3.

Cette belle remontée du fleuve à travers le désert s’acheva le dixième jour à Okzat-Ozkat. La ville figurait sur la carte sous la forme d’un point à la lisière d’un fouillis de courbes de niveau : la chaîne des Hautes-Sources. Ce soir-là, elle se signalait par une théorie de murs blêmes dans l’obscurité glaciale, les pâles lueurs de lucarnes placées loin du sol, des relents de poussière, d’excréments, de fruits pourris, l’odeur sèche de l’altitude, des voix chantantes, des bruits de bottes claquant sur les pavés. Peu de véhicules circulaient. La couleur rouille du rai de lumière éclairant une sorte de haut rempart tout juste visible au-dessus des toits ornementés contrastait avec la clarté verdâtre qui mourait dans le ciel à l’ouest.

Des annonces corporatistes et de la musique braillaient sur les quais. Après une décade de voix calmes et de silence sur le fleuve, ce bruit chassa aussitôt Sutty. Il n’y avait pas de guide pour l’attendre. Personne ne la suivit. Personne ne lui demanda de présenter son LIZ.

Encore engluée dans l’état de transe induit par le trajet, intriguée, énervée, sur le qui-vive, elle parcourut les rues au voisinage du port jusqu’à ce que son sac en bandoulière lui pèse et qu’elle sente la morsure du vent. Elle s’arrêta devant une embrasure, dans une petite rue sombre qui gravissait un versant. La femme assise sur une chaise dans la pâle lueur issue de la maison par la porte ouverte donnait l’impression de profiter d’une douce soirée d’été.

— Vous pouvez me dire où trouver une pension ?

— Ici.

Sutty constata alors que son interlocutrice était infirme ; ses jambes ressemblaient à deux bâtons.

— Ki ! lança la femme.

Un garçon d’une quinzaine d’années se montra. Sans un mot, il invita Sutty à entrer et la conduisit dans une grande pièce haute de plafond, meublée d’un magnifique tapis en laine d’éberdine écarlate, orné d’un entrelacs complexe et austère de cercles noirs et blancs. À part le tapis, il n’y avait là qu’une lampe, simple ampoule à la forme particulière, presque carrée, vissée sur un socle fixé entre deux lucarnes placées, ici aussi, loin du sol. Le fil passait par l’une d’entre elles.

— Il y a un lit ?

Le garçon pointa timidement son doigt vers un rideau dans un coin obscur à l’autre bout de la chambre.

— Une salle de bains ?

Il inclina la tête en direction d’une porte. Sutty l’ouvrit. Trois marches, carrelées, descendaient dans une petite pièce, carrelée, qui recelait divers meubles en bois, en métal ou en porcelaine, étranges mais reconnaissables, brillant à la lueur mordorée d’un chauffage électrique.

— C’est très joli, dit-elle. Combien ?

— Onze haha, murmura-t-il.

— La nuit ?

— La semaine.

La semaine akienne comptait dix jours.

— Oh, c’est très bien, dit Sutty. Merci.

Erreur. Elle n’aurait pas dû le remercier. Les remerciements appartenaient au registre du « discours servile ». Les formules honorifiques, les salutations, les demandes de permission et les expressions de fausse gratitude, tous ces fossiles de l’hypocrisie primitive étaient des obstacles à la franchise entre producteurs-consommateurs. C’est ce qu’elle avait appris, en ces termes, presque dès son arrivée. À force d’entraînement, elle s’était débarrassée de ces mauvaises habitudes acquises sur Terre. Pourquoi ce « merci » grossier avait-il franchi ses lèvres ?

Il murmura une phrase qu’elle dut le prier de répéter : il lui proposait de dîner. Elle accepta sans le remercier.

Une demi-heure plus tard, il avait apporté et dressé une table basse – nappe fantaisie et assiettes en porcelaine rouge sombre. Elle avait déniché des coussins et un épais matériel de couchage derrière le rideau, suspendu ses vêtements à la tringle et aux patères qu’elle avait aussi trouvées derrière le rideau et posé ses livres et ses carnets de note sur le parquet ciré, sous l’unique lampe ; à présent, elle était assise sur le tapis, sans rien faire. Elle appréciait le sentiment d’espace qu’offrait la pièce par sa surface, sa hauteur et sa quiétude.

Le garçon lui servit de la volaille rôtie, des légumes rôtis, des céréales blanches au goût de maïs, et un thé tiède, aromatique. Elle mangea et but le tout, assise sur le tapis soyeux. Deux fois, le garçon passa la tête dans la pièce sans mot dire pour voir si elle avait besoin de quoi que ce soit.

— Dites-moi le nom de ces céréales, s’il vous plaît.

Non. Erreur.

— Mais d’abord, dites-moi votre nom.

— Akidan, chuchota-t-il. Et ça, c’est du tuzi.

— C’est très bon. Je n’en avais jamais mangé. On en cultive par ici ?

Akidan hocha la tête. Il avait un visage doux et fort, encore enfantin, mais qui laissait discerner l’homme qu’il serait.

— C’est bon pour le bois, murmura-t-il.

Sutty acquiesça d’un air sagace.

— Et délicieux, ajouta-t-elle.

— Merci, yoz.

Yoz. Un terme défini par la Corporation comme ressortissant au discours servile et proscrit depuis cinquante ans au moins. Il signifiait à peu près prochain (et prochaine), au sens de compagnon (et compagne). Sutty ne l’avait jamais entendu prononcer, sinon sur les bandes grâce auxquelles elle avait appris la langue, sur Terre. Quant à « bon pour le bois », s’agissait-il également d’une détestable survivance des temps anciens ? Elle le saurait peut-être demain. Ce soir, elle allait prendre un bain, dérouler son lit et dormir dans le noir, dans le silence béni de ces montagnes.


Quelqu’un, sans doute Akidan, donna un petit coup à la porte, la guidant vers le petit déjeuner que contenait un plateau sur pieds posé dans le couloir. Il y avait une grosse tranche de fruit émincée et épépinée, des bouts d’un aliment saumuré, jaune et piquant, dans une soucoupe, un gâteau friable, grisâtre, et une grande tasse sans anse contenant un thé chaud, au goût piquant qu’elle détesta d’abord et finit par trouver agréable. Le fruit et le gâteau, frais, délicats, la régalèrent. Elle laissa les petits morceaux jaunes saumurés. Lorsque le garçon vint chercher le plateau, elle lui demanda le nom de tout, car la nourriture, présentée avec soin, ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait mangé à la capitale. L’aliment saumuré, c’était de l’abid, lui dit Akidan.

— C’est pour le matin, pour aider le fruit à passer.

