18

Paul était à l'abri du viaduc et, par-delà les pétales d'acier gris bleu qui soutenaient la voie du métro, il regardait la pluie s'abattre en rafales sur le fleuve. Il serrait son manteau autour de lui, non pas parce qu'il avait froid ni parce qu'il était mouillé - il était arrivé à l'abri du pont avant l'averse - mais parce qu'il aimait cette sensation d'être enveloppé. Il ne s'était pas peigné ce matin, et sa calvitie envahissante n'en était que plus apparente. Il avait l'air plus âgé, plus vulnérable. C'était aujourd'hui qu'on devait ramener Rosa dans la chambre que sa mère lui avait si soigneusement préparée, et Paul se rendait vers une autre chambre pour retrouver un autre corps, bien vivant celui-là, encore qu'anonyme et dépourvu pour lui de toute signification.

L'idée lui vint que cette situation n'était pas sans humour, mais il n'alla pas jusqu'à en rire.

Au même moment, un taxi s'arrêtait rue Jules-Verne et Jeanne en descendait. Elle semblait presque nue sous sa robe trempée. Le léger satin était devenu transparent, prenant la couleur de sa chair, et collait de façon provocante aux contours de ses seins et de ses fesses, révélant même la tache claire de sa toison. La pluie lui avait plaqué les mèches autour du visage.

Le chauffeur de taxi la contempla sans rien dire tandis qu'elle traversait en courant le trottoir pour s'engouffrer dans l'immeuble.

La pluie se mit à tomber moins fort et Paul quitta en hâte l'abri du viaduc, se dirigeant vers la rue Jules-Verne.

C'était étrange d'arriver au même point du temps à partir de circonstances différentes, Paul venant d'un décor de mort violente et d'asphyxie et Jeanne, d'une célébration de la vie et de l'amour.

Jeanne n'avait pas apporté sa clef, et elle se précipita vers la loge de la concierge. La femme était assise, tournant le dos à l'entrée.

- Je vous demande pardon, dit Jeanne, élevant la voix pour se faire entendre au-dessus du crépitement de la pluie.

Mais la femme ne se retourna pas. Un coup de tonnerre ébranla l'immeuble. Jeanne s'éloigna et alla s'asseoir sur la banquette auprès de l'ascenseur. Elle resta pelotonnée là, frissonnante.

Ce fut là que Paul l'aperçut, et il éprouva une joie nouvelle à voir qu'elle était venue à lui avec tant de précipitation et d'abandon. Le bruit de ses pas la fit sursauter, mais quand Jeanne leva un visage plein d'espoir, Paul passa devant elle sans un mot et entra dans l'ascenseur. Ils se dévisagèrent à travers le grillage tarabiscoté.

- Pardonne-moi, dit Jeanne. Tu veux encore de moi ?

Paul ne savait pas pourquoi il devait lui pardonner, et d'ailleurs peu lui importait. Il se contenta d'acquiescer de la tête et ouvrit la porte de l'ascenseur.

- J'ai voulu te quitter, je n'ai pas pu, dit-elle précipitamment.

Puis elle se souvint qu'il préférait l'anglais et répéta la même phrase dans sa langue à lui.

Paul ne dit rien. Il contemplait son corps. Les cercles sombres des boutons de ses seins sous le tissu mouillé, le contour de ses hanches étroites, la ligne de ses cuisses pleines. Même le duvet qui lui couvrait les jambes apparaissait à travers le satin, comme si c'était une seconde peau.

L'ascenseur commença à monter.

- J'ai voulu te quitter, répéta-t-elle. Tu comprends ?

Paul ne parlait toujours pas, son regard la toisait de la tête aux pieds. Jeanne se mit à soulever l'ourlet de sa robe, se renversant contre la paroi de la cabine, guettant sur le visage de Paul un signe de plaisir. Elle révéla ainsi ses mollets, ses genoux, ses cuisses, puis sa toison. Elle s'arrêta, puis souleva la robe plus haut, exhibant un nombril d'enfant. L'ascenseur poursuivait sa course.

- Qu'est-ce que tu veux d'autre de moi ? demanda-t-elle, d'une voix où l'on sentait tout à la fois la gratitude et l'excitation de se dévoiler ainsi.

Il aurait aussi bien pu ne pas l'entendre. Les paroles qu'elle prononçait ne signifiaient rien, comparées à sa présence. Il avança la main et la glissa entre ses jambes, là où elle était tiède et humide. Elle hésita, puis tendit la main à son tour, déboutonnant son pantalon, sa main se perdant parmi le labyrinthe de ses vêtements, jusqu'au moment où elle le tint d'une main ferme et sans équivoque. Leurs bras formaient une croix.

