6.

Elle chercha conseil auprès d’Odiédine Manma. Malgré le caractère mystérieux de son dit, malgré l’étrange événement qui s’était produit dans sa classe (et qu’elle était presque sûre d’avoir imaginé, désormais), elle le considérait comme doté de la meilleure expérience du monde et de la politique parmi tous les maz qu’elle connaissait, et elle avait besoin, avant tout, de conseils pratiques. Elle attendit la fin de son cours et lui demanda son avis.

— Maz Élyed veut-elle que j’aille dans cet endroit, cet umyazu, parce que ma présence contribuera à sa sécurité ? Je crois qu’elle pourrait avoir tort. Je crois que les… bleu et marron me surveillent sans cesse. Il s’agit bien d’un lieu secret, clandestin, n’est-ce pas ? Si j’y vais, ils pourront me suivre. Ils doivent disposer de toutes sortes d’appareils qui leur permettent de…

L’air conciliant, mais grave, Odiédine leva la main.

— Je ne pense pas qu’ils vous suivent, yoz. Ils ont reçu du Dovza l’ordre de vous laisser en paix. Pas de vous suivre ni de vous surveiller.

— Vous êtes au courant ?

Il hocha la tête.

Elle le crut. Dès son arrivée, elle avait senti le réseau, la toile invisible qui les reliait tous. Odiédine était l’une des araignées qui le tissaient.

— De toute façon, la route de Silong n’est pas facile à suivre, dit-il. Et vous pourriez partir discrètement.

Il se mordit la lèvre. Son visage d’ordinaire sombre et sévère s’adoucissait quelque peu.

— Si Maz Élyed a suggéré que vous alliez là-bas, et si vous en avez envie, j’aimerais vous montrer le chemin.

— Vous feriez ça ?

— Je suis allé au Giron de Silong un jour. J’avais douze ans. Mes parents étaient maz. C’étaient des temps difficiles. On brûlait les livres. La police était partout. Bien des choses ont été perdues, détruites. Il y avait des arrestations, la peur. Alors nous avons quitté Okzat pour les collines et les villes qui s’y trouvent, puis, durant l’été, contourné Zubuam, pour enfin rejoindre le giron de la Mère… J’aimerais parcourir ce chemin une nouvelle fois avant de mourir, yoz.


Sutty tâcha de ne pas laisser « d’empreintes dans la poussière ». Elle dit à Tong qu’elle ne prévoyait rien pour les quelques mois à venir, à l’exception d’un peu de marche en montagne et d’escalade. Elle ne parla à aucun de ses amis et professeurs, sauf Élyed et Odiédine. Elle se faisait du souci pour ses cristaux – elle en avait quatre, car elle avait encore vidé son noteur. Elle ne pouvait guère les laisser chez Iziézi, le premier endroit où les bleu et marron iraient chercher. Elle songeait à les enterrer et se demandait comment agir sans être vue quand Ottiar et Uming lui dirent en passant que, la police étant très affairée en ce moment, ils mettaient leur mandala en lieu sûr, et y aurait-il quelque objet qu’elle aimerait cacher par la même occasion ? Leur intuition lui parut surnaturelle, puis elle se rappela qu’ils faisaient eux aussi partie de la toile d’araignée… et avaient vécu le plus clair de leur vie d’adultes dans la clandestinité, en dissimulant leurs biens les plus précieux. Elle leur confia les cristaux. Ils lui indiquèrent où se trouvait la cachette.

— Au cas où, se justifia Ottiar d’un ton léger.

Elle leur dit qui était Tong Ov et quoi lui dire, au cas où. Ils se séparèrent sur de longues étreintes affectueuses.

Enfin, elle avertit Iziézi de la longue marche qu’elle comptait faire dans la montagne.

— Akidan vient avec vous, dit Iziézi avec un sourire enjoué.

Akidan sortait avec des amis. Les deux femmes dînaient ensemble, assises à la table sur le tapis rouge dans un angle de la cuisine immaculée d’Iziézi. C’était un soir de « petit festin » : plusieurs petits plats, aux saveurs délicatement soutenues, entourant une pile de tuzi à la crème. Le repas évoquait à Sutty ceux de sa lointaine enfance.

— Vous aimeriez le riz basmati, Iziézi ! dit-elle.

Puis elle enregistra ce que son amie avait dit.

— Dans la montagne ? Mais je… cela risque de durer longtemps…

— Il est déjà monté dans les collines plusieurs fois. Il aura dix-sept ans cet été.

— Mais comment est-ce que vous comptez faire ?

Akidan faisait les courses pour sa tante, balayait, allait chercher ceci ou cela, portait du poids, l’aidait quand une de ses béquilles glissait.

— La fille de ma cousine viendra habiter ici.

— Mizi ? Elle n’a que six ans !

— Elle est capable d’aider.

— Iziézi, je ne sais pas si c’est une bonne idée. Je risque d’aller loin. Peut-être de passer l’hiver dans un des villages là-haut.

— Ma chère Sutty, vous n’êtes pas responsable de Ki. Le maz Odiédine Manma lui a dit de venir. Accompagner un professeur au Giron de Silong, c’est le rêve de sa vie. Il veut être maz. Bien sûr, il lui reste à grandir, à trouver la personne qui sera sa partenaire. La trouver, ce doit être ce qui le préoccupe le plus, en ce moment…

Un petit sourire, moins enjoué.

— Ses parents étaient maz, ajouta-t-elle.

— Votre sœur ?

— Elle-même. Maz Ariézi Méneng.

Elle utilisait le pronom interdit, elle/il/ils. Son visage avait repris son expression familière : la souffrance.

— Ils étaient jeunes.

Un long silence s’ensuivit.

— Le père de Ki, Méneng Ariézi, tout le monde l’aimait, reprit-elle. Il ressemblait aux héros d’antan, comme Pénan Téran, si beau, si courageux… Il s’imaginait qu’être maz était une armure. Il croyait que rien ne pourrait la/le/les blesser. C’était une période, pendant trois ou quatre ans, où les choses étaient plus ou moins revenues à la normale. Plus d’arrestations. Plus de troupes de jeunes montées ici briser les vitres, peindre tout en blanc, hurler… La situation était calme. La police ne venait plus guère. Tous, nous… nous croyions que c’était fini, que nous allions de nouveau vivre comme dans l’ancien temps… Et puis soudain, ils étaient partout. C’est comme ça qu’ils font. Ils viennent en force, et soudainement. Ils ont dit qu’il y avait, vous savez, trop de gens qui enfreignaient les lois, qui lisaient, qui disaient… Ils ont dit qu’il fallait nettoyer la ville. Ils ont payé des skuyen pour dénoncer d’autres personnes. Je connais des gens qui ont accepté leur argent.

Elle avait le visage fermé.

— Beaucoup de gens ont été arrêtés. Ma sœur et son mari, entre autres. Ils les ont emmenés dans un endroit du nom d’Erriak. Loin d’ici, en bas. Une île, je crois. En mer, au large. Un Centre de réhabilitation. Il y a cinq ans, nous avons appris la mort d’Ariézi. On nous a avertis, une lettre. Nous n’avons jamais su quoi que ce soit de Méneng Ariézi. Il est peut-être toujours en vie.

