Mes paire et mère m’ont enseigné qu’une seule bonne raison était préférable à plusieurs cacateuses. Certes. Cependant, à propos de l’oncle Tom, force m’est de déclarer qu’il devait son sobriquet à deux raisons plutôt évasives. La première était qu’il se prénommait Thomas, et la seconde qu’il fabriquait des tommes dans sa ferme savoyarde. En mon âme et conscience, je pense qu’il a fallu cette double justification foireuse car une seule n’aurait pas suffi. Comme quoi, tu vois, faut jamais prendre pour argent comptant les déclarations de tes aînés. Croire qu’ils ont toujours raison serait un tort, vu qu’il sont, au moins, aussi cons que toi.
Tout a commencé comme ça. Je me trouvais au Brésil en compagnie d’une somptueuse dame de quarante ans, qui en avouait vingt et en paraissait trente. Le genre de désœuvrée richissime et tapageuse pleine de caprices pour lesquels on peut peu et de désirs pour lesquels on peut tout. J’y menais une vie soyeuse, genre cris et chuchotements, avec beaucoup de lumières, de picole, de yachts blancs et de soirées s’achevant à l’aube. Cela ressemblait à ces films d’avant la dernière guerre où des détectives privés à frime de séducteur s’emplâtrent les filles de milliardaire.
Tu commences tes journées à quatre heures de l’aprème dans une piscaille carrelée d’émeraudes ; tu prends ton petit déjeuner au caviar ; tu troques ton maillot de bain contre un smoking blanc. On t’emmène en Rolls Camargue blanche décapotée à un raout où se bousculent les princes déchus, les vedettes déçues et les putes en vogue. Tu te pintes les naseaux au Chivas spécial en faisant des plaisanteries sur le Sida. Tu danses. On te tripote la bite aimablement, tu roules des galoches à qui t’en demande. Des frangines « parties » (sans laisser d’adresse) te chuchotent leurs fantasmes à n’en plus finir, ce qui te colle des fourmis dans le calbute et tu finis par te retrouver à nombreux, dans des lits profonds comme des tombereaux, pour y perpétrer des batifolances de mauvais aloi. Bref, t’es happé cinq sur cinq, tu déconnes, tu brosses, t’exiges que le violoniste qui te gouzigouzille le Beau Danube Bleu se carre son archet dans le prose et il le fait volontiers parce qu’il n’a pas été engagé pour musiquer mais bien pour se faire introduire des objets oblongs — voire contondants — dans le cul.
Tu te sens devenir crapulard, sanieux, abject, dépravé. Tu te rejettes en loucedé, en attendant ton excommunication téléphonique. Ton sens moral branle au manche. Et surtout, tu te fais chier comme quinze rats morts derrière la grosse malle du grenier, celle qui contient un casque à pointe ramené de la 14–18 et l’ombrelle de grand-mère.
J’avais connu Daisy Casanova dans un palace parisien où sa femme de chambre venait de décéder d’une overdose. Comme souvent avec ma pomme, je le confesse Matthieu, l’enquête avait tourné au coït. Le temps d’une troussée au dépourvu, et la môme était devenue hystérique de moi. M’avait embarqué d’autor pour la Sud Amérique, ce qui coïncidait avec mes vacances.
Ça faisait quinze jours que je pratiquais ce forcing en me traitant de sous-ordure, arguant vaguement pour la paix de ma conscience que j’agissais de la sorte par curiosité, manière d’en savoir long comme la ligne du Transsibérien sur les mœurs dissolues des dernières filles à fric. J’entendais bien écrire ça un jour, histoire de changer des bienfaits de sœur Teresa. Donner un chouïa dans le stupre, tu comprends ? Que toujours l’abbé Pierre, toujours les Restaurants du Cœur de feu Coluche, toujours la manche pour les Abyssins, ça commence à peler le public. Fallait lui varier le menu, au public. Lui donner sa pitance de croustillant. Le cul à grande échelle, j’allais lui apporter ! La partouze mondaine, héroïque : tous derrière, tous derrière et lui devant, le pauvre ! Qu’on suce un peu à quoi s’en tenir sur ces follingues, bourrées d’osier et de bites.
Mais la matière première commençait à me filer la méchante gerbance. J’avais des couchers crapuleux, des éveils lamentables. Ma grosse bistougne criait pouce. Une gueule de bois permanente me descendait dans l’estomac. Et alors, cet exprès de Félicie m’est arrivé, qui a stoppé le compteur comme par enchantement. Je te le lis :
Mon Grand,
J’espère que tes vacances au Brésil se passent bien et que tu vas revenir tout bronzé. Mais prends garde au soleil : je me suis laissé dire qu’il était assez traître là-bas. Tu devrais mettre quelque chose sur ta tête.
Je viens d’apprendre par les journaux une bien pénible nouvelle. Te souviens-tu de l’oncle Tom ? Ce n’était pas ton oncle à proprement parler puisqu’il a seulement été le compagnon de ma sœur Mathilde pendant les dix dernières années de sa vie et qu’il ne l’a jamais épousée. Depuis le décès de ma chère aînée, on ne se voyait plus avec Thomas car c’était un être peu sociable ; il n’empêche que sa fin cruelle me peine. Figure-toi qu’on l’a retrouvé mort dans son cellier, pendu par les pieds. On lui avait infligé de terribles sévices, prétendent les journaux, sans préciser lesquels. De nos jours, décidément, la violence s’étend partout, jusque dans nos campagnes les plus paisibles. Voir des choses pareilles dans la belle Savoie ! On se croit revenu à l’époque de Mandrin.
Je ne sais pas si les crapules qui ont infligé une aussi triste fin à ce pauvre oncle Tom seront arrêtées. Et, si elles le sont, le châtiment qu’elles encourront sera bien dérisoire par rapport au forfait. Franchement, mon Antoine, quand j’évoque ma jeunesse et que je considère le monde d’aujourd’hui, je réalise que Satan gagne du terrain !
J’ai téléphoné à la mairie de Saint-Joice-en-Valdingue pour savoir quand aura lieu l’enterrement de Thomas, on n’a pas pu me répondre car c’est la Justice qui délivrera le permis d’inhumer. J’ai demandé qu’on me prévienne car je voudrais le conduire à sa dernière demeure en mémoire de ma chère Mathilde.
Epluche les fruits avant de les manger et ne bois que de l’eau minérale car tu es dans un pays plein de virus.
Je t’embrasse de tout mon cœur.
Amuse-toi bien.
« Amuse-toi bien ! » Elle en avait de savoureuses, Féloche. Ça m’a fouetté l’âme. J’avais de drôles de jeux en compagnie de Daisy Casanova et de sa clique de traîne-lattes !
Dis, j’allais pas sombrer dans la dolce vita, me noyer dans le scotch et les tringlées mondaines, merde ! Le fils de Félicie ! Elle venait de me l’écrire en toutes lettres, m’man : Satan gagnait du terrain et décrochait le maillot jaune ! Les esprits infernaux nous emparaient inexorablement. Le mal devenait épidémique. Peste noire ! Je devais réagir sèchement.
Pour éviter des explicances trop tumultueuses, j’ai préparé ma valoche pendant que Daisy s’onguentait le trésor et sa périphérie dans la salle de bains. L’exercice lui prenait deux plombes au moins. Y a du turf à abattre quand t’as quarante balais et que tu cherches à t’en sucrer vingt ! Faut pas chialer sur le Dermaderm, les algues marines en concentré, les massages au foutre de tigre et les enflaouteurs électriques.
Tout en rangeant mon smok de travail et mes slips de cérémonie dans ma Samsonite, j’évoquais l’oncle Tom. Ne l’avais vu que deux ou trois fois, ce vieux crabinche ! Me restait le souvenir d’une espèce de casse-noisettes en buis « ouvragé ». Une gueule de rapace déplumé sous une casquette à la visière luisante de crasse. Le nez crochu, le menton tombant. Des chicots plein la gueule comme des pépins noirs dans une tranche de pastèque. Il avait le regard froid, l’oncle Tom. Sans couleur réelle. Ça vaguait dans des gris délavés, mais ça exprimait l’ingentillesse, crois-moi.
J’étais petit garçon alors et mon papa vivait encore. On allait vacancer en Savoie et on passait « dire bonjour » à tante Mathilde avant de remonter sur Pantruche, la dernière semaine. On déboulait sans prévenir, comme ça se fait en province. La tante rayonnait de voir sa gentille frangine. Mais le père Thomas, oh pardon ! Chaque fois son humeur coulait une bielle en nous apercevant. Grigou jusqu’à l’os, il était malpartant pour l’omelette au lard, la salade du jardin aux croûtons et les matefaims qui sont des crêpes, là-bas. Plus le litron de piquette qu’il devait aller tirer au cellier !
On avait beau s’amener avec un pacsif de cochonnailles et un gâteau de Saint-Genix large comme tes fesses, il encaissait mal les festins familiaux, même frugaux, le vieux birbe ! Une fois pour toutes, il avait fait souder le fermoir de son morlingue au chalumeau oxhydrique, l’apôtre ! Pour sa pomme, visite équivalait à dépense. Et de débourser trois fèves, ça le plongeait dans des amertumes, des angoisses métaphysiques. On faisait semblant de pas s’en rendre compte, tous. On jouait les boute-en-train. Papa surtout ! Mathilde arrivait mal à réfréner son bonheur. L’idée qu’elle avait eue, la tante, de se maquer avec un pareil babouin ! On n’a jamais compris, à la maison. Une femme si délicate, qui avait fait institutrice et qui confectionnait de si ravissants abat-jour de parchemin, entièrement décorés main, je vous prie d’agréer ! Bon, elle tombe veuve, ce qui est de fatalité dans la famille, du côté de m’man. Quelques années passent. La voici à la retraite. Et puis un jour, poum ! Thomas Dugadin se met à la rambiner et se l’emporte dans sa ferme branlante. Ce qu’elle a pu lui trouver de positif à ce cynocéphale radin ? Mystère ! Peut-être qu’il la tirait comme un chef après tout ? Au chibre, il devait cartonner de première, l’infâme, je subodore. T’as de ces kroums abjects qui se montrent champions de pucier. Mais est-ce qu’une troussée goût bulgare vaut qu’on consacre sa fin de vie à un aussi sordide personnage ?
Elle a tenu dix piges, tantine, avant que le vilain crabe l’emporte. L’oncle Tom a poursuivi sa trajectoire. Dis, au moment où on l’a scrafé, il devait traîner un carat phénoménal, le vioque, car quand j’étais mouflet, je l’estimais presque centenaire. Bon, l’enfance apprécie mal l’âge des adultes, néanmoins mon faux tonton avait le record de Mathusalem en point de mire, c’est certain. Quatre-vingt-cinq ? Quatre-vingt-dix ou mèche ? C’est moche de finir ainsi, torturé à mort. Ses agresseurs sont-ils parvenus à lui faire dire l’endroit où il planquait son crapaud ? J’en doute. Le blé, c’était toute sa vie, à l’oncle Tom. Il y tenait davantage qu’à l’existence.
Ma valise prête, moi saboulé pour le voyage, je me penche sur une feuille de papier à lettres gravée au nom du palace. S’agit de prendre congé, sans trémolo ni cynisme. Du tact, de la sobriété, de l’élégance. J’écris :
Je vais à Paris acheter des cigarettes. Merci pour ces fabuleuses vacances. Je pars le cœur plein et les couilles vides. Kiss ! kiss ! kiss !
Beau, non ? Sobre. Son style à elle surtout sur la fin : le kiss trois fois écrit. Elle va gueuler, trépigner, mais elle appréciera.
Allez, bye !
Je m’aperçois que je ne t’ai pratiquement pas parlé de Daisy. Aucune importance. Une pute, tu veux en dire quoi ? Que sa chatte a un goût de framboise ? O.K. la chatte de Daisy avait un goût de framboise. T’es content ?
Ce qu’il y a de chouette, lorsque tu meurs assassiné, c’est qu’il vient beaucoup de monde à ton enterrement. Cela dit, la chose ne revêt qu’une importance secondaire, car : soit il n’existe pas de survie et donc tu ne peux pas le voir, soit il y en a une et alors t’en as plus rien à cirer des manifestations d’ici-bas !
Moi, tous ces cons, je t’en fais cadeau. Plus tu trouves de gens rassemblés, plus tu batifoles dans l’hypocrisie.
La mort de l’oncle Tom serait passée inaperçue si elle avait été naturelle. Qu’on trouve le vieux péquenaud raide comme barre dans sa cuisine, ça n’amenait pas un greffier. Privé de toute famille, il allait avoir droit à un enterrement vite-fait-bien-fait-sur-le-gaz, le Thomas ! En deux coups les gros : petite partie de goupillette en l’église de Saint-Joice-en-Valdingue, et puis trot attelé jusqu’au cimetière, où on l’aurait craché dans le caveau des Dugadin, bourré de vieux nœuds cannés octogénaires au moins, à l’exception du fils buté à la Quatorze et dont un médaillon serti dans la pierre tombale perpétue l’allure martiale. Graine de héros dont la mort est la germination logique. Ces salauds d’uhlans à la corne d’un bois. Achtung ! c’est pas le fils Dugadin qu’on aperçoit là-bas ? Dugadin sauveur de Saint-Joice-en-Valdingue, Savoie ? Non mais visez un peu comme il requinque, l’enfoiré, dans son bel uniforme garance ! Feuer à volonté ! Pan, pan !
Oui, on aurait dû le basculer dans la terre glaise, l’oncle Tom, sans préambuler de trop, devant quatre pelés et un tondu de sa classe tout heureux de pouvoir planter un conscrit de mieux ! Ouf ! Les vieux, leur dernier bonheur, c’est d’enterrer les copains. Ils ressentent une âpre joie à leur survivre. Comme si la fin de leurs contemporains leur assurait un rab d’oxygène. Comme s’ils étaient les héritiers des quelques mois ou années que le défunt aurait pu vivre en plus.
Mais alors, mort assassiné, après avoir subi moult tortures, le voilà qui fait recette, le concubin de tatan Mathilde. Ça radine de tous les villages avoisinants, et même de Chambéry. Y a les anciens combattants, une délégation de la préfecture, le maire, la fanfare de Morzyleuil, les gendarmes, des messieurs étranges venus d’ailleurs, des journalistes du Dauphiné Libéré, les enfants des écoles pour chanter Les Allobroges au cimetière. A l’église, deux curés, l’harmonium chauffé à blanc, la chorale de Foumledan, des oriflammes d’associations reconnues d’utilité publique : « Les Amis de la Fondue », « La Boule Savoyarde », « Les Amateurs de la Roussette[1] », « La Confrérie des diots[2] », etc.
Un bouseux du cru, vieux comme un Stradivarius, pleurniche dans l’esgourde de sa fille que c’est beau comme des funérailles nationales. Et comme il a raison !
D’ailleurs en convient, la fumelle. Je parcours l’assistance des yeux à la recherche de m’man. Je sens bien qu’elle est présente, ma Félicie. Je capte ses bonnes chères ondes. Seulement elle doit se faire toute mignarde dans son coin, car elle ne se met jamais en évidence, ma vieille. Je parie qu’elle se sera plancardée derrière un pilier, ou dans le renfoncement du confessionnal. Alors je me détronche à m’en élonguer les cervicales.
— Tu cherches l’assassin ? me chuchote une voix.
Je découvre à mon côté le commissaire Bavochard de la Sûreté de Chambéry. On s’est connus jadis, je ne me rappelle plus dans quelles circonstances extrapolicières. Un congrès, peut-être. Le roi du calembour sous-cutané, de l’à-peu-près lamentable. Je me demande si le « Bonaparte manchot », ça ne serait pas de lui, de même que le fameux « comment vas-tu Yaudepoêle ». On ne prête pas qu’aux riches, mais également aux pauvres. Je lui presse les cinq francfort poilues qu’il me tend devant les larges miches d’une charcutière en prières.
— Content de te voir, assuré-je, sincère.
— Moi s’aussi-son-de-Lyon ! rétorque l’incorrigible.
— Tu t’occupes de l’enquête ?
— Tu crois que c’est pour écouter chanter l’Ave Maria de Gounod par dix connasses imbaisées que je suis ici ?
Il a toujours sa bonne bouille rubiconde, avec des paupières gonflées comme des ventres de crapauds. Son péché pas tellement mignon, Bavochard, c’est le Pastis 51. Il s’en cogne une trentaine par jour, par petites doses qu’on appelle ici « mominettes ». Il porte un costard marron à carreaux qui le grossit, une chemise à col ouvert, dans les tons jaune-pisse. Signe distinctif : il se trimbale toujours une douzaine de stylos dans la poche supérieure de son veston, laquelle est soulignée d’une traînée bleuâtre. Ce que je raffole, chez lui, c’est sa coupe de cheveux. Comme il a le tif raréfié, il ramène tout en avant, Bavochard, style Néron ou César, je sais plus bien. A première vue (éloignée) tu croirais qu’il a le chef ceint de lauriers. Sa trogne rubescente là-dessous, ça mérite le détour ; d’autant qu’il a de tout petits yeux de goret sur le point d’escalader sa truie préférée.
— On devrait aller se taper une momi, chuchote mon estimable confrère, je compte pas trop que le meurtrier fasse un numéro à l’enterrement de sa victime.
— D’acc, mais auparavant je voudrais repérer ma vieille. J’arrive du Brésil et elle était déjà partie pour les funérailles.
— Vous étiez parents avec Thomas Dugadin ?
— Il s’était mis à la colle avec la sœur aînée de ma mère, jadis.
— Ah ! alors c’est pour ça, murmure le commissaire comme se parlant à soi-même.
— C’est pour ça quoi ?
— Je te raconterai quand on sera à l’air libre ; je vais t’attendre au bistrot de la mairie, moi les services religieux me foutent les boules, je suis pas agnostique, mais claustrophobe.
Ce serait plutôt qu’il est en manque, mon pote ! Le Pastis 51, il va le consommer en intraveineuse un de ces prochains jours.
Juste à cet instant, l’enfant de chœur drelindrelingue et l’assistance s’agenouille. Je reste debout pour mieux balayer le secteur. J’avais vu juste : m’man est derrière le pilier du fond, sous la statue de saint Joseph. Je la rejoins le plus délicatement possible. M’agenouille à son côté en bousculant un peu Mlle Valentine Laruelle, soixante-quatre ans, sans enfants, pied-bot, tache de vin pleine poire, regard bigleux, bec-de-lièvre : un cas !
Abîmée dans ses ferveurs, elle ne s’aperçoit pas de ma présence, Féloche. Le regard clos, elle en écrit un saladier sur le cahier des implorations. Je te parie qu’il doit être question de moi. Elle Lui supplie de fond en comble de me protéger de tous maux, le gentil Seigneur. Pas qu’Il ait d’inadvertance avec ma pomme, jamais ! Toujours Sa protection pleins feux sur le bel Antonio. Ça, elle Lui demande avec des mots que je devine superbes d’humilité et d’amour. Oh ! oui, Seigneur, écoute-la ; écoute-la bien et fais pour elle ce qu’elle Te réclame pour moi ! Amen.
Au bout d’un moment, je murmure imperceptiblement à son oreille :
— T’es belle quand tu pries, tu sais !
Elle a un sursaut, rouvre les yeux, me capte en tout grand et balbutie d’une voix fabuleusement soulagée :
— Antoine…
Un alexandrin, presque ! La manière qu’elle balance mon blaze, m’man.
— Je suis rentré à temps, tu vois.
Un baiser sur les fins cheveux qui pendent sur son oreille.
— On se retrouvera à la sortie du cimetière, mon collègue de Chambéry m’attend.
Je m’esbigne. Les chants reprennent à tout berzingue. Gloire ! Gloire à ce con d’oncle Tom qui s’est laissé torturer et pendre par les pieds comme une vieille chauve-souris qu’il était.
Bavochard a déjà liquidé deux momis (mominettes).
— J’ai éclusé la tienne en t’attendant, explique-t-il après avoir enregistré mon coup de périscope aux deux godets vides. Faut les boire très fraîches, sinon ça écœure. Deux autres, patron !
Avec sa face rouge et sa chemise jaune, il ressemble au drapeau espagnol.
Bon flic, si j’en crois ses états de service et sa répute. Un brin pantoufle, ça, sûrement. Il aime son beau pays savoyard, ses potes, les mâchons, la pêche sur le lac d’Aiguebelette et sa maison qu’avec son humour consommé il a baptisée « Le poteau rose ».
Le taulier, un petit brun transalpiné de la dernière génération, renouvelle les momis. Il paraît distrait, cet homme, mais en réalité, il visionne la télé qui retransmet les prouesses de Boum-Boum Becker à Ouimebledonne.
— Alors ? me fait Bavochard.
— Alors ? je lui rétroque (je préfère écrire « rétroque », c’est plus marrant).
Nous voilà partis dans le Dialogue des Carmélites ! On ne sait plus par quel bout s’attraper.
— J’ai cru comprendre que tu avais quelque chose à me dire, Gaston ?
— Drôle d’affaire, commence mon collègue en s’entiflant sa dosette de perniflard 51 recta, comme s’il s’agissait d’un médicament à expédier d’urgence.
Il poursuit après avoir clapé de la menteuse :
— Nos crimes paysans, ordinairement, sont plus simples. Le garçon de ferme qui viole une gamine, les voisins en vendetta qui se balancent quelques volées de 12, la fermière putassière qui fout de l’arsenic dans la soupe de son bonhomme… Je pourrais te dresser une liste exhaustive des meurtres campagnards. Là, c’est à la fois sadique et mystérieux.
— Vraiment ?
— Bouge pas !
Il va pêcher sous la table un vieil attaché-case en carton véritable dont les fermoirs quincailleux ne ferment plus et qu’il maintient clos à l’aide d’une vieille ceinture à lui. Mon pote Gaston dénoue la lanière de cuir et dépone sa boîte de Pandore. Il sort une enveloppe format 18 × 24 en papier kraft et me la tend.
— Les photos de l’identité judiciaire…
Ayant soulevé la languette, j’extrais quatre clichés pas piqués des hannetons. Le premier représente un plan général de l’oncle Tom suspendu par les pieds. Sa tête n’est qu’à dix centimètres du sol et ses bras traînent sur le plancher. Peut-être a-t-il essayé de prendre appui pendant un bout de temps. Mais le sang descendant à son cerveau lui a fait perdre conscience. D’autant qu’il était sérieusement blessé. Il est sanglant, le pauvre vieux, avec des lambeaux effroyables qui pendent de son corps. Le deuxième cliché est un gros plan de son visage. Quelle abomination ! On lui a détaché les joues au rasoir : des ailes du nez jusqu’aux oreilles, si bien que la chair s’est rabattue et qu’on le voit tête de mort avant la lettre, tonton. On a découpé son pantalon dans la région du sexe et ouvert la peau de son ventre depuis le pubis jusqu’au nombril. Peu à peu, sous le poids, ses entrailles sont sorties par la brèche. En outre, on lui a fendu la bite en deux comme une banane. Les deux autres photos sont des plans rapprochés de ces mutilations.
— Sacré travail, hein ? murmure Bavochard en enjoignant au taulier de ramener deux autres mominettes, vu qu’il vient de boire la mienne pour la seconde fois, me jugeant trop peu empressé à le faire.
— Il y a de la haine là-dedans, fais-je. Ou bien le tortionnaire du vieux est un fou, ou alors c’est un gazier qui lui en voulait abominablement. Et les lieux, dans quel état se trouvaient-ils ?
— A l’unisson. Un vrai carnage. Tout était brisé, éventré, saccagé. Je ne parle pas de l’habitation elle-même, mais également des dépendances. On avait tué sa vache et ses chèvres, creusé le sol de l’écurie par endroits.
— Ce qui prouverait que le père Dugadin n’a pas révélé la cache de son magot, si toutefois il en avait un. Sinon on n’aurait pas fait des fouilles en différents endroits.