Avec un soupir, l'ascenseur atteignit sa destination.

- Voilà ! cria Paul, ouvrant toute grande la porte de l'appartement. (Il se mit à chanter :) Il y avait une fois un homme, et il y avait une vieille truie...

La pluie s'engouffrait par la fenêtre ouverte du salon rond, et il s'empressa de la fermer, puis se tourna vers Jeanne en faisant une révérence théâtrale. Jeanne était plantée au milieu de la pièce, frissonnant et riant.

- Tu sais, tu es trempée, dit-il.

Et il la prit dans ses bras. La robe mouillée était lisse comme de la glace, et les cheveux de Jeanne firent une tache d'humidité sur sa poitrine. Il alla dans la salle de bains chercher une serviette.

Jeanne avait envie de fêter tout cela. Elle était la jeune épousée maintenant, c'était leur lune de miel, et elle pivota au milieu de la pièce - comme elle l'avait fait le premier jour - pour se jeter à plat ventre sur le matelas. Elle serra l'oreiller comme une collégienne excitée et se tourna avec impatience vers la porte, en attendant de voir réapparaître Paul. Ce fut alors que sa main toucha quelque chose d'humide sous l'oreiller. Jeanne se redressa et repoussa l'oreiller. Un rat crevé gisait sur le drap, du sang séché autour de sa gueule, son pelage tout humide et poisseux.

Elle poussa un hurlement.

Paul arriva avec la serviette, qu'il laissa tomber sur ses genoux.

- Un rat, dit-il d'un ton détaché.

Mais elle se cramponna à lui en pleurnichant.

- Ça n'est qu'un rat, répéta-t-il, amusé par sa peur irraisonnée. Il y a plus de rats à Paris que de gens.

Paul se pencha et prit le rat par la queue, le laissant se balancer sous son nez. Jeanne eut un hoquet et recula. Elle était écœurée et terrifiée par la vue et le contact du rat, et elle regarda avec dégoût Paul soulever l'animal en ouvrant la bouche.

- Miam, miam, miam, dit-il, en se léchant les babines.

- Je veux m'en aller, balbutia-t-elle.

- Attends, attends. Tu ne veux pas manger un morceau avant, tu n'as pas faim ?

Sa cruauté était aussi épuisante que soudaine.

- C'est vraiment la fin, dit-elle.

- Non, c'est çà la fin, dit-il en plaisantant et désignant la queue. Mais je préfère commencer par la tête, c'est le meilleur morceau, voyons, tu es sûre que tu n'en veux pas ? Très bien...

Il approcha la tête du rat à quelques centimètres de sa bouche. Elle détourna les yeux, horrifiée.

- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il pour la taquiner. Tu n'aimes pas les rats ?

- Je veux m'en aller. Je ne peux plus faire l'amour dans ce lit, ce n'est plus possible. C'est dégoûtant, écœurant.

Elle frissonnait.

- Eh bien, fit-il, on baisera sur le radiateur, ou bien debout contre la cheminée.

Il se dirigea vers la cuisine.

- Écoute, lança-t-il en tenant toujours le rat par la queue, il faut que je prépare une mayonnaise, car c'est vraiment bon avec une mayonnaise. Je te garderai le croupion.

Il passa dans la cuisine en riant bruyamment.

- Du croupion de rat à la mayonnaise !

- Je veux m'en aller, je veux partir d'ici, cria-t-elle, incapable même de regarder le lit.

C'était extraordinaire, la rapidité avec laquelle l'ambiance avait changé. Impossible de prédire ce qu'il pourrait imaginer ensuite. Le désir qu'elle éprouvait pour lui, sa passion naissante, tout cela s'était évaporé au contact de ce pelage mort et poisseux. Pour la première fois, elle vit la pièce dans tout ce qu'elle avait de sordide. L'odeur du sexe la faisait penser maintenant à la mort. L'audace même dont elle faisait preuve en étant là l'effraya.

- Je n'en peux plus, murmura-t-elle, sans s'adresser à personne d'autre qu'à elle. Je m'en vais, je ne reviendrai jamais.

Elle tournait les talons pour s'en aller au moment où Paul revint. Il s'était débarrassé du rat.

- Quo Vadis, bébé ? demanda-t-il d'un ton moqueur.