— Il y a combien de temps que…

— Douze ans.

— Ki en avait quatre ?

— Presque cinq. Il se souvient un peu de ses parents. Je m’efforce de l’aider à se rappeler. Je lui parle d’eux.

Sutty ne dit rien pendant un certain temps. Après avoir débarrassé la table, elle revint s’asseoir.

— Iziézi, vous êtes mon amie. C’est votre neveu. J’en suis responsable. Cela risque d’être dangereux s’ils nous suivent.

— Ma chère Sutty, nul ne suit le peuple de la Montagne sur la Montagne.

Ils avaient tous cette confiance sereine, cette témérité, quand ils parlaient des montagnes. Aucun reproche. Rien à craindre. Peut-être devaient-ils s’astreindre à penser de cette façon pour pouvoir continuer à vivre.

Sutty acheta deux sacs de couchage merveilleusement isolés, qui ne pesaient presque rien, un pour elle, et un pour Akidan. Iziézi protesta pour la forme. Akidan, ravi, puéril, dormit dès lors dans le sien chaque nuit, en suant à grosses gouttes.

Elle ressortit ses bottes et sa pelisse, fit son sac à dos, et, à l’aube du jour convenu, alla à pied avec Akidan au lieu de rendez-vous. Le printemps hésitait à l’orée de l’été. Une obscurité bleutée emplissait les rues de la ville, mais là-bas, au nord-ouest, la grande muraille brillait en plein jour et son sommet laissait voir ses bannières radieuses de nuages. On va là-bas, se dit-elle, on va là-bas ! Et elle baissa les yeux, pour voir si elle foulait le pavé ou marchait sur l’air.


Partout, de vastes versants s’élevaient vers des glaciers en surplomb et l’éclat de champs de glace invisibles. La file de huit personnes avançait péniblement, si minuscule dans le paysage titanesque qu’elle semblait piétiner sur place. Au loin, tout là-haut dans le ciel, tournoyaient deux geyma, ces oiseaux charognards qui ne vivaient que sur les plus hauts sommets, et volaient toujours en couple.

Ils étaient partis à six : Sutty, Odiédine, Akidan, une jeune femme du nom de Kiéri, et un couple de maz dans la trentaine, Tobadan et Siez. Dans un village à quatre jours de marche d’Okzat-Ozkat, deux guides s’étaient joints à eux, des hommes doux et timides au visage marqué par la vie au grand air et d’un âge incertain – ils pouvaient avoir entre trente et soixante-dix ans. Ils s’appelaient Iéyu et Long.

Le sentier suivait le relief des contreforts ; ils avaient cheminé ainsi durant une semaine entière avant d’aborder ce qu’on appelait ici des montagnes et de commencer à prendre de l’altitude pour de bon. Depuis onze jours, tous les jours, sans relâche, ils grimpaient.

La paroi lumineuse de Silong s’élevait, immuable ; elle ne semblait pas plus proche. Deux sommets insignifiants de 5 000 mètres, au nord, avaient changé de place et diminué de taille, un peu. Les guides et les trois maz, entraînés à retenir descriptions et chiffres, connaissaient le nom et l’altitude de chaque pic. Comme unité de mesure, ils utilisaient le pieng ; Sutty croyait se rappeler que 15 000 pieng équivalaient plus ou moins à 5 000 mètres, mais, dans le doute, elle laissa dès lors les nombres en pieng. Même si elle aimait entendre ces altitudes titanesques, elle ne s’astreignit pas à les garder en mémoire, non plus que les noms des montagnes et des cols. Elle avait décidé, avant le départ, de ne jamais demander où ils se trouvaient, où ils allaient, ni quelle distance il restait à parcourir – résolution d’autant plus facile à tenir qu’elle lui garantissait une liberté d’esprit tout enfantine.

Il n’y avait plus de sentiers à proprement parler, sauf près des villages, mais des cartes semblables à celles des pilotes fluviaux indiquaient un itinéraire par le biais de repères et d’alignements : quand l’escarpement nord de Mien s’efface derrière les Oreilles de Taziu… Odiédine et les autres maz les étudiaient chaque soir, en compagnie des deux guides qui les avaient rejoints sur les contreforts. Sutty appréciait la poésie des mots. Elle ne demandait pas le nom des hameaux minuscules que le petit groupe traversait. Si jamais la Corporation, voire l’Ékumen, exigeait un jour de savoir comment se rendre au Giron de Silong, elle pourrait dire en toute bonne foi qu’elle l’ignorait.

Elle ignorait même le nom de l’endroit où ils allaient. La Montagne, Silong, le Giron de Silong, la Racine, le Haut Umyazu, tels étaient les noms qu’elle avait entendus. Il se pouvait qu’ils désignent plusieurs endroits. Elle n’en savait rien. Elle refusait d’apprendre tous ces noms, ces mots. Elle vivait parmi des gens dont le pinacle spirituel était de dire le monde dans sa vérité, mais qu’on avait réduits au silence. Ici, dans ce silence plus grand encore, où ils pouvaient enfin parler, elle voulait apprendre à écouter sans questionner. Ils avaient partagé avec elle la douceur d’une vie quotidienne vécue intensément. À elle de partager avec eux la difficile ascension de ces hauteurs.

Elle avait eu des doutes sur ses capacités physiques. Son expérience de l’alpinisme se limitait à un mois dans les collines du Ladakh et à quelques congés dans la cordillère des Andes, mais il s’agissait de marches en montagne et non d’ascensions. Pour l’instant, ils se contentaient de marcher, mais elle se demandait jusqu’où il faudrait monter. Jamais elle n’avait dépassé les 4 000 mètres. Pour le moment, même s’ils avaient sans doute atteint une altitude respectable, elle n’avait eu aucun problème, à part d’essoufflement quand il s’agissait de négocier de longs trajets en pente raide. Même Odiédine et les guides ralentissaient le pas quand le terrain devenait trop escarpé. Seuls Akidan et Kiéri, une jeune fille rondelette, résistante, d’une vingtaine d’années, détalaient sur les versants interminables et gambadaient sur les saillies de granit au-dessus des abîmes bleutés sans avoir le souffle court. Les autres les surnommaient les éberbibi – les gosses, les petits.

Ils avaient marché toute une journée pour atteindre un village d’estive : six ou sept anneaux de pierres sèches surmontés de yourtes, édifiés au milieu de prés caillouteux en pente raide abrités par une falaise de granit. Sutty avait été stupéfaite de découvrir une population abondante à pareille altitude, là où les seuls moyens de subsistance se résumaient semblait-il à l’air, l’eau et la pierre. Les vastes contreforts à première vue stériles dominant Okzat-Ozkat s’avéraient en fait parsemés de villages, de pâturages et de petits champs clos. Même ici, sur les sommets, il y avait des habitats, des villages d’estive. Les villageois montaient des collines pendant les dernières neiges de printemps, conduisant des troupeaux de ces éberdines qu’on appelait des minules. Cornues, à moitié sauvages, campées sur de longues pattes et donnant une laine longue de couleur pâle, elles paissaient tant que l’herbe poussait et mettaient bas dans les prairies alpines les plus hautes. Leur toison douce et soyeuse restait très prisée malgré la prévalence des fibres artificielles. Les villageois vendaient leur laine, buvaient leur lait, tannaient leur peau pour fabriquer des chaussures et des vêtements, et brûlaient leurs excréments pour le chauffage et la cuisine.

