14

Jeanne ouvrit la porte de l'appartement de sa mère avec sa clef. Elle avait monté l'escalier en courant au lieu de prendre l'ascenseur, impatiente qu'elle était d'annoncer la bonne nouvelle. La vue de leur vaste salon confortablement meublé eut sur elle un effet quelque peu refroidissant. Des armes africaines primitives et des objets d'art similaires à ceux qui étaient accrochés dans la villa couvraient tout un mur. La pièce était claire et spacieuse, mais elle donnait une impression de nostalgie, de temps perdu.

Elle se précipita dans la chambre de sa mère.

Une femme belle encore, aux cheveux grisonnants soigneusement coiffés et avec un air d'autorité innée, était penchée sur le lit, encombré de vieux uniformes militaires. Elle serrait contre sa poitrine une paire de bottes en excellent état et remarquablement cirées.

- B'jour, maman, dit Jeanne en l'embrassant.

- Tu rentres tôt.

- Hé oui, figure-toi.

Elle arpenta la chambre, examinant nonchalamment le galon d'or d'une des tuniques, touchant les talons des bottes.

- Je suis de très bonne humeur, annonça-t-elle.

- Bon.

Sa mère brandissait les bottes avec admiration.

- Dis-moi, qu'est-ce que tu en penses ? Que je devrais les envoyer à la villa ?

- Envoie tout là-bas.

Elle fit une pirouette au milieu de la pièce, les bras levés, faisant voler ses longues mèches.

- De toute façon, Olympe est vraiment la conservatrice du musée de la famille.

- Mais pas les bottes, insista sa mère. Je vais les garder ici avec moi. Ça me donne le frisson rien que de les toucher.

Jeanna ramassa un képi rond incrusté de galons, et le posa de guinguois sur sa tête, puis elle prit une lourde tunique de laine kaki et passa la main sur les épaulettes et les boutons d'or.

- Ces uniformes, tous ces trucs militaires, ça ne vieillit jamais.

Elle reposa la tunique et le képi. Le vieux pistolet d'ordonnance de son père était là, dans la commode, elle le sortit de son étui de cuir usé et l'inspecta. Les balles étaient toujours en place.

- Il me paraissait si lourd quand j'étais petite et que papa m'apprenait à tirer.

Elle visa la plante verte dans son pot devant la fenêtre.

- Pourquoi ne l'envoies-tu pas là-bas aussi ? demanda-t-elle à sa mère. Qu'est-ce que tu vas faire d'un revolver ?

- Dans toute maison respectable, une arme à feu est toujours utile.

Elle se mit à ranger les uniformes dans les valises ouvertes.

Jeanne remit le pistolet en place, referma le tiroir ; elle se mit à fouiller dans une caisse pleine de vieux papiers.

- Tu ne sais même pas comment le tenir.

- L'important, c'est d'en avoir un. Ça fait son effet.

Jeanne découvrit dans la caisse un portefeuille en cuir rouge tout craquelé.

Tournant le dos à sa mère, elle l'ouvrit et en retira la vieille carte d'identité du colonel. Puis elle découvrit une photographie cachée sous la carte, toute jaunie et craquelée ; c'était la photo d'une jeune Arabe, exhibant fièrement ses seins nus devant l'objectif.

Jeanne cacha le portefeuille dans son sac. Elle se tourna vers sa mère et lui montra la photo.

- Et elle ? qui est-ce ?

Sa mère fronça les sourcils de façon presque imperceptible. De toute évidence, cette fille avait été une des nombreuses maîtresses du colonel durant ses campagne africaines.

- Beau type de Berbère, dit-elle avec dignité, tout en continuant à emplir les valises. Une race robuste. J'ai essayé d'en avoir quelques-unes à la maison, mais elles font des domestiques épouvantables.

Elle était vraiment la contrepartie en femme du soldat de métier réussi. Un modèle de perfection et de stoïcisme dans l'épreuve. Son devoir maintenant était envers la mémoire vénérée de son vaillant mari : elle ne laisserait rien la souiller.

Elle referma la valise d'un geste décidé et la déposa sur le tapis. Elle sourit à sa fille.

- Je suis contente d'avoir pris la décision d'envoyer tout ça à la campagne. Ça finit par s'entasser.

Jeanne l'embrassa affectueusement.

- Bientôt, tu auras toute la place que tu voudras.

Sa mère la regarda, mais Jeanne tourna les talons et se dirigea vers la porte.

- Il faut que je m'en aille. Je n'ai pas fini de travailler. J'étais simplement passer te dire...

Elle s'arrêta sur le palier et sa mère la suivit. Jeanne pressa le bouton d'appel de l'ascenseur.

- Pour me dire quoi ? demanda sa mère.

- Que je me marie.

Elle ouvrit la porte de l'ascenseur et pénétra dans la cabine.

- Tu quoi ?

Sa mère saisit la porte en fer forgé de l'ascenseur, contemplant sa fille d'un air incrédule.

- Je me marie dans une semaine, lança Jeanne en disparaissant à son regard.

