Deuxième partie

CHAPITRE X Je te passerai le tagada !

Jamais un coup de saton dans le baquet d’un mec n’a eu un effet aussi radical (et même radical-socialiste). Staube ne dit pas ouf, n’appelle pas sa mère, ne compte pas les étoiles… Non, motus et anticonception ! Il va à dame dans le plus grand recueillement.

Je ne perds pas mon temps à fignoler le turbin ou à lui tâter le pouls. J’ai un petit camarade à droite qui s’occupe de moi. Ernest avait dû remiser ses pétoires pour m’ôter les fils de fer entravant mes membres. Je le prends de vitesse. Le temps qu’il défouraille et il déguste un parpin de quinze tonnes au cou. Ça fait un bruit mou, assez répugnant, il pousse le grognement du sanglier touché au bon endroit et il s’agenouille, la gueule grande ouverte comme l’entrée de Notre-Dame un jour de procession. Il se comprime les éponges en suffoquant.

— Ça ne passe plus ? je lui demande.

Pour me répondre faudrait qu’il fasse du morse, et encore !

Je prends un peu de recul et je biche un gros flacon de verre épais donnant asile à une lotion capillaire. Je lui abats la verroterie sur le bocal. Le flacon explose, le cranibard du mec itou… Le beau raisin du truand commence à se mélanger à la lotion odorante…

Faites excuse, m’sieurs-dames, mais j’ai mis le gros paquet ! Ce coup de nerf, Ernest le paie de sa précieuse existence. Après un coup de téléphone de cette importance, il est bon pour le ramasse-miettes ! À évacuer sur le vide-ordures et rapidos, je vous le bonnis !

Je me redresse, haletant. Je me sens faible et mes genoux font bravo. L’effort est noble, mais il rend chétif. J’empoigne une serviette-éponge, je fais couler de la flotte dessus et je me tamponne la vitrine… Ça fait du bien. Comme je me détourne pour reposer le linge sur le porte-servetouzes j’aperçois dans la glace deux visages dans mon dos. Une volte-face… Il s’agit de ma belle vamp et de son acolyte, le faux Carmona… Ils sont de retour, ces gentils, inopinément. L’O Cedar entre eux deux… Et Maurice tient un pistolet de fort calibre à la main. Il regarde les deux mecs allongés sur le carrelage. Son visage devient livide. Un pas en avant, il braque le soufflant et je vous parie un économiste distingué contre un serment d’ivrogne que je vais choper sa bonne camelote dans le placard !

Il est en renaud parce que je n’ai pas l’air de m’émotionner outre mesure. Alors il brandit son eurêka en roulant des yeux fous.

— Ben quoi, je fais, tu veux le vendre ou quoi ?

Régine ne pense plus à jouer les grandes tombeuses de mectons. Elle est figée dans le chambranle, les lèvres entrouvertes sur des chailles signées Colgate.

Et soudain une voix faible soupire :

— Ne le tue pas !

C’est le Staube de mon cœur qui sort lentement du cirage et qui prononce des mots sur le sens desquels je me déclare entièrement d’accord.

Maurice le regarde. Puis il me regarde. J’essaierais bien de lui rentrer dans le chou, mais il est trop crispé sur sa bon Dieu de gâchette pour que je réussisse un nouveau numéro.

Régine s’empresse auprès de Staube. Le vieux zig se remet debout en geignant. Il se frotte la brioche et a des contractions d’estomac. S’il souffrait du foie, mon massage n’a rien arrangé.

— Ligotez-le ! ordonne-t-il… Tout cela est de ma faute… J’ai voulu faire une expérience et…

Il n’a que le temps de s’affaler au dessus du lavabo pour s’expliquer avec sa nausée.

Maurice sourit rageusement en me regardant. Puis il me file un coup de genou dans le bas, si brusquement que je n’ai pas la possibilité de parer. Mes rognons sauce madère me remontent jusqu’au gosier. J’y porte la pogne d’instinct. Ô ma douleur ! J’ai droit à la banane de complément. En l’occurrence un vieux coup de plumeau sur la tasse.

