’êtes pas prêtes. Je vous renverrai, et nous en aurons à tout jamais terminé avec cette affaire. Je vais vous interroger, et vous répondrez sincèrement. En cas de refus, je vous renverrai aussi. Bien entendu, vous pourrez vous retirer à n’importe quel moment. Toute seconde chance étant exclue, ça mettra un terme au processus. Commençons… Quelle est la plus grande qualité de la femme que vous voulez prendre pour première-sœur ?

Elayne s’attendait à cette question, puisqu’on lui avait suggéré de réfléchir sur le sujet. Choisir n’avait pas été facile, mais elle y était parvenue.

Quand elle parla, des flux de saidar s’entrelacèrent entre elle et Aviendha, et aucun son ne sortit de ses lèvres. Même chose pour l’Aielle.

D’instinct, une partie de l’esprit d’Elayne analysa les tissages. Même en cet instant, la soif d’apprendre était chez elle une caractéristique comparable à la couleur de ses yeux.

Les tissages se volatilisèrent alors que les lèvres de la jeune femme se refermaient.

— Aviendha est si sûre d’elle, si fière… Elle se moque de ce que pensent les autres. Tout ce qui importe, c’est ce qu’elle veut être.

Avec le même décalage, Elayne entendit ce que venait de dire Aviendha.

— Même quand elle a la bouche sèche de terreur, Elayne ne plie pas. Elle est la personne la plus courageuse que je connaisse.

Elayne dévisagea son amie. Aviendha la trouvait courageuse ? Bon, elle n’avait rien d’une poule mouillée, mais quand même…

Bizarrement, l’Aielle la regardait aussi avec des yeux ronds.

— Le courage est un puits, souffla Viendre à l’oreille de la future reine. Profond chez certains et pas chez d’autres… Mais dans tous les cas, les puits se tarissent, même s’ils se remplissent de nouveau un jour. Tôt ou tard, tu affronteras le danger de trop, ton échine se liquéfiera et ton fabuleux courage t’abandonnera, te laissant en larmes dans la poussière. Un jour, tu connaîtras ce sort.

À l’entendre, Viendre piaffait d’impatience d’être là pour voir ça.

Elayne acquiesça. Son échine, se liquéfier ? Chaque jour, elle luttait pour que ça n’arrive pas.

D’un ton presque aussi jubilatoire que celui de Viendre, Tamela s’adressa à Aviendha :

— Le Ji’e’toh t’emprisonne comme des liens d’acier. Pour le ji, tu fais de toi exactement ce qu’on attend. Pour le toh, s’il le faut, tu t’abaisseras et tu ramperas dans la poussière. Parce que tu te soucies énormément de ce que les autres pensent.

Elayne laissa échapper un petit cri. C’était cruel et injuste. Sur le ji’e’toh, elle en savait très long, et Aviendha n’était pas ainsi. Pourtant, elle hochait docilement la tête, exactement comme elle un peu plus tôt. Une façon d’accepter, non sans impatience, ce qu’elle savait déjà.

— De belles caractéristiques à aimer chez une première-sœur, dit Monaelle en remontant son châle jusqu’à ses coudes. Mais quel est le pire défaut de l’une comme de l’autre ?

Elayne bougea un peu sur ses genoux glacés et s’humecta les lèvres avant de parler. Elle redoutait cet instant depuis des jours. En sus de l’avertissement de Monaelle, Aviendha lui avait dit qu’elles ne devraient pas mentir. Sinon, qu’aurait valu leur lien ?

Une nouvelle fois, les tissages emprisonnèrent leurs paroles jusqu’à ce qu’elles aient fini.

— Aviendha, dit la voix d’Elayne avec le troublant décalage. Elle est… Pour elle, la violence est toujours la réponse. Parfois, elle ne réfléchit pas plus loin que le manche de son couteau. Comme un gamin qui refuse de grandir.

— Elayne sait…, commença la voix d’Aviendha. (Une hésitation, puis un débit très rapide…) Elle sait qu’elle est très belle et a conscience de l’emprise que ça lui confère sur les hommes. Parfois, elle exhibe la moitié de ses seins, en public, et elle sourit aux mâles pour les manipuler.

Elayne en resta bouche bée. Aviendha pensait ça d’elle ? Elle la prenait pour une allumeuse ?

Tout aussi dépitée, Aviendha voulut parler, mais Tamela lui appuya sur les épaules et s’adressa à elle d’un ton très dur :

— Et toi, tu crois que les hommes ne s’extasient pas sur ton visage ? Sous les tentes-étuves, tu penses qu’ils ne lorgnent pas ta poitrine et tes hanches ? Tu es superbe et tu le sais. Le nier, c’est te renier ! Tu aimes que les mâles te regardent et tu leur souris. N’as-tu jamais joué de ton charme pour donner plus de poids à tes arguments ? Ou frôlé le bras d’un interlocuteur afin de détourner son attention de la faiblesse de tes propos ? Tu l’as fait, tu continueras, et ça n’enlève rien à ta valeur.

Aviendha s’empourpra. Mais Elayne dut écouter la tirade de Viendre… et sentir chauffer ses propres joues.

— En toi, il y a de la violence. Le nier, c’est te renier. N’as-tu jamais rugi de fureur et frappé ? N’as-tu jamais versé le sang ? Ou rêvé de le faire ? Sans envisager une autre façon de procéder. Ni même réfléchir… Jusqu’à ton dernier souffle, il en sera ainsi.

Songeant à son récent dialogue avec Taim, et à d’autres du même tonneau, Elayne crut que ses joues s’embrasaient.

Et l’épreuve était loin de sa fin.

— Tes bras faibliront, dit Tamela à Aviendha, et tes jambes s’alourdiront. Un enfant sera capable de te désarmer. À quoi te serviront alors ta férocité et ton habileté ? Les véritables armes, ce sont le cœur et l’esprit. Quand tu étais une Promise, as-tu appris à manier la lance en un jour ? Si tu n’affûtes pas ton cœur et ton esprit, tu vieilliras et deviendras une proie facile pour les enfants. Les chefs te feront asseoir dans un coin et jouer à des jeux de ficelle. Quand tu parleras, les gens n’entendront que les murmures du vent. Réfléchis alors qu’il en est encore temps !

— La beauté s’évanouit, dit Viendre à Elayne. Avec les années, tes seins tomberont, ta chair deviendra flasque et ta peau sera sèche comme du parchemin. Les hommes qui t’admiraient te parleront comme si tu étais un de leurs vieux amis. Ton mari te verra peut-être encore avec les yeux de l’amour, mais plus un seul prétendant ne rêvera de toi. Cesseras-tu alors d’être toi-même ? Ton corps n’est qu’une enveloppe. Il s’abîmera, mais ta vérité, ce sont ton cœur et ton esprit, et eux, ils ne changeront pas, sauf pour devenir plus forts.

Elayne secoua la tête. Pas pour contredire la Matriarche. Enfin, pas vraiment… Mais elle n’avait jamais réfléchi à la vieillesse, et surtout pas depuis son passage par la Tour Blanche. Sur les épaules d’une Aes Sedai, le temps ne pesait pas bien lourd. Mais qu’arriverait-il si elle vivait aussi longtemps que les membres de la Famille ? Ça impliquerait de renoncer à son statut de sœur, mais pourquoi pas ? Si ces femmes mettaient du temps à développer des rides, elles finissaient par en avoir.

Que pensait Aviendha, de son côté ? Elle semblait si morose.

— Chez la femme que vous voulez comme première-sœur, qu’est-ce qui vous semble le plus puéril ?

Beaucoup plus facile, ça. Et moins glissant, comme terrain… Elayne se surprit même à sourire en parlant. Morosité oubliée, Aviendha fit de même.

Avec le décalage habituel, les propos des deux femmes retentirent :

— Aviendha refuse que je lui apprenne à nager. J’ai essayé, c’est impossible. Elle n’a peur de rien, sauf d’un volume d’eau supérieur à celui d’une baignoire.

— Elayne se gave de confiseries avec les deux mains, comme un gosse qui échappe à la surveillance de sa mère. Si elle continue, elle sera grosse comme une vache.

Elayne sursauta. Se gaver, elle ? Une gâterie de temps en temps, rien de plus. Quant à être grosse comme une vache…

Mais pourquoi Aviendha la foudroyait-elle du regard ? Refuser d’avoir de l’eau au-dessus des genoux était vraiment puéril.

Monaelle porta une main à sa bouche pour étouffer un toussotement – histoire de cacher un sourire, en réalité, aurait parié Elayne. Quelques Matriarches rirent franchement. De la stupidité d’Aviendha ou de sa gourmandise ?

Monaelle se reprit, arrangea ses jupes autour d’elle et parla d’un ton quand même un peu plus léger :

— Chez la femme que vous voulez prendre pour première-sœur, qu’enviez-vous le plus ?

Malgré l’exigence de sincérité, Elayne aurait triché si elle avait dû en rester à sa réponse spontanée. Mais une autre idée lui était venue, moins embarrassante pour elles deux, et plus convenable. Certes… Pourtant, il y avait cette affaire de seins exhibés et de sourires aux hommes… Pas faux, peut-être, mais Aviendha allait et venait nue comme un ver devant de pauvres serviteurs écarlates qu’elle semblait ne pas voir. Et cette accusation de se gaver ? Une vache, vraiment ?

Elayne dit la vérité toute nue tandis qu’Aviendha parlait de son côté.

— Aviendha a connu charnellement l’homme que j’aime. Pas moi… Ça ne m’arrivera peut-être jamais, et je pourrais en pleurer de désespoir.

— Elayne est aimée de Rand al’Thor… De Rand, oui ! Mon cœur saigne, tant je désire qu’il m’aime aussi, mais j’ignore s’il le fera un jour.

Elayne dévisagea son amie. Elle l’enviait à cause de Rand ? Alors qu’il l’évitait comme si elle était une pestiférée ? C’était complètement…

Tamela écarta les mains des épaules d’Aviendha.

— Gifle-la le plus fort possible ! lui lança-t-elle.

— Ne te défends pas, souffla Viendre à l’oreille d’Elayne.

On ne leur avait pas parlé de ça ! Mais Aviendha n’allait pas…

Clignant des yeux, Elayne se releva péniblement et porta une main à sa joue en feu. Toute la journée, il y resterait l’empreinte d’une paume. Aviendha n’aurait pas été obligée de frapper si dur.

— Gifle-la le plus fort possible, dit Viendre quand la future reine se fut de nouveau agenouillée.

Non, pas question de tabasser son amie. C’était…

Sous l’impact, Aviendha bascula sur le côté et faillit s’écrouler sur Monaelle.

Elayne secoua sa main, presque aussi douloureuse que sa joue.

Aviendha se releva, hocha la tête, puis se remit à genoux.

— L’autre main, dit Tamela.

Cette fois, Elayne atterrit sur les genoux d’Amys, les deux joues et les oreilles en feu. Quand elle eut repris sa position, elle obéit à Viendre et mit tout le poids de son corps dans son second coup. Emportée par son élan, elle faillit s’étaler sur Aviendha, qui avait basculé en arrière.

— Vous pouvez sortir, maintenant, dit Monaelle.

