Laïèvski tantôt s'asseyait à son bureau et tantôt se rapprochait de la fenêtre ; tantôt il éteignait sa bougie, tantôt la rallumait. Il se maudissait à haute voix, pleu­rait, se plaignait, demandait pardon. Plusieurs fois désespéré, il revint hâtivement à sa table et réécrivit :

« Chère mère ! »

Il n'avait, en dehors d'elle, ni parent ni ami ; mais que pouvait-elle pour lui? et où était-elle? Il voulait courir chez Nadiéjda Fiôdorovna, se jeter à ses pieds, baiser ses mains et la supplier de lui pardonner ; mais elle était sa victime, il en avait peur comme d'un cadavre.

— Ma vie est perdue ! marmottait-il en se frottant les mains. Pourquoi, mon Dieu, suis-je encore vivant?

Sa terne étoile arrachée du ciel avait longtemps roulé et sa trace s'était perdue dans l'obscurité de la nuit. Elle n'apparaîtrait plus parce que la vie n'est donnée qu'une fois, ne se répète jamais. Si les jours et les années passés avaient pu revenir, Laïèvski eût remplacé en eux le mensonge par la vérité, l'oisiveté par le tra­vail, la tristesse par la joie. Il aurait rendu la pureté à ceux à qui il l'avait ravie ; il aurait trouvé Dieu et la justice. Mais c'était chose aussi impossible que de faire revenir au ciel l'étoile disparue. Et cette impos­sibilité le mettait au désespoir.

Quand l'orage fut passé, Laïèvski, assis près de sa fenêtre ouverte, songeait tranquillement à ce qui allait advenir de lui. Von Koren vraisemblablement le tuerait. La froide, la nette conception du monde qu'avait cet homme lui permettait la suppression des faibles et des inutiles. Si, au dernier moment,, sa conception se modi­fiait, la haine et le dégoût qu'il lui inspirait le soutien­draient. S'il le manquait, ou si, pour narguer un rival détesté, il ne faisait que le blesser» ou s'il tirait en l'air, que faire? Où aller?

« Partir pour Pétersbourg? se demandait Laïèvski. Mais ce serait recommencer la vie que j'exècre. Et qui cherche le salut dans le déplacement se trompe. La terre est partout la même. Chercher le salut parmi les hommes? Comment et en qui le chercher? Aussi peu de salut dans la bonté et la générosité de Samoïlénnko que dans l'humeur rieuse du diacre ou la haine de von Koren. Il ne faut chercher le salut qu'en soi ; et si on ne l'y trouve pas, pourquoi perdre son temps : il faut se tuer, voilà tout.. »

On entendit le bruit d'une voiture. Il commençait à faire jour. Une calèche avança, tourna. Le sable mouillé cria sous les roues. La voiture s'arrêta devant la maison. Deux personnes s'y trouvaient.

— Attendez, leur cria Laïèvski par la fenêtre ; je viens tout de suite. Je ne dors pas. Est-ce déjà l'heure?

— Oui. Il est quatre heures. Le temps d'arriver...

Laïèvski prit son pardessus, sa casquette, mit des

cigarettes dans sa poche, et s'arrêta, réfléchissant. Il lui semblait qu'il avait encore autre chose à faire. Ses témoins causaient doucement dans la rue, les chevaux s'ébrouaient, et ces bruits, dans un matin humide, quand tout le monde dort et que le ciel s'éclaire à peine, emplissaient l'âme de Laïèvski d'un abattement sinistre. Sortant de sa réflexion, il entra dans la chambre à coucher.

Nadiéjda Fiôdorovna était au lit, allongée, la tête entièrement recouverte par un fichu. Immobile elle fai­sait songer, surtout avec sa tête pliée, à une momie. Laïèvski, la regardant en silence, lui demanda menta­lement pardon. Il songea que, si le ciel n'est pas vide, s'il y a réellement un Dieu, Il la conserverait. Mais s'il n'y a pas de Dieu, Nadiéjda Fiôdorovna périrait, cai elle n'avait pas de quoi vivre.

Soudain, Nadiéjda Fiôdorovna sursauta et s'assit dans son lit. Levant sa figure pâle et regardant Laïèvski avec effroi, elle demanda :

— C'est toi? L'orage est passé?

— Oui, passé.

Elle se souvint, mit ses deux mains sur sa tête, et frémit tout entière.

— Comme je souffre ! fit-elle. Si tu savais comme je souffre ! Je m'attendais, dit-elle en fermant les yeux, à cl que tu me tues ou que tu me chasses de cette maison sous la pluie et l'orage ; et tu attends... tu traînes...

Il l'embrassa avec élan et force, couvrit de baisers ses genoux et ses mains ; puis comme elle lui marmot­tait quelque chose et frissonnait en se souvenant, il lui lissait les cheveux et comprenait, en la regardant, que cette femme, malheureuse et impure, était le seul être cher qu'il eût et qu'il ne pouvait remplacer.

Lorsqu'il fut sorti et monté dans la calèche, il vou­lait revenir chez lui vivant.Le diacre se leva, s'habilla, prit son bâton noueux et sortit sans bruit de sa maison.

Il faisait noir, et, les premières minutes, le diacre, dans la rue, ne voyait pas même son bâton blanc. Il n'y avait pas une étoile au ciel et il semblait qu'il pleu­vrait encore. On sentait l'odeur de la mer et du sable mouillé. « Pourvu que les Tchétchénses ne m'attaquent pas ! » pensait le diacre, en écoutant son bâton sonner sur le pavé et remarquant combien ce bruit était isolé dans la nuit.

Sorti de ville, il commença à distinguer la route et son bâton. Dans le ciel noir apparurent çà et là quelques taches indécises, et bientôt une étoile se mit à scin­tiller timidement de son œil unique. Cheminant sur la côte élevée et rocheuse, le diacre ne voyait pas la mer ; en bas, elle s'assoupissait, et ses vagues, paresseuses et lourdes, brisaient sur la plage, semblaient soupirer et dire : « Oufl... » Et combien lentes!... Une vague brisa ; le diacre eut le temps de compter huit pas avant qu'une autre suivît ; et la troisième ne brisa qu'au bout de six pas. C'était une obscurité tout aussi profonde, et le bruit paresseux et somnolent de la mer s'entendait de même, et de même s'entendait l'écoulement du temps, insaisissable et infiniment lointain, alors que Dieu planait au-dessus du chaos.

Le diacre eut un sentiment d'oppression. Il pensa que Dieu pouvait le punir de frayer avec des incroyants et d'aller même regarder un de leurs duels. Le duel serait bénin, sans effusion de sang, drôle ; pourtant, c'est un spectacle païen. Il est tout à fait inconvenant à un ecclésiastique d'y assister. Il s'arrêta, se deman­dant s'il ne fallait pas rebrousser chemin. Mais une curiosité forte, inquiète l'emporta sur ses doutes. Il continua d'avancer.

« Bien qu'ils ne croient pas, pensait-il pour se tran­quilliser, ce sont de braves gens, et ils seront sauvés... Ils le seront infailliblement ! » prononça-t-il à haute voix en allumant une cigarette.

A quelle aune faut-il, pour être juste, mesurer le mérite des gens? Le diacre se souvint de son ennemi, l'inspecteur du séminaire qui, bien que croyant en Dieu, ne se battant pas en duel, et menant une vie chaste, lui faisait pourtant manger jadis du pain mêlé de sable, et qui, une fois, lui décolla presque l'oreille. Si la vie humaine est établie de façon telle que cet inspecteur, cruel et malhonnête, qui volait la farine du séminaire, jouissait de l'estime générale, (l'on faisait même prier les séminaristes pour sa santé,) —si la vie est ainsi faite, est-il juste de se tenir éloigné de gens comme von Koren et Laïèvski, uniquement parce qu'ils ne croient pas?

Le diacre se mit à débattre cette question, mais, se rappelant la drôle de figure qu'avait faite, la veille,Samoïlénnko, le cours de ses pensées changea. Que de rires il y aurait le lendemain !

Le diacre s'imaginait comment, caché derrière un buisson, il allait tout voir, et comment, le lendemain, à dîner, lorsque von Koren se mettrait à taire l'avan­tageux, il lui raconterait, en riant, tous les détails du duel.

— D'où sais-tu tout cela? demanderait le zoologue.

— Ah ! voilà ! J'étais chez moi et je le sais...

Il serait bon aussi d'écrire de ce duel une relation risible ; son beau-père rirait en la lisant, et, son beau- père, pourvu qu'on lui racontât ou lui écrivît quelque chose de drôle, on pouvait même le laisser sans manger.

La vallée de la rivière Jaune se découvrit. La pluie avait grossi le torrent et l'avait rendu plus furieux. Il ne grognait plus maintenant, il rugissait. Le jour commençait à poindre. Le matin, gris et couvert, les nuages, qui couraient à l'ouest, voulant rejoindre la nuée d'orage, les montagnes, ceinturées de brouillard, les arbres mouillés, tout semblait au diacre laid et maus­sade. Il se débarbouilla dans un ruisselet, dit ses prières du matin et eut envie de boire du thé et de manger de ces beignets chauds, à la crème fraîche, que l'on sert chaque matin chez son beau-père. Il se souvint de sa femme et de la valse, Jours lointains... qu'elle jouait au piano. Quelle femme est-ce bien? En une semaine, on les avait fait se rencontrer, se fiancer et se marier. Il avait passé avec elle moins d'un mois, et avait été envoyé ici en mission, en sorte qu'il ne savait pas encore à qui il avait affaire. Et pourtant il s'ennuyait sans elle.

« Il faut lui écrire une gentille petite lettre... » pensa-t-il.

Trempé de pluie, le drapeau, sur le cabaret, pendait, et le cabaret lui-même semblait, avec son toit mouillé, plus sombre et plus bas que naguère. Près de la porte était arrêtée une charrette. Kerbalâï, deux Abkases, et une jeune Tartare, en culotte large, probablement la femme ou la fille de Kerbalâï, sortaient des sacs du cabaret et les chargeaient dans le véhicule sur un lit de paille de maïs. Près de la charrette, deux ânes atten­daient, tête basse. Les sacs chargés, les Abkases et la femme tartare les recouvrirent de paille, et Kerbalâï se mit à atteler rapidement les ânes.

« De la contrebande, parbleu... » se dit le diacre.

Voici l'arbre abattu et ses aiguilles sèches. Voici les vestiges noirs du brasier. Le pique-nique, avec tous ses détails, le feu, les chants des Abkases, les doux rêves d'un archevêché et d'une procession revinrent à la mémoire du diacre...

La rivière Noire était plus noire et plus large. Le diacre traversa avec précautions le maigre pont que les flots boueux atteignaient déjà de leur crête, et il monta par le petit escalier dans le séchoir.

. « C'est une excellente tête ! se dit-il comme il s'éten­dait sur la paille en se souvenant de von Koren. Une brave tête, que Dieu l'assiste ! Mais en elle, il y a quelque chose de rude... »

Pourquoi déteste-t-il Laïèvski et pourquoi Laïèvski le déteste-t-il? Pourquoi vont-ils se battre en duel?... S'ils eussent, dès leur enfance, connu une misère comme celle du diacre, s'ils eussent été élevés au milieu de gens ignorants, durs de cœur, âpres au gain, reprochant les bouchées de pain, malappris, non frottés à autrui, crachant par terre, faisant des renvois pendant le dîner et la prière ; si, dès l'enfance, ils n'avaient pas été gâtés par la bonne organisation de la vie et par un entourage de gens de choix, ah ! comme ils se fussent soutenus l'un l'autre, comme ils se fussent volontiers pardonné leurs défauts réciproques et eussent apprécié ce qu'il y avait en chacun d'eux ! Il y a dans le monde si peu de gens convenables, même extérieurement ! Laïèvski est, en vérité, frivole, dissolu, étrange ; ce n'est pour­tant pas un homme qui volera ou crachera sur le par­quet avec bruit. Il ne dira pas à sa femme : « Tu bouffes, et ne veux pas travailler. » Il ne sanglera pas son enfant à coups de guides, ou ne nourrira pas ses domestiques de salé pourri. Et cela ne suffit-il pas pour avoir de l'indulgence à son sujet?... Il est d'ailleurs le premier à souffrir de ses défauts comme un malade de ses plaies. Au lieu de chercher l'un dans l'autre, par ennui ou par quelque malentendu, les dégénérescences, les dépérissements, les hérédités, et autres choses peu compréhensibles, ne feraient-ils pas mieux de descendre de leur hauteur et de porter leur colère et leur haine là où des rues entières retentissent des gémissements de l'ignorance grossière, de l'avidité, des reproches, de la malpropreté, des gros mots et des éclats des cris féminins?...

Le bruit d'une voiture interrompit les pensées du diacre. Il jeta un regard dehors et vit dans une calèche trois personnes : Laïèvski, Chéchkôvski et le receveur des postes.

— Halte ! dit Chéchkôvski.

Les trois hommes descendirent et se regardèrent.

— Encore personne, dit Chéchkôvski, secouant la boue qui avait jailli sur lui. Eh bien, ma foi, avant que l'affaire s'engrène, cherchons un emplacement conve­nable, Ici, on ne peut pas se retourner.

Ils remontèrent la rivière et disparurent. Le cocher tartare s'assit dans la calèche, pencha la tête sur son épaule et s'endormit. Au bout d'une dizaine de minutes, le diacre sortit du séchoir, et, quittant son chapeau noir pour qu'on ne le remarquât pas, se courbant et regardant autour de lui, se mit à se faufiler le long de la berge, parmi les arbustes et les pieds de maïs. De grosses gouttes d'eau tombaient sur lui des arbres et des buissons ; l'herbe et les maïs étaient imprégnés de pluie.

— Dégoûtation ! marmonna-t-il, en relevant les pans mouillés et sales de sa soutane. Si j'avais su, je ne serais pas venu.

Bientôt il entendit des voix et vit du monde. Laïèvski, les mains enfoncées dans ses manches, courbé, allait et venait vite sur la petite prairie. Ses témoins, arrêtés près de la rivière, roulaient des cigarettes.

« C'est étrange, pensa le diacre, ne retrouvant plus l'allure de Laïèvski, on dirait un vieillard. »

— Que c'est mal poli de leur part ! fit le receveur des postes en regardant sa montre. Peut-être, est-il bien qu'un savant arrive en retard, mais moi je trouve ça une cochonnerie.

Chéchkôvski, gros homme à barbe noire, prêta l'oreille et dit :

— Les voici 1— Je vois cela pour la première fois de ma vie, dit von Koren, apparaissant sur la prairie et étendant les deux bras vers le levant. Que c'est beau ! Regardez : des rayons verts !

A l'orient, sortant de derrière les montagnes, s'allon­geaient deux rayons verts, et, en effet, c'était beau. Le soleil se levait.

— Bonjour, poursuivit le zoologue, faisant un signe de tête aux témoins de Laïèvski. Je ne suis pas en retard?

Ses témoins le suivaient, deux officiers tout jeunes, de même taille, Baoi'ko et Govorôvski, en tunique blanche, puis le Dr Oustîmovitch, maigre, bourru, te­nant un paquet dans la main droite, et, de la gauche, selon son habitude, sa canne qui pendait le long de son dos. Ayant posé le paquet à terre, et sans saluer per­sonne, il rapprocha sa main droite de sa main gauche, et se mit à faire les cent pas.

Laïèvski, comme un homme qui, peut-être, va mourir bientôt, et qui, pour cela, attire l'attention générale, se sentait fatigué et mal à l'aise. Il désirait ou qu'on le tuât au plus vite, ou qu'on le ramenât chez lui. Pour la première fois de sa vie, il voyait le lever du soleil. Cette pointe du jour, les rayons verts, l'humidité et les gens en bottes mouillées lui semblaient déplacés dans sa vie, inutiles, et l'oppressaient. Tout cela était sans rap­port aucun avec la nuit qu'il avait passée et avec ses pensées et son sentiment de culpabilité ; aussi serait-il parti volontiers sans attendre le duel.

Von Koren, visiblement énervé, tâchait de cacher sa nervosité en faisant semblant de s'intéresser sur­tout aux rayons du soleil. Les témoins, décontenancés, s'entre-regardaient, comme se demandant pourquoi ils étaient là, et ce qu'ils devaient faire.

— Je crois; messieurs, dit Chéchkôvski, que nous n'avons pas à aller plus loin. L'endroit convient.

— Oui, certainement, acquiesça von Koren.

Il y eut un silence. Oustîmovitch, dans sa marche, se retourna brusquement vers Laïèvski et lui dit, à mi-voix, lui soufflant dans la figure :

— On n'a probablement pas eu le temps de vous communiquer mes conditions. J'ai à toucher de chacun de vous quinze roubles, et, en cas de mort, le survivant me payera les trente.

Laïèvski connaissait cet homme, mais il ne remarqua exactement qu'à ce moment-là ses yeux ternes, ses moustaches dures, son cou maigre de phtisique. C'était un usurier, pas un docteur. Son haleine avait une désa­gréable odeur de viande de boucherie. « Quels gens il y a dans le monde ! » songea Laïèvski.

Et il répondit :

— Bien.

Le docteur, inclinant la tête, se remit en marche.

On voyait qu'il ne se souciait pas de l'argent et qu'il avait demandé cela uniquement par animosité. Tous sentaient qu'il fallait commencer, ou du moins finir ce qui avait été commencé ; mais on ne commençait ni ne finissait ; on allait, on attendait, on fumait. Les jeunes officiers, assistant pour la première fois à un duel et ne croyant guère à ce duel de civils, à leur avis inu­tile, regardaient leurs tuniques blanches et arrangeaient leurs manches.

Chéchkôvski s'approcha d'eux et leur dit à voix basse :

— Messieurs, nous devons faire tous nos efforts pour que ce duel n'ait pas lieu. Il faut les réconcilier.

Il rougit et continua :

— Kirîline est venu se plaindre à moi hier soir que Laïèvski l'avait surpris avec Nadiéjda Fiôdorovna, et autres choses pareilles.

— Oui, dit Boïko, nous savons aussi cela.

— Alors, vous voyez... Les mains de Laïèvski trem­blent, et autres choses pareilles... Il ne peut même pas maintenant lever un pistolet. Se battre avec lui est aussi inhumain que de se battre avec un homme ivre ou quelqu'un qui a le typhus. Si on ne peut les récon­cilier, il faut, messieurs, différer le duel; parbleu... c'est une diablerie à ne pas voir !

— Parlez-en à von Koren.

— Je ne connais pas les règles du duel, et ne veux pas les connaître, qu'elles aillent au diable ! Il va peut- être croire que Laïèvski a peur et m'en,voie à lui ; mais au reste, qu'il en pense ce qu'il voudra : je vais lui parler.

Chéchkôvski, hésitant, traînant la jambe comme s'il avait le pied engourdi, alla vers von Koren, et, tandis qu'il marchait en gémissant, toute sa personne expri­mait la paresse.

— Voici, monsieur, ce que je dois vous dire, com- mença-t-il, considérant attentivement la chemise à fleurs du zoologue. C'est confidentiel... Je ne connais pas les règles du duel et ne veux pas les connaître, qu'elles aillent au diable ; je ne raisonne pas en témoin et autres choses pareilles : je raisonne en homme, et cela suffit.

— Oui? Et alors?