Il a mailloché avec la crosse de sa seringue en utilisant le dessous ! Une escadrille d’angelots se met à me tourniquer autour comme un nuage de mouches. Je fléchis. Un nouveau gnon plus appuyé et c’est le tapis velouté princesse ! Mais je ne perds pas conscience… Une partie de lucidité subsiste sous mon pauvre crâne, me permettant encore de penser, et de penser, croyez-moi, à des choses tristes… Parce que, enfin, entre nous, je n’ai plus grand-chose à espérer de la vie.

J’ai eu ce que les généraux appellent les impondérables. Le début de mes opérations se développait suivant une ligne d’attaques judicieuses, mais hélas ! on attendait Bérurier et ce fut Blücher qui arriva ! Quand on lutte, il faut compter avec les retournements de situation. Maintenant je peux me faire inscrire chez Borniol pour une première classe !

Mon mal de gadin se calme un peu… Je suis à demi allongé sur le carrelage, les pieds et les mains ligotés avec le fil de fer qui servit naguère au même usage. Le cadavre d’Ernest gît à mes côtés. Drôle de promiscuité. Les trois autres membres de la bande sont allés se réconforter et ils ont lourdé la porte… Je fais des efforts surhumains pour m’éloigner un peu du mort et m’asseoir sur les carreaux. À force de soubresauts j’y parviens. Maintenant je tente de me libérer les poignets en tirant de toutes mes forces sur le fil de fer, mais c’est de la bonne came et le Maurice a serré tellement fort que mes mains privées de tout afflux sanguin sont d’une blancheur presque Persil.

« Rien à faire, San-Antonio… Tu vas y passer, ton heure approche. Tu as du moins la satisfaction d’avoir risqué le tout pour le… »

Je stoppe mes pensées. Pas la peine de se réciter du tricolore en vers libres. Mon regard suit un tuyau qui court le long du lambris… C’est un tuyau à gaz… Il va du cumulus à la pièce voisine — la cuisine vraisemblablement — en traversant toute la salle de bains.

Alors il me vient une bath idée, je vous jure… Une idée qui vaut son pesant de poil à gratter. Puisque je dois canner, je cannerai. Mais auparavant je jouerai un bon tour aux enfants de salauds qui m’ont mis dans le pétrin !

Le fil de fer dont ils se sont servis pour m’entraver est gros. À l’endroit du lien il pointe et sa section aiguë en fait une sorte de poinçon. J’appuie ladite pointe sur le tuyau et je pousse de mon mieux. Le fil de fer fait son chemin dans le plomb malléable. Il le transperce. Je colle mon naze sur l’orifice ainsi pratiqué car il est possible que le compteur soit fermé, mais non, ça fuse doucettement. Je perce à la file une succession de petits trous afin de libérer le gaz. Puis je m’adosse à la baignoire cimentée, j’attends…

Pourquoi Staube a-t-il empêché Maurice de me cloquer une olive dans la viande ? Maintenant il sait bien qu’il ne peut rien tirer de moi. À moins qu’il ne se fasse des illusions encore ? Qui sait ? Le monde est plein de mecs qui croient qu’on peut tirer du sang d’une pierre.

J’attends le bon vouloir de ces messieurs. Ça commence à renifler vilain le gaz de ville dans la salle de bains… Et toujours cette ampoule à vif au-dessus de ma tête… Une 100 bougies au moins ! La lumière plonge dans mes yeux comme dans des doigts crochus. Pas moyen de s’en débarrasser.

J’ai beau fermer les châsses je sens mon cerveau fouillé par cette impitoyable source lumineuse… Le gaz aussi doit me titiller les méninges. Vous parlez, dans un espace trop étroit on obtient vite la saturation nécessaire. Déjà je sens en moi comme une sorte de tendre balancement, de flottement léger.

Mes pensées s’engourdissent…

Lorsque la porte s’ouvre je distingue à travers un brouillard Staube et le Maurice des familles.