Elayne tourna la tête vers la Matriarche. À moitié redressée, Aviendha se pétrifia.

— Si c’est ce que vous désirez, continua Monaelle. Les hommes abandonnent à ce point, voire plus tôt. Beaucoup de femmes aussi. Mais si vous vous aimez encore assez pour continuer, enlacez-vous.

Elayne se jeta sur Aviendha. L’Aielle ayant fait de même, le choc faillit les assommer. Serrées l’une contre l’autre, en larmes, elles murmurèrent :

— Aviendha, je suis désolée…

— Elayne, pardonne-moi. Pardonne-moi…

Monaelle approcha, les dominant de toute sa hauteur.

— Vous serez de nouveau en colère l’une contre l’autre et vous vous direz des horreurs, mais vous n’oublierez pas que vous vous êtes déjà frappées. Sans raison, juste parce qu’on vous le demandait. Que ces coups vaillent pour tous ceux que vous aurez envie de vous donner. Vous avez un toh l’une envers l’autre, sans qu’il soit possible de vous en acquitter. N’essayez pas, car une femme a toujours une dette vis-à-vis de sa première-sœur. Maintenant, vous allez renaître…

Dans la pièce, la nature du saidar changea. Comment ? Elayne n’aurait su le dire, même si elle avait eu le temps d’y réfléchir. La lumière vacilla comme si les lampes agonisaient, elle ne sentit presque plus le contact d’Aviendha, et les sons devinrent lointains.

— Oui, vous allez renaître, répéta Monaelle comme si elle était à des lieues de là.

Tout disparut et Elayne aussi cessa d’exister.


La conscience… Enfin, une espèce de conscience. Sans penser à soi comme à soi, en somme… Sans penser du tout, même. Mais en existant et en entendant des sons…

Un liquide clapotait… Des gargouillis… Un battement rythmique. Oui, ce battement, surtout.

La satisfaction, sans savoir de quoi il s’agissait exactement…

Elle – oui, elle, c’était bien ça – ignorait ce qu’était le temps et sentait pourtant les Âges se succéder. En elle, il y avait un bruit, et ce bruit, eh bien, c’était elle ! Un battement. Puis un autre, similaire et tout proche.

Des battements simultanés. Une union parfaite. Deux êtres qui n’en formaient qu’un…

Au son de cette pulsation, l’éternité se dévida – tout le temps qui existait depuis la création du monde. Touchant l’autre qui était elle-même, elle sentit la pulsation. Avec son autre moi, elle était enlacée, puis s’en séparait, mais l’une revenait toujours vers l’autre…

Parfois, un peu de lumière déchirait les ténèbres. Pas assez pour y voir, mais presque aveuglante quand on avait toujours connu l’obscurité.

Le battement, encore.

Elle ouvrit les yeux, sonda le regard de son double, puis baissa les paupières, satisfaite.

La pulsation, toujours…

Puis il y eut un changement, bouleversant lorsqu’on n’en avait jamais connu. Une pression… La pulsation réconfortante s’accéléra.

Une pression convulsive. Répétée, répétée, répétée… et de plus en plus forte.

Les battements désormais affolés.

Soudain, le double se volatilisa. Elle était seule. Effrayée sans savoir ce qu’était la peur, et totalement seule.

La pulsation, la pression…

Écrasée, elle aurait voulu crier, mais sans savoir comment s’y prendre. D’ailleurs, c’était quoi, un cri ?

Puis la lumière, un flot de lumière aveuglante.

À présent, elle avait une consistance et un poids. Une expérience inédite… Une douleur soudaine au ventre… Quelque chose chatouillant son pied puis son dos…

Au début, elle ne comprit pas qu’elle produisait les étranges sons qui lui perçaient les tympans. Elle battit des jambes puis des bras, agitant des membres qui ne savaient pas vraiment bouger.

On la souleva et la posa sur une surface douce et pourtant plus dure que tout ce qu’elle avait connu – à part le contact de l’autre qui était elle-même, et qui avait disparu.

La pulsation, encore. Celle d’avant, mais elle ne l’entendait plus de la même façon. Un grand sentiment de solitude, aussi, avec en même temps une intense satisfaction.

Les souvenirs revinrent lentement. Levant sa tête serrée contre une poitrine, elle reconnut le visage d’Amys. Amys, oui. Lustrée de sueur, épuisée mais souriante.

Elayne, elle s’appelait Elayne. Elayne Trakand. Mais elle n’était plus seulement elle-même, désormais. Ce n’était pas le lien avec sa Championne, juste quelque chose de très semblable. Moins violent et plus magnifique.

Tournant difficilement la tête, car son cou semblait sans force, Elayne regarda son double, blotti contre l’autre sein d’Amys.

Aviendha, ruisselante de sueur, les cheveux collés sur le crâne, mais vibrante de joie… Rires et larmes mêlés, elles s’enlacèrent comme si elles ne voulaient plus jamais être séparées.

— Voici ma fille Aviendha, dit Amys, et voici ma fille Elayne. Nées le même jour à la même heure. Qu’elles veillent à jamais l’une sur l’autre, se soutiennent et s’aiment en toutes circonstances.

La Matriarche eut un rire plein de tendresse et de lassitude.

— Maintenant, pourrions-nous avoir des vêtements, avant de mourir de froid toutes les trois ?

Se fichant de mourir de froid ou non, Elayne serra plus fort Aviendha. Elle avait trouvé sa sœur. Par la Lumière ! oui, elle avait trouvé sa sœur !


Toveine Gazal se réveilla aux sons d’une activité fébrile mais étouffée. Des femmes allaient et venaient, certaines en murmurant entre elles. Couchée sur son étroit lit de camp, elle soupira d’accablement. Ses mains nouées autour du cou d’Elaida… Hélas, c’était un rêve…

La petite pièce tendue de toile, elle, était bien réelle.

Après une mauvaise nuit, Toveine se sentait épuisée. En plus, elle avait dormi trop longtemps et n’aurait pas le temps de prendre un petit déjeuner. À contrecœur, elle repoussa ses couvertures.

Le bâtiment, un petit entrepôt, avait des murs épais et de grosses poutres s’entrecroisaient au plafond. Malgré cette bonne isolation, on y crevait de froid. Son souffle se transformant en buée, la sœur frissonna quand l’air mordant traversa son chemisier – avant même qu’elle ait posé les pieds sur le plancher usé.

Bien que tentée de rester couchée dans ce refuge, Toveine avait des ordres. Et son ignoble lien avec Logain lui interdisait toute désobéissance, même si elle en rêvait jour et nuit.

Sans cesse, elle essayait de penser à cet homme en le nommant Ablar – au pire, maître Ablar – mais ce nom honni, Logain, lui revenait toujours. Un nom tragiquement célèbre. Logain, le faux Dragon qui avait écrasé les armées de son Ghealdan natal. Logain qui s’était frayé un chemin au milieu des rares Altariens et Murandiens assez braves pour tenter de l’arrêter – et ce jusqu’à menacer Lugard, rien que ça ! Logain, apaisé et pourtant encore capable de canaliser le Pouvoir.

Logain, la vermine qui avait osé ancrer ses maudits tissages de saidin sur Toveine Gazal ! Sans lui ordonner de cesser de penser, une erreur qu’il regretterait un jour. Au fond de sa tête, elle sentait la présence de cet homme. Toujours là, quoi qu’il arrive.

Toveine s’autorisa à fermer un instant les yeux. Dire que la ferme de maîtresse Doweel lui avait paru pire que la Fosse de la Perdition ! Des années d’exil et de pénitence, sans aucun moyen de s’échapper – sauf en devenant une renégate impitoyablement traquée, le comble de l’horreur !

Une semaine et demie après sa capture, Toveine n’était plus dupe. La Fosse de la Perdition, en plus terrible, c’était ici. Et aucun espoir de s’enfuir.

Furieuse, la sœur secoua la tête puis essuya l’humidité poisseuse qui collait à ses joues. Non, elle réussirait à s’évader – au moins le temps de nouer pour de bon ses mains autour du cou d’Elaida.

Le lit de camp compris, il y avait quatre meubles dans l’espace délimité par la toile. Assez pour n’avoir pratiquement pas la place de bouger.

Avec son couteau, la sœur cassa la glace qui emplissait le broc posé sur la petite table de toilette. Jetant les éclats dans la cuvette blanche, elle les fit fondre avec quelques filaments de saidar. Pour les tâches de ce genre, elle avait le droit de canaliser. Mais rien de plus…

S’abandonnant à la routine, elle se brossa les dents avec du bicarbonate, puis piocha un chemisier et des bas propres dans le petit coffre rangé au pied du lit. Au fond de ce coffre, sous ses maigres possessions, sa bague au serpent reposait dans un petit sac en velours. Un ordre, là encore. Tous ses biens étaient ici, à part son bureau pliable. Coup de chance, il avait été égaré au moment de sa capture.

Ses robes étaient rangées dans une étroite penderie. En choisissant une au hasard, Toveine s’habilla puis entreprit de se peigner et se brosser les cheveux.

Quand elle se vit dans le miroir miteux de la table de toilette, son bras s’immobilisa. Le souffle court, elle posa la brosse à manche d’ivoire à côté du peigne assorti. D’un rouge si sombre qu’il en paraissait noir comme le manteau d’un Asha’man, sa robe de laine brodée n’était pas si moche que ça. Mais que son image distordue lui semblait laide…

Pourtant, elle devait s’accrocher, parce que changer serait une forme de reddition. Déterminée, elle s’empara de son manteau doublé de martre, l’enfila et écarta le rabat de la toile.

Une vingtaine de sœurs arpentaient l’allée centrale du dortoir où s’alignaient des « chambres » semblables à la sienne. Certaines femmes conversaient à voix basse. La plupart, cependant, évitaient de se regarder, y compris quand elles appartenaient au même Ajah. L’effet de la peur, bien entendu, mais surtout de la honte.

Sœur grise solidement bâtie, Akoure regardait la main où elle portait d’habitude sa bague. Desandre, une sœur jaune élancée, cachait sa main droite sous son aisselle gauche.

Dès que Toveine se fut montrée, les conversations moururent et plusieurs femmes la foudroyèrent du regard. Dont Jenare et Lemai, pourtant membres de son Ajah. Revenant un peu à la réalité, Desandre lui tourna ostensiblement le dos.

En deux jours, cinquante et une Aes Sedai étaient tombées entre les mains des monstres en veste noire. Dans le lot, cinquante faisaient porter le blâme à Toveine, comme si Elaida n’avait rien à voir avec ce désastre. Sans l’intervention de Logain, ces sœurs se seraient vengées sur la bête durant leur première nuit d’incarcération.

Toveine ne le remerciait pas de l’avoir sauvée, puis d’avoir forcé Carniele à guérir les zébrures laissées par les ceintures et les horions dus aux coups de pied et de poing. Plutôt que d’être redevable à ce chien, elle aurait préféré qu’on la batte à mort.

Le manteau sur les épaules, elle remonta l’allée centrale, la tête bien droite, puis sortit sous la lumière d’un soleil en berne qui convenait très bien à sa profonde morosité.

