ANTONE TCHÉKHOV


LE DUEL


Traduit du russe par DENIS ROCHE


GLOSSAIRE

Ambon : degré avant l'iconostase. Bazarov : héros de Tourguénièv.

Chachlïk : morceaux de mouton grillés à la caucasienne. Doukhane : cabaret en géorgien.

Institut : maison d'éducation pour les jeunes filles nobles. Listok : journal de Moscou. Niva : petit journal illustré. Onieguine : héros de Pouchkine.

Panagie : insigne épiscopal composé d'une image du Christ

et de la Vierge. Petchorine : héros de Lermontov. Razgoulai : quartier de Moscou. Roûdine : héros de Tourguénièv dans Terres vierges. Sadôvaia : rue des Jardins. Tchetchenses : peuplade du Caucase.

Vakh : exclamation de contentement calquée sur une

expression de tristesse fameuse des Israélites russes. Vinnte : sorte de whist.


IL était huit heures du matin — l'heure où après une nuit chaude, étouffante, les officiers, les fonc­tionnaires et les nouveaux venus prenaient d'habi­tude leur bain de mer, avant d'aller boire au Pavillon du café ou du thé.

Ivane Anndréïtch Laïèvski, jeune homme de vingt- huit ans, blond et maigre, coiffé de la casquette du ministère des Finances, chaussé de pantoufles, rencontra sur la plage, parmi beaucoup d'autres connaissances, en allant se baigner, son ami, le médecin militaire Samoilénnko.

Avec sa grosse tête tondue et rouge, enfoncée dans les épaules, avec son grand nez, ses sourcils noirs, sa barbe grise, séparée en deux grosses touffes, replet et tassé, et avec sa voix rauque et profonde d'officier de province, ce Samoïlénnko produisait de prime abord une impression désagréable de soudard aux bronches éraillées ; mais après deux ou trois jours de connais­sance, son visage commençait à paraître extraordinai- rement bon, agréable et même beau. C'était, malgré sa gaucherie et son ton grossier, un homme paisible, excel­lent, infiniment serviable.

Il tutoyait, en ville, tout le monde, prêtait de l'ar­gent à chacun, soignait, fiançait, mariait, réconciliait tout le monde, organisait des pique-niques où il grillait lui-même le chachlik et préparait une très bonne bouil­labaisse de rascasses. Il faisait constamment des dé­marches pour quelqu'un et se réjouissait sans cesse de quelque chose. Il était, de l'avis général, irréprochable et n'avait que deux côtés faibles : en premier lieu, la honte de sa bonté qu'il tâchait de dissimuler sous un regard sévère et une feinte grossièreté; il aimait, en second lieu, que les infirmiers et les soldats l'appelassent Excellence, bien qu'il ne fût que conseiller d'État.

— Réponds à une question, Alexandre Davîdytch, commença Laïèvski quand ils furent entrés dans l'eau jusqu'aux épaules. Supposons que tu aies eu une liaison avec une femme aimée et sois resté plus de deux ans avec elle, puis, que tu aies, comme il arrive, cessé de l'aimer et senti qu'elle est pour toi une étrangère. Que ferais-tu en pareil cas?

— Bien simple. Va, petite mère, où bon te semble, — et c'est tout.

— Facile à dire ! Mais si elle ne sait où aller? Si c'est une femme seule, sans famille, qui n'ait pas le sou et ne sache pas travailler...

— Eh bien? Je lui colle cinq cents roubles dans les dents, ou vingt-cinq roubles par mois, — et c'est tout... Très simple !

— Admettons que tu aies les cinq cents roubles ou que tu puisses payer les vingt-cinq roubles par mois, mais la femme dont je te parle est une femme instruite et fière. Te déciderais-tu à lui offrir de l'argent? Et sous quelle forme?

Samoïlénnko voulut répondre, mais, à ce moment, une grosse vague les roula tous les deux, alla se briser sur la rive et reflua avec bruit sur les galets. Les amis sortirent de l'eau et s'habillèrent.

— Évidemment, il est difficile de vivre avec une femme que l'on n'aime pas, dit Samoïlénnko, faisant tomber du sable entré dans une de ses bottes. Mais il faut, Vânia, raisonner en être humain. Moi, en pareil cas, je n'aurais pas laissé voir que je ne l'aimais plus et serais resté avec elle jusqu'à la mort.

Il fut tout à coup honteux de ce qu'il disait, et se reprit :

— Il eût mieux valu, à mon sens, qu'il n'y eût pas de femmes du tout. Qu'elles aillent au diable !

Ayant fini de s'habiller, les amis se rendirent au Pavillon. Samoilénnko y était comme chez lui ; il y avait même un couvert lui appartenant. Chaque matin on lui servait une tasse de café, un grand verre taillé, plein d'eau, de la glace et un petit verre de cognac. Il buvait d'abord le cognac, puis le café brûlant, puis l'eau glacée, et c'était apparemment exquis, puisque, après avoir bu, ses yeux devenaient luisants. Il se lissait la barbe à deux mains et disait, en regardant la mer :

■— Extraordinairement belle vue !

Après une longue nuit, perdue en tristes et vaines pensées empêchant de dormir, et qui accroissaient, sem­blait-il, la chaleur et l'obscurité de la nuit, Laïèvski se sentait brisé et las. Son bain et son café ne le remirent même pas.

— Reprenons notre discours, Alexandre Davîdytch, dit-il. Je ne te cacherai rien et veux te dire sincèrement, comme à un ami, que mes relations avec Nadièjda Fiôdorovna sont mauvaises... Très mauvaises! Pardon de t'initier à mes secrets, mais j'ai besoin de parler.

Samoïlénnko, pressentant de quoi il allait être ques­tion, baissa les yeux et se mit à tapoter sur la table.

— J'ai vécu deux ans avec elle, continua Laïèvski, et je ne l'aime plus, — ou, plus exactement, j'ai com­pris que je ne l'ai jamais aimée... Ces deux années furent une erreur.

Laïèvski avait l'habitude, en parlant, de considérer attentivement le creux rose de ses mains, de se ronger les ongles ou de froisser ses manchettes; et c'est ce qu'il faisait maintenant.

— Je sais très bien, dit-il, que tu ne peux m'aider en rien, mais je m'ouvre à toi parce que, pour les ratés et les gens inutiles de mon espèce, le salut est dans l'épanchement. Je dois peser chacun de mes actes, trouver une explication et une justification de ma vie absurde dans les théories de quelqu'un, dans quelque type littéraire, et dans le fait, par exemple, que nous, gens de la noblesse, nous dégénérons, et ainsi de suite... La nuit passée, par exemple, je me consolais en me disant sans cesse : « Ah ! que Tolstoï a raison, cruelle­ment raison ! » Et cela me soulageait. Vraiment, frère, c'est un grand écrivain !

Samoïlénnko, qui n'avait jamais lu Tolstoï et qui se proposait chaque jour de le lire, se troubla et dit :

— Oui, tous les écrivains écrivent d'imagination, tandis que lui écrit directement d'après nature...

— Mon Dieu, soupira Laïèvski, à quel point la civi­lisation nous déforme ! J'ai aimé une femme mariée ;elle m'aimait aussi... Au début ce furent des baisers, de paisibles soirées, des serments, et du Spencer, et de l'idéal, et des intérêts partagés !... Quel mensonge ! En réalité, nous fuyons le mari, mais nous nous mentions en pensant fuir le vide de notre vie intellectuelle. Nous nous figurions ainsi l'avenir : d'abord le Caucase, où, pour nous accoutumer aux lieux et aux gens, je devien­drais fonctionnaire ; puis nous acquerrions un bout de terre, travaillerions à la sueur de notre front, aurions de la vigne, un champ, etc... Si tu avais été à ma place, toi ou ton ami le zoologue von Koren, peut-être eussiez- vous passé trente années avec Nadiéjda Fiôdorovna et laissé à vos héritiers une belle vigne et trois mille arpents de maïs ; mais moi, dès le premier jour, je me suis senti en faillite. En ville, une chaleur insuppor­table, l'ennui, la solitude. Aux champs, on s'attend à trouver sous chaque pierre, sous chaque buisson des mille-pieds, des scorpions, des serpents. Par-delà la cam­pagne, c'est le désert et les montagnes. Des étrangers, une nature étrangère aussi, une culture pitoyable : tout cela, frère, est moins simple que de se promener en pelisse sur la perspective Niévski, en donnant le bras à Nadiéjda Fiôdorovna, et de rêver aux pays chauds. Ici, il faut une lutte, non pas à la vie, mais à la mort ; et quel lutteur suis-je? Je suis un pitoyable neuras­thénique, un être qui ne sait rien faire de ses mains blanches... Dès le premier jour, je compris que mes idées de vie laborieuse, avec des vignes en perspective, ne valaient rien. Pour ce qui est de l'amour, je dois te dire que, vivre avec une femme qui a lu Spencer et qui a tout quitté pour toi, est aussi peu intéressant que de vivre avec n'importe quelle Annphîssa ou quelleAkoulîna. C'est la même odeur de fer à repasser, de poudre de riz et de médicaments, les mêmes papillotes le matin, et la même duperie volontaire...

— On ne peut pas, en ménage, se passer de fer à repasser, dit Samoïlénnko, rougissant de ce que Laïèvski lui parlât si nettement d'une dame qu'il connaissait. Tu es de mauvaise humeur, aujourd'hui, Vânia, je le vois... Nadiéjda Fiôdorovna est une femme très bien, instruite; toi, tu es un homme de très grand esprit... Évidemment vous n'êtes pas mariés, dit-il, en se retour­nant vers les tables voisines, mais ce n'est pas votre faute, et, d'ailleurs... il ne faut pas avoir de préjugés, et il faut se mettre au niveau des idées modernes. Je suis, quant à moi, partisan de l'union libre; oui... Et, à mon sens, une fois que l'on s'est mis ensemble, il faut y rester jusqu'à la mort.

— Sans amour?

— Je vais tout de suite t'expliquer, dit Samoïlénnko. Il y a huit ans, il y avait ici, comme agent d'assurances, un petit vieux, bonhomme, lui aussi, de très grand esprit. Et voici ce qu'il disait : Dans la vie conjugale, l'essentiel, c'est la patience... Tu entends, Vânia? Pas l'amour ; la patience ! L'amour ne peut pas durer long­temps. Tu as vécu deux années dans l'amour et, main­tenant, ta vie conjugale a visiblement atteint la période où, pour conserver l'équilibre, tu dois mettre en avant toute ta patience...

— Tu crois à ton vieux petit fonctionnaire? Pour moi, son conseil est inepte. Ton petit vieux pouvait faire l'hypocrite, s'exercer à la patience, et regarder la personne qu'il n'aimait pas comme un objet indispen­sable à ses exercices; mais je ne suis pas encore tombé aussi bas. Si je voulais exercer ma patience, je m'achè­terais des haltères ou un cheval rétif; mais je laisse­rais les gens en paix.

Samoïlénnko commanda du vin blanc et de la glace. Quand ils eurent bu chacun un verre, Laïèvski soudain demanda :

— Dis-moi, je te prie, ce qu'est le ramollissement cérébral?

— C'est, comment t'expliquer?... Une maladie où le cerveau devient mou... Comme s'il se liquéfiait.

— On en guérit?

— Oui, si la maladie n'a pas été négligée... Douches froides, vésicatoires... et puis quelques remèdes internes.

— Bon... Alors tu vois quelle est ma position. Je ne peux pas vivre avec elle, cela dépasse mes forces ; tant que je suis avec toi, je philosophe encore, je souris ; mais, à la maison, je perds tout courage. C'est une telle angoisse que, si l'on me disait, supposons, que je dois vivre encore un mois avec elle, il me semble que je me logerais une balle dans la tête. Et, pourtant, on ne peut pas la quitter ! Elle est seule ; elle n'a pas l'habitude du travail ; nous n'avons d'argent ni l'un ni l'autre... Où irait-elle? Chez qui? Pas d'issue... Allons, voyons, dis-moi ce qu'il y a à faire?

— Hum? oui... mugit Samoïlénnko ne sachant que répondre. Elle t'aime?

— Oui, elle m'aime, dans la mesure où un homme est nécessaire à une femme de son âge et de son tem­pérament. Il lui serait aussi pénible de renoncer à moi qu'à sa poudre ou à ses papillotes. Je suis une partie constitutive de son boudoir.

Samoïlénnko se sentit gêné.

— Tu es de mauvaise humeur, aujourd'hui, Vânia, répéta-t-il. Tu as dû mal dormir.

— Oui, j'ai mal dormi... De façon générale, frère, je ne me sens pas bien. La tête vide, le coeur prêt à s'arrêter, je ne sais quelle faiblesse... Il faut m'enfuir d'ici !

— Où cela?

— Là-bas, au nord. Au pays des pins, des champi­gnons, des gens, et des idées... Je donnerais la moitié de ma vie pour me baigner dans une petite rivière des gouvernements de Moscou ou de Toûla, pour avoir froid, puis me promener des heures et bavarder avec un étudiant quelconque, bavarder, bavarder... Et quelle bonne odeur de foin ! Te rappelles-tu ça, le soir, lors­qu'on se promène au jardin, que les sons d'un piano arrivent jusqu'à vous et que l'on entend passer un train?...

Laïèvski à ces pensées rit de plaisir ; les larmes lui vinrent aux yeux et, pour les cacher, il se pencha pour prendre des allumettes sur la table voisine.

— Moi, dit Samoïlénnko, il y a dix-huit ans que je n'ai pas été en Russie. J'ai déjà oublié ce qui en est. Pour moi, il n'y a pas de pays plus magnifique que le Caucase.

— Un tableau de Véréchtchâguïne représente un puits profond au fond duquel languissent des condamnés à mort ; ton splendide Caucase me semble un puits pareil. Si l'on me proposait d'être ramoneur à Péters- bourg ou d'être prince ici, je choisirais d'être ramoneur.

Laïèvski réfléchit. En regardant son corps voûté, ses yeux fixes, son visage pâle et suant, ses tempes creuses, ses ongles rongés et l'une de ses pantoufles sortie dutalon, qui laissait voir une chaussette mal reprisée, Samoïlénnko fut pénétré de pitié. Et, sans doute parce que Laïèvski le fit penser à un enfant innocent, il lui demanda :

— As-tu encore ta mère?

— Oui, mais nous ne nous voyons pas. Elle n'a pas pu me pardonner cette liaison,

Samoïlénnko aimait Laïèvski. Il le considérait comme un brave garçon, un étudiant, un bon compagnon avec lequel on pouvait boire, rire et causer à cœur ouvert. Ce qu'il comprenait en lui, lui déplaisait extrêmement : Laïèvski buvait beaucoup et à toute heure; il jouait aux cartes, méprisait son travail, dépassait ses res­sources, employait souvent des expressions inconve- ' nantes, se promenait en pantoufles dans la rue et se disputait en public avec Nadiéjda Fiôdorovna. Cela déplaisait à Samoïlénnko. Mais que Laïèvski fût passé par la Faculté de philologie, qu'il fût abonné à deux grandes revues, qu'il parlât souvent avec tant d'esprit qu'un petit nombre seul de personnes le comprît, qu'il eût avec lui une femme instruite : tout cela Samoï­lénnko ne le comprenait pas ; mais cela lui plaisait. Il regardait Laïèvski comme supérieur à lui et l'estimait.

— Encore un détail, dit Laïèvski, remuant la tête ; mais cela entre nous... Je le cache encore à Nadiéjda Fiôdorovna ; n'en dis rien devant elle... J'ai reçu avant- hier une lettre. Son mari est mort d'un ramollissement cérébral.

— Dieu ait son âme ! soupira Samoïlénnko, Et pour­quoi donc le lui,caches-tu?

— Lui montrer cette lettre équivaudrait à dire : allons à l'église nous marier. Il faut d'abord préciser

nos relations. Lorsqu'elle sera convaincue que nous ne pouvons plus continuer à vivre ensemble, je lui mon­trerai la lettre. Alors ce sera sans danger.

— Sais-tu, Vânia? lui dit Samoïlénnko (et sa figure prit une expression triste et suppliante comme s'il allait demander une chose lui plaisant beaucoup et qu'il eût peur qu'on lui refusât), épouse-la, mon cher !

— Pourquoi?

— Remplis ton devoir envers cette excellente femme ! Son mari est mort, la Providence elle-même t'indique ce que tu as à faire.

— Mais comprends, original que tu es, que c'est impossible. Se marier sans amour est aussi laid et indigne d'un homme que de dire la messe sans croire.

— Mais c'est ton devoir !

— En quoi est-ce mon devoir? demanda Laïèvski irrité. t

— Quand tu l'as enlevée à son mari, tu en as pris la responsabilité.

— Mais on te le dit, en russe : je ne l'aime pas.

— Si tu ne l'aimes pas, respecte-la, considère-la. v

— La respecter, la considérer... persifla Laïèvski; comme si elle était la supérieure d'un couvent ! Tu es mauvais psychologue et physiologiste si tu crois que, vivant avec une femme, l'estime et le respect peuvent suffire. Il faut avant tout, à la femme, une chambre à coucher.

— Vânia, Vânia... dit Samoïlénnko, gêné.

— Tu es un vieil enfant, un théoricien, et, moi, je suis un jeune vieillard, un praticien. Nous ne nous entendrons jamais. Arrêtons cette conversation... Mous- tapha ! cria Laïèvski au garçon, combien devons-nous?

— Non, non... fit le docteur effaré, saisissant îe bras de Laïèvski, c'est à moi... C'est moi qui ai commandé. Fais mettre ça à mon compte ! cria-t-il à Moustapha.

Les amis se levèrent et prirent en silence le quai. Au commencement du boulevard, ils s'arrêtèrent et se sépa­rèrent en se serrant la main.

— Vous êtes trop gâtés, mes bons amis ! dit Samoï­lénnko en soupirant. Le sort t'a donné une femme jeune, belle et instruite ; et tu n'en veux pas. Et moi, si Dieu m'avait donné même une petite vieille contrefaite, mais caressante et bonne, comme je serais heureux ! Je vivrais avec elle dans ma vigne, et...

Samoïlénnko se ressaisit et dit :

— Et qu'elle me prépare le thé, la vieille sorcière !

Ayant quitté Laïèvski, il s'engagea sur le boulevard.

Lorsque lourd, majestueux, avec une expression sé­vère, une tunique blanche comme neige et des bottes admirablement cirées, la poitrine bombée, décoré de la croix de Saint-Vladimir, il passait sur le boulevard, il se plaisait beaucoup, et il lui semblait que tout l'univers le regardait avec satisfaction. Sans tourner la tête, il regardait de tous côtés, et trouvait le boulevard bien entretenu, les cyprès nouvellement plantés, les euca­lyptus et les palmiers malingres, très beaux, et qui don­neraient, avec le temps, un bel ombrage. Il trouvait que les Circassiens étaient des gens honnêtes et hospi­taliers.

« Il est étrange que le Caucase ne plaise pas à Laïèvski, pensait-il, fort étrange ! »

Cinq soldats, le croisant, présentèrent les armes. Sur le côté droit du boulevard, la femme d'un fonctionnaire passa sur le trottoir avec un lycéen, son jeune fils.

— Bonne matinée, Maria Konstanntînovna ! lui cria Samoïlénnko, souriant agréablement. Vous venez de vous baigner? Ha! ha! ha!... Mes hommages à votre mari !

Et il poursuivit sa route en, continuant à sourire agréablement. Mais, apercevant un aide-chirurgien qui venait à sa rencontre, il fronça tout à coup les sourcils, l'arrêta et lui demanda :

— Y a-t-il quelqu'un à l'infirmerie?

— Personne, Votre Excellence.

— Tu dis?

— Personne, Votre Excellence.

— Bien, va-t'en...

Se dandinant majestueusement, il se dirigea vers le kiosque aux rafraîchissements où était assise une vieille et grosse juive qui se faisait passer pour Géorgienne, et il lui dit, d'une voix aussi forte que s'il commandait un régiment :

— Ayez l'amabilité de me donnei un soda.1II

Le manque d'amour de Laïèvski pour Nadiéjda Fiô­dorovna se traduisait surtout en ceci que tout ce qu'elle disait et faisait lui paraissait un mensonge ou quelque chose qui y ressemblait. Tout ce qu'il lisait contre les femmes et contre l'amour lui semblait on ne peut mieux convenir à lui, à Nadiéjda Fiôdorovna et à son mari.

Quand il rentra chez lui, Nadiéjda Fiôdorovna, déjà habillée et coiffée, assise près de la fenêtre, buvait son café, d'un air soucieux, en feuilletant une revue. Il pensa que boire du café n'était pas un événement assez important pour se donner une mine préoccupée et qu'elle avait eu tort de perdre son temps à se coiffer à la mode puisqu'il n'y avait ici personne à qui elle eût à plaire, ni à chercher à plaire. II vit aussi un mensonge dans la revue qu'elle tenait. Il pensa que Nadiéjda Fiô­dorovna s'habillait et se coiffait pour paraître belle et qu'elle lisait pour paraître instruite.

— Cela ne fera-t-il rien si je vais me baigner aujour­d'hui? demanda-t-elle.

— Et quoi? Que tu y ailles ou que tu n'y ailles pas, la terre n'en tremblera pas, je suppose...

— Je te demande ça pour que le docteur ne se fâche pas.

— Demande-le-lui à lui-même. Je ne suis pas mé­decin.

Ce qui, cette fois-là, déplut le plus à Laïèvski, ce fut le cou blanc, décolleté de Nadiéjda Fiôdorovna et ses frisons sur la nuque. Il se rappela que, lorsque Anna Karénine cessa d'aimer son mari, ses oreilles lui dé­plurent. Il pensa : « Comme c'est juste ! Comme c'est juste ! » Se sentant la tête vide, il entra dans son bureau, s'étendit sur le divan et se couvrit la figure d'un mouchoir pour ne pas être importuné par les mouches. De lentes, de vagues, de monotones idées se traînaient dans son cerveau, comme, par une soirée de mauvais temps, en automne, un long convoi de char­rettes ; et il tomba dans un état d'accablante somno­lence. Il lui semblait être en faute vis-à-vis de Nadiéjda Fiôdorovna et avoir causé la mort de son mari. Il se sentait comme coupable envers sa vie à lui-même, gâchée, envers le monde des hautes idées, du savoir et du travail, — ce merveilleux monde qui lui semblait impossible sur cette plage où traînent des Turcs affamés et des Abkhases paresseux. Ce monde n'était possible que là-bas, dans le Nord, où il y a des opéras, des théâtres, des journaux, et tous les modes du travail intellectuel. Ce n'est que là-bas, et pas ici, que l'on peut être honnête, instruit, élevé et pur. Il s'accusait de ne pas avoir d'idéal et d'idée directrice, bien qu'il comprît confusément maintenant ce que cela signifiait. Lorsque, deux années auparavant, il avait commencé à aimer Nadiéjda Fiôdorovna, il lui paraissait qu'il n'avait qu'à entrer en liaison avec elle et à partir pour le Cau­case pour échapper à la banalité et au vide de la vie. Maintenant aussi il était assuré qu'il n'avait qu'à la quitter et à retourner à Pétersbourg pour avoir tout ce dont il avait besoin.

« Partir ! murmura-t-il en s'asseyant et se rongeant les ongles. Partir ! »

Il se vit, en imagination, prendre le bateau, déjeuner, boire de la bière glacée, causer sur le pont avec des dames, puis monter dans le train à Sébastopol et partir. Bonjour, la liberté! Les gares filent les unes après les autres, l'air se refroidit, devient de plus en plus âpre ; voici les pins et les sapins ; voici Koursk ; voici Moscou... Aux buffets, on sert de la soupe aux choux, du mouton au gruau, de l'esturgeon, de la bière ; en un mot, ce n'est plus l'Asie : c'est la Russie, la vraie Russie. Dans le train, les voyageurs parlent commerce, chanteurs nouveaux, sympathies franco-russes. On sent partout une vie cultivée, intellectuelle, alerte... Vite, vite, filer ! Voici enfin la perspective Niévski, la grande Morskâïa, et voici la petite rue de Kôvno, où, étudiant, il habitait jadis avec ses camarades. Voici le cher ciel gris, la bruine, les cochers mouillés...

Quelqu'un, dans la chambre voisine, l'appela :

— Ivane Anndréîtch, êtes-vous ici?

— Oui, répondit-il. Que voulez-vous?

— Ce sont des papiers.

Laïèvski se leva mollement, sentant sa tête tourner. Bâillant et traînant les pieds, il passa dans la chambre voisine. Resté près de la fenêtre ouverte, dans la rue, un de ses jeunes collègues déposait des papiers sur l'appui.

— A l'instant, mon cher, dit doucement Laïèvski.

Il alla prendre son encrier, revint à la fenêtre, signa les papiers sans les lire, et dit :

— Qu'il fait chaud !

— Oui. Viendrez-vous aujourd'hui?

— J'en doute... Je me sens mal. Dites à Chéehkôvski, mon cher, que j'irai chez lui après dîner.

Le fonctionnaire partit. Laïèvski se recoucha sur le divan, et se mit à penser :

« Il faut tout peser et combiner. Avant de partir, il faut payer mes dettes. Je dois près de deux mille roubles, et je n'ai pas d'argent... Évidemment, ce n'est pas la chose grave ; je paierai comme je pourrai une partie maintenant et enverrai le reste de Pétersbourg... L'important, c'est Nadiéjda Fiôdorovna... Il faut, avant tout, définir nos relations... Oui. »

Peu après il se demanda s'il ne fallait pas aller prendre conseil chez Samoïlénnko.