Ces gens menaient cette existence depuis toujours. À leurs yeux, Okzat-Ozkat, un simple avant-poste provincial, représentait la civilisation. C’étaient tous des Rangma. On parlait un peu dovzien sur les contreforts, et Sutty n’avait guère de difficultés à discuter avec Iéyu et Long, mais ici, même si son rangma s’était beaucoup amélioré au cours de l’hiver, elle avait toutes les peines du monde à comprendre le dialecte des montagnards.

Les villageois sortirent tous pour accueillir les visiteurs – une mêlée confuse de visages sales, brûlés par le soleil et souriants, d’enfants courant en tous sens, de bébés timides ligotés dans des cocons de cuir et accrochés à des poteaux tels des trophées miniatures, et de minules bêlantes que flanquaient leurs nouveau-nés silencieux et tout blancs. La vie, la vie, abondante, dans ces lieux déserts et lointains.

Haut dans le ciel, comme d’habitude, deux geyma spiralaient sur leurs fines ailes noires dans le sombre éclat du ciel bleu.

Odiédine et le jeune couple, Siez et Tobadan, étaient déjà occupés à bénir les huttes, les bébés, le bétail, à passer du baume sur les plaies et sur les yeux abîmés par la fumée, et à dire. Bénir, si c’était le terme exact – le mot qu’ils utilisaient signifiait « inclure » ou « adopter » –, consistait à psalmodier rituellement au son du tambourin et à donner un morceau de papier rouge ou bleu sur lequel le maz inscrivait le nom et l’âge du récipiendaire, et l’épisode personnel qu’on lui indiquait.

— J’ai épousé Témazi cet hiver.

— J’ai construit ma maison dans le village.

— J’ai eu un fils l’hiver dernier. Il a vécu un jour et une nuit. Il s’appelait Énu.

— Mon troupeau a vu naître vingt-deux minulibi cette saison.

— Je m’appelle Ibien. J’ai eu six ans ce printemps.

Pour autant que Sutty pouvait en juger, les villageois ne savaient lire, au mieux, que quelques caractères. Ils manipulaient les morceaux de papier avec respect et une satisfaction manifeste. Ils les étudiaient longuement, dans tous les sens, puis les pliaient avec soin et les glissaient dans le sac ou le coffret magnifiquement décoré et réservé à cet effet qu’ils gardaient dans leur maison ou leur tente. Les maz avaient effectué de telles bénédictions ou adoptions dans tous les villages traversés qui n’avaient pas de maz résidents. Certaines des boîtes à dits sculptées et décorées contenaient des centaines de ces petits mémentos rouges et bleus, des dits de vies actuelles et de vies passées.

Odiédine en rédigeait pour une famille, Tobadan dispensait des herbes et des baumes à une autre famille, et Siez, ayant terminé sa psalmodie, était allé s’asseoir avec le reste des habitants pour dire un dit. Jeune homme taciturne aux paupières toujours mi-closes, il se changeait en moulin à paroles dans les villages.

Fatiguée, prise d’une vague migraine – ils avaient dû encore monter d’un kilomètre en altitude – et bercée par la chaleur du soleil, Sutty rejoignit le demi-cercle d’hommes, de femmes et d’enfants attentifs assis en tailleur dans la poussière pour l’écouter.

— Le dit ! annonça Siez d’une voix sonore, impressionnante, avant de marquer une pause.

Son public émit un chuchotis appréciateur, ah, ah. On échangea quelques murmures.

— Le dit d’une histoire !

Ah, ah, murmures, murmures.

— L’histoire de Takiéki chéri !

Oui, oui. Takiéki chéri, oui.

— Et l’histoire commence ! L’histoire commence alors que Takiéki chéri habite encore chez sa vieille mère, car il est adulte, mais bête. Sa mère meurt. Elle était pauvre. Tout ce qu’elle lui laisse, c’est le sac de fèves qu’elle a mis de côté pour l’hiver. Le propriétaire arrive et expulse Takiéki.

Ah, ah, murmuraient les auditeurs en hochant la tête d’un air peiné.

— Et Takiéki s’en va par le sentier, son sac de fèves sur l’épaule. Il marche, il marche et, au sommet de la colline suivante, il voit un homme en haillons qui vient vers lui. Ils s’arrêtent tous les deux au moment de se croiser, et l’autre lui dit : « C’est un gros sac que tu as là, jeune homme. Tu veux bien me montrer ce qu’il y a dedans ? » Et Takiéki le lui montre. « Des fèves ! » s’écrie l’homme en haillons.

Des fèves, chuchota un enfant.

— « Et ce sont de bien belles fèves ! Mais elles ne te dureront jamais tout l’hiver. Je te propose un marché, jeune homme. Je te donne un bouton de cuivre, de vrai cuivre, en échange de tes fèves ! » Et Takiéki répond alors : « Oh ! oh ! tu crois me rouler, mais je ne suis pas si bête ! »

Ah, ah.

— Et Takiéki reprend son sac et continue. Et il marche, et il marche et, sur la colline suivante, il voit une femme en haillons qui vient vers lui. Ils s’arrêtent tous les deux au moment de se croiser, et l’autre dit : « C’est un gros sac que tu as là, jeune homme. Que tu dois être fort ! Je peux voir ce qu’il y a dedans ? » Et Takiéki le lui montre. « De belles fèves ! s’écrie la femme en haillons. Si tu les partages avec moi, jeune homme, je te suivrai, et je ferai l’amour avec toi chaque fois que tu le voudras, tant que les fèves dureront. »

Une femme donna un petit coup de coude à sa voisine, avec un large sourire.

— « Oh ! oh ! dit Takiéki, tu crois me rouler, mais je ne suis pas si bête ! » Et il jette son sac sur son épaule et s’en va. Et il marche, et il marche et, sur la colline suivante, il voit un homme-et-femme venir vers lui.

Ah, ah, tout doucement.

— L’homme a la peau aussi sombre que le crépuscule et la femme la peau aussi claire que l’aurore, et ils portent des vêtements aux couleurs vives, et des bijoux aux couleurs vives, rouges, bleus. Ils s’arrêtent au moment de se croiser, et il/elle/ils dit/disent : « C’est un gros sac que tu as là, jeune homme. Tu veux bien nous montrer ce qu’il y a dedans ? » Et Takiéki le lui/leur montre. Et le/la/les maz dit/disent : « De bien belles fèves ! Mais elles ne te dureront jamais tout l’hiver. » Takiéki ne sait que répondre. Le/la/les maz lui dit/disent : « Takiéki chéri, si tu nous donnes le sac de fèves que ta mère t’a donné, tu recevras en échange la ferme qui se trouve derrière cette colline, avec cinq granges pleines de grain, cinq resserres pleines de nourriture, et cinq étables pleines d’éberdines. Le corps de ferme comprend cinq grandes pièces, son toit est en or, et la maîtresse de maison se trouve dans la maison, et elle attend d’être ta femme. » Et Takiéki répond : « Oh, oh, vous croyez me rouler, mais je ne suis pas si bête ! » Et il continue sa route, il la continue, il franchit la crête de la colline, et il longe la ferme avec ses cinq granges, ses cinq resserres, ses cinq étables et son toit en or, et il a continué de marcher, Takiéki chéri.