— Très juste, Auguste. Mais tu sais que nous l’avions pensé avant toi, lamatelas ?
— C’est indiscret de te demander où vous en êtes de l’enquête ?
— D’autant moins indiscret qu’elle est au point zéro, mon cher ! Tu sais que la ferme du vieux est éloignée du village et également du chemin vicinal qui y mène. Trois cents mètres d’ornières, un boqueteau en écran. Les conditions idéales pour tourner un remake des Chauffeurs de la Drôme. On a relevé des traces de pneus, et on pense qu’il s’agit d’une Renault 25, tu sais cette bagnole qui se permet de t’engueuler si tu as mal claqué la portière. Aucune empreinte. Le rasoir ou le scalpel ayant servi au charcutage de ton brave oncle a été emporté par le ou les agresseurs. Même la date du crime est approximative. Selon l’autopsie, celui-ci remonterait à jeudi ou vendredi de la semaine dernière.
— Bon Dieu, fais-je en tapotant la photo qui montre l’oncle Tom suspendu, il a saigné comme cent cochons, le pauvre bonhomme l Vise cette flaque de sang sous lui ! Son meurtrier a pu évoluer sans mettre un bout de pied dedans ?
— Il faut croire.
— Et ta R 25, personne ne l’a retapissée dans ce bled ?
— On se couche tôt dans les petits patelins, soupire Bavochard. Mais bordel, qu’est-ce que tu attends pour boire ta momi ! Tu préfères une bière ?
— Celle de l’église me suffit.
Comme pour souligner ma saillie, les cloches se mettent à toutevoler. C’est la fin du service religieux. A présent, on va tirer Thomas Dugadin jusqu’au trou final. Y aura probablement une allocution quelconque d’un président quelconque de société quelconque. Voire du maire ! C’est ça, du maire !
— Maintenant, faut que je te montre autre chose, Sana. Je sais bien que ça n’est pas très légal, mais entre poulets on peut se permettre, hein ?
Seconde enveloppe. Il sort la photographie d’un document qui fut froissé, puis partiellement brûlé. Des spécialistes ont essayé de récupérer ce qui subsistait et ont réussi des prouesses techniques pour restituer le texte.
— Qué zaco, Gaston ?
— Le meurtrier a brûlé des choses dans la cheminée, entre autres le testament olographe du vieux. Miraculeusement, la plus grosse partie de celui-ci a été épargnée car il s’est coincé sous un landier.
Je lis :
Je… signé, Tho… Dugadin, sain de corp et d’………, déclare léguer la tot…… de mes biens à ma commune d’orig…
Toutefois, si je devais décéder de mort violente, je demande au com…… San-Anto…… de Paris, que j’ai connu t… enf… et qui fait fort dans la Police d’après ce que je sais, de retr…… mon ass…… S’il y parviendrait, c’est à lui que reviend… mon hérit…
Je dépose la photo sur le guéridon et bois enfin ma mominette avant que Bavochard ne me la siffle comme s’il s’agissait du Beau Danube Bleu.
— Je suis sur le cul, fais-je.
— Belle pièce, non ? ricane Bavochard. Ce qui prouve deux choses : depuis plus de dix ans, le vieux s’attendait à être liquidé. Et sa méconnaissance des lois était telle qu’il croyait possible à une victime de désigner l’enquêteur chargé de courir après son meurtrier. Cocasse (noisette), non ?
Moi, ça me produit comme une espèce de petite musique de mendiant dans un recoin de l’âme. L’oncle Tom se savait menacé et c’est sur moi qu’il comptait pour le venger en cas de malheur. T’as déjà lu ça ailleurs que dans mes chefs-d’œuvre, toi ? Le croquant se rappelait un petit garçon au minois éveillé (merci pour lui) qui venait sans crier gare avec ses parents, certains dimanches d’août. Il avait suivi ma carrière, tonton Tom. Et, fatalement, à cause de la crainte qui le taraudait, j’avais pris une certaine place dans sa vie.
Je me lève :
— Où vas-tu, Célèbre ? s’inquiète mon confrère.
— Lui filer un petit coup de goupillon pendant qu’il en est encore temps. Mais rassure-toi, avant ta vingt-cinquième momi, je serai de retour.
Personne à qui serrer la louche. Il est clamsé seulabre, le vieux gredin ! Après le recueillement devant sa tombe au fond de laquelle luisent les bimbeloteries du cercueil, on a un moment de flottement. On désempare un peu. Il fait beau, des abeilles savoyardes bourdonnent autour des fleurs fraîches. Les notables palabrent doctement, salués à tout-va par le capitaine de gendarmerie qui ne voudrait pas, pour une bricole, rater sa prochaine promo. Les croque-morts rengainent leur fourbi. M. le curé et ses péones se barrent à travers les allées. C’est la débandade. Qu’ouf ! il va faire bon continuer, rattraper sa gueuse de vie en marche après ce léger tourbillon dans le courant de la mort.
Chemin revenant, je raconte à m’man l’histoire du testament. Elle en est retournée, la chérie. Des larmes lui viennent. Ce qu’elle éprouve ressemble à la réaction que j’ai eue en présence de mon confrère. Un truc confus, fait de nostalgie. Toujours cette putain d’elle : la nostalge. Avec ses pattounes à ventouses qui se posent sur ton cœur et le chatouillent. La bébête qui monte, qui monte et qui te démonte ! Tu tentes de la chasser, alors elle se tient coite. Tu l’estimes partie, tu fanfaronnes et poum ! la voilà qui remet ça !
— Tu vas t’occuper de cette affaire, mon grand ? demande-t-elle.
— Impossible, m’man ; tout à fait impossible. D’abord ce crime relève uniquement de la justice et de la police savoyardes ; d’autre part, maintenant que mes collègues connaissent cette clause ahurissante du testament, ils croiraient que je fais ça par esprit de lucre.
— Hello, le Célèbre ! me hèle Bavochard.
Surpris, je me retourne et je le vois sortir du cimetière, son attaché-case rafistolé à la main, la trogne vermillon.
— Tiens, tu ne m’as pas attendu au troquet, noté-je.
— Je tenais à accompagner ton testateur jusqu’à sa dernière demeure.
Je le présente à Félicie, puis réciproquement. Ils se gratulent comme il se doit, dans le style gourmé.
— Ces funérailles t’ont appris quelque chose, Gaston ?
— Oui : qu’on est mieux debout que couché, rigole mon pote. Tu aimerais visiter les lieux du crime ?
— Pourquoi les visiterais-je ?
— Ben, je suppose que tu vas essayer de décrocher la timbale, non ? Opérer ta petite enquête personnelle. La ferme avec de beaux hectares cultivables, c’est motivant.
Le sarcasme sous-jacent m’irrite. Ils sont tous pareils les méchants, les gentils, les cons, les géniaux : le fric ! Jeune ou vieux, homme ou femme, ils n’ont de véritable considération que pour la fraîche. Du moment qu’il y a cet héritage en point de mire, ils sont tous convaincus que je vais me jeter sur l’aubaine, ruer des quatre fers, accomplir des prouesses (selon mon habitude) et les coiffer au poteau pour, aussitôt après mon triomphe, carillonner à la grille du notaire afin de lui réclamer mon dû.
— L’agriculture, ça n’entre pas dans mes perspectives d’avenir, Gaston. Aussi ne lèverai-je pas le petit doigt pour essayer de cibler l’assassin de tonton. Fais ton boulot, mon grand, et tâche de ne pas trop forcer sur la mominette : les petits godets font les grands alcoolos.
Je biche le bras de m’man et l’oblige à presser le pas. Affolé, Bavochard recolle au peloton.
— Attends ! Il me semble que je t’ai vexé ?
— Il me semble aussi.
— Je disais ça en plaisantant.
— Je préfère tes calembours, ils sont cons mais pas méchants !
— Antoine ! On ne va pas se fâcher pour ça !
Je ralentis et le mate droit dans les carreaux.
— Si, dis-je. Faut jamais lésiner quand l’honneur est en jeu.
Ayant donc mis les pendules à l’heure, comme on dit puis de nos jours pour un oui et pour un non, je nous rembarque nach Paris, m’man et moi, dans ma belle tuture blanche qui, avec ma montre Pasha, constitue le principal de mon capital. Comme ce début d’été incite aux excès, j’opère un détour par Vézelay où l’Histoire et la bouffe sortent de terre. C’est à une heure avancée de la nuit que nous atteignons notre pavillon clodoaldien (de Saint-Cloud).
Maman, toujours inquiète, fonce à la chambre de Toinet, histoire de s’assurer qu’il est là, en bonne santé et dûment endormi. Rassurée, elle vient me rejoindre.
— Maria a été à la hauteur ! assure-t-elle.
— Parce qu’elle lui a fait la bouffe et l’a empêché de foutre le feu à la maison ? ricané-je.
Je suis justement en train de me colleter avec un message de notre Portugaise, laquelle maîtrise mal le français. Il y est dit très exactement ceci : Lo négro Blanco la pelé dos fous per ourgenté.
Ce qui, traduit de son charabia, signifierait que mon ami noir, M. Blanc, m’a demandé à deux reprises pour un motif urgent.
Mais, avant que d’aller plus loin, force m’est de te poser, ami lecteur, une insidieuse question. As-tu lu mon précédent ouvrage, œuvre d’une grande inspiration et animée d’un souffle puissant, que j’ai judicieusement intitulée La fête des paires ? Si c’est le cas, saute ce paragraphe qui te serait superflu. Sinon, laisse-moi te tirer les oreilles pour ta négligence et t’apprendre que, dans ledit bouquin, je fais incidemment la rencontre d’un brave balayeur sénégalais nommé Jérémie Blanc, père de famille nombreuse et époux comblé d’une dame qui s’appelle (à gâteau) Ramadé. Ledit M. Blanc, garçon athlétique, cocasse et intelligent, est devenu mon copain. Frappé par ses dispositions d’enquêteur, je l’ai fait entrer dans la police où il suit pour l’heure des cours d’instruction générale : exercices de tir, lecture des empreintes, rédaction de rapports, etc. Ses moniteurs ne tarissent pas d’horloges sur lui. Tous sont unanimes à penser que M. Blanc constitue une recrue, non pas de fatigue, mais de choix. Nota : sa venue parmi nous agace Bérurier que Jérémie abreuve des pires sarcasmes et qui se montre ulcéré par l’intérêt que je porte à ce nouveau venu.
Et à présent, ces choses essentielles étant dûment consignées en ces pages, poursuivons un récit qui ne laissera pas de te surprendre et t’entraînera très vite dans de folles péripéties, tu vas en avoir la preuve et le cœur net avant que le coq du clocher de Saint-Joice-en-Valdingue n’eût chanté trois fois.
Mon premier réflexe est de consulter ma tocante. Elle affirme trois heures dix du mat’ ! Comme je n’ai aucune raison de mettre en doute la parole d’une montre de ce prix-là, je décide de renvoyer à deux mains (et à demain) mon coup de turlu au noirpiot.
Bisou miauleur à Féloche et je go to bed.
Curieusement, nous n’avons pas parlé de l’oncle Tom pendant le retour, m’man et moi. Comme si, d’un commun accord, on trouvait le sujet gênant après mon algarade avec le commissaire Bavochard. Cela ressemble à de la pudeur. Dans le fond, il s’est montré gênant, tonton, en me cloquant son héritage « à condition que je démasque son meurtrier ». Le premier moment d’émotion passé, je me rends compte que tout ça exprime bien sa mentalité de grigou qui souffrait mille morts à nous régaler d’une omelette au lard et d’une salade. « Démasque mon assassin et t’auras mon magot ! » Donnant, donnant, en somme.
Moi, ce qui me turlupine, ou turluqueute, ou turluzobe, ou turlupafe, ou turluchibre (choisis et biffe ceux que tu refuses), c’est cette prévision funeste du vieux Dugadin. Il se gaffait qu’on allait déménager son extrait de naissance un jour. Donc, il n avait pas la conscience peinarde. Ou alors il savait des choses fatales pour sa santé. Et pourtant, le danger ne s’est pas pressé puisqu’on l’a zingué treize ans après qu’il eut prévu la chose sur son testament.
Que détenait-il de si important, l’oncle Tom, dans sa case de Saint-Joice-en-Valdingue ? Un objet, un document ou un secret ? Du pognon, des diams, des plans ? Ça paraît improbable de la part d’un vieux bouseux embastillé sur son petit territoire hérité de ses ancêtres, entre sa vache et sa chèvre, cultivant son lopin, confectionnant des tommes de Savoie (non pasteurisées) de façon artisanale. Il avait travaillé à la fruitière du pays, jadis, et y avait acquis un tour de main spécial pour confectionner ce bon vieux frometon moelleux, dont la croûte est pareille à de la peau d’éléphant. Il n’avait jamais quitté son bled, Thomas. Pour la guerre, peut-être. Sinon, c’était la foire de Chambéry, sa principale virouze annuelle. Et aussi d’aller regarder déferler le Tour de France quand il passait pas trop loin de chez lui. Comme il n’avait pas de bagnole, il utilisait son vieux Solex pétaradant qui fumait et crachait l’huile.
Moi, il me fait rudement chier, le bonhomme avec son testament à la con qui m’empêche d’agir. S’il s’était abstenu d’y inclure cette stupide clause, comment que j’allais me lancer sur le chantier de la guerre, parallèlement à mes collègues chambéryens. Hélas, maintenant il m’a coupé les ailes. Il croyait donc que tout s’achète ? Que tout le monde est à vendre ? Vieux pingre, va ! Cancrelat ! Il a bonne mine avec ses tripes à l’air, ses joues découpées et sa bite fendue en deux comme une banane épluchée. Ses (ou son) tortionnaire(s) ont-ils (ou a-t-il) trouvé ce qu’il(s) étai(en)t venu(s) chercher ? M’étonnerait que Bavochard et sa fine équipe trouent la nuit de ce mystère, comme l’a écrit si noblement M. l’abbé Soury dans le texte de présentation de sa célèbre Jouvence qui l’a fait élire à l’Académie française. Pas que je mette en doute la compétence de mes collègues savoyards, note bien, mais je sens que, dans cette affaire, il faut de l’inspiration, de la divination. Moi, j’ai connu le vieux. Certes, j’étais un momaque timide à l’époque, pourtant je savais déjà regarder les gens d’une certaine manière. J’ai eu tort de refuser la visite des lieux, poussé que j’étais par un sentiment de fierté. Le côté : « ne me prenez pas pour ce que vous croyez que je peux être ! » Drapé dans sa cape, l’Antonio. Zorro est tarifé ! Altier ! L’Aiglon ! « On baptise à Paris mieux qu’on n’enterre à Vienne ! » Tout de suite « A moi, comte, deux maux ! » On a maille à partir avec soi-même, les impulsifs. On se place devant des situations à chier.
Allez, allez, rumine pas, Tonio ! Au dodo ! Le meurtre à l’oncle Tom, c’est pas tes oignes. Prie pour le repos de son âme ingrate. Il voit peut-être la lumière, en ce moment, le tringleur à tatan Mathilde, la bonté de l’Eternel est si grande…
Je me zone rapidos. La grosse dorme profonde et immédiate. Pierre lâchée dans un puits et qui ricoche infiniment contre les parois avant de plouffer. Elle toque, la pierre. Ting, tong, tang, tong, ting… Mais au lieu que le bruit s’amenuise dans les profondeurs, il va croissant. Sursaut du valeureux commissaire : on cigogne ma lourde.
— Qu’est-ce que c’est ? haleté-je, ahuri comme tout dormeur du premier sommeil réveillé en sursaut.
— Cé Maria, Moussiou !
Je me lève pour lui ouvrir. Elle se tient devant moi, assez pas mal dans une chemise de nuit cousue de fil blanc, les cheveux en vrac sur les épaules, les pieds nus, les mollets pleins de poils. Je suis frappé par sa jeunesse. Elle est presque sexy, la môme. Sa chemise de nuit n’est boutonnée que du col, le reste bâille, découvrant une exquise poitrine bien plantée, pigeonnante, saine et drue, qui fait honneur au Portugal.
— C’esté lou téléphono. La Madame n’a pas entendou sonner.
Effectivement, c’est rarissime de la part de ma Félicie ; il faut croire que la fatigue, la bonne chère et l’heure tardive l’ont anéantie.
Maria ne s’étonne pas que moi non plus je n’ai pas perçu la sonnerie. Elle m’explique :
— C’est encore le négro, Moussiou.
Dis, il est casse-balloches, M. Blanc ! Y a le feu à la Seine ou quoi ?
Je descends en vitesse l’escadrin, car le poste de ma chambre est naze, à la suite de bricolages douteux opérés par Toinet qui adore autopsier les choses et j’espère bien qu’il en restera là.
La voix pimpante de mon sombre aminche est à dispose, prête aux vocalises.
— Enfin ! il s’exclame. Dis voir, mon vieux, t’es plus dur à obtenir que le président de la République !
Mais je ne suis pas sur sa longueur d’onde. Moi, les gazouillis, quand je viens de m’arracher des bras de Morphée, je t’en fais cadeau.
— Que veux-tu, Noirpiot ?
— Je crois que je suis sur un coup fumant, mon vieux.
— Il fume au point de ne pouvoir attendre demain ?
— Ça, j’en sais trop rien, mais ça se pourrait !
— Bon, soupiré-je, je t’écoute.
— Ce serait trop long, tu ne peux pas venir chez moi ?
Alors là, il me la baille saumâtre.
— Ecoute-moi, Fleur des Tropiques, je me suis cogné dix-sept heures d’avion, puis douze cents kilomètres de bagnole, plus un enterrement et un gueuleton dans un trois étoiles, j’ai droit à quelques instants de repos, non ?
— Alors c’est moi qui viens, décide péremptoirement Jérémie.
— En taxi ?
— Taxi mon cul ! J’ai une bagnole depuis hier, qu’est-ce que tu crois ? Je suis un putain de flic, à présent, t’es au courant, mon vieux ? Une Renault 5 gonflée. A cette heure-là, je traverse la place de la Concorde en quatre secondes, tu paries ?
— Tu as eu le temps de passer ton permis ?
— Pas encore, mais j’ai une carte de poulet, mon vieux, et c’est bien plus bath qu’un permis de conduire ! Tout le monde a le permis de conduire, mais pas une carte de la Préfecture, ça c’est chié ! O.K., j’arrive !
Il raccroche. Je fais comme dans les films à la con. Tu sais, je t’en ai déjà causé : le gars cisaillé par une brutale nouvelle qui se met à visionner son combiné comme une boule de cristal avant de le replacer sur sa selle.
Je me décide enfin et me tourne vers Maria, laquelle m’a suivi et attend dans l’encadrement. Je m’aperçois seulement à cet instant que, selon ma bonne habitude, je ne porte pour vêtement que ma veste de pyjama. Qu’en plus, je tricotine un brin, biscotte la fatigue. Coquette bat la mesure à la langoureuse. Pas impétueuse du tout, mais confiante dans sa destinée. Prometteuse, quoi. Toujours est-il que la jeune bonne n’a d’ yeux que pour elle. Fascinée, littéralement !
Ah ! non, dis, je vais pas m’embourber une ancillaire ! Ce sont des faiblesses néfastes à la bonne marche d’une maison. La soubrette que t’as tringlée se croit ensuite promue et te le fait sentir. Sans parler des plus garces qui, même en ces temps de pilules soldées en promotion, viennent te chiquer à la pauvre vierge enceintée par le gros patron dégueulasse !
Je tire sur les pans de ma veste en me penchant en avant pour pouvoir disposer d’un max de tissu. Je trottine en direction de l’escadrin. Mais ma zézette guerrière s’émoustille, se muscle à outrance et, floc ! échappe à mon contrôle pour jouer Chantecler. Le gag fait marrer Maria ! De bon cœur, vraiment ! C’est si spontané, si… sain, oui : sain, que je la juge illico incapable de donner une suite perverse à un éventuel rapprochement social.
— Elle est belle ! chuchote-t-elle, toujours rieuse (et admirative).
— Si ça vous intéresse de tâter du produit français, ma chère petite, on pourrait arranger ça.
— Je ne sais pas, fait-elle d’une voix consentante, en cherchant déjà du regard un endroit ad hoc où perpétrer cet accouplement impromptu.
Car elle sait bien qu’il serait téméraire de prétendre remonter l’escalier, ce trajet risquant de compromettre la flambée qui nous embrase. Ces choses-là c’est tout de suite ou jamais. A la minute, là, par terre. Pulsif, quoi !
Je la biche dans mes bras. Elle sent le lit et encore un peu Mir Lessive, plus la fille pauvre aussi. Toutes odeurs qui, réunies et appréciées par un expert de l’olfactif, engendrent d’exquis fantasmes. On exécute une espèce de danse de grizzlis en goguette qui nous conduit jusqu’au canapé du salon. Retrousser sa chemise de nuit est un bonheur. Elle est solide, la môme, légèrement épaisse, quoi ; avec des attaches un peu fortes. Je lui confirme mes intentions par quelques caresses polies. Merde, c’est pas parce que tu brosses la bonne qu’il faut la traiter par-dessous sa jambe ! Elle a droit aux égards de toutes les donzelles bénéficiant de tes ardeurs, moi je dis. Aux indispensables prémices. La plupart des animaux y souscrivent, non ? Je lui pratique donc une moulasse-partie circulaire avec médius incorporé. Je ne me risque pas à la minouche galante, compte tenu du fait qu’elle s’est réveillée au milieu de la noye pour répondre au bigophone et n’a donc pas eu l’opportunité de se faire une chaglatte de gala. Mais elle n’est pas exigeante. Elle, c’est à votre bon cœur, mon beau patron. Le cahier des réclamations, et celui des décharges, elle ignore. Ces choses-là ne viennent qu’à l’usage répété, or je compte bien m’en tenir là. Je lui fais son Noël et pointe à la ligne !
Pas qu’elle me prenne l’habitude. Juste une interprétation en trombe des « Lavandières du Portugal ». Avec, comme suite logique, une fois le forcing opéré, « Avril au Portugal », sur le mode mineur, pour la période douce qui conduit au déboulé final. Elle brosse bêtasse, la Maria. De vraiment voluptueuses, crois-moi, je ne te le répéterai jamais suffisamment, y a que les petites bourgeoises désœuvrées. C’est pourquoi tous les bourgeois sont cornards. Leurs nanas sont trop talentueuses, trop conditionnées pour la bagatelle ; elles peuvent pas se permettre d’être fidèles. Comme si une infirmière de classe ne soignait qu’un seul malade. Ma gentille Ibérique, c’est simplement le genre troussée. La botte sans complication. Vas-y, mon grand, je t’encaisse cinq sur cinq ! Elle baise parce que ça se fait, que l’instinct animal de reproduction est là qui pousse au cul ; sinon elle pourrait s’abstiendre, se faire servante du curé, nonne ou je ne sais quoi d’autre dans la chasteté. Une brave bougresse qui monte au fion comme elle va faire la vaisselle ou les chambres. Du plaisir ? Oui, sans doute, mais tout juste à la limite. Et encore parce qu’elle est bitée par un seigneur du radada ! Y a tout de même des ondes de choc qui lui glitouillent le clito. Elle fait des « rrran rrran wwwwraou » de bon aloi. Pas par politesse, non, au contraire : elle voudrait réfréner, craignant de se montrer indiscrète. La vague de fond qui la soulève, quoi. La vaillante pousse de son mieux, m’agrippe (espagnole), tourne la tête de gauche de droite, par saccades, comme elle a vu faire au ciné dans les films qu’ont pas la cote catholique. Je l’emporte jusqu’au septième ciel, lui laisse exécuter son lâcher de ballons, puis lui place ma botte secrète ultime.