Il la précéda dans le couloir et alla mettre le verrou à la porte du palier. Jeanne le regarda avec un mélange de dégoût et de gratitude. Au fond, elle n'avait pas envie de partir.

- Quelqu'un l'a fait exprès, dit-elle en regardant Paul d'un air méfiant. Je le sens. C'est un avertissement. C'est la fin...

- Tu es folle.

- J'aurais dû te le dire tout de suite. (Elle voulait mettre au défi cette outrecuidante assurance masculine :) Je suis tombée amoureuse de quelqu'un.

- Oh, mais c'est merveilleux, dit Paul d'un ton moqueur. (Il s'approcha et passa ses mains sur le tissu humide de sa robe, la palpant comme un fruit mûr). Tu sais, il va falloir que tu ôtes toutes ces fripes trempées.

- Je m'en vais faire l'amour avec lui, insista-t-elle.

Paul ne l'écoutait pas :

- D'abord, il faut que tu prennes un bain bien chaud, parce que sinon tu vas attraper une pneumonie. D'accord ?

Il entraîna doucement Jeanne dans la salle de bains et se pencha pour ouvrir tout grands les deux robinets. Puis il prit le bord de sa robe et se mit à le soulever lentement, la dénudant comme elle-même l'avait fait dans l'ascenseur.

- Tu attrapes une pneumonie, dit-il, et alors qu'est-ce qui se passe ? Tu meurs.

Jeanne leva les bras, et Paul fit passer sa robe par-dessus sa tête et la jeta derrière lui.

- Et alors, tu sais ce qui se passe ?

Elle était plantée devant lui, nue et secouant la tête.

- Je suis obligé de me taper le rat crevé, dit-il.

- Ohhh, gémit-elle en enfouissant son visage entre ses mains. (Elle savait qu'il ne la laisserait jamais l'oublier).

Paul se remit à chantonner. Il retroussa ses manches et l'entraîna avec douceur jusqu'à la baignoire. L'eau était merveilleusement chaude. Elle s'assit dedans, doucement, sentant les frissons et l'angoisse la quitter. Paul se percha au bord de la baignoire.

- Passe-moi le savon, dit-il.

Il lui saisit la cheville et lui souleva le pied jusqu'au moment où il l'eut au niveau de son visage. Lentement, il se mit à lui savonner les orteils, la plante du pied et le mollet. La douceur avec laquelle il la touchait la surprit. Elle avait l'impression d'avoir les jambes en caoutchouc, tandis que la vapeur s'élevait lentement entre elles et qu'elle sentait sa peau rayonner de chaleur.

- Je suis amoureuse, répéta-t-elle.

Paul ne voulait pas l'entendre. Il passa sa main savonneuse à l'intérieur de sa cuisse jusqu'au moment où il ne put remonter plus haut. Alors, il se mit à faire de la mousse.

- Tu es amoureuse, dit-il avec un enthousiasme feint. C'est délicieux !

- Je suis amoureuse, insista-t-elle.

Et elle commença à gémir, la main de Paul était impitoyable, et Jeanne reposa la tête contre l'émail de la baignoire et ferma les yeux.

- Je suis amoureuse, tu comprends ? (Elle haletait, mais poursuivit :) Tu es vieux, tu sais, et tu grossis.

Paul lui lâcha la jambe qui retomba lourdement dans l'eau.

- Je grossis ? Ça n'est pas gentil de dire ça.

Il lui savonna le cou et les épaules, sa main descendit vers les seins.

Jeanne était décidée à ce qu'il la prenne au sérieux. Elle percevait aussi un avantage nouveau pour elle : elle le regarda attentivement et se rendit compte que ce qu'elle disait était vrai.

- Tu as perdu la moitié de tes cheveux, et l'autre moitié est presque blanche.

Paul la regarda en souriant, et pourtant ses paroles le rendaient furieux. Il lui savonna les seins, et puis en prit un dans une main et examina les amples contours d'un œil critique.

- Tu sais, dit-il, dans dix ans tu pourras jouer au football avec tes tétons. Qu'est-ce que tu dis de ça ?

Jeanne se contenta de soulever l'autre jambe et Paul consciencieusement la savonna à son tour.

- Et moi, tu sais ce que je ferai ? demanda-t-il, sa main glissant vers le bas sur la peau douce et lisse de sa cuisse.

- Tu seras dans une petite voiture, dit Jeanne, haletant quand les doigts de Paul lui effleurèrent le clitoris.