— Quand les témoins proposent de se réconcilier, on ne les écoute pas d'ordinaire ; on se bat. L'amour- fpropre, et c'est tout. Mais je vous prie cependant, de façon très instante, de porter votre attention sur Ivane Anndréïtch. Il n'est pas aujourd'hui, pour ainsi dire, dans son état normal. Il n'a pas tous ses moyens ; il fait pitié. Il lui est arrivé un malheur. Je ne peux souffrir les potins (Chéchkôvski rougit et regarda autour de lui), mais, à l'occasion de ce duel, je dois vous mettre au courant. Il a surpris hier soir sa madame dans la maison de Miourîdov avec... un monsieur.

— Quelle saleté ! mâchonna le zoologue.

Il pâlit, se crispa et cracha avec bruit en disant :

— Pouah !

Sa lèvre inférieure tremblait ; il s'éloigna de Chéch­kôvski, ne voulant plus l'entendre ; et, comme s'il eût avalé quelque chose d'amer, il recracha avec force. Et pour la première fois, de toute cette matinée, il regarda Laïèvski avec hpne. Son excitation et sa gêne tom­bèrent ; il redressa la tête et dit à haute voix :

— Messieurs, je le demande : qu'attendons-nous? Pourquoi ne commençons-nous pas?

Chéchkôvski échangea un regard avec les officiers et haussa les épaules.

— Messieurs, dit-il, en élevant la voix, sans s'adresser à personne, messieurs, nous vous proposons de vous réconcilier !

— Finissons-en au plus vite avec les formalités ! dit von Koren. On vient déjà de parler de réconciliation. Quelle formalité y a-t-il encore maintenant?

— Mais nous insistons cependant sur la réconcilia­tion, dit Chéchkôvski d'une voix embarrassée, comme quelqu'un contraint de se mêler aux affaires d'autrui.

Rougissant, la main sur le cœur, il continua :

— Messieurs, nous ne voyons pas de rapport entre l'insulte et le duel. Entre l'offense que, par faiblesse humaine, nous faisons parfois à autrui et un duel, il n'y a rien de commun. Vous êtes des gens instruits, sortis de l'Université, et vous ne voyez certainement dans le duel qu'une vaine formalité surannée, et autres choses pareilles. Nous sommes aussi de cet avis. Sans cela nous ne serions pas venus, car nous ne pouvons pas admettre que des hommes tirent l'un sur l'autre en notre présence, et autres choses pareilles... (Chéch­kôvski essuya son visage en sueur et continua :) Mettez donc fin, messieurs, à votre malentendu. Tendez-vous la main, et rentrons boire à votre réconciliation. Parole d'honneur, messieurs !

Von Koren se taisait. Laïèvski remarquant qu'on le regardait, dit ;

— Je n'ai aucun ressentiment contre Nicolaï Vassî- lytch. S'il me trouve en faute, je suis prêt à m'en excuser.

Von Koren se sentit blessé.

—■ Visiblement, messieurs, il vous plairait que M. Laïèvski rentrât chez lui avec la magnanimité d'un chevalier, mais je ne puis donner cette satisfaction ni à vous ni à lui. Il n'était pas besoin du reste de se lever si tôt et de s'en aller à dix verstes de la ville pour boire à une réconciliation en mangeant un mor­ceau, et venir m'expliquer que le duel est une forma­lité surannée. Le duel est le duel. Il ne faut pas le faire plus bête et plus faux qu'il n'est. Je veux me battre.

Un silence plana. L'officier Boïko tira de leur étui deux pistolets. Il en tendit un à von Koren et l'autre à Laïèvski. Et alors il se présenta une circonstance qui égaya un instant von Koren et les témoins.

Il se trouva qu'aucun des assistants n'avait pris part à un duel. Personne ne savait exactement oh il fallait se placer et ce que devaient dire et faire les témoins. Mais enfin Boïko se souvint, et, en souriant, se mit à l'expliquer.

— Messieurs, demanda von Koren en riant, qui se rappelle le duel écrit par Lérmonntov? Dans Tour- guèniév, Bazârov a également un duel avec quelqu'un...

— A quoi bon se rappeler? dit Oustîmovitch impa­tienté, s'arrêtant. Mesurez le champ, voilà tout.

Et il fit trois pas, comme pour montrer la façon de s'y prendre. Boïko compta les pas, et son camarade, de son sabre tiré, gratta la terre aux deux extrémités de la lice.

Dans le silence général, les deux adversaires se mirent en place.

« Comme les taupes », songea le diacre, blotti dans ses arbustes.

Chéchkôvski disait raie chose, Boïko en expliquait une autre, mais Laïèvski n'entendait pas, ou, plutôt il entendait, mais ne comprenait pas. Quand le moment fut venu, il arma le chien et leva, le canon en l'air, le lourd pistolet froid. Il avait oublié de déboutonner son pardessus et se sentait fortement serré à l'épaule et à l'aisselle ; son bras se levait aussi difficilement que si sa manche eût été en fer-blanc. Il se rappela la haine qu'il ressentait la veille pour le front brun et les che­veux frisés de von Koren, et il pensa que, même au plus fort de sa haine et de sa colère, il n'aurait pas pu tirer sur un homme. Craignant que la balle n'atteignît de quelque façon von Koren, il levait toujours plus haut le pistolet, et, bien qu'il sentît que marquer trop de magnanimité n'était ni délicat ni magnanime, il ne savait et ne pouvait pas faire autrement. Voyant le visage pâle et le sourire railleur de von Koren, qui était évidemment assuré, dès la première minute, que son adversaire tirerait en l'air, Laïèvski pensait que, Dieu merci, tout allait être vite terminé et qu'il suffi­sait de presser fortement sur la gâchette...

Il ressentit à l'épaule un violent recul; un coup de feu retentit ; et, dans les montagnes, l'écho répondit : parkh-takh !

Von Koren arma le chien et regarda Oustîmovitch qui, sur le côté, marchait comme avant, les mains der­rière le dos, sans faire attention à rien.

— Docteur, lui dit-il, ayez la bonté de ne pas aller et venir ainsi comme un balancier. Cela me brouille les yeux.

Le docteur s'arrêta. Von Koren se mit à viser Laïèvski. « C'en est fait ! » pensa Laïèvski. La bouche du pistolet tournée droit vers son visage ; l'expression de haine et de mépris dans la pose, et toute la personne de von Koren ; ce meurtre, que va accomplir en plein jour un honnête homme devant d'honnêtes gens ; et ce silence, et cette force inconnue qui force Laïèvski à rester et à ne pas fuir : que tout cela est mystérieux, incompréhensible et effrayant !

Le temps durant lequel von Koren visait parut à Laïèvski plus long que ne l'avait été la nuit. Il jeta sur les témoins un regard suppliant ; ceux-ci ne bou­gèrent pas ; ils étaient pâles. « Tire donc vite », pensait Laïèvski. Et il sentait que sa figure, pâle, tremblante, pitoyable, devait éveiller en von Koren une haine plus forte. « Je vais le tuer à l'instant », pensait von Koren, visant au front, et sentant la gâchette sous son doigt. « Oui, certainement, je le tue... »

— Il va le tuer ! s'écria tout à coup d'on ne sait où, très près, une voix désespérée.

Le coup partit à cet instant. Voyant Laïèvski rester debout, ne pas tomber, tous regardèrent du côté d'où était venu le cri, et l'on aperçut le diacre. Pâle, les cheveux trempés, collés au front et aux joues, tout dégouttant et crotté, le diacre était sur l'autre rive, au milieu du maïs, souriant d'une façon un peu étrange, et agitant son chapeau mouillé.

Chéchkôvski, riant de joie, se mit à pleurer, et s'éloigna un peu.Un instant après, von Koren et le diacre se rencon­trèrent près du petit pont. Le diacre, ému, haletant, évitait de le regarder ; il avait honte de son effroi et de ses vêtements sales et traversés.

— J'ai cru que vous vouliez le tuer, marmotta-t-il. Que cela est contre nature ! Oui, que c'est antinaturel !

— Mais comment vous trouvez-vous ici? demanda le zoologue.

— Ne me le demandez pas ! fit le diacre avec un geste contrarié. Le malin m'a tenté, poussé!... Et je suis venu. Et j'ai failli mourir de peur dans le maïs... Mais Dieu soit loué maintenant, Dieu soit loué k.. Je suis très content de vous... bredouille-t-il. Et notre papa la Tarentule va l'être aussi... Que de rires il va y avoir ! Mais je vous prie instamment de ne dire à personne que j'étais ici, sans quoi mes supérieurs m'en donneraient sur la nuque. On dirait : ce diacre a été témoin dans un duel.

— Messieurs, dit von Koren, le diacre vous prie de ne dire à personne que vous l'avez vu ici. Cela pour­rait lui causer des désagréments.

— Comme c'est contraire à la nature humaine ! sou­pira le diacre. Veuillez m'excuser, mais vous aviez une mine telle que j'ai cru que vous alliez certainement le tuer.

— J'ai eu une forte tentation d'en finir avec ce gredin, dit von Koren ; mais vous avez crié à point nommé, et je l'ai manqué. C'est vous qui l'avez sauvé. Toute cette mise en scène est répugnante, insolite, et elle m'a fatigué, diacre. Je suis horriblement las. Partons.

— Non. Permettez-moi de rentrer à pied. Il faut que je me sèche. Je suis trempé et j'ai froid.

— Allons, comme il vous plaira, dit le zoologue d'une voix faible, montant en voiture et fermant les yeux.

Tandis qu'on s'installait dans la voiture, Kerbalâï, se soutenant le ventre des deux mains, saluait bas et souriait. Il pensait que ces messieurs étaient venus admirer la nature en buvant du thé ; il ne comprenait pas pourquoi ils remontaient déjà en voiture. Dans un silence général le départ eut lieu. Le diacre resta seul près du cabaret.

— Moi, dit-il à Kerbalâï, aller dans le cabaret, boire thé. Moi, veux manger.

Kerbalâï parlait bien russe, mais le diacre pensait que le Tartare comprendrait mieux qu'il lui parlait charabia.

— Cuire omelette, donner fromage...

— Viens, viens, pope, dit Kerbalâï en le saluant. Je te donnerai tout... Il y a du fromage, il y a du vin... Prends ce que tu voudras.

— Comment dit-on Dieu en tatare? demanda le diacre en entrant dans le cabaret.

— Ton Dieu et mon Dieu, c'est pareil, dit Kerbalâï n'ayant pas compris. Dieu est le même pour tous. Seuls les gens sont différents. Lesquels sont Russes, lesquels sont Turcs, lesquels à l'anglaise. Il y a beaucoup de gens, mais Dieu est unique.

— Bien, l'ami. Si tous les peuples croient en un seul Dieu, pourquoi vous, les musulmans, regardez-vous les chrétiens comme vos ennemis séculaires?

— Pourquoi te mets-tu en colère? fit Kerbalâï se mettant les deux mains sur le ventre. Tu es pope ; je suis musulman ; tu dis, je veux manger, et je te sers... Seuls les riches débrouillent quel est ton Dieu et quel est le mien ; pour le pauvre, c'est pareil. Mange, s'il te plaît.

Tandis qu'avait lieu dans le cabaret cette conversa­tion théologique, Laïèvski se rappelait, en revenant chez lui, quelle pénible impression il avait, à l'aube, en venant, alors que la route, les roches et les montagnes étaient ruisselantes et noires. L'avenir lui apparaissait terrible comme un précipice dont on ne voit pas le fond. Maintenant les gouttes de pluie suspendues à l'herbe et aux pierres brillaient au soleil comme des diamants ; la nature souriait joyeusement : le terrible avenir était dépassé. Laïèvski regardait le visage morose et les yeux rouges de Chéchkôvski, et les deux voitures en tête, dans lesquelles se trouvaient von Koren, ses témoins et le docteur ; et il lui semblait que l'on reve­nait du cimetière où l'on venait d'enterrer un homme insupportable qui empêchait chacun de vivre. « Tout cela est fini », pensait-il en se passant doucement les doigts sur le cou.

Près de son faux col, au côté droit de son cou, s'était formée une petite enflure, longue comme le petit doigt, et il y ressentait une douleur comme si on y eût passé un fer à repasser ; c'était la balle qui l'avait éraflé.

Ensuite, quand il fut rentré chez lui, une longue, étrange et douce journée, voilée comme un assoupisse­ment, commença pour lui. Comme s'il fût sorti de prison ou d'un hôpital, il examinait les objets familiers et s'étonnait que les tables, les fenêtres, les chaises, la lumière et la mer fissent éclore en lui une joie vive, enfantine, que, depuis longtemps, longtemps, il n'avait pas ressentie. Nadiéjda Fiôdorovna, pâle et très amai­grie, ne comprenait pas sa voix docile et sa démarche étrange. Elle se hâtait de lui raconter tout ce qui lui était arrivé... Il lui semblait qu'il devait entendre mal et ne pas la comprendre, et que, s'il apprenait tout, il la maudirait et la tuerait. Mais, lui, l'écoutait, lui cares­sait la face et les cheveux, et, la regardant dans les yeux, lui disait :

— Je n'ai personne que toi...

Ensuite ils restèrent longtemps dans le jardinet, serrés l'un contre l'autre, et se'taisant; ou bien, rêvant tout haut, au bonheur de leur vie à venir, ils se disaient des phrases courtes, entrecoupées ; et il leur semblait qu'ils ne s'étaient jamais parlé aussi longuement et avec autant de confiance.Il s'écoula un peu plus de trois mois. Le jour fixé par von Koren pour son départ arriva. Dès le grand matin tombait une pluie forte et froide ; un vent de nord-ouest soufflait et soulevait de grosses vagues sur la mer. Par un temps pareil, on disait que le bateau n'entrerait probablement pas en rade. Il devait, d'après l'horaire, arriver vers dix heures du matin, mais von Koren, qui avait été à midi et l'après-dîner sur le quai, ne vit à la jumelle que des vagues grises et la pluie qui voilait l'horizon.

Sur le soir la pluie cessa et le vent tomba sensible­ment. Von Koren, s'étant déjà fait à l'idée de ne pas partir ce jour-là, avait commencé une partie d'échecs avec Samoïlénnko, quand, à la brune, l'ordonnance annonça qu'il apercevait des feux en mer et que l'on avait lancé une fusée.

Von Koren se hâta. La sacoche à l'épaule, il embrassa Samoïlénnko et le diacre, fit sans nécessité le tour de toutes les pièces, dit adieu à l'ordonnance et à la cui­sinière, et sortit avec l'impression d'oublier quelque chose chez lui ou chez le docteur. Dans la rue, il mar­chait à côté de Samoïlénnko ; le diacre, portant une caisse, le suivait, puis venait l'ordonnance avec deux valises. Samoïlénnko et l'ordonnance distinguaient seuls les petits feux incertains ; les autres sondaient l'obscu­rité sans rien voir. Le bateau était à l'encre loin du rivage.

— Vite, vite, pressait von Koren. J'ai peur qu'il ne parte.

Passant devant la petite maison à trois fenêtres dans laquelle Laïèvski avait déménagé peu de temps après le duel, von Koren n'y tint plus ; il regarda par la fenêtre. Laïèvski, courbé, tournant le dos à la fenêtre, était assis et écrivait.

— Je m'étonne, dit tout bas le zoologue. Comme "il s'est ressaisi !

— Oui, il y a de quoi s'étonner, soupira Samoï­lénnko. Du matin au soir il reste à travailler. Il veut payer ses dettes. Et il vit, frère, plus mal qu'un men­diant.

Il y eut une demi-minute de silence. Le zoologue, le docteur et le diacre restaient devant la fenêtre à re­garder Laïèvski.

— Et il n'a pas pu partir d'ici, le pauvre garçon, dit Samoïlénnko. Tu te rappelles les efforts qu'il a faits?

— Oui, il s'est fortement maté, répéta von Koren. Son mariage, ce travail toute la sainte journée pour gagner son pain, cette nouvelle expression de physio­nomie, et même ce changement d'allures, tout cela est si sympathique, et, il faut le dire, si élevé que je ne sais de quel nom l'appeler.

Le zoologue tira Samoïlénnko par la manche et reprit avec émotion :

— Dis-lui, ainsi qu'à sa femme, qu'en partant, je me suis étonné de leur transformation et leur ai souhaité tout le bien possible. Demande-lui de ne pas me garder, s'il se peut, mauvais souvenir. Il me connaît. Qu'il sache que si j'avais pu prévoir ce changement, j'aurais été son meilleur ami.

— Entre lui dire adieu.

— Non. Ce serait gênant.

— Pourquoi? Dieu sait, tu ne le verras peut-être plus !

Von Koren réfléchit et dit :

— C'est vrai.

Samoïlénnko frappa doucement du doigt à la fenêtre. Laïèvski tressaillit et se retourna.

— Vânia, dit Samoïlénnko, Nicolaï Vassîlytch veut te dire adieu. Il part à l'instant.

Laïèvski se leva et vint ouvrir la porte. Samoïlénnko, von Koren et le diacre entrèrent.

— Je ne viens qu'un instant, dit le zoologue, quit­tant ses caoutchoucs, et regrettant déjà d'avoir cédé au sentiment et d'entrer sans être invité. (« J'ai l'air de m'imposer, pensa-t-il ; c'est bête ! ») Excusez-moi de vous déranger, fit-il en entrant, mais je pars et ai désiré vous voir. Dieu sait si nous nous reverrons jamais.

— Très heureux... je vous en prie... dit Laïèvski, approchant maladroitement des chaises à ses visiteurs comme s'il voulait leur barrer le chemin.

Et il resta au milieu de la chambre en se frottant les mains. « J'ai eu tort de ne pas entrer seul », pensa von Koren.

— Ne gardez pas mauvais souvenir de moi, Ivane Anndréïtch, dit-il d'une voix ferme. Évidemment, on ne peut pas oublier le passé ; il est trop triste. Et je ne suis pas venu ici pour m'excuser ou vous assurer de mon innocence. J'ai agi sincèrement, et n'ai pas, depuis ce temps-là, changé d'opinion... Il est vrai, comme je le vois maintenant à ma grande joie, que je me suis trompé à votre sujet ; mais on bronche même sur une route unie ; et tel est le sort - humain : si l'on ne se trompe pas dans l'essentiel, on se trompe dans les détails. Nul ne connaît l'entière vérité.

— Oui, personne ne connaît la vérité... dit Laïèvski.

— Allons, adieu... Dieu vous donne le bonheur!

Von Koren tendit la main à Laïèvski qui la lui serra

et salua.

— Ne me gardez pas mauvais souvenir, répéta von Koren. Saluez votre femme et dites-lui que j'ai beau­coup regretté de ne pouvoir lui dire adieu.

— Elle est ici.

Laïèvski s'approcha de la porte et dit :

— Nadia, Nicolaï Vassîlytch désire te faire ses adieux.

Nadiéjda Fiôdorovna entra, et arrêtée près de la

porte, regarda timidement. Elle avait l'air embarrassé et effrayé, et se tenait comme une écolière à qui l'on fait une remontrance.

— Je pars à l'instant, Nadiéjda Fiôdorovna, dit von Koren, et je suis venu vous dire adieu.

Elle lui tendit la main en hésitant, et Laïèvski s'in­clina. « Qu'ils font tout de même peine à voir tous les deux, pensa von Koren. La vie pour eux est dure... »

— J'irai à Moscou et à Pétersbourg ; n'y aurait-il pas, leur demanda-t-il, quelque chose que je puisse vous envoyer?— Quoi donc? dit Nadiéjda Fiôdorovna regardantinquiétement son marî. Je crois qu'il n'y a besoin de rien...

— Oui, rien... dit Laïèvski, se frottant les mains. Saluez tout le monde.

Von Koren ne savait plus ce qu'il pouvait et devait dire, et, en entrant, il lui semblait qu'il dirait force bonnes, cordiales et importantes choses... Il serra en silence la main de Laïèvski et de sa femme, et les quitta avec un sentiment pénible.