Staube s’écrie :

— Mais ça sent le gaz…

Je décris une ruade que j’ai mijotée depuis un bout de temps et qui renverse l’armoire de fer où sont remisés les objets de toilette sur la lampe du lavabo. La lampe est brisée. Elle produit l’étincelle que j’attends. Mes aïeux ! Si vous entendiez ce bouzin ! Oh ! pardon, madame, à qui ai-je l’honneur de palper les meules ? Pour du badaboum c’est du badaboum, et de first quality, je vous le promets. Un souffle brutal, détonant, étonnant, enveloppant, ferrugineux et antidérapant secoue la casba. J’entends hurler. Il me semble qu’on vient de me braquer sur la frime une lampe à souder…

J’ouvre les calbombes et je vois Maurice et Staube littéralement coupés en deux par l’explosion. Ils ont pris la grande glace murale de plein fouet sur le châssis et elle a fait l’office d’une cisaille… Le carreau est tout rouge. Le gars bibi s’est tiré de l’aventure because sa position couchée. Entre le bloc de la baignoire et l’armoire j’étais protégé. Pourtant j’ai biché une vache commotion.

Mes sourcils, mes cils sont grillés. Ça chlingue la couenne brûlaga et j’ai les éponges bouffées aux mites.

Il y a des râles tout près : ceux du gars Maurice qui a son compte et qui s’en voit pour quitter cette terre comme un bombardier dont le train d’atterrissage ne fonctionne pas.

Dans l’appartement, y a la môme Régine qui appelle sa mère et son O Cedar. Seul l’O Cedar répond par des glapissements de chacal enrhumé. Il doit être secoué itou, le cador.

Tout l’immeuble est chanstiqué. Ça remue dans la taule. Des cris dans l’escadrin… Des sirènes de pompelards… Déjà ? Il est vrai que je n’ai pas la notion précise du temps…

À demi asphyxié je rampe en direction de la lourde. Parvenu dans l’encadrement je murmure un grand au revoir général, mes biches, et je mords la moquette.

Rappelez-vous qu’il faut que l’organisme du mec soit solide pour résister à pareil traitement.

J’ai un grand soupir heureux. Beau turbin, le gnace qui remplace le San-Antonio est encore dans le porte-monnaie de papa !

Tu peux t’offrir un valdingue dans le cirage, mec, t’as tellement mérité de la patrie que ton nom sera gravé en lettres d’or dans le pont-lévêque, le brie et, éventuellement, le fontainebleau à la crème !

CHAPITRE XI Sois belle… et parle-moi !

C’est chez le pharmage du bout de la rue que je reprends vraiment mes esprits. Le marchand de purges me fait renifler un truc vivifiant qui doit être de l’oxygène. Ça ramone mes éponges et me grise un peu… Je me délecte… J’ouvre les carreaux sur les mille bocaux de l’estanco qui dansent une sarabande autour de moi. Puis les bocaux s’arrêtent et un seul subsiste. Un gros, rouge, qui a la voix de Bérurier.

— Et alors, ma petite fille, on s’offre des vapeurs ?

Je remue la langue avec d’infinies précautions. Elle s’arrache de mon palais et me permet enfin dénoncer une série de vérités.

— Bérurier, je balbutie, tu es le plus parfait prototype du cornichon à roulettes que j’aie jamais rencontré. Je savais que tu avais un porte-monnaie avec même des timbres-poste dans le soufflet du milieu, c’était déjà un signe de gâtisme précoce… Mais de là à te laisser blouser par un emmanché de seconde catégorie, c’est impensable !

Mon baratin dit d’une voix mourante lui va droit au cœur.

— San-A. ! pleurniche-t-il… Je te jure que ça n’est pas ma faute ! Tu aurais été à ma place, tu…

Je l’interromps.

— Il est frais, le roi de la filature ! Tu as lu ça dans les albums de Tintin, dis voir, grosse gonfle ! Tu le sais pas que je viens de passer la plus sale heure de ma vie ? Le grand jeu qu’ils m’ont fait, ces peaux de vache ! Tout le toutim, le jamais vu… Cimenté ! Ça te dit quelque chose, hé, tas de graisse !

— Écoute, supplie-t-il, calme-toi, y a du monde.

— J’espère bien ! C’est pas à huis clos qu’on peut juger une incapacité comme la tienne…

— Écoute, San-A…

— Suffit, d’abord, appelle-moi monsieur le commissaire ! En voilà des façons. Tutoyer un supérieur lorsqu’on est le dernier des minables ! T’es pas même bon à passer la paille de fer… Ton job dorénavant c’est de raconter des histoires sales dans les banquets d’anciens combattants 14–18 !