« Je le peux, se dit-il, mais à quoi bon? Je lui par­lerai encore à contretemps de boudoir et de femmes, de ce qui est honnête ou de ce qui ne l'est pas. Quelles diables de conversations avoir sur l'honnêteté ou la malhonnêteté, quand il s'agit de sauver ma vie au plus tôt, quand j'étouffe et me suicide dans ce maudit escla­vage?... Il faut comprendre, à la fin, que continuer une vie comme la mienne est lâche et cruel ; tout le reste est mesquin et nul. Partir ! murmura-t-il en s'asseyant ; s'enfuir ! »La côte déserte, la chaleur accablante, la monotonie des montagnes, voilées et mauvaises, éternellement sem­blables et silencieuses, lui inspiraient l'ennui, et, lui* semblait-il, l'endormaient et le frustraient. Peut-être était-il fort intelligent, avait-il du talent et une extraor­dinaire honnêteté ; peut-être, si la mer et les montagnes ne l'enserraient pas, deviendrait-il un excellent agent de zemstvo, un homme d'État, un orateur, un publi- ciste, un ascète... Qui sait ! En ce cas, n'est-il pas stu- pide de discuter s'il est honnête ou s'il ne l'est pas qu'un homme utile ou un homme de talent, un musicien ou un peintre par exemple, perce une muraille pour s'enfuir de prison et trompe ses geôliers? Dans une pareille situation, tout est honnête.

A deux heures, Laïèvski et Nadiéjda Fiôdorovna se mirent à table. Quand la cuisinière leur servit une soupe au riz et aux tomates, Laïèvski s'exclama :

— Tous les jours la même chose ! Pourquoi ne pas faire de la soupe aux choux?

.— Il n'y a pas de choux.

— C'est étrange ! Il y en a chez Samoïlénnko et chez Maria Konstanntînovna ; il faut, seul, je ne sais pour­quoi, que je mange cette fade mixture. C'est impos­sible, ma chérie !

Jadis, comme il arrive dans la plupart des ménages, aucun repas ne se passait sans histoires et scènes ; mais, depuis qu'il avait décidé qu'il n'aimait plus, Laïèvski tâchait de céder en tout à sa compagne, lui parlait avec une tendre politesse, souriait, l'appelait ma chérie, et la baisait au front à la fin du repas.

— Cette soupe, dit-il en souriant, a goût de jus de réglisse. Il se faisait violence pour paraître aimable, et, n'y tenant plus, il dit : Personne ici ne s'occupe de la maison... Si tu es malade ou prise par tes livres, bon, je m'occuperai de la cuisine !

Nadiéjda Fiôdorovna, naguère, lui aurait répondu : « Occupe-t'en », ou « Je vois que tu veux faire de moi

une cuisinière » ; mais ce jour-là, elle le regarda timi­dement et rougit.

■— Comment te sens-tu aujourd'hui? lui demanda­t-il gentiment.

— A peu près bien. Rien qu'un peu de faiblesse.

— Il faut prendre garde, chérie. Je porte tant de peine pour toi.

On ne sait de quoi souffrait Nadiéjda Fiôdorovna. Samoïlénnko, disant qu'elle avait la fièvre intermit­tente, la bourrait de quinine ; un autre médecin, Ous- tîmovitch, — homme grand, maigre, insociable, qui restait chez lui le jour et se promenait le soir tranquil­lement sur le quai, les mains derrière le dos, la canne en l'air, et toussant, — trouvait qu'elle avait une maladie de femme et lui prescrivait des compresses.

Naguère, quand Laïèvski aimait Nadiéjda Fiôdo­rovna, sa maladie lui inspirait de la pitié et de la crainte ; maintenant il n'y voyait que du mensonge. La figure jaune, apathique de la jeune femme, son regard las, somnolent, ses bâillements après ses accès de fièvre, le fait qu'elle restait couchée en boule pendant les accès, ressemblant plus à un garçon qu'à une femme, et celui que, dans sa chambre, l'air était étouffé et vicié : tout cela, à son sens, détruisait l'illusion et fai­sait obstacle à l'amour et au mariage.

Il y eut, comme second plat, des œufs sur des épi- nards, et, pour Nadiéjda Fiôdorovna, de la bouillie de fécule au lait. Lorsque, l'air préoccupé, elle toucha à la bouillie du bout de la cuiller et se mit à la manger indolemment en buvant du lait, et qu'il l'entendit l'avaler, une haine si forte s'empara de lui qu'il en eut _ des démangeaisons à la tête. Une semblable haine,

reconnaissait-il, eût été outrageante même à l'égard d'un chien, et pourtant, il ne s'en voulait pas à lui- même : il en voulait à Nadiéjda Fiôdorovna de lui ins­pirer un pareil sentiment et comprenait pourquoi les amants tuent parfois leurs maîtresses. Lui, assurément, ne tuerait pas, mais, juré, il eût acquitté le meurtrier.

— Merci, ma chérie, dit-il à Nadiéjda Fiôdorovna, après dîner.

Et il la baisa au front (i).

Rentré dans son bureau, il se mit à aller et venir pendant cinq minutes, regardant du coin de l'œil ses bottines, puis il s'assit sur le divan, et murmura :

— Partir! Partir! Avoir une explication et partir!

Il s'étendit sur le divan et se ressouvint que le mari de

Nadiéjda Fiôdorovna était peut-être mort par sa faute.

« Imputer à crime à quelqu'un d'aimer ou de ne plus aimer, se convainquait-il, le pied levé en l'air pour se chausser, c'est bête. L'amour et la haine sont hors de notre pouvoir. Son mari, j'ai peut-être été de façon indirecte l'une des causes de sa mort, mais suis-je cou­pable d'avoir aimé sa femme, le suis-je de ce qu'elle m'ait aimé? »

Il prit sa casquette et se rendit chez son collègue Chéchkôvski, chez lequel les fonctionnaires se rassem­blaient chaque soir pour jouer au vimite et boire de la bière fraîche.

« Mon indécision ressemble à celle d'Hamlet, pen­sait-il en chemin. Comme Shakespeare a bien observé ! Que c'est juste ! »

(i) Il est de coutume, on le sait, en Russie, de remercier à la fin du repas la maîtresse de maison. (Tr )

III

Four se préserver de l'ennui et venir en aide, en l'ab­sence de tout hôtel dans la ville, à l'extrême nécessité des nouveaux arrivés et des célibataires, qui ne savaient où prendre leurs repas, le docteur Samoïlénnko tenait chez lui une sorte de table d'hôte.

Au -temps dont nous parlons, il n'avait que deux pen­sionnaires, le jeune zoologue von Koren, venu en été sur les côtes de la mer Noire pour y étudier l'embryo­logie des méduses, et le diacre Pobièdov, récemment sorti du séminaire, et envoyé dans cette petite ville pour y remplacer le vieux diacre, parti pour se soigner. Ces deux pensionnaires payaient pour le déjeuner et le dîner douze roubles par mois, et Samoïlénnko leur avait fait donner leur parole d'honneur de venir exactement déjeuner à deux heures.Von Koren arrivait habituellement le premier. Il s'asseyait en silence dans le salon, prenait sur la table un album et se mettait à regarder attentivement les photographies pâlies de messieurs inconnus, en larges pantalons et chapeaux hauts de forme, et de dames en crinolines et bonnets. Samoïlénnko ne se rappelait le nom que de peu d'entre eux et disait en soupirant de ceux qu'il avait oubliés : « Un excellent homme, du plus grand esprit. »

Quand il en avait fini avec l'album, von Koren pre­nait un pistolet sur l'étagère, et, fermant l'oeil gauche, visait longuement le portrait du prince Vorontsov, ou bien, se mettant devant la glace, il considérait son visage brun, son grand front, ses cheveux noirs, crépus comme ceux d'un nègre, sa chemise d'indienne foncée, à grandes fleurs, ressemblant à un tapis de Perse, et la large ceinture de cuir qu'il portait en guise de gilet.

La contemplation de lui-même lui procurait un plaisir non moins vif que l'examen des photographies ou celui du pistolet richement orné. Von Koren était très satis­fait de sa figure, de sa barbe bien taillée et de ses larges épaules, preuves évidentes de sa bonne santé et de sa robuste constitution. Il était satisfait de sa mise élé­gante, à commencer par sa cravate, assortie à la cou­leur de sa chemise, et à finir par ses souliers jaunes.

Tandis qu'il regardait l'album et se tenait devant la glace, Samoïlénnko, dans la cuisine et le couloir, en bras de chemise, la poitrine nue, couvert de sueur, s'af­fairait autour des tables, préparant une salade ou une sauce, apprêtant la viande, les concombres et l'oignon pour la soupe glacée. Et il écarquillait furieusement les yeux sur son ordonnance qui l'aidait, brandissant de son côté, tantôt un couteau, tantôt une cuiller.

— Passe-moi le vinaigre ! commandait-il ; je veux dire, criait-il en frappant des pieds, pas le vinaigre, mais l'huile d'olive ! Où vas-tu donc, animal?

— Chercher l'huile, Votre Excellence, disait l'ordon­nance effarée, d'une voix grêle.— Vite, elle est dans l'armoire. Et dis à Dâria d'ajouter du fenouil dans le bocal des concombres. Du fenouil, tu entends? Couvre le pot à crème, badaud ! Les mouches vont tomber dedans !

Il semblait que toute la maison résonnât de sa voix. Une dizaine de minutes avant deux heures arrivait le diacre, jeune homme de vingt-deux ans, maigre, les cheveux longs, sans barbe, n'ayant encore que des moustaches. En entrant au salon, il se signait devant les Images, souriait et tendait la main à von Koren.

— Bonjour, lui disait froidement le zoologue. Où étiez-vous donc?

— Au débarcadère, à pêcher des grondins.

— Ah! naturellement!... Il est évident, diacre, que" vous ne travaillerez jamais !

— Pourquoi donc? disait le diacre, en souriant et enfonçant ses mains dans les poches très profondes de sa lévite blanche. Le travail n'est pas un ours ; il ne s'enfuira pas dans la forêt (i).

— Et qu'il n'y ait personne pour vous donner le fouet ! soupirait le zoologue.

Il s'écoulait encore quinze à vingt minutes, sans que l'on appelât les convives pour le déjeuner, et l'on enten­dait toujours l'ordonnance courir de la cuisine à l'office et vice versa, faisant sonner ses bottes, et Samoïlénnko crier :

— Pose ça sur la table ! Où le fourres-tu? Lave-le d'abord !

Le diacre et von Koren, affamés, se mettaient à frapper le parquet de leurs talons, manifestant ainsi

(i) Proverbe russe très usité. (Tr.) leur impatience, comme font les spectateurs au paradis d'un théâtre. La porte s'ouvrait enfin, et l'ordonnance exténuée annonçait que le dîner était servi. Samoï­lénnko, écarlate, échauffé par le feu de la cuisine, irrité, les accueillait dans la salle à manger. Il les regardait méchamment et ne répondait pas à leurs questions. Avec une expression de terreur, il soulevait le couvercle de la soupière et remplissait l'assiette de chacun de ses hôtes. Ce n'était qu'après s'être convaincu qu'ils mangeaient avec appétit et que la soupe leur plai­sait, qu'il soupirait, allégé, et s'asseyait dans son fau­teuil profond. Son visage s'alanguissait, devenait lui­sant... Il se versait sans hâte un verre de vodka et disait :

— A la santé de la jeune génération !

Après sa conversation avec Laïèvski, Samoïlénnko, malgré sa bonne humeur, ressentait depuis le matin une certaine tristesse. Il plaignait Laïèvski et voulait venir à son aide. Après avoir bu son verre de vodka, il dit en soupirant :

— J'ai vu aujourd'hui Vânia Laïèvski. Sa vie est dure. Le côté matériel de son existence n'a rien de réjouissant, mais c'est surtout le côté moral qui l'op­prime. Ce garçon me fait peine.

— En voilà un que je ne plains pas ! s'écria von Koren. Si cet aimable homme tombait à l'eau, je le pousserais avec un bâton et lui dirais : « Coule, mon vieux, coule... »

— Tu mens. Tu ne ferais pas ça !

— Pourquoi le crois-tu? demanda von Koren, haus­sant les épaules. Je suis aussi capable que toi d'une bonne action.— Est-ce une bonne action de faire noyer un homme? demanda le diacre en riant.

— Noyer Laïèvski, oui !

— Il manque, il me semble, quelque chose à cette soupe au kvass... dit Samoïlénnko voulant faire diver­sion.

— Laïèvski est incontestablement nuisible, continua von Koren, et aussi dangereux pour la société que le microbe du choléra. Le noyer serait une bonne action.

— Ça ne te fait pas honneur de parler ainsi de ton prochain. Dis-moi pourquoi tu le détestes?

— Ne dis pas de sottises, docteur. Il est bête de haïr et de mépriser un microbe, et de regarder comme son prochain te premier venu. C'est, je t'en demande bien pardon, ne pas réfléchir et se refuser à une juste appré­ciation des gens ; autrement dit s'en laver les mains. Je tiens ton Laïèvski pour un vaurien ; je ne m'en cache pas et me comporte avec lui, en pleine conscience, comme avec un vaurien ; et toi, tu le regardes comme ton prochain, ce qui revient à dire que tu te comportes envers lui comme envers moi et envers le diacre : autre­ment dit que tu nous tiens pour zéro. Tu as une même indifférence pour tout le monde.

— « Un vaurien!... » marmonna Samoïlénnko avec une moue dégoûtée. C'est si injuste que je ne trouve rien à te dire !

— On juge les gens d'après leurs actes, continua von Koren. Vous allez en juger, diacre... C'est à vous que je vais parler. La façon de faire de M. Laïèvski va vous être déroulée comme une longue pancarte chi­noise, et vous pourrez la déchiffrer du commencement à la fin. Qu'a-t-il fait en ces deux années qu'il a vécu ici? Comptons sur nos doigts. D'abord, il a appris aux habitants de la ville à jouer au vinnte. Il y a deux ans, ce jeu, ici, était inconnu ; maintenant presque tout le monde, même les femmes et les jeunes gens, y joue du matin à la nuit basse. En second lieu, il a appris aux habitants à boire de la bière, que l'on ne connaissait pas non plus en ces parages. Les habitants lui sont, en outre, redevables d'informations sur les différentes sortes de vodka, en sorte qu'ils peuvent maintenant distinguer, les yeux bandés, celle de Kochéliov de celle de Smîrnov, n° 21. Troisièmement, on ne vivait jadis ici, avec les .femmes des autres, qu'en cachette, pour la même raison que les voleurs volent furtivement et non ouvertement. L'adultère était chose que l'on avait honte d'afficher. Laïèvski s'est comporté en cela comme un pionnier. Il vit au grand jour avec la femme d'un autre. Quatrièmement...

Von Koren finit vite de manger et tendit son assiette à l'ordonnance.— J'ai compris Laïèvski dès le premier mois de notre connaissance, poursuivit-il en s'adressant au diacre. Nous sommes arrivés ici en même temps. Les hommes comme lui apprécient beaucoup l'amitié, l'intimité, la solidarité, etc., parce qu'ils ont toujours besoin de com­pagnons pour jouer aux cartes, boire et manger. De plus, ils sont bavards et ont besoin d'auditeurs; nous sommes donc devenus amis. Je veux dire qu'il venait chez moi, chaque jour, m'empêcher de travailler et me parler indiscrètement de sa maîtresse. Dès les premiers moments, son extrême fausseté — j'en avais vraiment la nausée — m'avait frappé. En qualité d'ami, je le gourmandais de tant boire, de dépenser au delà de sesmoyens, de faire des dettes, de rester oisif, de ne rien lire, d'être si peu cultivé, si peu informé. A tout cela, il souriait amèrement, soupirait, et disait pour toute réponse : « Je suis un raté, je suis un homme de trop. » Ou bien : « Que voulez-vous donc de nous, mon bon, nous, les vestiges du servage? » Ou encore : « Nous dégénérons... » Ou bien il se mettait à débiter un long fatras à propos d'Onièguine, de Pêtchôrine, du Caïn de Byron, de Bazârov, toutes gens dont il disait : « Ce sont nos pères par la chair et l'esprit. » Comprenez par là que ce n'est sa faute en rien. Et les plis officiels traînent une semaine sans être ouverts ; s'il boit et fait boire les autres, les coupables, c'est Onièguine, Pêtchôrine et Tourguénièv; qui ont inventé le raté et l'homme de trop. La cause de son extrême dévergondage et de sa vie scandaleuse n'est pas, voyez-vous, en lui-même ; elle est quelque part ailleurs, dans l'espace... Et avec cela — adroite défaite ! — il n'est pas seul à être dépravé, menteur et vil. « Nous » le sommes aussi. « Nous », cela veut dire « les gens de la décade 80-90 » ; nous, « le produit paresseux et énervé de l'époque du servage », nous, que « la civilisation a mutilés »... Bref, nous devons comprendre qu'un aussi grand homme que Laïèvski est grand jusque dans sa déchéance ; nous devons comprendre que sa dépravation, son ignorance et sa malpropreté physique sont un phénomène d'his­toire naturelle, sanctifié par la nécessité ; que les causes en sont universelles, élémentaires, et que l'on doit sus­pendre devant Laïèvski une lampe d'autel, parce qu'il est la victime fatale de l'époque, des influences, de l'hérédité, etc. Tous les fonctionnaires et les dames s'exclamaient en l'écoutant, et, de longtemps, je ne puscomprendre à qui j'avais affaire : à un cynique ou à un adroit filou? Des gens comme lui, en apparence intel­lectuels, un peu cultivés, et parlant beaucoup de leur noblesse personnelle, savent se faire passer pour des natures extrêmement compliquées,

Tais-toi ! s'écria Samoïlénnko. Je ne permettrai

pas de mal parler devant moi d'un homme extrêmement bien.

Ne m'interromps pas, Alexandre Davîdytch, dit

2

von Koren froidement. J'ai presque fini. Laïèvski est un organisme assez peu compliqué. Voici sa structure morale : le matin, des pantoufles, le bain et le café ; puis, jusqu'au déjeuner, pantoufles, promenade et conver­sation ; à deux heures, pantoufles, dîner et vin ; à cinq heures, bain, thé et vin ; ensuite le vmnte et le men­songe ; à dix heures, souper et vin ; et, après minuit, le sommeil et la femme. Son existence est enfermée dans ce strict programme comme un œuf dans sa coquille. Qu'il marche, qu'il soit assis, se fâche, écrive, se ré­jouisse, tout se ramène au vin, aux cartes, aux pan­toufles et à la femme. La femme joue dans sa vie un rôle fatal, écrasant. Il raconte lui-même qu'il était amoureux à treize ans. Étudiant de première année, il vivait avec une dame qui eut sur lui une influence bienfaisante et à laquelle il est redevable de son édu­cation musicale. En seconde année, il racheta une pen­sionnaire de maison publique et l'éleva jusqu'à lui, c'est-à-dire qu'il en fit sa maîtresse. Elle vécut six mois avec lui et s'en revint chez sa patronne. Et cet abandon lui causa beaucoup de souffrances morales. Hélas ! il souffrit &nt qu'il dut quitter l'Université et resta chez lui deux ans à ne rien faire ; mais ce fut pour le mieux.

LE DUEL11 se lia avec une vetive qui lui conseilla de laisser là le droit et d'étudier la philologie. Il le fit. Le cours achevé, il se prit à aimer passionnément sa femme de maintenant... comment l'appelle-t-on?... cette femme mariée... et dut s'enfuir avec elle ici, au Caucase, pour y chercher, soi-disant, l'idéal. Aujourd'hui ou demain, il cessera de l'aimer, et retournera à Pétersbourg, y chercher aussi de l'idéal.

— Qu'en sais-tu? grogna Samoïlénnko, regardant le zoologue avec colère ; tu ferais mieux de manger.

On servit des grondins bouillis avec une sauce polo­naise. Samoïlénnko en servit un entier à chacun de ses pensionnaires et leur versa la sauce lui-même. Deux minutes passèrent en silence.

— La femme, dit le diacre, joue un rôle essentiel dans la vie de tout homme. Il n'y a rien à y faire.

— Oui, mais cela dépend du degré. Chacun de nous a une femme, mère, sœur, épouse, amie. Pour Laïèvski, la femme est en tout et pour tout une maîtresse. Elle (autrement dit le concubinage avec elle) est le bonheur et le but de sa vie. Il est gai, mélancolique, ennuyé, désabusé, par la femme. La vie lui pèse-t-elle? c'est la femme qui est coupable. L'aube d'une vie nouvelle luit- elle pour lui, a-t-il trouvé un idéal? là aussi, cherchez la femme... Seul le satisfont les écrits et les tableaux où il y a une femme... Notre temps est, à son avis, mauvais et pire que celui des années 1840-1850 et 1860­1870, uniquement parce que nous ne savons pas nous adonner jusqu'à l'oubli de nous-mêmes à l'extase amou­reuse et à la passion. Ces luxurieux doivent probable­ment avoir dans le cerveau une excroissance, tenant du sarcome, qui comprime leur cervelle et domine toute leur psychologie. Observez Laïèvski quelque part en société ; remarquez-le. Quand on parle devant lui d'une question générale, comme, par exemple, celle de la cel­lule ou de l'instinct, il reste à l'écart, se tait, n'écoute pas. Il a un air languissant, désabusé; rien ne l'inté­resse ; tout est banal, nul ; mais parlez de femelles et de mâles, dites que l'araignée, par exemple, mange le mâle après qu'il l'a fécondée : ses yeux brûlent de curiosité ; sa figure s'illumine ; en un mot l'homme renaît. Tous ses sentiments pour nobles, élevés, ou indif­férents qu'ils soient, ont toujours le même point de départ. On va par exemple dans la rue avec lui, et on rencontre un âne... « Dites-moi, je vous prie, de- mande-t-il, quel serait le produit de l'accouplement d'une ânesse et d'un chameau? » Et ses rêves? Vous raconte-t-il ses rêves? Ça, c'est merveilleux!... Il rêve tantôt qu'on le marie à la lune, tantôt qu'on le mande à la police et on lui ordonne de vivre... avec une guitare...

Le diacre se mit à rire bruyamment. Samoïlénnko, pour ne pas rire, fronça les sourcils et se plissa le visage ; mais il ne put pas y résister et s'esclaffa lui aussi.

— Et tout cela n'est que mensonge ! dit-il en s'es- suyant les yeux. Ma parole, il ment !Très rieur, le diacre riait pour la moindre chose jusqu'à en avoir le point de côté et à n'en plus pou­voir. Il n'aimait, semble-t-il, à se trouver en compagnie que parce que les gens ont des ridicules, et que l'on peut leur donner des surnoms. Il avait surnommé Samoï­lénnko, la Tarentule, son ordonnance, le Malart, et il fut dans l'enchantement quand von Koren qualifia un jour Laïèvski et Nadiéjda Fiôdorovna de macaques. Il scrutait avidement les visages, prêtait l'oreille sans broncher, et l'on voyait ses yeux se remplir de joie et son visage se contracter dans l'attente de pouvoir se donner carrière et éclater de rire.

— C'est un être dépravé et anormal, poursuivit le zoologue. (Et le diacre, dans l'attente de mots drôles, buvait ses traits.) Il est rare de rencontrer une sem­blable nullité. Au physique, 0 est veule, débile et vieux ; et, à l'intellectuel, il ne diffère en rien d'une marchande qui ne fait que bâfrer, boire, dormir sur un lit de plume, et qui a pour amant son cocher.

Le diacre se remit à s'esclaffer.

— Ne riez pas, diacre, dit von Koren ; à la fin, c'est bête... Je n'aurais pas remarqué sa nullité, — reprit-il quand le diacre eut fini de rire, — je ne m'y serais pas attaché, s'il n'était pas si nuisible et si dangereux. Il est nuisible surtout par le succès qu'il a auprès des femmes et par sa menace d'avoir des descendants, autrement dit de gratifier le monde d'une douzaine de Laïèvski, aussi débiles et pervertis que lui. Seconde­ment, son exemple est au plus haut point contagieux. Je vous ai déjà parlé du jeu et de la bière ; encore un ou deux ans, il aura conquis toute la côte caucasienne. Vous savez combien la masse, surtout dans son niveau moyen, croit à l'intelligence, à l'instruction universi­taire, à la noblesse des manières et à l'élégance du débit. Quelque abomination que fasse Laïèvski, chacun croit que c'est bien, qu'il doit en être ainsi, parce qu'il est un intellectuel, un libéral, passé par l'Université. Pourtant, c'est un raté, un homme de trop, un neuras­thénique, une victime du temps, et donc tout lui est permis. C'est un bon garçon, une crème d'homme. Il pardonne si sincèrement les faiblesses ! il est accom­modant, malléable, pas fier. On peut prendre un verre avec lui, dire des obscénités, et potiner. La masse, en religion et en morale, est toujours encline à l'anthro­pomorphisme; elle aime surtout des petites idoles qui aient les mêmes faiblesses qu'elle. Jugez quel large champ s'ouvre à la contagion ! Laïèvski, avec ça, n'est pas un mauvais acteur, et c'est un hypocrite adroit. Il sait fort bien s'y prendre. Voyez un peu ses contor­sions et ses jongleries, ses façons, par exemple, si vous voulez, d'entendre la civilisation. Il en est à mille lieues, mais écoutez-le : « Ah ! que la civilisation nous déforme ! Ah ! que j'envie ces sauvages, ces enfants de la nature qui ignorent toute civilisation ! » Il faut entendre, voyez-vous, qu'il fut un temps, un certain temps, où Laïèvski était de tout cœur acquis à la civi­lisation, la servait, la connaissait à fond ; mais elle l'a lassé, désabusé, trahi. Il est, voyez-vous, un Faust, un second Tolstoï... Il traite Schopenhauer et Spencer en petits garçons, et leur tape paternellement sur l'épaule : « Eh bien, quoi, frère Spencer? » Spencer, il ne l'a cer­tainement pas lu, mais qu'il est gentil lorsqu'il dit de sa dame, avec une ironie légère et négligente : « Elle a lu Spencer ! » On l'écoute et personne ne veut com­prendre que ce charlatan, non seulement n'a pas le droit de parler sur ce ton-là de Spencer, mais qu'il n'a pas même celui de baiser la trace de ses pas. Saper la civilisation, les autorités morales, la religion d'au- trui, les éclabousser de boue, jouer bouffonnement de la prunelle à leur sujet, uniquement pour cacher sa faiblesse et son infirmité morale et les excuser, un animal rempli d'amour-propre, bas et ignoble, le peut seul.