Dans son dos, une femme cria, mais la porte se referma, étouffant ses injures. Les mains tremblantes, Toveine releva sa capuche bordée de fourrure noire. Personne ne la défiait impunément. Après l’avoir en apparence humiliée pendant des années, même maîtresse Doweel l’avait appris à ses dépens. Elle leur montrerait, à toutes ces femmes ! Oui, elle leur montrerait !

Le dortoir d’où elle sortait se trouvait à la lisière d’un grand village – des plus étranges, à vrai dire. Un village d’Asha’man. Ailleurs, murmurait-on, on avait tracé sur le sol les contours d’un complexe qui ridiculiserait la Tour Blanche. Mais pour l’heure, les chiens en veste noire vivaient presque tous ici. Un ensemble de cinq casernes de pierre semées le long de rues aussi larges que celles de Tar Valon. Chacune pouvait contenir une centaine de « soldats ». Pour l’instant, elles n’étaient pas pleines, la Lumière en soit louée, mais des échafaudages couverts de neige attendaient l’arrivée d’ouvriers pour achever la construction de deux structures supplémentaires – quasiment terminées, à part la toiture. Dix bâtiments plus petits pouvaient accueillir une dizaine de Dévoués chacun et un onzième était en voie d’achèvement. Tout autour, on trouvait quelque deux cents maisons semblables à celles de n’importe quel village. Les hommes mariés y vivaient avec leur famille – ou les femmes et les enfants, pour les recrues pas encore assez formées.

Toveine ne redoutait pas les hommes capables de canaliser le Pouvoir. Au début, elle avait paniqué, mais c’était terminé. Cinq cents types de ce genre, cela dit, faisaient un sacré fragment d’os coincé entre ses dents. Cinq cents, par la Lumière ! Dont beaucoup pouvaient « voyager »… Un fichu fragment d’os, oui ! De plus, pour atteindre le mur d’enceinte, elle avait dû marcher près d’une demi-lieue dans la forêt. Et ça, c’était effrayant. Ce que ça signifiait, du moins…

Pas encore achevé non plus, le mur ne mesurait – au mieux – pas plus de quinze pieds de haut et les tours ou postes de garde n’émergeaient pas encore du sol. Par endroits, Toveine aurait pu enjamber un ridicule muret, si elle n’avait pas eu l’interdiction absolue de s’évader.

Cette muraille courait sur plus de deux lieues, et selon Logain, on avait posé la première pierre moins de trois mois plus tôt. Dominant Toveine, il n’allait sûrement pas prendre la peine de lui mentir… Selon lui, ces fortifications étaient un gaspillage d’énergie et de temps. Peut-être, mais la sœur en claquait quand même des dents. Trois mois ! Avec l’aide de la moitié masculine du Pouvoir…

Dès qu’elle pensait à ce mur, Toveine imaginait une force impossible à arrêter. Une avalanche de pierres noires qui recouvriraient bientôt la Tour Blanche. Bien entendu, c’était impossible. Pourtant, quand elle ne rêvait pas qu’elle étranglait Elaida, la sœur faisait ce cauchemar-là.

Il avait neigé dans la nuit, ça se voyait sur les toits uniformément blancs. Toveine n’eut pourtant pas à peiner pour avancer dans les rues. Avant le lever du soleil, des recrues avaient tout déblayé – avec le Pouvoir, bien entendu. Les Asha’man utilisaient le saidin pour tout, de la coupe du bois au nettoyage des vêtements.

À cette heure, quelques-uns couraient dans les rues et les plus nombreux, debout devant leur baraquement, sautaient d’un pied sur l’autre tandis que des Dévoués faisaient l’appel. Portant de lourds paniers destinés à l’entrepôt de l’intendance ou des seaux d’eau, des femmes chaudement vêtues avançaient lentement. Sachant ce qu’étaient leurs maris, comment pouvaient-elles rester ici ? Toveine ignorait la réponse, qui dépassait son entendement. Plus bizarre encore, des enfants couraient dans les rues, jouant autour de groupes d’hommes capables de canaliser. Comme s’il était banal de s’amuser avec un cerceau, une balle, une poupée ou un chien à quelques pas de la mort… Ce semblant de normalité soulignait le côté maléfique et nauséabond de ces lieux.

Devant la sœur, des cavaliers approchaient au pas. Depuis qu’elle était ici – une courte éternité, aurait-on pu dire – elle n’avait jamais vu des gens à cheval à l’intérieur du village. Quelques chariots, oui, mais pas de cavaliers. Et aucun visiteur – jusqu’à ce jour, en tout cas.

Cinq types en veste noire escortaient deux femmes blondes et une dizaine de Gardes Royaux en uniforme rouge. L’une des femmes portait un manteau rouge et blanc bordé de fourrure et l’autre… Toveine écarquilla les yeux. L’autre arborait un ample pantalon vert du Kandor et une veste qui semblait être celle du capitaine général de la garde. Des galons, sur ses épaules, confirmaient que Toveine n’avait pas la berlue.

La sœur songea qu’elle s’était peut-être trompée sur les dix hommes. Cette usurpatrice risquait de déchanter quand elle rencontrerait de vrais Gardes Royaux. Quoi qu’il en soit, pour des visiteurs, il était bien trop tôt…

Chaque fois que l’étrange colonne passait devant des recrues en rangs, l’homme qui la conduisait lançait un « Garde à vous ! » tonitruant. Aussitôt, les types en noir devenaient plus raides que des statues, le petit doigt sur la couture du pantalon.

Après avoir tiré sur la capuche pour dissimuler son visage, Toveine se plaqua contre la façade d’un des plus petits bâtiments. Une épée d’argent sur son col montant, un type la regarda en passant puis s’éloigna au pas de charge.

Toveine fut frappée par la stupidité de ce qu’elle venait de faire. Furieuse, elle faillit éclater en sanglots. Aucun de ces gens n’aurait pu reconnaître le visage d’une Aes Sedai. Et si une des femmes savait canaliser, si invraisemblable que ce fût, elle ne serait pas passée assez près d’elle pour sentir qu’elle le pouvait aussi.

Alors qu’elle occupait son temps à imaginer un moyen de désobéir à Logain, voilà qu’elle exécutait ses ordres sans même y penser !

Par défi, elle s’immobilisa et se tourna vers les visiteurs. D’instinct, ses mains volèrent vers sa capuche – impossible de les garder le long de son corps. Pitoyable et ridicule, vraiment…

Toveine connaissait de vue l’Asha’man qui guidait la colonne. Un costaud d’âge moyen aux cheveux noirs huileux, au sourire mielleux et aux yeux hallucinés. Les autres cavaliers ne lui disaient rien…

Mais qu’espérait-elle gagner dans tout ça ? Confier un message à un des visiteurs ? Même si les Asha’man les lâchaient, comment pourrait-elle approcher assez de ces gens alors qu’elle avait l’ordre – incontournable – de cacher à tout étranger la présence d’Aes Sedai dans le camp ?

Le type aux yeux de devin semblait accablé par sa mission. Tout juste s’il daignait cacher ses bâillements derrière une main gantée…

— … et quand nous en aurons terminé avec ce secteur…, dit-il en passant devant Toveine, je vous montrerai la Ville des Artisans. Un endroit bien plus grand qu’ici. Nous avons des maçons, des charpentiers, des forgerons, des tailleurs… Nous pouvons vivre en autarcie, dame Elayne.

— Sauf pour les navets ! lança la femme en uniforme.

L’autre eut un rire de gorge.

Toveine suivit les cavaliers du regard. Dame Elayne ? Elayne Trakand ? La plus jeune des visiteuses correspondait à la description qu’on lui avait donnée. Elaida n’avait pas précisé pourquoi elle tenait tant à mettre la main sur une Acceptée en fuite – future reine ou non – mais pas une sœur ne sortait de la tour sans avoir l’ordre d’ouvrir l’œil et de coincer Elayne.

Sois prudente, Elayne Trakand… Je ne voudrais pas qu’Elaida ait la satisfaction de te capturer.

Tentée de se demander s’il y avait moyen de tirer parti de la venue d’Elayne au camp, Toveine sentit soudain quelque chose, dans un coin de sa tête. Une satisfaction paresseuse et une intention naissante. Logain venait de finir son petit déjeuner, il sortirait bientôt et il lui avait ordonné d’être là quand il le ferait.

Les jambes de Toveine coururent sans lui demander son avis. Du coup, sa jupe s’entortilla autour de ses chevilles et elle s’étala, le souffle coupé. Furieuse, elle se releva et, sans prendre le temps de s’épousseter, repartit de plus belle. Des hommes se moquèrent d’elle sur son passage et des enfants hilares la désignèrent du doigt.

Puis des chiens l’entourèrent, les plus téméraires lui reniflant les talons. Elle sauta et décocha des coups de pied, mais les maudits cabots ne la lâchèrent pas. Folle de rage, elle aurait voulu hurler à la mort. Les chiens étaient une plaie, mais interdit de canaliser pour les disperser !

Un corniaud gris saisit un pan de sa robe entre ses crocs, la tirant sur le côté. Cette fois, Toveine paniqua. Si elle tombait encore, les chiens la dévoreraient vivante.

Une femme en robe de laine marron jeta son lourd panier sur le corniaud, le forçant à lâcher prise. Propulsé par une solide matrone, un seau atterrit sur le dos d’un clébard tacheté qui détala en glapissant.

Toveine s’en pétrifia de surprise. Du coup, un autre chien s’en prit à sa jambe. Au prix d’un lambeau de son bas et d’un morceau de chair, la sœur parvint à se dégager. Des femmes l’entouraient, chassant les chiens avec tout ce qui leur tombait sous la main.

— Filez, Aes Sedai, dit une femme grisonnante presque squelettique. (Elle flanqua un coup de bâton à un cabot.) Ils ne vous embêteront plus… Je voudrais bien avoir un joli chat, mais mon mari ne serait pas d’accord… Filez, vous dis-je !

Toveine ne prit pas le temps de remercier ses bienfaitrices. En courant, elle tenta de réfléchir. Toutes les femmes savaient, pour les Aes Sedai. Si une était au courant, les autres aussi. Mais elles ne porteraient pas de messages et ne faciliteraient pas une évasion, parce qu’elles désiraient rester ici. Comprenaient-elles à quoi elles contribuaient ? Toute la question était là…

Un peu avant la maison de Logain, dans une rue étroite où plusieurs demeures de ce type s’alignaient, Toveine ralentit et arrangea sa jupe. Une dizaine d’hommes en veste noire de tous âges attendaient Logain, qui ne s’était pas encore montré. Mais elle le sentait dans sa tête, résolu et concentré. Peut-être en train de lire…

La sœur continua son chemin d’un pas altier. Aes Sedai jusqu’au bout des ongles, quoi qu’il arrive… De quoi en oublier sa fuite éperdue devant les chiens.

Chaque fois, la maison la surprenait. Dans la rue, plusieurs étaient aussi grandes et deux bien plus imposantes. Une demeure en bois ordinaire à deux niveaux, n’était la porte, les volets et l’encadrement des fenêtres peints en rouge. Des rideaux occultants empêchaient de voir à l’intérieur. De toute façon, à travers les vitres de mauvaise qualité, on n’aurait rien pu distinguer. Bref, une résidence acceptable pour un boutiquier pas très prospère, mais en aucun cas pour un des hommes les plus célèbres du monde.