— San-A. ! T’es injuste ! Je m’étais garé à quelque distance… De nuit, tu parles ! Quand elle est ressortie, la nana, j’ai cru que c’était toi qui l’accompagnais… Je leur ai filé le train à travers Pantruche… Ils sont allés dans un petit hôtel discret rue Joubert… Y avait deux entrées… Je m’ai dit, te connaissant comme je te connais, que tu lui faisais une fleur…

— De quoi ! je renaude, constatant que le pharmacien et ses préparateurs se passionnent pour la discussion. Qu’est-ce à dire ?

— Il est ça à dire ! tonne le Bérurier qui en a classe de se faire traiter comme une serpillière, que tu grimpes toutes les nanas que tu rencontres !

Il se tourne vers le pharmacien qui est de garde cette nuit-là et ne paraît pas le regretter.

— Un jupon et il y a plus personne, c’est pas un homme, c’est un appareil à composter ! Alors vous parlez que…

Il change de ton, se fait grave, décent…

— Je me suis rancardé au bout d’un moment : y avait deux entrées, je te le répète… Plus personne dans la piaule où les avait conduits la bonniche de la taule ! J’ai compris que quelque chose ne tournait plus rond et je me suis ramené dans le coincetot.

— T’as toujours été classé champion du monde de déduction, Bérurier… Y a qu’à une chose que t’as pas encore trouvé d’explication, c’est à ta couennerie ! Le gars qui t’a distribué la marchandise n’y est pas allé avec une cuillère à café ! Il t’a fait le bon poids, souviens-t’en…

— Si tu le prends sur ce ton, rouscaille Bérurier, je rentre chez moi !

— T’as raison, ta bourgeoise a dû finir de s’embourber le coiffeur d’en bas !

Son regard s’embue. Je regrette cette boutade et je me calme.

— Dites voir, je fais au pharmacien, vous n’auriez pas quelque chose de plus alcoolisé qu’un ballon d’oxygène à m’offrir ?

Il est éberlué.

— De l’alcool ?

— Oui… Le plus raide possible, c’est pour me déguiser en homme valide… J’ai besoin d’un remontant.

Il s’annonce avec une bouteille de fine champagne qu’il est allé cueillir dans son arrière-boutique.

— Ça vous va ?

— Au poil…

Je liche une lampée qui remplirait le réservoir de votre bagnole. Comme Bérurier louche sur le breuvage, je lui tends le flacon et il marche sur mes brisées. Le pharmacien et ses assistants commencent à se demander si nous travaillons dans la police ou bien si nous passons à Medrano en fin de la première partie dans un numéro de duettistes.

— Paie ! fais-je à Bérurier… T’as ta bagnole au moins pour me ramener à la maison ?

— Évidemment… Même qu’il y a la fille dedans.

— Quelle fille ? interrogé-je, sans piger…

— Mais… celle que t’as rambinée au Rally… Comme j’arrivais ici elle se taillait à toute vibure… Je venais d’entendre l’explosion… À tout hasard, je l’ai arrêtée…

Du coup, il regravit les échelons de mon estime, le Gros.

Et quatre à quatre même.

Je me redresse en titubant. Ça tournaille un peu… Les bocaux continuent à jouer au manège… Mais le sol ne se dérobe pas. Je constate alors que je suis drapé dans un rideau. Il est bath, le superman de la sourde ! On dirait que je joue Britannicus pour les tournées Baret ! Je m’aperçois dans une glace du magaze et j’ai un haut-le-corps !

Une vieille morue de Saint-Germain qui s’annonce pour acheter de l’aspirine croit rêver et décide de mouler un peu le rhum blanc de la Martiniquaise !

Je prends congé des braves gens qui m’entourent et je sors au bras de Bérurier.

— On se croirait à une noce, dit-il… Tu fais une jolie mariée, dommage que tu ne sois pas Charpini, l’illusion serait totale !

— Recommence pas à faire de l’esprit, gars… Je suis pas encore assez valide pour subir tes débordements…

* * *

C’est pour moi un spectacle d’un douceur infinie que de découvrir la môme Régine, un peu fripée, dans la bagnole de Béru, entre deux agents de police… En m’apercevant, elle a un grand cri muet… Ses yeux s’exorbitent. Et elle s’enfonce dans la banquette avec le secret désir de se confondre avec les ressorts.

— Bonjour, chère petite médéme ! je lui dis… C’est gentil à vous de nous avoir attendus !