— Il vaut mieux que j’en mange, alors ?

Il sourit, gêné.

— Ça aide à équilibrer.

— Je vois. D’accord, je le mange.

Elle le mangea. Akidan parut satisfait.

— Je viens de très loin, Akidan, dit-elle.

— De Dovza-Ville.

— De plus loin. D’un autre monde. La Terre.

— Ah.

— J’ignore donc la façon dont on vit ici. J’aimerais te poser toutes sortes de questions. Ça ne te dérange pas ?

Il eut un geste très adolescent, mi-hochement de tête, mi-haussement d’épaules. Quel que soit le sens qu’il lui donnait, il acceptait avec aplomb le fait qu’une Observatrice de l’Ékumen, une outremondaine qu’il aurait pu s’attendre à ne voir que sous la forme d’une image électronique émise de la capitale, vive sous son toit. Pas trace de la xénophobie patente chez l’homme désagréable rencontré sur le bateau.

La tante d’Akidan, l’infirme qui semblait toujours percluse de légères souffrances, parlait peu, souriait moins, mais montrait la même acceptation tranquille, sans équivoque. Sutty prit ses dispositions avec elle pour garder sa chambre deux semaines ou plus. Elle s’était demandé si elle était la seule cliente de la pension ; en visitant la maison, elle ne vit qu’une chambre d’hôte, la sienne.

En ville, l’entrée et la sortie de chaque hôtel, pension, restaurant, boutique, magasin, bureau ou bâtiment officiel lisait votre puce d’identité, le LIZ, un équipement capital qui garantissait votre existence en tant que producteur-consommateur dans les bases de données de la Corporation. On lui avait attribué le sien lors des longues procédures d’admission à l’astroport. Sans lui, l’avait-on avertie, elle n’aurait pas d’identité sur Aka. Elle ne pourrait pas louer de chambre, retenir un robotaxi, acheter à manger au marché ni payer son repas au restaurant, ni pénétrer dans un bâtiment public sans déclencher une alarme. De manière générale, les Akiens se le faisaient implanter dans le poignet gauche. Elle avait choisi de le porter en bracelet. Tandis qu’elle discutait avec la tante d’Akidan dans la minuscule réception, elle se vit chercher du regard le lecteur de LIZ, le bras gauche levé dans la posture universelle. Mais la femme avait fait pivoter son fauteuil vers un comptoir massif garni de douzaines de petits tiroirs. Après quelques erreurs acceptées de bon gré et plusieurs moments de réflexion, elle localisa celui qu’elle cherchait et en sortit un carnet à souche poussiéreux dont elle détacha un formulaire. Elle refit pivoter son fauteuil et tendit le papier à Sutty afin que celle-ci le remplisse à la main. Il était si vieux qu’il avait tendance à se désagréger, mais il comportait bel et bien un emplacement où inscrire son code LIZ.

— Yoz, s’il vous plaît, dit Sutty pour attirer l’attention de la femme avant d’enchaîner par une nouvelle formule tirée des Exercices avancés, comment dois-je m’adresser à vous ?

— Je m’appelle Iziézi. S’il vous plaît, comment dois-je m’adresser à vous, yoz et deybériennduine ?

Bienvenue-sous-mon-toit. Un joli mot.

— Je m’appelle Sutty, yoz et gentille aubergiste.

Le second terme, improvisé, parut faire son office.

Les traits tirés du visage mince se décrispèrent un peu. Quand Sutty rendit le formulaire à la femme, celle-ci plaqua ses deux mains jointes sur son plexus solaire, avec une légère inclinaison de tête, très formelle cependant : salut proscrit par-dessus tout. Sutty le lui rendit.

En partant, elle vit Iziézi ranger le carnet à souche et le formulaire dans un autre tiroir. La Corporation, semblait-il, ignorerait, du moins pendant quelques heures, où résidait au juste l’individu /EX/HH 440 T 386733849 H 4/4939.

J’ai échappé à la toile, se dit Sutty, qui sortit.

Si la pénombre régnait à l’intérieur de la maison, les lucarnes placées en haut des murs ne montrant qu’un azur éclatant, la clarté du jour l’aveugla. Les murs blancs, les tuiles vernissées, les rues abruptes dallées d’ardoise, tout reflétait la lumière du soleil. Au-dessus des toits, vers l’est, quand elle retrouva une vision normale, elle aperçut un autre mur blanc d’une hauteur vertigineuse – rideau ondulant qui masquait la moitié du ciel. Elle le contempla, interdite, en clignant des yeux. Un nuage ? Une éruption volcanique ? Une aurore boréale en plein jour ?

— La mère, dit un petit homme édenté.

La peau couleur de poussière, il lui souriait au milieu de la rue, campé derrière une charrette à bras à trois roues.

Sutty le regarda en cillant.

— La mère d’Éréha, expliqua-t-il en désignant la paroi lumineuse. Silong. Hein ?

Le mont Silong. Sur la carte. Le point culminant de la chaîne des Sources et du Grand Continent d’Aka. Oui. La pente du terrain le leur avait dissimulé tout le temps qu’ils remontaient le fleuve. D’ici, on en discernait peut-être la moitié supérieure, un éclat en dents de scie au-dessus duquel flottait, plus imposant encore, titanesque, éthéré, un pic cornu qui se fondait presque dans la lumière dorée. À son sommet flottaient des pennons de neige soulevés par le vent incessant.

Tandis qu’ils le fixaient, le charretier et elle, d’autres firent halte pour les aider à regarder. C’est en tout cas l’impression qu’elle en retira. Sachant tous à quoi Silong ressemblait, ils pouvaient l’aider à le voir. Ils prononcèrent le nom de la montagne, l’appelèrent Mère en désignant le fil scintillant du fleuve au bas de la rue. L’un d’eux dit :

— Tu irais sur Silong, yoz ?

Maigres, petits, avec les joues rebondies et les yeux plissés des montagnards, les dents gâtées, vêtus d’habits rapiécés, la peau de leurs longues mains fines et de leurs pieds rendue rugueuse et grossière par le froid et les plaies, ils étaient du même brun qu’elle.

— Là-haut ?

Elle les regarda et, les voyant tous lui sourire, ne put s’empêcher de leur sourire en retour.

— Pourquoi ? ajouta-t-elle.

— Sur Silong, on vit éternellement, dit une femme noueuse dont le sac à dos regorgeait de ce qui ressemblait à des pierres ponces.

— Il y a des grottes, dit un homme au visage jaunâtre couturé de cicatrices. Des grottes pleines d’existence.

— Du sexe bien chouette ! dit le charretier dans un éclat de rire général. Du sexe qui dure trois cents ans.