Toveine se demanda ce qui retenait Gabrelle. Les autres sœurs liées à Logain avaient les mêmes ordres qu’elle, et jusque-là, Gabrelle était toujours arrivée la première. Concentrée, elle étudiait l’Asha’man comme si elle avait l’intention d’écrire sa biographie. C’était possible, au fond, vu que les sœurs marron consignaient absolument tout par écrit.

Toveine chassa Gabrelle de son esprit. Cela dit, si elle arrivait très en retard, il faudrait découvrir comment elle s’y était prise. Mais il y avait plus urgent…

Les hommes qui attendaient devant la porte rouge regardèrent la sœur mais ne firent aucun commentaire – même entre eux. Cela posé, ils ne manifestèrent pas d’animosité non plus. Ils attendaient, simplement, aucun ne portant de manteau malgré le froid qui transformait leur souffle en buée.

Tous des Dévoués, une épée d’argent au col…

Chaque matin où Toveine venait au « rapport », elle voyait le même spectacle. Avec des hommes différents, cela dit… De tous ces gens, elle ne savait pas grand-chose, à part quelques noms et une poignée de détails.

Appuyé contre l’angle de la maison, Evin Vinchova, le beau gosse présent lors de sa capture par Logain, jouait avec un morceau de ficelle. Avec son visage buriné de fermier et sa barbe tressée et huilée, Donalo Sandomere – sans doute pas son véritable nom – tentait d’adopter la posture nonchalante d’un authentique noble. Androl Genhald, un Tarabonais costaud à l’air pensif, croisait les mains dans le dos. Même s’il portait une chevalière en or, Toveine aurait juré qu’il s’agissait d’un apprenti qui avait rasé sa moustache et abandonné le voile. Mezar Kurin, un Domani aux tempes grises, jouait avec la boucle en grenat de son oreille gauche. Lui, il pouvait être un noble mineur…

Toveine enregistrait dans son esprit une série de noms et de visages. Un jour ou l’autre, ces hommes seraient recherchés, et les informations permettant de les identifier deviendraient cruciales.

La porte rouge s’ouvrit. Les hommes se redressèrent, mais ce ne fut pas Logain qui apparut.

Toveine sursauta, puis elle soutint le regard de Gabrelle sans faire d’effort pour cacher son dégoût. À cause du maudit lien, elle avait senti à quelle activité Logain se livrait pendant la nuit – de quoi ne pas réussir à fermer l’œil – mais sans jamais imaginer que Gabrelle… Elle, sa partenaire ?

Plusieurs Asha’man parurent aussi étonnés que la sœur. Certains sourirent sous cape et Kurin, rayonnant, lissa sa fine moustache d’un index triomphant.

L’indigne Aes Sedai n’eut même pas la décence de rougir. Levant un peu son nez en trompette, elle tira sur le devant de sa robe – une façon de proclamer qu’elle venait juste de l’enfiler –, posa son manteau sur ses épaules et avança vers Toveine, tranquille comme si elles étaient dans un couloir de la Tour Blanche.

Toveine la prit par le bras et la tira à l’écart.

— Nous sommes prisonnières, mais ce n’est pas une raison pour se plier à tout. En particulier à la lubricité d’Ablar.

Gabrelle ne parut même pas troublée. Une idée traversa l’esprit de Toveine.

— Il t’a ordonné de… ?

Avec un ricanement, Gabrelle libéra son bras.

— Toveine, il m’a fallu deux jours pour décider de me « plier à sa lubricité », comme tu dis. Et je me suis félicitée qu’il en faille seulement quatre pour qu’il me laisse faire… Étant une sœur rouge, tu l’ignores peut-être, mais les hommes sont des bavards invétérés. Il suffit d’écouter, ou de faire semblant, pour qu’ils te racontent leur vie.

Gabrelle plissa pensivement le front.

— Je me demande si c’est pareil pour les femmes ordinaires.

— De quoi parles-tu ?

Gabrelle espionnait-elle Logain ? Ou glanait-elle des informations pour son futur livre ? Quoi qu’il en soit, son comportement était inadmissible, même pour une sœur marron.

— Qu’est-ce qui est pareil ?

Toujours pensive, Gabrelle murmura :

— Je me suis sentie… impuissante. Il est plutôt doux, mais… Eh bien, jusque-là je n’avais jamais réfléchi à la force des bras d’un homme, comprends-tu ? Et moi, incapable de canaliser le moindre flux. Il me dominait, en un sens, bien que ce ne soit pas tout à fait exact. Disons qu’il était le plus fort, et que je le savais. C’était étrangement exaltant.

Toveine frissonna. Gabrelle devait avoir perdu la tête. Elle allait le lui dire quand Logain sortit à son tour et ferma la porte derrière lui. Les cheveux noirs, les épaules larges et les traits arrogants, il était plus grand que tous les autres Asha’man. Sur son col figuraient l’épée d’argent et un ridicule lézard censé être un dragon. Alors que les autres se massaient autour de lui, il sourit à Gabrelle qui s’en pâma d’aise.

Toveine frissonna de nouveau. Exaltant ! Cette femme était cinglée.

Comme tous les matins, les hommes firent leur rapport. Le plus souvent, Toveine n’en comprenait pas un mot, mais elle écoutait quand même.

— J’en ai trouvé deux de plus qui s’intéressent au nouveau type de guérison que cette femme, Nynaeve, a utilisé sur toi, dit Genhald. Mais le premier sait à peine guérir avec la méthode classique et l’autre veut en savoir trop long. Plus que je ne peux lui en dire, en tout cas…

— Tu en sais autant que moi, répondit Logain. Maîtresse al’Meara ne m’a pas fourni beaucoup d’explications, mais j’en ai glané en écoutant les autres sœurs. Continue à semer et espérons que quelque chose pousse. C’est tout ce que tu peux faire.

Genhald et plusieurs autres types acquiescèrent.

Toveine enregistra ces informations. Nynaeve al’Meara… Un nom qu’elle avait souvent entendu depuis son retour à la Tour Blanche. Une autre Acceptée fugueuse qu’Elaida voulait récupérer avec une ferveur suspecte. Originaire du même village qu’al’Thor, en plus. Et associée à Logain, d’une façon ou d’une autre. Tout ça pouvait conduire quelque part. Un nouveau type de guérison pratiqué par une Acceptée ? C’était presque impossible, mais Toveine avait déjà vu des choses impossibles se réaliser, alors…

Gabrelle écoutait aussi, remarqua Toveine. Sans cesser de la surveiller du coin de l’œil…

— Il y a un problème avec certains hommes de Deux-Rivières, annonça Vinchova d’un ton colérique. Enfin, quand je dis des « hommes »… Ce sont des gamins, quatorze ans maximum. Ils refusent de révéler leur âge.

Avec son menton imberbe, Evin devait avoir un an ou deux de plus.

— Les faire venir ici était criminel.

Logain secoua la tête. Parce qu’il regrettait, ou pour exprimer sa rage ? Difficile à dire.

— La Tour Blanche accepte des filles de douze ans… Occupe-toi de ces garçons. Sans favoritisme, sinon les autres se retourneront contre eux. Mais assure-toi qu’ils ne feront rien de stupide. Le seigneur Dragon sera mécontent si on tue trop de gars de son territoire.

— On dirait bien qu’il s’en contrefiche, fit un type filiforme.

Son accent du Murandy à couper au couteau, il arborait une moustache incurvée qui en disait long sur ses origines. Jouant avec une pièce de monnaie qu’il faisait circuler sur le dos de sa main, il semblait aussi concentré sur cette activité que sur Logain.

— J’ai entendu dire que le seigneur Dragon en personne a ordonné au M’Hael d’enrôler de force tous les mâles de Deux-Rivières capables de canaliser, y compris les coqs. Avec l’armada qu’il a ramenée, je m’étonne qu’il n’ait pas aussi réquisitionné les poussins et les agneaux.

La blague fit rire les Asha’man, mais Logain ramena l’ordre en un clin d’œil.

— Quoi que le seigneur Dragon ait dit, il me semble que mes instructions sont claires.

Tous les hommes hochèrent la tête et on entendit des « Oui, Logain » et des « À tes ordres, Logain ».

Toveine effaça le rictus qu’elle sentait naître sur ses lèvres. Bande d’ignorants ! La Tour Blanche acceptait les filles de moins de quinze ans uniquement quand elles avaient déjà commencé à canaliser…

Le reste était plus intéressant. Deux-Rivières, encore… Rand al’Thor, disait-on, avait tourné le dos à son territoire, mais elle n’aurait pas juré que c’était vrai.

Pourquoi Gabrelle la dévisageait-elle ?

— La nuit dernière, dit Sandomere, j’ai appris que le M’Hael donne des cours particuliers à Mishraile.

L’homme lissa avec suffisance sa barbe fourchue. À croire qu’il venait de faire une révélation sensationnelle.

Au fond, c’était peut-être le cas, mais Toveine n’avait pas les éléments pour en juger. Logain hocha la tête et les autres échangèrent des regards qui auraient pu être inquiets.

Toveine remâcha sa frustration. C’était souvent comme ça. Des remarques qui n’appelaient pas de commentaires – ou que ces hommes redoutaient de commenter – et qu’elle ne comprenait pas. Chaque fois, elle avait le sentiment de passer à côté de quelque chose d’essentiel.

Un Cairhienien trapu qui arrivait à peine à la poitrine de Logain ouvrit la bouche. Pour ajouter quelque chose sur Mishraile ?

Toveine ne le saurait jamais.

— Logain !

Welyn Kajima dévalait la rue, les clochettes accrochées à sa natte noire tintinnabulant. Ce Dévoué, un homme d’âge moyen qui souriait beaucoup trop, avait lui aussi assisté à la capture de Toveine. Puis il avait imposé un lien à Jenare. Presque à bout de souffle, il fendit la petite foule et s’immobilisa devant Logain.

— Le M’Hael est de retour de Cairhien. Au palais, il a ajouté de nouveaux noms sur la liste des déserteurs. Tu n’en croiras pas tes oreilles.

Kajima récita une série de noms que Toveine entendit à moitié à cause des exclamations des Asha’man.

— Des Dévoués qui désertent, dit le Cairhienien quand ce fut terminé, ça s’est déjà vu. Mais un Asha’man consacré – et sept d’un coup ?

— Si tu ne me crois pas…, commença Kajima, théâtral.

À Arafel, il avait travaillé dans un bureau…

— On te croit, assura Genhald. Mais Gedwyn et Torval sont les bras droits du M’Hael. Rochaid et Kisman aussi. Pourquoi auraient-ils déserté ? Taim leur donne tout ce qu’un roi pourrait désirer.

Kajima secoua la tête, faisant sonner ses clochettes.

— Tu sais bien que la liste contient uniquement des noms, jamais de motifs…

— Bon débarras ! grogna Kurin. Enfin, on pourrait dire ça s’il ne nous revenait pas de les traquer.