Voilà. Ma bonne est servie ! Chacun son tour. En me retirant, je constate qu’elle se trouvait dans une posture vachetement triquante, Maria. Une jambe par-dessus l’accoudoir du canapé, l’autre allongée sur la moquette, les bras en croix, la chemise roulée jusqu’au menton, mais avec un superbe nichemard en vadrouille cependant. Composition de prestige ! Dans ces cas suprêmes, tu files un ultime petit bizou à ta partenaire en lui roucoulant une délicate fadaise. Moi, j’étudie notre post coïtum. S’agit pas d’engager l’avenir, non plus que de se montrer mufle. J’opte pour une gentille tape sur la joue, ponctuée d’un mutin :
— Eh bien, c’est du joli, petite friponne ! Si maman savait ça…
On est lâche, hein ? Et même pleinement dégueulasse, je trouve. En somme, par cette phrase je lui fais endosser la pleine responsabilité de notre étreinte. Le péché est tout à son crédit, je ne suis que le faible et presque repentant complice de cette galipette. Ah ! salaud d’homme ! J’ai honte. Mais c’est tellement mieux ainsi.
Maria se retire à petits pas courts dans ses appartements. Moi, je monte passer le pantalon du pyjama et ma robe de chambre en pomme de terre. Que déjà le négro carillonne, ce grand glandeur.
Il est là, somptueux, le nouvel inspecteur : jean qui moule son cul et ses longues jambes de danseur noir, polo blanc, blouson de faux cuir dans les rouge-bordeaux. Sur le polo, y a écrit en anglais « Oui, j’en ai une grosse, et alors ? ». J’aime bien ces espèces de messages indirects : ils situent celui qui les véhicule.
— Tu te laisses pousser la moustache, monsieur Blanc ?
— Ouais, un nègre avec des baffies, ça fout davantage les foies, je trouve, pas toi ?
— Peut-être bien. Alors, cosaque, ta nouveauté urgentissime ?
Il déballe une langue rose-frifri, la promène sur les craquelures de ses énormes lèvres noires ; bien s’humecter l’orifice avant de mouliner.
— Tu te souviens que j’étais balayeur avant que tu me fasses entrer dans ta putain de police de merde ?
— Je sais : toutes les commerçantes de Saint-Germain-des-Prés se masturbaient en te regardant usiner.
— Commence pas avec tes dégueulasseries, bordel ! Tu ne sais parler que de cul et de baise. Vous avez aucun respect pour l’amour dans ce pays de minables !
— On ne pense qu’à ça, mon pote, plaidé-je. Mais que ça ne te retienne pas de me narrer ta petite affaire.
— J’ai été remplacé par un collègue à moi : Melchior Troulala. Je passe de temps en temps, le matin dans le quartier, voir comment il s’en tire. Il est un peu con, mon vieux, un tout petit peu seulement, et alors il ne sait pas placer son sac derrière la bouche d’égout du caniveau pour arrêter l’eau, tu piges ? Sa foutue marotte de chiasse, c’est de le mettre trop en biais, ce qui fait que l’eau continue plus loin. J’ai beau lui dire… C’est pas qu’il soit franchement con, Melchior, mais il n’est pas très intelligent !
— C’est intéressant, approuvé-je, je suis heureux que tu viennes au milieu de la nuit pour me raconter ça. Quand je pense que j’aurais pu dormir bêtement !
— Arrête tes vannes, ça c’est le préambule.
— Si la suite est de cette qualité, on met tout ça noir sur blanc et on attend le passage du prochain Goncourt !
Jérémie hausse les épaules.
— C’est dur d’avoir une conversation sérieuse avec toi. Tu veux que je te fasse un café ? Moi, j’en boirais bien un.
— Je suggère que tu fasses comme chez toi, permets-je.
Nous nous déplaçons jusqu’à la cuisine où Jérémie se met à vaquer, trouvant sans problème les différents éléments d’ingrédients dont il a besoin.
— J’en reviens à mon pote Melchior, fait-il en garnissant la cafetière.
— J’allais t’en prier car j’ai une nostalgie folle de lui.
— Melchior a été intrigué par l’installation sur le trottoir de la rue Piquebise, d’une cabane de cantonnier.
— Pourquoi ?
— Il ne la trouvait pas conforme.
— Conforme à quoi, mon sombre ami ?
— Aux autres dont les services de la voirie se servent pour travailler sur la voie publique. Il me l’a montrée et, effectivement, c’est une copie plus ou moins approchante de la cabane 28 ter améliorée actuellement en exercice dans la capitale. Quand on est du métier, on mesure la différence.
— Alors ?
— Toutes sont numérotées. J’ai pris le numéro de celle-ci et suis allé vérifier au dépôt. C’est le numéro 608 A tiret 08.
— Très bien, ensuite ?
— Ensuite, écoute ça, mon vieux avec tes putains d’oreilles de flic : la cabane 608 A tiret 08 existe bien, mais elle se trouve actuellement place du 29 Juin à Courbevoie[3] où l’on procède à des réparations de canalisations.
Une bonne odeur du caoua chaud se répand dans l’air à la ronde, attisant mon énergie défaillante.
— Eminemment intéressant, monsieur Blanc.
— N’est-ce pas ? Maintenant, il faut revenir à la fausse cabane. Elle est plantée devant une succursale du Crédit Lyonnais.
— Je l’aurais parié.
— En ce moment, des hommes travaillent sous terre. On entend des pics pneumatiques, très assourdis. Si tu veux mon avis, grand chef, une bande de petits rigolos refait le coup des égouts de Nice. Une fourgonnette est stoppée près de la cabane et deux types sont à l’intérieur, qui font le guet, prêts à intervenir si un os se produit.
— Tu n’as prévenu personne d’autre, monsieur Blanc ?
— Pour me faire griller l’affaire ? T’es de plus en plus con, toi, mon vieux, ça s’arrange pas. Je raconte ça à nos supérieurs, ils organisent une traque et je suis marron !
Mon sourire l’agace.
— Mouais, je sais que je le suis de toute manière, ricane Jérémie, mais ce coup-là, c’est moi qui l’ai levé. C’est mon affaire, m’sieur le commissaire. Je ne veux pas qu’elle soit réglée en dehors de moi. C’est pourquoi je t’ai attendu. On opère nous deux, vite fait bien fait, d’accord ?
— A deux, c’est un peu chétif, surtout si tes zèbres sont sur le qui-vive. Il nous faut Bérurier et Mathias. Mais tu es certain de ton fait, au moins ?
— Putain de merde, tu es comme saint Thomas !
Je tressaille. Saint Thomas ! L’oncle Tom !
Jérémie verse le café. Ça renifle chouette. Et il est corsé à souhait, heureusement, parce que c’est pas encore cette nuit que je vais battre le record du monde de la pioncette sur Epéda multispires.
Une heure plus tard, tout est paré. Je veux pas me moucher du coude, pas davantage me balancer des coups de tatane dans les chevilles, mais comme organisateur, franchement je mérite mon grade et ma répute.
Bérurier ronchonne à s’en décaper les muqueuses. Il dit qu’un mec comme moi, très peu merci ! A la longue, ça flanque des rhumatisses auriculaires aigus. Bon, je pars pour le Brésil en loucedé. Qu’à peine si j’en informe le Vieux. Les potes ? Zob ! Zob ! Et Bite ! Et puis je refais surface à des quatre plombes du mat’ pour réaliser un coup de main, style commando suicide, contre des gars qu’un con de nègre, flic de deux jours à peine, répute malfrats de haut niveau ! Lui, il s’a endormi à point d’heure, biscotte Apollon-Jules, son rejeton, a la rougeole et qu’il bieurle comme un veau ! Et dites donc, les gars : il se fendrait le pébroque, Alexandre-Benoît, si les faux égoutiers c’étaient des vrais ! Il parie que le négro s’est foutu le doigt dans l’œil qu’il a énorme, ce grand serin. Alors là, il voudrait se claquer les jambons, le Gros, qu’on joue les Rambo contre d’honnêtes manars ! Cette crise dans la Rousse !
A la fin, M. Blanc, pincé, assure au Mastar que s’il s’abstenait de jacter comme une girouette rouillée dans la tempête, on s’apercevrait moins qu’il est con. Il préconise le silence complet dans les cas aussi désespérés que le sien, Béru. Il lui dit que, muet, avec des lunettes noires et le bitos rabattu sur la devanture, il risquerait de faire illuse. On pourrait le croire normal, obèse mais normal !
Comme il leur est arrivé d’en venir aux mains, je stoppe l’envenimure d’un fort coup de gueule. Mathias, quant à lui, s’occupe de son outillage : une espèce de sulfateuse à long bec, comme en ont les vignerons pour traiter les ceps. Je me livre à un récapitulatif de l’opération. Mes trois guerriers acquiescent. Bérurier, pour opérer ce coup de main, a absolument tenu à prendre sa propre voiture, ce qui est une bonne chose. Je te rappelle que le Mammouth possède une traction avant Citroën de l’immédiate après-guerre, tellement déglinguée qu’il faut en faire le tour à deux ou trois reprises avant de pouvoir se prononcer sur la marque. Le pare-brise a été remplacé par du contreplaqué dans quoi il a ménagé une meurtrière. Il n’y a plus de garde-boue avant ; les portières sont maintenues à l’aide de fil de fer et une malle d’osier, rachetée peut-être à l’exécuteur des hautes œuvres dont l’emploi a été supprimé, remplace le coffre à bagages.
— Bon, alors c’est laquelle est-ce ? râloche l’Enflure, debout près de son bolide comme un coureur de Grand Prix posant pour un magazine sportif.
— Une fourgonnette Juvaquatre blanche. Tu peux pas te gourer. Elle est stationnée deux mètres avant la cabane.
— Jockey ! Paré !
Il décarre de la rue avoisinante d’où nous lançons l’opération. Sa tire, au Gros, quand elle est en marche, t’as l’impression qu’il se passe un truc inexorable ; que plus rien (et surtout pas ses anciens freins) ne pourra l’arrêter ; seul un obstacle conséquent… Et encore ! Y a du char d’assaut dans cet engin. Son bruit de batteuse, déjà, crée l’angoisse. Son tintamarre comme cent casseroles aux queues de cent chiens ! L’opacité du pare-brise épouvante. On songe à un martien bricoleur qui aurait fabriqué soi-même sa fusée.
Et rrrra guelinggg tzzboum chpalff cliiiiing ! C’est parti. La vénérable caisse enquille la rue Piquebise. Je démarre à mon tour, Jérémie à mon côté, Mathias à l’arrière avec sa bordèlerie à pompe. Cette chignole dans Paname endormi, tu peux pas t’imaginer ! Ubuesque ! Un film du muet ! Elle fonce en louvoyant chouïette, car la direction est faussée et n’y a plus d’amortisseurs.
Il n’a pas mis sa ceinture, le Dodu, vu qu’il n’en a pas. Mais il va se cramponner sec. S’arc-bouter à mort. Choisir la pose idéale. Je vois sa pompe continuer de louvoyer en vomissant un nuage de fumaga noire.
Alerté par cette survenance tintamarresque, le conducteur de la fourgonnette Juva ne peut s’empêcher de mettre sa tronche à la portière. Tout de suite, il a cru à l’arrivée des Russes, cézigue. Quand il constate qu’il ne s’agit pas d’un régiment d’engins blindés, mais de cette relique échappée d’un Laurel et Hardy, il se marre.
Pas longtemps. La traction s’est mise à rouler franchement à gauche de la rue, bien que celle-ci soit à double sens. Et puis, brusquement, comme si elle échappait au contrôle de son pilote, elle fonce sur la Juva. C’est le crash ! Un fracas de tôles déguisées en papier chiotte dont l’emploi serait imminent.
Le silence qui succède paraît rouler encore les échos de l’impact. La fourgonnette s’est encastrée dans l’arrière d’une Mercedes stationnée devant elle. Moi je raboule en berzingue inouï. Coup de frein qui me jette le cul de traviole. On jaillit, M. Blanc et moi. Revolver au poing.
Deux bonds pour se porter à la hauteur de la cabine de la Juva. Son conducteur est coincé dans de la ferraille et gueule pire qu’une putoise en couches. Dans la partie arrière, se trouve un second gazier, seulement estourbi. Il a une mitraillette dans la main et la soulève dans notre direction.
Floc ! Floc ! fait le pétard de Jérémie. Le mec lâche son Raskolnikoff, car il a les deux mains éclatées. Ouf ! On est bonnards ! M. Blanc ne s’était pas trompé.
Where is Mathias ? Eh ben, il usine, le père de famille nombreuse. Et avec brio, espère. Son calme est impressionnant. Il ne s’occupe pas de la partie Verdun de l’opé, vu qu’elle nous incombe. Lui, il exécute sa partition et un point c’est tout. Pour débuter sa prestation, il a flanqué un grand coup de poinçon dans la tôle de la cabane, ce qui produit fatalement un trou. Il enfonce le bec de sa sulfateuse par l’orifice, actionne le levier d’éviction et le gaz contenu dans la sulfateuse passe de celle-ci à la cabane. C’est d’une précision et d’une promptitude telles que son boulot n’a pas duré dix secondes. Un rêve !
Impavide, le Rouquin tire de ses poches deux coins de bois très effilés qu’il glisse en bas et en haut de la porte et enfonce à l’aide d’un marteau.
Un léger temps mort s’écoule. Et voilà que ça remue et même remue-ménage dans la guitoune. Un grouillement affolé. Une précipitance noire ! Des plaintes. On cogne à la porte. Faiblement.
— L’effet est immédiat, nous dit Mathias. On pourra ouvrir dans trois minutes.
J’en profite pour, depuis ma bagnole, téléphoner à la Grande Cabane afin qu’on nous envoie ce qu’il faut : du monde, des ambulances, un panier à salade.
Bérurier examine sa tire qui n’a pas subi de déprédations nouvelles dans le télescopage volontaire, si diaboliquement exécuté.
— T’as vu dans quel état ils m’ont mis ma voiture ? m’apostrophe-t-il. J’espère qu’on va m’en payer une neuve, non ?
Aux aurores, nous sommes chez le Vieux, Jérémie et moi, pour le mettre au courant des péripéties de la noye. Quand je dis « chez le Vieux », je ne parle pas de son bureau de la Rousse, mais de son hôtel particulier de Neuilly. Il est rarissime que je force la porte de son donjon, Achille n’aimant point trop que ses subordonnés vinssent se rouler dans son luxe privé. La présence de mon nouveau compagnon le fait renifler un peu fort. Au sein de cet univers Louis XV pur fruit, avec les murs tendus de soie, les délicats Watteau et les Fragonard, les vitrines contenant des collections de tabatières en or ou de flacons de sels, il fait un peu « Mise à sac de la plantation », M. Blanc, voire même « Les Insurgés chez le gouverneur ».
Chemin venant, je lui ai expliqué que, dans notre métier, ce que l’on nous pardonne le plus difficilement, ce sont nos prouesses. Les bévues s’oublient vite, les exploits engendrent de longues rancœurs.
— Ton coup d’éclat, Jérémie, lui ai-je dit, il faut à présent le faire endosser par les instances supérieures sinon il te retombera lourdement sur la gueule. Suis-moi, écoute-moi et dis amen à tout.
Et bon, donc, nous voici dans un des salons du Tondu. Debout. Lui en robe de chambre de satin pourpre à parements noirs. Plus impressionnant en fait que lorsqu’il est en bleu croisé dans son burlingue du Quai.
— Monsieur le directeur, fais-je, en préambule, j’ai le plaisir de vous annoncer que nous avons pu, grâce à vos directives, mener à bien la mission d’intervention que vous nous avez confiée.
Son œil droit s’écarquille et devient aussi grand que la grande rosace de Notre-Dame. Mais je ne lui laisse pas le temps de poser une question qu’il regretterait postérieurement.
— Lorsque, cette nuit, l’inspecteur Jérémie Blanc qui fut, avant d’entrer dans nos rangs, balayeur de première classe à la voirie, m’avertit qu’il avait repéré de faux collègues à lui en train de creuser devant une succursale du Crédit Lyonnais de la rue Piquebise, je pris aussitôt contact avec vous…
A ce point précis de mon rapport, j’adresse une mimique hautement expressive à Mgr le Vieux Crabe, mimique qui amorce un clin d’œil mais ne l’exécute pas complètement, qui me fait avancer les lèvres pour un projet de baiser aussitôt réfréné et qui emplit mon regard éloquent d’une diabolique malice. Achille encaisse le message et gagne en imperturbabilité.
Je continue donc :
— Lorsque je vous ai prévenu que l’inspecteur Blanc avait également repéré des guetteurs dans une fourgonnette, vous eûtes la bonne idée de nous conseiller un télescopage de ladite voiture, dont Bérurier s’acquitta avec le punch que vous lui connaissez ; de même, votre ingénieuse idée de gazer la cabane protectrice masquant le forage des gangsters s’avéra-t-elle payante puisque nous cueillîmes toute la bande sans avoir à faire usage de nos armes. Seul, l’un des hommes de guet eut droit à l’intervention de ce vaillant Jérémie Blanc, en état de légitime défense, rassurez-vous. Bref, succès complet de l’opération qui a démontré combien vous fûtes bien inspiré en décidant l’inspecteur Blanc à entrer dans la police. Comme toujours, vous avez fait montre d’un flair étonnant, monsieur le directeur.
Sir Achille est parfait. Pas démonté le moindre. D’une majesté à se pisser dans les guenilles. Lorsque je me tais, il a un petit geste apaisant de la main.
— Voilà qui est très bien, mes amis, déclare-t-il. Asseyez-vous. Vous aussi, Blanc, ce n’est pas parce que vous êtes noir que vous n’avez pas droit à un siège. Vous ne déteignez pas, je suppose ?
Il rit. Je ris servile. Jérémie reste marmoréen. Le Vieux se frotte les mains en signe d’allégresse.
— Je donnerai une conférence de presse à midi, déclare l’Eminent. En attendant nous allons boire un bon café, vous l’avez mérité.
— Nous ne voudrions pas abuser, monsieur le directeur. Il se fait tôt et voilà une bonne soixantaine d’heures que je n’ai…
— J’ai des choses à vous dire, San-Antonio. « D’autres » instructions à vous donner. Je vais demander à mon valet de nous préparer un petit déjeuner.
Il sort. Jérémie se prend la tronche à deux mains.
— T’es chié, toi, mon vieux ! déclare la nouvelle et brillante recrue. Et lui aussi, il est chié ! Alors là, faut pas craindre la honte ! Comment qu’il se laisse mouiller la compresse, ce vieux schnock ! Les tartines de miel, il s’en fait péter la sous-ventrière !
— Que cette scène te serve de leçon, mon fils, réponds-je doctement. Il est prudent d’offrir à nos supérieurs ce qu’ils nous prendraient de toute façon, ainsi nous aiment-ils de leur garder bonne conscience.
Le caoua est délicieux et s’accompagne d’une foule de délicates pâtisseries anglaises, car le chauffeur-valet de chambre du Dabe est britannique à ne plus en pouvoir. Il fut livré au Vioque en même temps que sa Rolls Phantom, voici une trentaine d’années, et n’a plus quitté son service depuis.
— Vous aviez, disiez-vous, une autre mission à me confier, patron ?
Le monarque boit à frêles gorgées, le petit doigt écarté de la tasse. Il prend son temps.
— Figurez-vous qu’hier, en fin d’après-midi, j’ai eu une longue conversation avec nos confrères chambériens.
— Le commissaire Bavochard ?
— Si fait.
— Ils ont sur les bras, là-bas, une mystérieuse affaire d’assassinat dont ils ne sont pas fichus de se dépatouiller. Bavochard prétend être de vos amis et souhaite que vous soyez délégué sur cette histoire.
Sacré Bavo ! Il n’a pas supporté mon coup de sang et, pour se faire pardonner son sarcasme, use de moyens détournés pour que j’entre dans la danse. Brave mec !
— Ce n’est pas légal, argué-je.
Le Vieux fait un bruit de pet de rosière avec sa bouche.
— La légalité et vous, mon bon Sana, hein ? (Il rit.) Je ne vous ai pas élevé au garde-à-vous avec le texte des lois sur un lutrin ! Certes, au début j’ai renâclé, mais ce bougre d’homme s’est montré si convaincant qu’il a fini par obtenir gain de cause. Alors, en route pour Chambéry, mon petit vieux !
Un silence succède. Je gamberge à tout-va, puis :
— Le commissaire Bavochard vous a-t-il dit que je connaissais la victime ?
Sursaut du Scalpé.
— Non, il ne m’en a pas parlé. Vous connaissiez la victime ?
— J’étais hier à ses funérailles. Il s’agissait d’un vieux paysan avec lequel a vécu une sœur de ma mère.
— Eh bien alors, vous avez une bonne raison pour sauter sur cette enquête, mon petit !
Son petit ne lui rétorque pas qu’il en a une meilleure encore pour la refuser.
— Monsieur le directeur, je voudrais solliciter une faveur de votre extraordinairement haute bienveillance.
— Tout me porte à penser qu’elle est accordée d’avance, roucoule ce vieux pigeon ramier.
— J’aimerais que vous chargiez officiellement de cette mission l’inspecteur Blanc ici présent ; moi je resterai en marge et mon nom n’apparaîtra pas, à aucun moment. Si nous obtenons des résultats positifs, ils seront totalement crédités à Jérémie.
— Où diable voulez-vous en venir, San-Antonio ?
— A rien de particulier, monsieur le directeur. Disons que je me sens moralement exclu du fait que j’ai connu le mort.
Le Dabuche achève de gouloter son caoua. Il réfléchit. Quand il pense profondément, son crâne brille davantage, comme un globe terrestre éclairé de l’intérieur.
— Qu’il en soit fait selon vos désirs, mon garçon.
Harassé, l’Antonio. Trop c’est trop. Combien de fois, dans ma putain de vie, aurai-je tiré sur la ficelle jusqu’à son point de rupture ? Tu trouves que c’est bon pour la santé, toi, de rester des jours et des nuits d’affilée sans pioncer ?
— T’as l’air en pleine vape ! remarque Fleur de Baobab.
— Parce que j’y suis.
— Tu me racontes ton affaire de Chambéry ?
Mon premier mouvement est pour refuser, remettre à plus tard. Mais comme je dois le ramener jusque chez moi afin qu’il récupère sa bagnole, autant plonger. Jacter me tiendra éveillé. Alors bon, en phrases lasses, je lui résume le topo. Nous autres, jadis, qui rendions visite à tante Mathilde. Le grigou pas joyce de notre venue. Et puis, en 74, voilà qu’il teste en prévoyant sa mort brutale, il me confie pratiquement l’enquête qui en consécuterait. Et effectivement, douze ans plus tard, on le cigogne vilainement, l’oncle Tom ! La bite fendue, les tripes à l’air, les joues découpées, suspendu par les pieds jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ni vu, ni connu ! Pas d’indices ! Une Renault 25, probablement. Sinon, the black-out total !
Je bâille, réprime une embardée de ma Maserati. C’est drôlement sournois, le sommeil quand tu pilotes. Il t’investit mine de rien. Tu crois le maîtriser encore quand, déjà, il t’embarque vers les extravagances.
— Gaffe, vieux, tu vas nous fraiser ! grogne Jérémie. Tu veux que je conduise ?
— Une Maserati, sans permis !
— Vaut mieux conduire sans permis et être bien éveillé que de conduire avec permis et roupiller !
J’achève la traversée du Bois et amorce la rampe de Saint-Cloud.
— Tu sais par quoi débutera l’enquête ? demande M. Blanc.
— Pas la moindre idée, on avisera quand j’aurai récupéré.
— Moi, je sais.
— Sans blague.
— Il faut commencer par le commencement.
— Et c’est quoi, le commencement ?
Il hausse les épaules.
— Ta mère !