Je fais signe aux poulardins qu’ils peuvent se tailler. Ils font le salut militaire à ce vieux rideau qui me voile et se trissent. Je m’installe aux côtés de la môme.

— Où allons-nous ? demande Bérurier, à la Grande Cabane ?

— Pas tout de suite, mon amour… Auparavant on va faire un petit tour chez moi, j’ai envie d’une douche et d’un costar potable, figure-toi… Et en avoir envie n’est rien. J’ajouterai même que j’en ai le plus impérieux besoin.

— C’est itou mon avis, décrète le Gros, lequel vient de réintégrer son optimisme comme un lapin regagne son terrier.

* * *

Il y a de la lumière dans la chambre de Félicie lorsque nous débarquons dans mon pavillon de Saint-Cloud. La pauvre chérie ne pionce presque jamais lorsque je ne suis pas là. Alors comme je m’y trouve rarement, elle somnole un peu en guise de sommeil. À son âge c’est normal… Vieillesse qui dort, d’après elle, étant comme jeunesse qui veille, bien près de la mort.

Pour veiller, elle veille la jeunesse cette noye !

On peut dire qu’elle fait du rabe de rabe…

— Amène la greluche ! je dis à Bérurier…

Comme je referme la lourde derrière eux, Félicie apparaît en haut de l’escadrin, dans sa chère vieille robe de chambre de pilou rouge… L’air très comme il faut, malgré l’heure tardive.

— Tu es en compagnie ? demande-t-elle.

Je donne la lumière. Elle pousse un cri en m’apercevant.

— Que t’est-il arrivé ?

— Je suis allé à une soirée costumée, M’man, c’est moi qui faisais le marchand de tapis qu’on a passé à tabac !

— Mais tu es tout contusionné ?

— Ça n’est rien… Va brancher le chauffe-eau et prépare du café fort…

— Monsieur Bérurier ! soupire-t-elle, à votre avis, est-ce une existence décente pour un garçon ?

Le Gros grimpe trois marches et fait un baisemain à Maman histoire de montrer qu’il a potassé à fond le guide des bonnes manières. Félicie qui n’est pas accoutumée à pareille civilité, et de ce fait croyait participer à un énergique shake-hand, lui colle le dos de la pogne dans le naze.

— Oh pardon ! s’exclame-t-elle.

— Y a pas de mal, assure Bérurier en se frottant le blair.

Maman s’informe, discrètement, en regardant Régine.

— Qui est mademoiselle ?

— Une enfant de putain, assure Bérurier, oubliant ses bonnes façons !

CHAPITRE XII Vas-y, j’t’écoute !

Jamais interrogatoire ne s’est déroulé dans une ambiance plus familiale que celle-ci.

Lorsque j’ai achevé de prendre ma douche et de revêtir des fringues décentes, je radine au salon, comme font ces dames lorsqu’un miché vient se faire éponger. J’y trouve mon gros Bérurier vautré sur un sofa, le bada sur le nez, s’efforçant de parler de manière courtoise avec Félicie tandis que miss Régine-Faux-Derche est menottée après le tuyau de chauffage central suivant un système mis au point par tous les archers de la maison parapluie.

Félicie contemple tristement la déesse et je sais que son âme compatissante saigne. C’est pourquoi je lui conseille vivement de retourner se filer dans les toiles.

Au milieu de la table, il y a un plateau avec des tasses et une odorante cafetière.

— Buvons un jus, Gros, je conseille à Béru, on en a besoin…

Il déclare que c’est une excellente idée.

Je me sens un peu flagada, je dois le dire. La douche m’a à la fois revigoré et fauché les cannes. Je donnerais votre slip des dimanches contre une perturbation atmosphérique pour pouvoir en écraser un bon coup. Je sens qu’un sérieux dodo achèverait de me réparer. Mais l’homme propose et le boulot indispose ! C’est la vie ! La vie de ce que les bavards de réunions appellent les hommes de bonne volonté !