— Ce sont les autres défections que je ne comprends pas…, dit Sandomere. J’étais aux puits de Dumai et j’ai vu le seigneur Dragon faire son choix, après la bataille. Comme toujours, Dashiva avait la tête dans les nuages. Mais Flinn, Hopwil et Narishma ? Ces hommes étaient plus que satisfaits. On aurait dit des agneaux lâchés dans une grange à orge…

Un homme aux cheveux gris cracha sur le sol.

— Je n’étais pas aux puits de Dumai, dit-il, mais je me suis battu au sud contre les Seanchaniens. (Un Andorien, à son accent.) Les agneaux aiment peut-être moins la cour du boucher que la grange à orge.

Les bras croisés, Logain avait écouté en silence.

— Tu t’inquiètes au sujet de la cour du boucher, Canler ? demanda-t-il, visage de marbre.

L’Andorien fit la moue puis haussa les épaules.

— Selon moi, c’est là que nous finirons tous, un jour ou l’autre. Je doute que nous ayons le choix, mais rien ne m’oblige à trouver ça drôle.

— Tant que tu es là lorsqu’on a besoin de toi…, souffla Logain.

Il s’adressait à Canler, mais plusieurs autres types approuvèrent du chef.

Regardant au-delà des hommes, Logain étudia Gabrelle et Toveine, qui s’efforça d’avoir l’air de ne pas écouter alors qu’elle gravait tous les noms dans sa mémoire.

— Allez donc vous réchauffer dans la maison, dit Logain. Faites-vous une infusion… Je reviendrai aussi vite que possible. Surtout, ne touchez pas à mes documents.

D’un geste, il indiqua à ses hommes de le suivre dans la direction d’où venait Kajima.

Toveine en grinça des dents de frustration. Au moins, elle n’allait pas devoir suivre Logain jusqu’au terrain d’exercice en passant devant le sinistre Arbre des Traîtres aux branches lestées de têtes coupées. Il lui serait également épargné d’observer des hommes qui s’entraînaient à détruire avec le Pouvoir. Certes, mais elle avait compté sur un autre jour de liberté, histoire d’aller et venir et de voir ce qu’elle pouvait apprendre.

Elle avait déjà entendu parler du « palais » de Taim, et elle espérait bien le localiser, voire apercevoir l’homme dont le nom était aussi maudit que celui de Logain. Au lieu de ça, elle suivit Gabrelle dans la maison. Tenter de désobéir était une perte de temps.

Pendant que sa compagne accrochait son manteau à une patère, Toveine inspecta le salon. Malgré l’extérieur modeste, elle s’attendait à plus de luxe. Dans une simple cheminée de pierre, un feu éclairait une longue table étroite et des chaises très simples reposant sur un plancher banal. Le bureau, à peine plus sophistiqué, attira l’attention de la sœur. Des coffrets à courrier s’y entassaient à côté de grands classeurs remplis jusqu’à la gueule. Des fourmis dans les mains, Toveine brûlait d’envie d’aller explorer tout ça. Mais si elle essayait, elle pourrait seulement toucher la plume ou l’encrier posés dans un coin…

Avec un soupir, elle suivit Gabrelle jusqu’à la cuisine surchauffée par un poêle trop puissant. Sur un petit placard, les assiettes sales du petit déjeuner attendaient la bonne volonté de quelqu’un.

Gabrelle remplit une bouilloire, la posa sur le feu et sortit une boîte en bois d’un autre placard.

Toveine posa son manteau sur le dossier d’une chaise puis s’assit à la table. Aucune envie d’infusion, sauf si on la lui servait avec le petit déjeuner qu’elle avait raté… Pourtant, elle allait en boire, selon ses instructions.

La stupide sœur marron continua à jacasser tout en s’acquittant de tâches domestiques avec l’enthousiasme crétin d’une fermière.

— J’ai déjà appris beaucoup de choses… Logain est le seul Asha’man consacré du village. Les autres habitent au « palais » avec Taim. Ils ont des serviteurs, mais Logan a engagé la femme d’un soldat en formation pour lui faire la cuisine et le ménage. Elle sera bientôt là, et elle le vénère comme s’il avait suspendu le soleil dans le ciel. Du coup, parlons des choses importantes avant son arrivée. Logain a trouvé ton bureau pliable.

Toveine eut le sentiment qu’une main glacée se refermait sur sa gorge. Elle voulut cacher sa réaction, mais Gabrelle ne fut pas dupe.

— Il l’a brûlé, Toveine… Après avoir lu les documents… Il pense nous avoir fait une faveur.

L’étreinte de la main glacée se desserra.

— Les ordres d’Elaida ont donc disparu…

Quelle voix rauque ! Agacée, Toveine se racla la gorge. Les ordres d’Elaida stipulaient d’apaiser tous les hommes capturés dans ce village puis de les pendre sans attendre le procès pourtant imposé par les lois de Tar Valon.

— C’étaient de rudes mesures, et ces hommes auraient réagi en conséquence s’ils avaient su…

Malgré la chaleur, Toveine frissonna. Cette feuille de parchemin aurait pu leur valoir à toutes d’être calmées puis pendues.

— Pourquoi Logain nous ferait-il une faveur ?

— Je ne sais pas, Toveine… Il n’est pas pire que bien des hommes. C’est peut-être la réponse.

Gabrelle posa sur la table une assiette de tranches de fromage et plusieurs petits pains bien dorés.

— Il se peut aussi que ce qui nous unit à lui ressemble au lien avec un Champion. Dans ce cas, il n’aura pas voulu souffrir alors qu’on nous exécutait…

Pourtant affamée, Toveine prit un petit pain mais n’y toucha pas, comme si elle se montrait simplement polie.

— Parler de « rudes mesures » était un euphémisme, continua Gabrelle. Je l’ai vu dans ton regard… Ces hommes ont surmonté bien des difficultés pour nous amener ici. Cinquante et une sœurs parmi eux… Même avec le lien, ils peuvent craindre qu’on trouve un moyen de leur désobéir. Une faille qu’ils n’auraient pas vue… Pourquoi tout ça ? Parce que la tour, si nous étions mortes, serait enragée. Nous sachant prisonnières, Elaida devra se montrer prudente.

Gabrelle eut un rire moqueur.

— Eh bien quoi ? Pourquoi tires-tu cette tête ? Tu crois que j’ai passé mon temps à rêver de lui caresser les cheveux ?

Toveine posa le petit pain – froid et rassis, de toute façon. Postuler que les sœurs marron avaient la tête dans les nuages – ou plutôt, dans leurs lectures – était toujours une erreur.

— Qu’as-tu observé d’autre, Gabrelle ?

La sœur marron vint s’asseoir en face de Toveine.

— Une fois achevé, leur mur sera peut-être solide, mais cet endroit, lui, ne l’est pas. Il y a la faction de Taim et celle de Logain, même si ces groupes ne se définissent peut-être pas ainsi. Il y a sans doute d’autres factions, et des hommes qui en forment sans le savoir. Lien ou pas, cinquante et une Aes Sedai devraient tirer avantage de ces dissensions. La seconde question, c’est : comment s’y prendre ?

— La seconde question ? répéta Toveine, dubitative.

Gabrelle se contenta d’attendre la suite.

— Si nous exploitons cette situation, nous enverrons dans le monde dix, cinquante ou cent bandes d’Asha’man plus dangereuses que les pires armées. Les neutraliser prendra une éternité et risquera de conduire à une nouvelle Dislocation – tout ça à l’approche de Tarmon Gai’don. Si al’Thor est vraiment le Dragon Réincarné…

Gabrelle fit mine de parler, mais Toveine lui intima le silence d’un geste agacé. Pour le moment, la vérité sur al’Thor n’importait pas.

— Si nous ne réunifions pas la tour, en rappelant aussi toutes les sœurs retraitées, nous n’aurons aucune chance. Même unies, j’ignore si nous pourrions détruire cet endroit. En tout cas, la moitié d’entre nous au moins y laisseraient la vie. Mais quelle est la première question ?

Gabrelle s’adossa à son siège, l’air accablée.

— Tu as raison, et la réponse n’est pas simple… Chaque jour, de nouveaux hommes arrivent ici. Une vingtaine depuis que nous sommes prisonnières, je crois…

— Ne te défile pas, Gabrelle ! Quelle est la première question ?

La sœur marron dévisagea un long moment Toveine.

— Bientôt, nous ne serons plus en état de choc, dit-elle enfin. Qu’arrivera-t-il alors ? L’autorité que t’a conférée Elaida n’est qu’un souvenir, et notre expédition est terminée. La première question ? Sommes-nous cinquante et une Aes Sedai unies, ou redeviendrons-nous des sœurs marron, rouges, jaunes, vertes et grises ? Sans parler de la pauvre Ayako, embarquée dans ce désastre parce que l’Ajah Blanc voulait participer à l’aventure.

» Lemai et Desandre ont la position dominante dans notre groupe. La seule chance de rester unies, c’est que nous fassions allégeance à Desandre, toi et moi. Il le faut ! Ça initiera le mouvement. Si nous entraînons quelques sœurs avec nous, le processus sera lancé.

Toveine prit une grande inspiration et fit mine de réfléchir. Faire allégeance à une sœur d’un rang supérieur ne lui posait en soi aucun problème. Depuis toujours, les Ajah gardaient leurs petits secrets et complotaient un peu les uns contre les autres, mais la désunion actuelle était insupportable. De plus, face à maîtresse Doweel, Toveine avait appris la soumission. Que pensait cette garde-chiourme de la pauvreté, à présent qu’elle travaillait dans une ferme sous les ordres d’une garce encore plus dure qu’elle ?

— Je peux envisager cette solution, Gabrelle. Pour convaincre Desandre et Lemai, nous devrons avoir un plan.

Toveine en avait déjà une esquisse, mais pas encore prête à être rendue publique.

— Gabrelle, je crois que ton eau est sur le point de bouillir.

Un sourire aux lèvres, la pauvre idiote se leva et approcha du poêle. Les sœurs marron, tout compte fait, étaient plus douées pour comprendre les livres que pour analyser les gens. Avant la destruction de Logain, de Taim et de leurs sbires, elles aideraient Toveine Gazal à renverser Elaida.


Sur les rives du fleuve Alguenya, Cairhien, capitale du royaume homonyme, était une mégalopole réfugiée derrière d’épaisses fortifications. Sous un ciel sans nuages, un vent froid soufflait et le soleil brillait au-dessus de toits couverts d’une neige qui ne semblait pas sur le point de fondre.

Si le fleuve n’était pas gelé, des blocs de glace y dérivaient et venaient heurter la coque des bateaux qui attendaient d’accoster. À cause de l’hiver, de la guerre et du Dragon Réincarné, le commerce avait ralenti, mais il ne cesserait pas tant que vivraient les nations. Malgré les frimas, des chariots, des charrettes et des gens allaient et venaient dans les rues qui sillonnaient les collines formant ce qu’on appelait la Cité.

Devant le Palais du Soleil célèbre pour ses tours carrées, une foule attendait d’être admise sur la rampe d’accès. En tenue de laine ou de soie, des marchands et des nobles côtoyaient des travailleurs aux joues sales et des réfugiés plus miteux encore. Nul ne se souciait de cette promiscuité, et les coupe-bourse eux-mêmes oubliaient de se livrer à leur lucrative occupation.