Le vent léger de la nuit apportait des senteurs marines sur la plage de Calamitybeach (côte Est des Etages-Unis). A droite de la cité balnéaire se trouvait le petit port avec ses bateaux pressés en un vaste troupeau blanc. Beaucoup de voiliers. Leurs haubans agités par la brise produisaient ce petit bruit nombreux et irritant qui signale la proximité des ports de plaisance aux promeneurs solitaires. Le ciel était bas, gonflé, avec des zébrures livides qui lui donnaient un petit air d’apocalypse. Sur la gauche s’étendait la plage peu engageante puisque composée de galets grisâtres. A l’extrémité de celle-ci, une jetée de planches s’avançait dans la mer. Elle était inutile, très vieille et vermoulue. On l’avait construite avant le port pour y amarrer des barques de pêche ; mais depuis que le port était né, elle périssait lamentablement, noire et vaseuse, et onc ne songeait, au conseil municipal de Calamitybeach à la faire démolir. Calamitybeach ne comptait pas parmi les stations à la mode. Elle réunissait, l’été, de modestes vacanciers en provenance de Baltimore ou de Philadelphie qui s’entassaient par familles, souvent nombreuses, dans des cabanons de planches aux couleurs pimpantes.
L’homme portait un complet blanc froissé et une chemise bleu sombre. Il était âgé d’une cinquantaine d’années, ses cheveux grisonnants se raréfiaient sur le dessus de la tête. Il n’avait presque pas de cou, ce qui accentuait son aspect massif. Depuis plus d’une demi-heure il arpentait la jetée, fumant cigarette sur cigarette. Il les jetait à la mer, à demi consumées, en se demandant si on ne lui avait pas posé un lapin. Ce n’était pas la première fois qu’il travaillait pour ce « client ». L’homme lui avait déjà confié deux affaires dont il s’était parfaitement acquitté. Il avait perçu le montant de son contrat sans problème, et cependant, ce soir-là, peut-être (et même probablement) à cause de son échec, le doute s’emparait de lui.
On entendait, portée par l’eau, une musique de danse en provenance de Néo-Atlantic, de l’autre côté de la baie, dont il distinguait le miroitement, très loin là-bas, sur l’eau sombre.
Il regarda le cadran lumineux de sa montre de plongée qui indiquait onze heures dix minutes du soir : quarante minutes de retard ! « Il » ne viendrait plus. Et pourtant la voix au téléphone avait été formelle : « Soyez à dix heures trente sur le ponton de Calamitybeach et attendez. »
Un empêchement ? Il n’y croyait pas trop. Son client n’était pas du genre « fâcheux contretemps ». Alors ? Tenait-on à le laisser mijoter parce qu’on devait lui apporter un paquet de fric ? D’abord, il n’était pas certain qu’on le lui remît car, après tout, il n’avait pas respecté entièrement les clauses du marché. Certes, ce n’était pas sa faute, mais un contrat est un contrat et son client ne badinait pas. D’une chiquenaude, il expédia sa énième cigarette dans l’Atlantique. Elle produisit un petit bruit de succion au contact de l’eau.
Il allait en tirer une nouvelle de sa poche lorsque les phares d’une Cadillac noire trouèrent la nuit. L’auto était noire, non seulement par sa carrosserie, mais également par ses vitres. C’était une grosse masse géométrique, brillante et opaque comme un bloc de charbon.
Elle stoppa à la hauteur de la jetée. Une portière arrière s’ouvrit et un homme en sortit avec lenteur. Il était vêtu de noir, portait des lunettes teintées et il était coiffé d’un étrange chapeau à large bord de style espagnol. Il claudiquait en s’appuyant sur une énorme canne de bambou à poignée d’ivoire. Sans forcer l’allure, il s’engagea sur le ponton et sa démarche saccadée fit résonner celui-ci étrangement.
— Je commençais à me demander si vous viendriez ! fit l’homme en blanc à l’homme en noir.
— Je viens toujours quand je l’ai dit, riposta l’autre.
Sa voix avait un accent légèrement velouté qui trahissait des origines latines, et cependant elle restait impersonnelle, presque mécanique comme celle d’un répondeur du service des Postes. Il ne s’excusa pas à propos de son retard et continuait d’avancer sur le ponton, tâtant les planches usées du bout de sa canne, pour s’assurer de leur solidité. Il paraissait avoir hâte d’atteindre l’extrémité de cette jetée branlante, comme s’il redoutait que des oreilles indiscrètes fussent embusquées dessous. Un homme de précautions !
Le type en blanc éprouvait une espèce de malaise. Cet individu l’avait toujours incommodé par sa froideur. Il ne lui avait jamais vu les yeux, mais se doutait que ceux-ci ne devaient pas être les yeux de n’importe qui.
Ils cheminèrent sans parler jusqu’à la fin du ponton. A cet endroit, on avait l’impression de se trouver à la proue d’un bateau car on était environné d’eau. La forte houle jetait des vagues flasques contre les pilotis et le bruit d’éternité de l’océan s’enflait à donner le vertige.
— Comment cela s’est-il passé ? articula le boiteux.
— Pas du tout comme nous le souhaitions, fit l’autre.
— C’est-à-dire ?
— Je lui ai fait subir les pires… ennuis et il n’a pas parlé.
L’autre resta sans réaction, attendant un complément d’explications.
— J’ai même usé du sérum de vérité, ajouta le type en blanc. Une injection de cheval. Il a prétendu qu’il ignorait tout de cette histoire.
Son interlocuteur ne répondit pas.
— En tout cas, soyez persuadé d’une chose : ce qu’il a salement dégusté, personne n’aurait pu supporter ce traitement sans se mettre à table. S’il n’a pas parlé, c’est qu’il ne savait rien.
Toujours le silence. Le bonhomme sans cou se racla la gorge.
— Je lui ai fendu la bite en deux, fit-il en baissant la voix. Je lui ai découpé les joues. Je lui ai sorti les tripes en prenant garde de ne pas le tuer. Comme il me répétait toujours la même chose, j’ai entrepris des recherches dans sa maison et dans les dépendances. Tout fouillé, tout exploré à la loupe, tout sondé, j’ai creusé le sol, que sais-je ! Quatre heures de boulot et rien ! J’ai trouvé des paperasses mais toutes concernaient sa vie à lui. Je les ai brûlées à toutes fins utiles. Quand j’en ai eu terminé, il était mort comme une brique des suites de ses blessures.
L’homme noir prit enfin la parole :
— En somme, c’est un échec complet ?
L’autre tressaillit.
— Comme vous y allez ! Je ne pouvais pas découvrir des documents qu’il n’avait pas. Car il ne les avait pas, fatalement. Je vous répète qu’il est impossible de résister à mon traitement. Il pleurait, criait grâce, priait !
— Il n’y a rien de plus buté qu’un vieux paysan savoyard, fit l’homme à la canne.
— La résistance humaine a des limites. L’homme m’implorait pour que je l’achève ; croyez-vous qu’il se serait obstiné à fermer sa putain de gueule s’il avait eu le moyen de stopper la séance ?
— C’est un échec ! gronda le « client » de l’homme en blanc. Vous ne me ramenez rien du tout et maintenant ce vieux salaud est crevé ! J’ai eu tort de vous faire confiance, monsieur Burk.
Ainsi apostrophé, le tueur blêmit. Une bouffée ardente, rouge comme la mort, lui fit porter la main à son veston.
— Je ne vous permets pas de me parler ainsi ! dit-il. Je n’ai rien ramené parce qu’il n’y avait rien à ramener, alors payez-moi !
— Je vais vous payer avec ma canne, espèce de tocard ! grinça son interlocuteur en levant sa canne pour lui en porter un coup.
Subconsciemment, Burk fut surpris par la lenteur de son mouvement ; il n’en saisit pas moins la canne à deux mains dans un réflexe naturel. Alors l’homme en noir donna un coup sec en arrière, pour dégager la longue lame fine qui se cachait dans le tube de bambou, puis il fit le geste inverse et sa fine épée plongea dans le ventre de Burk, sans rencontrer de résistance. Le tueur se retrouva sur le ponton, continuant de serrer à deux mains le fourreau de bambou, avec cette tige d’acier qui le traversait de part en part. Son agresseur retira lentement sa lame du ventre de Burk, puis releva ses lunettes sur son front. Burk vit alors ses yeux pour la première et la dernière fois.
Ils étaient d’un bleu presque fluorescent. L’homme noir le fixait avec une rage incommensurable.
— Tocard ! répéta-t-il. Sale tocard !
Burk voulut se saisir de son pistolet, mais ce simple geste le déséquilibra et il tomba à genoux sur les planches visqueuses. La partie creuse de la canne-épée qu’il serrait toujours jusque-là dans ses doigts crispés lui échappa et roula sur le ponton pour tomber à la mer. L’homme en noir poussa une exclamation de rage. Il tenait beaucoup à sa canne dont il se servait depuis près de vingt ans. C’était un bel objet d’une certaine rareté, acheté jadis chez un antiquaire de Rome.
Il appliqua la pointe de sa lame sur la gorge de Burk, à l’endroit précis où se trouvait la carotide. Un coup sec comme l’estocade au bulbe qui met fin à la vie d’un taureau à l’agonie. Il se produisit un vilain gargouillis. Le veston de Burk rougit à l’emplacement du col et des revers. Son meurtrier se pencha sur le flot écumant. La houle emportait le fourreau de bambou vers le large ; dès lors il souhaita qu’elle l’emmène jusqu’en Afrique.
J’ai perdu la notion de l’heure lorsque je m’éveille. Un certain remue-machin règne dans la maison. J’à-tâtonne en direction de mon étable de chevalet pour y récupérer ma montre. Je lis, comme je te vois, six heures à son beffroi. N’aurais-je donc roupillé qu’une plombe ou bien… C’est ou bien qui gagne. Les rideaux tirés hardiment me révèlent un projet de fin de journée plein le ciel.
Je me traîne sous la douche. Plein les endosses ! Du froid, du tiède, du brûlant. Very well Saint-Cloud. Un nouvel homme est né. Un peu tard, mais enfin le voilà. Je me vêts en training. Pas que je raffole, mais m’man adore. Ça lui indique que je ne suis pas sur le point de la quitter. J’ai un bel ensemble bleu France avec du blanc aux épaules, qui met en évidence mes génitoires et mes pectoraux.
L’athlète déboule de sa chambre et se heurte à Maria, la bonne. Je lui souris. Elle est en train de fourbir la rampe à la peau de chamois. Loquée princesse. Des atours vertigineux. Un décolleté profond comme le gouffre de Padirac, de la dentelle, des zigoulis, des froulalas, qu’à peine elle a noué par-dessus un tablier du répertoire, celui que les soubrettes mettent pour annoncer comme quoi « Madame est servie. »
— Tiens, vous êtes de sortie, ce soir ? je lui adresse.
Un regard grand comme les deux tunnels percés dans la montagne de Lépine (mais y en a un qui n’est pas encore ouvert et qui ne le sera probablement jamais) et empli d’extase, de mélancolie, d’invitation à la valse m’enveloppe de la tête aux roustons. C’est alors que me revient en mémoire notre aimable troussée express de la veille. Mon sourire s’efface. S’agit pas de commencer un roman d’amour avec la gentille Portugaise poilue comme une mygale.
A mi-escadrin je m’arrête, troublé par une vision anormale. Un gosse noir vient de traverser le couloir en courant. Et puis un autre le suit. Puis Toinet, et un troisième noirpiot. Et encore trois à la fois : des filles en robettes jaunes.
J’achève de débouler et me dirige jusqu’à la cuistance. J’y trouve m’man, l’inspecteur Blanc et Ramadé, son épouse. Cette dernière est devant le sacro-saint fourneau de Félicie en train d’y frigousser des choses.
Je dis bonjour, éberlué par cette invasion sénégalaise.
— J’espère que ce ne sont pas les enfants qui t’ont réveillé, me dit Jérémie ; on a beau leur prêcher le calme, tu sais ce que c’est ?
Oui, je sais ce que c’est. Comment ne le saurais-je en apercevant les meubles renversés du salon, le balancier de notre pendule ancienne accroché au loquet de la porte, et la petite cabane confectionnée dans le couloir à l’aide des tableaux qui, d’ordinaire se contentent d’honorer nos murs.
— J’ai passé la journée avec ta maman qui est au poil, continue Jérémie. Elle me demandait comment c’était la cuisine de chez nous. Alors je suis allé chercher Ramadé pour qu’elle nous mijote un bouffement.
Je louche sur les dix kilos de piments rouges qui pyramident sur la table. Demain, nos chiottes entendront des plaintes, mon vieux, ça je te le dis !
M. Blanc est assis tout au bout de ladite table, devant un cahier d’écolier quadrillé dont il a noirci une flopée de pages.
— Tu écris un roman ? je demande. Une nouvelle version des Misérables ou de L’Amant de lady Chatte à l’Air ?
— J’ai pris des notes à propos de l’affaire.
— Quelle affaire ?
— Oh ! dis, tu dors encore ou quoi ? L’oncle Tom, mon vieux.
— Bravo ! tu n’as pas perdu de temps.
Je désigne un paquet de lettres posées en vrac devant lui.
— Et ça, des originaux de la marquise de Sévigné ?
— Non. Toutes les lettres que ta tante Mathilde a écrites à ta maman pendant la période où elle a vécu avec Thomas Dugadin.
Eh, dis, pas fou l’artiste ! Quand je t’affirme que c’est un surdoué de la Poule, mon Jérémie. Le soir où je suis allé toquer à sa lourde, j’ai fait beaucoup pour la gloire de la police françouaise[4].
Je m’assois à son côté, ensuqué par ma dorme diurne.
— T’as pas une giclée de caoua à la traîne, m’man ? je m’informe.
Tu penses que si, la chérie. Elle fonctionne à l’ancienne, m’man. C’est pour ça que ses frichtis sont cool et que ça baigne autour d’elle. Son fourneau, comme les hauts du Creusot ne s’éteint jamais. Et, en permanence, demeure près du tuyau une énorme cafetière émaillée, blanche, avec des motifs bleus représentant des cerises. Le goulot en col-de-cygne est jauni. Je crois que Félicie, qui est la propreté même, fait exprès de laisser cette couche brune se former. Elle maintient l’arôme profond du café.
Alors, bon : « la verse pour un ! » comme crient les loufiats dans les bars. J’aime bien le « jus » réchauffé. Pas réchauffé, non, je débloque, « maintenu ». Il faut qu’il reste à bonne température sans bouillir, surtout, puisque « café bouillu, café foutu ».
Elle laisse tomber « mes » trois sucres dans le bol.
Ramadé attend un mouflet pour la prochaine fois. Elle va battre le record de la mère Mathias, un jour, fatal. C’est une femme dodue, silencieuse et d’une gentillesse éperdue. Elle vit « après » son bonhomme comme le vanillier après le support qu’il parasite. L’épouse-liane, comprends-tu ? Sans Jérémie, elle tombe, dépérit et meurt.
Elle me regarde à la dérobée, impressionnée par la majesté qui rayonne de moi. Pour lui calmer l’angoisse inhérente à toute admiration, je lui ponctue des sourires bien dosés : légers, discrets, bienveillants.
L’affaire qu’elle entreprend de cuisiner commence à sentir la fange africaine. Ça vient d’ingrédients spéciaux « de là-bas » qu’elle a foutus dans l’huile de la cuisson. M’man, héroïque, continue de produire un visage « enchanté ». Comme si ce qui se perpètre la ravissait hautement, ma vieille ; toutes ces choses pas comestibles pour nos pauvres estomacs civilisés.
Et le tas de piments qui va se joindre au reste dans pas longtemps, je subodore. Ah ! il va pas être triste, le bouffement de Ramadé Blanc !
— Qu’as-tu trouvé d’intéressant ? questionné-je.
M. Blanc s’enfonce le capuchon de sa pointe Bic dans l’oreille pour se la curer. Il a cet air inspiré du gars qui va prendre son pied. Tout juste s’il se met pas à agiter une jambe comme un chien qui se gratte. Il retire l’objet de son entonnoir, recueille entre pouce et index le produit de ses fouilles, le roule et balance la boulette obtenue à travers la cuisine sans se soucier de son point de chute. Elle tombe à côté de la marmite où mijotent les obscures denrées cuites par Ramadé.
Je me dis que c’est comme une fatalité. Qu’ils soient noirs ou blancs, faut toujours que mes meilleurs potes se comportent comme des dégueulasses.
— Raté ! je lui dis.
— Quoi ?
— Ta boule de cérumen a manqué la casserole, tu crois que ça va être préjudiciable à la qualité du plat ?
Il me regarde, indécis.
— Oh ! je comprends. Ça ne se fait pas de se curer les oreilles.
— Dans sa salle de bains, c’est même recommandé, grand. Mais en public et dans une cuisine, c’est moins apprécié. Si un jour tu mènes une enquête dans la bonne société, ne chie pas dans les pots de fleurs du salon, on risquerait de trouver ça désinvolte.
Il opine.
— T’as raison, faut me dire tout, murmure-t-il. Grand-père bouffait du missionnaire, tu saisis, mon vieux ? Et moi, c’est pas parce que je lis les articles de Michel Droit dans le Figaro que je sais tout de votre putain d’éducation de merde ! Laisse-moi le temps de devenir hypocrite.
Il recapuchonne cette merveille du génie humain qu’est une pointe Bic.
— Bon, je te résume…
Il ferme son cahier et le rouvre à la première page.
— Ta tante est décédée en 1975. Elle a vécu neuf ans et sept mois avec Dugadin. Ces lettres reflètent donc une période de la vie de ce vieux allant de 65 à 75.
Il est méthodique, Jérémie. Analytique. C’est essentiel pour pratiquer avec succès ce métier de con.
Les fragrances sortant du chaudron infernal de dame Ramadé sont de plus en plus obsédantes. Franchement, je suis inquiet et me demande s’il est, non pas comestible, mais plus simplement « approchable », son brouet. De grandes angoisses stomacales me taraudent.
— A vrai dire, poursuit mon pote, l’existence de ce Dugadin paraît avoir été monotone. Il se levait avant l’aube, s’occupait de ses animaux, puis de ses champs, bouffait frugalement et allait se pieuter en même temps que ses poules. Ta tante, franchement, elle avait des instincts monacaux pour vivre en compagnie de ce grigou. On sent sa mélancolie en filigrane. La résignation complète. Elle avait la foi, non ? C’était pour préparer sa vie éternelle qu’elle acceptait cette vie ; par mortification. (Il hausse les épaules.) Enfin, chacun voit… comment dites-vous, déjà ? A sa porte ?
— Midi ! Chacun voit midi à sa porte, le renseigné-je.
Il rigole.
— Ce que c’est con, mon vieux, ces sentences ! N’importe quoi ! Plus ça paraît fumeux, plus vous mouillez ! Un besoin qui vous prend de vous gargariser de proverbes, de formules. Une phrase redondante et vous vous mettez à éjaculer de partout, tellement ça vous survolte, mon vieux.
Je pose délicatement ma dextre parfois manucurée sur son avant-bras d’ébène.
— Dis voir, Sublime. T’as jamais lu les z’œuvres de ton président-poète, M. Senghor, de l’Académie française ?
— Je les sais par cœur.
— Bravo. Alors, revenons à l’oncle Tom.
Il caresse, du bout de ses longs doigts, les Ray-Ban qui lui servent à se moucher.
— T’es un cas, mon vieux, murmure-t-il, franchement t’es un cas. Mais je t’aime bien tout de même. Donc, dix ans de la vie de tonton (65–75). Le bougre a écrit ce fameux testament en 74, tu me suis ?
— Il m’arrive même de te précéder.
— Si en 74 il s’estimait en danger de mort, c’est que la chose susceptible de motiver son assassinat s’était produite peu de temps auparavant.
— Pourquoi ?
Regard flétrisseur de ma gloire sénégalaise.
— S’il s’était écoulé des années, il se serait cru hors de danger et n’aurait pas évoqué cette éventualité.
— On l’a cependant buté plus de douze ans plus tard.
— Juste. Mais c’est ça le mystère. Lui, il devait craindre pour très vite parce que des éléments s’étaient produits qui l’amenaient à le penser.
— Je te fais mes compliments, Jérémie.
— Pour mes déductions ?
— Non, pour ton vocabulaire. Tu t’exprimes de jour en jour avec plus d’aisance, de recherche. Bref, tu te cultives.
— Dis, je lis comme une vache, mon vieux ! Une grande partie de mes nuits. Et j’ai toujours un book à portée de main dans la journée.
Il met la dextre à sa poche arrière et extrait de son jean un opuscule froissé dû à la Maison Garnier que je salue au passage : Mithridate, de Jean Racine.
— La preuve, fait-il.
— Chapeau.
— Y a que les classiques, déclare-t-il, tout le reste est littérature !
Ramadé demande quelque chose en dialecte de son pays. M. Blanc traduit à m’man.
— Ma chère épouse souhaiterait de la graisse de chameau, dit-il, mais bien entendu vous n’en avez pas ?
Dénégation éperdue de ma Féloche.
Traduction inverse de l’époux. Puis réponse du cordon-bleu.
— Elle dit que de la cire à parquet devrait pouvoir remplacer la graisse de chameau en ajoutant du vinaigre.
Ces questions culinaires étant réglées, nous entrons sérieusement dans le vif du sujet.
— En vertu de mon sentiment quant à la date de l’événement, reprend Jérémie, je me suis attaché particulièrement aux petits faits signalés par ta tante et qui se sont produits de 72 à 75.
— Tu tiens vraiment à limiter « la chose » à cette marge temporelle de 3 ans ?
— Je le sens, avoue-t-il, penaud après un instant d’indécision.
— C’est la meilleure des réponses, grand. Car ce boulot où tu t’engages repose avant tout sur le flair, tu viens d’en avoir la preuve avec cette affaire des faux égoutiers.
Il se penche sur le feuillet.
— 18 décembre 1972, Thomas Dugadin est hospitalisé à Chambéry pour une occlusion intestinale. Au début, tante Mathilde est alarmée, redoutant pour lui un cancer ; mais très vite, les investigations prouvent qu’il n’en est rien. On parvient à faire chier le vieux et trois jours après il est de retour dans sa ferme.
« 23 juillet 1973, il a un léger accident de mobylette. Sur la nationale : il est renversé par une grosse bagnole américaine. Bilan : un poignet foulé, des ecchymoses au visage, mais son engin est sérieusement endommagé. Le conducteur de l’auto, un étranger, s’arrange à l’amiable avec tonton et lui remet 5 000 francs pour qu’il se fasse soigner et s’achète une nouvelle pétrolette. Tonton se contentera de faire réparer le bolide et consultera un rebouteux des environs. Il placera les 5 000 francs en bons du Trésor. »
Jérémie s’arrête pour reprendre souffle. Il hume le fumet qui s’échappe de la marmite dans laquelle sa Ramadé vient de balancer les piments.
— Ça sent bon, hein ? exulte-t-il, vous allez vous régaler, madame Maman ! Seigneur, on se croirait presque chez nous ! (Puis, revenant à son cahier :) Enfin, le 14 septembre de la même année, il assiste à un accident d’hélicoptère. Alors qu’il travaille dans son champ, son attention est attirée par le vacarme d’un giravion volant à basse altitude. Soudain, il voit l’appareil se diriger tout droit sur les câbles d’une ligne à haute tension qui enjambe le panorama. Il semble que le pilote ne l’ait pas aperçue. Les pales touchent les fils. L’appareil explose, des corps voltigent de-ci, de-là. Affolé, tonton court sur les lieux du sinistre. Il ne trouve que des débris fumants et trois cadavres noircis par la formidable décharge électrique. Il va donner l’alarme. Les gendarmes arrivent. On enregistre son témoignage.
M. Blanc se racle la gargane.
— Ça me fait saliver, mon vieux, le bouffement de ma chère épouse ! Il lui restait heureusement de la sauce noire qu’on appelle chez nous Oksékaka. T’en mets dans un plat, mon vieux, et ça parfume toute la rue !