On les a toujours, les hommes, avec des définitions de ce genre. Pourvu qu’on les glorifie, ils mouillent et ils vont au casse-tronche en colonne par deux ! Les autres qui sont des petits marles le savent bien ! Alors vas-y l’homme de bonne volonté ! Et d’abord, dites-moi les mecs, la bonne volonté de quoi ? La volonté du renoncement, la volonté du sacrifice. La volonté de laisser passer devant ceux qu’ont des exigences et les moyens de les imposer ! La volonté d’être un clodo, un lavedu, un pauvre gnace ! Je jure de rester docile toute ma vie ! De me faire ratisser mon pauvre fric quand on me le réclamera sur papiers en Technicolor ! De ne pas rouscailler quand on m’enverra jouer à la torpille humaine contre d’autres hommes de bonne volonté qui ont un autre territoire ! Ça fait un moment que je les pratique, les hommes de bonne volonté ! Un sacré moment, oui, que je les vois s’entasser dans des autobus ou dans des wagons à bestiaux selon qu’ils sont civils ou mirlitaires ! Un moment que je les regarde faire la queue devant les perceptions et parfois les boulangeries… Frileux, peureux, chiasseux, humides, pleurant sans cesse, eux que voilà ! Poireautant devant une porte, toujours, pour attendre ils ne savent qui, ils ne savent quoi ! Un peu de pain ou d’amour, un peu d’oubli ou un enterrement…

Ah, puis chose ! C’est la fatigue qui me déprime…

Félicie, docile comme un troupeau de moutons, se casse après avoir fait la révérence à Bérurier… Ce dernier souffle sur sa tasse de café chaud en fredonnant de façon nasale, l’un de ses immortels succès : J’ai dans le cœur une petite horloge

Il y a de la torpeur dans l’air. Quelque chose de las et de malsain… Quelque chose de pénible…

Je regarde la môme. Elle ne dit rien. Elle n’a pas le genre cavalière Elsa du tout ! C’est pas une dompteuse, c’est à la fois plus et moins… C’est… Oui, c’est une femme ! Et qui plus est encore : une femme abattue.

J’ai beau les mépriser un peu, les donzelles, je dois bien reconnaître qu’elles m’émeuvent toujours… Elles ont toutes le petit je-ne-sais quoi qui nous sèche la gorge. Un petit éclat doux dans le regard, une inflexion rauque de la voix, un air un peu penché et voilà que le remue-ménage commence dans notre intérieur. Il n’y pas plus salingues qu’elles et pourtant c’est avec leur pureté qu’elles nous séduisent. Même quand elles se déloquent avec une bonne volonté incroyable, même quand elles vous font le grand jeu au paddock, elles trouvent le moyen de vous émouvoir par leur blancheur Persil.

C’est ça le miracle… Et nous, les hommes, nous avec nos bonnes saloperies, nous cherchons obstinément le petit myosotis bleu…

— Donne-lui une tasse de jus, fais-je à Bérurier.

Il me regarde.

— C’est ta semaine de bonté ou quoi ?

— Ne t’occupe pas de ça…

En rechignant, il verse du café dans une tasse.

— Combien de sucres, princesse ? demande-t-il.

— Deux…

Il se marre.

— Je te jure, les potes nous verraient, ils ne voudraient pas le croire ! Cette bergère qui t’a embarqué dans un piège à loup et que tu dorlotes ! T’as l’âme sensible ou quoi ?

— Dis voir, Gros, je murmure, à quelle heure tu fermes ta grande gueule ? C’est à titre de renseignement que je te demande ça…

Il hausse les épaules.

— Je suis de garde cette nuit !

Avec des gestes presque maternels il fait boire le caoua à Régine. Moi j’avale le mien… Une tasse de jus, vous me direz que c’est pas grand-chose, mais ça prend une valeur de thérapeutique lorsqu’on la consomme au milieu de la nuit après de sérieux avatars.

Je m’essuie la bouche et je vais vérifier si Félicie a bien regagné sa chambre. Rassuré de ce côté, je lourde à clé et je m’avance vers la vamp.

— Écoute, môme, attaqué-je, tu dois comprendre que les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures…

Cette entrée en matière peu originale est ponctuée par un ricanement méphistophélique de Bérurier dont le regard devient aussi crétin que celui d’un saint-bernard.