Des hommes et des femmes finissaient par renoncer, mais d’autres les remplaçaient dans la queue, un père ou une mère soulevant parfois un enfant pour qu’il voie mieux l’aile dévastée du palais où des ouvriers déblayaient les gravats du troisième niveau.

Partout ailleurs en ville, le bruit des marteaux des artisans et le grincement des essieux de roues se mêlaient aux cris des camelots, aux protestations des pigeons qu’ils roulaient et aux négociations sous cape des marchands. Mais devant le palais, la foule se taisait.

À près d’une demi-lieue de là, derrière une fenêtre de l’Académie de Cairhien – le nouveau nom (pompeux) de l’école qu’il avait ouverte dans la capitale –, Rand regardait la cour pavée de l’écurie, à ses pieds.

Au temps d’Artur Aile-de-Faucon, beaucoup d’écoles portaient le nom d’Académie. Avant cette époque, il s’agissait souvent de centres culturels truffés d’érudits venus de tous les coins du monde. Quoi qu’il en soit, l’appellation n’avait aucune importance. Tant qu’on y faisait ce que voulait Rand, ces endroits pouvaient bien se baptiser « Grange » ou « Étable », si ça leur chantait.

Rand avait bien d’autres soucis en tête. En revenant si tôt à Cairhien, avait-il commis une erreur ?

Il avait dû en partir en toute hâte, afin que certaines « sphères » sachent qu’il avait fui. Trop vite, devait-on croire, pour qu’il ait le temps de préparer quoi que ce fût.

Mais il avait des questions à poser et des tâches à accomplir. De plus, Min voulait davantage de livres de maître Fel. Dans son dos, il l’entendait marmonner entre ses dents tandis qu’elle fourrageait dans les étagères où on avait rangé les œuvres du défunt. Avec les trésors qui y arrivaient chaque jour – livres et rouleaux de parchemin – la bibliothèque de l’Académie se trouvait de plus en plus à l’étroit dans les pièces qu’on lui avait allouées au cœur de l’ancien palais du seigneur Barthanes.

Dans un coin de la tête de Rand, Alanna broyait du noir. Elle devait savoir qu’il était en ville et elle risquait de venir le voir en chair et en os. Mais si elle essayait, il s’en apercevrait.

Coup de chance, Lews Therin se taisait pour le moment. Ces derniers jours, il semblait plus cinglé que jamais.

Avec sa manche, Rand fit un rond dans la buée qui couvrait la vitre. Si elle convenait pour un homme sans trop de moyens ni de prétentions, sa tenue de laine grise n’était pas ce qu’on s’attendait à voir sur le Dragon Réincarné. Sur le dos de sa main, la tête du Dragon à crinière d’or reflétait la lumière. Ici, l’exhiber n’était pas dangereux.

Quand il se pencha pour mieux voir, le bout des bottes de Rand toucha le sac de cuir posé devant la fenêtre.

Dans la cour, on avait déblayé la neige et un grand chariot y stationnait, entouré de seaux qui ressemblaient à des champignons dans une clairière. Une demi-douzaine d’hommes chaudement vêtus semblaient travailler sur l’étrange chargement du véhicule : plusieurs assemblages mécaniques massés autour d’un grand cylindre de métal qui occupait la moitié de l’espace disponible. Plus étrange encore, le chariot n’avait aucun bras, comme si on n’envisageait pas de lui adjoindre un attelage.

Les prenant dans une grande brouette, un des hommes introduisait des bûchettes dans une grosse boîte en métal fixée sous la base du gros cylindre. Par la trappe ouverte, on apercevait des flammes et de la fumée s’échappait d’une étroite cheminée.

Un barbu au crâne chauve tournait autour du chariot en beuglant des ordres qui ne paraissaient pas inciter ses compagnons à travailler plus vite.

Alors qu’on se gelait dehors, il faisait presque bon dans l’Académie grâce aux énormes fours du sous-sol et au système de ventilation raffiné. Sur le flanc de Rand, les plaies qui ne guériraient jamais étaient très chaudes.

Sans comprendre les jurons que marmonnait Min – mais sûr qu’il s’agissait bien de ça – Rand devina qu’ils n’étaient pas près de partir d’ici, sauf s’il l’entraînait de force. Par chance, il avait encore quelques questions à poser.

— Que disent les gens au sujet du palais ?

— Ce que tu imagines sans peine…, répondit le seigneur Dobraine.

Depuis le début, il faisait montre d’une patience admirable face aux questions de Rand. Même quand il devait avouer son ignorance, sa voix ne tremblait pas.

— Certains disent que les Rejetés t’ont attaqué, ou que ce sont les Aes Sedai. Ceux qui croient que tu as prêté allégeance à la Chaire d’Amyrlin penchent bien sûr pour les Rejetés. Quoi qu’il en soit, on se demande si tu es mort, emprisonné ou en fuite. Selon l’opinion majoritaire, tu serais vivant – c’est du moins ce que disent croire les gens. Mais beaucoup affirment que…

Dobraine n’acheva pas sa phrase.

— … que je suis devenu fou, compléta Rand d’un ton neutre. (Pas de quoi en faire toute une histoire.) Et que j’ai dévasté tout seul une partie du palais.

Mieux valait ne pas mentionner les morts. Moins nombreux qu’en d’autres occasions, mais assez pour qu’il pense à eux chaque fois qu’il fermait les yeux.

Dans la cour, un homme sauta du chariot, mais le chauve le prit par le bras et le força à remonter pour lui montrer ce qu’il avait fait. De l’autre côté, un type atterrit trop violemment sur les pavés et glissa. Le chauve abandonna sa première victime et alla ordonner à la seconde de reprendre son poste.

Que fichent ces gens ? se demanda Rand.

— Ceux qui disent ça ne se trompent pas tant que ça, fit-il en tournant la tête vers son interlocuteur.

Dobraine Taborwin, un homme de petite taille grisonnant, sauf sur le devant du front, rasé et poudré, ne broncha pas. Pas vraiment beau mais impressionnant de prestance, il arborait des rayures bleues et blanches sur le devant de sa tenue – du cou jusqu’aux genoux, une preuve de son rang élevé. Sa chevalière ornée d’un rubis sculpté, il portait une pierre similaire sur son col. Pas énorme, mais pour un Cairhienien, c’était un ornement flamboyant. Haute Chaire de sa maison, Dobraine avait survécu à une multitude de batailles et rien ne l’effrayait. Il l’avait amplement prouvé aux puits de Dumai.

Cela dit, la femme grisonnante qui attendait patiemment son tour près de lui semblait tout aussi inaccessible à la peur. Contraste frappant avec les atours de Dobraine, la robe de laine marron d’Idrien Tarsin, une dame plutôt trapue, aurait bien convenu à une boutiquière. Bizarrement, ça n’enlevait rien à son autorité et sa noble dignité.

Idrien était la directrice en chef de l’Académie. Un titre dont elle s’était parée après avoir constaté que tous les érudits et les savants se faisaient appeler « directeur » ou « directrice » de ceci ou de cela.

Titre ou pas, elle menait l’Académie d’une main de fer et croyait avant tout aux applications pratiques du savoir. De nouvelles techniques pour aplanir une route, fabriquer des teintures, améliorer les fonderies et les moulins… Cerise sur le gâteau, c’était une fidèle du Dragon Réincarné. Qu’il fût ou non rationnel, ce pragmatisme convenait parfaitement à Rand.

Il se tourna de nouveau vers la fenêtre et refit un rond dans la buée. L’appareil, en bas, était peut-être censé chauffer de l’eau – il semblait y en avoir encore dans certains seaux. Au Shienar, on utilisait des bouilloires géantes pour amener les bains à la bonne température. Mais pourquoi installer un tel dispositif sur un chariot ?

— Depuis mon départ, quelqu’un est-il parti soudainement ? Ou arrivé sans être attendu ?

Rand ne pensait pas que c’était le cas pour une personne importante à ses yeux. Avec les pigeons voyageurs des marchands et les espions de la Tour Blanche – sans oublier Mazrim Taim, même si Lews Therin ricanait dans sa tête chaque fois qu’il entendait ce nom – plus les bavardages des uns et des autres, dans quelques jours, le monde entier saurait que le Dragon Réincarné avait quitté brusquement Cairhien. Et sinon le monde entier, au moins tous les gens qui comptaient un peu partout…

Cairhien n’était plus l’endroit où se livrerait la bataille.

La réponse de Dobraine surprit Rand :

— Personne, sauf Ailil Riatin et une dignitaire du Peuple de la Mer, qui sont… portées disparues depuis l’attaque.

Une courte hésitation, mais une hésitation quand même. Dobraine ne savait peut-être pas ce qui était arrivé. Ça ne l’empêcherait pas de tenir parole, il l’avait prouvé aux puits de Dumai.

— On n’a pas découvert de cadavres, mais ça ne garantit rien. Pourtant, la Maîtresse des Vagues exclut cette possibilité. Elle exige dix fois par jour qu’on lui rende la disparue.

» À dire vrai, Ailil a pu fuir en province. Ou être allée rejoindre son frère, malgré le serment qu’elle a prêté devant toi.

» Tes trois Asha’man sont encore au Palais du Soleil. Flinn, Narishma et Hopwil. À cause d’eux, les gens sont nerveux. Encore plus qu’avant, je dirais…

Idrien soupira et ses pieds raclèrent le parquet. À l’évidence, cette situation la rendait très nerveuse.

Rand écarta l’idée que les Asha’man soient concernés. Depuis le palais, aucun n’était assez puissant pour avoir senti qu’il ouvrait un portail ici. Ces trois hommes n’avaient pas participé à l’attaque lancée contre lui, mais un organisateur avisé aurait envisagé un échec et prévu un plan de rechange pour garder quelqu’un près de lui s’il survivait.

Tu ne survivras pas, marmonna Lews Therin. Aucun de nous ne survivra…

Rendors-toi ! pensa Rand, agacé. Bien sûr qu’il ne survivrait pas ! Il le savait, mais ça ne l’empêchait pas de désirer le contraire.

Lews Therin ricana dans sa tête.

En bas, le chauve avait permis aux autres de descendre du chariot, et il se frottait les mains de satisfaction. Debout près de l’engin, il semblait tenir un discours.

— Ailil et Shalon sont vivantes et ne se sont pas enfuies, dit Rand à haute et intelligible voix.

Il avait laissé les deux femmes – attachées et bâillonnées – dans une chambre où des serviteurs auraient dû les découvrir quelques heures plus tard. À moins qu’elles aient trouvé un moyen de se libérer avant…

— Voyez du côté de Cadsuane… Elle doit les avoir avec elle dans le palais de dame Arilyn.

— Cadsuane Sedai entre et sort du palais comme d’un moulin, concéda Dobraine, mais comment les en aurait-elle exfiltrées sans qu’on le remarque ? Et pourquoi ? Si Ailil est la sœur de Toram, les prétentions au trône de cet homme sont en cendres – en supposant qu’elles aient un jour été sérieuses. Ailil n’a plus aucune importance, à présent. Quant à retenir une Atha’an Miere de haut rang… Et dans quel dessein ?