— C’est trop haut, dit Sutty. Comment monter si haut ?

Ils lui sourirent tous largement et dirent à l’unisson :

— En volant !

— Un avion pourrait se poser là-dessus ?

Ils gloussèrent, secouèrent la tête.

— Nulle part, dit la femme noueuse.

— Aucun avion, dit l’homme jaunâtre.

Et le charretier d’ajouter :

— Après trois cents ans de sexe, n’importe qui volerait !

Ils turent soudain leurs rires, et vacillèrent comme des ombres, et disparurent, et il n’y avait plus que le charretier, déjà à mi-pente, et Sutty qui regardait le Moniteur.

Il semblait immense. Il n’était pas de haute taille, mais ici il dominait tout. Sa peau, sa chair, se démarquait de celle des gens d’ici, plus lisse, comme du cuir, voire du plastique, et avec sa tenue, tunique et jambières bleu et marron clair propres et repassées, cet uniforme pareil à tout uniforme, il paraissait tout aussi déplacé qu’elle à Okzat-Ozkat. C’était un étranger.

— Il est interdit de mendier, dit-il.

— Je ne mendiais pas.

Il marqua une courte pause, puis :

— Vous m’avez mal compris. N’encouragez pas les mendiants. Ce sont des parasites. Il est interdit de donner l’aumône.

— Personne ne mendiait.

Il la salua de son bref hochement de tête – très bien, tenez-le-vous pour dit – et se détourna.

— Merci beaucoup pour votre charme et pour votre courtoisie ! dit Sutty dans sa propre langue natale.

Erreur, erreur. Elle devait éviter le sarcasme, quelle que soit la langue employée, même si le Moniteur n’avait pas remarqué le ton de sa voix. Il était insupportable, mais cela n’excusait pas l’attitude de Sutty. Si elle voulait obtenir des informations, il lui fallait conserver les bonnes grâces des officiels locaux ; si elle voulait apprendre quoi que ce soit, elle devait se garder de porter des jugements. La vieille devise des loinvoyageurs : L’opinion tue la réceptivité. Peut-être ces passants étaient-ils, en réalité, des mendiants. Comment aurait-elle pu avoir une certitude ? Elle ne savait rien, rien de cet endroit, rien de ces gens.

Elle partit explorer Okzat-Ozkat avec la détermination, toute d’humilité, de n’avoir aucune opinion à son propos.

Les édifices modernes – prison, préfectures civile et de district, bureaux de l’agriculture, de la culture, des mines, institut de formation des maîtres, lycée – ressemblaient aux bâtiments administratifs des autres villes qu’elle avait vues : des blocs massifs, sans apprêt. Ici, ils n’étaient que d’un ou deux étages, mais ils dominaient tout, comme le Moniteur. Le reste de la ville était petit, subtil, sale, fragile. Des murs de maison bas, peints en rouge ou en orange, des lucarnes placées juste sous les avant-toits, des toits de tuiles rouges ou vert olive dont les angles s’ornaient de spirales et dont des animaux fantastiques en céramique relevaient les coins en les serrant dans leur gueule ; des échoppes aux murs intérieurs et extérieurs couverts d’inscriptions dans la vieille écriture idéographique, blanchies, mais ressortant sous la chaux, et presque lisibles de manière subliminale. Des rues et des escaliers abrupts dallés d’ardoise, menant à des portes fermées, peintes en rouge et bleu et chaulées. Des ateliers en plein air où des hommes tissaient de la corde ou taillaient de la pierre. Des bandes de jardinets entre les maisons, où des vieilles femmes bêchaient, désherbaient, géraient le flux de leurs minuscules systèmes d’irrigation. Quelques voitures, sur le port ou garées près des grands bâtiments blancs, mais, dans les rues, des piétons, parfois poussant des brouettes ou tirant des chariots à bras. Et, instant d’émerveillement, une caravane arrivant de la campagne : de grandes éberdines qui tiraient des charrettes à deux roues surmontées de toits de tente à franges vertes, et deux autres de ces animaux, plus gros encore, de la taille d’un poney, des cloches nouées à la longue laine de leur cou, montés chacun par une femme en long manteau rouge assise, impassible, sur une haute selle à cornes.

Le défilé, dans un concert de tintements, passa devant la façade de la Préfecture de district, lambeau désinvolte du passé sous le regard aveugle du futur. Mêlée d’exhortations, une musique censée inspirer les foules beuglait depuis le toit du bâtiment. Sutty suivit la caravane sur quelques pâtés de maisons et la regarda s’arrêter au bas d’un grand escalier. Des passants s’arrêtèrent, toujours affables, avec cet air de vouloir l’aider, elle, à regarder, sans mot dire. Des gens sortis par les portes bleu et rouge descendirent l’escalier pour accueillir les cavalières et porter leurs bagages. Un hôtel ? La résidence des propriétaires de la caravane ?

Elle remonta vers l’une des échoppes qu’elle avait vues dans la partie haute de la ville. Si elle avait bien compris les annonces qui entouraient la porte, la boutique vendait des lotions, des onguents, des odeurs et des fertilisants. L’achat d’un peu de crème pour les mains lui laisserait peut-être le temps de lire certaines des écritures anciennes, proscrites, qui s’étalaient sur les murs du sol au plafond. Sur la façade, elles avaient été chaulées, puis recouvertes d’inscriptions en graphie moderne, suffisamment passées pour lui permettre de déchiffrer certains des mots sous-jacents. C’est là qu’elle avait lu « odeurs et fertilisants ». Des parfums, sans doute, et… et quoi ? La fertilité ? Des remèdes contre la stérilité, peut-être ? Elle entra.

Aussitôt, elle se retrouva baignée d’odeurs – fortes, suaves, piquantes, inconnues. Épices et pénombre. Elle eut l’étrange sensation de voir pictogrammes et idéogrammes qui recouvraient les murs de leurs courbes épaisses en noir et bleu roi fluctuer, de les voir non pas tressauter telle une écriture aperçue du coin de l’œil, mais grandir et rapetisser doucement, régulièrement, comme s’ils respiraient.

La pièce haute de plafond était éclairée par les lucarnes usuelles et garnie de meubles à tiroirs. Une fois accoutumée à l’obscurité, elle avisa un vieil homme maigre debout à un comptoir sur sa gauche. Derrière lui, à hauteur de sa nuque, deux caractères se détachaient nettement du mur. Elle les lut d’instinct et leurs divers sens se manifestèrent plus ou moins en même temps : éminent/sommet/chapeau de feutre/baisser les yeux/entamer une ascension, et deux/dualité/côtés/ reins/joindre/séparer.