— … Au point où tu en es, poursuis-je, il ne te reste plus qu’une voie : celle des aveux. Je dois te dire que nous sommes rigoureusement décidés à te faire parler. Tes petits copains sont cannés, tu peux te dégonfler, ma fille… Ça soulage et ça renouera des relations courtoises entre nous…

Elle me regarde obstinément, sans ciller. Elle est un peu pâlotte, mais elle s’efforce au calme, à la dignité… Le fond, le fin fond de son œil me considère, m’étudie… Elle me demande si je suis le gros loup-garou qui est capable de molester une charmante poupée ou bien si je suis le brave naveton au cœur sensible que mon collègue vient de décrire.

Je m’applique à garder la frime inexpressive, ce qui est bigrement duraille lorsqu’on est un gars ardent, tumultueux, toujours prêt à faire le coup de poing ou le patin fignolé princesse.

— Je ne sais rien, dit-elle. J’étais l’amie de Staube, il vous suivait et vous a désigné à moi en me disant de vous vamper et de vous amener à l’appartement, rue de Verneuil !

« C’est ce que j’ai fait… Je ne savais pas pourquoi il agissait ainsi, je…

Elle s’arrête, histoire de vérifier si je mords à l’hameçon.

Je lui souris gentiment. Elle me sourit d’un petit air navré. Alors je lui file une tarte qui détroncherait un bœuf… Elle aura pas besoin de se coller du fond de teint sur le museau avant longtemps, du moins pas sur la joue gauche ! Des larmes jaillissent de ses yeux…

Elle est secouée de sanglots rentrés.

— Si tu veux m’émouvoir, lui dis-je, t’as intérêt à me jouer du Chopin… Tu sais, les larmes de grognace, ça fait un bout de temps qu’elles ne me touchent plus !

Régine commence à piger que je ne suis pas le bon pigeon à plumer qu’elle espérait.

— Mais, tente-t-elle de protester, je vous dis la vérité.

Elle a automatiquement droit à une autre baffe. Comme je suis gentil dans le fond et soucieux de la symétrie, je la lui télégraphie sur l’autre joue en priorité.

— Oh ! s’exclame-t-elle en hurlant.

C’est la grosse crise cette fois. Elle y va de son chagrin.

Bérurier paraît tout attendri… Il s’essuie furtivement la paupière. Puis, s’approchant de la fille.

— Mon pauvre petit, dit-il, qu’est-ce qu’il t’a fait ce grand brutal ?

Et, tout en s’apitoyant, il lui colle une mornifle sur la première joue.

— Ce qu’il y a de malheureux, avec les gonzesses, dit-il, c’est qu’à part les baffes tu ne sais pas où les chapoter.

Il explique doctement, tandis que Régine hurle de douleur :

— Un bonhomme, t’as de la ressource. Tu peux y filer des coups de latte dans les noix ou des ramponneaux au plexus… Mais une femme, non ! C’est plus fort que soi, on est délicat avec elle.

Pour montrer l’étendue de sa délicatesse, il octroie son doublé à la greluche.

— Tiens, mignonne, c’est ma fête ! annonce-t-il.

Elle ne ressemble plus à Miss Univers, je vous jure ! Son visage tuméfié, brouillé par les larmes, est assez déprimant. On dirait une gueule d’accidentée. Notez qu’on peut ranger dans les accidents de la circulation les gnaces qui se font perturber la façade par des flics…

J’espère que maintenant elle aura pigé.

Sur ce, on frappe à la porte et la voix ravagée de Félicie demande :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien, Maman, c’est la jeune fille qui fait des vocalises…

— Excusez-la, elle donne un récital à Pleyel demain…

J’entends le pas fureteur de ma vioque qui s’éloigne dans le couloir.

— Tu parles ou on se raconte la dernière de Champi ? questionné-je. Je te préviens que ces séances me dépriment. Alors, pour en finir plus vite, je vais employer les grands moyens…

Elle secoue la tête et crie :

— Je ne sais rien ! Rien ! Rien !

Je fais la grimace.

— Je n’aime pas les vers de six pieds, surtout avec des chevilles comme ça… Bon, puisque tu as la comprenette difficile, on va passer à un autre genre d’exercice.

Son visage se crispe sous l’effet de l’appréhension.

— Ne te tracasse pas, ça ne te fera pas mal ! Et qui plus est, pas de mal.

Je sors, suivi par le regard interrogateur de Bérurier et par celui, inquiet, de Régine.