— Je ne sais pas ce que tu as contre lui, Kôlia, dit Samoïlénnko regardant le zoologue, non plus avec co­lère, mais avec gêne. C'est un homme comme tout le monde. Certes, il a des faiblesses, mais c'est un homme d'aujourd'hui. Il est fonctionnaire, et utile à son pays. Il y avait ici, il y a dix ans, un vieux fonctionnaire, homme du plus grand esprit, et il aimait à dire...

— Suffit, suffit !... interrompit le zoologue. Il est fonctionnaire, dis-tu? Mais quel fonctionnaire ! Depuis qu'il est ici, les choses se sont-elles améliorées? Les fonctionnaires sont-ils devenus plus exacts, plus hon­nêtes, plus polis ? Au contraire, il n'a fait, de son auto- nté d'intellectuel et d'universitaire, que consolider leur laisser-aller et ajouter à leur boue des paquets de la sienne. Il n'est ponctuel que le 20, lorsqu'il s'agit de toucher ses appointements. Tous les autres jours, il ne fait que traîner chez lui en pantoufles, et s'efforce de donner l'impression qu'il rend au gouvernement russe un énorme service en restant au Caucase. Non, Alexandre Davîdytch, ne le défends pas ! En cela tu n'es pas sincère de tout point. Si tu l'aimais vraiment et le traitais en ami, tu ne serais pas tout d'abord indifférent à ses faiblesses ; tu n'y condescendrais pas. Tu tâcherais de l'empêcher de nuire.

__ Tu dis?

— L'empêcher de nuire... Comme il est incorrigible, on ne peut le faire que d'une seule façon... (Von Koren passa le doigt sur son cou.) Ou, encore, le noyer... ajouta-t-il. Dans l'intérêt de l'humanité, il faut sup­primer de pareils individus. Absolument !

— Que dis-tu? marmotta Samoïlénnko se levant et regardant avec étonnement le visage calme et froid du zoologue. Diacre, que dit-il? Es-tu de bon sens?

— Je n'insiste pas sur la peine de mort, dit von Koren. S'il est prouvé qu'elle est nuisible, inventez autre chose. Si l'on ne peut pas supprimer Laïèvski, isolez-le. Privez-le de sa personnalité ; envoyez-le aux travaux publics...

— Que dis-tu?... s'épouvanta Samoïlénnko. Mets du poivre, du poivre ! cria-t-il d'une voix désespérée en voyant le diacre manger sans poivre des courges farcies... Toi, homme de très grand esprit, que vas-tu dire ! Envoyer aux travaux publics notre ami, un intellec­tuel, un homme qui a de la fierté ! !

— S'il est fier et essaie de protester, on le mettra aux fers !

Samoïlénnko, ne pouvant plus prononcer un mot, remuait les doigts. Le diacre regarda sa figure aba­sourdie, vraiment drôle, et éclata de rire.

— N'en parlons plus, dit le zoologue. Souviens-toi seulement, Alexandre Davîdytch, que la lutte pour l'existence, et la sélection, gardaient l'humanité primi­tive de gens comme Laïèvski. Notre culture a forte­ment affaibli aujourd'hui la lutte et la sélection, et nous devons nous préoccuper nous-mêmes de la sup­pression des faibles et des inutiles ; autrement, si on laisse les Laïèvski se multiplier, la civilisation périra ; l'humanité dégénérera complètement. Ce sera notre faute.

— S'il faut noyer et pendre, dit Samoïlénnko, au diable ta civilisation et l'humanité ! Au diable ! Voici ce que je puis dire : Tu es un homme très savant, du plus grand esprit, et l'orgueil de la patrie; mais les

C Allemands t'ont gâté. Oui, les Allemands ! les Alle­mands !

Depuis que Samoïlénnko avait quitté Derpt (Dorpat) où il avait étudié la médecine, il voyait rarement des Allemands et n'avait lu aucun livre allemand; mais, selon lui, tout le mal, en politique et dans la science, venait des Allemands. Où avait-il pris cette opinion, il n'eût pu le dire ; mais il y tenait fort.

— Oui, les Allemands! répéta-t-il encore... Allons prendre le thé. v

Les trois hommes se levèrent et, ayant mis leurs cha­peaux, sortirent dans le jardinet. Ils s'assirent à l'ombre des maigres érables, de poiriers et d'un marronnier.

\Von Koren et le diacre s'assirent sur le banc près de la table. Samoïlénnko se laissa tomber dans un fau­teuil de vannerie à large dossier incliné. L'ordonnance apporta le thé, de la confiture et une bouteille de sirop.

Il faisait très chaud, une trentaine de degrés à l'ombre. L'air brûlant était comme figé, et une longue toile d'araignée pendait mollement du marronnier jus­qu'au sol, sans bouger. Le diacre prit une guitare, qui traînait toujours à terre près de la table, l'accorda, et se mit à chanter doucement, d'une petite voix grêle : « Les jeunes séminaristes sont près d'un cabaret... » Mais tout de suite la chaleur le fit taire. Il essuya la sueur de son front et regarda le ciel d'un bleu violent. Samoïlénnko s'était assoupi. Après le dîner une douce torpeur avait envahi ses membres ; il était sans force, enivré ; ses bras pendaient, ses yeux • s'étaient rape- tissés; sa tête penchait sur sa poitrine... Il regarda le diacre et von Koren avec un attendrissement mouillé et murmura :

— Ah ! la jeune génération... l'astre de la science et la lumière de l'Église... Voyez-moi cet Alléluia ensou- tané, qui peut devenir évêque... Il faudra alors lui baiser la main... Allons... Dieu le veuille!...

Bientôt on l'entendit ronfler. Von Koren et le diacre finirent leur thé et sortirent.

— Vous allez encore sur la jetée pêcher les gron­dins? demanda le zoologue.

— Non, il fait trop chaud.

— Venez chez moi. Vous me ferez un colis et me copierez quelque chose. Et nous parlerons un peu de ce que vous pourriez faire. Il faut travailler, diacre. On peut pas rester comme ça.

— Vos paroles, dit le diacre, sont justes et logiques, mais ma paresse trouve une excuse dans les circons­tances actuelles de ma vie. Vous le savez, l'incertitude des situations rend les gens apathiques. Ai-je été envoyé ici pour un temps ou pour toujours? Dieu seul le sait ! Je vis dans l'incertitude, et ma femme végète chez son père et s'ennuie. Et puis, il faut l'avouer, la chaleur vous liquéfie.

— Absurde tout cela ! dit le zoologue. On peut s'habituer à la chaleur et se passer de diaconesse. Il ne faut pas se laisser aller. Il faut rester maître de soi.

V

Nadiéjda Fiôdorovna, ce matin-là, allait se baigner, et sa cuisinière, Olga, la suivait, portant un broc, une cuvette de cuivre, un drap et une éponge. Deux vapeurs étrangers, aux blanches cheminées sales, se trouvaient sur la rade. Deux hommes vêtus de blanc, chaussés de blanc, suivaient le quai, criant très fort en français. On leur répondait des bateaux. A la petite église de la ville, les cloches sonnaient joyeusement.

« Aujourd'hui, c'est dimanche », se rappela avec plaisir Nadiéjda Fiôdorovna.

Elle se sentait tout à fait bien portante et était d'une humeur de jour de fête. En une large robe neuve de gros tussor, tel que le portent les hommes, coiffée d'un grand chapeau de paille aux larges bords, fortement rabattus sur les oreilles, et au fond duquel sa'figure semblait dans une petite boîte, elle se trouvait très gen­tille. Elle pensait qu'il n'y avait dans toute la ville qu'une femme jeune, belle, intellectuelle, et c'était elle. Elle seule savait s'habiller à bon marché, avec élégance et avec goût. Sa robe, par exemple, ne revenait qu'à vingt-deux roubles. Et pourtant, comme elle était jolie ! Elle seule, dans toute la ville, pouvait plaire, et il y avait beaucoup d'hommes ; aussi tous, bon gré mal gré, devaient envier Laïèvski. Elle se réjouissait de ce que Laïèvski fût, ces derniers temps, froid et réservé et même, parfois, rude et grossier. Elle eût naguère ré­pondu à ses sorties, à ses regards méprisants, froids et incompréhensibles par des larmes, des reproches, la menace de le quitter ou de se laisser mourir de faim ; mais, 'à présent, pour toute réponse, elle rougissait, le regardait d'un air coupable et était heureuse qu'il ne fût pas prévenant. S'il l'avait grondée et menacée, c'eût été mieux encore et plus agréable, car elle se sentait entièrement coupable envers lui.

Elle était coupable, d'abord, de ne pas partager les rêves de vie de travail pour lesquels il avait quitté Pétersbourg et était venu au Caucase. Elle était assurée qu'il était fâché contre elle ces temps derniers, préci­sément pour cela. En venant au Caucase, elle pensait y trouver dès le premier jour un coin- tranquille au bord de la mer, avec un joli petit jardin ombreux, plein d'oiseaux et de ruisselets, où l'on pourrait cultiver fleurs et légumes, élever canards et poules, recevoir ses voi­sins, soigner les moujiks pauvres et leur donner des livres ; mais il se trouva qu'il n'y avait au Caucase que des montagnes nues, des forêts et d'immenses vallées, où il fallait longuement choisir un emplacement, prendre de la peine et construire, où il n'y avait pas de voisins, où il faisait très chaud et où les indigènes peuvent vous piller. Laïèvski ne se pressait pas d'acheter un terrain. Nadiéjda Fiôdorovna en était contente et ils semblaient avoir convenu de ne jamais se rappeler leurs plans de

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vie laborieuse. Il se taisait, pensait-elle, parce qu'il était fâché qu'elle se tût.

En second lieu, elle avait acheté, sans qu'il le sût, pendant ces deux années, pour trois cents roubles de futilités diverses au magasin d'Atchmiânov. Elle avait pris au jour le jour, tantôt de la soie, tantôt une ombrelle ; et sa dette s'était insensiblement accrue.

— Aujourd'hui même, décida-t-elle, je lui dirai tout...

Mais, dans la disposition où était Laïèvski, il était bien difficile de lui parler de dettes.

Elle avait, en troisième lieu, reçu chez elle deux fois déjà, en l'absence de Laïèvski, l'officier de police Kiri- lîne, une fois le matin, quand Laïèvski était allé se baigner, et une autre fois à minuit, tandis qu'il jouait aux cartes. Se souvenant de cela, Nadiéjda Fiôdo­rovna rougit et se retourna vers sa cuisinière, comme si elle craignait que cette femme ne devinât ses pensées. Les longues journées insupportablement chaudes, en­nuyeuses, les belles soirées alanguissantes, les nuits étouffantes, et toute cette vie où l'on ne sait, du matin au soir, que faire du temps inutile ; et les obsédantes idées qu'elle était la plus belle femme de la ville, que sa jeunesse passait pour rien, que Laïèvski était un homme honnête, un homme à idées, mais un homme monotone, continuellement en pantoufles, rongeant ses ongles, aux caprices ennuyeux ; tout cela, peu à peu, avait fait d'elle la proie du désir, et elle pensait jour et nuit, comme une folle, à la même chose. Dans sa respi­ration, ses regards, le timbre de sa voix et dans sa démarche, elle ne ressentait que le désir. Le bruit de la mer lui disait qu'il faut aimer, le crépuscule aussi, les montagnes aussi... Et quand Kirilîne se mit à lui faire la cour, elle n'eut plus la force de résister, ne le voulut pas; elle se donna à lui...

Les bateaux étrangers et les hommes en blanc lui rappelaient maintenant, on ne sait pourquoi, une grande salle de bal. Avec des phrases françaises, les mesures d'une valse résonnèrent à ses oreilles. Sa poitrine tres­saillit d'une joie sans raison, et elle voulut danser et parler français.

Elle considérait avec joie qu'il n'y avait rien d'hor­rible dans sa trahison. Son âme n'y avait pas pris part ; elle continuait à aimer Laïèvski et la preuve en était qu'elle était jalouse de lui, le plaignait, et s'ennuyait quand il n'était pas là. Kirilîne s'était montré si gros­sier, bien que joli garçon, que tout était rompu avec lui, et il n'y aurait plus rien. Ce qui avait été n'était plus ; cela ne regardait personne, et si Laïèvski l'ap­prenait, il n'y croirait pas.

Il n'y avait, sur la plage, qu'une cabine pour les dames. Les hommes se baignaient en plein air. En entrant dans la cabine, Nadiéjda Fiôdorovna y trouva une dame d'un certain âge, Maria Konstanntînovna Bitioûgov, femme d'un fonctionnaire, avec sa fille Kâtia, lycéenne de quinze ans. Toutes deux, assises sur le banc, se déshabillaient. Maria Konstanntînovna, bonne, sentimentale, exaltée, délicate, parlait lentement, avec emphase. Jusqu'à trente-deux ans, elle avait été gou­vernante, puis elle avait épousé Bitioûgov, petit homme chauve, très calme, qui ramenait ses cheveux sur ses tempes. Elle en était toujours amoureuse et jalouse, rougissait au mot « amour », et assurait à tout le monde qu'elle était heureuse.

— Ma chérie ! dit-elle avec transport en apercevant

Nadiéjda Fiôdorovna, et donnant à son visage l'expres­sion que toutes ses connaissances appelaient sucrée, chérie, quel plaisir que vous soyez venue ! Nous allons nous baigner toutes ensemble. C'est ravissant I

Olga quitta vite sa robe et sa chemise et se mit à déshabiller sa maîtresse.

— Aujourd'hui, dit Nadiéjda Fiôdorovna, se cris­pant aux grossiers attouchements de la cuisinière nue, il fait moins chaud qu'hier, n'est-ce pas? Hier, j'ai failli mourir de chaleur.

— Oh ! oui, chérie, moi aussi j'ai failli étouffer. Croyez-moi, hier, je me suis baignée trois fois. Trois fois, chérie, figurez-vous. Mon mari en a même été inquiet.

« Est-il bien possible d'être aussi laides ! » pensa Nadiéjda Fiôdorovna en regardant sa cuisinière et Mme Bitioûgov.

Elle regarda Kâtia et se dit : « La petite n'est pas mal faite. »

— Votre mari, dit-elle, est très, très gentil ; j'en suis tout simplement amoureuse.

— Ha ! ha ! ha ! fit Maria Konstanntînovna avec un rire forcé ; c'est délicieux !

Lorsqu'elle fut dévêtue, elle remarqua que la cuisi­nière regardait avec dégoût son corps blanc. Olga, femme d'un soldat, vivant avec son mari, se considé­rait, en raison de cela, comme meilleure que sa maî­tresse et supérieure à elle. Nadiéjda Fiôdorovna sentait aussi que Maria Konstanntînovna et Kâtia ne l'esti­maient pas et la craignaient. C'était désagréable et, pour se relever dans leur estime, elle dit a

— Chez nous, à Pétersbourg, tout le monde est main­tenant à la campagne. Mon mari et moi avons tant de connaissances ! Il faudrait aller les retrouver.

— Votre mari est ingénieur, il me semble, demanda Maria Konstanntînovna timidement.

— Je parle de Laïèvski. Il a beaucoup de relations. Mais, par malheur, sa mère est une aristocrate orgueil­leuse, pas très intelligente...

Nadiéjda Fiôdorovna n'acheva pas et se jeta-à l'eau ; Maria Konstanntînovna et Kâtia la suivirent.

— Il y a, dans notre monde, beaucoup de préjugés, reprit Nadiéjda Fiôdorovna, et il n'est pas aussi facile d'y vivre qu'il le semble.

Maria Konstanntînovna, qui avait été gouvernante dans des familles aristocratiques et avait idée du monde, dit :

— Oh ! certainement ! Croyez-vous, chérie, que chez les Garâtynnski, il fallait une toilette pour le déjeuner et une pour le dîner, en sorte qu'outre mes gages, je recevais encore de l'argent pour mes toilettes, comme une actrice !

Elle se mit entre Nadiéjda Fiôdorovna et sa fille, comme si elle voulait séparer Kâtia de l'eau qui bai­gnait Nadiéjda Fiôdorovna. Par la porte ouverte, don­nant en pleine mer, on voyait quelqu'un nager à cent pas de la cabine.

— Maman, dit Kâtia, c'est notre Kôstia !

— Ah ! ah ! se mit à glousser Maria Konstanntî­novna, effrayée. Ah ! Kôstia, reviens ! Reviens, Kôs­tia !

Kôstia, lycéen de quatorze ans, faisant parade de sa hardiesse devant sa mère et sa sœur, plongea et s'éloigna en nageant ; mais, fatigué, il se hâta de re­venir, et l'on voyait, à sa figure sérieuse et tendue, qu'il doutait de ses forces.

— Quel tracas donnent les garçons, ma chère ! dit Maria Konstanntînovna en se calmant. On craint tou­jours qu'ils ne se cassent le cou. Ah ! chérie, il est agréable d'être mère, mais, en même temps, quelle con­trainte ! On craint tout.

Nadiéjda Fiôdorovna mit son chapeau de paille et sortit en mer. Elle nagea quelques toises et fit la planche. Elle voyait la mer jusqu'à l'horizon, les ba­teaux, les gens sur la plage, la ville, et tout cela avec la chaleur, les vagues douces et transparentes, l'éner- vait, et lui murmurait qu'il faut vivre, vivre... Près d'elle passa un canot à voile, fendant énergiquemenl les vagues et l'air. L'homme assis à la barre, la regarda et il lui fut agréable qu'on la regardât...

Leur bain pris, les dames s'habillèrent et partirent ensemble.

— J'ai la fièvre tous les deux jours, et pourtant je ne maigris pas, disait Nadiéjda Fiôdorovna, léchant ses lèvres salées et répondant par un sourire aux saluts de ses connaissances. J'ai toujours été grasse, et je crois que j'ai encore engraissé.

— Cela dépend du tempérament, chérie. Si quel­qu'un, comme moi par exemple, n'est pas prédisposé à l'embonpoint, aucune nourriture n'y fera rien. Mais vous avez mouillé votre chapeau, chérie...

— Ça ne fait rien, il séchera.

Nadiéjda Fiôdorovna revit les gens en blanc qui suivaient le quai et parlaient français ; et à nou­veau, sans raison, la joie agita sa poitrine. Elle se souvint d'une grande salle dans laquelle elle avait

dansé jadis, ou que, peut-être, elle avait vue en rêve.

Maria Konstanntînovna, arrivée à sa porte, l'invita à entrer.

— Entrez, ma chérie, la suppliait-elle.

Et, en même temps elle la regardait avec angoisse et avec le secret espoir qu'elle refusât.

— Avec plaisir, accepta Nadiéjda Fiôdorovna. Vous savez combien j'aime à être chez vous.

Et elle entra.

Maria Konstanntînovna la fit asseoir, lui offrit du café et des pains au lait ; puis elle lui montra les pho­tographies de ses anciennes élèves, Mlles Garâtynnski, qui étaient déjà mariées. Elle lui montra aussi les notes de classes de Kâtia et de Kôstia. Les notes étaient excellentes, mais pour qu'elles le parussent encore plus, elle soupirait en parlant de la difficulté des études dans les lycées... Elle se multipliait auprès de son invitée, et, en même temps, la plaignait et souffrait à la pensée que sa présence pût avoir un mauvais effet moral sur Kôstia et Kâtia; et elle se réjouissait que son mari ne fût pas à la maison. A son avis, en effet, tous les hommes aiment les femmes « de ce genre-là », et Nadiéjda Fiôdorovna pouvait avoir une mauvaise in­fluence, même sur son Nicodîme Alexânndrytch.

Maria Konstanntînovna, en causant avec elle, pen­sait sans cesse qu'il allait y avoir cet après-midi un pique-nique et que von Koren l'avait instamment priée de ne pas en parler aux « macaques », autrement dit à Laïèvski et à Nadiéjda Fiôdorovna ; mais elle se trahit inopinément, devint très rouge, et dit, troubléè i

— J'espère que vous y serez aussi 1

VI

On était convenu d'aller faire une soupe au poisson à sept verstes de la ville, auprès d'un cabaret cauca­sien au confluent des deux petites rivières, la Noire et la Jaune. On partit sur les six heures. En tête se trou­vaient, dans un cabriolet, Laïèvski et Samoïlénnko. Dans une calèche, attelée de trois chevaux, suivaient Maria Konstanntînovna, Nadiéjda Fiôdorovna, Kâtia et Kôstia ; avec eux étaient le panier aux provisions et la vaisselle. Dans la voiture suivante avaient pris place Kirilîne, le jeune Atchmiânov, fils du marchand auquel Nadiéjda Fiôdorovna devait trois cents roubles, et, en face d'eux, ratatiné, les jambes repliées, était assis Nico- dîme Alexânndrytch, petit, propret, les cheveux ra­menés sur les tempes. Fermant la marche, venait la voiture de von Koren et du diacre; la corbeille de poisson était entre les pieds du diacre.

— Ta drrroite !... criait de toute sa voix Samoïlénnko quand un char à foin ou un Abkase sur son âne, arri­vait vers eux.— Dans deux ans, quand j'aurai de l'argent et du personnel, racontait von Koren au diacre, je préparerai une expédition. Je longerai la côte de Vladivostok jus­qu'au détroit de Behring et irai de là jusqu'à l'embou­chure de lTénisseï. Nous en dresserons la carte, étu­dierons la faune et la flore, et nous nous occuperons à fond de géologie, d'anthropologie et d'ethnographie. Il dépendra de vous de m'accompagner ou de rester.

— C'est impossible, dit le diacre.

— Pourquoi?

— Je ne suis pas libre ; je suis marié.

— Votre femme vous laissera partir. Nous assure­rons sa vie matérielle. Ce serait encore mieux, si vous pouviez la convaincre, dans l'intérêt général, de prendre le voile. Cela vous donnerait la possibilité, de votre côté, de vous faire moine et de partir avec l'expédition en qualité de prêtre-moine. Je peux vous arranger ça.

Le diacre se taisait.

— Connaissez-vous bien votre théologie? demanda le zoologue.

— Pas trop bien.

— Hum... Je ne peux vous fournir là-dessus aucune indication parce que je suis peu versé moi-même en la matière. Donnez-moi une liste des livres dont vous avez besoin ; je vous les enverrai cet hiver de Pétersbourg. Vous devriez lire aussi les mémoires des missionnaires. Il y a, parmi eux, de bons ethnologues et des connais­seurs des langues orientales. Quand vous vous serez familiarisé avec leurs travaux, il vous sera plus facile de vous mettre à l'œuvre. Mais, tant que vous n'avez pas de livres, ne perdez pas votre temps. Venez me voir. Nous apprendrons l'usage de la boussole ; nous étudierons la météorologie ; tout cela est indispensable.— Oui, oui, bon... murmura le diacre en riant. J'ai demandé une cure dans la Russie du centre et mon oncle l'archiprêtre a promis de m'aider. Si je pars avec vous, je l'aurai fait se déranger pour rien.

— Je ne conçois pas vos hésitations. Si vous con­tinuez à être un diacre ordinaire, obligé à n'officier que les jours de fête, et qui se repose le reste du temps, vous ne serez pas, dans dix ans, plus avancé qu'aujour­d'hui. Tout ce qu'il y aura de changé, c'est que vous aurez, en plus de vos moustaches, de la barbe, tandis que, au bout de ces mêmes dix ans, de retour de l'expé­dition, vous seriez un autre homme. Vous seriez riche de la conscience d'avoir fait quelque chose.

De la voiture des dames partirent des cris de frayeur et d'enthousiasme. Les voitures suivaient une route, creusée dans une paroi rocheuse entièrement à pic, et tous avaient la sensation de passer au galop sur une étagère accrochée au haut d'un mur, et de devoir tomber à l'instant dans le vide. A droite, s'étalait la mer ; à gauche s'allongeait une muraille jaunâtre, rude, tachée de noir, veinée de rouge, avec des racines ram­pantes, et, en haut, courbées comme par la peur et la curiosité, de lourdes branches de conifères regardaient dans l'abîme. Une minute après, des cris et des rires retentirent encore ; il fallait passer sous un énorme rocher suspendu.

— Je ne comprends pas, dit Laïèvski, pourquoi je vais avec vous. Que c'est bête et banal ! Il faut que je parte pour le Nord, que je m'enfuie et me sauve, et, je ne sais pas pourquoi, je viens à ce stupide pique- nique.

— Regarde-moi un peu ce panorama ! lui dit Samoï­lénnko quand les chevaux tournèrent à gauche et que la vallée de la rivière Jaune se déroula, tandis que la rivière elle-même scintillait tout d'un coup, — jaune, folle, les eaux troubles...