— Quelles gens ! dit à mi-voix le diacre en le sui­vant. Mon Dieu, quelles gens ! En vérité, c'est la main de Dieu qui a planté cette vigne-là. Seigneur! Sei­gneur ! l'un en a vaincu mille et l'autre en a vaincu dix mille (i). Nicolaï Vassîlytch, dit-il, solennel, sachez qu'aujourd'hui vous avez vaincu le plus grand ennemi des hommes : l'orgueil.

— Cesse, diacre ! Quels hommes sommes-nous, lui et moi? Les vainqueurs regardent comme des aigles, et lui est pitoyable, timide, l'air battu ; il salue comme un poussah chinois, et moi... moi, je suis triste.

Derrière eux on entendit des pas. C'est Laïèvski qui les rattrapait pour accompagner von Koren. L'ordon­nance, avec les deux valises, était déjà sur le quai, et, près de lui étaient quatre rameurs.

— Brr... tout de même le vent souffle! dit Samoï­lénnko. En mer, il doit y avoir maintenant quelque chose comme tempête, oïe-oïe ! Tu ne pars pas avec le beau temps, Kôlia !

— Je n'ai pas le mal de mer.

— Je ne parle pas de ça... Mais que ces imbéciles ne

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(i) Livre de Samuel, XVIII, 7-8. (Tr)LE DtTELte fassent pas chavirer ! Il aurait fallu prendre la cha­loupe de l'agent. Où est la chaloupe de l'agent? cria-t-il aux rameurs.

— Elle est partie, Votre Excellence.

— Et celle de la douane?

— Partie aussi.

— Pourquoi n'avez-vous pas prévenu? Butors !

— Qu'importe? Ne t'agite pas, dit von Koren. Al­lons, adieu, Dieu vous garde !

Samoïlénnko embrassa von Koren et fit sur lui trois signes de croix.

— Ne nous oublie pas, Kôlia... Ecris-nous... Nous t'attendons au printemps prochain.

— Adieu, diacre, dit von Koren en serrant la main du diacre. Merci de votre compagnie et de vos bonnes conversations. Pensez à notre expédition.

— Mais, Seigneur, j'irais au bout du monde ! dit le diacre en riant. Est-ce que je refuse?

Von Koren, dans l'obscurité, reconnut Laïèvski et lui tendit la main en silence. Les rameurs, déjà embarqués, retenaient le canot qui battait contre les pieux, bien que l'estacade le protégeât de la grande houle. Von Koren descendit l'escalier, sauta dans le canot et s'assit à la barre.

— Écris - nous ! lui cria Samoïlénnko. Ménage ta santé !

« Personne ne connaît l'entière vérité », pensait Laïèvski, relevant le col de son pardessus et entrant ensuite ses mains dans ses manches.

Le canot doubla vivement l'embarcadère et sortit au large. Il disparaissait dans le creux des vagues, mais, émergeant tout de suite d'une fosse profonde, il grim­pait sur une haute crête, en sorte que l'on pouvait dis­tinguer les gens et même les avirons. Le canot vogua une dizaine de brasses et fut rejeté en arrière de deux ou trois.

— Un rouble de pourboire ! apporta le vent.

— Écris ! cria Samoïlénnko... Qui diable te force à partir par un temps pareil !

« Oui, pensait Laïèvski, regardant avec angoisse la mer agitée et sombre, personne ne connaît la vraie vérité... » Le canot est rejeté en arrière; il fait deux pas en avant et un pas en arrière ; mais les rameurs en­têtés, lèvent infatigablement les avirons et ne craignent pas les hautes vagues. Le canot avance toujours, on ne le voit déjà plus et, dans une demi-heure, les rameurs apercevront les feux du paquebot, et, dans une heure, ils seront à la coupée. Ainsi en est-il dans la vie... Dans la recherche de la vérité, les hommes font deux pas en avant et un en arrière. Les souffrances, les erreurs et l'ennui de la vie les rejettent en arrière, mais la soif de la vérité et la volonté têtue les poussent toujours en avant. Et qui sait? ils atteindront peut-être l'entière vérité...

— Ad-i-e-u ! cria Samoïlénnko.

— On ne les voit ni les entend, dit le diacre. Bon voyage !

La pluie se mit à tomber.LA SEMAINE SAINTE— Pars, on sonne, Et fais en sorte de te bien tenir à l'église si tu ne veux pas que Dieu te punisse.

Ma mère me remet quelque menue monnaie, et, m'ayant tout de suite oublié, retourne vite à la cuisine à ses fers refroidis. Je sais très bien que l'on ne me donnera, quand je me serai confessé, ni à boire ni à manger, et, avant de quitter la maison, je mange, en me forçant, un gros quignon de pain blanc, et je bois deux verres d'eau.

t i

C'est tout à fait le printemps. La chaussée est cou­verte d'une boue brune dans laquelle commencent à se deviner les sentiers futurs. Les toits et les trottoirs sont secs. Sous les palissades, pousse à travers l'herbe pourrie de l'an passé une tendre herbe nouvelle. Dans les fossés, coule, écumante, avec un joyeux babil, une eau sale dans laquelle ne dédaignent pas de se baigner les rayons du soleil. Des cppeaux, des pailles, des écales de tour­nesol voguent rapidement sur l'eau, tournoient et s'ac­crochent à l'écume fangeuse. Où vont, où vont ces déchets? Il est fort possible que, des fossés, ils arrivent à la rivière, de la rivière à la mer, de la mer à l'Océan... Je veux me figurer ce long, cet effrayant voyage, mais ma fantaisie se noie avant d'arriver à la mer.

Un cocher passe. D'un claquement de langue, il excite son cheval, tire sur les guides et ne voit pas deux gamins accrochés derrière sa voiture. Je veux aller me joindre à eux, mais, me rappelant que je vais me con­fesser, les enfants commencent à me paraître de grands pécheurs.

« Au jugement dernier on leur demandera pourquoi ils ont fait des sottises et trompé ce pauvre cocher. Ils essaieront de se justifier, mais les esprits impurs les saisiront et les traîneront dans le feu éternel. Si, au contraire, ils écoutent leurs parents et donnent aux pauvres un copek ou un craquelin, Dieu aura pitié d'eux et les laissera entrer au paradis. »

Le porche de l'église est sec, chatoyant de rayons de soleil. Personne. J'ouvre timidement la porte et j'entre.

Là, dans l'obscurité qui me semble plus épaisse et plus lugubre que jamais, la conscience de ma nature pécheresse et de mon néant m'envahit. Tout d'abord jaillit à mes yeux une grande Crucifixion, avec, de chaque côté, la Mère de Dieu et Jean le Théologien. Les grands lustres et les herses sont recouverts de housses de deuil, noires; les lampes d'autel scintillent d'un œil terne et timide. Le soleil semble, à dessein, éviter les fenêtres de l'église.

La Vierge et le disciple préféré de Jésus, dessinés de profil, contemplent, silencieux, ses effroyables douleurs et ne remarquent pas ma présence. Je me sens pour eux un étranger, un être insignifiant, quelqu'un qu'ils ne remarquent pas ; je ne puis les aider ni en paroles ni en fait. Je suis un détestable, un malhonnête garçon, capable seulement de polissonner, de faire des grossiè­retés et de rapporter. Je me souviens de tous les êtres

que je connais, et tous me semblent mesquins, bêtes, méchants, incapables de diminuer, ne fût-ce que d'une goutte, l'atroce douleur que je vois. La pénombre de l'église s'épaissit et devient plus lugubre. La Mère de Dieu et saint Jean me semblent abandonnés.

Derrière l'armoire aux cierges se tient l'aide-sacris­tain, Prokofii Ignâtych, vieux soldat retraité. Levant les sourcils et caressant sa barbe, il explique à mi-voix à une vieille :

— On dira les matines aujourd'hui tout de suite après les vêpres, et on sonnera pour les Heures, demain après sept heures. Tu as compris? Après sept heures.

A droite, entre deux larges colonnes, là où com­mence la chapelle de sainte Barbe-la-Grande-Martyre, ' atten lent leur tour, près d'un paravent, ceux qui vont se con"esser... Parmi eux se trouve Mîtka, enfant dégue­nillé, les cheveux mal coupés, les oreilles détachées, avec de petits yeux méchants. C'est le fils d'une veuve, la journalière Nastâssia. Il est querelleur, brigand, chi- peur de pommes'aux éventaires ; il m'a souvent volé des osselets. Il m'examine méchamment et semble se réjouir à l'idée que ce ne sera pas moi qui passerai le premier derrière le paravent, mais lui. La colère bouil­lonne ei moi; je tâche de ne pas le regarder, et, du fond de mon âme, je regrette que les péchés de ce garçon aillent lui être pardonnés sur-le-champ.

Devant lui se trouve une belle dame, richement vêtue, avec un chapeau à plume blanche. Elle s'agite visiblement, attend avec impatience, et si grande est son émotion qu'une de ses joues est rouge de fièvre.

J'attends cinq minutes, dix... De derrière le paravent sort un jeune homme convenablement mis, au long cou

maigre, avec de hauts caoutchoucs aux pieds. Je songe que, lorsque je serai grand, je m'achèterai de pareils caoutchoucs. Je le ferai absolument. La dame tressaille et passe derrière le paravent. C'est son tour.

Entre les joints des châssis, on voit la dame s'ap­procher du lutrin et faire une profonde prosternation ; puis elle se relève, et, sans regarder le prêtre, baisse la tête dans l'attente. Le prêtre est adossé au paravent ; je ne vois que ses cheveux gris, bouclés, la chaîne de sa croix et son large dos. Le prêtre soupire, et, sans regarder la dame, se met à parler vite, hochant la tête, tantôt baissant, tantôt élevant son chuchotement. La dame écoute, humble comme une coupable. Elle répond brièvement et baisse les yeux.

« En quoi a-t-elle péché? pensé-je, en regardant pieu­sement sa jolie figure douce. Mon Dieu, pardonne-lui ses péchés ! Donne-lui du bonheur ! »

Mais de son étole, le prêtre lui couvre la tête. On entend sa voix : (

Moi, prêtre indigne... de par Son autorité à moi donnée, je te pardonne et t'absous de tous tes péchés...

La dame se prosterne jusqu'à terre, baise la croix et s'en va. Maintenant ses joues sont toutes deux rouges. Son visage est calme, clair, joyeux.

« Elle est tranquille à présent, me dis-je, tantôt la regardant, tantôt regardant le prêtre qui lui a pardonné ses péchés. Mais combien doit être heureux l'homme qui a reçu le pouvoir de pardonner ! »

C'est maintenant le tour de Mîtka, et soudain bout en moi un sentiment de haine contre ce brigand. Je veux passer avant lui derrière le paravent ; je veux être le premier... Ayant surpris mon mouvement, Mîtka

me frappe la tête avec son cierge ; je réponds de même.

Et l'on entend pendant une demi-minute un souffle et des bruits, comme si quelqu'un brisait des cierges... On nous sépare.

Mon ennemi s'approche timidement du lutrin, s'in­cline jusqu'à terre sans plier les genoux ; mais je ne vois rien d'autre. A l'idée que, tout de suite après Mîtka, ce va être mon tour, les objets se dédoublent et se brouillent devant mes yeux. Les oreilles écartées de Mîtka grandissent et se confondent avec sa nuque noire. Le prêtre vacille. Le plancher semble onduler...

La voix du prêtre résonne :

— Moi, prêtre indigne...

Maintenant c'est à moi de passer derrière le para­vent. Sous mes pieds je ne sens rien, exactement comme si je marchais en l'air... Je m'approche du lutrin, qui est plus haut que moi. Devant mes yeux apparaît un instant la figure indifférente et fatiguée du prêtre, mais ensuite, je ne vois que sa manche, doublée de bleu, sa croix et un coin du lutrin. Je sens le proche voisi­nage du prêtre, l'odeur de sa soutane. J'entends sa voix sévère, et ma joue, tournée vers lui, commence à brûler... En raison de mon trouble, je n'entends pas grand'chose, mais je réponds franchement aux ques­tions, non pas de ma voix habituelle, mais d'une autre voix, étrange. Je me souviens de la Mère de Dieu et de Jean-le-Théologien, délaissés ; je me souviens de la Cru­cifixion, de ma mère, et je veux pleurer, demander pardon...

— Comment t'appelles-tu? demande le prêtre, cou­vrant ma tête de son étole soyeuse.

Que mon âme est légère, joyeuse maintenant ! Plus de péchés ! Je suis un saint. Je puis aller en paradis. Il me semble que je sens à présent la même odeur que la soutane. Je m'éloigne du lutrin pour aller m'inscrire chez le diacre et je flaire mes manches. La pénombre de l'église ne me paraît plus lugubre. Je regarde Mîtka avec indifférence, sans colère.

— Quel est ton nom? me demande le diacre.

— Fèdia.

— Et ton patronymique?

— Je ne sais pas.

— Comment s'appelle ton père?

— Ivane Pétrôvitch.

— Ton nom de famille?

Je me tais.

— Qael âge as-tu?

— Bientôt neuf ans.

Rentré à la maison, je me mets vite au Ht pour ne pas voir les gens souper, et, les yeux fermés, je rêve comme il serait bon d'endurer les souffrances d'un Hérode ou d'un Dioscore, de vivre dans un désert, et, pareil au vénérable Séraphime, de nourrir des ours, de vivre dans une cellule et de ne manger que du pain bénit, de distribuer son bien aux pauvres, d'aller en pèlerinage à Kiév...

J'entends mettre le couvert dans la salle à manger. Il y aura de la salade de légumes, des petits pâtés aux choux et du sandre frit. Que j'ai envie de manger! J'accepte de supporter toutes sortes de souffrances, de vivre dans un désert sans maman, de nourrir des ours de mes propres mains, mais d'abord manger, ne fût-ce qu'un petit pâté aux choux ! « Mon Dieu, prié-je en me fourrant la tête sous la couverture, purifie-moi, pécheur que je suis ! Ange gardien, protège-moi contre l'esprit impur. »

Le lendemain, jeudi, je me réveille l'âme claire et pure comme un beau jour de printemps. Je vais gaie­ment et hardiment à l'église. Je sens que je suis un communiant, que j'ai une belle blouse fine, taillée dans une robe de soie de ma grand'mère.

A l'église, tout respire la joie, le bonheur, le prin­temps. Les figures de la Mère-de-Dieu et de Jean- le-Théologien sont moins tristes que la veille. Les figures des communiants sont illuminées d'espoir. Il semble que tout le passé soit voué à l'oubli. Tout est pardonné. Mîtka, lui aussi, est habillé comme pour une fête. Je regarde joyeusement ses oreilles écartées, et, pour lui montrer que je ne lui garde pas rancune, je lui dis :

— Tu es beau aujourd'hui, et si tes cheveux n'étaient pas ébouriffés, on croirait que ta mère n'est pas blan­chisseuse, mais noble. Viens chez moi le jour de Pâques, nous jouerons aux osselets.

Mîtka me regarde avec méfiance et, sous le pan de sa veste, me montre le poing.

La dame de la veille me semble belle. Elle a une robe bleu clair et une grande broche brillante en forme de fer à cheval. Je l'admire et je pense que, quand je serai grand, c'est absolument avec une femme pareille que je me marierai. Mais, me souvenant qu'il est hon­teux de se marier, je cesse de penser à cela, je me rends à l'ambon où le sacristain lit déjà les Heures.

1QOO.L'ÉTUDIANTLe temps avait d'abord été doux et beau. Les merles sifflaient et, dans les marais du voisinage, quelque chose de vivant bourdonnait plaintivement comme si l'on soufflait dans le goulot d'une bouteille vide. Une bécasse passa, et le coup tiré sur elle se répercuta longuement et joyeusement dans l'air printanier.

Mais quand le jour baissa sous les arbres, un vent froid, piquant, souffla inopinément de l'est, et tout devint silencieux. Des aiguilles de glace s'allongèrent sur les flaques d'eau. Il fit mauvais dans le bois sourd et désert. Cela sentit l'hiver.

Revenant de la chasse à l'affût, l'élève de l'Académie ecclésiastique, Ivan Vélikopôlski, fils d'un sous-diacre suivait depuis longtemps un sentier dans un champ que l'eau recouvrait au printemps. Ses doigts étaient engourdis et sa figure brûlait d'être restée longtemps à l'air. Il lui semblait que ce refroidissement subit avait en un instant détruit en tout l'ordre et l'harmonie, que la nature même était saisie d'effroi, et que c'était pour cela que le crépuscule venait plus tôt que de raison. Tout alentour était vide et particulièrement lugubre. Seul scintillait un feu dans les potagers des veuves, près de la rivière. Auprès, et là où, à quatre verstes, était le village, tout se noyait entièrement dans la buée froide du soir.

L'étudiant se rappela que, lorsqu'il était parti de chez lui, sa mère, assise dans le vestibule, nu-pieds, nettoyait le samovar, et son père, couché sur le poêle, toussait. En raison du vendredi saint on n'avait fait à la maison aucune cuisine et le jeune homme avait une faim atroce. Se ratatinant de froid, il songeait qu'un vent tout pareil soufflait au temps de Rurik, d'Ivan le Terrible et de Pierre le Grand, et que, sous leurs règnes, sévissaient une pauvreté et une faim non moins brutales qu'à présent. Les mêmes toits de chaume crevés, la même ignorance, le même ennui, le même désert alentour, les mêmes ténèbres, le même sentiment d'oppression : toutes ces horreurs existaient, existent et existeront toujours. L'écoulement de mille années ne rendra pas la vie meilleure.

Et à ces pensées l'étudiant ne voulait pas rentrer chez lui.

Les potagers des veuves étaient appelés ainsi parce que deux veuves, la mère et la fille, les cultivaient. Leur brasier chauffait fortement, crépitait, éclairant en rond un grand espace de terre labourée. Près du feu, pensive, se tenait Vassîlissa, grande et grosse vieille, vêtue d'une courte pelisse d'homme. Assise à terre, sa fille, Loukèria, petite et grêlée, la figure niaise, lavait une marmite et des cuillers. Les deux femmes ne ve­naient, évidemment, que de finir de dîner. On enten­dait des voix d'hommes. C'était les ouvriers de l'en­droit qui faisaient boire leurs chevaux à la rivière.

— Voilà l'hiver qui revient, dit l'étudiant en s'ap- prochant du feu. Bonjour.Vassîlissa, surprise, tressaillit, mais le reconnaissant aussitôt, elle lui sourit affablement.

■— Je ne t'avais pas reconnu, lui dit-elle, Dieu te bénisse ! Tu vas être riche (i) I

Ils causèrent. Vassîlissa, femme d'expérience qui, jadis, avait été nourrice, puis bonne d'enfants chez des gens riches, s'exprimait en termes choisis, et un sou­rire doux et sérieux ne quittait pas ses traits. Loukèria, au contraire, femme de village, maltraitée jadis par son mari, fermait à demi les yeux en regardant l'étudiant, et se taisait. Elle avait une expression étrange, comme si elle était sourde-muette.

— C'est exactement ainsi, pendant une nuit froide, dit l'étudiant, tendant les mains vers le feu, que l'apôtre Pierre se chauffait près d'un brasier. C'est donc qu'il faisait froid aussi en ce temps-là. Ah ! quelle nuit ter­rible ce fut alors, l'aïeule ! Une nuit prodigieusement triste et longue !

Il regarda l'obscurité autour de lui, secoua nerveu­sement la tête et demanda :

— Tu as été, j'en suis sûr, à l'église, aujourd'hui, entendre les Douze Évangiles (2).