— Je vois, dis-je. Y a déjà des voisins qui se rassemblent devant notre maison croyant qu’on vient de mettre à jour un charnier. Quand vous bricolez cette popote dans votre appartement, t’as pas le service d’hygiène ou les pompiers qui grimpent aux nouvelles, des fois ?
Jérémie hausse les épaules.
— T’es chié, toi, mon vieux. Le besoin de tout moquer, merde. Pourtant Mme Maman paraît si gentille ! Tu ne tiens pas d’elle, hein ?
— Hélas non, reconnais-je, je tiens de moi.
— T’as pas de chance, quoi. Bien, voilà c’est tout pour tonton. Juste après cet accident d’hélicoptère, ta tante Mathilde est tombée malade. Elle, c’était bien un cancer. Mais elle était courageuse et endurait le mal sans trop se plaindre, d’autant — ça se devine dans ses dernières lettres — que le vieux singe ne la dorlotait point. Quand elle est allée chez le médecin, c’était trop tard. On l’a opérée en catastrophe et elle est morte au début de janvier 74. Voilà.
Ma Félicie se détourne afin de cacher ses larmes.
Je me lève pour aller la prendre dans mes bras. On a nos morts, entre nous : papa, tante Mathilde, mémé, d’autres, qui nous étaient moins proches, mais dont l’évocation nous fait un peu saigner l’âme. Si on n’arrosait pas de temps à autre leur souvenir de nos larmes, ça servirait à quoi de vivre, tu peux répondre à ça ?
Jérémie, tout affligé du brin de chagrin qu’il vient de planter, nous rejoint. Sa grosse patte se pose sur l’épaule de Félicie.
— J’ suis navré, madame Maman, balbutie-t-il. Un grand crétin de nègre, vous voyez comme c’est maladroit !
— Mais non, mais non ! proteste ma vieille d’amour.
Elle embrasse Jérémie. C’est lui qui a les yeux rouges maintenant. Allons bon !
Pour changer, Ramadé rote un grand coup. Un peu moins fort que ne le fait Béru, mais pour une dame c’est pas mal, franchement.
La portée des Blanc, à table, c’est du spectacle. Faut les voir bâfrer la ragadasse à leur mother, les petits gueux !
Toinet, lui, s’embarrasse pas de périphrases. Reniflant son assiette au milieu de laquelle s’étale une matière d’apparence excrémentielle, il déclare :
— Moi, bouffer ça, je pourrais jamais. Je veux bien essayer avec de la vraie merde pour prouver ma bonne volonté, mais un machin pareil, je vous jure, faut venir d’ailleurs pour se le taper !
— Toinet ! morigène m’man, scandalisée. Comment oses-tu ! Mme Blanc qui a mis tout son cœur dans la confection de ce plat.
Le garnement acquiesce.
— O.K. ! O.K. ! maman Félicie, alors montre-moi comme tu le dégustes, toi ! Allez, vas-y, on te regarde !
Pauvre chère Féloche. Ma tendresse de toujours, de pour toujours ! Je sais que cet instant prend déjà sa place dans les souvenirs cocasses de la famille. La voici à la tâche, ma vieille dearlinge, donc à l’honneur. A l’horreur, aussi ! Elle cueille une fourchetée de « la chose » cuite par Ramadé, la porte à sa bouche. Qu’aussitôt, ses bons yeux de constante compassion s’emplissent de larmes, m’man. Tant si tellement c’est fort, cette sauvagerie-là ! Très abominable au plus haut point. Agressif, corrosif, décapant. Lampe à souder qu’on s’enquille dans la margoule ! Stoïque, elle mâche, ma bravette. Un coup, deux coups, juste pour pouvoir avaler. Oh, hisse ! Voilà, c’est parti. Mais ça continue sa dévastation plus loin. Ça arrache notre pauvre chair européenne.
Contents, les Blanc se mettent à claper de bon appétit.
Ramadé consulte son julot d’un regard anxieux. Est-ce que c’est-y réussi ? Il répond qu’oui. Oh ! bien sûr, il manque la graisse de chameau, que veux-tu. Mais en rajoutant une poignée de piments, on l’oublie.
C’est à la troisième bouchée que m’man doit déclarer forfait, pour l’indicible triomphe de Toinet. Et le traître de s’écrier :
— T’aurais dû faire comme l’Antoine, m’man Félicie. Lui il a un sac en papier sur les genoux et il y fout cette saleté après avoir fait semblant de la mettre dans sa bouche !
N’empêche qu’on passe une bonne soirée.
C’est l’heure où, de l’autre côté de l’Atlantique, le sergent Springer de Calamitybeach dépose sur le bureau de son chef le fourreau d’une canne-épée que la marée a rejetée sur les galets.
L’infirmière-cheftaine est une dame qui commence à avoir des heures de vol ; pas mal, merci, et toi ? La retraite en point de mire. Un petit sprint et, ouf ! elle l’atteint. Le genre grande creuse avec un début de cyphose consécutif à son métier qui la tient sans cesse courbée sur la misère d’autrui. Des rides partent de sa bouche, d’autres de ses yeux, ce qui compose trois espèces de petits soleils marrants dans sa face pâle. Elle potasse ses books, le nez chaussé de lunettes à monture de fer.
— Vous m’en demandez ! fait-elle, vous m’en demandez vraiment, messieurs !
Elle a un bon accent de tiroir (ou de terroir comme disent certains).
— Dix-huit décembre soixante-douze, réitère l’inspecteur Blanc.
— Ça y est, je le tiens. Dugadin, dites-vous ? Dugadin Thomas ?
— Affirmatif ! répond mon pote le bronzé avec une importance de chef de guerre prêt à déclencher la merde sur le champ de bataille.
La dame aux trois soleils rayonnants tapote de l’index une ligne écrite à l’encre.
— Il a été hospitalisé en chirurgie, dans une chambre de quatre lits, la 14.
— Il est indispensable que nous sachions l’identité de ses compagnons, madame, déclare Jérémie avec péremption (le mot péremption dont je prends la racine dans péremptoire, adjectif du 2e groupe, n’existait pas encore à ce jour, mais, ouf ! le voilà).
Elle soulève sa tête, ses lunettes et le bas de sa blouse.
— Hou ! là là ! Vous m’en demandez ! Vous m’en demandez ! Dites, ça fait une quinzaine d’années de passées !
Moi, en toute sincérité, je le trouve parfait, l’inspecteur Blanc. Il s’est payé un pantalon beige clair, un blouson vert, un polo bleu pastel. Tu jurerais un perroquet géant ! Son air grave, sa voix pondérée en imposent. Il paraît « blanchi » sous le harnois (de cajou) et chique les vieux routiers de la poulerie auxquels on ne la fait pas.
— On vous en demande parce qu’on en a besoin, chère madame, rétroque ce Blanc en négatif.
La phrase donne à réfléchir à l’infirmière-cheftaine. Au bout de quelques rangs de pensées tricotées à la va-vite, elle décroche son bigophone.
— Ici Germaine Pranduront, Fleur-de-Lumière est-elle de service, aujourd’hui ? Oui ? Alors envoyez-la-moi d’urgence dans mon bureau. (Elle raccroche.) Vous avez de la chance, nous dit-elle. Il s’agit d’une femme de service qui travaille ici depuis plus de vingt ans et qui possède une mémoire d’éléphant.
L’intéressée se pointe. Une Asiatique. Grande comme un pot à tabacco, le cheveu intensément noir coupé net au ras des portugaises.
Nous la saluons.
— Pourquoi surnommez-vous cette personne « Fleur-de-Lumière » ? questionne sévèrement Jérémie, prêt à entreprendre sa croisade contre le racisme, l’apôtre ; « Touche pas à mon pote ! »
Sans se démonter, la cheftaine répond :
— Parce que son vrai nom est Tû Lag Dân Lekû et que nous jugeons « Fleur-de-Lumière » plus facile à prononcer et plus seyant pour l’intéressée, dans nos contrées barbares.
Je ris sous cape. Acquiescement maussade de M. Blanc : le côté « soit, mais n’y revenez pas ».
— Ces messieurs sont de la police, fait l’infirmière-cheftaine. Ils ont des questions à vous poser concernant l’un de nos malades. Etant donné votre étonnante mémoire, vous allez peut-être pouvoir les aider. Je vous laisse.
Elle sort en emportant son début de bosse. Dans quinze ans elle sera à l’équerre, la mère.
— Asseyez-vous, mademoiselle Tû Lag Dân Lekû, invite Jérémie, cérémonieux, en soulevant son cul de sa chaise d’une sixaine de millimètres.
L’Asiate prend la place toute chaude de sa supérieure.
— Le dix-huit décembre mille neuf cent soixante-douze, on a hospitalisé dans le service de chirurgie, à la chambre quatorze, un vieux paysan nommé Thomas Dugadin, cela vous dit-il quelque chose ?
— Certainement, répond Miss Lajaunie.
On laisse filer un soupir de contentage, Jérémie et moi. Chère fille du pays des sampans et des coolies postaux, quel phénomène !
— Vous rappelez-vous l’identité de ses trois compagnons de chambrée, mademoiselle Vous Lavez Dân Lekû ? demande étourdiment mon enquêteur délégué.
Elle ne relève pas l’erreur, résignée qu’elle est aux multiples combinaisons qu’offre son patronyme et affirme :
— Il n’y en avait qu’un seul, car, au moment des fêtes de fin d’année, les gens s’arrangent pour ne pas se laisser hospitaliser.
— Vous pourriez nous parler du malade en question ?
Elle a un sourire.
— D’autant plus facilement que ça n’était pas un malade ordinaire.
— C’est-à-dire ? coassé-je, malgré ma décision de ne pas intervenir directement dans l’enquête de mon « élève ».
— C’était un malfaiteur, assure « Fleur-de-Lumière ». Il avait pris une balle dans le ventre au cours d’un hol-up qu’il avait commis à Chambéry. Un gendarme restait de faction en permanence dans le couloir.
On se regarde ardemment, le noirpiot et ma pomme blafarde. Eh, dis, Bazu, aurions-nous mis la main dans le pot de confitures, d’entrée de jeu ? C’est stimulant un résultat pareil.
— Vous vous rappelez son identité, à ce malfrat ?
— Non, car son nom n’était pas inscrit sur la porte comme pour les autres malades.
— Qu’importe, fais-je, ce ne sera pas difficile à trouver. Rien de particulier à signaler concernant le truand ?
— Il est mort le surlendemain de son opération, d’une hémorragie interne.
— Merci, mademoiselle Je Te Foû Dân Lekû, dit le mâchuré en se dressant. Votre aide nous aura été précieux.
— Précieuse, rectifié-je. Puisqu’on se dit tout, Jérémie, sache que « aide » est féminin.
— Merci de la leçon, mais ne me fais pas trop chier devant des tiers, riposte l’ingrat.
— Ça y est, j’ai trouvé ! m’exclamé-je dans ce petit bureau appartenant au Dauphiné Libéré où l’on conserve la collection complète du journal, depuis le numéro spécial consacré à la bataille de Bouvines jusqu’à l’édition de demain matin.
Ça se trouve à la première page du numéro daté du 16 décembre 1972 : « Scène de western dans le centre de Chambéry. » Ça, c’est le titre. Il est superbe. Le sous-titre précise : « Un dangereux repris de justice attaque une bijouterie de la rue du Caquelon. Il tue le bijoutier avant d’être grièvement blessé par un gardien de la paix. »
Les gars de l’agence, très coopératifs, me tirent une photocopie de l’article et de la photo montrant l’agresseur sur une civière. Un certain Xavier Lagrosse, connu dans le milieu lyonnais sous le sobriquet (il n’y a pas de sots briquets, il n’y a que de sottes gens) de « Petit Mulet ». Le malfaiteur venait de quitter la prison Saint-Paul après y avoir purgé une peine de quatre ans pour attaque à main armée.
Une fois dans les rues, on cherche un petit restau sympa pour claper. En passant devant la fontaine des quatre-sans-cul (ainsi nommée parce qu’elle se compose d’une splendide sculpture représentant quatre éléphants privés de leur train arrière), Jérémie s’arrête, rêveur. Je lui récite de l’Hérédia, histoire de souligner son coup de langueur :
— « Les éléphants poudreux, voyageurs lents et rudes,
« Vont au pays natal à travers les déserts. »
Il réagit, soupire. Puis, me mettant la main sur l’épaule :
— La voilà peut-être, notre piste, non ?
— Pas sûr. Garde-toi de tout emballement, mon frère aux paumes claires.
— Enfin merde ; on découvre que tonton a passé plusieurs jours avec un dangereux truand, c’est pas du miel de Savoie, ça ?
— Continue ton idée.
— On peut supposer que, se sentant à l’agonie, il ait confié un secret juteux à l’oncle Tom. Par la suite, des complices…
— Tu mets à côté de la plaque, fiston. Ce type venait de tirer quatre piges de bigntz. S’il avait eu un trésor planqué, il aurait couru le déterrer à sa sortie au lieu de venir jouer Fort Alamo chez un bijoutier d’ici !
M. Blanc est trop doué en flicaillerie pour ne pas réaliser le bien-fondé de cet argument. Il demeure silencieux, comptant les trompes des quatre moitiés d’éléphants (qui ne se sont jamais vus, disposés comme ils le sont, les pauvres !).
— Il n’empêche que je trouve troublant ce voisinage du vieux avec un malfrat, non ? Quand on sait de quelle façon il a fini ses jours…
L’après-midinche, on s’occupe de la seconde rubrique du programme que Jérémie a tracé, à savoir ce léger accident de Solex à la faveur duquel l’oncle Tom a récolté quelques bleus et cinq mille francs 1973 d’un voyageur pressé et généreux.
Là, on barbote dans l’évasif, la chose n’ayant été enregistrée nulle part. Mais l’inspecteur Blanc a tout de même sa petite idée, que je trouve valable. Aussi nous présentons-nous chez le marchand (et réparateur) de cycles de Saint-Joice-en-Valdingue. T’attends pas aux défunts Etablissements Manufrance. Le père Salcons, son entreprise tient dans un hangar de modestes dimensions jouxtant sa maisonnette. Un atelier ultra-cradingue où les araignées se paient du bon temps, et puis, sous cet atelier, un box de quatre mètres sur trois où sont entreposés quelques vélos et pétrolettes neufs mais poussiéreux que les chiares du village viennent admirer au sortir de l’école.
Le bonhomme, franchement, il doit être aussi vieux que l’était tonton au moment de clamser. C’est un gros mec tout de bleu habillé, mais le cambouis forme une espèce de carapace sur ses hardes de travailleur et tu dirais quelque énorme scarabée pour film d’horreur ou de science-friction. Des touffes de poils blancs jaillissent du col de sa chemise. Il a un gros tarbouif veiné, chaussé de lunettes rafistolées, aux verres épais ; sa casquette avachie lui dégouline de la tronche comme une bouse de vache fraîche.
Au moment qu’on se pointe, il est occupé à changer les rayons d’une roue voilée. Sa vue l’est davantage encore, si bien que son blair de sanglier touche la jante tel un phénoménal patin de frein.
— Ces messieurs ? il nous lance après un coup d’œil en chanfrein.
Je lui déballe les tartinettes habituelles : « Navrés de vous déranger, monsieur Salcons, nous appartenons à la police et nous sommes à la recherche de renseignements que vous seriez peut-être à même de nous fournir. » Ouf !
Il cesse de rayonner et se redresse.
— Lui aussi, il est policier ? demande-t-il en désignant M. Blanc à l’aide du chiffon ruisselant d’huile avec lequel il croit se nettoyer les pognes.
— Oui, pourquoi, ça ne vous paraît pas conforme ? égosille Jérémie.
— J’ai pas dit ça, mon gars, assure le vieux, seulement, dans nos contrées, on voit pas beaucoup de flics noirs, d’où mon étonnement. Alors, qu’y a-t-il pour votre service ?
Lui, faut que je me l’empoigne moi-même. Pas qu’il soit forcément raciste, le marchand de deux-roues, mais il l’avoue, « il n’a pas l’habitude » des colored men.
Je commence par lui dire qu’on est chargés d’élucider le mystère concernant la mort du père Dugadin. Alors là, je l’intéresse. Sa voix s’enroue. C’était son pote, Thomas, à Léonce Salcons. Ils étaient conscrits. La communale, engagés volontaires en 17 pour nous gagner la guerre ; sans causer des gueuses qu’ils allaient caramboler de concert dans les cabanes à outils des vignes accrochées à flanc de coteau. De belles luronnes avec des culs comme des lessiveuses. Si je vous disais ! Juste elles exigeaient le saut de carpe ultime, pas se faire enceinter en ces temps sans pilules. Son copain Thomas, s’il tenait le misérable qui a fait ça, vous savez quoi, mes bons messieurs ? Il lui carre dans le fion le bec de son gonfleur électrique et lui fout cinq ou six kilos de pression dans la boyasse, manière de lui faire éclater les tripes, à ce fumier ! Si de hasard on lui mettait la main au collet, ça nous contrarierait-il de repasser chez Salcons avec le type pour assister au spectacle ?
On promet. C’est entendu, on viendra le faire déguiser en montgolfière, le gredin abject, seulement, auparavant, s’agit de l’alpaguer. Et si le papa Salcons voulait bien nous aider…
Lui, il est partant à bloc, seulement il voit mal de quelle manière il peut coopérer avec nous autres. Ce crime atroce, il l’a appris avec tout le village. N’a rien vu, rien entendu, les gars ! Il vit seul à réparer les péteuses et les vélos. Sa pauvre femme est morte depuis six ans et sa fille unique, l’Adélaïde, est plus ou moins dans la putasserie à Grenoble, collée bassement avec un bicot.
— Je viens vous consulter pour une autre affaire déjà ancienne, monsieur Salcons, et qui n’a pas laissé de trace. Vous rappelez-vous cet accident qu’a eu le brave Thomas, en 73 ? Son vélomoteur en miettes et lui des ecchymoses plein la figure ?
— Pour sûr ! Il a insisté mordicus pour que je répare son Solex. J’avais beau lui dire qu’il aurait intérêt à s’en racheter un neuf, déjà rincé comme il se trouvait avant l’accident. Bernique ! Thomas : une vraie bourrique, les gars ! Tu pouvais lui chanter la Marseillaise en breton, quand une idée le tenait il n’en démordait pas. Ça lui a coûté cinq cents francs, prix d’ami, qu’il n’a jamais fini de payer, ce sale rapiat qu’aurait mangé sa merde.
— Monsieur Salcons, Thomas vous a-t-il raconté ses tractations avec l’automobiliste qui l’avait renversé ?
— Oui, il m’a dit qu’ils s’étaient arrangés à l’amiable, les deux. Le gars en question, c’était un étranger ; alors les problèmes d’assurance risquaient de traîner. Il a préféré remettre de la main à la main un dédommagement à mon ami.
— Vous connaissez la somme ?
— Deux cent cinquante balles, a prétendu Dugadin. Je lui ai dit qu’il s’était laissé niquer comme un bleu, vu que jamais ça lui rembourserait sa pétrolette. Les écorchures au visage, ça guérit tout seul, mais pas les avaries d’un deux-roues. Voilà pourquoi je n’ai pas trop râlé pour le reliquat de facture impayée.
Vieux gredin d’oncle Tom ! C’est signé ! Y a fallu qu’il exploite son vieux pote de toujours.
Jérémie sifflote ironiquement, tout en me roulant des œillades larges comme le sigle du drapeau olympique.
Moi, tu vois, je te le serine à tout bout de champ, mais je sens quand quelque chose va se produire. Comme si mon subconscient avait déjà lu le message longtemps avant et que, poum ! les choses enregistrées par lui s’annoncent dans ma pensée quelques morceaux d’instant avant leur accomplissement. C’est comme un signal. Une sorte de pâleur intense à l’intérieur de moi, ponctuée d’un bruit silencieux. Un bruit dont je ne percevrais que les vibrations, sans l’entendre réellement. Mon cervelet se branche dans la prise Salcons.
— Oui ? je lui murmure intensément. Oui ?
Pour l’aider, qu’il déballe sans douleur. Et il y va recta, l’ancêtre, son subconscient assujetti à ma volonté.
— Quand il est venu chercher son Solex, il a poussé des cris à cause de ma note. Il m’a donné les deux cent cinquante francs en égosillant qu’il me faudrait attendre pour le solde. Juste il venait de payer l’impôt et il restait sec. Je ne l’ai pas trop cru ; Thomas, son bas de laine, je l’aurais bien changé contre le mien, sans savoir.
— Ensuite, monsieur Salcons ?
Je le presse, en prenant la voix du jeune et tendre confesseur qu’une pénitente salope vient perturber en plein sacerdoce avec ses jongleries d’alcôve.
— Pour lors, je lui dis comme ça : « Dommage que t’aies pas pris le nom de ton bonhomme, t’aurais pu lui écrire pour lui dire que les frais sont plus forts que ce qu’il t’a donné ; et même que tu as des conséquences physiques graves, tout ça ! » Ah ! mes gars, vous l’auriez vu s’allumer ; ce sacré Thomas ! Je venais de lui ouvrir des perspectives qu’il avait pas songées. « Mais c’est bien sûr ! qu’il ronchonnait. Ça, t’as raison, Léonce. » Et voilà qu’il ajoute : « Son nom, d’accord, je le sais pas, mais j’ai retenu le numéro de sa plaque minéralogique. Du temps qu’il me causait, ajoute Dugadin, je la regardais et me la récitais, et maintenant je la sais par cœur. Tu crois que même une plaque étrangère on peut retrouver le proprio de l’auto ? » « Naturellement, vieille noix. » « Pour commencer, il me fait, c’était une plaque blanche, avec les numéros en noir dessus. En haut, y avait des écussons, un à gauche, un à droite. Çui de gauche représentait le drapeau suisse, çui de droite était blanc et bleu. Le numéro, je te le marque… »
Le miraculeux Léonce Salcons me biche par une aile et m’entraîne dans le box « d’exposition ». Au mur est scellée une console supportant le téléphone et pourvue d’un tiroir.
— Figurez-vous que ce sagouin a écrit contre le mur, comme s’il s’était agi d’une inscription de pissotière. Tenez, on voit encore !
Quand je te le disais que je prévoyais quelque chose ! Il a reproduit de mémoire toute la plaque, tonton. Une plaque suisse du canton de Zurich. Mais une plaque pour étranger qui se finit par un gros « Z » avec l’année « 1973 » écrite en blanc dans un petit rectangle rouge placé verticalement avant le « Z ».
Cher Léonce Salcons ! Oh ! digne vieillard, orgueil de cette merveilleuse Savoie qu’on a eu bien raison d’annexer, merde ! « Leurs cœurs allant où coulaient leurs rivières », ces chéris !
— Pourquoi a-t-il reproduit la plaque sur votre mur, monsieur Salcon ?
— Vous pensez que je ne l’ai pas vu faire ! Juste le petit Coindet, le fils à Jules Coindet, de la Barbonnière, le grand boiteux qu’est marié à une Rivière de Bonprantoux, est venu chercher son vélo dont j’avais rebrasé la fourche. Le temps de rejoindre mon salopiot de Thomas, il m’avait fait ce cadeau au mur. « Faut pas te gêner ! je l’ai engueulé, ma parole tu m’écrirais aussi bien sur les fesses ! »
« Il s’est excusé, continue le vieux mécano. Et puis il m’a demandé que je veule bien faire les recherches pour lui, comme quoi les écritures, les coups de téléphone, tout ça, c’était pas sa partie. « Je te dédommagerai, Léonce. » Mon œil ! Les communications, elles ont été pour mes pieds. »
— Car vous avez fait les recherches qu’il réclamait ?