— Je ne vois là-dedans, Sâcha, rien de beau, ré­pondit Laïèvski. S'extasier constamment devant la na­ture, c'est montrer la pauvreté de son imagination. Tous ces rochers et ces rivières, c'est de la chipette et rien de plus.

Les voitures longeaient déjà la rive. Peu à peu les hautes berges montagneuses se rejoignaient, la vallée se rétrécissait et formait une gorge. La montagne, près de laquelle on passait, était faite de roches énormes pesant l'une sur l'autre d'une telle force que Samoïlénnko, les regardant,'en poussait des gémissements involontaires. La montagne, morne et belle, était, de places en places, coupée d'étroites fentes et de gorges, d'où soufflait de l'humidité et venait le mystère. Entre les gorges, on apercevait d'autres montagnes brunes, roses, lilas, voilées de brume ou inondées de lumière crue. Près des gorges, on entendait parfois de l'eau tomber de haut et s'écraser sur des pierres.

— Ah! les maudites montagnes, soupirait Laïèvski, comme elles m'ennuient !

A l'endroit où la rivière Noire se jette dans la Jaune, et où l'eau noire, semblable à de l'encre, salit la jaune et lutte avec elle, se trouvait, sur le bord de la route, le cabaret du Tatare Kerbalâï, arborant un drapeau russe sur le toit. Sur une enseigne étaient écrits à la craie les mots : « L'Agréable doukhane. » Dans un petit jardin, à côté, entouré d'une claie, se trouvaient des tables et des bancs, et, au milieu de maigres buissons épineux, pointait un unique cyprès, beau et noir.

Kerbalâï, petit Tatare alerte, en chemise bleue et en tablier blanc, les mains aux hanches, debout au bord de la route, saluait bas l'arrivée des voitures et décou­vrait, dans un sourire, ses dents blanches et luisantes.

— Bonjour, mon petit Kerbalâï ! lui cria Samoï­lénnko ; nous allons un peu plus loin. Apporte-nous un samovar et des chaises. Vivement !

Kerbalâï, secouant sa tête rasée, murmura quelque chose, et, seuls ceux qui étaient dans la dernière voi­ture purent entendre :

— Il y a des truites, Votre Excellence.

.— Apporte-les, apporte-les ! lui dit von Koren.

A cinq cents pas du cabaret, les voitures s'arrêtèrent. Samoïlénnko choisit un petit pré, parsemé de blocs erratiques, pouvant servir de sièges, et où gisait un arbre renversé par la tempête, ses racines arrachées, ébouriffées, et ses aiguilles jaunes desséchées. Un maigre pont fait de troncs d'arbres était jeté sur la rivière. Sur l'autre rive, droit en face, s'élevait sur quatre pilotis bas une petite bicoque, un séchoir à maïs, rappelant « l'isba à pattes de poule » des contes de fées. De sa porte, descendait un petit escalier.

La première impression de tout le monde fut que personne ne sortirait jamais d'ici. De tous côtés, où que l'on regardât, s'assemblaient et s'avançaient les montagnes, et, vite, vite, du côté du cabaret et du cyprès sombre descendait l'ombre du soir. En raison de cela, la vallée étroite et sinueuse de la rivière Noire semblait plus étroite encore et les montagnes plus hautes. On entendait la rivière gronder, et sans cesse grésiller les grillons.

— C'est ravissant ! fit Maria Konstanntînovna, avec de profonds soupirs d'enthousiasme. Regardez, mes en­fants, comme c'est beau ! Quel calme !

— Oui, en effet, c'est beau, accorda Laïèvski, à qui le site plaisait, et qui, on ne sait pourquoi, se sentit triste tout à coup lorsqu'il regarda le ciel, puis la fumée bleue sortant de la cheminée du cabaret. Oui, répéta-t-il c'est beau !

— Ivane Anndréïtch, fit Maria Konstanntînovna, d'une voix éplorée, allez décrire cette vue-là !

— A quoi bon? demanda Laïèvski; l'impression dé­passe toute description !... La richesse de couleurs et de tons que la nature offre à chacun de nous, les écrivains la délaient d'une façon affreuse et la rendent mécon­naissable...

— Est-ce bien sûr? demanda froidement von Koren qui, ayant choisi la plus grosse pierre près de l'eau, essayait de se hisser sur elle. Est-ce bien sûr? répéta-t-il en regardant fixement Laïèvski. Et Roméo et Juliette? Et aussi la Nuit en Ukraine, de Poûchkine? La nature devrait venir se mettre à genoux devant ces œuvres-là.

— Peut-être... accorda Laïèvski, qui eut la paresse de réfléchir et de répondre. Du reste, dit-il au bout d'un instant, qu'est-ce, en somme que Roméo et Juliette? Un bel amour, un poétique et saint amour. Ce sont des roses que l'on veut jeter sur de la pourriture. Roméo est un animal, pareil aux autres.

— De quoi qu'on parle, vous le ramenez à...

Von Koren aperçut Kâtia et n'acheva pas.

— A quoi donc? demanda Laïèvski.

— On vous dit, par exemple : « Que Cfette grappe de raisin est belle ! » et vous : « Oui, mais comme elle est affreuse quand on la mâche et quand on la digère. »

Pourquoi dire cela? Ce n'est pas nouveau et... c'est en somme une drôle de manière.

Laïèvski savait que von Koren ne l'aimait pas, aussi le craignait-il et se sentait-il en sa présence comme s'il y avait un malaise général et comme s'il avait quelqu'un derrière le dos. Il ne répondit rien et se mit à l'écart, en regrettant d'être venu.

— Messieurs et mesdames, commanda Samoïlénnko, à la recherche de bois pour faire du feu !

Tous s'éparpillèrent de divers côtés. Seuls Kirîline, Atchmiânov et Nicodîme Alexânndrytch restèrent en place. Kerbalâï apporta des chaises, étendit un tapis à terre et aligna quelques bouteilles de vin. Kirîline, bel homme, portant en tout temps son manteau d'ordon­nance sur sa tunique de toile blanche, rappelait, par son allure fière, sa démarche orgueilleuse, sa voix un peu enrouée, un maître de police de province, arrivé jeune. Il avait une expression triste et endormie, comme si on venait de le réveiller malgré lui.

— Qu'apportes-tu donc, animal? demanda-t-il à Ker­balâï. Je t'ai commandé du kvaréli et qu'apportes-tu, tête de Tatare? Hein? quoi?

— Nous avons apporté beaucoup de vin, Iégor Alexiéitch, observa doucement Nicodîme Alexânn­drytch.

— Quoi monsieur? Mais je veux aussi offrir mon vin ! Je prends part à un pique-nique, et je pense que j'ai tout à fait le droit de donner ma quote-part. Je le pense... Apporte dix bouteilles de kvaréli!

— Pourquoi tant? s'étonna Nicodîme Alexânndrytch qui savait que Kirîline n'avait pas d'argent.

— Vingt bouteilles ! cria Kirîline. Trente !

— Ça ne fait rien, laissez faire, souffla Atchmiânov à Nicodîme Alexânndrytch ; je paierai.

Nadiéjda Fiôdorovna était d'humeur gaie, folâtre. Elle voulait sauter, rire, crier, taquiner, coqueter. Avec sa robe bon marché, en indienne à pois bleus, ses petits souliers rouges et son chapeau de paille, elle se sentit petite, simple, légère, éthérée comme un papillon. Elle passa sur lè pont frêle, et regarda l'eau une minute pour avoir le vertige ; puis elle fit un cri et s'élança en riant de l'autre côté, vers le séchoir, et il lui sembla que tous les hommes, y compris Kerbalâï, l'admiraient. Lorsque, au crépuscule vite tombé, les arbres se confondirent avec les monts, les chevaux avec les voitures, et qu'une lumière brilla aux fenêtres du cabaret, elle gravit un raidillon qui serpentait entre les blocs erratiques et les arbustes épineux, et s'assit sur une pierre. En bas, le feu flambait déjà. Auprès, les manches retroussées, s'ac­tivait le diacre, et son ombre, longue et noire, rayon­nait autour du brasier. Il ajoutait des branches, et, avec une cuiller attachée à un long bâton, il brassait dans la marmite. Samoïlénnko, la figure rouge-cuivre, s'affairait auprès du feu comme dans sa cuisine, et criait furieusement :

— Messieurs, où est donc le sel? Je parie qu'on l'a oublié. Ils sont tous assis comme des châtelains et je suis seul à m'éreinter !

Sur l'arbre renversé, Laïèvski et Nicodîme Alexânn­drytch étaient assis côte à côte. Pensifs, ils regardaient le feu. Maria Konstanntînovna, Kâtia et Kôstia sor­taient de la corbeille les assiettes et les tasses pour le thé. Von Koren, debout près de l'eau, les bras croisés, un pied sur la pierre, songeait à quelque chose. Les taches du feu et les ombres glissaient à terre près des noires silhouettes humaines ; elles tremblaient sur la montagne, les arbres, le pont et le séchoir. De l'autre côté, tout éclairée, la rive escarpée avait l'air de cligner et se reflétait dans l'eau ; l'eau rapide, bouillonnante, brisait ses reflets en morceaux.

Le diacre alla chercher le poisson que Kerbalâï net­toyait et lavait sur la rive, mais il s'arrêta à mi-chemin pour regarder autour de lui.

« Mon Dieu, pensa-t-il, que c'est beau ! Des gens, des pierres, du feu, le crépuscule, un arbre rabougri : rien autre chose, et que c'est beau ! »

Sur l'autre rive, près du séchoir, apparurent des gens inconnus. On ne put les distinguer du premier coup dans l'intermittence du feu, et à cause de la fumée qui se rabattait de ce côté ; mais on apercevait tantôt un bonnet frisé et une barbe grise, tantôt une chemise bleue, tantôt des haillons pendant des épaules aux genoux, et, en travers d'un ventre, un poignard, tantôt un jeune visage bronzé aux sourcils noirs, aussi nets et aussi denses que s'ils eussent été dessinés au fusain.

Quatre ou cinq hommes s'assirent par terre en rond. Cinq autres entrèrent dans le séchoir. L'un d'eux, arrêté sur la porte, le dos tourné au brasier et les mains croisées sur le dos, se mit à raconter quelque chose qui devait être très intéressant, parce que, lorsque Samoï­lénnko rajouta des branches et que le brasier s'en­flamma, pétillant, lançant des étincelles, et éclairant fortement le séchoir, on vit en dedans deux figures qui regardaient avec calme et exprimaient une profonde attention. Et les gens assis en rond se retournèrent et se mirent à écouter le récit. Peu après les gens assis commencèrent à chanter doucement quelque chose de mélodique et de lent, ressemblant à un chant de grand carême... En les écoutant, le diacre se figurait ce qu'il serait dans dix ans lorsqu'il reviendrait de l'expédi­tion. Jeune moine-missionnaire, auteur connu, ayant un brillant passé, on le nommerait archimandrite, puis évêque. Il officierait dans une cathédrale, mitré d'or avec une panagie sur la poitrine, sortirait à l'ambon, et bénirait de ses candélabres à deux et à .trois branches la masse des fidèles. Il entonnerait le : « Garde-nous du haut du ciel, mon Dieu ; vois et surveille cette vigne que Ta main a plantée. » Et les enfants répondraient avec des voix d'anges : « Dieu saint... »

— Diacre, où est donc le poisson? cria la voix de Samoïlénnko.

Revenu près du feu, le diacre se figura, par une chaude journée de juillet, une procession cheminant sur une route poudreuse. En avant, portant des bannières, les moujiks ; les femmes et les filles portent des icônes. Après eux, viennent des enfants, qui chantent, et le sacristain, la joue bandée dans un mouchoir, avec de la paille dans les cheveux. Puis, dans l'ordre consacré, lui, le diacre, et ensuite le pope, coiffé d'une calotte, tenant la croix. Et derrière eux, soulevant de la pous­sière, la foule des moujiks, des femmes et des gamins. Dans cette foule, la femme du pope et la diaconesse, des fichus sur la tête... Les chantres psalmodient, des enfants pleurent, les cailles carcaillent, une alouette gri­solle... On s'arrête et on asperge d'eau bénite le trou­peau. On reprend la marche, et c'est ensuite l'agenouil­lement pour demander la pluie. Ensuite c'est le repas, les conversations... « Cela aussi, pensa le diacre, a du bon... »VII

Kirîline et Atchmiânov grimpaient un sentier. Atch- miânov s'étant attardé et arrêté, Kirîline s'approcha de Nadiéjda Fiôdorovna.

— Bonsoir ! lui dit-il, portant la main à sa visière.

- — Bonsoir.

— Mais oui!... fit Kirîline, pensif, en regardant le ciel.

— Quoi « mais oui... »? demanda Nadiéjda Fiôdo­rovna, après un léger temps, remarquant qu'Atch­miânov les observait.

— Alors, dit lentement l'officier, notre amour est pour ainsi dire fané avant d'avoir fleuri? Comment dois-je l'entendre? Est-ce coquetterie de votre part, ou me regardez-vous comme un traîneur de pavé sans conséquence?

— Ce fut une erreur ! Laissez-moi ! fit-elle d'un ton cassant, le regardant avec effroi et dégoût en cette soirée merveilleuse et se demandant avec perplexité s'il y avait eu réellement une minute où cet homme lui avait plu et avait eu de l'intimité avec elle.

— Ah ! c'est ainsi? dit Kirîline.Il resta silencieux une seconde, réfléchit et dit :

— Alors, bien ! Nous attendrons que vous soyez de meilleure humeur; et jusqu'à ce temps-là, j'ose vous assurer que je suis un homme convenable et ne permets à personne d'en douter. On ne se joue pas de moi ! Adieu!

Il porta la main à sa visière et s'éloigna, se glissant entre les buissons.

Peu après, Atchmiânov s'approcha irrésolument.

— Une belle soirée aujourd'hui ! dit-il avec un léger accent arménien.

Il n'était pas mal de sa personne, suivait la mode, et Se tenait comme un jeune homme bien élevé ; néan­moins Nadiéjda Fiôdorovna, parce qu'elle devait trois cents roubles à son père, ne l'aimait pas. Il lui déplai­sait aussi que l'on eût invité au pique-nique un bouti­quier, et qu'il s'approchât d'elle justement ce soir-là où, dans son âme, tout était si pur.

— En somme, ce pique-nique est réussi, dit Atch­miânov après un silence.

— Oui, fit-elle.

Et, comme si elle ne venait que de se rappeler sa dette, elle dit négligemment :

— Dites au magasin qu'Ivane Anndréitch viendra un de ces jours payer les trois cents roubles, ou je ne sais plus combien.

— Je suis prêt à en donner trois cents autres pour que vous ne me rappeliez pas chaque jour cette dette. Pourquoi songer à la prose?

Nadiéjda Fiôdorovna se mit à rire. Une drôle d'idée lui vint en tête. Si elle était moins honnête, elle pour­rait, en une minute, si elle le voulait, se libérer de sa dette. Si par exemple elle tournait la tête à ce joli et jeune nigaud!... Comme ce serait drôle, baroque, absurde ! Et soudain elle eut envie de le rendre amou­reux, de le dévaliser, puis de le planter là, et de voir ensuite ce qui arriverait. *

— Permettez-moi de vous donner un conseil, lui dit timidement Atchmiânov. Je vous en prie, méfiez-vous de Kirîline. Il raconte partout à votre sujet des choses atroces.

— Je ne m'intéresse pas à ce que dit de moi n'im­porte quel imbécile, dit froidement Nadiéjda Fiôdo­rovna.

Mais l'inquiétude la prit, et soudain l'idée plaisante de se jouer du jeune et joli Atchmiânov perdit son charme.

— Il faut redescendre, dit-elle, on nous appelle.

En bas la matelote était déjà prête. On la servait dans les assiettes et on la mangeait avec cette solen­nité que l'on n'a qu'aux pique-niques. Chacun trouvait la soupe très bonne et déclarait qu'il n'en avait jamais mangé chez lui une aussi délicieuse. Comme il arrive dans tous les pique-niques, on se perdait dans la masse des serviettes, des paquets, utiles et inutiles, des papiers gras qui volaient au vent. Personne ne savait où était son verre et son pain. On renversait du vin et du sel sur le tapis, sur ses genoux. Alentour tout était noir ; le brasier brûlait déjà moins et personne n'avait le cou­rage de se lever pour y ajouter du bois. Tout le monde buvait du vin, et on en donna un demi-verre à Kâtia et à Kôstia. Nadiéjda Fiôdorovna en but un verre, un autre, se grisa, et oublia Kirîline.

— Splendide pique-nique, merveilleuse soirée, dit

Laïèvski, égayé par le vin ; mais je préférerais à tout cela notre bon hiver. « Une poussière gelée argente son col de martre (i). »

— Chacun son goût, observa von Koren.

Laïèvski sentit un malaise. Le feu du brasier lui brû­lait le dos, et la haine de von Koren lui brûlait le visage. Cette haine d'un homme honnête, intelligent, qui sans doute avait une cause profonde, l'humiliait, l'affaiblissait, et, n'ayant pas la force de tenir tête, il dit d'un ton prévenant

— J'aime passionnément la nature et je regrette de ne pas être un naturaliste ; je vous envie.

— Et moi, dit Nadiéjda Fiôdorovna, je ne le regrette ni ne l'envie. Je ne comprends pas que l'on puisse tranquillement s'occuper de scarabées et de coccinelles quand le peuple souffre.

Laïèvski partageait son opinion. Il n'entendait rien aux sciences naturelles et n'avait jamais pu se faire au ton didactique et à l'air savant et profond des gens qui s'occupent des barbes des fourmis ou des pattes des cancrelats. Il se sentait toujours fâché quand des gens, faisant fond sur ces pattes, ces barbes, ou quelque pro­toplasme (il se l'imaginait on ne sait pourquoi sous la forme d'une huître), se mettaient à résoudre des ques­tions impliquant l'origine et l'existence de l'homme. Mais dans les mots de Nadiéjda Fiôdorovna, il sentit le mensonge et il dit, uniquement pour la contredire :

— Il ne s'agit pas de coccinelles, mais de ce que l'on en déduit.

(i) Vers de Poûchkine. (Tr.)VIII

On commença, vers onze heures, à monter en voi­ture, pour rentrer.

Tout le monde était en place, sauf Nadiéjda Fiôdo­rovna et Atchmiânov qui se poursuivaient de l'autre côté de la rivière et riaient.

— Venez vite ! leur cria Samoïlénnko.

— Il n'aurait pas fallu faire boire les dames, dit von Koren doucement.

Laïèvski, fatigué par le pique-nique, par la haine de von Koren et ses pensées, alla au-devant de Nadiéjda Fiôdorovna. Et quand, gaie, joyeuse, se sentant légère comme la plume, essoufflée et riante, elle lui prit les deux mains et appuya la tête sur sa poitrine, il recula d'un pas et lui dit sévèrement :

— Tu te conduis comme... une cocotte.

3

Ce fut si grossier qu'il eut lui-même pitié d'elle. Elle lut la haine sur son visage méchant et fatigué, et, sou­dain, son cœur défaillit. Elle comprit qu'elle avait été trop loin et s'était conduite trop librement ; et, cha­grine, se sentant alourdie, grasse, grossière et ivre, elle monta avec Atchmiânov dans la première voiture vide.

LS DUEL

Laïèvski monta avec Kirîline, le zoologue avec Samoï­lénnko, le diacre avec les dames ; et le cortège partit.

— Voilà comme ils sont, les macaques... commença von Koren, s'enveloppant dans sa cape et fermant les yeux. Tu as entendu ça? Elle ne voudrait pas s'oc­cuper de scarabées et de coccinelles parce que le peuple souffre ! C'est ainsi que nous jugent tous les macaques. Race servile, astucieuse, rendue craintive pendant dix générations par le fouet et le poing, qui tremble, s'humilie, et ne brûle de l'encens que devant la vio­lence ! Mais laisse le macaque libre dans un vaste espace où personne ne le prenne au collet, ah ! il se développe et se fait connaître ! Vois, comme aux expositions de peinture, dans les musées, dans les théâtres, ou bien quand ils jugent la science, les macaques s'enhardissent ! Ils se hérissent, se dressent sur leurs pattes, vitupèrent et critiquent... Et ils ne peuvent pas se passer de cri­tiquer, c'est un signe d'esclavage ! Écoute un peu ! Si l'on insulte plus souvent les gens des professions libé­rales que les filous, c'est que la société se compose pour les trois quarts d'esclaves, et précisément de pareils macaques. Il n'arrive jarÉais qu'un esclave vous tende la main et vous remercie sincèrement parce que vous travaillez.

— Je ne sais ce que tu as ! lui dit Samoïlénnko en bâillant. La pauvre petite a voulu, en toute simplicité, parler de choses sérieuses et tu en tires une conclusion générale. Tu es fâché contre lui pour quelque raison et contre elle du même coup. Mais c'est une excellente femme !

— Oh ! assez ! Une femme entretenue ordinaire, dé­pravée et banale ! Écoute, Alexandre Davîdytch, quand tu rencontres une simple femme du peuple qui ne vit pas avec son mari, et ne fait rien que des « hi ! hi ! » et des « ha ! ha ! » tu lui dis : « Va travailler. » Pour­quoi donc, dans la circonstance, te déconcertes-tu et crains-tu de dire la vérité? Uniquement parce que Nadiéjda Fiôdorovna est entretenue non par un ma­telot, mais par un fonctionnaire.

— Que dois-je donc faire avec elle? demanda Samoï­lénnko irrité. La battre?

— Ne pas flatter le vice. Nous ne condamnons le vice qu'en cachette, et cela ressemble à la figue que l'on fait à quelqu'un dans sa poche. Je suis zoologue ou sociologue, ce qui est la même chose, toi, tu es médecin ; la société se fie à nous. Nous sommes obligés de lui indiquer l'horrible tort dont la menace, elle et les générations à venir, l'existence de personnes dans le genre de cette Nadiéjda Ivânovna.

— Fiôdorovna, rectifia Samoïlénnko. Et que doit faire la société?

— La société? Cela la regarde. A mon sens, la voie la plus directe et la plus sûre, c'est la violence. Manu militari, il faut- l'envoyer chez son mari, et, si le mari ne la reçoit pas, l'envoyer aux travaux forcés, ou dans quelque maison de correction.

— Ouf ! soupira Samoïlénnko.

Il se tut et demanda doucement :

— Tu as dit un jour que des gens comme Laïèvski il faut les supprimer. Dis-moi? Si... supposons-le, le gouvernement ou la société te chargeait de cette sup­pression..., t'y déciderais-tu?

— Ma main ne tremblerait pas.

IX

Revenus chez eux, Laïèvski et Nadiéjda Fiôdorovna rentrèrent dans leurs chambres sombres, étouffantes et tristes. Tous deux se taisaient. Laïèvski alluma une bougie. Nadiéjda Fiôdorovna s'assit, et, 'sans quitter son manteau ni son chapeau, leva sur Laïèvski des yeux mélancoliques et contrits.

Il comprit qu'elle attendait une explication, mais il était ennuyeux, superflu et fatigant de s'expliquer, et il souffrait de s'être oublié et de lui avoir dit une gros­sièreté. Il sentit par hasard dans sa poche la lettre qu'il se proposait chaque jour de lui lire, et il pensa que la lui montrer maintenant détournerait son atten­tion.

« Il est temps d'élucider nos relations, se dit-il. Je vais la lui remettre. Il en sera ce qu'il en sera. »

Il sortit la lettre et la lui tendit :

— Lis. Cela te concerne.

Cela dit, il passa dans son cabinet où il s'étendit sur le divan, dans l'obscurité, sans coussin.

Nadiéjda Fiôdorovna lut la lettre, et il lui sembla que le plafond s'écroulait sur elle et que les murailles l'enserraient. Tout lui devint noir et effrayant. Elle se signa précipitamment trois fois, et dit :

— Paix à son âme, Seigneur... Paix à son âme!...

Et elle se mit à pleurer.

— Vânia ! appela-t-elle. Ivane Anndréitch !

Pas de réponse. Croyant que Laïèvski, revenu dans la chambre, était près de sa chaise, elle sanglotait comme un enfant, et disait :

— Pourquoi ne m'as-tu pas dit plus tôt qu'il était mort? Je ne serais pas allée à ce pique-nique. Je ne me serais pas tant amusée... Les hommes m'ont dit des fadeurs. Quel péché, quel péché ! Vânia, sauve-moi, sauve-moi... J'ai perdu l'esprit... Je suis perdue...

Laïèvski entendait ses sanglots. Il se sentait insup- portablement oppressé et son cœur battait fortement. Il se leva, anxieux, resta quelque temps immobile, et, tâtant dans l'obscurité le fauteuil qui était près de sa table, il s'y assit.

« C'est une geôle... pensa-t-il. Il faut en sortir... Je n'en puis plus... »

Il était trop tard pour aller jouer aux cartes. En ville, il n'y avait pas de restaurants. Il se recoucha et se boucha les oreilles pour ne pas entendre les sanglots. Mais tout à coup il se rappela qu'il pouvait aller chez Samoïlénnko. Pour ne pas passer devant Nadiéjda Fiô­dorovna, il sauta par la fenêtre du petit jardin, franchit la barrière et sortit dans la rue.

Il faisait noir. Un bateau venait d'arriver. A en juger par les feux, c'était un grand paquebot. La chaîne de l'ancre se mit à grincer. De la côte, se dirigeant vers le grand bateau, courait vite un feu rouge : c'était le canot de la douane.