— Oui, j'y suis allée, répondit Vassîlissa.

—- Si tu te rappelles, Pierre, pendant la Cène, dit à Jésus : « Je suis prêt d'aller avec Toi et en prison et à la mort. » Et le Seigneur : « Pierre, je te le dis, le coq ne chantera pas aujourd'hui, que tu n'aies par trois

(x) Quand qh ne reconnaît pas quelqu'un tout d@ suite, eu lui dit, sans doute par manière de consolation, que c'est pour lui signe d'argent. (Tr.)

(2) Le vendredi saint, on lit, dans les églises orthodoxes, douze: passages des Évangiles se rapportant à la Passion. (Tr.) fois nié que tu me connais. » Après la Cène, Jésus eut une angoisse mortelle au Jardin des Oliviers et pria. Et le malheureux Pierre, l'âme accablée, faiblissant, les paupières alourdies, ne put pas surmonter le sommeil : il s'endormit. Puis, tu sais que, cette même nuit, Judas baisa Jésus et le livra aux bourreaux. On Le mena les mains liées chez le grand prêtre en Le frappant, et Pierre, tu le sais, exténué, torturé de tristesse et d'in­quiétude, fatigué d'avoir mal dormi, et pressentant que quelque chose d'horrible allait arriver sur la terre, Le suivit... Il aimait Jésus passionnément, à la folie et, de loin, à présent, il voyait qu'on Le battait...

Loukèria laissa ses cuillers et tourna vers l'étudiant un regard qui devint fixe.

— On arriva chez le grand prêtre, poursuivit-il, et on se mit à interroger Jésus. Pendant ce temps-là les domestiques allumèrent du feu dans la cour. Il faisait froid, et ils se chauffèrent. Pierre, avec eux près du feu, se chauffait aussi, comme je le fais maintenant. Une femme l'ayant aperçu, dit : « Celui-ci aussi était avec Jésus. » Cela revenait à dire qu'il fallait le faire interroger lui aussi. Et tous les assistants rassemblés autour du feu le regardèrent, sans doute avec soupçon et dureté, car il se troubla et dit : « Je ne Le connais pas. » Peu après, quelqu'un reconnut en lui un des dis­ciples de Jésus, et dit : « Tu es aussi des siens. » Mais Pierre le nia de nouveau. Et une troisième fois, quel­qu'un s'adressant à lui : « N'est-ce pas toi que j'ai vu avec lui aujourd'hui au Jardin? » Pierre nia une troi­sième fois. Et cette fois, tout aussitôt, le coq chanta. Et Pierre, ayant, de loin, aperçu Jésus, se souvint des paroles qu'il lui avait dites à la Cène...Il se les rappela, revînt à lui, sortit de la cour et pleura de façon amère... Je me représente un jardin paisible, tout ce qu'il y a de paisible, obscur, tout ce qu'il y a d'obscur, et dans ce silence on entend à peine de lourds sanglots...

L'étudiant soupira et devint pensif. Vassîlissa, conti­nuant à sourire, eut soudain un sanglot. De grosses et abondantes larmes roulèrent sur ses joués, et, de ses manches, elle protégea sa figure contre le feu, comme si elle avait honte de ses larmes. Loukèria, continuant à regarder l'étudiant de son regard fixe, rougit, et son expression devint pénible, tendue, comme celle d'une personne qui essaie de cacher une forte douleur.

Les ouvriers revenaient de la rivière. L'un d'eux, à cheval, était déjà tout près des gens qui parlaient, et le reflet du feu tremblait sur lui. L'étudiant souhaita aux veuves le bonsoir et s'éloigna.

Et ce fut de nouveau l'obscurité, et ses mains se refroidirent. Un vent rude soufflait ; l'hiver décidément revenait. Il ne semblait pas que ce fût Pâques le sur­lendemain.

L'étudiant maintenant pensait à Vassîlissa. Si elle s'était mise à pleurer c'est que tout ce qui était arrivé à Pierre durant l'affreuse nuit avait avec elle quelque, rapport.

Il se retourna. Le brasier solitaire baissait puis se ravivait doucement dans l'obscurité et on ne voyait plus personne auprès de lui. L'étudiant pensa encore que si Vassîlissa s'était mise à pleurer et si sa fille s'était troublée, c'était évidemment que ce qu'il venait de raconter, et qui s'était passé il y avait dix-neuf siècles, avait pour ces deux femmes, et, apparemment,.

pour ce village isolé, pour lui-même, et pour toute l'humanité, un lien avec le présent.

Si la vieille avait pleuré, ce n'est pas parce que son récit avait été touchant, mais parce qu'elle se sentait avec Pierre quelque chose de commun, et parce que, de tout son être, elle s'intéressait à ce qui s'était passé dans son âme.

Et dans l'âme de l'étudiant la joie s'agita tout à coup. Il s'arrêta même une minute pour reprendre haleine. Le passé, pensait-il, est lié au présent par une chaine continue d'événements, découlant les uns des autres. Il lui semblait qu'il venait à l'instant de Voir les deux bouts de la chaîne : il avait touché l'un, et l'autre avait vibré.

Et tandis qu'il passait le bac, tandis qu'ensuite il gravissait la colline de l'autre côté de la rivière, regar­dant son village natal et le crépuscule où brillait, en une raie mince, le couchant rouge et froid, l'étudiant pensait que la même vérité et la même beauté qui diri­geaient la vie des hommes au Jardin des Oliviers et dans la cour du grand prêtre, s'étaient continuées sans interruption jusqu'à ce jour, et formaient apparemment l'essentiel de la vie humaine, et, en général, ici-bas.

Et un sentiment de jeunesse, de santé et de force — il avait vingt-deux ans — et l'attente inexprima- blement douce d'un bonheur inconnu, mystérieux, l'en­vahirent peu à peu. Et la vie lui parut merveilleuse, magnifique, pleine d'un sens élevé.CHOCI

L'étudiant en médecine Meyer et l'élève de l'école de peinture, de sculpture et d'architecture de Moscou, Rybnikov, vinrent trouver un soir leur ami Vassîliév, étudiant en droit, et lui proposèrent de venir avec eux rue S...

Vassîliév fut long à consentir, puis il mit son man­teau et les suivit.

Il connaissait par ouï-dire et par ses lectures les femmes publiques, mais il n'avait jamais été dans les maisons où elles habitent. Il savait qu'il est des femmes dévergondées qui, sous le poids de circonstances fatales — milieu, mauvaise éducation, nécessité, etc., — sont obligées de se vendre. Ces femmes ne connaissent pas l'amour pur, n'ont pas d'enfants, n'ont pas la capa­cité juridique. Leurs mères et leurs sœurs les pleurent comme si elles étaient mortes. La science les traite comme un mal ; les hommes les tutoient. Mais, en dépit de tout cela, elles restent des êtres humains, faits à la ressemblance de Dieu. Elles ont toutes la conscience de leur péché et espèrent le salut ; elles peuvent user, dans la plus large mesure, des moyens qui y conduisent. La société, il est vrai, n'oublie pas le passé des gens, mais, au regard de Dieu, Marie l'Égyptienne n'est pas infé­rieure aux autres saints.

Quand il arrivait à Vassîliév de reconnaître dans la rue, à son costume et à ses manières, une femme déchue, ou bien d'en voir une image dans un journal humoristique, il se rappelait une histoire qu'il avait lue.

Un jeune homme pur et désintéressé, aimant une femme perdue, lui demanda de devenir sa femme ; mais elle, se jugeant indigne d'un pareil bonheur, s'empoi­sonna.

Vassîliév habitait une des petites rues qui débouchent sur le boulevard de Tver. Lorsqu'il sortit avec ses camarades, il était près de onze heures. Il venait de neiger pour la première fois, et tout était sous l'har­monie de cette neige nouvelle. L'air sentait la neige ; la neige criait doucement sous les pieds ; le sol, les toits, les arbres, les bancs des boulevards, tout était blanc, tendre, neuf ; les maisons avaient un autre aspect que la veille. Les réverbères brûlaient avec plus d'éclat, l'air était transparent, les voitures faisaient moins de bruit en roulant, et dans l'âme s'élevait, avec l'air frais, léger et glacé, un sentiment pareil à la blancheur de la duveteuse neige nouvelle.

Malgré moi, vers ces sombres rivages,

se mit à chanter d'une agréable voix de ténor l'étu­diant en médecine,

M'emporte une force inconnue..,

Voici le moulin... Il tombe déjà en ruines...

entonna l'artiste.

Voici le moulin..,

reprit l'étudiant en médecine, levant les sourcils et rele­vant tristement la tête.

... Il tombe déjà en ruines...

Il se tut, se gratta le front, ne retrouvant pas les paroles, et chanta si haut et si bien que les passants le regardaient.

Ici, jadis, me rencontrait, quand j'étais libre, Le libre amour (i)...

Les trois jeunes gens entrèrent dans un restaurant et, sans quitter leurs manteaux, burent, au buffet, chacun deux petits verres de vodka. Au moment de boire le second verre, Vassîliév, y apercevant un mor­ceau de bouchon, approcha son verre de ses yeux de myope, le regarda longtemps et fronça les sourcils. L'étu­diant en médecine se trompa à son expression, et dit :

— Voyons, que regardes-tu? Je t'en prie, pas de philosophie ! La vodka est faite pour être bue, l'es­turgeon pour être mangé, les femmes pour aller les voir, et la neige pour marcher dessus. Conduis-toi au moins un soir comme un homme !

— Mais je ne dis rien... fit Vassîliév en riant. Est-ce que je me dédis?

La vodka lui chauffait la poitrine. Il regardait ses amis avec attendrissement, les admirait et les suivait. Quel équilibre chez ces gens bien portants, forts et gais ! Comme tout est défini et net dans leur esprit

(i) Paroles de La Roussâlka, opéra de Dorogomyjski, d'après le poème de Poûchkine. (Tr.) et leur âme ! Ils chantent, ils aiment passionément le théâtre ; ils peignent, ils parlent beaucoup ; ils boivent, et n'ont pas, ensuite, mal de tête le lendemain. Ils sont poétiques et dépravés, tendres et hardis. Ils savent et travailler, et s'insurger, et rire sans raison, et dire des bêtises. Ils sont ardents, honnêtes, remplis d'abnéga­tion, et, comme individus, ils ne sont pas pires que lui, Vassîliév, qui analyse chacun de ses pas et chacune de ses paroles, qui est méfiant, prudent et prêt à instituer sur le moindre rien tout un débat.

Et Vassîliév voulait, ne fût-ce qu'un soir, vivre comme ses camarades, s'abandonner, et s'affranchir de son propre contrôle. Faudra-t-il boire de la vodka? il en boira, dût sa tête éclater de douleur le lendemain. Le mènera-t-on chez les femmes? il ira. Il rira, fera des folies, répondra joyeusement aux plaisanteries des passants...

Il sortit du restaurant très gai. Ses amis lui plai­saient : l'un avec son large chapeau bosselé, affectant le désordre artistique, et l'autre avec son bonnet de loutre d'homme aisé, qui affecte cependant d'appar­tenir à la bohème instruite. La neige, les feux pâles de réverbères, les traces noires et nettes des semelles des passants lui plaisaient, et surtout ce ton diaphane, naïf, tendre, et comme virginal, que l'on ne peut observer que deux fois par an : lorsque la première neige recouvre toutes choses, au printemps dans les journées claires, ou les soirs de lune, lorsque les rivières débâclent.

Malgré moi, fredonna-t-il,

...vers ces sombres rivages, M'emporte une force inconnue...Tout le temps, on ne sait pourquoi, ce motif ne le quittait pas et ne quitta pas non plus ses amis ; tous les trois le chantaient machinalement, chacun pour soi.

L'imagination de Vassîliév lui représentait comment ses amis et lui allaient, dans dix minutes, frapper à une porte ; comment ils se glisseraient chez les femmes dans de sombres petits corridors et de sombres chambres ; comment, profitant de l'obscurité, il ferait partir une allumette et verrait un visage douloureux et un sou­rire fautif. La blonde ou la brune inconnue aurait, sur une camisole blanche, les cheveux flottants. Effrayée par la lumière, horriblement gênée, elle dirait : « Mon Dieu, que faites-vous? Éteignez! » Tout cela serait horrible, mais curieux et nouveau.

Il

Place du Tuyau, les amis obliquèrent vers la Grat- chôvka et atteignirent bientôt la petite rue que Vassî­liév ne connaissait que de nom.

Apercevant deux rangées de maisons aux fenêtres brillamment éclairées et aux portes largement ouvertes, entendant les sons joyeux des pianos et des violons, s'envolant de toutes les portes, et se mêlant en un étrange pot-pourri, comme si quelque part, au loin dans l'obscurité, et au-dessus des toits, s'accordait un or­chestre invisible, Vassîliév s'étonna et dit :

— Que de maisons !

— Qu'est-ce que c'est que ça ! fit l'étudiant en méde­cine. A Londres, il y en a dix fois plus. Là-bas, il y a près de cent mille femmes.Les cochers, aussi tranquillement que dans toutes les autres rues, étaient assis sur leurs sièges. Sur les trot­toirs passaient des piétons, pareils à ceux des autres rues. Personne ne se hâtait ; personne ne s'engonçait dans son col ; personne n'agitait la tête avec reproche... Et, dans cette indifférence, dans l'emmêlement des sons des pianos et des violons, dans les fenêtres brillantes, dans les portes largement ouvertes, on sentait quelque chose de très cru, d'impudent, de hardi et de désin­volte. Aux marchés d'esclaves, jadis, c'était apparem­ment aussi gai et bruyant, et la figure et l'allure des gens dénotaient la même indifférence.

— Commençons au commencement, dit l'artiste.

Les amis pénétrèrent dans un étroit couloir qu'éclai­rait une lampe à réflecteur. Quand ils ouvrirent la porte, un homme en redingote noire, à la figure mal rasée de domestique, les yeux endormis, se leva pares­seusement d'un canapé jaune. Cela sentait la buanderie et le vinaigre. Une porte ouvrait sur une chambre bril­lamment éclairée. L'étudiant en médecine et le peintre s'arrêtèrent sur le seuil et, le cou allongé, regardèrent dans la chambre.

— Buona sera, signori, Rigoletto-Hugenoti-Traviata! commença l'artiste en saluant théâtralement.

— Havana-tarakano-fistoletto! dit l'étudiant en mé­decine en pressant son bonnet contre sa poitrine, et saluant très bas.

Vassîliév se tenait en arrière. Lui aussi voulait saluer sur un mode plaisant et dire quelque bêtise; mais il ne fit que sourire, sentant un embarras voisin de la honte. Et il attendit impatiemment ce qui allait arriver. Sur la porte apparut une petite blonde de dix-sept à dix-huit ans, les cheveux coupés, en courte robe bleue, avec une aiguillette blanche sur la poitrine.

— Pourquoi restez-vous à la porte? demanda-t-elle. Quittez vos pardessus et entrez.

L'étudiant en médecine et le peintre entrèrent en continuant à débiter des mots italiens. Vassîliév les suivit timidement.

Messieurs, dit rudement le domestique, vos par­dessus ! On n'entre pas ainsi !

Il y avait dans la salle, outre la blonde, une femme énorme, très grande, bras nus, n'ayant pas le type russe. Assise près du piano, elle étalait une réussite sur ses genoux. Elle ne fit aucune attention aux arrivants.

— Où sont donc les autres dames? demanda l'étu­diant en médecine.

—- Elles prennent le thé... dit la blonde. Stépane, cria-t-elle, va prévenir les dames qu'il vient d'arriver des étudiants !

Peu après, une troisième fille entra dans la salle. Elle avait une robe ponceau à rayures bleues. Un fard épais, sans art, couvrait sa face. Ses cheveux cachaient son front. Ses yeux effarés regardaient sans sourciller. Dès en entrant, elle se mit à chanter une chanson d'une voix vulgaire de contralto. Après elle, se montra une quatrième fille, et, après celle-ci, une cinquième...

Dans tout cela, Vassîliév ne vit rien de nouveau, de curieux. Il lui sembla avoir vu quelque part, et souvent, cette salle, ce piano, cette glace au médiocre cadre doré, l'aiguillette, la robe à raies bleues, ces figures abruties et indifférentes. Par contre, le demi-jour, le repos, le mystère, le sourire de feinte, qu'il s'attendait à trouver, il n'en voyait pas même trace.

Tout était ordinaire, prosaïque, pas intéressant. La seule chose qui excitât un peu la curiosité, c'était l'hor­rible manque de goût, comme cherché, répandu dans la décoration des pièces, les ineptes tableaux, les robes, cette aiguillette, etc. Il y avait dans ce manque de goût, quelque chose de caractéristique, de spécifique...« Que tout cela, pensa Vassîliév, est pauvre et mes­quin. Dans toute cette absurdité que je vois, qu'est-ce donc qui peut induire en tentation un homme normal, l'inciter à commettre l'horrible péché d'acheter pour un rouble un être vivant? Je comprends n'importe quel péché par raison d'éclat, de beauté, de grâce, de pas­sion, de goût, mais là, qu'y a-t-il? Pour quelle raison pèche-t-on ici? D'ailleurs... Il ne faut pas réfléchir!...

— La barbe (i), lui dit la blonde, offrez-nous du porto.

Vassîliév, soudain, perdit contenance.

— Avec plaisir... dit-il, en s'inclinant poliment... Seulement vous m'excuserez, madame, je... je ne boirai pas avec vous ; je ne bois pas.

Cinq minutes après, les amis se rendaient dans une autre maison.

— Pourquoi donc as-tu commandé du porto? lui di­sait l'étudiant en médecine, fâché. Quel millionnaire !... Tu as jeté six roubles au vent !

— Si elle en voulait, disait Vassîliév en s'excusant, pourquoi ne pas lui faire ce plaisir?

— Ce n'est pas elle à qui tu as fait plaisir, mais à la patronne. Les patronnes — ça leur rapporte ! — les obligent à exiger que les clients les régalent.

Voici le moulin... se mit à chanter le peintre...

... Il est déjà en ruines...

Dans une autre maison, les amis, restés dans l'anti­chambre, n'entrèrent pas dans la salle. De même que

(i) Les femmes publiques interpellent encore ainsi les hommes à la manière antique, ou, du moins, à la mode vieux-russe. (Tr.)

IQ3

LE DUEL 7

dans la première maison, un homme en redingote noire, à la figure endormie, se leva d'un canapé. En regar­dant ce valet, sa figure et sa redingote râpée, Vassîliév pensa : « Par où doit passer un simple homme russe avant que le sort le fasse domestique ici I... Où était-il avant?... Que faisait-il? Qu'est-ce qui l'attend? Est-il marié? Où est sa mère? Sait-elle qu'il est domestique ici? »

Et Vassîliév, désormais, attacha involontairement, avant tout, dans toute nouvelle maison, son attention sur le domestique. Dans l'une d'elles, la quatrième semble-t-il, le domestique était petit, malingre, sec, avec une chaîne sur son gilet. Il lisait le Listok; il ne fit aucune attention aux arrivants. Vassîliév, après l'avoir examiné, pensa qu'un homme, avec une figure telle qu'il l'avait, était capable de voler, de tuer, de faire un faux serment. Sa figure, en effet, était inté­ressante : un grand front, des yeux gris, un petit nez aplati, des lèvres minces et pincées et une expression abêtie et impudente, telle que d'un jeune chien cou­rant qui atteint un lièvre.