Ah, ah, ah ! dirent tous les auditeurs, profondément satisfaits. Et ils se détendirent, et bavardèrent, et portèrent à Siez une tasse et un pot de thé fumant afin qu’il se désaltère, et ils attendirent avec respect son prochain dit.

Pourquoi Takiéki était-il « chéri » ? se demanda Sutty. Parce que stupide ? (Des pieds nus posés sur l’air.) Parce que sage ? Un sage se serait-il défié des maz ? Ce devait être stupide de refuser ferme, granges et épouse. Le récit signifiait-il qu’une ferme, des granges et une épouse ne valent pas un sac de fèves pour un saint ? Ou qu’un saint, un ascète, est un idiot ? Si les gens parmi lesquels elle vivait depuis un an admiraient la mesure, ils méprisaient les privations. Le jeûne demeurait étranger à leur culture, et ils ne voyaient aucune vertu à l’inconfort ou à la pauvreté.

Dans une parabole terrienne, Takiéki aurait sans doute dû donner les fèves à l’homme en haillons, en échange du bouton de cuivre ou non, et, après sa mort, il aurait reçu sa juste récompense au paradis. Mais sur Aka, la récompense, fiduciaire ou spirituelle, était instantanée. Siez, en effectuant ses devoirs de maz, n’emmagasinait ni la vertu ni la sainteté, il recevait un salaire : louanges, logis, dîner, provisions de voyage et satisfaction du travail accompli. Les exercices ne visaient pas un idéal de santé ou de longévité, mais un bien-être immédiat dans le plaisir de leur pratique. La méditation offrait une transcendance immédiate et passagère, et non un nirvana absolu. L’économie akienne se basait sur l’argent comptant, et non sur le crédit.

D’où la haine de l’usure. À marché honnête, paiement comptant.

Pourtant, la fille offrait de partager ce qu’elle avait s’il partageait ce qu’il avait. N’était-ce pas un marché honnête ?

Sutty y songea pendant le récit qui suivit, un extrait fameux de La Guerre de la vallée qu’elle avait entendu Siez raconter dans plusieurs villages des contreforts.

— Je pourrais le dire dans mon sommeil, lui avait-il expliqué.

Elle décida que beaucoup de choses devaient dépendre de la conscience que Takiéki avait de sa stupidité. Savait-il que la fille risquait de le piéger ? Qu’il s’avérerait incapable de gérer une grande ferme ? Peut-être qu’il avait bien fait de s’en tenir à ce que sa mère lui avait légué. Et peut-être pas.

Sitôt que le soleil descendit derrière la falaise à l’ouest, l’atmosphère dans son ombre tomba en dessous de zéro. On se tassa dans les huttes pour manger, en étouffant dans la fumée et la puanteur. Au village, on dormait nu, malpropre, sans souci de promiscuité, sous des tas de peaux infestés de puces et poisseux de graisse. Les voyageurs avaient dressé le camp à côté des yourtes des villageois. Sutty pensa à eux avant de s’endormir dans la tente qu’elle partageait avec Odiédine. Des gens brutaux, primitifs, avait dit le Moniteur, appuyé à la rambarde du transbordeur, les yeux levés vers le long versant obscur qui cachait la Montagne. Il avait raison. Ils étaient primitifs, sales, illettrés, ignorants, superstitieux. Ils refusaient le progrès, le fuyaient, ne savaient rien de la Marche aux Étoiles. Ils se raccrochaient à leur sac de fèves.

Une dizaine de jours plus tard, alors qu’ils campaient sur un névé au fond d’une longue vallée étroite parmi de pâles falaises et des glaciers, Sutty entendit un bruit de moteur – d’avion, ou d’hélicoptère – distordu par le vent et les échos, mais tout proche, à moins que le son n’ait voyagé, rebondissant de versant en versant. Un brouillard dense s’effilochait près du sol, sous un plafond de nuages. Leurs tentes d’un brun grisâtre plantées à l’abri d’un glacier pouvaient être invisibles dans le paysage immense, ou visibles du ciel. Ils restèrent immobiles aussi longtemps qu’ils entendirent le bourdonnement dans le vent.

Un drôle d’endroit que cette vallée étirée. L’air refroidi par les glaciers s’amassait au niveau du sol, et des fantômes de brume serpentaient sur la neige d’un blanc cadavérique.

Leurs réserves de nourriture s’épuisaient. Elle en avait conclu qu’ils approchaient du but.

Au lieu de grimper pour quitter la vallée, comme elle s’y attendait, ils la descendirent par un dévers caillouteux. Le vent soufflait si fort que le gravier bruissait sans cesse contre les rochers. Chaque pas, chaque souffle exigeait un effort. Quand ils levaient les yeux, Silong paraissait avoir grandi, sa muraille barrait le ciel, mais la crête et l’écharpe de nuages semblaient inaccessibles. Cette nuit-là, Sutty rêva d’une voix qu’elle entendait sans pouvoir la comprendre, d’un joyau qu’elle voyait sans pouvoir le toucher.

Le lendemain, ils continuèrent leur descente en pente raide, vers le sud-ouest. Un refrain prit possession de son esprit hébété : avance qui recule, réussit qui échoue, s’élève qui descend, réussit qui échoue. Plus elle s’efforçait de le chasser de ses pensées, et plus il ponctuait ses pas lourds : s’élève qui descend, réussit qui échoue.

Ils atteignirent un sentier qui coupait le dévers, puis une route, puis un mur en pierres sèches, puis un bâtiment en pierres sèches. Était-ce la fin du voyage ? Était-ce le Giron de la Mère ? Mais non, il s’agissait simplement d’un gîte d’étape, d’un abri. Ils passèrent deux jours et deux nuits dans cette maison austère, à se reposer, à dormir dans leurs sacs de couchage. Ils n’avaient rien pour faire du feu, sinon leurs petits réchauds de cuisine, et rien à manger, à part du poisson séché et fumé, dont ils se partagèrent des portions minuscules qu’ils trempèrent dans de la neige bouillie, en guise de soupe.

— Ils vont venir, disaient les autres.

Elle s’abstint de demander de qui ils parlaient. Elle était lasse au point de songer qu’elle pourrait rester étendue pour l’éternité dans la maison de pierres sèches, à l’instar des occupants de ces petites maisons de pierres blanches qu’elle avait vues dans les nécropoles d’Amérique du Sud : reposer en paix. Son peuple brûlait ses morts. Elle avait toujours redouté le feu. Ce silence glacé était préférable.