« Les passagers dorment dans les cabines... » pensa Laïèvski.

Et il envia leur repos.

Les fenêtres de la maison de Samoïlénnko étaient ouvertes. Laïèvski regarda par l'une d'elles, puis par une autre; dans les chambres, pas de lumière, aucun bruit.

— Alexandre Davîdytch, appela-t-il, tu dors?

On entendit une toux et un grognement inquiet,

— Qui est là? Qui diable est-ce?

— C'est moi, Alexandre Davîdytch ; excuse-moi.

Peu après la porte s'ouvrit ; la douce lueur d'une

lampe brilla, et, tout de blanc vêtu et coiffé, apparut l'énorme Samoïlénnko.

— Que te faut-il? demanda-t-il, ayant peine à res­pirer, mal réveillé et se grattant. Attends, je vais ouvrir.

— Ne te dérange pas,' je passe par la fenêtre...

Laïèvski escalada la fenêtre, et s'étant approché/de

Samoïlénnko, lui prit la main.

— Alexandre Davîdytch, dit-il, la voix tremblante, sauve-moi ! Je t'en supplie, je t'en conjure : comprends- moi ! Ma situation est poignante. Si cela continue un ou deux jours, je me tuerai comme... comme un chien.

— Minute... De quoi s'agit-il?

— Allume une bougie.

— Ah! la, la... soupira Samoïlénnko en allumant. Mon Dieu, mon Dieu, frère, dit-il, il est déjà plus d'une heure !...

— Excuse-moi, dit Laïèvski, se sentant beaucoup mieux, la bougie allumée, et en présence de Samoï­lénnko. Je ne peux pas rester à la maison. Tu es, Alexandre Davîdytch, mon seul, mon meilleur ami...

Tout mou espoir est en toi. Bon gré, mal gré, tire-moi de là, au nom du ciel. Il faut à tout prix que je parte. Prête-moi de l'argent !

— Ah ! mon Dieu, mon Dieu !... soupira Samoïlénnko en se grattant. Je m'assoupissais et j'entends un sifflet : c'est le bateau qui arrive. Ensuite, toi... Te faut-il beaucoup?

— Trois cents roubles, au moins. Il faut lui en laisser cent, et deux cents pour le voyage... Je te dois déjà près de quatre cents roubles, mais je t'enverrai tout cela... tout...

Samoïlénnko réunit dans une de ses mains les deux parties de sa barbe, écarta les jambes et se mit à réfléchir.

— Donc... murmura-t-il, songeur, trois cents roubles... Oui... Mais je n'en ai pas autant. Il faudra que j'em­prunte...

— Emprunte, au nom du ciel ! dit Laïèvski, voyant à la figure de son ami que Samoïlénnko voulait lui donner de l'argent et lui en donnerait certainement. Emprunte, et je te le rendrai sans faute. Je t'enverrai la somme dès que j'arriverai à Pétersbourg. Sois tran­quille. Écoute, Sâcha, dit-il en s'animant, buvons un peu de vin !

— Soit... On peut boire.

Ils passèrent dans la salle à manger.

— Et que fera Nadiéjda Fiôdorovna? demanda Sa­moïlénnko, mettant sur la table trois bouteilles de vin et une assiette de pêches. Est-ce qu'elle restera?

— Je vais tout, tout arranger... dit Laïèvski sen­tant un extraordinaire afflux de joie. Je lui enver­rai ensuite de l'argent et elle me rejoindra... Nouspréciserons là-bas nos rapports. A ta santé, ami.

— Attends ! dit Samoïlénnko. Bois d'abord de ce­lui-ci... Il est de ma vigne. Cette bouteille est de la vigne de Navarîdzé, et celle-là de celle d'Akhatoûlov... Goûte les trois, et dis-m'en sincèrement ton avis... Le mien me semble un peu acide. Hein? tu ne trouves pas?

— Oui... Tu me consoles, Alexandre Davîdytch ! Merci... Je ressuscite.

— Un peu acide, n'est-ce pas?

— Qui sait?... Je ne sais pas... Mais tu es un homme magnifique, merveilleux !

En regardant son visage pâle, animé et bon, Samoï­lénnko se rappela l'avis de von Koren qu'il faut sup­primer des gens pareils, et Laïèvski lui sembla un enfant innocent que n'importe qui peut insulter et supprimer.

—- Quand tu seras là-bas, lui dit-il, réconcilie-toi avec ta mère. C'est mal d'être fâchés.

— Oui, oui, absolument.

Un instant ils se turent. Lorsqu'ils eurent bu la pre­mière bouteille, Samoïlénnko dit :

— Tu devrais aussi te réconcilier avec von Koren. Vous êtes tous deux des gens très bien, très intelli­gents, et vous vous regardez comme des,,loups.

— Oui, il est très bien, très intelligent, très remar­quable, accorda Laïèvski, prêt à louer tout le monde et à tout pardonner; mais je ne puis pas m'entendre avec lui. Nos natures sont trop différentes. Je suis mou, faible, soumis ; en une bonne minute, je lui tendrais peut-être la main, mais il se détournerait de moi... avec mépris. »

Laïèvski but un trait, fit quelques pas et, s'arrêtant au milieu de la chambre, reprit :

— Je comprends très bien von Koren. C'est une nature ferme, vigoureuse, despotique. Il parle cons­tamment d'expéditions, et ce ne sont pas là de vains mots. Il lui faut le désert, les nuits de lune. Autour de lui, sous des tentes et sous la voûte du ciel, dorment ses cosaques affamés, malades, harassés par les longues marches, et ses guides, ses porteurs, le docteur et le prêtre ; lui seul ne dort pas ; il est comme Stanley assis sur un pliant ; et il se sent le roi du désert, le maître de ces gens. Il avance, avance on ne sait où. Ses gens gémissent et meurent l'un après l'autre ; et lui avance, avance. A la fin, il meurt lui-même, mais reste cepen­dant le maître et le roi du désert, puisque, à trente ou à quarante milles à la ronde, les caravanes voient la croix de sa tombe, et qu'elle règne sur le désert. Je regrette que cet homme ne soit pas un soldat. Il eût fait un excellent, un génial capitaine. Il eût noyé sa cavalerie dans les rivières et fait des ponts de cadavres. A la guerre, une hardiesse pareille a plus de prix que toutes les fortifications et les tactiques... Oh! je le comprends très bien ! Dis-moi pourquoi il végète ici? Qu'a-t-il à y faire?

— Il étudie la faune marine.

— Non, non, frère, soupira Laïèvski, non ! Un savant m'a dit, sur le bateau, que la faune de la mer Noire est pauvre et que, par excès d'hydrogène sulfuré, la vie organique y est impossible dans les fonds. Tous les zoologues sérieux travaillent aux stations biologiques de Naples ou de Villefranche ; mais von Koren est indé­pendant et obstiné. Il travaille sur la mer Noire parce que personne n'y travaille. Il a rompu avec l'Univer­sité, ne veut pas reconnaître les savants et ses collègues parce qu'il est, avant tout, un despote. Il n'est zoologue qu'ensuite. Et l'on parlera beaucoup de lui, tu verras. Il rêve déjà, au retour de son expédition, de débusquer de nos Universités l'intrigue et la médiocrité, ét de réduire les savants a quia. Le despotisme, dans la science, est aussi fort qu'à la guerre. C'est déjà le second été qu'il passe dans ce petit trou infect parce qu'il vaut mieux être le premier dans un village que le second en ville. Ici il est le roi et l'aigle ; il tient tous les habi­tants en main et les opprime de son autorité. Il s'est subordonné tout le monde, se mêle des affaires d'au- trui ; il lui faut tout, et tous le craignent. J'ai échappé à sa patte ; il le sent et me hait. Ne t'a-t-il pas dit qu'il faut me supprimer ou m'envoyer aux travaux publics?

— Oui, dit en riant Samoïlénnko.

Laïèvski se mit à rire lui aussi et but du vin.

— Son idéal est despotique, dit-il en mangeant une pêche. Les simples mortels, lorsqu'ils travaillent pour le bien général, ont en vue leur prochain, toi, moi, l'homme, en un mot. Pour von Koren, les gens sont des petits chiens, des nullités, trop chétifs pour cons­tituer le but de sa vie. Il travaille, partira pour une expédition et s'y rompra le col, non pas par amour du prochain, mais au nom d'abstractions telles que l'huma­nité, les générations futures, l'espèce humaine idéale. Il travaille à l'amélioration de l'espèce humaine, et nous ne sommes pour lui, en ce sens, que des esclaves, de la chair à canon, des bêtes de somme. Il supprimerait les uns, claquemurerait les autres au bagne, en réduirait d'autres par la discipline, les forcerait, comme Arakt- chéev, à se lever et à se coucher au tambour. Il pos- lerait des eunuques pour garder notre chasteté et nos mœurs. Il ordonnerait de tirer sur tous ceux qui sorti­raient du cadre de notre étroite morale conservatrice, et, tout cela, au nom de l'amélioration de l'espèce... Et qu'est-ce que l'espèce humaine? Une illusion, un mirage... Les despotes ont toujours été pleins d'illu­sions. Je le comprends très bien, mon ami. Je l'estime et ne nie pas ce qu'il vaut. Ee monde repose sur des gens comme lui ; s'il était laissé à nous seuls, nous en ferions, en dépit de toute notre bcnté et de nos bonnes intentions, ce que les mouches ont fait de ce tableau. Oui, oui.

Laïèvski s'assit à côté de Samoïlénnko et lui dit avec un sincère élan :

— Je suis un homme futile, nul, déchu. L'atmos­phère que je respire, c'est le vin et l'amour; bref, j'ai acheté, jusqu'à présent, la vie au prix du mensonge, de l'oisiveté et de la couardise. J'ai trompé jusqu'à pré­sent les hommes et en ai souffert, et mes souffrances é aient mesquines et banales. Je courbe timidement le dos sous la haine de von Koren parce que, par mo­ments, je me hais moi-même et me méprise.

Laïèvski se remit à marcher avec agitation et dit :

— Je suis heureux de voir nettement mes défauts et je les avoue. Cela m'aidera à revivre et à devenir un autre homme. Si tu savais, mon cher, avec quelle soif, avec quelle angoisse j'attends mon renouvellement ! Et je te le jure, je serai un homme ! Je le serai ! Je ne sais si c'est le vin qui me fait parler ou s'il en est vérita­blement ainsi, mais il me semble qu'il y a longtemps que je n'ai pas vécu des minutes aussi radieuses, aussi pures que celles que je vis à l'instant chez toi.

— Il est temps de dormir, frère, dit Samoïlénnko.

— Oui, oui... excuse-moi. Je pars à l'instant. Laïèvski, cherchant sa casquette, s'affaira près des

meubles et des fenêtres.

— Merci... murmura-t-il en soupirant. Merci... Une caresse et un mot de compassion valent mieux qu'une aumône (i). Tu m'as ranimé.

Il trouva sa casquette, s'arrêta et regarda Samoï­lénnko d'un air embarrassé.

— Alexandre Davîdytch ! fit-il d'une voix suppliante.

— Quoi?

— Permets-moi de rester coucher ici.

— A ton gré... pourquoi pas?

Laïèvski s'allongea sur le divan et causa longtemps encore avec le docteur.

(i) Proverbe. (Tr.)

X

Trois jours après le pique-nique, Maria Konstanntî­novna vint à l'improviste chez Nadiéjda Fiôdorovna. Sans lui dire bonjour, ni quitter son chapeau, elle lui prit les deux mains, les attira contre sa poitrine et lui dit avec une forte agitation : x

— Ma chérie, je suis troublée, consternée. Notre gentil et sympathique docteur a dit hier à mon Nico­dîme Alexânndrytch que votre mari est mort. Dites, ma chérie..., dites, est-ce vrai?

— Oui, c'est vrai, il est mort, répondit Nadiéjda Fiôdorovna.

— C'est horrible, horrible, chérie ! Mais à quelque chose malheur est bon. Votre mari était sans doute un homme étonnant, merveilleux, un saint, et de pareilles gens sont plus nécessaires au ciel que sur terre.

Tous les replis et les petits points du visage de Maria Konstanntînovna tremblèrent comme si de fines ai­guilles couraient sous sa peau. Elle sourit affablement et dit avec transport, essoufflée :

— Ainsi vous êtes libre, ma chérie ! Vous pouvez maintenant poïter la tête haute et regarder les gens dans les yeux. Dieu et les hommes béniront à présent votre union avec Ivane Anndrèitch. C'est à ravir. Je tremble de joie, je ne trouve pas de mots. Chérie, je vais être votre marieuse... Nous vous aimons tant, Nico­dîme Alexânndrytch et moi, que vous nous permettrez de bénir votre union légitime, pure. Quand pensez-vous vous marier?

— Je n'y ai pas songé, dit Nadiéjda Fiôdorovna, dégageant ses mains.

■—■ Pas possible, chérie ! Vous n'y avez pas pensé?

— Ma parole, non, dit Nadiéjda Fiôdorovna en riant. A quoi bon? Je n'en vois aucune nécessité. Nous vivrons comme nous faisions.

— Que dites-vous ! s'effara Maria Konstanntînovna. Au nom de Dieu, que dit es-vous?

— Il n'y aura rien d'amélioré si nous nous ma­rions. Au contraire, ce sera pire. Nous perdrons notre liberté.

— Ma chère, ma chère, que dites-vous ! s'écria Maria Konstanntînovna, se reculant et joignant les mains. Quelle extravagance ! Songez à ce que vous faites ! Calmez-vous !

— Me calmer, comment ça? Je n'ai pas encore vécu et vous me dites de me calmer !

Nadiéjda Fiôdorovna se souvint qu'elle n'avait pas, en effet, encore vécu. Au sortir de l'Institut, elle avait épousé un homme qu'elle n'aimait pas, puis s'était liée avec Lafèvski et était venue vivre avec lui sur cette plage triste et déserte, dans l'attente continuelle de quelque chose de mieux. Était-ce donc la vie?

« Il faudrait se marier... » pensa-t-elle. Mais se sou­venant de Kirîline et d'Atchmiânov, elle rougit et se dit : « Non, c'est impossible. Si même Ivane Anndrèitch m'en priait à genoux, je refuserais. »

Maria Konstanntînovna resta une minute silencieuse, assise sur le canapé. Triste et sérieuse, elle regardait devant elle, puis elle se leva et dit froidement :

— Adieu, chérie. Pardonnez-moi de vous avoir dé­rangée. Bien qu'il m'en coûte, je dois vous dire qu'à partir de ce jour tout est fini entre nous, et, malgré mon profond respect pour Ivane Anndrèitch, la porte de ma maison vous est fermée.

Elle prononça ces mots avec solennité, accablée elle- même de son ton solennel. Sa figure se remit à trembler, prit une expression triste, doucereuse ; elle tendit les deux mains vers Nadiéjda Fiôdorovna troublée, et lui dit, suppliante :

— Permettez-moi, ma chérie, d'être encore pour une minute votre mère ou votre sœur aînée ; je vais être sincère avec vous comme une mère.

Nadiéjda Fiôdorovna ressentit en son cœur une tié­deur, une joie et une compassion de soi-même, comme si, en vérité, sa mère, ressuscitée, se fût trouvée devant elle. Elle attira brusquement à elle Maria Konstann­tînovna et pencha la tête sur son épaule. Toutes deux se mirent à pleurer. Elles s'assirent sur le canapé et sanglotèrent quelques minutes sans se regarder ni avoir la force de dire un mot.

— Ma chérie, mon enfant, commença Maria Kons­tanntînovna, je vais vous dire sans ménagement de dures vérités.

— Au nom du ciel, dites, dites !

— Fiez-vous à moi, chérie. Rappelez-vous que, de toutes les dames d'ici, j'ai été la seule à vous recevoir.

Vous me remplîtes d'effroi dès le premier jour, mais je n'eus pas la force, comme tout le monde, de vous témoigner du mépris. Je souffris pour le cher, le bon Ivane Anndrèitch, comme si c'était mon fils. Ce jeune homme inexpérimenté, faible, sans mère, dans un pays lointain!... Je souffris, souffris... Mon mari n'approu­vait pas que nous fissions connaissance avec lui, mais je le décidai... le convainquis... Nous reçûmes Ivane Anndrèitch, et vous avec lui, naturellement ; sans cela il eût été offensé. J'ai une fille, un fils... Vous le com­prenez... Un tendre esprit d'enfant, un cœur pur... Qui ira troubler un seul de ces innocents?... Je vous rece­vais, tremblante pour mes enfants. Oh ! quand vous serez mère, vous comprendrez ma crainte... Et chacun s'étonnait que je vous accueillisse, pardon,... comme une femme comme il faut,... me donnait à entendre... Bah ! naturellement des cancans, des hypothèses !... Dans le fond de l'âme, je vous blâmais ; mais vous étiez malheureuse, à plaindre, excentrique, et je ressentais de la pitié à en souffrir.

— Mais pourquoi, pourquoi cela? demanda Nadiéjda Fiôdorovna toute tremblante. Qu'ai-je fait à qui que ce soit?

— Vous êtes une grande pécheresse. Vous avez violé le serment fait devant l'autel à votre mari. Vous avez dévoyé un charmant jeune homme, qui, s'il ne vous avait pas rencontrée, eût peut-être trouvé pour sa vie une légitime compagne de bonne famille et de son rang, et serait maintenant comme tout le monde. Vous avez perdu sa jeunesse. Ne dites rien, chérie, ne dites rien ! Je ne crois pas que, dans nos péchés, la faute soit à l'homme. Les femmes sont toujours coupables. Les

hommes, dans la vie de famille, sont légers ; ils vivent par l'esprit, non par le cœur ; il y a beaucoup de choses qu'ils ne comprennent pas ; mais la femme comprend tout. Tout dépend d'elle. Il lui a été beaucoup donné, et il lui sera beaucoup demandé. Oh ! ma chérie, si elle eût été en cela plus faible ou plus sotte que l'homme, Dieu ne lui eût pas confié l'éducation des garçons et des filles. Et puis, ma chère, vous êtes entrée dans la voie du vice, oubliant toute pudeur. Une autre, dans votre situation, se fût cachée, fût restée enfermée chez elle, et les gens ne l'eussent vue que dans la demeure de Dieu, pâle, vêtue de noir, et pleurant. Et chacun eût dit avec une sincère compassion : « Mon Dieu, cet ange qui a péché revient à Toi... » Mais, vous, ma' chère, vous avez oublié toute modestie. Vous vivez ouvertement, excentriquement, comme si vous vous enorgueillissiez du péché. Vous folâtriez, riiez, et, en vous regardant, je tremblais de peur; je craignais que le feu du ciel ne frappât votre maison, tandis que vous y seriez. Ma chère, s'écria Maria Konstanntînovna, remarquant que Nadiéjda Fiôdorovna voulait parler, ne dites rien, ne dites rien ! Fiez-vous à moi, je ne vous tromperai pas et ne cacherai aux yeux de votre âme nulle vérité. Écoutez-moi, chérie... Dieu marque les grands pécheurs, et vous avez été marquée. Rappelez- vous ! Vos toilettes étaient toujours affreuses !

Nadiéjda Fiôdorovna, qui avait toujours eu la meil­leure opinion de ses toilettes, cessa de parler et la regarda avec étonnement.

— Oui, affreuses ! continua Maria Konstanntînovna. A la recherche et au bariolage de vos costumes, chacun peut juger votre conduite. Chacun, en vous regardant,

riait et haussait les épaules, et moi je souffrais, je souf­frais... Et, pardonnez-moi, chérie, vous êtes mal tenue ! Quand nous nous rencontrions au bain, vous me faisiez frémir. Vos robes, passe encore, mais vos jupes, vos chemises... J'en rougis, ma chère ! Personne n'attachait comme il faut la cravate du pauvre Ivane Anndrèitch. On voit à son linge et à ses souliers que personne ne veille sur lui. Et chez vous il meurt toujours de faim, ma colombe, et, en effet, si, à la maison, personne ne s'occupe du thé et du café, on est bien obligé de dé­penser au Pavillon la moitié de ses appointements. Et votre maison était horrible, horrible ! Chez personne, en ville, il n'y a de mouches, et, chez vous, elles ne laissent pas de répit ; les assiettes et les soucoupes en sont noires. Aux fenêtres et sur les tables, regardez : de la poussière, des mouches crevées, des verres !... Pourquoi des verres ici? Et voyez, ma chérie, la table n'est pas encore desservie. On a honte d'entrer dans votre chambre à coucher. Partout du linge qui traîne ; aux murs pendent vos accessoires de toilette, on voit on ne sait quels ustensiles!... Ma chère! un mari doit tout ignorer ; sa femme doit être devant lui pure comme un angelot. Je me réveille chaque'matin à l'aube et me lave le visage à l'eau froide pour que mon Nicodîme Alexânndrytch ne remarque pas ma mine endormie.

— Bêtises, tout cela ! dit Nadiéjda Fiôdorovna se mettant à sangloter. Si j'étais heureuse !... Mais je suis si malheureuse.

— Oui, oui, soupira Maria Konstanntînovna, se rete­nant à peine pour ne pas pleurer elle aussi, vous êtes très malheureuse ! Et un effroyable malheur vous at­tend ! Une vieillesse solitaire, les maladies, puis la ré­ponse au Jugement dernier... Horrible, horrible ! Le sort lui-même, maintenant, vous tend une main secou- rable et vous la repoussez déraisonnablement... Mariez- vous, mariez-vous vite !

— Oui, il le faut, il le faut, dit Nadiéjda Fiôdorovna, mais c'est impossible.

— Pourquoi donc?

— Impossible ! Oh ! si vous saviez !

Nadiéjda Fiôdorovna voulait parler de Kirîline et de sa rencontre la veille au soir sur le quai avec le jeune Atchmiânov et de la folle idée qui lui était venue de liquider sa dette, et de la façon dont elle était rentrée tard chez elle, en se sentant irrémédiablement déchue, vénale... Elle ne savait pas elle-même comment'cela était arrivée. Elle aurait voulu jurer à Maria Kons­tanntînovna qu'elle payerait absolument sa dette, mais les sanglots et la honte l'empêchèrent de parler.

— Je partirai, dit-elle. Qu'Ivane Anndrèitch reste, moi je partirai.

— Pour où?

— Pour la Russie.

— Mais de quoi y vivrez-vous? Vous n'avez rien.

— Je m'y occuperai de traductions ou bien... ou bien j'ouvrirai une petite bibliothèque.

— Pas de fantaisies, ma chérie. Il faut de l'argent pour une petite bibliothèque. Allons, je vous laisse ; calmez-vous et réfléchissez ; et venez demain chez moi, de bonne humeur ; ce sera charmant ! Allons, adieu, mon petit ange ! Laissez-moi vous embrasser.Maria Konstanntînovna baisa au front Nadiéjda Fiô­dorovna, fit sur elle le signe de croix et sortit douce­ment. La nuit tombait déjà ; Olga allumait dans la cui­sine. Nadiéjda Fiôdorovna, continuant de pleurer, alla s'étendre sur son lit. Une forte fièvre la prit. Elle se déshabilla sans se lever, refoulant ses vêtements à ses * pieds, et se replia sous sa couverture. Elle avait soif, mais il n'y avait personne pour lui donner à boire. « Je paierai ! » se disait-elle.

Et il lui semblait, dans son délire, qu'elle était assise près d'une malade, et que la malade était elle-même. « Je paierai. Il serait bête que l'on crût que c'est pour de l'argent... Je partirai et, de Pétersbourg, lui enverrai l'argent. D'abord cent roubles... puis cent autres... et encore cent... »

Laïèvski rentra tard dans la nuit.

— D'abord cent roubles... lui dit Nadiéjda Fiôdo­rovna..., et ensuite cent...

— Tu devrais prendre de la quinine, lui dit Laïèvski.

Et il pensa : ^

« Demain mercredi il y a un bateau ; mais je ne pars pas. Il faudra rester jusqu'à samedi. »

Nadiéjda Fiôdorovna se mit à genoux sur son Ht.

— Viens-je de dire quelque chose? demanda-t-elle en souriant, les yeux battants à la lumière.

— Rien. Il faudra, demain; envoyer chercher le doc­teur. Dors.

Il prit son oreiller et se dirigea vers la porte. Après avoir définitivement résolu de partir et de l'abandonner, Nadiéjda Fiôdorovna lui inspira de la pitié et il se sentit gêné. Il avait un peu honte devant elle comme devant un vieillard ou un cheval malade que l'on a résolu d'abattre. Près du seuil, il s'arrêta et se retourna vers elle.

— Au pîque-nîque, Je me suis énervé et t'ai dit une grossièreté. Pardonne-moi au nom du ciel.

Cela dit, il passa dans son cabinet et se coucha ; mais de longtemps il ne put s'endormir.

Lorsque, le lendemain matin, Samoïlénnko, en grande tenue, avec des épaulettes et ses décorations (c'était un jour férié) sortit de la chambre de Nadiéjda Fiôdo­rovna après lui avoir tâté le pouls et regardé la langue, Laïèvski lui demanda anxieusement ?

— Eh bien?

Son visage exprimait l'effroi, une vive inquiétude et un espoir.

— Tranquillise-toi, lui dit Samoïlénnko, rien de dan­gereux. Une fièvre ordinaire.

— Je ne parle pas de cela, dit Laïèvski, impatient, fronçant les sourcils. As-tu trouvé de l'argent?