— Pourquoi garde-t-elle dame Caraline et le haut seigneur Darlin comme « invités », Dobraine ? Sait-on jamais quelles sont les motivations des Aes Sedai ? Ailil et Shalon sont là où je le dis. Si Cadsuane te laisse chercher, tu les trouveras.

Se demander pourquoi l’Aes Sedai agissait ainsi n’était pas stupide, loin de là, mais Rand ignorait la réponse, tout simplement. Bien sûr, Caraline Damodred et Ailil Riatin appartenaient aux deux dernières maisons régnantes du Cairhien. Et Darlin Sisnera était à la tête des nobles de Tear qui voulaient expulser Rand de leur précieuse Pierre et plus généralement du pays…

Rand plissa le front. Il aurait juré que Cadsuane, même si elle prétendait le contraire, se concentrait sur lui. Et si elle n’avait pas menti ? Eh bien, quel soulagement… Que pouvait-il y avoir de pire qu’une Aes Sedai convaincue de devoir se mêler de ses affaires ? Voire les diriger… Pourquoi se plaindre si Cadsuane avait décidé d’aller fouiner ailleurs ? Min avait aperçu Sisnera avec une étrange couronne, et il prenait très au sérieux les visions de la jeune femme. Au point de ne pas avoir envie de penser à ce qu’elle avait distingué au sujet de la sœur verte et de lui-même. Cadsuane se croyait-elle en position de décider qui devait régner sur Tear et sur le Cairhien ? Tout bêtement ?

Tout bêtement… Rand faillit éclater de rire. Mais c’était bien d’une Aes Sedai, ça…

Et Shalon, la Régente des Vents ? La détenir permettait à Cadsuane de faire pression sur Harine, la Maîtresse des Vagues. Pourtant, Rand paria qu’elle avait simplement été « ramassée » en même temps qu’Ailil, histoire de dissimuler l’identité de sa ravisseuse.

Quoi qu’il en soit, Cadsuane allait être déçue. En ce qui concernait Tear et le Cairhien, toutes les décisions étaient prises, et il comptait lui en faire part un jour ou l’autre. Quand ? Eh bien, ça n’était pas au début de sa liste de priorités…

— Avant de partir, Dobraine, je dois te donner…

Rand se tut, stupéfié.

Dans la cour, le chauve venait de tirer sur un levier de l’étrange assemblage mécanique. Sur le flanc du chariot, une longue pièce coudée se mit en mouvement, entraînant un élément similaire mais plus court qui s’enfonça dans un trou ménagé sur le berceau du véhicule. Alors qu’un nuage de vapeur sortait de la cheminée, le chariot vibra comme s’il allait se désintégrer… puis il avança. Le mouvement de la pièce coudée s’accéléra. Un chariot qui avançait seul, sans chevaux !

Entendant Idrien lui répondre, Rand comprit qu’il venait de penser tout haut.

— Ce truc, là ? C’est le chariot à vapeur de Merlin Poel. (À son ton, la directrice ne prenait pas la chose très au sérieux.) Il prétend pouvoir tracter une centaine d’autres véhicules avec son engin. Pour ça, il faudrait qu’il réussisse à lui faire parcourir cinquante pas sans que quelque chose casse ou explose. À ce que je sais, il a réussi cet exploit une seule fois.

De fait, le chariot à vapeur venait de s’arrêter après moins de vingt pas. Les vibrations augmentant, plusieurs hommes sautèrent dessus et l’un d’eux, la main enveloppée de tissu, tenta de faire tourner ou de tirer quelque chose que Rand ne voyait pas. Puis de la vapeur s’échappa à grands jets d’un tuyau et l’engin cessa de trembler.

Rand secoua la tête. Il avait vu ce Merlin, pas encore tout à fait chauve, exposer sur une table une machine qui ne faisait rien, à part vibrer en expulsant de la vapeur. À l’époque, il avait pensé à un instrument de musique raté.

Le chauve qui engueulait ses collaborateurs était donc Merlin ? Quelles autres bizarreries – ou merveilles – fabriquait-on à l’Académie ?

Quand il posa la question, sans cesser de regarder le chariot, dans la cour, Idrien soupira à pierre fendre. Seul le respect dû au Dragon Réincarné l’empêcha de s’échauffer – au début, parce que ça ne dura pas.

— À la rigueur, je veux bien accueillir des philosophes, des historiens et des mathématiciens, mais vous m’avez ordonné de donner asile à toutes sortes d’inventeurs farfelus, à condition que leurs travaux progressent. Vous pensiez à des armes, je suppose… À présent, j’ai sur les bras des dizaines de rêveurs et de bons à rien avec leurs grimoires et leurs rouleaux de parchemin datant tous du Pacte des Dix Nations voire de l’Âge des Légendes. Le nez dans ces trucs, ils essaient de comprendre des plans et des schémas d’objets qu’ils n’ont jamais vus et qui n’ont probablement jamais existé. Certains de ces textes parlent de gens qui ont des yeux sur le ventre, d’animaux de plus de dix pieds de haut avec des défenses longues comme un homme ou de cités où…

— Que fabriquent-ils, ces gens ? coupa Rand.

Dans la cour, Merlin et ses assistants semblaient savoir ce qu’ils faisaient. Et le chariot avait bel et bien avancé.

Idrien soupira encore plus fort.

— Des idioties, seigneur Dragon. Des idioties ! Kin Tovere a fabriqué une longue-vue géante. Avec, on peut voir la lune comme si on l’avait sous le nez, plus des points ronds qui sont selon lui d’autres mondes. Pouvez-vous me dire à quoi ça sert ? Et maintenant, il a en projet une longue-vue encore plus grande…

» Maryl Harke assemble de grands cerfs-volants qu’elle baptise des « planeurs ». Au printemps, elle essaiera encore de s’envoler d’une colline. Quand je la vois faire, ça me retourne l’estomac. La prochaine fois qu’un de ces machins se pliera en vol, elle risque de se casser beaucoup plus qu’un bras.

» Jander Parentakis croit pouvoir faire avancer un bateau avec des roues à aubes – le même genre que celle d’un moulin – mais quand il y a assez d’hommes à bord pour faire tourner son système, il ne reste plus assez de place pour une cargaison. Sans compter que n’importe quel navire à voiles va bien plus vite…

» Ryn Anhara emprisonne des éclairs dans de grands bocaux – pourquoi, je pense qu’il l’ignore lui-même – et Niko Tokama me semble à peine moins cinglée avec son…

Rand se retourna si vite qu’Idrien recula, Dobraine lui-même changeant de posture – un réflexe d’escrimeur.

Ces gens se méfiaient de lui…

— Il emprisonne des éclairs, vraiment ?

Comprenant soudain, Idrien eut un geste de dénégation.

— Non, non… Pas… comme ça.

« Pas comme vous », avait failli dire la directrice.

— C’est un appareil avec des tas de roues, de filaments, d’espèces d’amphores en céramique et la Lumière seule sait quoi d’autre. Il prétend fabriquer des éclairs. Un jour, j’ai vu un rat sauter sur les tiges de métal qui sortaient d’une amphore. Il est mort foudroyé, j’en suis témoin.

La voix d’Idrien vibra d’espoir :

— Si vous le désirez, seigneur Dragon, je peux dire à Anhara d’arrêter.

Quand Rand essaya d’imaginer un cavalier sur un cerf-volant, il faillit éclater de rire. L’affaire des amphores et des éclairs lui parut encore plus grotesque. Pourtant, en réfléchissant…

— Laissez-les continuer, directrice en chef… Qui sait ? une de ces machines sera peut-être utile un jour. Si ça arrive, donnez un prix à son inventeur.

Contrairement à son habitude, Dobraine ne put pas dissimuler son scepticisme. Idrien hocha docilement la tête, mais sans conviction. Autant espérer voir des cochons voler en escadrille.

Rand avait lui aussi des doutes. Mais qui pouvait dire qu’il n’y aurait jamais de cochons ailés ? Après tout, le chariot avait bien avancé tout seul.

Si possible, il espérait laisser derrière lui une « œuvre » qui aiderait le monde face à la nouvelle Dislocation annoncée par les prophéties. Une Dislocation dont il serait responsable…

Mais que laisser, à part les écoles – ou Académies – elles-mêmes ? L’une ou l’autre merveille pouvait changer le cours de l’histoire. Et il voulait que quelque chose de durable lui survive.

J’avais la même ambition, souffla Lews Therin dans sa tête. Une grossière erreur… Nous ne sommes pas des bâtisseurs, toi, moi et… l’autre. Des destructeurs, voilà ce que nous sommes. Des destructeurs !

Frissonnant, Rand se passa les mains dans les cheveux. L’autre ? Parfois, le spectre semblait un peu moins fou que d’habitude. Et c’était là qu’il devait être le plus cinglé…

Dobraine et Idrien le regardaient, l’un cachant presque parfaitement ses doutes et l’autre ne se souciant pas d’essayer. Faisant comme si de rien n’était, Rand sortit de sous sa veste deux plis scellés par un Dragon de cire rouge. La boucle de ceinture qu’il ne portait pas en ce moment lui servait à l’occasion de sceau.

Il tendit les deux plis à Dobraine.

— Celui du dessus fait de toi mon représentant au Cairhien.

Un troisième pli, toujours dans sa poche, nommait Gregorin den Lushenos au même poste en Illian.

— Ainsi, quand je serai parti, personne ne contestera ton autorité.

Avec ses soldats, le seigneur pouvait se défendre en cas de troubles, mais autant éviter ça. S’ils croyaient que le Dragon Réincarné les punirait, les candidats à la dissidence adopteraient sans doute un profil bas.

— Je te laisse quelques ordres sur des sujets qui me sont chers. À part ça, fie-toi à ton jugement. Et quand dame Elayne revendiquera le Trône du Soleil, soutiens-la de toutes tes forces.

Elayne… Elayne et Aviendha… Par la Lumière ! Au moins, elles étaient en sécurité…

Min ne ronchonnait plus. Sans doute parce qu’elle venait de trouver les ouvrages de maître Fel. Pas assez fort pour l’en empêcher, il allait laisser cette femme le suivre jusqu’à la mort.

Ilyena…, gémit Lews Therin. Pardonne-moi !

Rand parla d’un ton aussi froid que le cœur de l’hiver.

— Dobraine, tu sauras quand remettre l’autre pli, si ça doit arriver. Oblige le destinataire à accepter et décide selon ce qu’il te dira. S’il refuse, ou si tu ne veux pas lui délivrer le message, je choisirai quelqu’un d’autre. Mais ce ne sera pas toi.

Malgré ce discours très brusque, Dobraine ne broncha pas. Même chose, ou presque, quand il lut le nom écrit sur le second pli. Un froncement de sourcils, rien de plus.

— Je t’obéirai en tout point, dit-il, serein comme tout Cairhienien digne de ce nom. Mais… Eh bien, tu sembles prévoir d’être absent longtemps.

Rand haussa les épaules. Il se fiait au haut seigneur autant qu’à quiconque d’autre. Presque autant…

— Comment savoir, en des temps troublés ? Fais en sorte que la directrice Tarsin ait tout l’argent dont elle a besoin. Pareil pour les hommes qui ouvrent une école à Caemlyn. Et en Tear, jusqu’à ce que les choses changent là-bas…

— Je t’obéirai, répéta Dobraine en empochant les deux plis.