- Ma foi, peut-être. Mais je crois que je rigolerai et que je ricanerai pendant tout le trajet jusqu'à l'éternité.

Il lâcha sa jambe, mais Jeanne la garda levée en l'air.

- Comme c'est poétique. Mais je t'en prie, avant de te relever, lave-moi le pied.

- Noblesse oblige...

Il lui baisa le pied puis entreprit de le savonner.

- Tu sais, reprit Jeanne, lui et moi nous faisons l'amour.

- Oh, vraiment ?

Paul rit très fort, amusé à l'idée qu'on voulût le taquiner avec une pareille révélation.

- C'est merveilleux. Il baise bien, au moins ?

- Magnifique !

Son ton de défi manquait de conviction. Paul, cependant, sentait sa satisfaction s'affirmer. Elle devait sûrement avoir un autre amant, mais elle revenait toujours à lui pour ce qu'il estimait être une raison évidente.

- Tu sais, tu es une vraie conne, dit-il. Jamais tu ne te feras aussi bien baiser qu'ici même, dans cet appartement. Maintenant, lève-toi.

Elle obéit, le laissant la faire pivoter. Ses mains, couvertes de mousse, glissèrent sur son dos et sur ses fesses. Paul avait l'air d'un père en train de baigner son enfant, son pantalon éclaboussé d'eau, l'air sérieux et un peu inexpérimenté.

- Il est plein de mystères, poursuivit Jeanne.

Cette idée agaça vaguement Paul. Il se demanda jusqu'à quand il allait la laisser continuer, et comment il allait s'y prendre pour lui rabattre le caquet.

- Il est comme tout le monde. (Sa voix prenait un ton rêveur). Mais en même temps, il est différent.

- Comme tout le monde, mais différent ? répéta Paul se prêtant au jeu.

- Tu sais, par moments il me fait même peur.

- Qui est-ce ? Un maquereau du coin ?

Jeanne ne put s'empêcher de rire.

- Il pourrait. Il en a l'air.

Elle sortit de la baignoire et s'enveloppa dans la vaste serviette de bain. Paul regarda ses mains pleines de savon.

- Parce qu'il sait... (Elle s'arrêta, hésitant à endosser cette responsabilité)... parce qu'il sait comment me faire tomber amoureuse de lui.

Paul sentit son agacement tourner à la colère.

- Et tu veux que cet homme que tu aimes te protège et s'occupe de toi ?

- Oui.

- Tu veux que ce vaillant guerrier dans sa cuirasse d'or étincelante te bâtisse une forteresse où tu puisses te cacher...

Il se redressa, élevant la voix en même temps. Il la toisa d'un air méprisant.

- ... de façon que tu n'aies plus jamais à avoir peur, plus jamais à te sentir seule. Tu ne veux plus jamais avoir une sensation de vide. C'est ça, ce que tu veux, n'est-ce pas ?

- Oui, fit-elle.

- Alors, tu ne le trouveras jamais.

- Mais j'ai déjà trouvé cet homme-là !

Paul avait envie de la frapper pour lui faire comprendre la stupidité de son affirmation. Il éprouva une flambée de jalousie. Elle avait violé le pacte, pour la première fois elle avait donné une réalité au monde extérieur. Il lui fallait trouver une nouvelle façon de la violer, elle.

- Eh bien, dit-il, il ne faudra pas longtemps avant que lui veuille que tu lui bâtisses une forteresse avec tes seins, avec ton cul, et avec ton sourire...

L'amour était une excuse pour aller chercher chez un autre la pâture dont on avait besoin, songea Paul. La seule façon d'aimer, c'était de se servir d'une autre personne sans invoquer de prétexte.

- Avec ton sourire, continua-t-il, il construira un endroit où il se sentira assez à l'aise, assez en sûreté pour pouvoir célébrer son culte devant l'autel de sa propre bite...

Jeanne était plantée là, à l'observer avec fascination, enroulée dans son drap de bain. Ses paroles l'effrayaient et l'emplissaient en même temps d'un désir nouveau.

- J'ai trouvé cet homme-là, répéta-t-elle.

- Non ! s'écria-t-il, niant cette possibilité. Tu es seule, tu es toute seule. Et tu ne pourras jamais te libérer de ce sentiment de solitude, jusqu'au moment où tu regarderas la mort en face.