— Mon bon, excuse-moi, marmotta Samoïlénnko, confus, en se retournant vers la porte. Au nom du ciel, excuse-moi ! Personne n'a d'argent liquide, et je n'ai encore ramassé que cent dix roubles, par coupures de cinq et de dix roubles. J'en parlerai encore aujourd'hui aux uns et aux autres. Patiente.

— Mais, murmura Laïèvski, tremblant d'impatience, le dernier terme, c'est samedi ! Par tous les saints, aboutis avant samedi ! Si je ne pars pas samedi, je n'ai besoin de rien ! Je ne comprends pas comment un médecin peut ne pas avoir d'argent !

— Ah ! mon Dieu, à votre volonté ! murmura Samoï­lénnko avec effort et la voix chevrotante, on m'a tant emprunté. On me doit sept mille roubles et je dois à tout le monde. Est-ce ma faute?

— Donc tu en trouveras pour samedi? Hein?

— Je tâcherai.

— Je t'en supplie, mon vieux ! Que j'aie l'argent vendredi matin !

Samoïlénnko s'assit et prescrivit de la quinine, du kalii bromati, une infusion de rhubarbe dans de la linc- tura gentianœ et de Vaqua fœniculi, le tout en potion.

Il ajouta du sirop de roses pour que ce fût plus agréable, et il partit.

/XI

— Tu fais une tête comme si tu venais m'arrêter, dit von Koren, voyant entrer chez lui Samoïlénnko en grande tenue.

— Je passais et me suis dit : allons faire visite à la zoologie, répondit Samoïlénnko en s'asseyant près d'une grande table en simples planches, faite par le zoologue lui-même. Bonjour, saint père ! dit-il au diacre, assis près de la fenêtre et qui copiait quelque chose. Je reste une minute et cours à la maison pour veiller au dîner. Il en est temps. Je ne vous dérange pas?

—■ Nullement, répondit le zoologue, étalant sur la table des feuillets couverts d'une écriture menue. Nous recopions.

— Bon... Oh! mon Dieu, mon Dieu!... soupira Sa­moïlénnko.

Il amena prudemment à lui un livre poussiéreux sur lequel gisait un mille-pieds desséché et dit :

— Figure-toi pourtant qu'un petit scarabée vert va on ne sait où à ses affaires, et rencontre soudain un pareil diable. Je m'imagine quelle frayeur il a.

— Oui, je le suppose.

— Lui a-t-il été donné un poison pour se défendre de ses ennemis? —

— Oui, pour se défendre, et pour attaquer.

— C'est ça, c'est ça... Tout, dans la nature, mes bons amis, soupira Samoïlénnko, a un but et s'ex­plique. Seulement, voilà ce que je ne comprends pas ; toi, homme d'un très grand esprit, explique-le-moi, s'il te plaît. Il est, tu le sais, des petits animaux, pas plus gros qu'un rat, de joli aspect, mais, au plus haut degré, b dirai-je, lâches et immoraux. Un pareil petit animal trottine, supposons, dans un bois, voit un oiseau, l'at­trape et le mange. Il va plus loin, voit dans l'herbe un nid avec des œufs ; il n'a plus faim, il est repu ; mais il casse tout de même un œuf avec ses dents, et, de la patte, fait tomber les autres. Il rencontre ensuite une grenouille et se met à jouer avec elle. Quand il l'a tor­turée, il part en se pourléchant les babines et rencontre un hanneton. Il le frappe de sa patte... Il abîme et détruit tout sur son chemin... Il pénètre dans les ter­riers des autres, détruit sans raison une fourmilière, croque des escargots... S'il rencontre un rat, il se bat avec lui ; s'il trouve un serpenteau ou un souriceau, il faut qu'il les étrangle. Et ainsi toute la journée. Dis-moi à quoi sert un animal pareil? Pour quoi est-il créé?— Je ne sais pas de quel petit animal tu parles, dit von Koren, probablement un insectivore. Eh bien, après? L'oiseau s'est laissé prendre parce qu'il était imprudent. La petite bête a détruit le nid et les œufs parce que l'oiseau, maladroit, a mal fait son nid et n'a pas su le cacher. La grenouille avait sans doute quelque défaut d'adaptation, sans quoi elle n'aurait pas été vue, et ainsi de suite. Ta bête ne supprime que les faibles, les maladroits, les imprudents, en un mot ceux qui ont des défauts que la nature trouve superflu de trans­mettre à la postérité. Ne restent vivants que les plus adroits, les plus prudents, les plus forts et les plus déve­loppés, si bien que ton petit animal sert, sans s'en douter, les buts élevés du perfectionnement.

— Oui, oui, oui... A propos, mon cher, dit Samoï­lénnko d'un air dégagé, prête-moi cent roubles.

— Bon ! il y a parmi les insectivores des êtres très intéressants. La taupe, par exemple. On dit qu'elle est utile parce qu'elle détruit les insectes nuisibles. On raconte qu'un Allemand envoya à Guillaume Ier une pelisse en peaux de taupes et que l'empereur lui fit donner un blâme pour avoir détruit une si grande quan­tité d'animaux utiles. Pourtant la taupe ne le cède en rien, en cruauté, à ton petit animal ; de plus, elle est très nuisible, parce qu'elle endommage énormément les prés.

Von Koren ouvrit une cassette et y prit un billet de cent roubles.

— La taupe, poursuivit-il, en refermant la cassette, a une cage thoracique aussi robuste que celle de la chauve-souris, des os et des muscles terriblement déve­loppés, un extraordinaire armement de la mâchoire. Si elle avait les dimensions de l'éléphant, ce serait un animal invincible, détruisant tout. Il est intéressant que, lorsque deux taupes se rencontrent sous terre, elles commencent toutes deux, comme si elles s'étaient donné le mot, à fouir l'espace qui leur est nécessaire pour se battre plus commodément. Lorsque cet espace est creusé, elles s'engagent dans un combat acharné et se battent jusqu'à ce que la plus faible succombe. Prends ces cent roubles, dit von Koren, baissant la voix, mais à la condition que ce ne soit pas pour Laïèvski.

— Et si c'était pour lui ! dit Samoïlénnko s'empor- tant. Est-ce que ça te regarde?

— Pour Laïèvski, je ne peux pas te les donner. Je sais que tu aimes à prêter. Tu donnerais de l'argent au brigand Kérime s'il t'en demandait ; mais pardon, je ne peux pas t'aider dans ce sens-là.

— Oui, dit Samoïlénnko se levant et agitant la main droite, c'est pour Laïèvski que je le demande. C'est pour lui ! Et il n'est diable ni démon qui ait le droit de m'indiquer ce que je dois faire de mon argent. Vous ne voulez pas m'en donner? Vous ne le voulez pas?

Le diacre éclata de rire.

— Ne t'emporte pas, dit le zoologue, et raisonne. Faire de la bienfaisance à M. Laïèvski est, selon moi, aussi inintelligent que d'arroser de mauvaises herbes ou de nourrir des sauterelles.

— Et selon moi, cria Samoïlénnko, nous devons aider notre prochain.

— Dans ce cas, aide ce Turc affamé, vautré près de cette palissade. C'est un ouvrier, plus nécessaire, plus utile que ton Laïèvski. Donne-lui ces cent roubles ! Ou souscris-les pour mon expédition !

— Me les donnes-tu, oui ou non? je te le demande.

— Dis-moi franchement pourquoi il a besoin de cet argent !

— Ce n'est pas un secret : il doit partir samedi pour Pétersbourg.

— Ah voilà !... dit lentement von Koren. Aha ! nous comprenons ! Et elle part avec lui, ou comment?

— Elle reste ici pour le moment. Il arrangera tout à Pétersbourg et lui enverra de l'argent ; alors elle partira.

— C'est malin ! dit le zoologue, riant d'un rire court et léger. C'est malin ! Bien calculé.

Il s'approcha vivement de Samoïlénnko, et, bien en face, le regardant dans les yeux, lui demanda :

— Parle sincèrement : il ne l'aime plus? Oui? Dis? il a cessé de l'aimer? Hein?

— Oui, dit Samoïlénnko, tout en sueur.

— Que c'est dégoûtant ! dit von Koren, et sa phy­sionomie exprima de la répulsion. De deux choses l'une, Alexandre Davîdytch : ou tu es de connivence avec lui, ou, excuse-moi, tu es un nigaud. Ne comprends-tu pas qu'il te mène par le bout du nez, comme un gamin et de la façon la plus impudente ? Il est clair comme le jour qu'il veut se débarrasser de cette femme et la laisser ici. Elle restera à ta charge, et il est pareillement clair comme le jour que tu devras l'envoyer à Péters­bourg à tes frais. Les qualités de ton bel ami t'ont-elles aveuglé au point que tu ne voies pas les plus simples choses?

— Ce ne sont là que des hypothèses, dit Samoï­lénnko, s'asseyant.

— Des hypothèses? Pourquoi part-il seul et pas avec elle? Pourquoi, demande-le-lui, ne part-elle pas d'abord, et lui ensuite? La fine mouche !

Travaillé par des doutes soudains et des soupçons sur son ami, Samoïlénnko hésita et baissa le ton.

— Mais c'est impossible ! dit-il, en se rappelant la nuit où Laïèvski avait couché chez lui. Il souffre tant !

— Qu'est-ce que ça prouve? Les voleurs et les incen­diaires souffrent aussi.

— Admettons que tu aies raison... dit Samoïlénnko pensif. Admettons-le... Mais c'est un jeune homme loin de chez lui... un étudiant. Nous aussi avons été étu­diants, et, en dehors de nous, il n'y a ici personne pour lui venir en aide.

. — L'aider à faire des turpitudes parce que vous avez été, à des époques différentes, à l'Université où vous ne faisiez d'ailleurs rien ni l'un ni l'autre... Quelle absurdité !

— Attends, laisse-nous raisonner de sang-froid. On pourrait, il me semble, dit Samoïlénnko, réfléchissant et remuant les doigts, arranger les choses ainsi... Je lui prêterai l'argent, tu comprends, mais en lui faisant donner sa parole d'honneur d'envoyer dans la huitaine à Nadiéjda Fiôdorovna l'argent du voyage.

— Il te donnera sa parole d'honneur, aura même les larmes aux yeux ; mais que vaut cette parole? Il ne la tiendra pas, et quand tu le rencontreras dans un an ou deux sur la perspective Niévski, ayant sous le bras un nouvel amour, il se disculpera en disant que la civi­lisation l'a déformé et qu'il est une réplique de Roû- dîne. Lâche-le, au nom du ciel ! Éloigne-toi de la boue et ne la brasse pas à deux mains !

Samoïlénnko réfléchit une minute et dit résolument :

— Je lui prêterai tout de même l'argent. Dis ce que tu voudras. Je ne puis pas refuser quelque chose à un homme en me basant sur des hypothèses.

— A merveille. Embrasse-le !

— Alors, demanda timidement Samoïlénnko, donne- moi les cent roubles.

— Non.

Un silence pesa. Samoïlénnko mollit tout à fait. Son visage prit une expression embarrassée, confuse, ac­commodante, et il était étrange de voir à cet homme énorme, avec ses épaulettes et ses décorations, cette figure enfantine, pitoyable, troublée.

— L'évêque d'ici fait ses tournées pastorales, non pas en voiture, mais à cheval, dit le diacre posant sa plume. Il est extrêmement émouvant de le voir à cheval. Sa simplicité et sa modestie sont pleines de grandeur biblique.

— Est-ce un brave homme? demanda von Koren, heureux de changer de conversation.

— Comment en serait-il autrement? Si ce n'était pas un brave homme, l'aurait-on sacré évêque?

— Il y a parmi les évêques de très braves gens, pleins de talent, dit von Koren. Il est seulement dommage que beaucoup d'entre eux aient la faiblesse de se croire des hommes d'État. L'un s'occupe de russifier les gens, un autre critique les sciences. Ce n'est pas leur affaire. Ils feraient mieux d'aller plus souvent savoir ce qui se passe à leur consistoire.

— Un laïc ne peut pas juger un évêque.

— Pourquoi donc, diacre? Un évêque est un homme comme moi.

— Comme vous, mais pas pareil ! dit le diacre froissé, reprenant sa plume. Si vous étiez pareil, vous auriez eu la grâce et seriez évêque, et, si vous ne l'êtes pas, vous n'êtes pas pareil à lui.

— Ne t'enferre pas, diacre, dit Samoïlénnko, embar­rassé, gêné. Écoute, dit-il à von Koren, voici ce que j'ai trouvé. Ne me donne pas ces cent roubles, soit ! mais jusqu'à l'hiver tu mangeras encore chez moi et tu vas me payer ces trois mois d'avance.

— Non.

^^Samoïlénnko battit des paupières et devint pourpre.

•?|Pî' attira machinalement à lui le livre sur lequel était

mille-pieds desséché, le regarda, puis il se leva et prit sa casquette.

Von Koren eut pitié de lui.

— Daignez vivre et faire des affaires avec de pareils messieurs ! dit-il. Et, de dépit, il envoya du pied un bout de papier dans un coin. Comprends donc qu'il

. n'y a là ni bonté, ni amitié, mais rien que de la fai­blesse, de la dépravation, du poison. Ce que la raison enseigne, vos faibles cœurs, bons à rien, le détruisent. Quand j'étais lycéen, j'eus le typhus ; par compassion, ma tante me bourra de champignons marmés, et je faillis mourir. Comprends donc, comme aurait dû le faire ma tante, que l'amour du prochain ne doit se trouver ni dans le cœur, ni au creux de l'estomac, ni dans les reins, mais ici. (Von Koren se frappa le front.) Tiens ! dit-il.

Et il jeta à Samoïlénnko un billet de cent roubles.

— Tu te fâches sans raison, Kôlia..., dit doucement Samoïlénnko en pliant le billet. Je te comprends très bien, mais... mets-toi à ma place.

— Tu es une vieille femme, voilà tout !

Le diacre éclata dé rire.

— Écoute, Alexandre Davîdytch, dit von Koren, avec feu, une dernière prière ! Quand tu donneras l'ar­gent à ce misérable, mets-y la condition qu'il parte avec sa dame, ou qu'il l'expédie en avant. Sans cela, ne donne rien. Il n'y a pas à se gêner avec lui. Dis-lui ça, et si tu ne le lui dis pas, je te donne ma parole d'honneur que j'irai à son bureau et le jetterai en bas

de son escalier ; et je ne te connaîtrai plus. Sache-le £

— Bah ! s'il part avec elle ou la fait passer devant,' , ce sera encore plus commode pour lui, dit SamoïlénnkoJ^ Il en sera même content. Allons, adieu.

Il prit amicalement congé et sortit. Mais, avant dèf: refermer la porte, il se retourna vers von Koren, lui fit une mine terrible et lui dit :

— Ce sont les Allemands qui t'ont gâté, frère ! Oui ! les Allemands!

XII

Le lendemain, jeudi, Maria Konstanntînovna fêtait l'anniversaire cle naissance de son fils. Toutes ses con­naissances étaient invitées à manger à midi le pâté accoutumé et à prendre, le soir, du chocolat. Quand arrivèrent, le soir, Laïèvski .et Nadiéjda Fiôdorovna, le zoologue, déjà au salon, demanda à Samoïlénnko :

— Lui as-tu parlé?

— Pas encore.

— Prends garde de te gêner ! Je ne comprends pas l'insolence de ces gens-là. Ils savent très bien l'opinion des maîtres de la maison sur leur liaison, et, malgré tout, ils se montrent ici.

— Si l'on tenait compte de tous les préjugés, dit Samoïlénnko, on ne pourrait aller nulle part.

— La réprobation commune pour l'amour illégitime et la dépravation, est-ce un préjugé?

— Assurément, c'en est un, et c'est de la haine. Les soldats, dès qu'ils aperçoivent une fille légère, rient et sifflent, et demande-leur ce qu'ils sont eux-mêmes?

— Ce n'est pas sans raison qu'ils sifflent. Est-ce un préjugé que les filles-mères étouffent leurs enfants etaillent au bagne? Est-ce un préjugé qu'Anna Karénine se soit jetée sous le train? que, dans les villages on enduise les portes de goudron (i)? que la pureté de Kâtia nous plaise, à toi et à moi, sans que nous sachions pourquoi, et que chacun sente vaguement le besoin de l'amour pur, encore que l'on sache qu'un pareil amour n'existe pas? C'est tout ce qui subsiste, frère, de la sélection naturelle, et si la force obscure, régularisant les relations sexuelles, n'existait pas, les messieurs Laïèvski t'en feraient voir, et l'humanité dégénérerait en deux ans.

Laïèvski entra, dit bonjour à tous et sourit avec aménité en serrant la main de von Koren. Saisissant un instant propice, il s'adressa à Samoïlénnko :

— Pardon, Alexandre Davîdytch, j'ai deux mots à te dire.

Samoïlénnko lui prit le bras et tous deux passèrent dans le cabinet de Nicodîme Alexânndrytch.

— C'est demain vendredi, dit Laïèvski en se ron­geant les ongles ; as-tu trouvé ce que tu m'as promis?

— Je n'ai que deux cent dix roubles ; j'aurai le reste aujourd'hui ou demain ; sois tranquille.

— Dieu soit loué ! soupira Laïèvski, dont les mains tremblaient de joie. Tu me sauves, Alexandre Davî­dytch, et je te jure par Dieu, par mon bonheur, et par tout ce que tu voudras, que je t'enverrai cet argent dès mon arrivée. Et je t'enverrai aussi ce que je t'ai emprunté auparavant.

— Écoute, Vânia... dit Samoïlénnko, le prenant par

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(i) C'est la coutume de faire des croix de goudron aux portes des filles et des femmes de mauvaise conduite. (Tr.)

LE DUELun des boutons de son habit et rougissant. Excuse-moi de me mêler de tes affaires intimes, mais... pourquoi n'emmènes-tu pas avec toi Nadiéjda Fiôdorovna?

— Tu es drôle I Cela se peut-il? Il faut absolument que l'un de nous reste, sans quoi nos créanciers hurle­raient. Je dois sept cents roubles, si ce n'est plus, dans les boutiques. Donne-moi le temps de leur envoyer l'ar­gent et de leur fermer la bouche; alors, elle partira aussi.

— Oui... Et pourquoi ne pas la faire partir la pre­mière?

— Ah ! mon Dieu, fit Laïèvski effrayé, est-ce pos­sible? C'est une femme. Que fera-t-elle seule? Que com­prend-elle? Ce ne serait qu'une perte de temps et une dépense inutile.

« C'est juste », pensa Samoïlénnko. Mais il se rap­pela sa conversation avec von Koren, baissa la tête et prononça d'un air sombre :

— Je ne suis pas d'accord avec toi : ou pars avec elle, ou fais-la passer devant, sans quoi... Sans quoi je ne te donnerai pas l'argent. C'est mon dernier mot...

Samoïlénnko recula, pesa du dos sur la porte et entra au salon, rouge, très troublé.

« Vendredi... vendredi, pensait Laïèvski, revenant au salon. Vendredi. »

On lui tendit une tasse de chocolat. Il s'y brûla les lèvres et la langue en songeant :

« Vendredi... vendredi... »

Le mot « vendredi » le poursuivait. Il ne pensait à rien qu'à vendredi, et, pourtant, il savait, de science certaine, non par la raison mais par le cœur, qu'il ne partirait pas le samedi.

Devant lui, très soigné, les cheveux ramenés sur les tempes, se tenait Nicodîme Alexânndrytch, qui lui disait :

— Servez-vous, je vous en prie mille fois...

Maria Konstanntînovna montrait à ses hôtes les notes

de Kâtia et disait en traînant :

— Aujourd'hui, c'est terrible ce que les enfants ont à apprendre! On demande tant de choses...

— Maman ! gémissait Kâtia, ne sachant où se mettre tant on lui faisait d'éloges.

Laïèvski regarda lui aussi les notes et la compli­menta. Pour l'instruction religieuse, le russe, la con­duite, des quatre et des cinq passaient sous ses yeux, et tout cela s'emmêlait avec le vendredi obsédant, avec les cheveux lisses de Nicodîme Alexânndrytch, et les joues rouges de Kâtia ; tout cela lui semblait d'un ennui énorme, invincible. Il se retenait de crier de désespoir et se demandait :

« Se peut-il, se peut-il que je ne parte pas? »

On rapprocha deux tables de jeu et on se mit à jouer à la petite poste. Laïèvski y joua aussi.

« Vendredi... vendredi... songeait-il en souriant, sor­tant de sa poche un crayon. Vendredi... »

Il voulait réfléchir à sa situation et craignait de penser. Il craignait de s'avouer que le docteur l'avait surpris dans une duplicité qu'il se cachait à lui-même avec tant de soin depuis si longtemps. Chaque fois qu'il songeait à son avenir, il ne laissait pas libre cours à ses pensées. Il prendrait le train et partirait, cela déci­derait de sa vie. Il ne pensait à rien autre chose. Telle une lumière lointaine et confuse dans un champ, l'idée lui venait parfois qu'il lui faudrait, en un avenir loin­tain, quelque part dans une rue de Pétersbourg, re­courir à un léger mensonge pour abandonner Nadiéjda Fiôdorovna et payer ses dettes ; il ne mentirait qu'une foi" et ce serait ensuite le renouvellement total. Et ce serait bien. Au prix d'un petit mensonge, quelle grande vérité obtenue !

Maintenant que le docteur avait, par son relus, fait une grossière allusion à sa ruse, Laïèvski vit de façon claire qu'il devrait mentir non pas seulement dans un lointain avenir, mais dès ce jour même, dès le lende­main, et dans un mois, et, peut-être jusqu'à la fin de sa vie... Pour partir, il devrait en effet tromper Nadiéjda Fiôdorovna, et ses créanciers et ses chefs. Pour avoir ensuite de l'argent à Pétersbourg, il faudrait dire men- songèrement à sa mère qu'il avait déjà quitté Nadiéjda Fiôdorovna ; et sa mère ne lui donnerait pas plus de cinq cents roubles. En fait, il avait donc déjà trompé le docteur, puisqu'il ne serait pas en état de le rem­bourser de sitôt. Ensuite, lorsque Nadiéjda Fiôdorovna arriverait, il faudrait, pour se séparer d'elle, recom­mencer toute une série de mensonges petits et gros. Et ce serait à nouveau des pleurs, l'ennui, la vie triste, le repentir. Il n'y aurait donc aucun changement. Trom­perie, voilà tout. Toute une montagne de mensonges se dressa dans l'imagination de Laïèvski. Il fallait, pour la franchir d'un coup et ne pas mentir en détail, se résoudre à une mesure décisive : par exemple se lever sans dire mot, prendre son chapeau et partir à l'ins­tant sans argent. Mais Laïèvski sentait cela impossible.

« Vendredi... vendredi... pensait-il. Vendredi... »

On écrivait des billets, on les pliait en deux, on les mettait dans un vieux chapeau haut de forme de Nico- dîme Alexânndrytch, et, quand il y en avait un certain nombre, Kôstia, qui faisait le facteur, passait autour de la table et les distribuait. Le diacre, Kâtia et Kôstia, qui recevaient des billets drôles et tâchaient d'en écrire de plus drôles encore, étaient dans la joie.

« Nous avons à causer », lut sur son billet Nadiéjda Fiôdorovna.

Elle échangea un regard avec Maria Konstanntî- novna, et celle-ci lui sourit de son sourire exquis et lui fit signe de la tête.

« Causer de quoi? songea Nadiéjda Fiôdorovna. Lors­qu'on ne peut pas tout dire, il n'y a pas à causer. »

Avant de venir en visite, elle avait attaché la cravate de Laïèvski, et ce rien avait empli son cœur de ten­dresse et de mélancolie. Sa figure inquiète, ses regards distraits, sa pâleur, le changement incompréhensible qui s'était opéré en lui les derniers temps, le fait qu'elle lui cachait un secret terrible, répugnant, le fait que ses mains tremblaient lorsqu'elle nouait la cravate, tout cela lui présageait qu'ils ne vivraient pas longtemps ensemble. Elle le regardait comme une icône, avec crainte et repentir, et pensait : « Pardonne, pardonne- moi... » En face d'elle était assis Atchmiânov qui ne détachait pas d'elle ses yeux noirs, énamourés. Des désirs l'agitaient ; elle avait honte d'elle-même et redou­tait que la tristesse même et l'ennui ne l'empêchassent pas de céder à son impure passion, et que, comme un ivrogne invétéré, elle n'eût pas la force d'y résister.

Pour mettre un terme à cette vie honteuse pour elle; et outrageante pour Laïèvski, elle résolut de le quitter. Elle le supplierait en pleurant de la laisser partir, et, s'il refusait, elle partirait en cachette. Elle ne lui racon­terait pas ce qui s'était passé : qu'il garde d'elle un pur souvenir !

Elle lut :

« J'aime, j'aime, j'aime. »

C'était de l'écriture d'Atchmiânov.

Elle vivrait dans quelque trou, travaillerait et enver­rait à Laïèvski de l'argent (a envoi d'un inconnu »), des chemises brodées, du tabac; elle ne reviendrait chez lui que dans sa vieillesse, ou si, tombé sérieusement malade, il avait besoin d'une infirmière. Lorsqu'il sau­rait, dans sa vieillesse, pour quelles raisons, refusant . d'être sa femme, elle l'avait quitté, il apprécierait son sacrifice et lui pardonnerait.

« Vous avez le nez long. »

C'était probablement un billet du diacre ou de Kôstia.

Nadiéjda Fiôdorovna s'imaginait que, en se séparant de Laïèvski, elle l'étreindrait fortement, lui baiserait la main et se donnerait le serment de l'aimer toute la vie ; ensuite, vivant dans un endroit perdu, au milieu d'étrangers, elle penserait chaque jour qu'il y a, quelque part, un ami, un homme qu'elle aime, pur, noble, élevé, qui garde d'elle un pur souvenir.