Vassîliév songea qu'il serait bien de toucher les che­veux de cet homme pour voir s'ils étaient durs ou doux. Ils devaient être rudes comme le poil d'un chien.

m

Le peintre, qui avait bu deux verres de porto, fut soudainement gris, et eut une excitation factice.

— Allons dans une autre boîte ! ordonna-t-il en agi­tant les bras. Je vais vous mener dans la meilleure.

Ayant conduit ses amis dans la maison qui, d'après lui, était la meilleure, il manifesta un désir têtu de danser un quadrille. L'étudiant en médecine grogna qu'il faudrait payer un rouble aux musiciens, mais con­sentit pourtant à être son vis-à-vis. Le quadrille com­mença.

Tout était non moins mal dans la meilleure maison que dans la pire. Mêmes tableaux, mêmes glaces, mêmes coiffures, mêmes robes exactement. En regardant le cadre et les costumes, Vassîliév comprenait qu'il n'y avait pas là, à proprement parler, manque de goût, mais quelque chose que l'on pouvait appeler « le goût », et même le style, de la rue S... et que l'on ne pouvait trouver nulle part ailleurs : quelque chose de complet dans sa laideur, nullement fortuit, mais élaboré par le temps. Après avoir été dans huit maisons, la couleur des robes, les longues traînes, les rubans criards, les

costumes marins, les fards violet-foncé, ne l'étonnaient plus. Il comprenait que tout cela ici était nécessaire, que si l'une des femmes se fût bien habillée, ou que, si l'on eût suspendu au mur une bonne gravure, le ton général de toute la rue en eût souffert.

« Comme elles se vendent maladroitement ! pensait-il. Ne peuvent-elles donc pas comprendre que le vice n'est attrayant que lorsque la beauté l'accompagne et quand il se cache, quand il porte l'enveloppe de la beauté? De modestes robes noires, des figures pâles, des sou­rires tristes et le demi-jour agiraient plus fortement que ces grossiers oripeaux. Elles sont bêtes ! Si elles ne comprennent pas cela toutes seules, que les clients le leur apprennent donc !... »

Une fille, en costume polonais garni de fourrures, s'approcha de lui et s'assit.

— Sympathique brun, pourquoi ne dansez-vous pas? lui demanda-t-elle. Pourquoi êtes-vous si triste?

— Parce que c'est ennuyeux.

— Offrez-nous du Lafïitte, ce ne le sera plus.

Vassîliév ne répondit rien. Au bout d'un instant, il

demanda :

— A quelle heure vous couchez-vous?

— Vers six heures.

— Et quand vous levez-vous?

— Quelquefois à deux heures, quelquefois à trois.

— Et, quand vous êtes levées, que faites-vous?

— Nous prenons le café et, vers sept heures, nous dînons.

— Et qu'avez-vous à dîner?

— L'ordinaire... Potage ou soupe aux choux, un beefsteak, un dessert. Madame traite' bien ses pension­naires. Mais pourquoi me demandez-vous tout cela?

— Comme ça, pour causer.

Vassîliév voulait causer de beaucoup de choses avec la fille. Il ressentait le désir vif de savoir d'où elle était, si ses parents vivaient et savaient qu'elle était ici, comment elle avait échoué dans cette maison, si elle était gaie et satisfaite, ou triste et accablée de noires pensées, si elle espérait sortir un jour de sa situa­tion présente... Mais il ne pouvait trouver la façon de commencer, ni la forme à donner aux questions pour ne pas paraître indiscret. Après avoir longtemps ré­fléchi, il demanda :

■— Quel âge avez-vous?

— Quatre-vingts ans, répondit la fille, regardant en riant les virevoltes que faisait, des pieds et des mains, l'artiste en dansant.

Tout à coup elle se mit sans raison à éclater de rire, et dit d'une voix forte, pour que tous l'entendissent, une longue phrase cynique. Vassîliév en fut abasourdi, et, ne sachant quelle mine prendre, il sourit d'un air contraint. Il fut seul à sourire. Tous les autres, ses amis, les musiciens et les femmes ne regardèrent même pas sa voisine, comme s'ils n'eussent rien entendu.

— Offrez du Laffrtte ! répéta la fille.

Vassîliév ressentit de l'aversion pour la garniture blanche de sa robe et pour sa voix ; il s'éloigna d'elle.

Il lui semblait qu'il faisait chaud, que l'on étouffait. Son cœur commençait à battre lentement, mais forte­ment, comme un marteau : une ! deux ! trois !

— Partons d'ici ! dit-il au peintre en le tirant par sa manche.

— Attends, laisse finir.

Tandis que le peintre et l'étudiant en médecine finis­saient le quadrille, Vassîliév, pour ne pas regarder les femmes, examinait les musiciens. Un vieil homme, con­venable, à lunettes, jouait du piano. Il ressemblait au maréchal Bazaine. Un jeune homme à barbiche rousse, habillé à la dernière mode, jouait du violon. Sa figure n'était ni bête, ni flétrie, mais, au contraire, intelligente, jeune et fraîche, tout à fait celle d'un intellectuel. Vêtu avec goût et avec recherche, il jouait avec sentiment. Un problème : comment le vieux et lui avaient-ils échoué ici? Comment n'ont-ils pas honte d'y être? A quoi pensent-ils quand ils regardent les femmes?

Si des gens affamés, déguenillés, sombres, ivres, aux visages flétris eussent ici joué du piano et du violon, on eût compris leur présence. Mais, à ce coup-là, Vas­sîliév n'y comprenait rien. Il se souvint de l'histoire qu'il avait lue de la femme tombée, et il trouva que cette figure humaine, au sourire de faute, n'avait rien de commun avec ce qu'il voyait à présent. Il lui sem­blait voir non pas des femmes déchues, mais un autre monde, un monde à part, étranger, inconnu de lui. S'il avait auparavant vu ce monde-là au théâtre, ou en avait lu la description, il n'y aurait pas cru...

La femme à la garniture blanche se mit encore à éclater de rire et répéta d'une voix forte la même phrase cynique. Un sentiment de répugnance s'empara de Vassîliév. Il rougit et sortit.

— Attends ! lui cria le peintre, nous venons !

IV

— Tandis que nous dansions, raconta l'étudiant en médecine, lorsque tous trois sortaient dans la rue, j'ai eu avec ma dame une conversation. Il s'agis­sait de son premier roman. Le héros en est un comp­table de Smolénnsk, qui a une femme et cinq enfants. Elle avait dix-sept ans, et habitait chez son père et sa mère qui vendaient du savon et des bougies.

— Comment a-t-il conquis son cœur? demanda Vas­sîliév.

— En lui achetant pour cinquante roubles de lin­gerie. C'est à n'y pas croire !

« Il a su faire raconter son histoire à sa dame, pensa Vassîliév, et moi je n'ai pas su. »

— Messieurs, dit-il, je rentre.

— Pourquoi ça?

— Parce que je ne sais pas me tenir ici. Et puis je m'ennuie et ça me dégoûte. Qu'y a-t-il de gai ici? Si seulement il y avait des hommes, mais il n'y a que des sauvages et des animaux ! Je pars, faites ce que vous voudrez...

— Allons, Grîcha, mon Grigory, mon oiseau... dit le peintre d'une voix dolente, en étreignant Vassîliév, viens !... Encore une maison, et "que toutes soient mau­dites. Je t'en prie, Grigoriânntss !

On persuada Vassîliév et on lui fit gravir un escalier. Tapis, rampe dorée, suisse qui ouvrit la porte, pan­neau ornant l'antichambre, — toujours le style de la rue S..., perfectionné, imposant...

— Vraiment, dit Vassîliév, quittant son manteau, je rentre chez moi...

— Allons, allons, mon cher, dit le peintre, l'embras­sant sur le cou, ne fais pas le capricieux... Gri-gri, sois gentil!... Venus ensemble, nous partirons ensemble! Vraiment, quel animal tu fais !...

— Je peux vous attendre dans la rue. Ici, ma parole, ça me dégoûte !

— Allons, allons, Grîcha !... Si c'est dégoûtant, ob­serve. Tu entends : observe !

— Il faut voir les choses objectivement, dit, d'un ton sérieux, l'étudiant en médecine.

Vassîliév entra et s'assit. En dehors de ses amis et de lui, il y avait dans la salle beaucoup de clients : deux officiers d'infanterie, un monsieur grisonnant et chauve, avec des lunettes d'or, deux étudiants de l'Ins­titut agronomique, n'ayant pas encore de moustaches, et un homme extrêmement ivre, à figure d'acteur. Occupées avec ces messieurs, aucune des dames ne fit attention à Vassîliév. Seule, l'une d'elles, en costume d'Aïda, le regarda de côté, sourit à quelque idée et dit, en bâillant :

— Voilà un brun qui arrive...

Le cœur de Vassîliév battait et son visage brûlait. Il avait honte, en face des clients, de sa présence ici. Il était dégoûté et souffrait. Il souffrait à la pensée que, jeune homme honnête et aimant son prochain (il se considérait jusqu'ici comme tel), il haïssait ces femmes et ne ressentait pour elles que dégoût ; il ne plaignait ni elles ni les musiciens, ni les domestiques.

« Cela vient, pensait-il, de ce que je n'essaie pas de les comprendre. Tous ressemblent plus à des bêtes qu'à des êtres humains, mais pourtant ce sont des hommes : ils ont une âme. Il faut les comprendre avant de juger... »

— Grîcha, lui cria le peintre, ne pars pas ! Attends- nous !

Et il disparut quelque part.

L'étudiant en médecine disparut bientôt lui aussi.

« Oui, continua à songer Vassîliév, il faut essayer de comprendre. Impossible, autrement!... »

Et il se mit à scruter profondément chaque figure de femme, y cherchant le sourire de la faute... Était-il mauvais physionomiste, ou aucune femme ne se sen­tait-elle en faute? Vassîliév ne lisait sur aucun visage que l'expression de l'ennui quotidien ou celle du con­tentement. Des yeux bêtes, des sourires bêtes* des voix rauques, des mouvements cyniques, — et rien d'autre. Chaque femme, évidemment, avait eu, dans le passé, son roman avec un comptable et une histoire de lin­gerie pour cinquante roubles. A présent, aucune ne con­naissait d'autre béatitude que le café, le dîner de trois plats, le vin, le quadrille, et le sommeil jusqu'à deux Heures...

Ne découvrant aucun sourire de faute, Vassîliév se mit à chercher la figure la plus intelligente. Son regard s'arrêta sur un visage pâle, un peu somnolent, fatigué.

La propriétaire de ce visage, une brune, pas jeune, vêtue d'une robe pailletée, assise dans un fauteuil, regardait le parquet et pensait à quelque chose. Vas­sîliév se mit à aller et venir, et s'assit, comme par hasard, à côté d'elle.

« Commençons par quelque chose de banal », se dit-il.

— Quelle jolie robe vous avez, dit-il, en touchant la frange d'or de son écharpe.

— Elle est comme elle est, répondit la brune, pares­seusement.

— De quel gouvernement êtes-vous?

— Je suis de loin... Du gouvernement de Tcher- nîgov...

— Un beau gouvernement. On y est bien.

— On est bien "là où l'on n'est pas.

« Il est dommage, pensa Vassîliév, que je ne sache pas décrire la nature. En décrivant les paysages de Tchernîgov, j'aurais pu la remuer. Quel balourd je suis ! Mon Dieu ! »

■— Vous vous ennuyez ici? demanda-t-il.

— Bien sûr que c'est ennuyeux.

— Pourquoi donc ne partez-vous pas?

— Où irais-je? Mendier?

— Mieux vaut mendier que de vivre ici.

— Avez-vous donc mendié?

— Oui ; quand je n'avais pas de quoi payer mes ins­criptions. Et même si je ne l'avais pas fait, c'est si aisé à comprendre !... Un mendiant est un homme libre, et vous êtes une esclave.

La brune s'étira et suivit de ses yeux endormis le garçon qui portait sur un plateau de l'eau de Seltz et des verres.

-— Offrez-moi du porto, dit-elle. Et elle "bâilla de nouveau.

« Du porto!... pensa Vassîliév. Si son frère ou sa mère entraient ici à l'instant, que dirait-elle? Et que diraient-ils? Je m'imagine quel porto elle prendrait alors... »

Soudain des pleurs retentirent. De la chambre voi­sine où le garçon avait servi l'eau de Seltz, un homme blond sortit précipitamment, rouge et les yeux mé­chants. La patronne le suivait; grosse et grande, qui criait d'une voix glapissante :

— Personne ne vous a permis de gifler les femmes ! Il vient ici des clients mieux que vous, et qui ne les battent pas ! Charlatan (i) !

Il y eut du vacarme. Vassîliév, effrayé, pâlit. Dans la chambre voisine on pleurait à sanglots, sincèrement, comme pleurent les gens offensés. Et il comprit que c'était en effet de vrais êtres qui vivaient ici, et qui, comme partout, s'offensent, souffrent, pleurent et de­mandent secours... Sa pénible haine et son sentiment de dégoût firent place à un sentiment de pitié et de colère contre l'offenseur. Il s'élança dans la chambre où l'on pleurait. A travers des rangées de bouteilles, droites sur le marbre de la table, il distingua un visage douloureux, mouillé de larmes. Il tendit les mains vers ce visage, fit un pas vers la table, mais recula tout de suite avec horreur; celle qui pleurait était ivre...

Se glissant parmi les gens bruyants, ramassés autour de l'homme blond, il perdit courage, prit peur comme

(i) Ce mot français est devenu le dernier mot de l'insulte à demi populaire en Russie. (Tr.) un gamin ; et il lui sembla que dans ce monde étranger, qu'il ne comprenait pas, on allait se jeter sur lui, le battre, l'accabler de phrases cyniques...

Il décrocha du portemanteau son pardessus et s'en­fuit, en hâte, au bas de l'escalier.Appuyé à la palissade, près de la maison, il attendait que ses amis sortissent. Les accords des pianos et des violons, joyeux, hardis, provocants et tristes, se mê­laient en un vague chaos, et cette confusion semblait venir comme précédemment, par-dessus les toits, d'un orchestre invisible s'accordant dans l'obscurité. En le­vant les yeux, on voyait tout le fond de cette obscurité semé de points blancs qui bougeaient : c'était la neige qui tombait. Heurtant ce fond, arrivant dans la lumière, les flocons tourbillonnaient paresseusement comme du duvet, et tombaient à terre encore plus paresseusement. Ils tournaient en foule autour de Vassîliév, s'accro- chant à sa barbe, à ses cils, à ses sourcils... Les cochers, les chevaux et les passants étaient blancs.

« Comment la neige, pensa Vassîliév, n'a-t-elle pas honte de tomber dans cette ruelle ! Maudites soient ces maisons ! »D'avoir descendu l'escalier en courant, ses jambes tremblaient. Il était essoufflé comme s'il eût gravi une côte ; son cœur battait si fort qu'on l'entendait. Le désir l'angoissait de fuir cette rue au plus vite et de rentrer chez lui ; mais il voulait encore plus attendre ses amis et passer avec eux sa douloureuse impression.

Il était bien des choses qu'il n'avait pas comprises. Les âmes de ces femmes perdues restaient pour lui, comme avant, un mystère, mais il était évident que c'était encore pis qu'on ne pouvait le supposer. Si la feriime coupable qui s'était empoisonnée était appelée fille déchue, il était difficile de trouver un nom à toutes celles qui dansaient à présent aux sons de ce tinta­marre et qui prononçaient de longues phrases cyniques.

« Le vice existe, pensait-il, mais il n'y a en elles ni conscience d'une faute ni espoir de salut. On les vend, on les achète, on les noie dans le vin et les abomina­tions, mais elles sont bêtes comme des ouailles, indiffé­rentes, et ne comprennent pas. Mon Dieu, mon Dieu ! » Il était clair aussi pour lui que, tout ce qu'on appelle la dignité humaine, la personnalité, l'image et la res­semblance divines étaient ici profanées à fond, « à bloc », comme disent les ivrognes, et que ce n'était pas la faute seule de la rue S... et des femmes stupides...

Et de nouvelles sombres pensées, qui lui étaient in­connues, se mirent à le tourmenter...

Une foule d'étudiants, blancs de neige, causant et riant, passèrent devant lui. L'un d'eux, grand et mince, s'arrêta, regarda Vassîliév dans les yeux et, d'une voix avinée : /

— Tu es de chez nous ! Tu es blindé, frère? Ah ! frère ! ne t'en fais pas ! Amuse-toi ! Marche ! Pas de tristesse, mon vieux !

Il prit Vassîliév aux épaules et appuya contre sa joue ses moustaches froides et mouillées ; puis il glissa, chancela, et levant les deux bras, il cria x

— Tiens-toi bien ! Ne tombe pas !

Et, se mettant à rire, il courut rejoindre ses cama­rades.

Dans le chaos musical, la voix du peintre s'éleva :

— Défense de battre les femmes ! hurlait-il. Je ne vous le permettrai pas, que le diable vous emporte ! Vauriens que vous êtes !

L'étudiant en médecine apparut sur la porte. Regar­dant de tous côtés, il aperçut Vassîliév, et dit, inquiet :

— Tu es ici? Écoute ! Ma parole, on ne peut positi­vement aller nulle part avec légor ! Quel homme ! Je ne le comprends pas ! Il fait toute une histoire ! Tu entends? Iégor ! cria-t-il, légor !

En haut, la voix perçante du peintre répétait :

— Je ne vous permettrai pas de battre les femmes.

Quelque chose de lourd et de volumineux roula en

bas de l'escalier.

C'était le peintre qui dégringolait. On l'avait appa­remment jeté dehors.

Il se releva, secoua son chapeau, et la figure mau­vaise, indignée, il menaça en haut quelqu'un du poing, et cria :

— Mécréants ! Équarrisseurs ! Buveurs de sang ! Je ne vous laisserai pas faire ça ! Battre une femme faible, saoule ! Ah ! espèces de...

— Iégor... Allons, légor !... se mit à le supplier l'étu­diant en médecine. Je jure que je n'irai jamais plus avec toi une autre fois ! Parole d'honneur.

Le peintre se calma peu à peu et les amis rentrèrent.

Malgré moi, vers ces sombres rivages,

se mit à chanter l'étudiant en médecine.M'emporte une force inconnue.. Voici le moulin,

entonna peu après le peintre,

... il est déjà en ruines.

— Quelle neige, Mère-très-sainte ! dit-il. Grîcha, pour­quoi es-tu parti? Tu es un poltron, une femme, et voilà tout...

Vassîliév suivait ses amis, regardait leur dos et pensait :

« De deux choses l'une, ou bien l'humanité, en se représentant la prostitution comme un mal, exagère ; ou bien, si c'est vraiment un mal, comme on l'admet, mes deux bons amis sont des maîtres d'esclaves, des violenteurs et des meurtriers aussi caractérisés que ces habitants de la Syrie et du Caire que l'on voit dans la Nîva. Présentement, ils chantent, rient, raisonnent sai­nement, mais ne viennent-ils pas d'être des exploiteurs de la faim, de l'ignorance et de la sottise? Ils.viennent de l'être, je l'ai vu. Que fait ici leur humanité, leur médecine, leur peinture? Les sciehces, les arts, les grands sentiments de ces tueurs d'âmes me rappellent l'histoire du lard dans une anecdote. Deux brigands, ayant tué un mendiant dans une forêt, se mirent à partager ses effets et trouvèrent, dans son sac, un mor­ceau de lard : « C'est parfait, dit l'un d'eux ; man­geons ! » « Que dis-tu? s'effraya l'autre. Est-ce possible? Oublies-tu donc que c'est aujourd'hui mercredi? » Et ils ne le mangèrent pas. Ayant tué un homme, ils quit­tèrent le bois, assurés qu'ils étaient des abstinents. Eux, de même, ayant acheté des femmes, vont pensant qu'ils sont des artistes et des savants... »

— Écoutez ! leur dit-il brutalement et avec colère, pourquoi venez-vous ici? Est-ce que vous... ne com­prenez-vous pas que c'est horrible? Au nom de Dieu, soyez intelligents ; réfléchissez... Votre médecine dit que chacune de ces femmes meurt, avant l'âge, de la tuber­culose- ou de quelque autre chose. L'art établit que, moralement, elle meurt encore plus tôt. Chacune d'elles meurt parce que, pendant sa vie, elle reçoit en moyenne, disons cinq cents hommes. Cinq cents hommes en tuent une. Vous faites partie de ces cinq cents ! Si, dans votre vie vous venez ici, ou dans d'autres endroits pareils, deux cent cinquante fois, c'est que, à vous deux, vous aurez tué une femme ! Est-ce que ce n'est pas évident? N'est-ce pas horrible? A deux, à trois ou à cinq, tuer une femme bête et affamée ! Ah ! mon Dieu, n'est-ce pas horrible?