Au matin du troisième jour, elle entendit des cloches au loin – un tintement de clochettes.

— Viens voir, Sutty. Viens.

À force d’insister, Kiéri la persuada de se lever, d’aller jusqu’à la porte du bâtiment de pierres sèches, et de regarder dehors.

Des gens arrivaient du sud, sinuant parmi d’énormes blocs plus hauts qu’eux et menant des minules chargées de ballots juchés sur de hautes selles. Il y avait des piquets fixés aux selles, auxquels claquaient des longs rubans bleus et rouges. Des grappes de clochettes pendaient à la laine blanche du cou des jeunes animaux qui couraient près de leurs mères.

Le lendemain, ils entreprirent de descendre au village d’estive de ces gens, avec leurs animaux. Il leur fallut trois jours d’un trajet plutôt aisé. Les villageois auraient aimé que Sutty chevauche une minule, mais tout le monde allait à pied, et elle choisit de s’en tenir là. À un endroit, ils durent contourner une falaise vertigineuse sur une corniche dominant un abîme tout aussi vertigineux. Le sentier était plat, mais, par endroits, à peine plus large que le pied, et la neige y était ramollie et rendue glissante par le dégel estival. On laissa les minules ouvrir la marche, et on montra à Sutty comment suivre l’animal dans ses traces, ce qu’elle fit avec prudence, pas à pas. Balançant nonchalamment ses fesses laineuses, la minule flânait, s’arrêtant ici et là pour observer d’un air blasé le précipice dont le fond disparaissait dans la brume. Personne ne prononça un mot de toute la traversée. Puis il y eut des rires, et des plaisanteries, et certains des villageois firent le geste de la montagne et du cœur dans la direction de Silong.

D’en bas, on ne voyait plus le sommet cornu – juste l’épaulement de la montagne la plus proche et, entraperçu, le rempart qui barrait le ciel au nord-ouest. Le village se situait dans un coin de verdure, ouvert au nord et au sud, de belles pâtures estivales, abritées, idylliques. Des arbres poussaient près de la rivière : Odiédine les lui montra. Ils étaient aussi hauts que son petit doigt était long. À Okzat-Ozkat, ces mêmes arbres étaient des broussailles le long de l’Éréha. Elle s’était promenée sous leurs ombrages dans les parcs de Dovza-Ville.

Il y avait eu un décès parmi ces gens, un jeune homme qui avait négligé une coupure sous son pied et qui était mort d’un empoisonnement du sang. On avait gardé le corps congelé dans la neige jusqu’à ce que le maz vienne diriger les funérailles. Comment savaient-ils par avance que le groupe d’Odiédine viendrait ? Comment avait-on effectué ces préparatifs ? Elle ne comprenait pas, mais elle évita d’y songer. Bien des choses lui échappaient, dans la montagne. Elle vivait l’instant présent, comme un enfant. « Tourne et tournoie, impuissante, tel un bébé… » Qui lui avait dit ça ? Elle se contentait de marcher, de s’asseoir au soleil, de calquer sa démarche sur un animal. Où mes guides m’emmènent par gentillesse, je les suis, d’un pas léger…

Les deux jeunes maz dirent les funérailles – c’est ainsi que les villageois faisaient référence à leur travail. Comme tous les rites, il s’agirait d’une narration. Deux jours durant, Siez et Tobadan restèrent en compagnie du père et de la tante de l’homme, de sa sœur, de ses amis, d’une femme qui avait été mariée avec lui quelque temps, à écouter tous ceux qui le voulaient leur dire qui il était et ce qu’il avait fait. Puis les deux jeunes hommes le répétèrent, en grande cérémonie et sur le mode du discours formel, au son grêle du tambourin, en se passant les mots de l’un à l’autre par-dessus le corps drapé d’une fine étoffe blanche encore gelée : un chant de louanges, qui donnait la parole à une vie, l’incluait dans le dit incessant.

Puis Siez récita de sa belle voix la fin de l’histoire de Pénan Téran, un couple-de-héros mythique cher au peuple rangma. Pénan et Téran étaient des hommes de Silong, de jeunes guerriers qui chevauchaient le septentrion venu des montagnes ; ils le sellaient comme une éberdine, et s’en allaient à la bataille, étendards au vent, pour défier l’ennemi ancestral des Rangma, le peuple de la mer, les barbares des plaines occidentales. Mais Téran était tué au combat. Alors Pénan mettait les siens hors de danger, sellait le vent du sud, le vent marin, et le chevauchait jusqu’aux montagnes, où il se jetait dans le vide et mourait.

Les villageois écoutaient, en pleurs, et Sutty avait les larmes aux yeux.

Puis Tobadan produisit à l’aide du tambourin, au lieu du battement de cœur habituel, une cadence qu’elle n’avait jamais entendue, enfiévrée, rythmée ; les villageois levèrent le corps et, accompagnés par ce martèlement, l’emportèrent en procession à vive allure.

— Où vont-ils l’ensevelir ? demanda-t-elle à Odiédine.

— Dans le ventre des geyma, dit-il.

Il désigna les aiguilles rocheuses qui hérissaient un des versants titanesques dominant la vallée, au loin.

— Ils le laisseront là-haut, nu, ajouta-t-il.

Un destin meilleur qu’une maison en pierres sèches, se dit Sutty. Bien meilleur que le bûcher.

— Ainsi, il chevauchera le vent, dit-elle.

Odiédine leva les yeux vers elle et acquiesça, au bout d’un moment, d’un signe de tête.

Il parlait peu, souvent avec sécheresse ; ce n’était pas quelqu’un de doux ; mais, à présent, elle était à l’aise avec lui, et lui avec elle. Il couvrait de signes les petits bouts de papier bleus et rouges dont il gardait une réserve inépuisable dans son sac : il écrivait le nom du mort, les noms des gens de sa famille, afin que ceux qui le pleuraient les emportent chez eux et les conservent dans leurs boîtes à dits.

— Maz, dit-elle, avant que les Dovziens deviennent puissants… changent tout, utilisent des machines, fabriquent les choses dans de grandes usines et non plus à la main… avant qu’ils fassent de nouvelles lois… et ainsi de suite…

Odiédine hocha la tête.

— Ils ont commencé il y a moins de cent ans, reprit-elle. Après la venue de l’Ékumen. Qu’étaient-ils, auparavant ?

— Des barbares.

Il était rangma ; il n’avait pu s’empêcher de le dire, à voix haute et claire. Mais elle le savait franc, et attentionné.

— Ils ne connaissaient pas le Dit ?

Un temps. Il posa sa plume.