— Yoz et deybériennduine, puis-je vous être utile ?

Elle lui demanda un onguent ou une lotion pour la peau sèche. Hochant la tête d’aimable façon, il se mit à fouiller ses milliers de petits tiroirs, de l’air serein de qui finira par trouver ce qu’il veut, comme Iziézi dans son bureau.

Sutty put ainsi lire les murs, mais cette fluctuation illusoire continuait à la gêner, et elle peinait à déchiffrer les inscriptions. Contrairement à ce qu’elle avait cru de prime abord, il ne devait pas s’agir de publicités, mais de recettes, de sorts, de citations. Il était souvent question de racines et de branches. Un symbole qu’elle aurait traduit par sang, s’il n’avait été paré d’un qualificatif Élémentaire différent, de sorte qu’il signifiait peut-être lymphe ou sève. Des termes comme : « les cinq des trois, les trois des cinq ». Alchimie ? Médecine, prescriptions, charmes ? Ce dont elle était sûre, c’était de se trouver en présence de mots anciens, et de sens anciens, de lire le passé d’Aka pour la première fois. Et elle n’y comprenait rien.

À en juger par son expression, le propriétaire trouva un tiroir à sa convenance. Il en fixa le contenu du regard durant un moment d’un air satisfait avant d’en extraire un bocal en argile non vitrifié qu’il posa sur le comptoir. Puis il repartit à fouiller les tiroirs démunis d’étiquettes jusqu’à en choisir un autre qui lui plaisait. Il l’ouvrit, regarda dedans et, au bout d’un moment, en sortit une boîte en carton doré qu’il emporta dans l’arrière-salle. Il finit par revenir porteur de la boîte, d’un pot vitrifié de couleur vive, et d’une cuillère, et il plaça ces objets en rang sur le comptoir. À l’aide de la cuillère, il transféra un peu du contenu du pot non vitrifié dans le pot vitrifié, essuya l’ustensile avec un chiffon rouge qu’il tira de sous le comptoir, versa dans le pot vitrifié deux cuillerées de la fine poudre pareille à du talc que renfermait la boîte dorée, et entreprit de touiller sa mixture avec une infinie patience.

— Cela rendra l’écorce bien lisse, dit-il.

— L’écorce, répéta Sutty.

Il sourit et, posant la cuillère, se lissa le dos de la main avec la paume de l’autre.

— Le corps ressemble à un arbre ?

— Ah, dit-il de la façon dont Akidan l’avait dit.

Un assentiment, assorti d’une certaine réserve. Oui, mais pas tout à fait. Oui, mais on n’utilise pas ce mot. Oui, mais inutile d’en parler. Un oui assorti d’une échappatoire.

— Dans le nuage noir qui descend du ciel… l’arbre… fourchu… deux fois fourchu… ?

Sutty s’efforçait de déchiffrer une inscription effacée, mais magnifiquement dessinée, en haut d’un des murs.

Il abattit une main à grand bruit sur le comptoir et se plaqua l’autre sur les lèvres.

Sutty tressaillit.

Ils se dévisagèrent. Le vieil homme abaissa sa main. Malgré sa réaction, il paraissait toujours serein. Peut-être souriait-il.

— Pas à haute voix, yoz, souffla-t-il.

Sutty continua de le dévisager, puis ferma la bouche.

— De vieux décors, voilà tout, poursuivit-il. Du papier peint désuet. Des points et des traits dénués de sens. Il vit des gens désuets par ici. Ils laissent ces vieux décors au lieu de repeindre les murs en blanc tout propre. En blanc muet. Le silence est une chute de neige. Bien, yoz et honorable cliente, cet onguent permet à la peau de mieux respirer. Voulez-vous l’essayer ?

Elle trempa son doigt dans le pot et étala un peu de crème de couleur pâle sur ses mains.

— Oh, parfait. Et quelle bonne odeur ! Comment cela s’appelle-t-il ?

— Le parfum, c’est de l’herbe immimi, la composition de l’onguent, un secret, et le prix, rien.

Sutty avait pris le pot et l’admirait ; il s’agissait sans nul doute d’une pièce antique, en verre massif verni, nantie d’un couvercle qui se vissait, une véritable œuvre d’art.

— Oh, non, non, non, dit-elle.

Mais le vieil homme leva ses mains jointes comme l’avait fait Iziézi et baissa la tête avec tant de dignité qu’elle n’eut pas le courage de protester davantage. Elle imita son geste. Puis elle sourit et demanda :

— Pourquoi ?

— …l’arbre à foudre deux fois fourchu s’élance du sol, dit-il d’une voix presque inaudible.

Après un temps, elle leva les yeux vers l’inscription et vit qu’elle s’achevait par les mots qu’il venait de prononcer. Leurs regards se croisèrent de nouveau. Puis il se retira dans son recoin obscur et, son cadeau serré entre ses mains, elle sortit et cilla face à l’éclat du jour.

Elle s’interrogea tout au long du dédale de rues qu’elle descendait pour regagner son auberge. Il semblait que le Mobile d’abord, le Moniteur ensuite et enfin le Fertiliseur, ou quel que soit son nom, l’avaient cooptée sans difficulté, impliquée dans leur projet sans lui dire de quoi il retournait. Tong : trouvez les gens qui savent les histoires et faites-moi part de vos découvertes. Le Moniteur : évitez les dissidents réactionnaires et faites-moi part de vos découvertes. Quant au Fertiliseur, avait-il acheté son silence ou récompensé ses paroles ? Elle penchait pour la seconde option. Si elle avait une certitude, c’était que son ignorance des tenants et aboutissants de la situation représentait un danger, pour elle-même ou pour d’autres personnes.

Avide de puissance technologique et de liberté intellectuelle, le gouvernement de ce monde avait mis le passé hors la loi. Elle ne sous-estimait pas l’hostilité de l’État corporatiste akien envers les « vieux décors » et ce qu’ils signifiaient. Habitudes, mœurs, manières, idées et dévotions ancestrales ne pouvaient, aux yeux d’un pouvoir qui avait proscrit l’histoire, la tradition et les coutumes, qu’apparaître comme propagatrices de fléaux, cadavres puants à brûler ou à enterrer. Il fallait effacer l’écriture qui les préservait.