— Pas moi, l’Adélaïde, ma fille qui faisait serveuse dans un café de Montmélian à l’époque. Elle se trouvait ici avec deux jours de congé et, comme c’est une débrouillarde, je lui ai demandé de s’occuper de la petite affaire à Thomas. Ça m’a coûté un saladier en téléphone et ce vieux ladre n’a jamais voulu me rembourser sous prétexte que ça n’a rien donné.
— Votre fille avait obtenu les coordonnées du type à la voiture américaine ?
— Bien sûr. Démerdarde comme Adélaïde, vous pouvez courir ! Elle est même allée à bicyclette porter le renseignement à Dugadin. Pour tout remerciement, il lui a foutu la main aux fesses, ce vieux dégoûtant. Parce que, lui, tout ce qui bronchait, il sautait dessus ! Le bruit courait que sa chèvre passait à la casserole plus souvent que sa femme ! (Il rit.) Enfin, dit-il, mourir de cette façon, le Bon Dieu doit vous accorder la remise de vos péchés, tel que je Le connais.
— Elle vous les a montrés, à vous, les résultats de ses démarches, Adélaïde ?
— Pourquoi fiche ? C’était point mon affaire !
Il sort de sa poche le chiftir huileux auquel il essuie ses pattounes cambouiseuses et l’utilise cette fois pour torcher son front en sueur.
M. Blanc a naturellement noté le numéro de la plaque ornant le mur immaculé du marchand (et réparateur) de vélocipèdes. Il exulte intérieurement, le brave garçon. Me brandit dans le dos du gros vieux mec son énorme pouce de noirpiot surmembré.
On en découvre des choses. Et mon pote Bavochard qui ne sait même pas que nous sommes à pied d’œuvre ! Il nous attend toujours, l’écluseur de mominettes !
La propriété accaparait toute la colline. Au pied de celle-ci, une haute barrière électrifiée, elle-même sommée de quatre fils barbelés clôturait l’ensemble. Venait ensuite une espèce de no man’s land planté d’arbustes épineux, où erraient en permanence une douzaine de dingos féroces, ces chiens sauvages d’Australie que deux dresseurs spécialisés seulement avaient le pouvoir de neutraliser. Puis il y avait un mur ordinaire, crépi de chaux blanche qui scintillait au soleil. A l’intérieur de cette seconde enceinte s’étalait la propriété de « l’homme en noir ». Un vaste jardin tropical parcouru par un ruisseau artificiel, un tennis, et une très vaste et très belle construction à un seul étage, couverte de tuiles romaines aux tons pain brûlé. La maison, de style andalou, comprenait plusieurs patios, et quatre ailes qui lui donnaient la forme de deux « U » accolés. Une vaste piscine au revêtement de marbre occupait tout l’arrière.
L’homme était en train d’admirer sa collection de monnaies anciennes lorsque l’interphone jeta son signal modulé. Il appuya sur la touche du récepteur. Une voix de femme susurra :
— Stephen Black vient d’arriver, monsieur.
— Qu’on l’introduise ! répondit l’homme.
Il pressa un bouton placé sous son bureau. L’épais plateau du meuble coulissait et sa chère collection se trouvait dans le cœur dudit plateau, chacune des pièces occupant un petit logement carré, à son module, aménagé au sein du bois. Son sous-main et différentes paperasses posées sur la partie amovible du plateau se rapprochèrent rapidement de l’homme. Le bureau avait retrouvé son aspect normal lorsqu’on sonna à sa porte.
Le timbre était à la fois grave et léger, feutré mais très présent. Une nouvelle touche pressée accorda aux arrivants l’autorisation d’entrer, en même temps qu’elle libérait l’ouverture de la double porte.
Une jeune Asiatique, pareille à celles qu’on peut admirer sur les gravures chinoises (yeux en amande, teint de pêche, lèvres sensuelles au rouge délicat, vêtue d’une robe de soie chamarrée) escortait un grand type, à gueule d’acteur pour film d’action. Stephen Black était d’un blond intense, il avait les cheveux bouclés serré comme les effigies sur les monnaies grecques anciennes, avec des yeux noirs atteints d’un léger strabisme convergent. La première impression était plutôt flatteuse, mais quand on s’attardait à l’examiner, on finissait par être incommodé par l’expression de dureté délibérée marquant son mâle visage. Il avait des mains menues pour sa taille et s’appliquait sans cesse à les dissimuler, comme d’autres dérobent leur regard. Son complet prince-de-Galles beige, bien coupé, avait dû lui coûter dans les mille dollars. L’homme en noir nota qu’aucune boursouflure insolite ne le déformait dans la région de la poitrine. D’ailleurs, un détecteur placé dans le porche d’entrée aurait signalé la présence d’une arme.
La Chinoise murmura :
— Voici M. Black.
Puis elle se retira.
L’homme noir regarda posément l’arrivant à travers les verres teintés de ses lunettes, puis il articula de sa voix lente, un peu chantante :
— Asseyez-vous !
Aucune formule de bienvenue, voire de simple politesse. Pour lui, c’eût été du temps perdu.
Stephen Black avait le choix entre trois chaises disposées en arc de cercle face au bureau. Il opta pour celle du milieu, croisa les jambes, noua ses mains sur le genou supérieur et attendit. Calquant son comportement sur celui de son vis-à-vis, il ne l’avait même pas salué, ce dont l’autre lui sut gré.
Le maître des lieux demanda :
— Vous parlez français ?
— Pas suffisamment bien pour traduire Flaubert en anglais, mais assez pour me commander des steacks-frites dans les restaurants de Paris, répondit l’arrivant en français.
Il avait un accent, mais très léger ; l’homme aux lunettes teintées se dit que ce n’était pas l’accent américain, cela faisait plutôt Europe centrale.
— Parfait, approuva-t-il, également en français.
Et, tout naturellement, la conversation se poursuivit dans cette langue. Il ne s’agissait plus d’un test, non plus que d’un exercice d’entraînement, plutôt d’une espèce de confuse rivalité, chacun des deux hommes voulant s’assurer qu’il maniait mieux que son interlocuteur la langue de Montaigne.
— Je ne sais de vous que ce qu’on m’en a dit, prévint l’homme en noir.
Stephen Black eut un pâle sourire :
— Ravi de voir que ç’a été suffisant pour que vous me convoquiez.
Ils s’observèrent rudement, hardiment, comme s’ils entendaient se défier, tels deux coqs prêts à se bondir contre.
— Je vous préviens que c’est une affaire délicate et surtout bizarre.
— Vous me mettez l’eau à la bouche.
— Avant que vous n’interveniez, un garçon en qui j’avais la plus grande confiance s’y est cassé les dents.
— Les dents et le reste, fit Black.
Son interlocuteur tressaillit.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Je crois savoir que l’homme auquel vous faites allusion est mort de quelques coups de canne-épée. On a repêché son corps dans la baie de Calamitybeach. A ce propos, j’ai dans le coffre de ma voiture le fourreau de la canne-épée en question ; si vous voulez bien charger quelqu’un d’aller le chercher, cela me ferait plaisir de vous l’offrir, histoire de vous remercier d’avoir fait appel à moi. La clé du coffre est sur la serrure, monsieur Silvertown.
L’amateur de monnaies anciennes ressentit un sentiment désagréable : celui d’être dominé. La chose ne se produisait jamais. C’était toujours lui qui faisait peser son autorité et prenait l’ascendant sur les autres. Un second sentiment succéda au premier qui était un sentiment de crainte. Il convoquait un type dont la réputation d’efficacité s’étendait dans les milieux du crime, cherchait d’emblée à l’impressionner, et voici que l’autre déballait froidement le cadavre qu’il gardait dans son placard.
— Quel genre d’homme êtes-vous, Black ? demanda Silvertown.
L’interpellé haussa les épaules.
— Un homme qui se fait bien payer et qui n’oublie pas de mettre des bottes quand il va dans un marécage.
— D’où sort le fourreau auquel vous faites allusion ?
— Du bureau de police de Calamitybeach. A vrai dire, il n’a pas été difficile de l’y récupérer ; il a suffi d’un peu de culot.
— Et ce… cadeau représente quoi dans votre esprit ?
— Une façon de vous dissuader de discuter mes conditions, monsieur Silvertown.
— Quelles sont-elles ?
— Cent mille dollars lorsqu’il n’y a pas de sang, cinq cent mille lorsqu’il y en a. Payable d’avance. Plus mes frais en cas de lointains déplacements, bien entendu.
— C’est très élevé ! sursauta Silvertown.
— Très, convint son visiteur : je suis la Rolls des hommes de main.
— Et en cas d’échec ?
— Je travaille pour réussir, non pour échouer. Si je n’arrive pas à donner satisfaction, c’est vraiment qu’il était impossible de réussir, auquel cas ça ne modifie rien aux conditions. Simplement, je refuse les rendez-vous nocturnes sur le ponton de Calamitybeach.
— Supposons que je trouve votre prix trop élevé ?
— C’est une supposition qui ne me viendrait même pas à l’esprit et à vous non plus maintenant que nous sommes réunis dans ce bureau.
Silvertown appuya de l’index sur la monture de ses lunettes comme si elles glissaient de son nez. Il était débordé par ce sale type. Jamais de sa vie aventureuse il n’avait affronté un requin de cette envergure. Il se promit de le tuer un jour de sa main ; mais plus tard, quand l’autre aurait rempli son contrat.
Il exagérait, papa Salcons, quand il nous prétendait que sa fille faisait la pute à Grenoble. Il est curieux de constater combien les pères, si indulgents de nature, font montre de mauvais esprit lorsque leur grande fifille se maque avec un gonzier qui ne leur revient pas. Tout bonnement, elle tient un bistrot un tantisoit louche, Adélaïde. Quelques dames radeuses à la jupe un peu trop courte et trop fendue viennent y consommer entre deux passes ; mais question de mettre la chatte à la pâte, faut plus y compter, Ninette ! Elle est en préretraite, au plan de la moule farceuse, l’héritière des cycles Salcons. Une gaillarde carrée, sans cou, qui n’a pas vu un coiffeur depuis qu’elle est allée fêter les noces d’or de ses parents. Elle souffle comme le gonfleur pneumatique de son dabe en trimbalant une poitrine de chez Olida qui doit faire peut-être les délices, voir les orgues, de son Nordaf, mais qui n’est plus monnayable qu’auprès de certains amateurs en voie d’extinction. De nos jours de cuisine moderne, la tripe à la mode ne fait plus florès (et n’est donc plus à la mode). J’en causais l’autre soir avec Maurice Rheims, qui me disait comme quoi lors de sa dernière vente à Drouot, un tanagra double n’est parti que parce qu’on lui ajoutait un Mayol en prime, et encore il n’a pas crevé le plaftard !
Pour t’en revenir à Adélaïde, c’est de la bonne vachasse recyclée (dirait son vieux) au rade après avoir traîné ses grosses miches cochères dans des bals et des hôtels à trois francs six sous. Haute en gueule ! On l’entend vociférer depuis le trottoir. Elle en crache contre un peigne-cul malodorant qui inflige ses effluves au bar sous prétexte d’un petit blanc limé. Qu’il aille se faire limer lui-même, l’apôtre, mais qu’il dégage vite fait ! Elles n’en peuvent plus les narines du Café des Cimes de respirer pareille abomination.
L’autre proteste que merde-faites-pas-chier, c’est pas donné à tout le monde de sentir la violette comme Marie-en-Toilette, la femme à Louis XVI. Il se lave le fion, les pattounes, le chauve à col roulé tous les matins, ou presque, qu’est-ce qu’on peut lui exiger de mieux ?
On arrive en plein mitan de sa plaidoirie. Il précise que cette odeur qu’il traîne, ça vient de ce qu’il était rouquin avant d’être chauve. Il sent l’homme, quoi ! Si elles ne savent pas de quoi il s’agite, c’est qu’elles bouffent du gigot à l’ail, ces dames ! Mais l’Adélaïde l’interrompt :
— Barka !
Attiré par le mot, son julot radine des profondeurs. Un teigneux à moustache turque, chemisette verte hautement maghrébine. Un chouette ballon de rugby dans le bénoche, contracté au comptoir. Les méfaits du travail ! Chaque profession comporte ses risques. Même un grand écrivain comme moi n’est pas à l’abri d’un gros dico qui lui cherrait sur les pinceaux, le rendant indisponible pour la fécondation.
Il veut virer l’ami Tufouettes.
Qu’à cet instant, l’inspecteur Blanc intervient, toujours partant pour défendre les minorités opprimées, cézigue. Ça risque de lui coûter sa carrière s’il s’emballe trop à jouer les Bayard. C’est bioutifoul, le courage, mais faut choisir ses causes. Pas rompre des lances hors de propos, que tu risques toujours encore de crever l’œil à Henri II (un roi qui en avait dans le buffet).
— Mande pardon, intervient Jérémie, l’odeur corporelle n’est pas un délit et ne justifie donc pas que vous chassiez monsieur (il désigne le père Fouetteur) de votre établissement.
Alors là, il l’a raide, le protecteur d’Adélaïde. Il égosille que de quoi se mêle-t-il ce chimpanzé ? S’il voudrait bien foutre la paix au monde et regrimper vite fait au sommet de son cocotier, ça dégagerait pour le service !
M. Blanc devient le plus pâle qu’il lui est permis par le Seigneur. Il riposte que c’est pas un enfoiré de melon de merde qui va le traiter de singe. Là-dessus, le taulier ouvre son tiroir-caisse et y prend un nerf de bœuf dont il frappe la paume de sa main gauche.
— Déguerpis, mouche à merde ou t’en prends plein les entrées de métro qui te servent de narines.
Faut le voir à l’œuvre, l’inspecteur Blanc ! D’une fulgurance, ma chère, que vous en souilleriez votre culotte ! Un geste, un seul pour s’emparer de la matraque. Il se met à jouer du xylophone avec sur les verres du comptoir. Ça fait do, ré, mi, fa, sol. Et c’est un Ricard, un café, un blanc-cassé, une Suze et un Orangina qui se répandent aux pieds de leurs verres brisés. Après quoi, Jérémie s’accoude au rade.
— Tu veux que je te montre ce que j’en fais, moi, de ce nerf de bœuf, gros mac ? Regarde !
Et tu sais quoi ? Non, tu peux pas savoir, ni deviner, ni même subodorer. Il le mange !
T’as lu ça, Dupaf, malgré que tu sois plus illettré qu’une machine à calculer ? Il porte la matraque à sa bouche, dégage en grand sa panoplie 32 pièces et la plante dans ce qui fut somme toute de la barbaque sur pied. Rrrrâoum ! Il arrache un morcif gros comme mon pouce et se met à le mastiquer. Un coup de glotte pour expédier et le voici qui en reprend. Pour lors, ça devient puissamment attractif. Les putes présentes, le taulier et sa rombiasse, le client malodorant, tout le monde mate l’exploit, fasciné.
Blanc déguste sans quitter le taulier des yeux.
— Je pourrais aussi bien te bouffer, toi, gros con ! il assure au moustachu. On est anthropophages de père en fils dans notre famille.
Ayant dit, il lui balance ce qui reste de la matraque à travers la frite. Puis il sort sa brème de flic.
— Bon, on a suffisamment plaisanté : police ! C’est à vous, Adélaïde Salcons, que nous souhaitons parler ; venez un peu par ici.
Sans vergogne, il pousse la porte vitrée donnant sur l’arrière-salle et y entre, ne doutant pas une seconde que la grosse ne le suive. Ce qu’elle fait après un long regard de détresse à son copain. Mais Mohamed, lui, il rengracie sec. Ce grand Noir qui malmène sa verrerie, bouffe son nerf de bœuf et finit par déballer une carte de perdreau, ça l’expédie aux abysses. Le voici calmos. Allant jusqu’à servir au nauséabond son blanc limé avec des gestes d’automate.
Je suis la grosse et nous nous retrouvons dans une resserre pas des mieux tenue, où sont empilés des cartons de spiritueux.
Jérémie a glissé ses grosses paluches dans ses poches. Il examine une vieille affiche réclame vantant les mérites de la Suze et qui montre un mec aux bras noueux se faisant chier la bite à arracher du sol hermétique des racines de gentiane pour fabriquer ce nectar.
— Parle-lui, toi, me jette-t-il par-dessus l’épaule, son cosaque m’a agacé ! J’ai les nerfs en pelote. Peut-être bien que je vais lui faire avaler ses dents gâtées avant de partir, à cet Arbi de mes fesses !
— Allons, du calme ! interviens-je. Tu ne vas pas déclencher un conflit inter-africain ! Si le tiers-monde s’entre-déchire, ça va être la marrade de gala chez les Occidentaux et les mecs de l’Est !
Adélaïde, on sent que ce cirque la dépasse. Elle a pris l’habitude de s’écouter grossir derrière son rade, et ce genre de déferlement policier lui révulse la quiétude.
— Vous me voulez quoi donc ? demande-t-elle.
— Juste un effort de mémoire, ma poule, lui réponds-je. Il y a une petite quinzaine d’années, un jour votre cher papa vous a demandé un service pour l’un de ses amis. Il s’agissait de trouver l’identité et l’adresse de quelqu’un habitant la Suisse par le truchement de ses plaques de voiture. Vous vous souvenez ?
La vie, je te jure, c’est payant par moments. « Toujours l’inattendu arrive », a dit Machin, ou peut-être était-ce Chose ? Et comme il avait raison ! Je te prends notre venue à Grenoble, dans le troquet de la grosse. Elle n’avait pour mobile que de secouer la mémoire de la fille Salcons pour tenter de retrouver l’adresse du touriste pressé qui couvrit d’or le vieux Tom. Franchement, j’avais pas d’idée préconçue.
Et puis voilà que je suis stupéfié par le comportement de la marchande de blancs limés. Est-ce à cause du préambule bruyant ? Du numéro de music-hall interprété par Jérémie Blanc ? Voilà que ma question innocente lui tombe dessus comme la fusée Ariane sur sa rampe de lancement après un petit bond dans l’espace.
Je pensais simplement la voir sourciller pour puiser dans ses souvenirs un renseignement plutôt badin, or, elle perd pied, la grosse. Et je pèse mes mots ! Tiens, regarde le cadran de la bascule : y en a pour cent kilos ! On dirait que je viens de lui balancer une horreur pur fruit, Adélaïde. De lui rappeler un événement vachement minant de sa vie. Elle fait de la sénescence instantanée. Des coliques frénétiques ! Elle biche des bubons partout. S’enfonce dans les angoisses.
Premier phénomène visible : sa pâleur. Tu croirais une banane verte, tellement elle est blanche ! Deuxième signe probant : son tremblement. Tout vibre en elle : ses lèvres, ses loloches, son ventre, la viande de ses cuisses ; à croire qu’elle se fait baiser en levrette par un type en train d’actionner conjointement un pic pneumatique. Les mots lui viennent pas. Son regard chavire. Elle a la gerbe. Chiche qu’elle dégueule sur mes Jourdan ! Il lui remonte des choses hâtivement ingérées. Elle tente de les contenir, de les domestiquer. En ravale une partie, mais doit entasser l’autre dans des wagons qu’elle accroche.
Moi, c’est comme si je venais de me filer une giclée de L.S.D. sur un sugar. Les murs s’écartent. Des visions surgissent. Y a des soleils partout, des nues enchanteresses, des petits amours grassouillets et des nymphes qui se grattent le trou du luth. La vache ! Ma petite question, c’est du courant à haute tension ! Je viens de la cueillir à froid. De lui porter sans le vouloir une estocade fatale. Olé !
Du temps s’écoule. Jérémie moule son pote de la Suze pour s’intéresser à la fille Salcons. Puis il me regarde. Un malin, ce noirpiot. Je trouve dans ses grosses prunelles tout ce qui tourbillonne dans mon cibouloche. Pour Mémère c’est la cueillette à froid. Bon, elle dégueule, ce qui n’est pas grave, mais ce n’est pas là, je l’espère, le signe avant-coureur d’une crise cardiaque !
— Vous êtes malade, chère madame ? m’inquiété-je d’un ton fuligineux.
— Ça doit être les poivrons farcis d’à midi, balbutie-t-elle. Je supporte pas les poivrons farcis.
— En ce cas, pourquoi en mangez-vous, ma petite biche ?
— Ben, oui… Ben, oui… Je sais. Je vais boire une petite Arquebuse de l’Ermitage.
Elle marche en direction du troquet. Avec sa grâce féline, Jérémie s’interpose. Il lui barre la route et approche son rire carnassier de sa jugulaire. La grosse se fout à claquer des chailles.
— On répond d’abord aux questions avant d’aller boire de la saloperie d’alcool ! déclare péremptoirement le Noir.
— Mais j’ai la nausée ! proteste la donzelle.
— Tu peux dégobiller, ça me gêne pas puisque c’est pas moi qui passerai la serpillière.
Obligeamment, j’avance sous son énorme fessier de cantinière l’unique chaise du local. Elle est branlante et dépaillée, mais madame s’obstrue néanmoins les orifices avec.
A ce moment, son vilain moustachu entrouvre la porte.
— Qu’est-ce que vous lui voulez ? demande-t-il.
D’un coup de pompe dans le bas de la lourde, l’inspecteur Blanc propulse icelle dans le museau du « protecteur ».
L’autre lance :
— Vous n’avez pas le droit !
Alors Jérémie passe dans la partie troquet.
— Ça t’ennuierait de répéter ça, minable ? demande-t-il d’une voix presque affable.
Moustache rabat son caquet.
— C’est vrai, ça. Qu’est-ce qu’elle a fait ?
— Je te le dirai dans dix minutes, promet-il.
Et il revient à nous.
— J’ai l’impression, chère petite dame, que vos vapeurs se tassent un peu et que vous allez ainsi pouvoir répondre à ma question, fais-je à la bistrotière.
Elle respire un grand coup.
— Je me rappelle plus de ce que vous me demandiez.
— Allons donc ! C’est ce qui vous a déclenché cette malencontreuse crise de foie ! Les poivrons farcis ne supportent pas des questions de ce genre. Bon, je vous écoute ?
Nouveau silence. Sa poitrine doit être duraille à charrier car elle la soutient de ses deux mains.
— Oui, vous me demandiez…
— C’est cela.
— Je… j’avais téléphoné en Suisse, à une copine qui travaillait dans un cabaret de Genève.
— Et après, mon enfant ?
— Elle… Ça n’avait rien donné.
— Ah ! non ?
— Non.
— Votre brave papa assure le contraire. Il prétend que vous êtes tellement démerdarde (c’est son expression) que vous aviez eu le tuyau rapidement et aviez poussé la complaisance jusqu’à l’aller porter au père Dugadin.
— Il doit se tromper.
— Non.
M. Blanc s’étire, bâille.
— Bon, il dit, on commence à se faire chier. Va falloir renvoyer les clients et fermer le bistrot. T’es d’accord, vieux ?
J’opine :
— Sage décision, inspecteur.
Mon pote retourne de nouveau dans la rade.
— Allez, on ferme ! annonce-t-il. Réglez vos consos et sortez tous, mesdames et monsieur.
Encore une fois, je te répète que ça bifurque un poil, notre enquête. Le nom du propriétaire de la voiture, c’est de la crème vanille pour le retrouver. Si je me mets en cheville avec mes potes de la Sûreté genevoise, ils me dénichent le renseignement le temps que ta femme se rase. Je suis venu bavarder avec Adélaïde pour connaître les réactions qu’eut l’oncle Tom lorsqu’elle lui fournit le renseignement. Nos investigations c’était « plein feu sur tonton ». Mais voilà que madame se pâme quand je l’interviewe à ce propos. Au lieu de me répondre, elle me restitue ses poivrons farcis. Alors, du coup, ça dévie l’angle de tir, comprends-tu ?
— Le bistrot est closed ? demandé-je à M. Blanc.
— Oui.
— Alors occupe-toi du taulier, je continue avec madame.
— Banco, mon vieux.