« Si vous ne me donnez pas rendez-vous aujourd'hui, je prendrai des mesures, j'en donne ma parole d'hon­neur. On n'agit pas ainsi avec les honnêtes gens; il faut le comprendre. »

C'était de Kirîline.XIII

Laïèvski reçut deux billets ; il en déplia un et lut i « Ne pars pas, mon ami. »

« Qui a bien pu m'écrire cela? pensa-t-il. Ce n'est certainement pas Samoïlénnko... Pas le diacre non plus ; il ne sait pas que je veux partir ; serait-ce von Koren? » Le zoologue, penché sur la table, dessinait une pyra­mide. Il sembla à Laïèvski que ses yeux souriaient.

« Samoïlénnko, pensa Laïèvski, a sans doute ba­vardé... »

Sur l'autre billet il était écrit de la même écriture déguisée avec de longs jambages et des boucles : « Quel­qu'un ne partira pas samedi. » « Inepte persiflage, pensa Laïèvski. Vendredi, vendredi !... »

Il sentit quelque chose lui monter à la gorge. Il arrangea son faux col et voulut tousser, mais au lieu d'une toux ce fut un rire qui partit.

— Ha! ha! ha!... Ha! ha! ha! (« De quoi est-ce que je ris? » pensa-t-il.) Ha! ha! ha!

Il essaya de se retenir, mit la main devant sa bouche ; mais le rire oppressait sa poitrine et son cou; et sa main ne put clore sa bouche.

« Que c'est bête, tout de même, se dit-il en riant à gorge déployée ; je suis devenu fou, ma parole ! »

Son rire montait toujours et ressembla au jappement d'un petit épagneul. Laïèvski voulut se lever de table, mais ses jambes n'obéirent pas. Sa main droite, malgré lui, dansait sur la table, saisissant convulsivement les papiers et les froissant. Il vit des regards étonnés, le visage effaré et sérieux de Samoïlénnko et un coup d'ceil du zoologue, plein de froide moquerie et de dégoût ; et il comprit qu'il avait une attaque de nerfs.

« Quelle incongruité, quelle honte ! pensa-t-il en sen­tant sur son visage la chaleur de ses larmes. Ah ! quelle honte ! Jamais cela ne m'était arrivé. »

On le prit sous les bras, et, lui soutenant la tête par derrière, on l'emmena. Un verre brilla devant ses yeux et claqua contre ses dents ; de l'eau coula sur sa poi­trine. Voici une petite chambre, deux lits jumeaux au milieu, couverts de courte pointes blanches comme la neige ; Laïèvski s'affaissa sur l'un des lits et se mit à sangloter.

— Ce n'est rien... disait Samoïlénnko, ça arrive...

Glacée de peur, tremblant de tout son corps, pres­sentant quelque chose de terrible, Nadiéjda Fiôdorovna se tenait près du lit, demandant :

— Qu'as-tu? Parle au nom du ciel !...

« Kirîline, se demandait-elle, ne lui a-t-il pas écrit quelque chose? »

— Ce n'est rien... dit Laïèvski, riant et pleurant. Reviens au salon... ma chérie.

Son visage n'exprimait ni haine ni dégoût ; donc il ne savait rien. Nadiéjda Fiôdorovna, un peu tranquillisée, rentra au salon.

— Ne vous inquiétez pas, chérie, lui dit Maria Kons- tanntînovna, s'asseyant à côté d'elle et lui prenant la main ; ça passera. Les hommes sont aussi faibles que nous, pauvres femmes... Vous passez tous les deux par une crise... C'est si compréhensible! Eh bien, voyons» chérie, j'attends une réponse! Causons un peu.

— Non, nous ne pouvons pas causer, dit Nadiéjda Fiôdorovna, prêtant l'oreille aux sanglots de Laïèvski. J'ai de la peine... Permettez-moi de partir...

— Que dites - vous, chérie!... Croyez - vous que je puisse vous laisser partir sans souper?... Après avoir mangé, vous irez où vous voudrez.

— J'ai de la peine... murmura Nadiéjda Fiôdorovna.

Et, pour ne pas tomber, elle se prit des deux mains

au bras du fauteuil.

— C'est de la convulsion infantile... dit gaiement von Koren en rentrant au salon.

Mais apercevant Nadiéjda Fiôdorovna, il s'arrêta et ressortit.

Quand la crise cessa, Laïèvski, assis sur un lit qui n'était pas le sien, pensait :

« C'est une honte ! j'ai pleuré comme une petite fille. Je dois être ridicule et dégoûtant. Je vais filer par la porte de service... Mais non! cela semblerait indiquer que j'attache à ma crise une grande importance... Il faut tourner ça en plaisanterie... »

Il se regarda dans la glace, et après être resté un peu assis, il revint au salon.

— Et me voilà ! dit-il en souriant. (La honte le tor­turait et il sentait les autres gênés.) Il arrive de ces choses-là, dit-il en s'asseyant. Étant assis, j'ai ressenti tout à coup au côté, figurez-vous, une douleur atroce, aiguë, insupportable... Mes nerfs ont cédé, et il s'est produit cette bête de chose. Aujourd'hui tout le monde est nerveux, il n'y a rien à faire !

A souper, il but du vin, causa, et, parfois, soupirant convulsivement, se frottait le côté comme pour montrer qu'il ressentait encore quelque chose. Et personne, sauf Nadiéjda Fiôdorovna, ne le croyait ; et il le voyait bien.

Vers dix heures, on alla se promener sur le boulevard. Nadiéjda Fiôdorovna, craignant que Kirîline ne lui parlât, tâchait de rester tout le temps auprès de Maria Konstanntînovna et des enfants. De peur et d'angoisse, elle se sentait faible, pressentait qu'elle allait avoir la fièvre, languissait et remuait à peine les jambes ; mais cependant elle ne rentrait pas chez elle, parce qu'elle était sûre que Kirîline ou Atchmiânov la suivrait, ou tous les deux ensemble. Kirîline, en arrière, à côté de Nicodîme Alexânndrytch, fredonnait :

« Je ne permet-trai pas que-l'on-se-joue-de-moi. Je ne le per-met-trai-pas ! »

On quitta le boulevard, et, tournant vers le Pavillon, on suivit le quai d'où l'on regarda longtemps la mer phosphorescente. Von Koren se mit à expliquer com­ment se produisait ce phénomène.

XIV

— Tout de même, il est temps d'aller jouer au vinnte, dit Laïèvski... On m'attend. Adieu, messieurs.

— Je pars avec toi, dit Nadiéjda Fiôdorovna, at­tends-moi.

Et elle le prit sous le bras.

Ils partirent. Kirîline prit aussi congé, disant qu'il allait dans la même direction et fit route avec eux.

« Il en sera ce qu'il en sera, pensa Nadiéjda Fiôdo­rovna. Marche !... »

Il lui sembla que tous ses mauvais souvenirs, sortis de sa tête, marchaient à côté d'elle, dans l'obscurité, hale­tants, et qu'elle-même, pareille à une mouche tombée dans l'encre, se traînait sur la pavé, tachant de noir le vêtement et le bras de Laïèvski. « Si Kirîline, pensait- elle, fait quelque chose de mal, la faute n'en sera pas à lui, mais à moi seule. » Il fut un temps où aucun homme ne lui parlait comme faisait Kirîline, et elle avait elle-même coupé ce temps-là, comme on brise un fil, et elle l'avait irrémédiablement gâché. A qui donc en revenait la faute?

Enivrée de désirs, elle s'était mise à souiire à un hommê qu'elle ne connaissait pas du tout, uniquement sans doute parce qu'il était bien fait et grand ; en deux rendez-vous, il l'avait possédée, et elle l'avait quitté ; il n'avait donc plus le droit maintenant, pensait-elle, d'en agir avec elle à sa guise.

— Ici, chérie, dit Laïèvski s'arrétant, je te laisse ; Ilia Mikhâïlytch va t'accompagner.

Il salua Kirîline, et, traversant rapidement le bou­levard, se dirigea vers la maison de Chéchkôvski où les fenêtres étaient éclairées et où l'on entendit bientôt le portillon battre derrière lui.

— Permettez-moi de m'expliquer avec vous, com­mença Kirîline. Je ne suis ni un gamin, ni un Atch- kâssov, ou un Latchkâssov, ou un Zatchkâssov quel­conque... Je demande que l'on m'accorde une sérieuse attention !

Le cœur de Nadiéjda Fiôdorovna se mit à battre fortement. Elle ne répondit rien.

— Je me suis d'abord expliqué votre brusque chan­gement par votre coquetterie, poursuivit Kirîline ; mais je vois tout simplement maintenant que vous ne savez pas vous conduire avec les gens convenables. Vous vouliez uniquement jouer avec moi comme avec ce petit Arménien, mais j'exige que vous vous comportiez avec moi comme avec l'homme convenable que je suis. Ainsi je suis à vos ordres.

— J'ai de la peine... dit Nadiéjda Fiôdorovna, se mettant à pleurer. (Et elle se détourna pour cacher ses larmes.)

— Moi aussi j'ai de la peine, mais qu'y faire?

Kirîline se tut une seconde et dit nettement, en espa­çant les mots :

— Je répète, madame, que si vous ne me donnez pas un rendez-vous aujourd'hui, je ferai ce jour même un scandale.

— Laissez-moi libre aujourd'hui, demanda Nadiéjda Fiôdorovna.

Et elle ne reconnut pas sa voix tant elle était sup­pliante et faible.

— Je dois vous donner une leçon... Excusez ma grossièreté de ton, mais il le faut absolument. J'exige deux rendez-vous : aujourd'hui et demain. Après-de­main vous serez entièrement libre et pourrez aller aux quatre points cardinaux avec qui vous voudrez. Au­jourd'hui et demain ! •

Nadiéjda Fiôdorovna, approchant de sa porte, s'ar­rêta.

— Laissez-moi, bredouilla-t-elle, toute tremblante, ne voyant rien devant soi, dans l'obscurité, que la tunique blanche de Kirîline. Vous avez raison, je suis une hor­rible femme... J'ai tort, mais laissez-moi... Je vous en prie... (Sa main toucha la main froide de Kirîline; elle frissonna.) Je vous en supplie...

— Hélas ! soupira Kirîline, il n'est pas dans mes plans de vous laisser partir. Je veux seulement vous donner une leçon. Et d'ailleurs, madame, je crois trop peu aux femmes pour...

— J'ai de la peine...

Nadiéjda Fiôdorovna écouta le bruit égal de la mer, regarda le ciel parsemé d'étoiles, et elle voulut en finir avec tout, avec la sensation maudite de la vie, avec les étoiles, la mer, les hommes, la fièvre...

— Seulement, dit-elle froidement, pas chez moi. Em­menez-moi quelque part.

— Allons chez Miourîdov. C'est le mieux.

— Où est-ce?

— Près du vieux rempart.

Elle descendit la rue, tourna dans une ruelle con­duisant aux montagnes. Il faisait noir. Çà et là, sur le pavé, s'allongeaient les reflets pâles des fenêtres éclairées, et il lui semblait qu'elle était la mouche qui, tantôt tombe dans l'encre, et tantôt en ressort. Kirî- line la suivait. A un endroit, il buta, faillit tomber et se mit à rire.

« Il est ivre... pensa Nadiéjda Fiôdorovna... Qu'im­porte?... Qu'importe !... Que ce soit ! »

Atchmiânov, lui aussi, avait rapidement quitté les Bitioûgov et s'était mis à suivre Nadiéjda Fiôdorovna pour l'inviter à venir faire une promenade en barque. Arrivé près de sa maison, il regarda au travers de la palissade. Les fenêtres étaient grandes ouvertes. Il n'y avait pas de lumière.

— Nadiéjda Fiôdorovna ! appela-t-il.

Une minute passa. Il appela encore.

— Qui est là? demanda la voix de la cuisinière.

— Nadiéjda Fiôdorovna est-elle chez elle?

— Elle n'y est pas. Elle n'est pas encore revenue.

« Étrange... pensa Atchmiânov commençant à res­sentir une vive inquiétude. Très étrange ! Elle rentrait chez elle... »

Il suivit le boulevard, puis la rue, regarda aux fe­nêtres de Chéchkôvski. Laïèvski, en bras de chemise, à la table de jeu, regardait attentivement ses cartes.

« Étrange, murmura Atchmiânov, étrange!... (Et se souvenant de la crise de nerfs de Laïèvski, il ressentit une gêne.) Si elle n'est pas chez elle, où est-elle donc? »« C'est de la fourberie, de la fourberie... » se dit-il, en se rappelant que ce jour même, en la rencontrant à midi chez les Bitioûgov, elle lui avait promis d'aller m promener avec lui en barque le soir.

Les fenêtres de la maison où vivait Kirîline étaient noires elles aussi, et, assis sur un banc, près de la porte, l'agent de ville, de planton, dormait. Voyant les fenêtres et l'agent, tout devint clair pour Atchmiânov. Il décida de rentrer chez lui et se mit en route. Il se retrouva bientôt près de la maison de Nadiéjda Fiôdorovna. Assis sur le banc, il quitta son chapeau, sentant que, de jalousie et de dépit, sa tête brûlait.

A l'église de la ville, l'horloge ne sonnait que deux fois, à midi et à minuit. Peu après qu'elle eut sonné minuit, des pas pressés retentirent.

— Alors, demain soir encore chez Miourîdov ! en­tendit Atchmiânov. (Il reconnut la voix de Kirîline.) A huit heures. Bien au revoir !

Nadiéjda Fiôdorovna parut près de la palissade. Sans voir Atchmiânov, assis sur le banc, elle passa devant lui comme une ombre, ouvrit le portillon et entra chez elle, oubliant de le fermer. Dans sa chambre, elle alluma une bougie et se déshabilla rapidement ; mais elle ne se coucha pas. Agenouillée près d'une chaise, qu'elle entou­rait de ses bras, elle y appuya la tête.

Laïèvski rentra chez lui vers trois heures.XV

Laïèvski, s'étant résolu à mentir par fractions et non pas en une seule fois, se rendit le lendemain vers deux heures chez Samoïlénnko pour lui demander de l'argent et partir le samedi.

Après sa crise de nerfs de la veille, qui avait ajouté à l'état pénible de son âme un sentiment aigu de honte, il lui était impossible de rester en ville. « Si Samoï­lénnko insiste sur ses conditions, pensait-il, on pourrait les accepter et prendre l'argent, et, le lendemain, au dernier moment, dire que Nadiéjda Fiôdorovna a refusé de partir. On pourra, la veille, la persuader que tout se fait pour son bien. » Si sous l'évidente influence de von Koren, Samoïlénnko refusait absolument de donner l'argent, ou proposait d'autres conditions, Laïèvski par­tirait aujourd'hui même, par un transport, ou même par un bateau à voiles, pour le Nouvel-Athos ou pour Novorossîïssk. De là, il enverrait à sa mère un télé­gramme de soumission et attendrait qu'elle lui envoyât l'argent du voyage.

Chez Samoïlénnko, Laïèvski trouva von Koren. Le zoologue venait d'arriver pour dîner, et, comme d'habi­tude, il regardait dans l'album les messieurs en cha­peau haut de forme et les dames en bonnet.

« Quelle malchance!... pensa Laïèvski en le voyant. Il va me gêner. »

— Bonjour, lui dit-il.

— Bonjour, répondit von Koren sans le regarder.

— Alexandre Davîdytch est-il chez lui?

— Oui. Il est à la cuisine.

Laïèvski s'y rendit. Mais voyant, de la porte, Samoï­lénnko occupé à faire la salade, il revint au salon et s'assit. Il éprouvait toujours de la gêne en présence du zoologue et craignait maintenant de devoir parler de sa crise. Il y eut plus d'une minute de silence. Von Koren, levant tout à coup les yeux sur Laïèvski, lui demanda :

— Comment vous trouvez-vous après ce qui vous est arrivé hier?

— Très bien, répondit Laïèvski en rougissant. En somme, ça n'a rien été d'extraordinaire.

—r Je supposais, jusqu'à hier, que les dames sont seules à avoir des crises de nerfs, aussi avais-je cru d'abord que vous aviez la danse de Saint- Guy.

Laïèvski sourit d'un air gentil et pensa : « Que c'est indélicat de sa part. Il sait parfaitement que cela m'est pénible... »

— Oui, ça été une drôle d'histoire, fit-il, continuant à sourire. J'en ai ri aujourd'hui toute la matinée. Ce qu'il y a de curieux, dans une crise de nerfs, c'est que l'on sait que c'est absurde ; on en rit dans son for inté­rieur, et, pourtant, on sanglote. En notre siècle de ner­vosité, nous sommes les esclaves de nos nerfs. Ils font

de nous ce qu'ils veulent. La civilisation nous a rendu, en ce sens le pire service.

Il était désagréable à Laïèvski que von Koren l'écoutât avec tant de sérieux et d'attention. Il le regardait sans broncher, comme s'il l'étudiait, et Laïèvski ressentait un dépit particulier de ne pouvoir, malgré son inimitié, réprimer son sourire aimable.

— Pourtant, il faut l'avouer, continua-t-il, la crise avait des causes immédiates, assez sérieuses. Ma santé a été, ces temps derniers, fortement ébranlée. Ajoutez-y l'ennui, le manque continuel d'argent... le manque de société et d'intérêts généraux... C'est une situation plus difficile que celle d'un gouverneur.

— Oui, dit von Koren, votre situation est sans issue.

Ces mots tranquilles, froids, dits d'un ton moitié

ironique, moitié prophétique, froissèrent Laïèvski. Il se rappela le regard du zoologue, la veille, rempli de rail­lerie et de dégoût, et, après un instant de silence, il demanda, sans plus sourire :

— Et d'où connaissez-vous ma situation?

— Vous ne venez que d'en parler, et vos amis vous portent une si chaude sympathie qu'il n'est toute la journée question que de vous.

— Quels amis?... Samoïlénnko, je pense?

— Oui, lui aussi.

— Je demanderais à Alexandre Davîdytch et à mes amis, en général, de s'occuper un peu moins de moi.

— Voici Samoïlénnko qui vient ; demandez - le - lui vous-même.

— Je ne comprends pas votre ton, balbutia Laïèvski.

Il eut tout à coup le sentiment que le zoologue le

détestait, le méprisait, le poursuivait de ses railleries,

et était son ennemi le plus irréconciliable et le plus dur.

— Gardez ce ton pour quelqu'un d'autre, dit-il d'une voix basse, n'ayant pas la force de parler haut à cause de la haine qui l'opprimait comme avait fait l'envie de rire.

Samoïlénnko entra, en bras de chemise, suant et empourpré par la chaleur du fourneau.

— Ah ! tu es ici? fit-il. Bonjour, mon cher. As-tu dîné? Sans cérémonie, dis-le : as-tu dîné?

— Alexandre Davîdytch, dit Laïèvski en se levant, si je t'ai fait une demande intime, cela ne te dor ne pas le droit d'être indiscret et de livrer les secrets d'autrui.

— Qu'y a-t-il? demanda Samoïlénnko étonné.

— Si tu n'as pas d'argent, poursuivit Laïèvski, éle­vant la voix et piétinant, tant il était agité, ne m'en donne pas ; refuse-le ; mais pourquoi annoncer à tout coin de rue que ma situation est sans issue, et ainsi de suite? Je ne puis souffrir ces bienfaits et services d'amis, valant un copek, et que l'on tarife un rouble ! Tu peux te vanter de tes bienfaits tant qu'il te plaira, mais nul ne t'a donné le droit de livrer mes secrets !

— Quels secrets? demanda Samoïlénnko déconcerté et commençant à se fâcher. Si tu es venu me chercher querelle, va-t'en. Tu reviendras plus tard !

Il se rappela que, lorsqu'on va s'emporter contre son prochain, il faut se mettre à compter jusqu'à cent pour se calmer ; et il commença à compter rapidement.— Je vous prie de ne pas vous occuper de moi, reprit Laïèvski. Ne faites pas attention à moi. Ma personne et ma vie, qui regardent-elles? Oui, je veux partir! Oui, je fais des dettes; oui, je bois; je vis avec une femme qui n'est pas la mienne ; j'ai des crises ner­veuses ; je suis vulgaire, moins sérieux d'idées que cer­tains ; mais qui cela regarde-t-il? Respectez ma per­sonnalité !

— Pardonne-moi, frère, dit Samoïlénnko, qui avait compté jusqu'à trente-cinq; mais...

— Respectez ma personnalité ! dit Laïèvski l'inter­rompant. Ces continuels racontars sur autrui, ces : oh ! ces : ah ! ces continuels contrôles, ces espionnages, ces compassions amicales, tout cela au diable ! On me prête de l'argent en me posant des conditions comme à un bambin!... On me traite, le diable sait comme!... Je ne désire rien ! s'écria Laïèvski, chancelant d'agitation et craignant d'avoir une nouvelle attaque de nerfs. (Et la pensée lui vint qu'il ne partirait pas samedi.) Je ne désire rien ! Je vous demande seulement, et vous en prie, de sortir de tutelle ! Je ne suis ni un gamin, ni un fou. Je demande que cette surveillance cesse !

Le diacre entra, et, voyant Laïèvski pâle, agitant les bras, adresser un discours étrange, au portrait du prince Vorontsov, il s'arrêta comme figé.

— Ces continuels regards dans mon âme, poursuivit Laïèvski, offensent ma dignité d'homme, et je demande aux mouchards volontaires de cesser leur espionnage! Assez !

— Qu'as-tu d... qu'avez-vous dit? demanda Samoï­lénnko, ayant fini de compter jusqu'à cent, devenu écarlate, et s'approchant de Laïèvski.

— Assez ! répéta- Laïèvski, étouffant et prenant sa casquette.

— Je suis un médecin russe, gentilhomme et con­seiller d'État ! dit Samoïlénnko en détachant les mots,Je n'ai jamais été un espion et ne permettrai à per­sonne de m'insulter ! (Il cria cela d'une voix cassée, en appuyant sur le dernier mot.) Taisez-vous !

Le diacre, n'ayant jamais vu le docteur aussi solennel, aussi monté, aussi rouge et aussi terrible, se mit la main devant la bouche, se précipita dans le vestibule et y éclata de rire. Laïèvski vit comme dans un brouil­lard von Koren se lever et, les mains dans les poches de son pantalon, s'arrêter dans une pose d'attente. Cette pose tranquille lui parut au plus haut point offensante et insolente.

— Veuillez retirer vos paroles ! cria Samoïlénnko.

Laïèvski, ne se rappelant déjà plus les mots qu'il

avait dits, répondit :

— Laissez-moi en paix ! Je ne veux rien ! Je veux seulement que vous et les Allemands, issus de juifs, me laissent en paix ! Autrement je prendrai des mesures ! Je me battrai!

— Maintenant c'est clair, dit von Koren, se levant, monsieur Laïèvski veut, avant son départ, se donner la distraction d'un duel. Je peux lui procurer ce plaisir. Monsieur Laïèvski, je vous provoque.

— Vous me provoquez? prononça doucement Laïèvski s'approchant du zoologue et regardant avec haine son front brun et ses cheveux crépus. Vous me provoquez? Soit ! Je vous hais ! Je vous hais !

— Très bien. Demain, de bonne heure, près de chez Kerbâlaï, avec toutes les conditions à votre choix. Et maintenant filez !

— Je vous hais ! répéta Laïèvski, la voix sourde, haletant. Depuis longtemps, je vous hais. Un duell soit 1

— Fais-le sortir, Alexandre Davîdytch, ou je m'en vais ! dit von Koren. Il va me mordre.

Le ton tranquille de von Koren apaisa le docteur. Il revint soudainement à lui, recouvra ses esprits, et pre­nant de ses deux mains Laïèvski par la taille, l'écar­tant du zoologue, il murmura d'une voix tendre et tremblante d'émotion :

— Mes amis... mes bons, mes chers... Vous vous êtes échauffés, en voilà assez... Assez !... Mes amis...

Entendant une voix affectueuse, amicale, Laïèvski sentit que, dans sa vie, se produisait quelque chose d'in­solite, d'extravagant, comme si un train avait failli l'écraser. Il fut près de pleurer, eut un geste d'accable­ment et sortit en courant.

« Sentir sur soi la haine d'autrui, paraître à l'homme qui vous hait, pitoyable, méprisable, sans force, mon Dieu, que c'est pénible ! pensait-il peu après, assis au Pavillon, et sentant sur lui, pareille à une rouille, cette haine qu'il ne venait que d'éprouver. Mon Dieu, que c'est grossier ! » ,

Du cognac dans de l'eau froide le remonta. Il se remémora nettement le visage calme et hautain de von Koren, son regard de la veille, sa chemise, ressem­blant à un tapis, sa voix, ses mains blanches, et, dans sa poitrine, s'agita une haine pesante, avide, passionnée, demandant à se satisfaire.

En pensée, il jeta à terre von Koren et se mit à le piétiner. Il se rappelait dans les moindres détails tout ce qui s'était passé et s'étonnait d'avoir pu sourire affablement à un homme nul et d'avoir tenu compte de petites gens inconnus, vivant dans la plus nulle petite ville, qui ne se trouvait même pas, semblait-il, sur la carte, et que ne connaissait à Pétersbourg aucun homme comme il faut. Si cette petite ville eût subite­ment disparu ou brûlé, on en eût lu la nouvelle en Russie avec le même ennui que l'annonce d'une vente de meubles d'occasion. Tuer von Koren le lendemain ou le laisser vivre, était indifférent, également inutile et sans intérêt. Viser au pied ou à la main, le blesser, puis se rire de lui, — et qu'il aille se perdre ensuite avec sa souffrance sourde dans la foule des gens aussi nuls que lui, comme se perd dans l'herbe un insecte à la patte arrachée !