Si les films éducatifs et les quasis historiques qu’elle avait étudiés à la capitale se fondaient sur des faits réels, ce qui devait être le cas, au moins partiellement, les spectateurs actuels avaient vu de leur vivant des hommes et des femmes écrasés par la chute des murs de leurs temples, brûlés vifs avec les livres qu’ils essayaient de sauver, emprisonnés à vie pour avoir enseigné la sédition passéiste et l’idéologie réactionnaire. Films et quasis, pour glorifier la guerre contre hier, dépeignaient bombardements, autodafés et destructions en termes épiques. De vaillants jeunes gens des deux sexes se libéraient de parents stupides, de prêtres malhonnêtes, de maîtres superstitieux, de suppôts de la réaction, et brûlaient sans sourciller la forêt pestilentielle de l’erreur pour planter le verger de la vérité ; dénonçaient le vil professeur cachant un dictionnaire d’idéogrammes sous son lit ; faisaient sauter les sales nids où s’entassaient les poisons de l’ignorance ; abattaient les fragiles remparts de la superstition ; et, main dans la main, prenaient la tête de la Marche vers les Étoiles afin de guider leurs camarades producteurs-consommateurs.

Derrière la rhétorique spécieuse et bouffie, elle devinait une passion, une souffrance bien réelle, des deux côtés. Cela allait sans dire. Elle était une enfant de la violence, ainsi que Tong l’avait souligné. Pourtant, elle avait du mal à se faire à l’idée qu’ici, ironie du sort, tout se passait à l’inverse de ce qu’elle avait connu jadis, en une sorte de négatif : c’étaient les croyants les persécutés.

Mais chacun avait foi en sa propre croisade : terroristes séculiers, terroristes religieux, où était la différence ?

Un seul trait inhabituel l’avait frappée dans ce torrent de propagande issu des ministères de l’information et de la Poésie, le fait que les héros de ces contes moraux aillent par deux : frère et sœur, fiancés, mari et femme. Un couple d’amants était, bien sûr, hétérosexuel. Le gouvernement ne laissait rien au hasard dans sa lutte contre la « déviance ». Tong l’avait avertie dès leur première rencontre :

— Nous devons nous conformer à l’usage. Aucune discussion, aucune remise en question possible. Tout ce qui pourrait être interprété comme des avances à l’égard d’une personne du même sexe est un crime. Comme c’est triste… comme c’est assommant. Les pauvres gens !

Il avait soupiré à l’idée de la souffrance des bigots et des puritains ; de leur souffrance, et de leur cruauté.

Cet avertissement s’était révélé inutile, puisqu’elle ne rencontrait les gens que dans l’exercice de leurs fonctions, mais, bien entendu, elle en avait tenu compte ; et cet état de fait avait participé de sa terrible déception initiale, de son découragement. Les usages et la langue de l’Aka d’avant l’État corporatiste, qu’elle avait appris sur Terre, l’avaient amenée à penser qu’elle allait aborder une société libérée en matière de sexualité et de hiérarchie des sexes. La société de son propre coin de Terre demeurait corsetée par un système de castes sexuelles et sociales renforcé par la misogynie et l’intolérance des Unistes. Nulle part sur la planète, même dans les Enclaves, on n’évitait cette chape. L’un des motifs de son choix d’Aka comme spécialité, de son apprentissage de ses langues, c’était, ainsi que Pao et elle l’avaient lu, que tous les usages indiquaient une société sans domination d’un sexe sur l’autre où l’hétérosexualité n’était ni obligatoire, ni même privilégiée. Cela avait peut-être été le cas, mais tout avait changé durant les années qu’avait duré son voyage spatial. À son arrivée ici, elle avait dû renouer avec la prudence, la discrétion, la dissimulation. Et sans doute avec le danger.

Alors, pourquoi s’efforçaient-ils tous de la recruter, de l’utiliser ? Elle n’avait rien d’une perle.

Les motivations de Tong semblaient, au premier abord, évidentes : il avait sauté sur l’occasion d’envoyer quelqu’un explorer à son gré et l’avait choisie parce qu’elle maîtrisait la langue, l’écriture ancienne, et saurait identifier ce qu’elle trouverait. Mais qu’était-elle censée faire de ses éventuelles découvertes ? Il s’agirait de contrebande. De biens illicites. De sédition anticorporatiste. Il avait approuvé sa décision d’effacer les fragments de vieux livres transmis par ansible. Et il voulait qu’elle archive le même type de matériel ?

Quant au Moniteur, il faisait l’important. Ce devait être un plaisir, pour un poids moyen de l’orthodoxie culturelle, de donner des ordres à une authentique étrangère, à une Observatrice de l’Ékumen : fuyez les parasites… ne quittez pas la ville sans ma permission… référez-en au patron, moi…

Et le Fertiliseur ? Elle restait persuadée qu’il savait qui elle était, et que son cadeau allait au-delà de la simple courtoisie envers une inconnue. Mais dans quel but ?

Étant donné son ignorance, si elle laissait l’un d’entre eux contrôler ses actes, elle risquait de faire du mal. Mais si elle tentait une action d’éclat, elle ferait du mal, sans aucun doute. Elle devait patienter, attendre, observer, apprendre.

Tong lui avait donné un mot de code à inclure dans un message en cas de problème : le terme « dévolution ». Mais il ne s’attendait guère à des difficultés. Les Akiens adoraient leurs invités étrangers, les vaches dont ils trayaient le lait de la technologie. Il ne fallait pas qu’elle laisse la prudence la paralyser. Okzat-Ozkat était une ville pauvre, un petit bourg provincial que le progrès sur Aka tirait vaille que vaille dans son sillage et qui restait assez à la traîne pour conserver des vestiges du mode de vie ancestral. La Corporation avait consenti à laisser un outremondain y séjourner parce que la région était reculée, voire arriérée, mais pittoresque. Tong, en l’envoyant ici, suivait son intuition ou espérait découvrir sous la chape monolithique et univoque de la réussite d’Aka des traces de ce que l’Ékumen chérissait : le caractère des gens, leur mode de pensée, leur histoire. L’État corporatiste voulait oublier, dissimuler, proscrire, enfouir tout cela et ne serait pas ravi qu’elle le retrouve. Mais il était loin le temps où les réfractaires étaient enterrés ou brûlés vifs. Non ? Le Moniteur irait de ses fanfaronnades et de ses intimidations, mais que pouvait-il faire ?

À elle, rien ou presque. Aux gens qu’elle rencontrait et qui lui parlaient, bien pis, peut-être.

Calme-toi. Écoute. Écoute ce qu’ils ont à dire.

À cette altitude, l’air était sec. Froid à l’ombre, chaud au soleil. Elle fit halte dans une cafétéria près de l’institut de formation des maîtres, acheta une bouteille de jus de fruit et l’emporta à une table en terrasse. Comme d’habitude, les haut-parleurs noyaient la place sous un déluge de musiques entraînantes, d’exhortations, de nouvelles des récoltes, de statistiques de production, des conseils de santé. Elle devait décoder ce bruit, trouver son sens caché.