Dans un sens, il préfère ça, Jéjé. Le type à la chemise verte qui le traite de chimpanzé, il est pas près de partir en vacances avec ! Il me chuchote dans le cornet acoustique :
— Tu crois qu’une petite bavure serait mal tolérée de nos confrères dauphinois ?
— De nos jours, on est toujours à la merci d’un fan des Droits de l’homme. Sur le marché du crime, tu ne trouves plus que des brigands et des idéalistes.
Il hausse les épaules.
— Bon, je ferai au mieux.
Ma gamberge accomplit toujours le plus gros du travail. Mon raisonnement me précède à reculons, me dictant au fur et à mesure la conduite à tenir, les mots à prononcer.
— Adélaïde, murmuré-je, ton père est un rudement brave vieux. Le vrai honnête Savoyard. A quatre-vingts balais passés il continue de réparer des roues de vélo dans son gourbi. Tu sais ça ?
— Evidemment.
— Alors, tâche d’être un peu digne de lui avant qu’il crève.
— Pourquoi vous me dites ça ?
— Pour que tu me dises la vérité à propos de cette affaire de plaques d’auto suisses. Tu ne vas pas nier ce qu’il affirme en toute bonne foi, ma grande !
— Il n’a plus sa tête d’avant.
Salope ! Pas la peine de vouloir pincer la corde sensible : elle n’en a pas. C’est bouffi, c’est repu, c’est con et ça n’a plus de cœur. La veulerie de l’existence, la cupidité, la soumission au paf ont tout stoppé.
— Bon, bon, puisqu’on doit parler autrement… Le bistrot est à ton nom ?
— Bien sûr.
— Tu l’as acheté en quelle année ?
— 1974.
— Avec quel argent ?
— Bédame, mes économies !
— Avant de te mettre à ton compte tu étais serveuse de restaurant, m’a dit ton dabe, ou si c’est son ramollissement du bulbe qui le fait dérailler ?
— Non, c’est exact.
— Tu as contracté un emprunt auprès d’une banque pour cette acquisition ?
— J’avais assez.
— Heureusement, parce que, renseignements pris, un établissement de crédit aurait probablement refusé ton dossier.
— Qu’est-ce que vous en savez ?
Ça y est : elle sort ses griffes comme un avion son train d’atterrissage pour pouvoir se poser. Moi, maintenant, mon siège est fait, comme disait mon ami Poirot-Delpech au soir de son élection. Je suis prêt à te parier ma burne droite contre ta dent creuse que ces deux-là ont bricolé un petit coup d’arnaque sur la Suisse en 73. L’histoire du père Dugadin avec le touriste domicilié en Helvétie a dû les brancher sur une mine.
— Tu l’as payé combien, ce troquet, bien placé comme il est ?
— Trente briques de l’époque.
— Et toi, simple serveuse, t’avais trente bâtons dans ton bas de laine ! Dis donc, t’es la vraie petite fourmi !
— Moktar m’a aidée.
— Bien sûr : la fourmi et l’écureuil en ménage, fable !
Mon phrasé la déconnecte un peu. C’est pas une littéraire, Adélaïde. Mais son affaire naît dans ma comprenette, comme le dessin mystérieux naît des chiffres qu’il faut réunir par un trait de crayon à la page de « Jeux » des baveux. En somme, il espérait quoi de ces renseignements pris en Suisse, le tonton Tom ? Du blé ! Il voulait essayer de griffer une rallonge, le bon bougre jamais rassasié de picailles. Salcons le savait, il l’a dit à sa grande fifille qui l’a répété à son petit mac. Alors pourquoi n’auraient-ils pas eu l’idée d’affurer un pacsif dans ce trot attelé, les deux ?
Je rassemble le tout et le sert à la grosse en chuchotant : le mage Perlimpinpin dans ses œuvres. Elle m’écoute, secoue négativement la tronche, manière de repousser les évidences qui viennent lui chanstiquer le mental.
— C’était qui, l’étranger de Suisse ? Il faisait quoi ? Tu t’y es prise comment ?
— Non, non. On n’a rien fait. Je sais pas de quoi vous causez !
— T’es franchement bécasse de nier puisque tout ça va sortir au grand jour, comme dans une vente aux enchères. Ce qui m’intrigue — et toi aussi, je gage — c’est la raison pour laquelle le proprio de la voiture américaine aurait allongé trente tuiles. Après tout, ce n’était qu’un banal accrochage sans grandes conséquences et il l’avait déjà copieusement dédommagé, Thomas. Même par le circuit classique des assurances, il n’aurait pas engrangé plus, mon faux tonton.
Deux méthodes se proposent pour nous : soit y aller dans le troisième degré en essayant de contourner les bavures afin de les faire parler à tout prix, soit préparer un dossier substantiel qui nous offre une rampe de lancement solide, histoire de les confondre. Des images récurrentes m’amènent à pencher pour la seconde alternative, bien que mon tempérament de feu me porte vers la première. Dans l’immédiat, il leur suffit de nier, battre à niort à outrance et on ne peut rien contre eux, RIEN ! On aurait dû venir avec notre manger, mais je pouvais pas présager qu’il y avait du louche, côté Adélaïde. Si elle n’avait pas paniqué quand je lui ai sorti ma question à cent balles, je ne me serais gaffé de rien. Il lui aurait suffi de conserver son calme et de bonnir n’importe quoi d’évasif… A présent, elle sera sur ses gardes et son souteneur va… la soutenir. Ils vont mettre au point une version qu’on aura du mal à démonter. Rageur, je reprends :
— T’as eu la méchante diarrhée verte, ma grande, quand je t’ai balancé cette tranche du passé dans les oreilles, tout à l’heure. Tu sais ce que je pense ? C’est que cette affaire est brûlante. La preuve ? Thomas Dugadin en est mort. Quatorze ans après ! Et dans les pires conditions. Je te montrerai un de ces jours les photos que l’identité judiciaire a prises de sa carcasse : le visage découpé, la bite fendue en deux, les tripes dehors… Maintenant que l’abcès vient de crever, tu joues avec ta peau en ne t’affalant pas, la mère. J’imagine tes gros nichons pendant comme deux chauves-souris sur ton bide, et ta chaglatte surmenée incisée jusqu’au nombril ! C’est le style des tueurs qui se sont occupés du vieux. Des sadiques, ma fille ; des pros que rien n’arrête et qui ne respectent ni les vieillards, ni les femmes.
Elle est blafarde sous son début de couperose, Adélaïde. Pas une journée faste qu’on lui fait vivre.
Le fichtre foutre m’empare.
— Allez, tchao[6], mémère !
Je la quitte sans un regard.
Dans le bistroquet, M. Blanc ne paraît pas obtenir de résultats positifs avec l’Arabe. Je comprends ça à sa mine renfrognée. Il est beaucoup plus maître de soi que sa grosse, Moktar. L’hérédité, tu comprends ? Il laisse pisser le mouton, lui. Il a l’habitude. Des interrogatoires, il en a subi des chiées, alors : « Comprends pas », « J’ sais pas où vous prenez ça », « J’ai jamais rien fait de répréhensible ». Il a eu beau s’escrimer à la limite des bavures, M. Blanc, filer des coups de genou dans les roustons, des baffes sur les oreilles, et frapper les orteils du bistrotier avec son talon, il en est au même point.
— Viens, lui dis-je, on va laisser monsieur et madame réfléchir et on repassera demain pour une plus grande discussion. En attendant, mon cher Moktar, pas question, évidemment, de partir en vacances, n’est-ce pas ?
On arpente à belles enjambées le bitume grenoblois. Jérémie est rageur. Alors, je lui vaseline un peu le moral :
— Pourquoi tu fulmines, grand Noirpiot ? On tient le bambou ! Ils sont à nous, ces deux cancrelats. Simplement, faut qu’on amasse des arguments et qu’on les laisse macérer dans leur pétoche. Car ils ont la pétoche !
— C’est clair qu’ils ont fait un coup foireux en Suisse, hein ?
— C’est évident, inspecteur.
L’ancien balayeur du 6e arrondissement casse une branchette de fusain à la terrasse d’un café et se met à la mâchouiller. Tu sais qu’il est superbe, ce diable noir. Grand commak, bien découplé comme on disait dans les bouquins à la con de jadis, aussi souple qu’un danseur. Tu t’attends à tout moment à le voir exécuter un numéro de claquettes sur le trottoir. Et sympa, mon vieux ! Alors là, sympa au point que t’as envie d’amener un fauteuil pliant afin de t’asseoir en face de lui pour le contempler, comme on regarde une ronde d’enfants, un feu de cheminée ou le coucher du soleil sur la Beauce.
— Et à présent ? me demande-t-il.
— Ah ! non, inspecteur Blanc, ne me demande pas des directives, voire même des conseils : c’est TON enquête. Tu diriges et je te mets des notes.
Il rit.
— T’es chié, mon vieux. C’est vraiment une putain d’aubaine que d’avoir rencontré un mec comme toi. (Puis, devenant grave :) D’accord, je décide et tu notes. J’ai droit à combien jusqu’à présent ?
— Seize sur vingt, mec.
Il fait la moue.
— T’es sûr que ça ne vaut pas plus ?
— Ça vaudrait vingt sur vingt si tu avais commencé par faire rechercher immédiatement par la police suisse le nom du propriétaire de la voiture américaine.
Jérémie se plante devant ma bagnole.
— T’as raison, admet-il. Alors là, oui, je conviens. T’es chié dans ton genre, et moi, pas si malin que je crois. Dans le fond, crédité d’une faute pareille, seize sur vingt c’est pas mal payé, mon vieux, je te remercie.
Quand t’arrives à Montmélian, tu passes devant la fromagerie et t’arrives à la gendarmerie. Mais si tu es fromageophobe, tu peux tout de même gagner la gendarmerie sans passer devant la fromagerie ; je tiens un itinéraire de rechange à ta disposition.
Nous sommes reçus par un brigadier d’une quarante-huitaine damnée, et la chevelure poivrant et salant, au menton énergique et dont le regard clair reflète les cimes qui se profilent au loin, et qu’on aperçoit depuis la fenêtre de son bureau. Il nous regarde entrer d’un œil intéressé. Et tout à coup, il me reconnaît pour avoir vu ma frime dans des revues où figurent d’autres culs plus appétissants encore.
— Commissaire San-Antonio ! Je rêve !
Je l’empêche de se prosterner, avec toute la délicatesse que déploie le bon roi Hassan II lorsque ses sujets se jettent à ses pieds, train d’atterrissage rentré.
— Repos, lui fais-je, oui, c’est moi, en chair et os, touchez ! Mais restons simples et ne m’appelez pas Majesté quand nous sommes entre nous.
Il mouille plein son froc d’un aussi grand bonheur inopiné. Car pour que le bonheur soit vraiment le bonheur il doit surgir à l’improviste.
— Mais par quel prodigieux concours Lépine de circonstances de lieux vous trouvez-vous ici, monsieur le commissionnaire ? balbutie Jean-Baptiste Lechibré.
— J’accompagne l’inspecteur Blanc, ici présent, qui est chargé d’un complément d’enquête sur le meurtre de Saint-Joice-en-Valdingue. Jérémie Blanc est nouveau dans la police, mais c’est une nature d’élite, un surdoué qui a déjà élucidé l’affaire du Courrier de Lyon, celle du Masque de Fer et qui prépare des conclusions époustouflantes concernant Louis XVII.
— Très honoré, fait le brigadier Lechibré, et complètement noir avec ça ! Tout de suite, je n’avais pas remarqué…
— Sans doute parce qu’il s’appelle Blanc ? suggéré-je.
— Oui, c’est probable.
Ce caprice d’auteur passé, Jérémie prend l’initiative. En termes précis, il évoque l’accident d’hélicoptère survenu à Saint-Joice-en-Valdingue le 14 septembre 1973. Notre bon gendarme est tout contrit.
— Mes seigneurs ! Mais je n’étais pas ici à cette époque. Je démarrais à Fouzydon-Danloc. Il est Vilain ; pardon : Elle est Vilaine ; c’est votre présidence qui me trouble !
— Remettez-vous, mon cher. Après tout, si on y réfléchit bien, nous ne sommes que des mammifères ; on pisse des résidus de boissons fermentées et on défèque les scories de nourritures prises dans des trois étoiles, c’est la seule différence qui nous distingue du bœuf. Plus quelques babioles telles que Roméo et Juliette, La Joconde et la pénicilline.
L’inspecteur Blanc, mon numéro commence à lui perturber la prostate.
— J’aimerais bien que tu réserves ça pour ton one mane chauve au Zénith, ronchonne-t-il. Travailler en déconnant, j’ai pas encore pris le rythme.
Il revient à son hélico et, montrant des casiers métalliques répertoriés, il suggère que lesdits doivent être bourrés de dossiers et qu’on peut espérer y trouver encore le rapport de l’accident.
Il est franchement époustouflé par tant de sagacité, Jean-Baptiste Lechibré. Il nous fait part de son abasourdissage. Il trouve que des cerveaux humains capables de pareilles trouvailles, faut les conserver dans du formol pour instruire les générations futures. Qu’elles puissent admirer leurs lobes, leurs pédoncules et leurs protubérances. Pas y laisser perdre, surtout ! Au moins prendre des macrophotos !
Et bon, nouvelle giclette d’extase dans son futal. Va devoir changer ses pampers, décidément ! Sous le guidage averti de M. Blanc, cependant peu familier de la paperasserie (ex-balayeur, tu penses !), il part à la recherche de l’année 73, laquelle s’éloigne de nous à tire-d’aile et larigot. La trouve, coincée, cette pauvrette, entre la 72 et la 74 (qui vit mourir notre pauvre Pompidou). Un épais dossier de toile grège épluché du dos et fermé par une sangle. Il le porte à son bureau tel un enfant blessé, et, toujours sous la houlette de Jérémie, l’ouvre et l’inventorie (et non pas lavatory, comme j’ai lu l’autre jour dans un sous-sol de gare). Il fait pas long pour trouver le rapport en date du 14 septembre (en anglais september). Rayonnant, il dresse sur moi un regard ému, mouillé de fierté et de ce fait très lourd.
— J’ai ! annonce le brigadier.
Il veut me tendre le document, mais c’est l’inspecteur Blanc qui s’en empare prestement. Le voilà qui se fend comme une pastèque et qui se met à gratter furieusement ses testicules en jubilant.
— Ça alors ! Ah ! ben ça, alors, c’est chié, mon vieux ! Pour être chié, c’est chié !
— Il vous tutoie ? s’alarme à voix basse le gendarme. Vous ! Lui : un Noir !
— Du point de vue grammatical il n’en est qu’à la seconde personne du singulier ; mais quand il aura étudié la troisième, les choses rentreront dans l’ordre, rassurez-vous, réponds-je (à cul).
— Ah ! bien. Je me disais…
T’avoueras que je suis de belle composition (française) et que j’ai toutes les indulgences pour M. Blanc. Car enfin il me revenait de prendre connaissance de ce document avant lui. Mais je joue le jeu. Une fois de plus : c’est son enquête. Et ma pomme supervise seulement.
— Je pense que ma note va grimper quand tu auras lu ça, mon vieux ! déclare Jérémie avec un poil de suffisance qui fait friser ceux que j’ai sous les bras, parce qu’il faudrait pas trop pousser Sana dans les orties.
Si sa tronche se met à enfler, cézigus, crépue comme elle est, elle ressemblera vite à un édredon de grand-mère.
Je biche le document et déclare sèchement :
— Quel que soit son contenu, je te mets quinze !
— Mais j’avais seize tout à l’heure, proteste mon disciple, douché.
— Je t’enlève un point pour ne pas avoir pensé à consulter la collection du Dauphiné du temps que nous y étions. L’accident y était relaté avec tous les détails, moi je n’aurai pas besoin de lire ce rapport car j’en connais le contenu ; je vais le faire néanmoins par probité professionnelle, car je peux y trouver une précision omise par la presse.
Le grand Noir plonge du pif. Bon, j’ai remis le compteur à zéro.
— Pardonnez-moi de vous faire perdre votre temps, brigadier.
Jean-Baptiste Lechibré récrie bien haut que ma visite est l’événement de sa vie et que, dès ce soir, il va s’acheter un cahier quadrillé pour commencer d’écrire ses mémoires.
Il portait un costume infroissable, comme ceux que tu peux rouler serré et mettre dans ta poche si tu en possèdes un second. Malgré tout, le vêtement était bien coupé. Dans les bleu pâle avec de fines rayures roses. Il exaltait le bronzage de Stephen Black.
A Kennedy Airport, il avait repéré une jeune femme blonde et mince, avec des cheveux raides coupés sur la nuque, exactement comme il aimait. Elle s’infligeait un régime trop draconien pour avoir de beaux seins ; mais Black se disait qu’il aurait néanmoins volontiers joué avec eux. Le tailleur coquille d’œuf de la fille sortait de chez un grand couturier français. Stephen qui suivait la mode de près, l’élégance faisant partie de ses préoccupations, hésitait entre deux noms réputés. Il aimait l’encolure de la veste et le plissé de la jupe. Toujours, les jupes plissées l’avaient excité. Il nota qu’elle tenait une carte d’embarquement de first à la main, comme lui, et, bien qu’il eût rarement de conversation avec Dieu, il Lui demanda de placer cette créature raffinée à son côté et le Seigneur qui témoigne souvent de l’indulgence aux canailles exauça son souhait.
Avant le décollage, ils avaient déjà engagé la conversation. Il comprit tout de suite que son charme glacé opérait sur la passagère et il en profita pour « pousser son avantage ». Il apprit qu’elle était française et qu’elle représentait une agence de prêt-à-porter à New York. Elle se rendait souvent à Paris où son époux travaillait dans la publicité. Leur vie actuelle ne favorisait guère l’épanouissement d’un foyer, aussi retardait-elle le moment d’avoir des enfants.
L’hôtesse leur proposa du champagne et ils se portèrent un toast muet, plein de sous-entendus ; Black avait l’art du « non-dit ». Son regard éloquent suppléait les mots et certaines de ses expressions valaient des tirades.
On leur servit un délicat repas auquel la jeune femme ne toucha pratiquement pas. Black ne se gêna pas pour savourer le sien complètement, avec son solide appétit coutumier. Pareil à un athlète de haut niveau, il consommait toujours de fortes quantités de nourriture, en évitant toutefois les hydrates de carbone.
Quand on les eut débarrassés des plateaux, Stephen Black renversa son siège de quelques degrés. Ils se trouvaient assis au dernier rang des first et n’avaient derrière eux que la cloison les séparant de la classe Y.
— Vous ne lisez pas ? demanda-t-il.
— Non, répondit la jeune Française.
Sans lui demander son avis, il éteignit les lampes dont les minces faisceaux tombaient sur eux. Ils se trouvèrent alors plongés dans une discrète pénombre, propice au sommeil. Bientôt, les allées et venues des hôtesses cessèrent, l’éclairage général de l’appareil baissa de plusieurs niveaux et il n’y eut plus qu’une molle torpeur accentuée par le bruit soyeux des réacteurs, loin derrière leurs fauteuils. Stephen murmura quelque chose d’inaudible. Elle lui fit répéter.
— Je suis bien, soupira-t-il. C’est un instant marginal, de vrai bonheur ; vous ne trouvez pas ?
Elle dit « Si » et il lui prit la main. Elle eut un mouvement pour la lui retirer. Black accentua sa pression, mettant dans celle-ci une grande partie de son énergie. La jeune femme ne résista plus. Il se mit à caresser ses doigts, doucement. Ensuite il les porta à ses lèvres et les suça l’un après l’autre. Sa poitrine frissonna, subjuguée par l’étrange caresse. Elle éprouvait une indicible sensation comme s’il eût léché tout son corps. Elle eut intensément envie de ce beau mâle terrifiant auquel il était impossible de résister.
Elle rêva qu’elle se trouvait dans une chambre bien close avec cet inconnu et qu’il l’entraînait dans un tourbillon de folies. Ce qui la fascinait le plus chez son compagnon de voyage, c’était sa désinvolture, son autorité et sa lenteur étudiées. Contrairement à la majorité des hommes, toujours pressés d’arriver à l’aboutissement, lui prenait son temps et savourait les prémices.
Quand il eut longuement sucé ses doigts, il abandonna sa main et posa la sienne sur la jambe de sa voisine. Et il resta sans bouger. Sa chaleur, ses ondes, pénétraient la jambe de la femme, s’irradiaient à travers tout son corps. Elle songea qu’elle n’avait jamais connu peut-être de plus grande volupté qu’à cet instant, avec cette main posée sur sa cuisse. Tout naturellement, ce fut elle qui, après une longue et intolérable attente d’animal piégé, se mit à remuer sur son siège, quémandant ainsi des caresses plus intimes. Il fut inexorable et s’obstina à attendre encore, sans que sa main ne frémisse.
A la fin, elle se pencha contre son épaule et exhala une sorte de légère plainte qui ressemblait à un appel. Ce fut comme un déclic qui le fit se décider. Sa main se coula sous la jupe plissée et il en ressentit un grand bonheur et un grand sentiment de victoire, car rien n’est plus décisif ni plus comblant pour un mâle que de toucher pour la première fois le sexe d’une femme.
Il ne lutta pas contre le fin slip étroit, mais de sa petite main magique, il le déchira sans la meurtrir, et elle coula sur son siège, ses genoux touchant le dossier qui lui faisait vis-à-vis, les jambes ouvertes, offertes intensément.
Sur la même rangée de sièges, de l’autre côté de la travée, un gros homme apoplectique qui suivait leur manège depuis un moment émit un grognement de protestation.
Black retira sa main et, se penchant dans l’allée centrale en direction de son voisin, lui demanda, son regard planté dans les yeux de l’autre :
— Quelque chose qui ne va pas ?
Son expression devait être insoutenable car l’autre se mit à bafouiller :
— Si, si, tout va bien.
— J’espère ! dit Black.
Et il continua de fixer pendant un bon moment encore le gros homme éperdu qui finit par croiser ses mains sur son ventre et fermer les yeux.
Il était tôt lorsque l’avion se posa à Charles-De-Gaulle. La femme dit adieu à Black pendant qu’ils arpentaient le couloir mobile servant au débarquement des passagers.
— Et quoi, on se quitte comme ça ? protesta Stephen.
— Il le faut, car mon mari m’attend. A moins que demain…
— Demain, je ne serai plus à Paris, coupa Black.
Elle eut un sourire nostalgique et reconnaissant, puis elle pressa le pas pour s’éloigner de lui.
Peu de gens attendaient l’arrivée du vol. Stephen Black aperçut un homme mal réveillé, genre B.C.B.G., plein de suffisance et qui devait se croire irrésistible. Il fut aussitôt convaincu qu’il s’agissait du mari et une colère fulgurante s’empara de lui. Il obéissait souvent à des pulsions irrésistibles qui lui faisaient commettre des actes insensés. Pressant le pas, il rattrapa sa compagne de voyage et la prit par le bras au moment où l’homme s’avançait vers elle, la bouche en cœur. La jeune femme, anéantie par la stupeur et la crainte, essayait mollement de se dégager de la ferme étreinte.
Black s’adressa au mari d’un ton courtois :
— Voilà, dit-il, je vous la rends. J’ai fait un merveilleux voyage : y a que les Françaises pour sucer aussi bien. Et l’odeur de sa chatte est un enchantement.
Il avança ses doigts sous le nez du gars abasourdi.
— Vous ne trouvez pas ? Veinard, qui allez disposer d’une chambre pour baiser cette splendeur !
Il respira à son tour ses doigts, les yeux fermés. La jeune femme pleurait, anéantie par tant d’imprévisible cruauté.
— Quel dommage de devoir prendre un bain ! soupira Stephen Black en laissant retomber sa main.
Et puis il s’éloigna.
Rendu fou, le mari bafoué se précipita sur ses talons, le rejoignit et lui saisit rudement le bras.