Laïèvski alla chez Chéchkôvski lui raconter tout, et lui demander d'être son témoin. Tous deux se rendirent ensuite chez le receveur des postes et télégraphes, lui demandant de lui servir, lui aussi, de témoin, et ils restèrent à dîner chez lui. Durant le repas, on rit et on plaisanta beaucoup. Laïèvski, disant en riant qu'il né savait presque pas tirer, s'appelait tireur royal et Guil­laume Tell.

— Il faut donner une leçon à ce monsieur... disait-il.

Après dîner, on joua aux cartes. Laïèvski jouait, buvait, et pensait que le duel est au fond bête et absurde, parce qu'il ne résout pas les questions et ne fait que les compliquer. Mais il est pourtant des cas où l'on ne peut pas s'en passer. Pouvait-on, par exemple, dans le cas présent, traduire von Koren en justice de paix? Ce duel avait encore cela de bon, que Laïèvski ne pourrait plus, ensuite, rester en ville.

Un peu gris, s'amusant aux cartes, il se sentait bien. Mais, au coucher du soleil, quand il fit noir, l'inquié­tude le prit. Ce n'était pas la peur de la mort, parce que, tandis qu'il dîna et joua aux cartes, il eut, on ne sait pourquoi, l'assurance que le duel resterait sans résultat. C'était la peur de quelque chose d'inconnu qui devait lui arriver pour la première fois de sa vie, le lendemain matin, et l'appréhension de la nuit qui venait...

Il savait qu'elle serait longue, qu'il ne dormirait pas, et qu'il faudrait penser, non seulement à von Koren et à sa haine, mais à cette montagne de mensonges qu'il avait à gravir et qu'il n'avait ni la force ni l'art d'éviter. Ce fut comme s'il était tombé subitement malade. Il perdit soudain tout intérêt aux cartes et aux gens, s'agita et demanda qu'on le laissât rentrer chez lui. Il voulait vite se coucher, ne pas bouger et mettre en ordre ses pensées. Chéchkôvski et le receveur des postes le reconduisirent et allèrent ensuite chez le zoologue parler du duel.

Laïèvski, près d'arriver chez lui, rencontra Atch­miânov. Le jeune homme était essoufflé, excité.

— Je vous cherche, Ivane Anndrèitch ! lui dit-il. Je vous en prie, venez vite !...

— Où?

— Un monsieur, inconnu de vous, désire vous voir. Il a une affaire très sérieuse à vous communiquer. Il vous prie instamment de venir une minute. Il veut vous parler de quelque chose... C'est pour lui une affaire de vie ou de mort...

Agité, Atchmiânov prononça ces mots avec un fort accent arménien et sa langue fourcha sur le mot vie.

— Qui est-ce? demanda Laïèvski.

— Il a prié de ne pas le nommer.

— Dites-lui que je suis occupé. Demain s'il le désire...

— Est-ce possible! fit Atchmiânov effrayé. Il veut

vous dire quelque chose de très important... Très impor­tant pour vous !... Si vous n'y allez pas, il arrivera un malheur.

— Étrange !... murmura Laïèvski ne comprenant pas pourquoi Atchmiânov était si ému et quels secrets il pouvait bien y avoir dans cette petite ville triste et inutile à tous. Étrange ! répéta-t-il, pensif. Au reste, allons-y ! Qu'importe !

Atchmiânov partit rapidement devant lui. Il le suivit. Ils passèrent une rue, puis une autre plus petite.

— Que c'est ennuyeux ! dit Laïèvski.

— Nous arrivons... C'est tout près !

Près de l'ancien rempart, ils prirent une étroite rue entre deux terrains palissadés, puis entrèrent dans une grande cour et se dirigèrent vers une petite maison...

— C'est la maison de Miourîdov? demanda Laïèvski.

— Oui.

— Mais pourquoi être venus par les arrière-cours, je ne comprends pas? Nous aurions pu prendre la rue. C'était moins long.

— Peu importe...

Il sembla également étrange à Laïèvski qu'Atch- miânov le fît passer par l'entrée de service et qu'il remuât la main comme pour l'inviter à marcher dou­cement et à se taire.

— Par ici... dit Atchmiânov ouvrant avec précau­tions une porte et entrant dans le vestibule sur la pointe des pieds.

— Doucement, doucement, je vous prie... On peut entendre.

Il prêta l'oreille, respira avec peine et murmura :

— Ouvrez cette porte et entrez... Ne craignez rien.

Laïèvski, intrigué, ouvrit la porte et entra dans une chambre au plafond bas, aux rideaux tirés. Sur la table brûlait une bougie.

— Qui demande-t-on? s'informa quelqu'un dans la chambre voisine. C'est toi, Miourîdka?

Laïèvski entra et vit Kirîline à côté de Nadiéjda Fiôdorovna.

Il recula, sans entendre ce qu'on lui disait, et se trouva dans la rue sans savoir comment. Sa haine contre von Koren, son inquiétude, tout avait disparu de son âme. En revenant chez lui, il agitait gauche­ment le bras, regardant attentivement où il marchait. Arrivé chez lui, il se mit à arpenter son cabinet, se frot­tant les mains et remuant disgracieusément les épaules et le cou, comme si son veston et sa chemise le gênaient. Ensuite il alluma une bougie et s'assit à sa table...

XVI

— Les sciences morales, dont vous parlez, ne satis­feront la pensée humaine que lorsque, au cours de leur évolution, elles se rencontreront avec les sciences exactes et marcheront de pair avec elles. Cette ren­contre se produira-t-elle sous le microscope, dans les monologues d'un nouvel Hamlet ou dans une nouvelle religion, je ne sais ; mais je pense qu'avant que cela arrive, la terre sera recouverte d'une" écorce de glace. La plus durable et la plus vivace de toutes les notions morales est assurément la doctrine du Christ ; mais voyez comme elle est elle-même différemment com­prise ! Les uns, qui enseignent d'aimer notre prochain, en exceptent pourtant les soldats, les criminels et les fous ; les soldats, ils permettent de les tuer à la guerre ; les seconds, de les isoler ou de les exécuter; aux troi­sièmes, ils défendent le mariage... D'autres interpréta- teurs enseignent d'aimer le prochain sans exception, sans distinction des qualités et des défauts. D'après leur doctrine, si un tuberculeux, un meurtrier ou un épi- leptique demande votre fille en mariage, donnez-la-lui. Si les crétins font la guerre aux sains d'esprit, tendez- leur le cou. Si ce prêche de l'amour pour l'amour, de l'art pour l'art pouvait prendre force, il amènerait à la longue la complète disparition de l'humanité ; ainsi s'accomplirait le plus énorme des forfaits qu'il y ait jamais eu sur la terre. Les interprétations abondent, et, par suite, les esprits sérieux ne se contentent d'aucune ; à la masse des interprétations, ils s'empressent d'ajouter la leur. Il ne faut donc jamais poser, comme vous l'avez fait, la question sur le terrain philosophique ou sur le terrain appelé chrétien. Vous ne faites qu'éloigner par là la solution du problème.

Le diacre, ayant attentivement écouté, réfléchit, et demanda au zoologue :

— La loi morale, propre à tout homme, est-ce les philosophes qui l'ont inventée, ou est-ce Dieu qui l'a créée avec le corps?

— Je ne sais. Mais cette loi est si commune à tous les peuples et à toutes les époques, qu'il faut, il me semble, la considérer comme organiquement liée à l'homme. Ce n'est pas une invention : elle existe et existera toujours. Je ne vous dis pas qu'on la trouvera un jour sous le microscope, mais sa liaison organique est démontrée à l'évidence. Toute affection sérieuse du cerveau, ou ce que l'on appelle les maladies mentales, se manifeste avant tout, autant que je le sais, par une perversion de la loi morale.— Fort bien. Alors, de même que l'estomac demande à manger, la loi morale demande que nous aimions notre prochain ; est-ce cela? mais, par amour-propre, notre nature vraie résiste à la voix de la conscience et de la raison, ce qui fait surgir beaucoup de questions difficiles à résoudre. Où donc en chercher la solution, si vous m'empêchez de les poser sur le terrain philo­sophique?

— Faites appel aux quelques notions exactes que nous avons. Remettez-vous-en à l'évidence et à la logique des faits. C'est maigre, il est vrai, mais c'est un terrain moins mouvant et moins vague que la philo­sophie. La loi morale exige-t-elle, supposons, que vous aimiez les hommes? Eh bien I l'amour doit consister à l'éloignement de tout ce qui, d'une façon ou d'une autre, nuit aux hommes et les menace dans le présent et l'avenir. Notre savoir et l'évidence vous disent que, du côté des gens anormaux au physique et au moral, un danger menace l'humanité. Cela étant, contrecarrez les anormaux. Si vous n'avez pas la force de les ramener à la norme, ayez du moins la force et le savoir de les empêcher de nuire, autrement dit de les supprimer.

— L'amour consiste donc en ce que le faible soit vaincu par le fort?

— Sans aucun doute.

— Mais, repartit le diacre avec feu, les forts ont cru­cifié Notre-Seigneur Jésus-Christ 1— Justement ce ne sont pas les forts qui l'ont cru­cifié, ce sont les faibles ! La culture humaine affaiblit la lutte pour l'existence et la sélection et tend à l'an­nuler ; de là la rapide multiplication des faibles et leur prédominance. Imaginez-vous que vous êtes parvenu à insinuer aux abeilles des idées humaines dans leur forme non élaborée, rudimentaire ; qu'en résultera-t-il? Les bourdons, qu'il faut tuer, resteront vivants, man­geront le miel, débaucheront et étoufferont les abeilles : conséquence, la prédominance des faibles sur les forts et la dégénérescence de ces derniers. C'est précisément ce qui se produit maintenant dans l'humanité. Les faibles oppriment les forts. Chez les sauvages que la civilisa­tion n'a pas encore atteints, le plus fort, le plus sage et le plus moral marche en tête. Il est chef et seigneur. Tandis que nous, les civilisés, nous avons crucifié le Christ et continuons à le crucifier. C'est donc qu'il nous manque quelque chose... Et ce « quelque chose », nous devons le restaurer en nous, ou bien il n'y aura pas de fin aux malentendus...

— Mais quel critérium avez-vous pour reconnaître les forts des faibles?

— Le savoir et l'évidence. On reconnaît les tubercu­leux et les scrofuleux à leurs maladies, et les dépravés et les fous à leurs actes.

— Mais on peut se tromper !

— Certes. Toutefois quand le déluge nous menace, il ne faut pas craindre de se mouiller les pieds.

— C'est de la philosophie, dit le diacre en riant.

— Nullement. Vous êtes tellement gâtés par votre philosophie de séminaire que vous ne voulez voir en tout que de l'obscurité. Les sciences abstraites dont votre jeune tête est bourrée s'appellent ainsi parce qu'elles abstraient votre esprit de l'évidence. Regardez le diable droit dans les yeux, et s'il est le diable, ap­pelez-le ainsi. Et n'allez pas demander des explications à Kant ou à Hegel.

Après s'être tu un instant, le zoologue poursuivit :

— Deux et deux font quatre, et une pierre est une pierre. Demain, j'ai un duel. Nous dirons, vous et moi, que c'est bête, inepte, que le duel a fait son temps, que le duel aristocratique ne diffère en somme, en rien, d'une rixe d'ivrognes au cabaret, mais cela ne nous arrêtera pas et nous irons nous battre. Î1 y a donc une force supérieure à nos raisonnements. Nous crions que la guerre est un brigandage, une barbarie, une horreur, une tuerie entre frères ; nous ne pouvons pas voir de sang sans nous évanouir ; mais que les Français ou les Allemands nous offensent, nous ressentirons tout de suite une surexcitation ; nous crierons hourra de la façon la plus sincère et nous nous jetterons sur l'en­nemi. Vous appellerez sur nos armes la bénédiction de Dieu, et notre vaillance provoquera l'enthousiasme général le plus sincère. C'est donc aussi qu'il y a une force, sinon plus haute que nous, du moins supérieure à nous et à notre philosophie. Nous ne pouvons pas plus l'arrêter que nous ne pouvons arrêter ce nuage qui s'élève là-bas sur la mer. Ne soyez donc pas hypocrites, ne lui faites pas la figue en vous cachant, et disant : « Ah ! c'est bête ! Ah ! c'est vieux jeu ! Ah ! ce n'est pas en accord avec l'Écriture ! » Mais regardez la chose en face. Reconnaissez sa raisonnable légitimité, et quand elle veut, par exemple, anéantir une race faible, scrofu- leuse, dépravée, ne l'en empêchez pas avec vos pilules et vos citations d'un Évangile mal comprises. Léskov a décrit un Danîlo plein de conscience (i), qui, ayant trouvé hors de la ville un lépreux, le nourrit et le réconforte au nom de l'amour et du Christ. Si ce Danîlo eût vraiment aimé les hommes, il eût entraîné ce lépreux loin de la ville, l'eût jeté dans un fossé et fût allé servir les gens bien portants. Le Christ, je l'espère, nous a enseigné un amour raisonnable, sensé et utile.

— Quel homme vous faites ! dit le diacre en riant.

(i) Dans son récit Danîlo le consciencieux. (Tr.)

Vous ne croyez pas au Christ ; pourquoi donc en parlez- vous si souvent?

— Non, j'y crois; mais à ma façon, naturellement, pas à la vôtre. Ah ! diacre, diacre ! fit le zoologue en riant lui aussi. (Et prenant le diacre à la taille il lui dit gaiement :) Alors, quoi? vous venez au duel, demain?

— Ma charge ne me le permet pas, sans quoi j'irais.

— Que voulez-vous dire par votre « charge »?

— Je suis ordonné. La bénédiction divine est sur moi.

— Ah ! diacre, diacre ! répéta von Koren, en riant. J'aime à causer avec vous.

— Vous dites que vous avez la foi, dit le diacre ; quelle est cette foi? Tenez, j'ai un oncle pope qui a une foi si grande que, lorsqu'il va, en temps de séche­resse, faire une prière dans les champs pour demander qu'il pleuve, prend son parapluie et son pardessus de cuir pour n'être pas mouillé au retour. Ça, c'est de la foi ! Quand il parle du Christ, un tel rayonnement se dégage de lui que toutes les paysannes et les moujiks pleurent à sanglots. Il arrêterait votre nuage et met­trait en fuite toute la force dont vous parlez. Oui... la foi transporte les montagnes.

Le diacre, en riant, frappa sur l'épaule du zoologue.

— C'est comme ça!... poursuivit-il. Vous, vous étu­diez sans cesse ; vous embrassez l'abîme de la mer ; vous distinguez les forts et les faibles ; vous écrivez des livres ; vous provoquez les gens en duel ; mais rien n'en sera changé. Et que, voyez donc, quelque faible vieux petit moine aille marmonner au nom du Saint-Esprit un seul mot, ou que du fond de l'Arabie un nouveau Mahomet arrive à cheval, le cimeterre au poing, et toute notre vie sera sens dessus dessous, et il ne restera pas en Europe pierre sur pierre.

— Cela, diacre, personne encore ne le sait.

— La foi qui n'agit pas est lettre morte, et les actes sans la foi, c'est pire encore, ce n'est que temps perdu, rien autre chose.

Sur le quai, le docteur apparut. Il aperçut le diacre et le zoologue, et vint à eux.

— Je pense que tout est prêt, fit-il essoufflé. Les témoins seront Govôrovski et Boïko. Ils viendront à cinq heures du matin. Quel amoncellement de nuages ! dit-il en regardant le ciel. On n'y voit rien. Il va pleuvoir.

— J'espère que tu viendras avec nous? demanda von Koren.

— Non, Dieu m'en garde ! Je suis assez exténué. Oustîmovitch me remplacera. Je lui en ai déjà parlé.

Loin sur la mer un éclair brilla, et de sourds roule­ments de tonnerre retentirent.

— Comme il fait lourd avant l'orage, dit von Koren. Je parie que tu es déjà allé chez Laïèvski pleurer dans son gilet?

— Pourquoi y aller? répondit le docteur troublé. En voilà encore !

Plusieurs fois, jusqu'au coucher du soleil, il avait arpenté le boulevard et la rue, espérant rencontrer Laïèvski. Il avait honte de sa vivacité et de l'élan subit de bonté qui l'avait suivie. Il voulait s'en excuser auprès du jeune homme sur un ton de plaisanterie, le gronder, l'apaiser, lui dire que le duel est un reste de la barbarie du moyen âge, mais que la Providence elle-même leur en avait imposé un, comme moyen de réconciliation.

Demain, tous deux, très braves gens, hommes du plus grand esprit, après avoir échangé des coups de feu apprécieraient leur mutuelle noblesse et deviendraient amis. Mais il ne rencontra pas Laïèvski.

— Pourquoi serais-je allé chez lui? répéta Samoï­lénnko. Ce n'est pas moi qui l'ai insulté, tout au con­traire, c'est lui. Dis-moi, je te prie, pourquoi il s'est jeté sur moi? Quel mal lui ai-je fait? J'entre au salon, et, tout d'un coup, sans raison, il me traite d'espion. En voilà une bonne ! Dis-moi comment cela avait com­mencé entre vous? Que lui as-tu dit?

— Je lui ai dit que sa situation était sans issue, et j'avais raison. Seuls peuvent trouver une issue à toute situation les honnêtes gens et les filous ; mais celui qui veut être à la fois honnête et filou, celui-là n'a pas d'issue. Cependant, messieurs, il est onze heures et, demain, il faut nous lever tôt.

Soudain le vent s'éveilla. Il souleva la poussière sur le quai, la fit tournoyer et se mit à rugir, couvrant le bruit de la mer.

— Une rafale, dit le diacre. Il faut s'en aller, ou nous aurons les yeux remplis de sable.

Comme ils partaient, ' Samoïlénnko soupira et-dit, en retenant sa casquette :

— Je ne vais sans doute pas dormir cette nuit.

— Ne t'émeus pas, lui dit le zoologue en riant ; tu peux être tranquille : le duel ne donnera pas de résultat. Laïèvski tirera généreusement en l'air ; il ne peut faire autrement ; et moi je ne tirerai probablement pas du tout. Passer en jugement à cause d'un Laïèvski, c'est perdre son temps ; le jeu n'en vaut pas la chandelle. A propos, quelle est la pénalité encourue pour un duel?— L'emprisonnement, et, en cas de mort de l'adver­saire, la détention dans une enceinte fortifiée pour trois ans.

—■ A la forteresse Pierre-et-Paul?

— Non, dans une enceinte militaire, il me semble.

— Il fallait pourtant donner une leçon à ce gail­lard-là !

Au loin, sur la mer, un éclair flamba, illuminant un instant les toits et les montagnes. Près du boulevard les amis se quittèrent.

Quand le docteur eut disparu dans l'obscurité, et que ses pas se perdaient, von Koren lui cria :

— Pourvu que le temps ne nous arrête pas demain !

— Quel beau malheur? Dieu le veuille !

— Bonne nuit !

— La nuit? Que dis-tu?

Dans le bruit du vent et de la mer, dans les roule­ments du tonnerre, on avait peine à s'entendre.

— Rien ! cria le zoologue.

Et il se hâta vers sa demeure.XVII

... En mon esprit, accablé d'angoisse, Se presse un amas de pénibles pensées, Le souvenir, silencieusement devant moi Déroule son long rouleau ; Et, relisant ma vie avec dégoût, Je frémis et je sacre ;

Et je me plains amèrement et je verse des laime^, Mais je n'efface pas les tristes lignes.

Pouchkine

« Qu'on le tue demain matin ou qu'on le nargue, c'est-à-dire qu'on lui laisse la vie, il est également perdu. Que cette femme réprouvée se tue de désespoir et de honte, ou qu'elle traîne sa malheureuse existence, elle est également perdue... »

Ainsi pensait Laïèvski assis à sa table, le soir, tard, continuant toujours à se frotter les mains. La fenêtre s'ouvrit soudain et battit. Un vent violent s'engouffra dans la chambre et fit voler les papiers à terre. Laïèvski ferma la fenêtre et ramassa les papiers.

Il sentait en lui quelque chose de nouveau, une sorte

de lourdeur, et ne reconnaissait plus ses mouvements. Il marchait timidement, agitant les coudes et remuant les épaules, et, quand il se rassit, il se mit encore à se frotter les mains. Son corps avait perdu sa souplesse.

Il se souvint que, la veille de sa mort, on doit écrire à ses parents. Il prit sa plume et traça d'une main / tremblante :

« Chère mère ! »

Il voulait lui écrire qu'au nom du Dieu miséricor­dieux en Lequel elle croyait, elle accueillît près d'elle et réchauffât de ses caresses la malheureuse femme, pauvre et faible, déshonorée par lui, et que, oubliant et pardonnant tout, elle rachetât en partie, par son sacrifice, l'horrible faute qu'il avait commise. Mais il se souvint de sa mère, énorme vieille femme à bonnet de dentelle, sortant le matin dans son jardin, accom­pagnée d'une parente pauvre, portant un petit épa- gneul ; il se la rappela, criant d'un ton autoritaire après le jardinier et les domestiques, — et avec quelle mine fière et hautaine!... — Et, s'étant souvenu de tout cela, il raya le mot qu'il avait écrit.

La lueur d'un éclair alluma soudain les trois fenêtres, et, peu après, retentit et roula un assourdissant coup de tonnerre. Sourd, puis fracassant, le coup fut si fort que les vitres tremblèrent. Laïèvski se leva, s'approcha d'une fenêtre et appuya le front à une vitre. Il fai­sait un violent, un magnifique orage. Des nuages, à l'horizon, jaillissaient des éclairs en rubans blancs, tom­bant incessamment dans la mer, embrasant sur un large espace les hautes vagues noires. A droite, à gauche, et probablement sur la maison, des éclairs s'enflammaient.

— L'orage!... murmura Laïèvski ressentant le désirde prier qui ou quoi que ce fût, fût-ce les éclairs ou les nuages. Cher orage !

Il se rappela comment, dans son enfance, par temps d'orage, il courait au jardin, tête nue. Deux fillettes, blond pâle, aux yeux bleus, le suivaient, et la pluie les mouillait. Elles riaient de joie. Mais quand retentissait un violent coup de tonnerre, les fillettes le serraient avec confiance contre lui. Il se signait et se hâtait de murmurer : « Saint, saint, saint... » O préludes d'une vie belle et pure, où vous êtes-vous enfuis? Dans quel océan avez-vous sombré?

Laïèvski n'a plus peur de l'orage et n'aime plus la nature. Il ne croit en aucun Dieu. Toutes les fillettes confiantes qu'il a connues ont été perverties par lui et par les gens de son âge. Il n'a, de toute sa vie, planté dans le jardin familial aucun arbre, ni fait croître une seule herbe. Vivant au milieu des vivants, il n'a pas sauvé une seule mouche. Il n'a fait que détruire, ruiner, et mentir, mentir...

« Dans ma vie, qu'est-ce qui n'est pas un vice? » se demandait-il, tâchant de s'attacher à quelque souvenir limpide, comme s'accroche aux arbustes celui qui tombe dans un précipice.

Le lycée? L'Université? Mais ce fut une duperie. Il travaillait mal et oublia ce qui lui fut enseigné. Son service à la société? aussi une duperie; car, à son bureau, il ne faisait rien, recevant ses appointements sans cause. Son service administratif n'est qu'une im­monde malversation pour laquelle il n'y a pas de pour­suites.

Il n'avait pas besoin de la vérité et ne la recherchait pas. Sa conscience, ensorcelée par le vice et le men­songe, dormait ou se taisait. Il se tenait à l'écart de la vie sociale comme un étranger ou comme un mer­cenaire, tombé d'une autre planète. Les souffrances des gens, leurs idées, leur religion, leurs connaissances, leurs recherches, leurs luttes lui étaient indifférentes. Il n'avait jamais dit à qui que ce fût une seule bonne parole ; il n'avait pas écrit une ligne utile, une ligne qui ne fût banale. Il n'avait rien fait pour les hommes qui valût un liard. Il ne faisait que manger leur pain, boire leur vin, enlever leurs femmes et vivre de leurs idées. Et pour justifier envers eux et envers lui-même sa misérable vie de parasite, il tâchait de se donner un air de supériorité et d'excellence. Tout cela n'était que mensonge, mensonge et mensonge...

Laïèvski se rappela au net ce qu'il avait vu dans la maison de Miourîdov, et le souvenir lui en fut insup­portable d'abomination et d'angoisse. Kirîline et Atch­miânov étaient abjects, mais ils ne faisaient que con­tinuer ce qu'il avait commencé. Ils étaient ses complices et ses disciples. A une femme jeune et faible, se fiant à lui plus qu'à son frère, il avait fait perdre son mari, ses relations, son pays. Il l'avait emmenée en ce lieu de chaleur torride, de fièvre et d'ennui. De jour en jour elle avait dû réfléchir en elle, comme en un miroir, son oisiveté, son vice et son mensonge ; et cela avait empli toute sa vie, sa vie débile, flétrie, pitoyable. Puis il s'était lassé d'elle, l'avait prise en haine. Mais n'ayant pas eu le courage de l'abandonner, il avait tâché de l'empêtrer de plus en plus dans le mensonge... Le'reste, ces gens-là l'avaient fait.

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