— Horrible, accorda l'étudiant en médecine. Nous avons certainement tort, mais tu oublies, mon ami, les conditions sociales. On ne peut pas se marier, alors à quoi bon parler?

— Il n'y a pas à aller chercher le mariage. Vous fuyez l'amour non vénal parce qu'il impose des devoirs. C'est laid ! C'est honteux !

— Je savais, dit le peintre, fronçant les sourcils, que ça finirait ainsi ! Nous n'aurions pas dû faire partie avec cet imbécile, cet idiot ! Tu crois maintenant avoir de grandes idées en tête? C'est tout ce que l'on voudra, mais pas des idées ! Tu me regardes avec haine et dégoût, et, à mon sens, tu ferais mieux de bâtir vingt autres maisons pareilles que de me regarder ainsi ! Dans ton regard il y a plus de vice que dans toute la rue d'où nous venons ! Viens, Volôdia ! que le diable l'emporte ! Imbécile ! Idiot ! Et voilà tout !...

— Nous, les hommes, dit l'étudiant en médecine, nous nous tuons les uns les autres ; c'est, assurément, immoral, mais la philosophie n'y peut rien. Adieu !

Place du Tuyau, les amis se dirent adieu et se sépa­rèrent. Resté seul, Vassîliév marcha rapidement. Il avait peur de la nuit, peur de la neige qui tombait à flocons et semblait vouloir couvrir le monde entier ; il avait peur des feux des réverbères qui scintillaient pâle- ment à travers les nuées neigeuses ; une peur irrai­sonnée, pusillanime s'empara de son âme. Des passants, de temps à autre, venaient au-devant de lui ; il s'en écartait peureusement. Il lui semblait que, de partout", venaient des femmes, rien que des femmes, et qu'elles le regardaient... « Ça commence... se dit-il... une crise me prend... »~ VI

Chez lui, étendu sur son lit, Vassîliév répétait, trem­blant :

— Elles sont vivantes ! vivantes ! Mon Dieu, elles sont vivantes !

Il exerçait de toute façon sa fantaisie, s'imaginant être tantôt le frère, tantôt le père d'une femme perdue, tantôt être la femme elle-même avec ses joues fardées; et tout cela le plongeait dans l'horreur.Il lui semblait, on ne sait pourquoi, qu'il devait résoudre immédiatement, coûte que coûte, cette ques­tion et que la question lui était personnelle. Il s'y attacha de toutes ses forces, surmonta son désespoir, et, assis sur son lit, la tête dans ses mains, se mit à chercher le moyen de sauver toutes les femmes qu'il avait vues ce jour-là. Comme il était instruit, le mode de solution de toutes les questions lui était bien connu. Et, aussi excité fût-il, il se tint strictement à cet ordre-là. Il se rappela l'historique de la question, ce qu'on avait écrit sur le sujet, et, vers quatre heures, marchant de long en large, il tâchait de se remé­morer tous les essais de sauvetage usités de notre temps. Nombre de ses camarades habitaient en meublé... Falzfein, Goliâchkine, Nétchaiév, Iétchkine... Plusieurs étaient honnêtes, désintéressés ; certains avaient tenté de sauver des femmes...

« Ces rares essais, pensait Vassîliév, peuvent être rangés en trois catégories. Les uns, après avoir payé pour tirer une femme de son repaire, lui louaient une chambre, achetaient une machine à coudre, et la femme devenait couturière. Et volontairement, ou involontai­rement, l'étudiant qui l'avait rachetée en faisait sa maîtresse. Ses études terminées, il partait, et la passait à un autre honnête garçon, comme n'importe quel autre objet. La femme perdue le restait. D'autres, après le rachat, louaient aussi une chambre, achetaient l'inévi­table machine à coudre, mettaient en train l'A B C, les sermons, la lecture. La femm§ restait et cousait tant que c'était intéressant et nouveau pour elle ; puis, s'en- nuyant, elle se mettait, à l'insu du prêcheur, à amener des hommes chez elle ou s'en retournait là où l'on peut dormir jusqu'à trois heures, boire du café et bien manger. Les troisièmes, les plus ardents et les plus désintéressés, faisaient un pas hardi et décisif : ils épou­saient. Et quand la bête cynique, gâtée, obtuse ou hébétée devenait épouse, maîtresse de maison, puis mère, cela bouleversait de fond en comble sa vie et ses idées, en sorte qu'il était difficile ensuite de reconnaître en elle l'ancienne femme perdue. Oui, le mariage était le meilleur, sinon le seul remède.

— Mais c'est impossible ! prononça tout haut Vas­sîliév, en s'effondrant sur son lit. Moi le premier, je ne pourrais pas. Il faut, pour cela, être un saint ; il faut savoir ne pas haïr et ne pas connaître le dégoût. Et admettons que l'étudiant en médecine, que l'artiste et moi, nous nous faisions violence et épousions, et que, toutes, elles se marient. Quelle conclusion en tirer? La conclusion? C'est que pendant que, ici, à Moscou, elles se marieraient, le comptable de Smolénnsk dévoierait une nouvelle série, et cette série affluerait ici aux places vacantes avec les filles de Sarâtov, de Nîjni-Novgorod, de Varsovie... Et que faire des cent mille femmes de Londres? Que faire de celles de Hambourg?... »

La lampe, dont le pétrole était brûlé, charbonna sans que Vassîliév y prît garde. Il se remit à marcher en continuant à penser. Il posait maintenant la question d'autre façon. Comment obtenir qu'il n'y eût plus besoin de femmes perdues? Il faudrait, pour cela, que les hommes qui les achètent et les tuent, sentent toute l'immoralité de leur rôle de marchands d'esclaves et s'en épouvantent. Il faut sauver les hommes.

« Pour cela, la science et les arts, pensait Vassîliév, ne peuvent rien. Quelque élevés que semblent sciences et arts, ils sont l'œuvre des hommes, la chair de notre chair, le sang de notre sang. Ils souffrent des mêmes maux que nous ; et notre corruption se reflète en eux tout d'abord. La littérature et la peinture n'exploitent- elles pas le nu et l'amour vénal? La science n'enseigne- t-elle pas de regarder ces femmes publiques comme une simple marchandise qui, en cas de défectuosité, doit être éliminée? Dans les questions de morale, il n'y a qu'une issue, l'apostolat. »

Et Vassîliév se mit à rêver que, le lendemain, il se tiendrait au coin de la rue S... et dirait aux passants : — Où allez-vous et pourquoi? Ayez la crainte de Dieu!

Il s'adresserait aux cochers indifférents et leur di­rait :

— Pourquoi stationnez-vous ici? Pourquoi ne vous rebellez-vous pas, ne vous indignez-vous pas? Vous croyez en Dieu, et savez que vous péchez et que, pour ce qui se fait ici, des gens iront en enfer. Pourquoi vous taisez-vous? Ces femmes sont, il est vrai, des étrangères pour vous, mais elles ont comme vous des pères, des frères...

Un de ses camarades avait dit de Vassîliév qu'il était un homme de talent. Il est des talents littéraires, dra­matiques, artistiques ; lui, avait un talent spécial : le talent humanitaire. Il avait un flair aigu, magnifique de la douleur en général. Comme un bon acteur exprime les mouvements et la voix des autres, Vassîliév savait ressentir en son cœur la douleur d'autrui. En voyant des larmes, il pleurait ; près d'un malade, il devenait lui-même malade et gémissait ; s'il était témoin d'une violence, il lui semblait que cette violence s'opérait sur lui ; il prenait peur comme un gamin, mais, après avoir eu peur, il courait au secours d'autrui. La douleur des autres l'irritait, l'éveillait, l'exaspérait, et cœtera.

Son camarade avait-il raison? Je ne sais ; mais ce que ressentit Vassîliév quand il lui sembla que la ques­tion était résolue, ressemblait beaucoup à de l'inspira­tion. Il pleura, se mit à rire, prononça tout haut les paroles qu'il dirait le lendemain. Il éprouva un vif amour pour les gens qui l'écouteraient et se rangeraient à côté de lui, au coin de la rue S..., pour prêcher. Il se mit à écrire des lettres, se donna des serments...

Tout cela aussi ressemblait à de l'inspiration, en ce que cela ne durait pas. Vassîliév se fatigua vite, et, quand il se remit à penser à la question et à la poser autrement, il perdit courage.

Comme les montagnes pèsent sur la terre, les femmes de Londres, de Hambourg et de Varsovie pesaient sur lui de toute leur masse. Vassîliév, écrasé, se perdit. Il convint qu'il n'avait pas le don de la parole, qu'il était pusillanime et poltron, que les indifférents ne vou­draient peut-être pas l'écouter et le comprendre, lui, étudiant en droit de troisième année, timide et négli­geable, et que le véritable apostolat ne consiste pas seulement en prêches, mais en actes.

Lorsqu'il fit jour et que des voitures roulaient déjà dans la rue, Vassîliév, étendu sur son divan, le regard fixe, ne pensait plus ni aux femmes, ni aux hommes, ni à l'apostolat ; toute son attention était portée sur sa souffrance d'âme. C'était une douleur obtuse, indéter­minée, sans objet, ressemblant à l'angoisse, au degré le plus haut de l'effroi, et au désespoir. Vassîliév pouvait indiquer où elle résidait : dans la poitrine, sous le cœur ; mais on ne pouvait la comparer à rien.

Il avait eu jadis de forts maux de dents, il avait eu une pleurésie et des névralgies, mais, en comparaison, tout cela n'était rien. Quand son âme souffrait, la vie lui semblait atroce. L'excellente thèse qu'il avait écrite, les gens qu'il aimait, le sauvetage des femmes perdues, tout ce que, la veille, il aimait encore, ou ce pour quoi il était indifférent, tout, maintenant, à s'en souvenir, l'irritait autant que le bruit des voitures, l'affairement des garçons dans le couloir et que la lumière du jour. Si quelqu'un eût fait maintenant sous ses yeux un exploit de charité ou une atroce violence, l'une et l'autre chose eussent également produit sur lui une affreuse impres­sion. De toutes les pensées qui flottaient paresseuse­ment dans sa tête, deux seulement ne l'irritaient pas : l'une qu'il avait à toute minute le pouvoir de se tuer, l'autre que son mal ne durerait pas plus de trois jours. Il savait la seconde chose par expérience.

Après être resté quelque temps couché, il se leva, ne marcha plus comme d'habitude en diagonale dans sa chambre, mais en carré, longeant les murs. Il se regarda, en passant, dans la glace. Son visage était pâle, amaigri, ses tempes enfoncées, ses yeux agrandis, plus fixes, plus foncés, comme les yeux d'un autre ; ils expri­maient une insupportable souffrance d'âme.

A midi, le peintre frappa.

— Grigôry, demanda-t-il, es-tu chez toi?

Ne recevant pas de réponse, il attendit un peu, ré­fléchit, et se dit tout haut, en petit-russien :

— Il n'y est pas. Il est allé à l'Université, garçon trois fois maudit !

Et il partit.

Vassîliév se coucha sur son lit ; la tête enfouie sous l'oreiller, il se mit à pleurer de douleur. Il pleura ainsi jusqu'au soir, et, plus abondantes coulaient ses larmes, plus sa douleur d'âme devenait affreuse. A la brune, il se souvint de la torturante nuit qui l'attendait, et un effroyable désespoir s'empara de lui. Il s'habilla vite, s'enfuit de sa chambre, et, laissant sa porte grande ouverte, sortit dans la rue sans aucune raison... Sans se demander où il allait, il se dirigea rapidement vers la Sadôvaia.

La neige tombait abondamment comme la veille ; il dégelait. Les mains enfoncées dans ses manches, tremblant et tressaillant aux chocs, aux timbres des tramways et aux rencontres des passants, Vassîliév passa de la Sadôvaia à la Tour de Soûkharév, puis à la Porte-Rouge. De là, il tourna dans la Bassmânnaïa. Il entra dans un cabaret et but un grand verre de vodka ; mais cela n'alla pas mieux. Arrivé au Razgnulaï, il tourna à droite et s'engagea dans des rues où il n'avait jamais été de sa vie. Il atteignit le vieux pont où bruit la Iaoûza, et où l'on voit les longues rangées de lumières des fenêtres des Casernes-Rouges. Pour divertir par quelque sensation nouvelle ou par une autre douleur sa douleur d'âme, ne sachant que faire, trem­blant et pleurant, Vassîliév déboutonna son pardessus et sa tunique, et exposa à la neige humide et au vent sa poitrine nue. Mais cela non plus ne diminua pas sa souffrance.

Il se pencha alors sur le parapet et regarda la Iaoûza, noire, impétueuse, et voulut s'y jeter la tête la pre­mière, non par dégoût de la vie, non pour se suicider, mais pour, du moins, se faire du mal et substituer une douleur à une autre.

Mais l'eau noire, l'obscurité, les rives désertes, cou­vertes de neige, étaient effrayantes. Il eut un frisson et partit plus loin. Il longea les Casernes-Rouges, puis revint et descendit dans un petit bois ; de là, il revint sur le pont.

« Non, pensa-t-il, il faut que je rentre, que je rentre... Chez moi, il me semble, je suis mieux... »

Et il revint... Rentré, il arracha de lui son pardessus mouillé, son chapeau, se mit à longer les murs, et marcha sans se fatiguer jusqu'au matin.Lorsque, le lendemain matin, l'étudiant en médecine et le peintre vinrent le voir, il arpentait sa chambre, la chemise déchirée, les mains mordues, et il gémissait de souffrance.

— Au nom de Dieu ! se mit-il à sangloter en voyant ses amis, menez-moi où vous voudrez, faites ce que vous saurez, mais, de par Dieu, sauvez-moi au plus vite ; ou je me tuerai !

Le peintre pâlit et perdit la tête. L'étudiant fut près de pleurer, mais, songeant que les médecins doivent être, en toute circonstance, de sang-froid et sérieux, il dit froidement :

— C'est une crise nerveuse que tu as. Ce n'est rien. Allons tout de suite chez le docteur.

— Où vous voudrez. Mais vite au nom de Dieu !

— Ne t'agite pas. Il faut se dominer.

Le peintre et l'étudiant en médecine habillèrent, de leurs mains tremblantes, Vassîliév et l'emmenèrent.

— Mikhâïl Serguièitch veut depuis longtemps te con­naître, disait en route le carabin. C'est un très brave homme, très calé. Il a passé sa thèse en 82 et a déjà

une grosse clientèle. Il traite les étudiants en camarades.

— Vite, vite... les pressait Vassîliév.

Mikhâïl Serguièitch, un médecin blond, replet, reçut les amis d'un air poli, sérieux, froid, ne souriant que d'une joue.

•— Mayer et le peintre m'ont déjà parlé de ce dont vous souffrez, dit-il en regardant Vassîliév d'un œil scrutateur. Très heureux de vous servir. Alors qu'y a-t-il? Asseyez-vous, je vous prie.

Il le fit asseoir dans un grand fauteuil et approcha de lui une boîte de cigarettes.

— Alors?... commença-t-il, en se lissant les genoux. Venons au fait... Quel âge avez-vous?

Il posa des questions, et l'étudiant en médecine ré­pondit. Il demanda si le père de Vassîliév n'avait pas eu quelques maladies spéciales, s'il ne buvait pas par accès, si on ne lui connaissait aucune cruauté ou étran- geté particulières... Il répéta les mêmes questions au sujet de son oncle, de sa mère, de ses sœurs et frères. Apprenant que sa mère avait eu une très belle voix et qu'elle avait joué parfois à la scène, il s'anima tout à coup et demanda :

— Pardon, ne vous rappelleriez-vous pas si votre mère avait une passion pour le théâtre?

Il s'écoula une vingtaine de minutes. Vassîliév était agacé que le docteur se caressât les genoux et parlât toujours de la même chose.

— Autant que je comprenne vos questions, docteur, lui dit-il, vous voulez savoir si mon mal n'est pas héré­ditaire. Il ne l'est pas !

Le docteur demanda ensuite si Vassîliév n'avait pas eu, dans sa jeunesse, des vices secrets, n'avait pas reçu des coups à la tête, éprouvé des emballements, eu des singularités, des passions exceptionnelles. On peut, sans aucun dommage pour la santé, ne pas répondre à la moitié des questions ordinaires que posent à leurs clients les docteurs consciencieux, mais Mikhâïl Serguièitch, l'étudiant en médecine et le peintre faisaient de telles figures que, si Vassîliév n'avait pas répondu à une seule de ces questions, tout eût été perdu. Recevant les réponses, le docteur les inscrivait, pour^ quelque raison, sur un bout de papier. Apprenant que Vassîliév avait suivi des cours d'histoire naturelle et faisait son droit, le docteur réfléchit...

— Il a écrit l'an dernier, dit l'étudiant en médecine une excellente thèse...

— Pardon, dit le docteur en souriant d'une joue, ne m'interrompez pas ; vous m'empêchez de me con­centrer... Oui, naturellement, cela a aussi un rôle dans l'amnésie! Travail intellectuel forcé, surmenage... Oui, oui... Vous buvez de la vodka? demanda-t-il à Vas­sîliév.

— Très rarement.

Il s'écoula encore une vingtaine de minutes. L'étu­diant en médecine se mit à dire à mi-voix son avis sur les causes immédiates de la crise et raconta que, l'avant- veille, lui, le peintre et Vassîliév avaient été rue S...

« Ils oublient pourquoi ils m'ont amené ici... singea Vassîliév. Je me sens mieux, il me semble, chez moi qu'ici... Je vais partir. »

Le ton indifférent, l'enjouement retenu avec lequel les amis et le docteur parlaient des femmes et de la malheureuse rue, lui semblaient au plus haut degré dégoûtant.

— Docteur, demanda-t-il en se retenant pour ne pas être grossier, une seule chose, je vous prie : la prosti­tution est-elle ou n'est-elle pas un mal?

— Mon bon, répondit le docteur, de l'air d'avoir résolu depuis longtemps cette question en ce qui le con­cernait, qui donc en doute? Qui?

— Vous êtes psychiatre? demanda grossièrement Vas­sîliév.

— Oui, monsieur.

— Peut-être, dit Vassîliév en se levant et se mettant à marcher à grands pas, avez-vous tous raison ; peut- être ! Mais tout cela me semble étonnant ! On regarde comme une sorte de haut fait que j'aie suivi deux facultés. On me porte aux nues parce que j'ai écrit une thèse qui sera mise au rebut et oubliée dans trois ans, mais, parce que mon âme souffre, parce que je ne puis parler des femmes déchues aussi froidement que de ces chaises-là, on me soigne; on m'appelle fou, on me plaint !