— Dites donc, vous ! Vous ne pensez pas que ça va se passer comme ça ! hurla-t-il.
Black se retourna posément et regarda le cocu comme il avait regardé le gros type de sa travée, pendant le vol.
— Barre-toi, connard, ou je t’arrache les couilles ! articula-t-il.
Son adversaire en puissance perdit pied et détourna le premier les yeux.
Stephen Black reprit sa route. Comme il n’avait qu’un bagage à main, ils n’eurent plus à s’affronter devant le tourniquet et il se rendit chez Avis pour y prendre possession de la voiture qu’il avait fait retenir : une Volvo jaune souci qui ressemblait à un taxi new-yorkais.
Une heure plus tard, il roulait sur l’autoroute du Sud.
— Qu’est-ce que tu penses de tout ça, mon vieux ?
— J’en pense encore rien, j’y pense.
Sur le perron de la gendarmerie, le brigadier Lechibré est resté au garde-à-nous, main au kibour, kif si j’étais le fantôme du général de Gaulle en tournée d’inspection. Je passerai lui crier « repos », ce soir.
On se dirige à pas comptés vers un bistrot pour y écluser un verre de Roussette. J’adore ce vin blanc de Savoie, fruité et légèrement râpeux. Jérémie ne moufte plus, sachant déjà que la méditation d’un supérieur est chose sacrée.
On s’abat dans un troquet aux tables cirées. Mes idées produisent une sorte de fumée qui emmitoufle mon cerveau. C’est ça, le confort intellectuel : une langueur de l’esprit avec tout plein de bulles qui naissent, montent, éclatent, se renouvellent.
— Ces messieurs ? demande un type en gilet de laine troué aux coudes.
— Deux verres de Roussette !
— C’est quoi ? s’inquiète M. Blanc.
— Du vin blanc.
— Tu me draines l’air avec ton vin blanc ! Vous ne pouvez donc pas rester une heure sans vous alcooliser, merde ! Pas étonnant que vous soyez tous des débiles mentaux ! Patron ! Pour moi ce sera une limonade !
Mais les commentaires de Jérémie s’estompent dans mes trompes. Je commence à avoir une vue panoramique de l’affaire Tonton.
Le 14 septembre 1973, un hélicoptère Giroupette 118 appartenant à la compagnie suisse Pale-Air-Lémanique était affrété par trois journalistes de nationalité américaine désireux de réaliser un reportage artistique sur les Alpes savoyardes. L’un d’eux possédant son brevet de pilote et les intéressés ayant versé la caution demandée, et déposé leur plan de vol, ils purent louer l’appareil et décoller. Cinquante minutes plus tard, après avoir survolé la région d’Annecy, puis être passés à l’est de Chambéry, le pilote percutait la ligne à haute tension et l’hélico explosait. On devait retrouver les restes des trois passagers affreusement déchiquetés.
Déposition d’un paysan nommé Thomas Dugadin sur les terres duquel se produisit le crash :
« J’étais à placer une barrière électrifiée pour faire pâturer ma vache quand j’ai entendu le giravion. Il semblait vouloir se poser dans mon pré. Peut-être avait-il des ennuis de moteur ; c’est du moins ce que j’ai pensé. Un instant plus tard, il y a eu une forte explosion, des flammes ont jailli de l’engin et il s’est comme désintégré. J’ai même aperçu les passagers en feu qui tournoyaient dans l’air avant de s’écraser sur mes terres. Sur le moment, j’ai eu peur d’être touché par des éclats et je me suis jeté au sol. Et puis il y a eu le silence et alors je me suis relevé et j’ai couru sur les lieux. C’était épouvantable. Les corps continuaient de brûler. J’ai couru alerter du monde. J’espère que l’E.D.F. réparera très vite la ligne, vu qu’un pylône est tordu au-dessus de mon champ et que je redoute pour ma vache. »
Une gorgée de Roussette. Fameux. Mon négro sirote sa limonade. Chacun ses goûts.
Je sors de mon rêve comme on sort de la brume dorée du matin lorsqu’on cabotine en barlu.
— Inspecteur Blanc, fais-je, je voudrais voir si tu es réellement intelligent ou simplement pas trop con. Quelque chose t’a-t-il frappé dans la déposition du vieux ?
Il me foudroie de son énorme regard globuleux.
— T’es chié, toi, mon vieux, avec tes colles à la noix. Evidemment que quelque chose frappe dans ce qu’a dit l’oncle Tom. Faudrait être un gros connard comme ton copain Béru pour passer à côté.
— Ne mets pas en cause un absent. Je te souhaite d’avoir un jour la moitié des qualités professionnelles d’Alexandre-Benoît. Cela dit, j’attends ta réponse ?
— Ben, mon vieux, ce qui frappe, c’est quand le vieux dit, en parlant de l’hélico « qu’il semblait vouloir se poser dans son pré ».
— Très bien.
— Il semblait vouloir se poser dans son pré parce qu’il était en train de se poser dans son pré, ni plus ni moins ! T’es chié, toi ! Ça saute au bon sens, merde !
Brave M. Blanc. Quand on songe qu’il aurait pu balayer les alentours de Saint-Sulpice pendant encore une trentaine d’années !
— Si je te demande de me donner ton point de vue de l’affaire Tonton, parvenu à ce point de l’enquête, tu me racontes quoi ?
Il réfléchit, exécute avec la bouche un bruit que Bérurier produit généralement en s’aidant de son seul anus et commence :
— Un peu prématuré, monsieur le commissaire. Néanmoins, disons que je pressens dans tout ça des options fondamentales.
Dis, il a du vocabulaire, le balayeur d’étrons canins.
— Pour commencer, je devine que tout est lié : l’accident d’auto et l’accident d’hélico. A preuve, leurs protagonistes sont des étrangers venant de Suisse.
Il avale une gorgée de limonade.
— Ensuite, il est clair et certain que le Nordaf et la fille Salcons ont eu un rôle déterminant. Je suis convaincu qu’ils ont obtenu du fric de l’homme à la voiture américaine ; et pas qu’un peu : au moins trente briques, mon vieux, ces salauds ! A l’insu de Tonton, bien entendu. Tu vois, à vue de nez, il me semble qu’ils ont fait porter le chapeau au vieux pingre. C’est eux qui ont ramassé la fraîche et le père Thomas qui a écopé des ennuis.
« Tout ça est noué dans le temps. Il ne s’écoule pas deux mois entre l’accident d’auto et l’accident d’hélicoptère et pas un an entre le premier accident et le testament du vieux crabe. Après l’histoire de l’hélicoptère, il a dû subir d’autres attaques, d’autres menaces, seulement nous ne le savons pas car la tante Mathilde est morte et c’était elle qui assurait le reportage sur la vie de Dugadin. C’est à travers ses lettres que nous avons pu rassembler cette somme d’informations et d’indices. Si Tonton a subi des tracasseries par la suite, nous l’ignorons. »
— Tu es un policier admirable et de grand avenir, monsieur Blanc. Je suis fier d’avoir un élève de cette classe.
Il rit de bonheur.
— T’es chié, tu sais, vieux ! Franchement, j’ai jamais rencontré un type aussi chié que toi !
— Alors, pour conclure, mon bon Sherlock, où se situe le grand mystère dans ce sac d’embrouilles ?
— Le temps, mec. Le temps. Pourquoi s’est-il écoulé plus de douze ans avant qu’on ne bute le pauvre bonhomme ?
— En effet, approuvé-je, that is the question.
— Qu’est-ce qu’on branle à présent, monsieur le commissaire ?
— En attendant d’avoir la réponse de nos confrères suisses, on pourrait aller visiter la maison du crime, non ?
— J’allais le proposer, assure Jérémie.
Et je le crois.
Quand il atteignit le village, Stephen Black surprit des regards curieux et regretta de s’être laissé louer une voiture aussi voyante que cette Volvo jaune canari. Il traversa Saint-Joice-en-Valdingue sans s’arrêter, ralentissant seulement pour obéir aux réglementations de la circulation. Il savait que le chemin conduisant à la fermette du défunt Dugadin était le deuxième à gauche après l’église et qu’il fallait monter près d’un kilomètre une colline plantée de vigne. Ensuite la campagne s’offrait, faite de prés, de haies, de champs de seigle ou de pommes de terre. On précisait sur son plan qu’il trouverait un gros noyer sur sa gauche, prolongé par une langue de pré en forme de Corse. A l’extrémité de ladite se dressait un boqueteau de châtaigniers et la maison de l’homme assassiné se nichait dans un vallon après le bois.
Il repéra les lieux, son coude gauche pointé hors de la portière. Stephen possédait un œil de rapace et une mémoire spontanée qui enregistrait tout au fur et à mesure comme l’aurait fait une caméra.
Il atteignit le gros noyer et continua tout droit sa route. Lorsqu’il eut franchi le bois de châtaigniers, il vit la vieille maison de pierres dont le grand toit savoyard tombait bas sur la façade. Mais il ne s’arrêta pas et poursuivit son chemin en direction de Conivance-le-Vieux, distant d’environ cinq kilomètres.
Une fois en rase campagne, il aperçut un chemin humide qui dévalait jusqu’au ruisseau et, sans hésiter, il y engagea la Volvo. Malgré la boue, le chemin était suffisamment empierré pour qu’il ne s’enlisât point.
Il continua jusqu’à l’eau limpide. Au bas du chemin, se trouvait une clairière où des souches d’arbres pourrissaient. Black manœuvra de manière à placer l’auto dans le sens du retour. A cet endroit, de hautes fougères dissimulaient la voiture et il fallait vraiment venir jusqu’à la clairière pour l’apercevoir. Le soir, au creux du vallon, commençant de prendre ses aises, Black se dit qu’aucun promeneur ne risquait plus de s’aventurer en ces lieux virgiliens. Il sortit de la boîte à gants un petit walkman rouge dont il coiffa le casque fragile et qu’il brancha. Assis à son volant, dans une pose détendue, il attendit la nuit en écoutant son concerto de Rachmaninov.
— Tu ne crois pas qu’on devrait attendre demain pour usiner ? demande Jérémie au moment où je stoppe ma Maserati sous le hangar de Tonton.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il fait noir comme dans mon cul, mon vieux.
Je stoppe net dans la clarté lunaire si chère aux pouètes du siècle dernier que j’ai beaucoup fréquentés.
— Vous venez de vous faire ôter un demi-point, inspecteur Blanc ; je regrette, fais-je. Car un flic ne doit être timoré en aucun cas, n’importe les circonstances.
Il éclate :
— T’es chié, toi alors, monsieur le commissaire ! Je disais cela parce que j’estimais que, de nuit, on ne peut pas faire un aussi bon travail d’exploration que de jour !
— Vous ne réalisez donc pas, inspecteur Blanc, que c’est de nuit que tonton Tom a été torturé et assassiné, de nuit que cette maison a été fouillée et qu’ainsi donc, les conditions pour une reconstitution efficace sont réunies ?
Il ronge tu sais quoi ? Non, pas son frein, puisqu’on est descendus de bagnole : ses ongles. Je l’entends marmonner dans son patois sénégalais des choses dans lesquelles je me trouve très probablement impliqué et qui, de toute évidence, manquent de bienveillance à mon endroit.
Mon cœur se flétrit, comme l’écrit Mme Yourcenar dans le superbe feuilleton qu’elle a donné à Nous Deux, l’an passé, lorsque je contemple cette image de ma petite enfance. La cour de ferme, boueuse, fumière, le hangar où j’ai cloqué ma tire auprès d’une vieille charrette dont les bras d’imploration sont dressés vers les toiles d’araignées du toit, et puis la ferme carrée, avec son lourd chapeau de tuiles brunes qui paraissent noires sous la moon. On a fermé les volets et la façade semble dormir.
Je revois tante Mathilde sur le seuil de ciment, avec un grand sourire de joie, essuyant ses mains ménagères à son tablier de coutil. Y avait mon papa dans ce temps-là ; pas tellement joyce de se pointer chez Dugadin, mais faisant bonne figure pour ne pas contrister maman. Le vieux Tom ne se trouvait jamais là. A croire qu’il n’habitait pas sa ferme. Il surgissait d’ailleurs, toujours : de l’écurie, du hangar, du potager, d’un sentier qu’on n’avait pas remarqué entre les hautes touffes d’orties.
Je vais retrouver cette odeur de cellier et de vieux bois, de Javel aussi, car tante Mathilde, avant de balayer, arrosait toujours le sol avec un gros entonnoir à anse contenant une lotion javellisée. Elle décrivait des 8 à n’en plus finir, qui se superposaient et subsistaient longtemps sur le rude plancher. Ah ! mes ombres ! Personnages de ma petite enfance dont je traîne le deuil sur les rivages de la vie, pareil à une vieille veuve bretonne qui s’obstine à regarder la mer.
L’inspecteur Blanc, morigéné, se dirige vers la lourde. Il s’y cabre. Un léger sifflement lui part des lèvres ou du nez, je ne sais, car avec l’éteignoir de cierges qu’il se trimbale, il peut même imiter la sonnerie du clairon.
— Quoi donc ? m’enquiers-je.
— Vise !
La Justice avait posé les scellés sur la porte, mais quelqu’un les a fait sauter avec un parfait sans-gêne. Mieux : la lourde n’est pas complètement fermée et une simple poussée la fait s’ouvrir.
Je retrouve exactement les senteurs que j’escomptais, plus des relents de mort, car l’oncle Tom a agonisé ici et son cadavre suspendu a commencé gentiment à s’y putréfier. La corde ayant servi à le suspendre est encore sur l’énorme crochet fixé sur une poutre que j’ai toujours vu et qui me fascinait. Tante Mathilde m’expliquait qu’on y accrochait la balance à fléau lorsqu’on pesait le cochon après l’avoir saigné dehors. Je vois l’oncle Tom pendant de ce plafond bas, ses avant-bras traînant sur le plancher : la photo que m’a montrée Bavochard.
La lumière que j’ai actionnée tombe d’une ampoule très faiblarde (pas plus de 25 watts) noircie par les chiures de mouches. Tout est saccagé en effet : les meubles, la grande hotte de la cheminée. Il reste une chaise valide, je m’y assois et m’accoude à la grande table massive, lisse de crasse et meurtrie par plus d’un siècle de service paysan.
— Alors ? demande M. Blanc.
— Ben, fais ! lui dis-je avec lassitude.
Ça commençait toujours par du café, je me souviens. Tante Mathilde, comme maman, avait sa « dubelloir » sur le coin du fourneau.
« — J’en sers une goutte au petit ? » demandait-elle.
« — Très peu, et avec du lait ! » répondait Féloche.
Et puis bon, tout ça c’est du passé, du fini. De ces gens d’alors, très momentanément rassemblés, il ne reste que m’man et moi.
Jérémie demande :
— Elle est où, sa chambre ?
Chose curieuse, marrante presque, pour évoquer Tonton il désigne le tronçon de corde au bout duquel il est clamsé.
— En haut !
Et je lui montre l’escalier de bois, au fond de la pièce commune.
La maison ne comporte que quatre grandes pièces : la cuisine-salle-à-manger-« salon » où nous nous trouvons, à côté de celle-ci un local qu’on appelle la « souillarde » (de souillon, je suppose ?) où se trouvent l’évier, le matériel à fromager, des denrées, des ustensiles, des caisses vides, des bidons pleins… Au premier : la chambre meublée d’un grand plumard haut sur pattes, d’une armoire murale aux portes de noyer ouvragées, d’une commode également en noyer, d’un fauteuil voltaire et d’une malle à couvercle bombé. Cette chambre, je ne l’ai vue qu’une seule fois mais je suis capable de te la dessiner sans omettre le moindre cadre à photos, ni le crucifix noir « agrémenté » d’un rameau de buis jauni. Quant à la seconde pièce du premier, c’est le grenier à grains.
Le pas souple de Jérémie fait à peine gémir les marches. Je te dis : un félin, l’artiste. Quelle carrière va-t-il faire ? Sera-ce pour lui un gros handicap que d’être noirpiot ? Ils ont beau la ramener avec leur pote auquel il ne faut pas toucher, c’est loin d’être fini, la ségreg, mes frères. Pas avant qu’on soit tous mulâtres (car nous le serons un jour, inexorablement). Non, pas avant ! Et même ensuite, ils trouveront encore des différences pour se hiérarchiser ! La bande doc !
Il se produit un gros bruit au-dessus de ma tête. De la poussière et des petits trucs du genre fétus de paille pleuvent sur mes épaules comme les pellicules d’un pouilleux qu’aurait jamais entendu causer de Pétrole Hahn (ma chère Hahn, ne vois-tu rien venir ?).
Le bruit dont au sujet duquel je te parle, c’est comme un gros toutou de race Sahara Bernard, qui se couche d’un bloc, épuisé d’avoir tiré un coup en levrette. Cézarin a dû renverser le fauteuil voltaire, je parie. Ses pas continuent. Et puis y a de l’accalmie intégrale. M’est avis qu’il vient de trouver des choses intéressantes, le futé.
Curieux, ce rôle de prof que je joue. Plus exactement de superviseur. Je me vois bien interpréter ça dans une série télévisée. Sana guidant les premiers pas d’un jeune surdoué de la Poule. L’annotant, le conseillant, lui tenant la paluche quand il défouraille mal.
Est-ce que j’aurais des velléités à tourner vieux con ? C’est ainsi que débute le départ sur le toboggan. La soif des honneurs. Illuminer le monde de ses propres rayons. Voir son prestige reconnu. Se faire connaître, c’est bien ; mais se faire re-con-naître, alors là c’est le top, mon ami, le top !
Les coudes sur la table, je regarde la corde sinistros qui pend, rectiligne et effilochée du bout par le couteau qui l’a tranchée. Et je revois une fois de plus, en des bouffées de remémorance tarabustante, nos visites d’autrefois, quand l’oncle Tom déboulait d’on ne savait d’où, après que nous nous étions installés et que m’man avait jacté de l’essentiel avec sa sœurette. Il claudiquait un brin, Tonton. Il avait une casquette, un tablier bleu dont la poche centrale pendait comme un ventre d’hydropique tant il la bourrait d’outils : sécateurs, tournevis, peloton de fil de fer, marteau à grosse tronche. Il restait un instant sur le seuil pour nous considérer, puis feignait la surprise bien que notre bagnole fût sous le hangar, à l’endroit exact où je viens de remiser la mienne. Il disait, sans la moindre joie : « Oh ! vous m’en direz tant ! » Toujours la même phrase. Puis il entrait, maussade. Papa et lui commençaient par se serrer la louche, ensuite il embrassait m’man sur les deux joues et m’accordait à moi un baiser sec sur le front. Sacré vieux grigou, va ! A son âge, se laisser embarquer dans une béchamel pareille, je te jure !
Je ressens tout à coup un petit chatouillis sur la main. Je regarde et tu ne devineras jamais ce que je vois, à moins que tu n’aies visionné quelques films d’épouvante classiques. Une tache de sang, mon vieux ! Large comme une pièce de deux francs. Un sang rouge, brillant, épais. Le cachet de cire Cartier ! Ça a chié entre deux lattes du plafond.
Le temps de réaliser et plusieurs autres gouttes tombent sur la table. Putain d’elles ! Je me dresse et me mets à cavaler vers l’escalier. Dix sept marches que je gravis quatre à quatre, ce qui donne trois grandes enjambées et une petite normale.
La porte de la chambre est ouverte et Jérémie gît sur la descente de lit râpée de l’oncle Tom. Le manche d’un couteau dépasse de son polo et le sang pisse dru de la blessure. Le choc sourd, c’était pas le fauteuil voltaire, mais lui-même.
Un kaléidoscope fulgure dans ma tronche. Je repense aux scellés de la porte brisés, à la lourde mal fermée, à ma négligence. On s’est pointés alors que quelqu’un se trouvait dans la chambre du vieux. Et ce quelqu’un n’a pas hésité à poignarder Jérémie quand il est entré.
La fenêtre ouverte m’en dit long. J’y cours. Elle ne se trouve qu’à quatre mètres du sol : de la rigolade pour un homme d’action…
Je calcule le temps qui s’est écoulé depuis que j’ai entendu la chute de M. Blanc. Con de Sana ! Superviseur de ses fesses ! Il rêvassait, l’artiste ! Faisait de la broderie mentale, le niais ! Il s’est bien passé deux à trois minutes avant que le sang ne tombe du plafond. Ce qui signifie que l’agresseur est loin.
Agenouillé auprès du brave Noir, je palpe son pouls. Il bat, mais la breloque. Un râle bulbeux sort de sa gorge. Il est dans le sirop complet. L’antichambre de la mort. Oh ! le connard de Sana ! Ce type heureux, avec sa chère Ramadé et ses chiares turbulents, qui balayait le pavé de Paname en rêvant aux rives du fleuve Sénégal… Et que je suis allé détourner de son humble mission pour en faire un super-flic.
Le pari fou d’un glandeur. Un nègre policier d’élite, grâce au fameux Santantonio qui a su détecter, etc. et qui, etc. Tartines ! Tartines !
J’hésite à arracher le couteau de la plaie, mais on m’a toujours enseigné que cela risquait d’être fatal à la victime. Comme si ce coup de rallonge dans le buffet ne l’était, fatal. Il se meurt, Jérémie ! Question de minutes.
Je cavale jusqu’à ma Maserati, laquelle, nul n’en ignore, est équipée du téléphone. Il me faut l’hôpital de Chambéry, dare-dare. Je l’obtiens. Police ! Urgent ! Une ambulance avec un équipement de soins intensifs et un médecin à son bord pour Saint-Joice-en-Valdingue. Dans la maison où fut torturé et tué un vieillard voici quelques jours. Et qu’on ne s’occupe pas des excès de vitesse.
Ma chemise est trempée car je suis en nage. En âge de commettre les pires erreurs ! Je raccroche et m’apprête à ressortir lorsque je pense que, depuis quelques mois, je me suis doté d’un équipement permettant d’apporter les premiers soins à un blessé. Mes connaissances médicales sont médiocres, pourtant nécessité fêle l’oie. Je sors la boîte de couleur crème, décorée du drapeau suisse en négatif (cher Dunant, que de reconnaissance nous te devons) et retourne au chevet (si je puis m’exprimer ainsi à propos d’un homme en train de gésir sur un plancher) de l’inspecteur d’élite Jérémie Blanc.
Je vaincs ma perplexité une fois la boîte ouverte. Qu’importe si je me goure, l’essentiel est d’agir. Agir à tout prix. Tenter l’impossible, l’inutile même, mais « faire quelque chose ».
Je choisis un tonicardiaque tout prêt dans une seringue aseptisée placée dans un conditionnement de plastique transparent. Intraveineuse. Ce n’est pas la première que je pratique. Ma sangle de caoutchouc enserre le bras du noirpiot au-dessus de son coude, après que j’ai retroussé la manche de son blouson. Je trouve une veine potable. Pas commode dans tout ce noir. Il est vraiment couleur d’ébène, mon pote. Et tu sais que c’est une œuvre d’art ? Tu sais que Léonard de Vin Cuit, Raphaël Géminiani, les autres, ils n’ont fait que copier la beauté. Le chef-d’œuvre, il est là, avec un ya dans le burlingue, mon ami ! Admirablement modelé, harmonieux au-delà du possible.
J’enquille doucettement la fine aiguille dans le pipe-line. Je presse imperceptiblement sur le piston. Ça dure… Ça n’en finit pas.
Quand, malgré tout, la seringue est vide, je cherche ce que je pourrais faire d’autre pour lui. Mais j’ai beau me creuser la calbombe, franchement je ne trouve pas. Ça n’est plus de ma compétence.
Alors je retourne à ma guinde pour tubophoner à la Sûreté de Chambéry. J’aurais dû le faire tout de suite après mon appel à l’hosto.
Faut que je me retire un point, mon vieux. J’ai beau être un type « chié », je fais des conneries comme tout le monde.