Paul jeta un coup d'œil à la paire de ciseaux posée au bord du lavabo et sa main, machinalement, s'en approcha. Ce serait si facile : elle, puis lui, plus rien que du sang. Il connaissait cela, se dit-il. Il pensa au corps de Rosa, revenant de la morgue, trimballé dans l'escalier par deux vampires. Il sentit la nausée monter en lui.

- Je sais que ça a l'air de foutaises, dit-il, de conneries romantiques. Mais c'est seulement si tu vas dans le cul de la mort, jusqu'au fond de son cul et si tu sens la matrice de la peur, qu'alors peut-être, et seulement à ce moment-là, pourras-tu le trouver.

- Mais je l'ai déjà trouvé, dit Jeanne et sa voix chancelait. C'est toi, c'est toi, cet homme-là !

Paul frémit et s'appuya au mur. Elle l'avait eu, elle avait pris un trop grand risque. Pendant tout ce temps c'était de lui qu'elle parlait. Il allait lui faire payer ça, il allait lui montrer ce que c'était que le désespoir.

- Passe-moi les ciseaux, dit-il.

- Quoi ? fit Jeanne effrayée.

- Passe-moi les ciseaux à ongles.

Elle les prit sur le lavabo et les lui passa. Paul la saisit par le poignet et lui souleva la main jusque devant les yeux.

- Je veux que tu te coupes les ongles de la main droite, lui dit-il.

Elle le regardait, abasourdie.

- Ces deux-là, fit-il en les lui désignant.

Jeanne prit les ciseaux et se coupa avec soin les ongles du médius et de l'index. Elle reposa les ciseaux au bord du lavabo plutôt que de les rendre à Paul. Il se mit à déboutonner sa braguette sans la quitter un instant des yeux. Son pantalon et son caleçon tombèrent autour de ses chevilles, révélant son sexe et ses cuisses musclées et velues. Paul brusquement lui tourna le dos et s'appuya des deux mains au mur au-dessus du siège des cabinets.

- Maintenant, je veux que tu me mettes les doigts dans le cul.

- Quoi ?

Jeanne n'en croyait pas ses oreilles.

- Mets-moi les doigts dans le cul ! Tu es sourde ?

D'une main incertaine, elle se mit à l'explorer. Elle s'émerveillait du don qu'il avait de la choquer, de la pousser au-delà de tout ce qu'elle avait imaginé. Elle savait maintenant que leur aventure pouvait s'achever dans l'horreur, par un acté insensé de violence, mais elle n'avait plus peur. Quelque chose au fond du désespoir qu'il venait de révéler l'émouvait et l'excitait, l'entraînant avec lui. Elle était prête à accepter, même si cela signifiait le pousser plus loin vers sa propre désintégration.

Elle s'arrêta, craignant de lui faire mal.

- Vas-y, ordonna-t-il.

Elle enfonça ses doigts plus profondément.

Paul sentit la douleur qui le mordait. Elle avait passé la première épreuve. Il voulut la pousser plus loin.

- Je m'en vais acheter un cochon, lui dit-il, haletant et je m'en vais le dresser à te baiser. Et je veux que ce cochon te vomisse dessus, et je veux que tu avales ses vomissures. Est-ce que tu feras ça pour moi ?

- Oui, dit Jeanne, qui sentait le rythme de la respiration de Paul qui s'accélérait.

Elle ferma les yeux et sonda plus profond. Elle se mit à pleurer.

- Comment ?

- Oui ! répondit-elle, l'accompagnant maintenant, appuyant la tête contre son large dos.

Il n'y avait pas d'issue. La pièce les enfermait comme une cellule, les tournait vers l'intérieur, vers leur propre passion et leur avilissement. Elle partageait avec gratitude le domaine lointain de la solitude où il s'enfermait. Elle accepterait n'importe quoi, elle ferait n'importe quoi.

- Et je veux que ce cochon crève, poursuivit Paul, le souffle plus rauque, les yeux fermés, le visage levé dans une attitude qui aurait pu être celle d'une bénédiction.

Ils peinaient aussi proches l'un de l'autre qu'ils ne l'avaient jamais été.

- Je veux que ce porc crève pendant que tu baises, alors il faudra que tu passes par-derrière et je veux que tu sentes les pets d'agonie du cochon. Est-ce que tu feras tout ça pour moi ?

- Oui, cria-t-elle, un bras passé autour de son cou, le visage enfoui contre ses épaules. Oui, et plus que ça, et pire qu'avant, bien pire...

Paul jouit enfin. Elle s'était ouverte complètement, elle avait fait la preuve de son amour, il n'y avait plus nulle part où aller.

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