Celui-ci résidait-il dans son caractère incessant ? Les Akiens redoutaient-ils le silence ?

Autour d’elle, personne ne paraissait redouter quoi que ce soit. Ses voisins, des étudiants vêtus de l’uniforme vert et rouille de l’Éducation, qui possédaient les joues rebondies et la structure osseuse délicate des passants âgés, mais aussi la carrure et l’éclat d’une jeunesse sûre de soi, bavardaient et s’interpellaient sans lui prêter attention. Toute femme âgée de plus de trente ans leur était une étrangère.

Ils mangeaient ce qu’elle mangeait à la capitale, des plats préparés salés-sucrés enrichis en protéines, et buvaient de l’akakafi, une boisson chaude indigène rebaptisée d’un nom semi-terrien. La Corporation le commercialisait sous la marque Poudrétoile, qu’on retrouvait partout. Noir, doux-amer, l’akakafi contenait un singulier mélange d’alcaloïdes, de stimulants et de calmants. Sutty détestait son goût et la sensation duveteuse qu’il laissait sur sa langue, mais elle avait appris à le supporter, car boire un akakafi était un des rares rituels sociétaux que les habitants de Dovza-Ville se permettaient, de sorte qu’ils y tenaient. « Une petite tasse d’akakafi ? » criaient-ils dès votre arrivée à la maison, au bureau, à la réunion. Refuser, c’était les rejeter, voire les insulter. Une bonne part des conversations tournaient autour de l’akakafi : quel était le meilleur (pas le Poudrétoile, bien sûr), où on le cultivait, où on le transformait, comment on le préparait. Chacun se vantait du nombre de tasses bues dans la journée, comme si cette dépendance bénigne était digne d’éloges. Ces jeunes Éducateurs en absorbaient des litres.

Elle les écouta donc évoquer examens, mentions, et voyages d’agrément. Personne ne parlait de lecture, ni de la teneur des cours, à part deux étudiants, non loin d’elle, qui discutaient de la meilleure façon d’apprendre aux enfants de la maternelle à utiliser les toilettes. Le garçon soutenait que la honte constituait la meilleure incitation. « Essuie-les et souris », répondit la fille. Son interlocuteur, irrité, se lança alors dans un véritable discours sur la nécessaire intégration dans le groupe, l’apprentissage de l’éthique et le laxisme en matière d’hygiène.

Sur le chemin du retour, Sutty se demanda si la culture akienne se basait sur la culpabilité, la honte ou un sentiment spécifique. Comment se pouvait-il que tout le monde veuille aller dans la même direction, parler la même langue, croire aux mêmes valeurs ? Par peur d’être mauvais, ou par peur d’être différent ?

Mais elle en revenait à la peur. C’était son problème, pas le leur.

Elle trouva son hôtesse infirme installée sur le pas de sa porte. Elles se saluèrent timidement, en usant de formules de politesse illégales. Pour faire la conversation, Sutty dit :

— J’adore vos thés. Bien meilleurs que l’akakafi.

Si Iziézi ne plaqua pas une main sur son accoudoir ni l’autre sur sa bouche, elle tressaillit, et dit « Ah ! » du même ton que le Fertiliseur. Après un long silence, elle répondit, prudemment, en raccourcissant le mot inventé :

— Mais l’akafi vient de votre pays.

— Certains peuples de la Terre boivent un breuvage similaire. Pas le mien.

Iziézi semblait tendue. Le thème paraissait ardu.

Si chaque sujet était un champ de mines, se dit Sutty, il n’y avait qu’à se frayer un chemin parmi les explosions.

— Vous non plus, vous n’aimez pas ça ?

Iziézi grimaça. Après un âpre silence, elle déclara :

— C’est mauvais pour les gens. Ça assèche la sève et ça désorganise la circulation. Les gens qui boivent de l’akafi, ils ont les mains qui tremblent, le cœur qui bat trop vite. En tout cas, c’est ce qu’on disait. Avant. Il y a longtemps. Ma grand-mère le disait. Tout le monde en boit maintenant. C’était une de ces vieilles règles, vous voyez. Les règles modernes ont changé. Les gens modernes aiment l’akafi.

Prudence ; confusion ; conviction.

— Au début, je n’aimais pas le thé du petit déjeuner, et puis si. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça fait ?

Le visage d’Iziézi se détendit.

— C’est du bézit. Il enclenche la circulation et réunit. Il rafraîchit un peu le foie, aussi.

Sutty, faute de savoir la traduction d’« herboriste », dit :

— Vous êtes… professeur d’herbes.

— Ah !

L’explosion d’une petite mine. Un petit avertissement.

— Les professeurs d’herbes sont respectés et honorés, dans mon pays, dit Sutty. Beaucoup sont médecins.

Iziézi ne répondit rien, mais, peu à peu, son visage se détendit de nouveau.

Alors que Sutty se détournait pour entrer, l’infirme dit :

— Je vais au cours de sport dans quelques minutes.

De sport ? Sutty jeta un coup d’œil sur les bâtonnets immobiles qui pendaient aux genoux d’Iziézi.

— Si vous n’en avez pas trouvé et que vous voulez venir…

La Corporation encourageait la gymnastique. Chacun à Dovza-Ville appartenait à un Gymnogroupe et fréquentait un cours d’éducation physique. Plusieurs fois par jour, les haut-parleurs beuglaient une musique martiale et des « Un ! Deux ! », et usines et bâtiments administratifs déversaient dans les rues et les cours leurs producteurs-consommateurs prêts à sauter, à s’étirer, se fléchir et se balancer à l’unisson. En sa qualité d’étrangère, Sutty avait presque toujours réussi à éviter ces groupes ; mais elle avisa le visage usé d’Iziézi et dit :

— J’aimerais beaucoup.

Elle alla trouver une place d’honneur pour son joli pot d’onguent dans sa salle de bains et passer un pantalon ample à la place de son caleçon. Quand elle sortit, Iziézi s’appuyait sur des béquilles pour se hisser dans un petit fauteuil roulant électrique de fabrication corporatiste et de modèle Spatial. Sutty loua sa conception.

— Il fonctionne bien en terrain plat, dit Iziézi.

Et l’infirme de remonter, non sans à-coups, la rue en pente au pavé disjoint, escortée par Sutty, qui l’assistait dès que le fauteuil se coinçait, soit tous les deux mètres environ. Elles arrivèrent devant un bâtiment bas, avec des lucarnes sous l’avant-toit et une double porte. Jadis, un des panneaux avait été rouge, l’autre bleu. Le motif de nuages bleus et rouges peints dessus transparaissait en rose et gris spectraux sous les couches de chaux. Iziézi fonça droit sur la porte, dont les deux battants s’ouvrirent à la volée sous le choc. Sutty entra à sa suite.