Vassîliév eut tout à coup insupportablement pitié de lui-même ; il se mit à pleurer et tomba dans un fau­teuil. Les gens qu'il avait vus l'avant-veille passèrent au vif dans son imagination.

— Elles sont vivantes, vivantes ! dit-il, en se pre­nant la tête, au désespoir. Si je cassais cette lampe, vous en auriez de la peine, et là-bas, ce ne sont pas des lampes dont il s'agit ; ce sont des êtres humains ! Des êtres vivants !

Les amis regardèrent le médecin d'un air interroga­teur.Le docteur, de l'air de comprendre parfaitement les larmes, le désespoir et les paroles du patient, et de l'air de se sentir un spécialiste en tout cela, s'approcha de Vassîliév et lui donna, en silence, à boire on ne sait quelles gouttes ; puis, quand le jeune homme se fut calmé, il le déshabilla et se mit à mesurer avec une sorte de compas la sensibilité de sa peau.

En suite de sa colère contre le docteur, de sa pitié pour lui-même et de ses larmes, Vassîliév sentit du mieux. Quand il quitta le docteur, il avait déjà honte de sa crise. Le bruit des voitures ne lui semblait plus irritant ; la sensation de pesanteur sous le cœur s'al­légeait, se fondait... Il avait en mains deux ordon­nances : l'une lui prescrivait du bromure, l'autre de la morphine... Il avait déjà pris de tout cela!

Il s'arrêta un instant dans la rue, réfléchit, et, ayant dit adieu à ses camarades, il se dirigea à pas lents vers l'Université.LA CHORISTEJadis, lorsqu'elle était plus jeune, plus jolie et avait plus de voix, Nicolâï Pétrôvitch Kolpakov, son adora­teur, vivait chez elle à la campagne, à l'entresol.

Il faisait aujourd'hui extrêmement chaud et lourd. Kolpakov ne venait que de dîner et, comme il avait bu toute une bouteille de mauvais porto, il se sentait mal à l'aise et était de mauvaise humeur. Elle et lui s'ennuyaient, attendant que la chaleur tombât pour 4 aller se promener.

Soudain, à l'improviste, on sonna. Kolpakov, en bras de chemise et en pantoufles, sursauta et regarda atten­tivement Pâcha (i).

— Probablement le facteur ou, peut-être, une amie, dit la chanteuse.

Kolpakov ne se gênait ni devant le facteur ni devant les amies de Pâcha ; pourtant il prit à brassée, à tout hasard, ses habits et passa dans la chambre voisine. Pâcha courut ouvrir.

A son grand étonnement, elle vit sur le seuil non pas le facteur, ni une amie, mais une inconnue, jeune, belle, bien mise, et, selon toute apparence, une femme comme il faut.

8

(x) Diminutif de Prascovia (nom de la choriste). (Tr.)

IE DUEL

L'inconnue était pâle, et essoufflée comme si elle eût monté un long escalier.

— Que désirez-vous? lui demanda Pâcha.

La dame ne répondit pas tout de suite. Elle fit quelques pas en avant, jeta avec lenteur un regard cir­culaire sur la chambre, et s'assit comme si, fatiguée ou malade, elle ne pouvait tenir debout. Ensuite elle remua longtemps ses lèvres pâles, faisant effort pour dire quelque chose.

— Mon mari est ici ! fit-elle enfin, levant vers Pâcha ses grands yeux aux paupières rougies de larmes.

— Quel mari? marmotta Pâcha.

Et soudain elle s'effraya au point que ses pieds et ses mains devinrent froids.

— Quel mari? répéta-t-elle, se mettant à trem­bler.

— Mon mari... Nicolâï Pétrôvitch Kolpakov.

— No... non, madame... Je... je ne connais aucun mari.

Une minute s'écoula dans le silence. L'inconnue passa plusieurs fois son mouchoir sur ses lèvres pâles, et, pour surmonter son tremblement, retenait son souffle. Pâcha, comme fichée, restait immobile devant elle et la regar­dait avec crainte et perplexité.

— Alors, demanda la dame, d'une voix déjà plus ferme, avec un sourire étrange, vous dites qu'il n'est pas ici?

—• Je... je ne sais pas qui vous demandez.

— Vous êtes mauvaise, lâche, exécrable!... souffla l'inconnue en examinant Pâcha avec haine et dégoût. Oui, oui... vous êtes mauvaise ! Je suis très contente de pouvoir vous le dire !

Pâcha sentit qu'elle produisait sur cette dame en noir, aux yeux fâchés et aux doigts blancs, effilés, une impression atroce, abominable, et elle eut honte de ses joues rouges, pleines, dë son nez picoté de petite vérole, et de ses mèches sur le front, qu'elle ne pouvait jamais ramener en arrière. Il lui semblait que si elle eût été mince, non poudrée, et différemment coiffée, elle aurait pu cacher qu'elle n'était pas honnête. Il eût été alors moins effrayant et moins honteux de se trouver devant une dame mystérieuse.

— Où est mon mari?... continua la dame. Du reste qu'il soit ici ou ailleurs, peu importe... Je dois seule­ment vous dire qu'on a découvert dans sa gestion une irrégularité et qu'on cherche Nicolaï Pétrôvitch... On veut l'arrêter. Voilà votre œuvre !

L'inconnue se leva et se mit à marcher dans la chambre avec une vive agitation. Pâcha la regardait effarée, sans comprendre.

— On va le retrouver aujourd'hui même et l'arrêter, dit la dame avec un sanglot, dans lequel on sentait l'offense et le dépit. Je sais qui l'a entraîné à cette abomination ! Mauvaise, exécrable femme ! Dégoûtante, vénale créature !... (Les lèvres de la dame se crispèrent, et, de dégoût, son nez se fronça.) Je suis sans force... écoutez-moi, femme vile !... Je suis faible, vous êtes plus forte que moi, mais il est quelqu'un qui me dé­fendra, moi et mes enfants. Dieu voit tout ! Il est juste ! Il vous fera payer chacune de mes larmes, toutes mes nuits sans sommeil ! Un temps viendra où vous vous souviendrez de moi !...

Derechef un silence s'établit. La dame marchait dans la chambre et se tordait les mains; Pâcha continuait à la regarder d'un air stupide, perplexe, attendant quelque chose de terrible.

— J'ignore tout, madame, balbutia-t-elle.

Et elle se mit tout à coup à pleurer.

— Vous mentez, s'écria la dame, les yeux brillants, la -regardant avec colère. Je sais tout ! Je vous connais depuis longtemps. Je sais que, ce dernier mois, mon mari passait toutes ses journées ici.

— Oui. Et qu'est-ce que cela prouve? Je reçois beau­coup de gens, mais je ne force personne à venir ; chacun est libre.

— Je vous dis que l'on a découvert un détourne­ment. Il a dépensé l'argent qui ne lui appartenait pas. Pour une femme... comme vous.-., pour vous, il s'est décidé au crime ! Écoutez, dit-elle d'un ton résolu, s'ar- rêtant devant la choriste, vous ne pouvez pas avoir de principes ; vous ne vivez que pour faire le mal ; c'est votre but ; mais on ne peut croire que vous soyez tombée si bas qu'il ne subsiste en vous aucune trace de senti­ment humain ! Nicolâï Pétrôvitch a une femme, des enfants... Si on le condamne, si on le relègue, mes enfants et moi nous mourrons de faim... Comprenez ça ! Et pourtant, il y a un moyen de le sauver, lui et nous, de la pauvreté et du déshonneur. Si je verse aujourd'hui neuf cents roubles, on le laissera en paix. Rien que neuf cents roubles !

— De quels neuf cents roubles me parlez-vous? de­manda doucement Pâcha. Je... je ne sais pas... Je ne les ai pas pris...

— Je ne vous demande pas neuf cents roubles... Vous n'avez pas d'argent, et je n'ai besoin du vôtre. Je demande autre chose... Les hommes offrent d'ordi­naire à des femmes comme vous des bijoux. Rendez- moi seulement ceux que mon mari vous a donnés !

— Madame, dit Pâcha, d'une voix perçante, com­mençant à comprendre, il ne m'a jamais donné aucun bijou !

— Où donc est l'argent? Il a dépensé le sien, le mien, celui des autres... Où tout cela est-il passé?... Écoutez, je vous en prie ! Je me suis laissé emporter et vous ai dit des choses désagréables, mais je m'excuse. Vous devez me haïr, je le sais, mais, si vous êtes capable de pitié, mettez-vous à ma place ! Je vous en supplie, rendez-moi les bijoux !

— Hm... dit Pâcha, haussant les épaules, je le ferais avec plaisir; mais, que Dieu me confonde, monsieur votre mari ne m'a jamais rien donné ! Croyez-en ma parole. Mais pourtant, vous avez raison, fit la chan­teuse troublée ; il m'a apporté une fois deux petits objets. Si vous le voulez, je vais vous les remettre...

Pâcha ouvrit un des tiroirs de sa coiffeuse et en sortit un bracelet en or creux et une mince bague, ornée d'un rubis.

— Voici, prenez, je vous en prie ! dit-elle, tendant ces objets à la visiteuse.

La dame devint pourpre et son visage trembla sous l'insulte.

— Que me donnez-vous là? dit-elle. Je ne demande pas la charité ; je demande ce qui ne vous appartient pas..., ce que vous avez extorqué à mon mari... cet homme faible et malheureux... profitant de votre situa­tion... Jeudi, quand je vous ai vue avec lui, au débar­cadère, vous aviez des broches et des bracelets de prix. Pourquoi jouer avec moi à l'agneau innocent? Je vous le demande, une dernière fois : me remettez-vous les bijoux?

— Que vous êtes étrange, en vérité!... dit Pâcha, commençant à s'offenser. Je vous assure que je n'ai rien reçu de votre Nicolâï Pétrôvitch, sauf ce bracelet et cette petite bague. Il ne m'apportait que des gâteaux.

— Des gâteaux !... ricana la dame. A la maison, les enfants n'ont rien à manger, et, ici, il y a des gâteaux !... Vous refusez, décidément, de me rendre les bijoux?

Ne recevant pas de réponse, la dame s'assit, et, pen­sive, regarda fixement devant elle.

— Que faire maintenant? marmotta-t-elle. Si je ne trouve pas neuf cents roubles, il est perdu et je le suis, ainsi que mes enfants. Tuer cette misérable ou me jeter à genoux devant elle?...

La dame s'enfouit le visage dans son mouchoir de poche et se mit à sangloter.

— Je vous en prie ! dit-elle à travers ses sanglots. Vous qui avez ruiné et perdu mon mari, sauvez-le à présent!... Si vous n'avez pas pitié de lui, il y a les enfants... les enfants!... Quelle est leur faute, à eux?

Pâcha s'imagina les petits dans la rue, pleurant de faim, et elle se mit à pleurer elle aussi.

— Que puis-je faire, madame? demanda-t-elle. Vous dites que je suis une misérable et que j'ai ruiné Nicolâï Pétrôvitch; et je vous le dis, comme devant Dieu lui- même..., je vous assure que je n'ai tiré de lui aucun profit... Seule, parmi nous, Môtia a un ami riche ; toutes les autres nous avons à peine le pain et le beurre (i). Je recevais Nicolâï Pétrôvitch parce qu'il est instruit

(i) Mot à mot, le pain et le kvass. (Tr.) et délicat. No"5 ne pouvoir pas no pas recevoir ceux qui viennent.

— Je demande les bijoux ! Rendez-moi les bijoux ! Je pleure.!. Je m'humilie... Vous voulez que je me mette à genoux? Le voulez-vous?

Pâcha, effrayée, poussa un cri et l'arrêta de la main. Elle sentait que cette dame, belle et pâle, qui s'expri­mait noblement, comme au théâtre, pouvait en effet se mettre à genoux, devant elle, par noblesse justement, par fierté, pour se grandir, et la rabaisser, elle, la cho­riste.

— Bon, je vais vous remettre les bijoux, dit Pâcha vivement, essuyant ses yeux. Prenez-les ! Seulement, ils ne viennent pas de Nicolâï Pétrôvitch. Je les ai reçus d'autres personnes... Si vous y tenez, ma­dame...

Pâcha ouvrit le premier tiroir de sa commode, y prit une broche de diamant, un collier de corail, quelques bagues, un bracelet, et les remit à la visi­teuse.

— Prenez ces objets, si vous le désirez, mais je n'ai tiré de votre mari aucun profit. Prenez, enrichissez- vous ! continua-t-elle, offensée par la menace de se mettre à genoux. Mais si vous êtes noble... si vous êtes sa femme légitime, vous devriez le garder près de vous ! C'est vrai, ce n'est pas moi qui l'ai attiré chez moi, il y est venu de lui-même...

La dame, à travers ses larmes, regarda les bijoux remis et dit :

— Ce n'est pas encore tout... Il n'y en a pas'là pour cinq cents roubles.

Pâcha tira encore vivement de sa commode une montre en or, un porte-cigare et des boutons de man­chettes, et dit, en ouvrant les bras :

— Il ne me reste rien... Fouillez !

La visiteuse soupira, enveloppa de ses mains trem­blantes les bijoux dans son mouchoir et, sans dire un mot, sans même faire un signe de tête, elle sortit.

La porte de la chambre voisine s'ouvrit et Kolpakov entra. Il était pâle, il secouait nerveusement la tête comme s'il venait de boire quelque chose de très amer. Il avait des larmes aux yeux.

— Quels bijoux m'avez - vous donc apportés? dit Pâcha se lançant vers lui. Quand cela? Permettez-moi de le demander?

— Des bijoux... Il s'agit bien de bijoux! dit Kol­pakov, secouant la tête. Mon Dieu ! Elle a pleuré devant toi, elle s'est humiliée...

— Je vous demande quels bijoux vous m'avez jamais apportés? cria Pâcha.

— Mon Dieu, elle, une honnête femme, fière, pure, elle voulait se mettre à genoux devant... devant cette fille !... Et c'est moi qui l'ai obligée à cela ! Moi qui l'ai permis !

Il se prit la tête entre les mains et dit en gémis­sant :

— Non, je ne me pardonnerai jamais cela ! Laisse- moi, malheureuse ! cria-t-il avec dégoût, s'éloignant de Pâcha et l'éloignant de lui, les mains tremblantes... Elle voulait se mettre à genoux et... devant qui? De­vant toi? Oh ! mon Dieu !

Il s'habilla avec hâte, et, s'écartant avec dégoût de Pâcha, se dirigea vers la porte et partit.

Pâcha s'étendit sur son lit et se mit à pleurer bruyam­ment. Elle regrettait déjà ses bijoux, donnés sans ré­flexion, et se sentait offensée. Elle se rappela comment, il y avait trois ans, un marchand l'avait battue sans raison ; et elle se mit à pleurer encore plus fort.

1893.LE VIOLON DE ROTHSCHILDLa ville était petite, moindre qu'un village. Elle n'était presque habitée que par des vieillards qui mou­raient si rarement que c'en était pitié. Il n'y fallait quelques cercueils que pour l'hôpital et la prison ; en un mot, les affaires n'y allaient pas. Si Iâkov Ivânov eût fait des cercueils dans un chef-lieu, il eût certai­nement possédé une maison, et on lui eût donné du « Iâkov Matvèïtch ». Mais, dans cette mauvaise petite ville, on ne l'appelait que Iâkov ; dans la rue on l'avait même, on ne sait pourquoi, surnommé Bronnza, et il y vivait, pauvre comme un moujik, dans une vieille petite isba d'une seule pièce où s'entassaient de compagnie, lui, Mârfa, le poêle, un lit à deux places, les cercueils, l'établi et tous les ustensiles du ménage.

Iâkov fabriquait de bons cercueils solides. Pour les moujiks et les artisans, il les faisait à sa taille, sans se tromper jamais, car il n'y avait nulle part, même à la prison, des gens plus grands et plus forts que lui, bien qu'il eût déjà soixante-dix ans. Pour les nobles et pour les femmes, Iâkov exécutait ses cercueils sur mesure et en prenait les dimensions avec une archine en fer. Il acceptait sans empressement les commandes de cer­cueils d'enfants et les confectionnait sans se déranger, à vue d'oeil, avec dédain ; en touchant l'argent, il disait chaque fois :

— J'avoue que je n'aime pas à m'occuper de niaiseries.

En dehors de son métier, Iâkov gagnait aussi quelques

sous à jouer du violon. Pour les mariages, on louait d'ordinaire, dans la petite ville, un orchestre juif que dirigeait l'étameur Moïssey Ilytch Chakhès ; l'entrepre­neur prélevait, pour sa part, plus de la moitié de la recette. Comme Iâkov connaissait surtout des chansons russes, Chakhès l'invitait de temps à autre à jouer dans son orchestre ; il le payait cinquante copeks par jour, sans parler des cadeaux des invités. Quand Bronnza s'asseyait dans l'orchestre, il se mettait tout d'abord à suer et à rougir : il faisait chaud et cela sentait l'ail à étouffer. Son violon miaulait et près de son oreille droite, la contrebasse s'enrouait ; près de la gauche, la flûte pleurait. Celui qui en jouait était un maigre juif roux, le visage couvert d'un réseau de veines rouges et bleues. Il portait le nom de Rothschild, le fameux homme riche.

Et ce maudit juif parvenait à jouer même les choses les plus gaies sur un ton plaintif... Iâkov, sans raison plausible, ressentait de la haine et du mépris pour les juifs, et surtout pour Rothschild. Il commençait à le taquiner, l'injuriait ; une fois même il voulut le battre. Rothschild s'en irrita et lui dit farouchement :

— Si je n'estimais pas votre talent il y a longtemps que je vous aurais fait passer par la fenêtre.

Et il se mit à pleurer.

En raison de cela, on n'invitait que rarement Bronnza. On ne le faisait que dans le cas d'extrême urgence, quand un des juifs manquait.

lâkov n'était jamais de bonne humeur parce qu'il lui arrivait souvent de subir des pertes effrayantes. C'était péché, par exemple, de travailler les dimanches et fêtes ; le lundi est un mauvais jour; on arrivait ainsi à un total de près de deux cents jours pendant lesquels il fallait, malgré soi, se croiser les bras. Et quelles pertes cela donnait !... Si l'on faisait, en ville, un mariage sans musique, ou si Chakhès n'invitait pas lâkov, c'était aussi une perte... Le commissaire de police fut malade et languit deux années ; lâkov attendait sa mort avec impatience, mais le commissaire partit pour se soigner au chef-lieu de district et y mourut. Encore une perte d'au moins dix roubles ! Il aurait fallu en effet, au com­missaire, un cercueil cher, recouvert de brocart glacé...

La pensée des pertes qu'il faisait assiégeait lâkov, surtout la nuit. Il mettait son violon auprès de lui, sur son lit, et, lorsque toutes sortes de balivernes lui pas­saient en tête, il touchait les cordes. Le violon résonnait et lâkov se sentait mieux.

Le 6 mai de l'an dernier, sa femme, soudainement, se sentit mal. La vieille respirait avec peine, buvait beaucoup d'eau, et chancelait. Le matin, elle alluma malgré tout le poêle et alla même chercher de l'eau. Mais sur le soir elle dut s'aliter.

lâkov, toute la journée, joua du violon. Quand il fit entièrement nuit, il prit le livre dans lequel il inscrivait chaque jour les pertes qu'il éprouvait, et, par ennui, se mit à en faire le compte pour l'année. Le total monta à plus de mille roubles ! Cela troubla tellement le vieil­lard qu'il jeta son boulier par terre et trépigna. Puis il releva l'instrument, le fit encore claquer longuement et soupira profondément.