— Il y a longtemps, non. À l’époque de Pénan Téran, non. De la rédaction de La Charmille, non. Puis les gens des plaines centrales, de Doy, ont commencé à les apprivoiser. À commercer avec eux, à les instruire. Ils ont donc appris à lire, à écrire et à dire. Mais c’étaient toujours des barbares, yoz Sutty. Ils préféraient la guerre au commerce. Quand ils commerçaient, ils employaient des méthodes guerrières. Ils autorisaient l’usure, recherchaient d’énormes profits. Ils ont toujours eu des gobey, des chefs auxquels ils payaient tribut, des hommes détenant un pouvoir sur les autres de manière permanente, des hommes riches. Des patrons. Et quand ils ont commencé à avoir des maz, ils en ont fait des patrons, ils leur ont donné le pouvoir de gouverner, de punir. Ils leur ont donné le pouvoir de lever des impôts. Ils les ont rendus riches. Ils ont fait des gens ordinaires des moins que rien. Tout allait de travers. Oui, tout allait de travers.

— Maz Uming Ottiar m’a parlé de ce temps-là.

Odiédine hocha la tête.

— C’était une mauvaise période… moins mauvaise que celle-ci, ajouta-t-il avec un petit rire dur.

— Mais cette époque-ci… vient de celle-là. Elle y prend ses racines. N’est-ce pas ?

Il prit un air pensif, dubitatif.

— Pourquoi ne la dites-vous jamais ?

Aucune réponse.

— Vous n’en parlez jamais, maz. Elle ne fait pas partie des histoires et des récits que vous dites du monde entier à travers les âges. Vous dites le passé lointain. Et la vie des gens du présent… des gens ordinaires… aux funérailles, et quand les enfants disent leur dit. Mais vous ne parlez pas de ces événements importants. Rien sur la façon dont le monde a changé au cours des cent dernières années.

Un silence tendu s’ensuivit. Puis :

— Rien de tout cela ne fait partie du Dit. Nous disons ce qui est juste, ce qui se passe bien, ce qui se passe comme il se doit. Et non pas ce qui passe mal.

— Pénan Téran ont perdu la bataille, le combat contre Dovza. Cela s’est mal passé, maz. Pourtant, vous le dites.

Il leva les yeux et la dévisagea, sans agressivité, sans inimitié, mais comme d’une grande distance. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pensait, de ce qu’il dirait.

À la fin, il se borna à répondre :

— Ah.

L’explosion d’une mine ? L’assentiment de l’auditeur ? Elle l’ignorait.

Il baissa la tête afin d’inscrire trois caractères nerveux, élégants, sur le morceau de papier d’un rouge terne : le nom du mort. Il avait moulu le bloc d’encre qu’il transportait, il l’avait mélangé à l’eau de la rivière dans un minuscule pot en pierre. La plume qu’il utilisait était une plume de geyma, d’un gris cendré. Il aurait pu être assis en tailleur dans la poussière, en train d’écrire ce nom, trois cents ans plus tôt. Trois mille ans plus tôt.

Elle n’avait pas le droit de lui poser de telles questions. Erreur, erreur, erreur.

Mais, le lendemain, il lui dit :

— Peut-être connaissez-vous les Énigmes du Dit, yoz Sutty ?

— Non, je ne crois pas.

— On les apprend aux enfants. Elles sont très anciennes. Ils les disent toujours de la même manière. Où se termine une histoire ? Quand tu commences à la raconter. C’est une des Énigmes.

— J’appellerais plutôt cela un paradoxe, dit Sutty.

Elle s’accorda un moment de réflexion.

— Les événements doivent donc avoir pris fin avant que le dit ne commence ? demanda-t-elle.

Il parut quelque peu surpris, à l’instar de chaque maz lorsqu’elle essayait d’interpréter une devise ou un conte.

— Ah, ce n’est pas ce que ça veut dire, soupira-t-elle.

— Cela pourrait vouloir dire ça.

Il marqua une pause, puis ajouta :

— Pénan chevauchait le vent, il a sauté dans le vide et il est mort. Telle est l’histoire de Téran.

Elle avait d’abord cru qu’il répondait à sa question sur le refus des maz d’évoquer l’État corporatiste et les abus qui l’avaient précédé. Où se situait le rapport avec les héros d’antan ?

L’abîme entre le mode de pensée d’Odiédine et le sien était si vaste qu’il aurait fallu à la lumière des années pour le franchir.

— L’histoire s’est bien passée, dit-il alors. Ce n’est donc que justice de la dire. Vous voyez ?

— J’essaie.


Ils se reposèrent six jours au village d’estive, dans la vallée profonde. Puis ils repartirent, avec de nouvelles provisions, deux nouveaux guides. Au nord, toujours plus haut. Sutty cessa de compter les jours. L’aube pointait, ils se levaient, le soleil brillait sur eux et sur les pentes infinies de pierre et de neige, et ils marchaient. Le crépuscule venait, ils campaient, les bruits d’eau cessaient lorsque les ruisselets créés par le dégel gelaient de nouveau, et ils dormaient.

L’air était raréfié, l’itinéraire abrupt. Sur leur gauche se dressaient les escarpements et les pentes de la montagne qu’ils suivaient. Derrière eux, sur leur droite, une théorie de sommets émergeait de la brume et de l’ombre, mer immobile de vagues gelées et brisées qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Le soleil était un tambour blanc dans le ciel bleu sombre. C’était le milieu de l’été, la saison des avalanches. Ils cheminaient en silence, à pas prudents, parmi les géants menaçants. De temps en temps, durant la journée, le silence se brisait en un long vacarme multiplié et brouillé par les échos.

Sutty entendit les autres nommer la montagne qu’ils suivaient Zubuam. Un terme rangma : Tonnerre.

On ne voyait plus Silong depuis le départ du village. De sa masse griffée de crevasses, Zubuam fermait l’horizon oriental. Ils progressaient, peu à peu, vers le nord, toujours plus haut, négociant les rides au flanc de la montagne.

Respirer était une tâche ardue.

Une nuit, la neige se mit à tomber. Elle continua toute la journée du lendemain, légère, mais insistante.

Odiédine et les guides qui avaient rejoint le groupe au village d’estive s’accroupirent hors des tentes ce soir-là et palabrèrent, dessinant des lignes, des courbes, des zigzags sur la neige avec leurs doigts gantés. Le lendemain, le soleil jaillit dans le ciel, éclatant, au-dessus de la mer de glace des pics orientaux. Ils repartirent, déjà en sueur, à pas lents, vers le nord, plus haut, toujours plus haut.

Un matin, Sutty s’avisa qu’ils marchaient dos au soleil. Deux jours durant, ils montèrent vers le nord-ouest, en rampant sur l’épaule gigantesque de Zubuam. Le troisième jour, à midi, ils contournèrent un pan de glace et de roche, et ils se retrouvèrent face à une immense muraille par-delà un océan d’air : Silong, surgissant comme une vague blanche montée des abysses vers la lumière. Le jour immobile avait l’éclat du diamant. On apercevait le sommet du pic cornu derrière le rempart. Une tramée argentée s’effilochait vers le nord à sa pointe la plus élevée.

Le vent du sud soufflait, le vent depuis lequel Pénan avait sauté pour trouver la mort.

— Ce n’est plus si loin, dit Siez tandis qu’ils entamaient leur lente descente vers le sud-ouest.

— Je crois que je pourrais continuer de marcher éternellement, dit Sutty.

C’est ce que je vais faire, répondit son esprit.