À l’intérieur, il faisait, semblait-il, noir comme dans un four. Si Sutty s’habituait à ces passages de la pénombre du dedans à l’éclat aveuglant du dehors et vice versa, ce n’était pas le cas de ses yeux. Une fois entrée, Iziézi marqua une pause pour lui laisser le temps de retirer ses chaussures et de les poser sur une étagère, au bout d’une file indistincte de chaussures toutes pareilles modèle Vers-les-astres en toile noire, bien entendu. Puis l’infirme se lança sans sourciller à vive allure sur une longue rampe descendante qui la déposa devant un banc contre lequel elle gara son fauteuil avant de se hisser dessus. Il paraissait placé en bordure d’un vaste tapis qui se perdait dans l’obscurité ouatée.

Sutty discernait de vagues silhouettes assises en tailleur ici et là sur le tapis. Il y avait un unijambiste calé sur le banc près d’Iziézi, laquelle posa ses béquilles et leva les yeux sur elle avant de tapoter le tapis. La porte s’ouvrit et se referma sur un nouveau venu ; Sutty aperçut, dans la brève clarté grise, le beau sourire d’Iziézi, vision étonnante et touchante.

Elle s’installa, en tailleur, les mains dans son giron. Pendant un long moment, rien ne se passa. Ça n’avait rien de commun avec les cours de sport auxquels elle avait pu assister et ça lui convenait d’autant mieux. Les participants entraient par un ou par deux, en silence. Lorsqu’elle finit d’accommoder, elle constata que la pièce était immense, et sans doute presque entièrement souterraine. Ses longues lucarnes à ras de plafond, faites d’un verre bleuté épais, ne laissaient filtrer qu’une lumière diffuse. Le plafond, quant à lui, formait un dôme, ou une série d’arches ; c’est à peine si elle distinguait ses poutres sombres, ramifiées. Elle réprima sa curiosité et se concentra sur sa respiration tout en tâchant de rester lucide.

Hélas, en ce qui la concernait, méditation et sommeil semblaient toujours devoir aller de pair. Le simple fait que son voisin le plus proche commence à fluctuer à l’instar des idéogrammes sur le mur de la boutique du Fertiliseur n’éveilla en elle qu’un intérêt songeur. En se redressant un peu, elle constata qu’il levait les bras de façon à faire entrer en contact le dos de ses mains au-dessus de sa tête, puis les baissait en suivant un rythme lent et régulier accordé sur sa respiration. Iziézi et d’autres l’imitaient sur un rythme plus ou moins semblable. Cette gestuelle sereine, silencieuse, évoquait des méduses dans un aquarium peu éclairé. Elle se joignit à la pulsation générale.

Un par un, ici et là, des participants ajoutaient d’autres mouvements, tous sur le rythme lent d’une respiration. Il y avait des temps de repos, puis la fluctuation, étirer relâcher, inspirer expirer, recommençait, une vague silhouette après l’autre. Un son, doux, très doux, accompagnait l’exercice, murmure rythmique sans paroles, musique du souffle sans origine apparente. À l’autre bout de la salle, une silhouette grandit peu à peu, blanchâtre, ondulante : un homme ou une femme debout, accomplissant les mouvements de bras en se penchant en avant, en arrière ou sur le côté. Deux ou trois autres personnes se levèrent tout aussi souplement, comme dépourvues de charpente osseuse, et, les mains tendues, se balancèrent, sans décoller un pied du sol, évoquant plus que jamais une faune ou une flore marine enracinée – anémones, forêt d’algues –, tandis que l’incessante mélopée qui hésitait au seuil de l’audible montait et descendait, telle la houle…

Lumière, bruit – fracas et blancheur, comme si le toit avait été arraché. Des ampoules carrées nues brillaient d’un éclat aveuglant, pendues à des voûtes poussiéreuses. Sutty resta assise, horrifiée, alors que, tout autour d’elle, les gens se levaient d’un bond pour sautiller, caracoler, décocher des coups de pied en l’air, et qu’une voix rauque hurlait :

— Un ! Deux ! Un ! Deux ! Un ! Deux !

Elle tourna la tête vers Iziézi qui, assise sur son banc, marionnette au bout de ses fils, frappait l’air de ses poings, un, deux, un, deux. Son voisin unijambiste battait la mesure avec sa béquille en criant la cadence.

Croisant son regard, Iziézi lui fit signe de se lever.

Elle se leva donc, obéissante mais écœurée. Réussir une aussi belle méditation collective et la gâcher par cette séance de musculation ridicule… qu’est-ce qui leur prenait ?

Deux femmes en bleu et marron clair descendaient la rampe à grands pas derrière un homme en bleu et marron clair. Le Moniteur. Il posa aussitôt les yeux sur elle.

Elle se tenait au milieu des autres, tous immobiles, à part les poitrines qui se soulevaient et retombaient dans une respiration précipitée.

Personne ne prononça un mot.

L’interdiction des formules serviles, et notamment de toute phrase saluant une arrivée ou un départ, laissait des trous dans le tissu des relations sociales, des gouffres qu’il fallait franchir par un léger effort, une tension fréquente. Les Akiens citadins s’étaient habitués à cette affectation et n’en avaient sans doute même plus conscience, mais Sutty la ressentait toujours ; les gens d’ici aussi, semblait-il. Le silence imposé par les trois personnes sur la rampe mettait les autres en position d’infériorité, et ils n’avaient aucun moyen de le désamorcer. L’unijambiste finit par s’éclaircir la gorge et par déclarer, non sans bravade :

— Nous accomplissons les exercices de gymnastique hygiénique prescrits par le manuel de santé à l’usage des producteurs-consommateurs de la Corporation.

Les deux femmes escortant le Moniteur échangèrent un regard las et irrité, sur le mode du je-le-savais.

Le Moniteur s’adressa à Sutty depuis la rampe comme s’ils se trouvaient tout seuls dans la pièce :

— Vous êtes venue ici faire de la gymnastique ?

— Nous avons des exercices très similaires dans mon pays, dit-elle avec une éloquence née de sa consternation et de son indignation. Je suis ravie de trouver un groupe pour les pratiquer ici. L’exercice physique est souvent d’autant plus profitable qu’il est pratiqué au sein d’un groupe motivé. C’est du moins ce qu’on croit dans mon pays, sur Terre. Et, bien sûr, j’espère apprendre de nouveaux exercices auprès de mes hôtes.