Son visage était rouge, mouillé de sueur. Il pensa que, s'il avait mis à la banque ce millier de roubles perdus, le revenu annuel en atteindrait au moins qua­rante roubles ; donc ces quarante roubles-là étaient aussi une perte. Bref, de quelque côté que l'on se tourne, il n'est que pertes, et rien d'autre.

— lâkov ! appela tout à coup la vieille, je meurs !

Bronnza regarda sa femme. Sa figure était rose de fièvre, extraordinairement sereine et joyeuse. Il était habitué à lui voir un visage pâle, timide et malheureux, et il se troubla. Il lui sembla que sa femme se mourait en effet et qu'elle était contente de quitter enfin, pour toujours, cette isba, ces cercueils, et lâkov lui-même...

Mârfa regardait le plafond et remuait les lèvres. Elle avait l'air heureux comme si elle voyait la mort, sa libératrice, et si elles chuchotaient ensemble.

C'était déjà le point du jour. A la fenêtre l'aurore rougissait. En regardant la vieille, lâkov se rappela soudain qu'il ne lui avait pas, de toute sa vie, lui sem­blait-il, fait une seule caresse, qu'il ne l'avait jamais plainte, n'avait jamais songé à lui acheter le moindre fichu, à lui apporter d'une noce quelque friandise. Il n'avait fait que crier après elle, et lui reprocher ses pertes, se jetant sur elle les poings fermés. A la vérité, il ne l'avait jamais battue, mais il en faisait le geste, et Mârfa était chaque fois atterrée d'effroi. Il ne lui per­mettait pas de boire du thé, parce que, en dehors de cela, ils dépensaient déjà beaucoup, et Mârfa ne buvait que de l'eau chaude. Et lâkov comprit pourquoi elle avait maintenant une face si étrange, si joyeuse ; et l'angoisse l'étreignit.

Le matin venu, il emprunta le cheval de son voisin et emmena Mârfa à l'hôpital. Il n'y avait que peu de monde : il n'eut à attendre que trois heures. A sa grande satisfaction, ce n'était pas, ce jour-là, le docteur qui faisait la consultation ; il était lui-même malade : c'était l'officier de santé, Maxime Nicolâïtch, — vieillard dont tout le monde disait en ville que, bien qu'il fût buveur et querelleur, il en savait plus long que le docteur.

— Bonne santé à vous, lui dit Iâkov, introduisant la vieille dans la salle de consultation. Excusez-nous, Maxime Nicolâïtch, de venir toujours vous déranger avec nos petites affaires... Tenez, veuillez regarder; mon objet est malade... la compagne de ma vie, comme on dit... passez-moi l'expression.

Fronçant ses sourcils gris et lissant ses favoris, l'offi­cier de santé considéra la vieille, assise sur un tabouret, voûtée et maigre, le nez pointu, la bouche ouverte, et ressemblant, de profil, à un oiseau qui veut boire.

— Oui... C'est ça... dit lentement l'officier de santé en soupirant ; l'influenza ou peut-être même la fièvre... Il y a maintenant en ville du typhus. Et puis quoi? La vieille a fait son temps, que Dieu en soit remercié !... Quel âge a-t-elle?

— Soixante-dix ans dans un an.

— Eh bien, elle a fait son temps !... Il faut en prendre son parti.

— Vous^ avez certainement raison, Maxime Nico­lâïtch, dit Iâkov en souriant par politesse, et je vous suis sensiblement reconnaissant de votre obligeance ; mais permettez-moi dé le dire : tout insecte veut vivre.

— Il y a tant de choses que l'on désire ! dit l'officier, comme s'il dépendait de lui que la vieille vécût ou mourût... Alors, écoute, l'ami ; tu lui mettras sur la tête une compresse froide et lui feras prendre ces poudres deux fois par jour. Maintenant au revoir ! Bonjour.

A son expression Iâkov vit que l'affaire était mau­vaise et qu'aucune poudre ne servirait à rien. Il était clair maintenant pour lui que Mârfa mourrait vite — le jour même ou le lendemain. Il poussa légèrement du coude l'officier de santé, cligna de l'œil, et lui dit à mi-voix :

— Maxime Nicolâïtch, et si on lui mettait des ven­touses?

— Pas le temps, pas le temps, l'ami!... Prends la vieille, et que Dieu vous garde ! Au revoir.

— Faites-moi cette grâce, supplia Iâkov. Vous savez vous-même que si elle avait, supposons, mal au ventre, ou quelque chose d'intérieur, ce serait des poudres et des gouttes qu'il faudrait ; mais elle a un refroidis­sement. Dans un refroidissement, la première chose, Maxime Nicolâïtch, c'est de chasser le sang.

Mais l'officier avait déjà appelé un autre malade. Une femme entrait dans la salle, avec un enfant.

— Va-t'en, va-t'en !... dit-il à Iâkov en fronçant les sourcils. Pas d'histoires !

— Alors, du moins mettez-lui des sangsues? Faites que l'on ait éternellement à prier Dieu pour vous !

L'officier s'irrita et cria :

■— Parle encore un peu ! tête de bois !...

1

Iâkov s emporta aussi, devint pourpre, mais il ne souffla mot ; il prit Mârfa par la main et l'emmena.

Ce ne fut qu'une fois assis dans le chariot qu'il re­garda durement et ironiquement du côté de l'hôpital, et dit ;

— On en a mis des artistes îà-dedans !... A un riche, il aurait certainement posé des ventouses, et, à un pauvre, il regrette même une sangsue ! Hérodes !

Quand ils furent revenus chez eux, Mârfa entra dans l'isba et resta dix minutes debout, appuyée contre le poêle. Il lui semblait que, si elle se couchait, lâkov parlerait de ses pertes et la tancerait pour rester tou­jours couchée et ne pas vouloir travailler. lâkov la regardait, avec ennui et se rappelait que, le lendemain, c'était la fête de saint Jean-le-Théologien, le surlende­main, celle de saint Nicolas-le-Thaumaturge, ensuite, difnanche, puis lundi, mauvais jour : quatre jours de suite on ne pourrait pas travailler ; et Mârfa mourrait, probablement, un de ces jours-là. Il fallait donc faire sa bière le jour même.

Il saisit son archine de fer, s'approcha de la vieille et prit ses mesures. Ensuite Mârfa se coucha, et, s'étant signé, lâkov se mit à faire son cercueil.

Quand l'ouvrage fut terminé, Bronnza ajusta ses lunettes et inscrivit sur son livre :

« Cercueil pour Mârfa Ivânovna, 2 R, 40 c. »

Et il soupira.

La vieille restait couchée, silencieuse, les yeux clos. Le soir, quand il fit sombre, elle appela tout à coup le vieillard.

— Te souviens-tu, lâkov? lui dit-elle, en le regar­dant joyeusement. Te souviens-tu : il y a cinquante ans Dieu nous donna une enfant qui avait de jolis cheveux blonds?... Nous nous asseyions toujours près de la rivière et chantions des chansons... sous le saule...

Et ayant souri amèrement, elle ajouta :

— La petite mourut.

lâkov fit effort pour se souvenir, _mais ne put se rap­peler ni l'enfant, ni le saule.

— Tu rêves ça, dit-il.

Le prêtre vint, fit communier la vieille et lui donna l'extrême-onction. Puis Mârfa se mit à marmonner quelque chose d'inintelligible et, vers le matin, elle mourut.

Des vieilles voisines la lavèrent, l'habillèrent, la mirent en bière. Pour ne pas payer au sacristain d'argent superflu, lâkov lut les psaumes lui-même. La fosse ne lui coûta rien parce que le gardien du cimetière était son compère. Quatre moujiks portèrent le cercueil au cimetière, non pas à prix d'argent, mais par considéra­tion. Derrière la bière venaient des vieilles, des men­diants, deux illuminés. Des gens qui les rencontraient se signaient pieusement. Et lâkov était très aise que tout se passât de façon si décente, si convenable, coûtât si peu et ne fît de peine à personne. En disant le der­nier adieu à Mârfa, lâkov tâta la bière du doigt, et pensa : « C'est du bon ouvrage. »

Mais quand il revint du cimetière, une grande tris­tesse le prit. Il se sentait mal à l'aise, son haleine était brûlante et rude, ses jambes faiblissaient ; il avait soif. Et toutes sortes d'idées se mirent à lui passer par la tête. Il se ressouvint que, de toute sa vie, il n'avait pas plaint sa femme une seule fois et ne lui avait fait aucune caresse. En ces cinquante-deux années qu'ils avaient vécu ensemble dans la même isba, et qui furent très, très longues, il n'avait pas pensé à cela une seule fois, ni fait plus attention à elle que si elle eût été un chat ou un chien. Et pourtant elle chauffait le poêle chaque jour; elle préparait et rôtissait les aliments;

elle portait l'eau ; elle cassait le bois ; elle dormait sur le même lit que lui, et, lorsqu'il rentrait saoul d'une noce, elle suspendait religieusement son violon au mur et mettait son mari au lit : tout cela en silence, avec une expression soumise et tendre.

Rothschild, souriant et saluant, vint trouver Iâkov.

■— Je vous cherche, petit oncle, lui dit-il. Moissey Ilytch vous salue et vous fait dire de venir chez lui au plus tôt.

Iâkov songeait bien à cela !... Il avait envie de pleurer.

— Laisse-moi ! dit-il, et il s'éloigna.

— Est-ce possible? dit Rothschild, effrayé, se préci­pitant au-devant de lui ; Moissey Ilytch sera fâché ! Et il a ordonné que vous veniez tout de suite...

Il parut dégoûtant à Iâkov que le juif fût essoufflé, qu'il clignotât, qu'il eût, sur la figure, tant de taches de rousseur; et il lui était dégoûtant de voir sa redin­gote verte, avec des rapiéçages sombres, et toute sa silhouette frêle et falote.

— Qu'as-tu à te coller à moi, gousse d'ail? lui cria­t-il ; ne t'accroche pas ! Laisse-moi !

Le juif se fâcha et cria aussi :

— Allons, si 'ous plaît, plus de calme, sans quoi je vous fais passer par-dessus la palissade !

— Disparais de devant mes yeux ! hurla Iâkov, en levant les poings sur lui. Il n'y a plus moyen de vivre avec ces galeux 1

Rothschild, prêt à mourir de peur, s'accroupit et secoua ses mains au-dessus de sa tête, comme pour parer des coups; puis il se releva et s'enfuit à perdre haleine. En courant il bondissait, remuait les bras, et on voyait son dos» long et maigre» trembler. Les gamins, heureux de l'aubaine, coururent derrière lui, en criant : « Juif ! juif ! » Les chiens coururent aussi derrière lui en aboyant ; quelqu'un se mit à rire et siffla ; les chiens hurlèrent plus fort et avec plus d'ensemble... Puis un chien mordit sans doute le juif, car un cri désespéré et douloureux retentit.

Iâkov flâna sur le pâtis communal, puis il erra aux abords de la ville, marchant droit devant lui, et les gamins criaient :

— Bronnza arrive ! Bronnza vient ! Et ce fut la rivière. Des courlis volaient avec des cris aigus ; des canards nasillaient. Le soleil brûlait et il y avait sur l'eau une telle réverbération que cela faisait mal à voir. Iâkov prit le sentier au long de la rivière et vit une dame forte, aux joues rouges, qui sortait d'une cabine : « Hein ! pensa-t-il, quelle loutre ! » Non loin du bain, des gamins péchaient les écrevisses. En voyant le vieillard, ils se mirent à crier avec frénésie : « Bronnza ! Bronnza ! »

Et voici un vieux saule caverneux sur lequel il y a des nids de corneilles... Et soudain, dans la mémoire de Iâkov se leva comme vivante la petite fille aux che­veux blonds. C'était justement le saule dont Mârfa lui avait parlé. Oui, c'était ce même saule, vert, calme, triste... Comme il avait vieilli, le pauvre saule!

Iâkov s'assit sous l'arbre et se mit à se souvenir. Sur l'autre rive, qui est maintenant un pré immergé, il y avait autrefois un grand bois de bouleaux, et là-bas, sur la colline nue que l'on voit à l'horizon, bleuissait une vieille forêt de pins. Des barques glissaient sur la rivière.

Et maintenant, tout est nu et triste ! Sur l'autre rive, il n'y a qu'un seul petit bouleau, jeune et svelte comme une demoiselle ; il n'y a sur la rivière que des canards et des oies ; il ne paraît pas qu'il y ait jamais eu là des gabares. Il semble même qu'il y ait peu d'oies en comparaison de jadis. lâkov ferma les yeux, et, dans 5on imagination, d'énormes bandes d'oies blanches s'en­volèrent à la rencontre les unes des autres.

Il ne comprenait pas qu'il ne fût pas venu une seule fois à la rivière .-en ces quarante ou cinquante der­nières années, et que, s'il y était venu, il n'eût pas fait attention à elle. C'est que c'est une rivière assez grande, pas à dédaigner ! On aurait pu y organiser des pêcheries et vendre les poissons aux marchands, aux fonction­naires, au buffetier de la gare. On aurait pu se rendre en canot d'une propriété à une autre et jouer du violon ; et les gens de toute catégorie auraient payé pour cela. On aurait pu continuer à avoir des gabares ; cela eût été plus avantageux que de faire des cercueils. Enfin on aurait pu élever des oies, les tuer et les envoyer à Moscou en hiver. Rien qu'avec le duvet, on aurait pu gagner plus de dix roubles par an. lâkov avait laissé passer l'occasion, n'avait rien fait... Quelles pertes ! ah ! quelles pertes !...

Et si l'on avait à la fois péché du poisson, joué du violon, eu des gabares et tué des oies, quel capital cela eût produit !... Mais rien de cela n'avait eu lieu, même en rêve. La vie avait passé sans profit, sans aucun plaisir : en vain, pour moins qu'une prise de tabac. En avant, il n'y avait rien, et, autant que l'on regardât en arrière, il n'y avait eu que des pertes..., si effrayantes qu'on en avait le frisson.

Pourquoi l'homme ne peut-il pas vivre de manière à éviter les pertes et les dommages? On se demande pourquoi ont été rasés le bois de bouleaux et la forêt de pins? Pourquoi le pâtis communal reste-t-il terrain vague? Pourquoi les gens font-ils précisément toujours ce qu'il ne faut pas? Pourquoi lâkov s'est-il toute sa vie jeté les poings levés sur sa femme, et pourquoi a-t-il effrayé et insulté le juif tout à l'heure? Pourquoi les gens, en général, s'empêchent-ils de vivre les uns les autres? Quelles effroyables pertes ! S'il n'y avait pas de haine et de malice, les gens tireraient les uns des autres un énorme profit.

Le soir, et pendant la nuit, lâkov vit en rêve une petite fille, le saule, des oies tuées, Mârfa, semblable de profil à un oiseau qui veut boire, et la figure pâle et pitoyable de Rothschild, et des têtes patibulaires qui s'approchent de lui, parlant de pertes d'argent. Il se retournait dans son lit et se leva cinq ou six fois pour jouer du violon.

Le matin, il se leva avec peine et se rendit à l'hôpital. Le même Maxime Nicolâïtch lui ordonna de se mettre sur la tête des compresses froides, lui remit des poudres, et, à l'expression de son visage et à son ton, lâkov comprit que son affaire à lui aussi était mauvaise, et qu'aucune poudre ne servirait de rien.

En rentrant chez lui, il réfléchit qu'il n'aurait que profit à mourir. Il n'y a plus alors ni à manger ni à boire, ni à payer des impôts, ni à offenser les gens. Et, puisque l'homme reste dans la tombe non pas un an, mais des centaines, des milliers d'années, il y a, à cela, si l'on compte bien, un énorme profit. La vie, pour l'homme, est une dépense, et sa mort est un gain. Cette considération, assurément, est juste, mais elle est tout de même amère et triste ! Pourquoi y a-t-il sur la terre un ordre si étrange que la vie, qui n'est donnée à l'homme qu'une fois, passe cependant sans profit?...

Il ne faisait pas peine à Iâkov de mourir, mais, lors- qu'en rentrant il aperçut son violon, son cœur se serra, et il souffrit. On ne peut pas emporter son violon dans la tombe : il restera délaissé, orphelin ; il lui arrivera la même chose qu'au bois de bouleaux et à la forêt de pins; tout, dans ce monde, s'est toujours perdu et se perdra,..

Iâkov sortit de son isba et s'assit sur le seuil, ser­rant son violon sur sa poitrine. En pensant à la vie passée en vain, il joua, il ne savait quoi ; mais cela fut triste et touchant ; et des larmes coulèrent le long de ses joues.

Et plus il songeait, plus tristement chantait son violon.

Le loquet de la porte de la cour claqua une ou deux fois et Rothschild apparut sur le seuil. Il traversa har­diment la moitié de la cour, mais, apercevant Iâkov, il s'arrêta tout à coup, se blottit, et, apparemment par crainte, commença à faire des gestes, comme s'il vou­lait indiquer avec les doigts quelle heure il était.

— Approche, ne crains rien, lui dit Iâkov affable- ment, lui faisant signe d'avancer.

Le regardant d'un air soupçonneux, Rothschild s'ap­procha lentement ; il s'arrêta à quelques pas.

— Faites-moi la grâce, lui dit-il en s'inclinant, de ne pas me battre!... Moïssey Ilytch m'envoie ici une se­conde fois. « N'aie pas peur, me dit-il, retourne chez Iâkov, et dis-lui, dit-il, qu'on ne peut pas se passer de lui! Mercredi il y a une noche... » Oui, M. Chapovâlov marie sa fille à un brave homme... Et la noche sera riche, ouh!... ajouta le juif en fermant un œil.

— Je ne peux pas... prononça Iâkov, la respiration coupée ; je suis malade, frère !

Et il se remit à jouer; des larmes coulèrent tout à coup sur son violon.

Rothschild écoutait attentivement, placé de biais, les mains croisées sur la poitrine. L'expression effarée, in­compréhensible de son visage se changea peu à peu en une expression triste et douloureuse. Il leva les yeux en l'air comme s'il ressentait une torturante extase, et il fit : Vakh!

Et des larmes coulèrent lentement sur ses joues et dégouttèrent sur sa redingote verte.

Toute la journée ensuite Iâkov resta couché, le cœur serré. Quand le prêtre, en le confessant, le soir, lui demanda s'il ne se rappelait pas quelque péché parti­culier, faisant effort pour se souvenir malgré sa fai­blesse, il se remémora le visage malheureux de Mârfa et le cri désespéré du juif que le chien mordait ; et il dit d'une voix à peine perceptible :

— Mon violon, vous le donnerez à Rothschild.

— Bien, répondit le prêtre.

*Maintenant tout le monde se demande en ville où Rothschild a pris un si bon violon. L'a-t-il acheté ou volé, ou peut-être le lui a-t-on remis en gage pour de l'argent prêté? Il a depuis longtemps abandonné la flûte ; il ne joue maintenant que du violon. Sous son archet filent des sons aussi plaintifs qu'il en sortait jadis de sa flûte; mais, quand il tâche de répéter ce que jouait lâkov, assis sur le seuil de son isba, il s'en envole quelque chose de si triste, de si douloureux que les auditeurs pleurent, et lui-même, à la fin, les yeux reversés, s'écrie : vakh!...

Et cette nouvelle chanson a tellement plu en ville que les marchands et les fonctionnaires invitent Rothschild à qui mieux mieux et la lui font jouer jusqu'à dix fois.

1894.

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