Au village d’estive, Kiéri, la seule autre femme du groupe avant l’arrivée des nouveaux guides, avait emménagé dans sa tente. Jusque-là, Sutty logeait avec Odiédine. Veuf, chaste, silencieux, ordonné, il offrait une présence discrète et rassurante. Elle avait hésité, mais l’autre avait insisté : elle en avait assez de partager la tente d’Akidan.

— Ki a dix-sept ans, il est en rut tout le temps. Je n’aime pas les garçons ! J’aime les hommes et les femmes ! Je veux dormir avec toi. Tu veux bien ? Maz Odiédine peut partager la tente de Ki.

Dans sa bouche, les mots partager et dormir avaient un sens précis : partager, cela signifiait loger à deux, et dormir, joindre les sacs de couchage.

Lorsqu’elle s’en avisa, Sutty hésita plus que jamais ; mais la passivité cultivée au cours de ce voyage l’emporta sur sa réticence, et elle accepta. Le sexe ne comptait plus depuis la mort de Pao. C’était une chose qu’on désirait, dont on avait besoin. Parfois, son corps exigeait un contact, des caresses. Du moment qu’on n’attendait d’elle aucune sorte de sentiment, elle était capable d’éprouver des sensations.

Kiéri était forte, et douce, et chaude, et aussi propre que n’importe qui d’autre en de pareilles circonstances.

— Et on se réchauffe ! s’écriait-elle chaque soir en se glissant dans leurs sacs de couchage joints.

Elle faisait l’amour à Sutty brièvement, énergiquement, puis s’endormait pressée contre elle. Elles évoquaient deux bûches d’un feu de camp, songeait Sutty ; peu à peu, elles se consumaient, se laissaient engloutir par la chaleur ambiante.

Akidan s’était senti honoré de partager sa tente avec son maître, son professeur, mais la désertion de Kiéri l’avait aussi vexé, ou frustré. Après avoir broyé du noir pendant un ou deux jours, il s’intéressa à la femme qui les avait rejoints au village. Les nouveaux guides étaient un frère et une sœur aux longues jambes, au visage rond, infatigables, âgés d’une vingtaine d’années, appelés Naba et Shui. Le lendemain, Ki et Shui partageaient une tente et Odiédine, toujours patient, invitait Naba dans la sienne.

Qu’avait dit Diodi, le charretier, des années plus tôt, à des années-lumière de distance, là où on trouvait des rues le long desquelles les gens vivaient ?

— Du sexe qui dure trois cents ans ! Après trois cents ans de sexe, n’importe qui volerait !

Je peux voler, se disait Sutty en continuant son trajet, sa descente vers le sud. Il n’y a rien d’autre au monde que de la pierre et de la lumière. Tout, toute chose, retourne aux deux, à la pierre, à la lumière, et les deux retournent à l’un, au vol… Et tout renaîtra, tout renaît, toujours, à tout instant, mais il n’y a que le un, le vol… Elle marchait à pas lourds dans le paysage glorieux.

Ils atteignirent le Giron de la Terre.

Tout en sachant que c’était peu plausible, impossible, ridicule, Sutty avait persisté tout du long à s’imaginer que la destination de leur voyage serait un grand temple, une cité cachée au sommet du monde, remparts de pierre, étendards au vent, prêtres psalmodiant, or, gongs, processions. Lhassa, aujourd’hui disparue, le mont Dragon-Tigre, Machu Picchu, toutes les ruines de la Terre nourrissaient son esprit de cette imagerie.

Ils descendirent les flancs ouest abrupts de Zubuam pendant trois jours d’un temps nuageux, sans guère voir la muraille de Silong par-delà l’abîme dans lequel le vent chassait des tortillons vaporeux et des averses de neige qui ne touchaient pas le sol. Ils suivirent les guides pendant toute une journée dans les nuages et le brouillard le long d’une arête, une épine dorsale de pierre couverte de neige flanquée de deux précipices.

Le temps s’améliora brusquement ; les nuages avaient disparu, le soleil brillait au zénith. Déroutée, Sutty chercha la muraille sans la trouver. Odiédine s’approcha. Il souriait.

— Nous sommes sur Silong, dit-il.

Ils étaient passés d’un sommet à l’autre. L’énorme masse de pierre et de glace derrière eux à l’est était Zubuam. Une avalanche se déroula soudain sur un versant élevé, dans un poudroiement de neige. Ils l’entendirent rugir longtemps après. Tonnerre leur disait ce qu’il avait à dire.

Zubuam et Silong étaient donc deux et un. De vieilles montagnes maz. Un vieux couple aimant.

Elle leva les yeux vers Silong. La barrière les surplombait, cachant le sommet. Le ciel était une brèche brillante aux bords déchiquetés, courant du nord au sud.

Odiédine désignait le sud. Elle ne vit que de la roche, de la glace, le scintillement de l’eau de fonte. Ni tours, ni étendards.

Ils repartirent à pas lents. Ils suivaient un chemin horizontal, bien délimité, marqué ici et là par des piles de pierre plates. À de nombreuses reprises, Sutty remarqua des crottes de minule, petites boules séchées, le long du sentier.

Au milieu de l’après-midi, elle discerna deux piliers de pierre qui jaillissaient d’un angle de la montagne telles des défenses de la mâchoire inférieure d’un crâne. Le sentier se rétrécit à mesure qu’ils approchaient, devint une corniche à flanc de falaise. Quand ils arrivèrent à l’angle, les défenses rougeâtres se dressèrent devant eux ainsi qu’un portail ; le sentier le traversait.

Là, ils firent halte. Tobadan sortit son tambourin, le tapota, et les trois maz entonnèrent un discours entrecoupé de parties chantées. Ils employaient un rangma si ancien ou si formel que Sutty n’y comprit goutte. Les quatre guides, les leurs et ceux du village, sortirent de leurs sacs à dos des fagots de brindilles attachés par du fil rouge et bleu. Ils les donnèrent aux maz qui, tournés vers Silong, les acceptèrent avec le signe de la montagne et du cœur. Ils les allumèrent et les fixèrent à l’aide des pierres alentour pour les laisser se consumer. La fumée de cet encens embaumait la sauge. Elle serpentait en minuscules volutes bleutées, sans hâte, parmi les cailloux, le long du chemin. Un fleuve d’air agité se ruait en sifflant par la brèche entre les deux montagnes mais, ici, devant ce portail, Silong les protégeait du vent.

Ils reprirent leurs sacs à dos et passèrent à la file entre les rochers en dents de sabre. Le sentier s’incurvait vers le versant, et Sutty vit qu’il traversait un cirque en forme de demi-lune dans le flanc de la montagne. Il y avait sur sa paroi intérieure presque verticale, distante d’encore cinq cents mètres, des taches noires, ou des cavités. De la neige jonchait le sol, sur laquelle des pistes tassées par des pieds humains dessinaient des arabesques reliant ces trous noirs.

Il y a des grottes, murmurait dans sa mémoire Adien, l’ancien mineur au visage couturé de cicatrices, mort de la jaunisse au cours de l’hiver. Des grottes pleines d’existence.