Sans montrer la moindre réaction, sinon un bref temps d’arrêt, le Moniteur se détourna et suivit les femmes en bleu et marron clair qui remontaient la rampe. Elles sortirent. Il s’arrêta juste devant la double porte pour observer la salle.

— On continue ! s’époumona l’unijambiste. Un ! Deux ! Un ! Deux !

Tout le monde donna des coups de poing et des coups de pied dans le vide et sautilla frénétiquement pendant cinq ou dix minutes. Sutty, d’abord galvanisée par une vraie rage qui s’épuisa dans ces exercices absurdes, termina la séance avec l’envie de rire, de rire pour se débarrasser de sa crainte.

Elle poussa le fauteuil d’Iziézi en haut de la rampe et dénicha ses chaussures parmi celles qui étaient alignées. Le Moniteur se tenait toujours devant la porte. Elle lui sourit.

— Vous devriez vous joindre à nous, dit-elle.

Il la considéra d’un regard distant, critique, dénué de la moindre sympathie. C’était la Corporation qui la fixait ainsi et qui, ce faisant, lui déniait toute individualité.

Elle sentit qu’elle arborait une expression différente, tout à coup, qu’elle le toisait d’un air incrédule, dédaigneux, comme s’il était une vermine déplaisante. Erreur ! Erreur ! Trop tard. Elle l’avait dépassé, elle émergeait dehors, dans la fraîcheur du soir.

Elle continua de tenir le fauteuil pour aider Iziézi à zigzaguer d’ornière en nid-de-poule et pour se détacher de la haine subite que le Moniteur lui avait inspirée.

— Je vois ce que vous voulez dire par terrain plat.

— Il n’y a… rien de… plat, par… ici, balbutia Iziézi.

Cramponnée à ses accoudoirs, elle désigna pourtant les vastes parois du Silong qui brillait d’un éclat doré au-dessus des collines et des toits que le crépuscule obscurcissait déjà.

Une fois dans le vestibule de la pension, Sutty dit :

— J’espère participer à un autre de vos cours, un de ces jours.

Iziézi eut un geste soit d’assentiment, soit d’excuse.

— J’ai préféré la partie la plus calme, ajouta Sutty.

Comme elle n’obtenait aucun sourire, aucune réponse en retour, elle enchaîna :

— J’aimerais vraiment apprendre ces mouvements. Ils sont superbes. Ils ont l’air d’avoir un sens.

Iziézi ne disait toujours rien.

— Existe-t-il un livre que je pourrais étudier ?

La question semblait aussi prudente que téméraire.

Iziézi pointa son doigt vers la salle commune, où un moniteur vidéo/quasi trônait, aveugle, dans un angle. Une pile de bandes corporatistes s’élevait juste à côté. En plus des manuels dont chaque année voyait une édition remise à jour, vous receviez souvent de nouvelles bandes destinées à l’information, la formation, l’inspiration ou la propagande. En faculté, au travail, étudiants et employés devaient passer des examens à leur sujet, programmés ou non. La Maladie ne justifie pas l’ignorance ! clamaient les voix chaudes des vidéos corporatistes montrant des ouvriers hospitalisés qui commucipaient avec enthousiasme à un quasi consacré au moulage plastique. La richesse se mérite, et le mérite vous enrichit ! chantait le chœur sur la vidéo éducative dévolue au Capital-Labeur. L’essentiel de la littérature que Sutty avait étudiée se composait d’œuvres de ce genre, de style poétique et lyrique. Elle considéra la pile d’un regard noir.

— Le Manuel de santé, murmura vaguement Iziézi.

— Je pensais à quelque chose que je lirais dans ma chambre, la nuit. Un livre.

— Ah !

Cette fois-ci, la mine avait détoné tout près d’elle. Un silence s’ensuivit.

— Yoz Sutty, chuchota l’infirme, les livres…

Un nouveau silence, pesant.

Sutty s’entendit, comble de l’absurde, chuchoter aussi :

— Je ne voudrais pas vous mettre en danger.

Iziézi haussa les épaules : en danger ? et alors ? tout n’est que danger, disait son geste.

— Il semble que le Moniteur me suive.

Iziézi eut un geste qui signifiait : mais non, mais non.

— Ils viennent souvent au cours. On a quelqu’un pour surveiller la rue, allumer les lumières. Alors, on…

Et, avec lassitude, elle boxa le vide, un ! deux !

— Dites-moi les punitions, yoz Iziézi.

— Pour les anciens exercices ? On reçoit une amende. Ou on perd son permis. Peut-être qu’on doit juste aller à la Préfecture ou au Lycée étudier les Manuels.

— Et pour un livre ? Qu’on possède, qu’on lit ?

— Un… vieux livre ?

Sutty fit le geste qui signifiait : oui.

Iziézi hésitait à répondre. Elle baissa les yeux. Enfin :

— Peut-être beaucoup de problèmes, murmura-t-elle.

L’infirme était assise dans son fauteuil roulant. Sutty se leva. Le jour avait fini de déserter la rue. Le mur du Silong au-dessus des toits baignait dans une lueur rouille terne. Son sommet, lointain, éclatant, brillait encore d’un éclat doré.

— Je sais lire l’écriture ancienne. Je veux apprendre les façons d’antan. Mais je ne veux pas que vous perdiez votre permis de pension, yoz Iziézi. Adressez-moi à quelqu’un qui ne sera pas l’unique soutien de son neveu.

— Akidan ? dit Iziézi avec une énergie retrouvée. Oh, il vous ferait monter tout droit jusqu’à la Racine Maîtresse !

Puis elle plaqua une main sur un de ses accoudoirs et l’autre sur sa bouche.

— Il y a tant de choses interdites, dit-elle derrière sa main tout en posant sur Sutty un regard presque madré.

— Et oubliées ?

— Les gens se souviennent… ils savent, yoz. Je ne sais rien. Ma sœur savait. Elle était instruite. Pas moi. Je connais des… érudits. Mais jusqu’où voulez-vous aller ?

— Jusqu’où mes guides m’emmènent par gentillesse.

Elle avait puisé la tournure de phrase, non pas dans les Exercices avancés de grammaire à l’usage des Barbares, mais dans le fragment de livre, la page incomplète recelant le dessin d’un homme pêchant du haut d’un pont et quatre lignes d’un poème :

Où mes guides m’emmènent par gentillesse,

Je les suis, d’un pas léger,

Et il n’y a pas d’empreintes

Dans la poussière derrière nous.

— Ah, dit Iziézi.

Ce n’était pas l’explosion d’une mine, mais un long soupir.

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