Une statue de marbre, cet homme. Champion toutes catégories du Grand Jeu…

Idrien réussit à avoir l’air contente et insatisfaite en même temps. Comme toute femme contrainte de ne pas dire le fond de sa pensée, elle s’occupa en lissant le devant de sa robe. Malgré ses lamentations sur les philosophes et les rêveurs, elle aurait défendu son Académie jusqu’à son dernier souffle. Si les autres écoles disparaissaient, provoquant une migration massive d’érudits (et même de bons à rien) vers Cairhien, ça ne lui arracherait pas de larmes.

Que penserait-elle d’un des ordres contenus dans le pli de Dobraine ?

— J’ai tout ce qu’il me faut, annonça Min.

Elle se détourna des étagères et avança vers Rand en titubant un peu sous le poids des trois gros sacs de toile pendus à ses épaules. Son pantalon et sa veste marron, des plus ordinaires, ressemblaient à la tenue qu’elle portait lors de leur rencontre, à Baerlon. Pour une raison mystérieuse, elle s’était longtemps lamentée au sujet de ses nouvelles habitudes vestimentaires – à croire que c’était Rand qui l’obligeait à porter des robes. Aujourd’hui, elle rayonnait – avec un brin de malice, comme souvent.

— J’espère que les chevaux de bât son bien là où nous les avons laissés. Sinon, mon seigneur Dragon risque d’être chargé comme un baudet.

Scandalisée, Idrien poussa un petit cri. Dobraine se contenta de sourire. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait le Dragon Réincarné en compagnie de Min.

Jugeant qu’ils en avaient assez vu et entendu, Rand renvoya ses deux interlocuteurs après leur avoir rappelé de jurer leurs grands dieux qu’ils ne l’avaient pas vu. Dobraine sembla trouver la consigne normale. Idrien parut plus dubitative. Mauvais ça… Si elle laissait échapper quelque chose devant un serviteur ou un érudit, la Cité entière serait informée en deux jours.

Quoi qu’il en soit, le temps pressait. Même si personne de compétent n’avait été assez près pour sentir qu’il avait ouvert un portail ici, tout « observateur » à l’affût des bons signes devait savoir qu’il y avait un ta’veren dans la capitale. Et Rand n’entendait pas être découvert. Pas si tôt.

Quand ils furent enfin seuls, il prit un des sacs de Min et le pendit à son épaule.

— Un seul ? railla la jeune femme.

Posant les autres sur le sol, elle plaqua les poings sur ses hanches.

— Parfois, tu n’es qu’un vulgaire berger ! Ces sacs pèsent une tonne chacun.

Cela dit, Min semblait plus amusée que choquée.

— Tu aurais dû choisir des livres plus petits, fit Rand en enfilant des gants pour cacher ses Dragons. Ou moins épais.

Quand il se tourna vers la fenêtre pour récupérer son sac de cuir, il eut un malaise. Les jambes en coton, il vacilla. Dans sa tête, un visage qu’il ne reconnut pas passa en un éclair. Non sans effort, il se reprit, bien campé sur ses jambes. Dans ses ténèbres, Lews Therin haletait. Ce visage était-il le sien ?

— Si tu crois me rouler comme ça, marmonna Min. Faire semblant d’avoir des vertiges pour que je porte tout ! Mais c’était très mal imité, jeune homme. Si tu essayais de t’écrouler ?

— Min, pas maintenant, s’il te plaît…

Quand il canalisait, Rand était habitué à ces malaises, et il les contrôlait bien. En général… Mais ces vertiges, sans le saidin… S’était-il retourné trop vite ?

Oui, et les cochons ailés existaient bel et bien !

Rand mit le sac de cuir en bandoulière. Dans la cour, Merlin et ses assistants s’activaient toujours.

— Min…

La jeune femme cessa d’enfiler ses gants rouges, plissa le front et tapa du pied sur le parquet. Un signe dangereux chez toute femme, alors, sur une fille lestée de couteaux…

— On en a déjà parlé, Rand « Dragon Réincarné de Malheur » al’Thor. Tu ne me laisseras pas en arrière.

— Cette idée ne m’a jamais traversé l’esprit…

Un gros mensonge. Mais il était trop faible pour dire ce qu’il fallait afin qu’elle ne le suive pas.

Trop faible… Elle pourrait en mourir, si je parlais… Que la Lumière me réduise en cendres !

Elle le fera, souffla Lews Therin.

— Je me disais seulement… Eh bien, tu dois savoir ce que nous avons fait, et être informée de ce que nous allons faire. Ces derniers temps, je n’ai pas été très bavard…

Il mobilisa ses forces et se connecta au saidin. Alors que la pièce semblait tourner autour de lui, il parvint à surnager dans le torrent de feu, de glace et de souillure qui lui retourna l’estomac. Mais il réussit à rester debout et à ne pas tituber. De justesse…

Un portail s’ouvrit, donnant accès à une clairière où attendaient deux chevaux sellés attachés à la branche basse d’un chêne.

Rand fut rassuré de voir leurs montures. La clairière était loin de toute route, mais il y avait partout des vagabonds qui fuyaient leur famille, leur ferme ou leur boutique parce que le Dragon Réincarné avait brisé tous les liens, comme les prophéties l’annonçaient.

Une bonne partie de ces hommes et de ces femmes, épuisés et à demi gelés, devaient être las de chercher sans avoir la moindre idée de ce qu’ils devaient trouver. Du coup, même des chevaux très ordinaires auraient pu constituer un semblant de butin. Rand avait largement de quoi en acheter d’autres, mais Min n’aurait sûrement pas apprécié les heures de marche jusqu’au village où ils avaient laissé les bêtes de bât.

Franchissant le portail au pas de course, Rand fit comme si le passage du parquet à la neige était tout ce qui le faisait vaciller. Dès que Min fut passée avec ses sacs de livres, il se coupa de la Source.

Ici, ils étaient à deux cents lieues de Cairhien et plus près de Tar Valon que de toute autre grande ville. Dès la fermeture du portail, Alanna avait disparu dans la tête de Rand.

— Enclin à bavarder ? demanda Min, méfiante.

Parce qu’elle doutait de sa sincérité, espéra Rand. Enfin, pour ça ou autre chose, à part la bonne raison…

La nausée et les vertiges se dissipèrent.

— Tu as été muet comme une carpe, Rand, mais je ne suis pas aveugle. D’abord, nous avons « voyagé » jusqu’à Rhuidean, où tu as posé assez de questions sur Shara pour que tout le monde déduise que tu comptais t’y rendre…

Min secoua la tête tout en attachant un de ses sacs à la selle de son hongre marron. Elle haleta sous l’effort mais refusa de poser l’autre sac dans la neige.

— Je n’aurais pas imaginé ainsi le désert des Aiels… Cette cité en ruine est plus grande que Tar Valon. Toutes ces fontaines, le lac… Je ne voyais même pas la berge opposée. Dans un désert, l’eau ne devrait pas être rare ? Et on se gelait. On n’aurait pas dû crever de chaud ?

— En été, on cuit le jour mais on grelotte quand même de froid la nuit…

Rand se sentit assez bien pour accrocher ses propres sacs à la selle de son cheval gris. Pas sans souffrir, mais bon…

— Puisque tu sais tout, qu’est-ce que je faisais là-bas, à part poser des questions ?

— La même chose qu’à Tear hier soir. T’assurer que tout le monde sache que tu étais là. À Tear, tu t’es renseigné sur Chachin. Lire dans ton jeu est facile. Tu brouilles les pistes pour que personne ne puisse dire où tu es ni où tu comptes aller ensuite.

Le second sac accroché, Min enfourcha sa monture.

— Alors, je suis aveugle ?

— Non, tu as un œil d’aigle.

Rand espéra que ses poursuivants y voyaient aussi bien. Ou leur chef, quel qu’il soit. S’ils fonçaient tous au même endroit, ça ne serait pas à son avantage.

— Mais je dois semer encore quelques fausses pistes.

— Pourquoi perdre du temps ? Je sais que tu as un plan et qu’il est lié à ce sac de cuir. Que contient-il, au fait ? Un sa’angreal ? Allons, n’aie pas l’air surpris ! Tu ne te sépares jamais de ce truc… Pourquoi ne pas passer à la phase active de ton plan ? Ensuite, tu t’occuperas de tes fausses pistes. Et tu suivras la bonne, bien sûr. Tu veux attaquer quand tes adversaires s’y attendront le moins, as-tu dit. Ce sera dur à réaliser, sauf s’ils te pistent là où tu le désires.

— J’aimerais que tu n’aies jamais ouvert un seul livre d’Herid Fel, grommela Rand en se hissant en selle.

Sa tête tourna à peine.

— Tu devines trop de choses. Pourrai-je encore avoir des secrets vis-à-vis de toi ?

— Tu n’as jamais rien pu me cacher, berger !

Min éclata de rire puis n’hésita pas à se contredire :

— Que mijotes-tu ? À part tuer Dashiva et les autres, je veux dire. Si je voyage avec toi, j’ai le droit de savoir.

Comme si Rand l’avait forcée à venir…

— Je vais purifier la moitié masculine de la Source, annonça-t-il.

Une révélation ! Un plan plus qu’ambitieux – grandiose, aurait-on dû dire.

À la réaction de Min, il aurait aussi bien pu lui apprendre qu’il envisageait de faire une petite promenade digestive. Les mains sur le pommeau de sa selle, elle attendit simplement la suite.

— J’ignore combien de temps ça prendra. Quand j’aurai commencé, tous les gens capables de canaliser sauront qu’il se passe quelque chose. Oui, à des milliers de lieues à la ronde… Si Dashiva et les autres, ou les Rejetés, viennent voir de quoi il s’agit, je doute d’être en mesure d’arrêter en catastrophe. Contre les Rejetés, je ne peux rien. Mais avec un peu de chance, je me débarrasserai des autres.

Être un ta’veren lui donnerait peut-être l’avantage dont il avait tant besoin.

— Fie-toi à la chance et Corlan Dashiva ou les Rejetés – même un seul – te dégusteront au petit déjeuner. (Min talonna son cheval, qui sortit de la clairière.) J’aurai peut-être un meilleur plan à te proposer… Viens, il y a une auberge pas loin. J’espère que tu nous laisseras le temps de manger au chaud avant de repartir.

Ébahi, Rand regarda sa compagne. On aurait cru que cinq Asha’man renégats et les Rejetés, pour elle, étaient moins préoccupants qu’une rage de dents.

Talonnant son cheval gris, il rattrapa sa compagne. Vis-à-vis d’elle, il avait encore quelques secrets. Ce malaise chaque fois qu’il canalisait, avant tout… C’était pour ça qu’il devait en finir avec Dashiva et les quatre autres avant de se lancer dans son grand œuvre. Cette tâche lui laisserait le temps de surmonter son mal. Si c’était faisable. Dans le cas contraire, impossible de dire si les deux ter’angreal accrochés à sa selle lui serviraient à quelque chose.


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