En se rendant à la boutique, Jeanne s'arrêta dans un appareil à photos automatique à la station de métro. Elle introduisit les pièces dans la fente, tira le petit rideau en matière plastique et se trouva seule, juchée sur un tabouret de bois inconfortable, confrontée avec son propre reflet dans le miroir.

L'éclair du flash se déclencha ; elle tourna la tête vers la droite, puis vers la gauche, attendant chaque fois que l'appareil la photographie.

D'un geste impulsif, elle déboutonna sa blouse et darda ses seins nus vers l'objectif.

- Beau type de Berbère, dit-elle, tandis que le dernier flash jaillissait.

En attendant sur le quai du métro, Jeanne regardait les gens se hâter d'un air affairé, certains trimballant des valises, et parmi eux de nombreux étrangers. Elle tâta dans sa poche la photographie de la jeune Berbère, et celles qu'elle venait de prendre d'elle-même. La première lui avait révélé sur son père quelque chose dont elle ne s'était jamais douté.

Elle le considérait maintenant comme un être capable d'avoir des désirs sexuels et d'en inspirer. Même lui avait dû avoir une vie secrète et cette idée piquait sa curiosité. Si sa mère avait su, peu lui importait maintenant. Comme les gens avaient vite fait de s'accommoder des exigences de la chair ! En se photographiant avec les seins dénudés, elle avait l'impression d'avoir établi de nouvelles relations avec son père. Elle avait aussi fait cela pour rire, se dit-elle, et elle avait envie de partager cette plaisanterie avec un de ses amants. Puis elle se rendit compte qu'aussi bien Paul que Tom désapprouveraient, mais pour des raisons différentes : Tom trouverait cela vulgaire, et Paul se moquerait de sa sentimentalité.

Jeanne monta dans le wagon et traversa la ville en pensant à l'étrange aventure qu'elle vivait, sans se soucier des autres voyageurs. L'idée que son père ait pu avoir une liaison semblait justifier à ses yeux ses rencontres avec Paul. Mais si elle devait vraiment épouser Tom, il lui faudrait procéder à une sorte d'ajustement, du moins dans son esprit, sinon tout cela allait finir en catastrophe.

Elle sortit du métro et passa devant la carcasse des anciens pavillons des Halles pour gagner sa boutique d'antiquités.

La première chose qu'elle remarqua, ce fut que la vitrine avait besoin d'être lavée. L'unique pièce qui constituait le magasin était une véritable jungle : des lampes, des portemanteaux, les pieds fuselés de chaises renversées, et un canapé sut lequel s'entassaient des bouteilles poussiéreuses. Un tonneau plein de vieilles cannes était près de la porte.

Au fond de la boutique, ses assistantes, Monique et Mouchette, étaient occupées à déballer toute une caisse de bric-à-brac. Jumelles, elles portaient toutes deux leurs cheveux blonds très longs et leurs jeans étaient parsemés de pièces de tissu plus clair. Techniquement, elles étaient les assistantes de Jeanne. Elle avait ouvert la boutique avec l'argent de sa mère, mais c'étaient principalement les jumelles qui affrontaient les riches bourgeoises d'Auteuil venues acheter la camelote de Jeanne. Elles étaient plus jeunes que. Jeanne, mais comme elles avaient participé aux barricades de 68 alors qu'elles étaient encore au lycée, elles avaient tendance à la traiter comme une sœur cadette un peu folle.

- Bonjour ! lança Jeanne. Je me marie.

Les jumelles se redressèrent en repoussant les cheveux qui leur tombaient devant les yeux. Elles tournèrent vers Jeanne des yeux incrédules, puis se regardèrent.

- Qu'est-ce que ça va te faire d'être mariée ? demanda Monique.

Elle savait que les deux sœurs n'aimaient pas Tom.

- Je serai plus calme, plus organisée, dit Jeanne en déboutonnant son manteau. (Elle décida de les aider à dépaqueter et à marquer les étiquettes, de jouer la propriétaire responsable qu'elle aurait bien aimé être). J'ai décidé de devenir sérieuse.

Les jumelles se contentèrent d'éclater de rire.

- Qu'est-ce que vous feriez à ma place ? demanda Jeanne.

- Je me taperais sur la tête, dit Mouchette.

- J'entrerais au couvent, dit Monique.

Pour renoncer à faire l'amour, songea Jeanne. Elle entreprit d'ôter son manteau, puis s'arrêta. Elle allait commencer par annoncer à Paul qu'elle se mariait, que leur aventure était terminée.

Après tout, le mariage de ses parents avait duré, sans doute, à cause d'un renoncement analogue chez son père. Pour le moment, elle se sentait terriblement forte.

- J'ai pris une grande décision, déclara-t-elle en reboutonnant son manteau. Après aujourd'hui, je ne le reverrai plus jamais.

- Pas de mariage ? cria Mouchette.

- Si, dit Jeanne par-dessus son épaule. Je me marie. Je suis une femme libre !

Monique et Mouchette échangèrent un coup d'œil, plus déconcertées que jamais.

- Je ne la comprendrai jamais, dit Monique.

- En tout cas, dit Mouchette, on ne dit pas « libre », on dit « libérée ».

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