L’air parut s’épaissir, acquérir la densité de la gelée, et trembler. Elle en eut le vertige. Le vent mugit à ses oreilles, grave et aigu à la fois, un bruit affreux. Pourtant, ils étaient à l’abri du vent, ici, dans ce cirque illuminé de soleil. Elle se retourna, perdue et, prise de terreur, leva les yeux, prête à voir un glissement de terrain l’ensevelir. Des ombres noires traversèrent le ciel, dans un rugissement assourdissant. Elle se tapit à terre, les bras levés pour se couvrir la tête.

Le silence.

Elle se releva. Les autres l’imitaient, et soudain ils se figèrent, statues dans l’éclat du jour, des flaques d’ombre noire à leurs pieds.

Derrière eux, entre les défenses, le portail, gisait ou pendait un objet froissé. Bien qu’aussi noir que les ombres, il brillait, aveuglant, telle une navette vue depuis un vaisseau dans l’espace. Une navette… un glisseur… un hélicoptère. Elle aperçut l’aile du rotor coincée contre le pilier extérieur.

— Ô Ram, dit-elle.

— Mère Silong, chuchota Shui, un poing crispé contre son cœur.

Et ils s’avancèrent vers le portail, vers l’objet. Devant eux, Akidan courait.

— Akidan, attends ! cria Odiédine.

Mais le garçon arrivait déjà à l’objet, à l’épave. Il cria quelque chose en retour. Odiédine se mit à courir.

Sutty n’arrivait plus à respirer. Elle dut s’arrêter un petit moment et laisser les battements de son cœur s’apaiser. Le plus âgé des deux guides venus des contreforts, Long, un homme timide et gentil, se tenait près d’elle. Lui aussi, il tremblait, et s’efforçait de respirer calmement. Ils étaient descendus, mais ils se trouvaient encore à 18 000 pieng, avait-elle entendu dire par Siez, à 6 000 mètres, dans un air raréfié, terriblement raréfié. Elle se répéta les nombres en pensée.

— Vous allez bien, yoz Long ?

— Oui, vous allez bien, yoz Sutty ?

Ils repartirent de concert. Kiéri disait :

— Je l’ai vu, je m’étais retournée… je n’en croyais pas mes yeux… il essayait de passer entre les piliers…

— Non, j’ai tout vu, il était là-bas, il suivait le défilé, il nous suivait, et puis il a dû y avoir une saute de vent qui l’a déséquilibré et projeté entre les rochers.

Akidan.

— Elle a décidé d’agir, dit Naba, l’homme du village d’estivation.

Les trois maz étaient autour de l’épave, dans l’épave.

Shui, agenouillée à proximité, réduisait quelque chose en miettes avec un caillou, rageusement, méthodiquement. Le débris d’un transmetteur, à ce que vit Sutty. La revanche de l’Âge de pierre, s’entendit-elle penser, froidement.

Son esprit lui semblait glacial, détaché de son corps, comme victime du gel.

Elle s’approcha de l’hélicoptère écrasé. Sous le choc, il s’était ouvert d’étrange façon. Le pilote pendait à sa ceinture de sécurité, sens dessus dessous, ou presque, le visage caché par une écharpe en laine trempée de sang. Elle vit ses yeux, deux morceaux de gelée.

Sur le sol rocailleux, entre Odiédine et Siez, gisait un autre homme. Ses yeux à lui étaient vivants. Il les levait vers elle. Au bout d’un moment, elle le reconnut.

Tobadan, le guérisseur, passait vivement des mains légères sur le corps et les membres du survivant, même s’il ne devait pas diagnostiquer grand-chose à travers la tenue épaisse. Il parlait sans cesse, comme pour le tenir éveillé.

— Pouvez-vous retirer votre casque ? demanda-t-il.

Au bout d’un moment, l’autre essaya de s’exécuter ; ses doigts triturèrent l’attache. Tobadan l’aida. Il continuait de fixer Sutty d’un regard perplexe. Les traits de son visage, d’ordinaire si durs, étaient à présent relâchés.

— Il est blessé ?

— Oui, dit Tobadan. Son genou. Et son dos a été touché, mais n’est pas brisé, je crois.

L’esprit glacial de Sutty prit la parole.

— Vous avez eu de la chance, dit-elle.

L’homme fronça les sourcils, détourna la tête, esquissa un geste sans force, tenta de s’asseoir. Odiédine appuya sur ses épaules, sans insister.

— Du calme, dit-il. Attendez. Sutty, empêchez-le de se redresser. Nous devons extraire l’autre. Des gens arrivent.

Un regard vers les grottes permit à Sutty d’apercevoir des silhouettes minuscules sur la neige se dirigeant vers eux à la hâte.

Elle prit la place d’Odiédine au-dessus du Moniteur. Il gisait sur le dos, les bras croisés sur la poitrine. De temps en temps, un spasme le secouait. Sutty, quant à elle, frissonnait, et claquait des dents. Elle s’entoura de ses bras.

— Votre pilote est mort.

Il ne dit rien. Il tremblait.

Soudain, il y eut des gens tout autour d’eux. Efficaces, ils ne mirent qu’une ou deux minutes à sangler l’homme sur une civière de fortune et à l’emporter dans une des grottes. D’autres s’occupèrent du mort. D’autres encore se réunirent autour d’Odiédine et des deux jeunes maz. Sutty entendit un bourdonnement de voix qui ne signifiait rien. Ç’auraient pu être des mouches.

Elle chercha Long du regard, le rejoignit, et traversa le cirque en sa compagnie. La distance à parcourir jusqu’à la falaise et aux entrées de grottes était plus grande qu’il n’y paraissait. Dans le ciel, deux geyma tournoyaient en spirales languides. Le soleil avait déjà disparu derrière le sommet de la barrière. L’ombre immense de Silong s’étendit, bleutée, sur Zubuam.

Les grottes ne ressemblaient à rien de ce qu’elle avait pu voir auparavant. Il y en avait beaucoup, des centaines, les unes minuscules, à peine plus que des bulles dans la roche, d’autres aussi vastes, aussi hautes que des entrepôts. Elles formaient une dentelle de cercles entrelacés dans la muraille de pierre, des motifs, des remplages. Le rebord des entrées était éraillé par des cercles de moindre diamètre, pierre argentée brillant sur fond d’ombre noire, petites bulles de savon agglutinées à une plus grande ; le tout évoquait les bords de figures de Mandelbrot. L’une de ces entrées était fermée par une barrière peu élevée ; Sutty jeta un coup d’œil dans la cavité au passage : une jeune minule à tête blanche l’observait de ses yeux sombres et tranquilles. Il y en avait de pleines étables, dans ces grottes. Elle sentait leur odeur d’herbe, chaude et âcre. Les entrées avaient été élargies et abaissées au niveau du sol si nécessaire, mais on avait laissé leur forme intacte. Le groupe qu’ils suivaient, Long et elle, pénétra dans la montagne par une de ces grandes ouvertures rondes. Une fois à l’intérieur, elle jeta un regard en arrière et vit la clarté du jour, au-dehors, comme un disque de lumière enchâssé dans un écrin d’un noir terne.

Загрузка...