Je vais jusqu’à ma salle de bains. Cette nuit est la nuit des salles de bains ! Y a des nuits du 4-Août, des nuits du cinéma… Eh ben moi, j’ai mes nuits hydrothérapiques… Chacun son lot !

J’y prends une tondeuse. Pas une tondeuse à gazon, non, une tondeuse à crins… Et je reviens à ma prisonnière. Je constate que ce sadique de Béru a profité de mon absence pour l’assaisonner un peu plus… Elle couine comme une femelle en rut ! Ça me gêne à cause de Maman. Pour une fois que j’amène une nana sous le toit familial, je me comporte drôlement avec elle, hein ? Avec ça, jamais les voisins n’admettront que je peux faire un bon mari !

Régine me regarde sans piger. Cette tondeuse, dans mes mains, a un aspect barbare.

— Je t’ai prévenue que ça ne te ferait pas mal, dis-je…

J’ajoute, à l’intention de Bérurier :

— Tu veux la tenir, dis, Gros, pendant que je vais la tondre… La mode est aux cheveux courts cette année…

Du coup, elle ne songe plus à chialer, la souris. Ses tifs ! Vous parlez, c’est sacré !

Elle se voit déjà avec la tronche en boule d’escadrin, lisse comme une ampoule électrique. Ça la défrise, si j’ose me permettre cette métaphore.

— Je vais parler, annonce-t-elle d’une voix lamentable…

Je fais jouer devant ses yeux les chailles grignoteuses de la tondeuse.

— Bravo, mignonne, mais que ce soit vite et sans plus de manières, tu entends ?

Elle entend. Moi aussi. Et voici ce qu’elle nous dit…

CHAPITRE XIII Peau de balle…

Au moment de l’invasion allemande en Pologne, un savant polak venait de terminer la mise au point d’un engin meurtrier tout ce qu’il y a de meû-meû ! Cet engin, d’après Régine, consistait en une balle de fusil creuse contenant un acide extraordinairement puissant. J’appelle ça un acide because la chimie et moi n’avons aucun rapport même sexuel. Ça me fait du reste pleurer les noix de penser que, la plupart du temps, dans mon cornichon de bizness, je risque mes os et la viande qui les décore pour sauver des trucs auxquels je ne pige rigoureusement rien. Ceux qui suivent mes Mémoires comme on suit le feuilleton de son canard habituel savent qu’il m’est parfois arrivé de jouer les derniers jours de Fort-Archambault à moi tout seul pour rapporter à mes chefs une fiole contenant un liquide qui aurait aussi bien pu être de la pisse d’âne ou du Solivaisselle !

Pour en revenir à notre savant polak, sa découverte est prodigieuse car le fameux acide offre la particularité redoutable de tout attaquer… Fer, pierre, bois, verre, rien ne résiste à sa morsure implacable.

Que la balle percute un char d’assaut et en moins de temps qu’il n’en faut à un lapin pour se reproduire, le blindé paraît avoir été bouffé par les mites… Pensez aux effets qu’un tel machin chose peut avoir sur la coque d’un cuirassé par exemple…

Donc, au moment de la guerre, le brave savant (encore un bienfaiteur de l’humanité, comme vous pouvez en juger !) a ramassé ses fafs, sa balle spécimen et sa brosse à dents… Puis, comme beaucoup de ses compatriotes, il s’est barré en France dans l’espoir d’y trouver le calme et le repos… L’idée était fameuse car effectivement il l’a trouvé le repos… Et même le repos éternel puisque à peine débarqué sur notre territoire il a reçu une bombe sur le coin de la terrine. Au tas ! qu’il a été, le champion du détachant, lui et ses formules… On n’arrête pas le progrès, dit-on ? Eh ben, mon colon qu’est-ce qu’il te faut !

Avant de clamser, le gnard avait cloqué son matériel dans le coffre de l’hôtel où il était descendu. Un compatriote à lui est venu le réclamer, en faisant valoir une parenté douteuse.

Il avait des papelards signés par l’ambassade de Pologne, re-bref, il a eu le gérant de l’hôtel à l’influence. Ainsi il a récupéré la fâcheuse invention et les notes…

Bon, fin du chapitre premier. Nous arrivons maintenant à l’invasion de la France. Les Frizous, qui étaient au courant de la découverte, ont délégué un crack de leur police pour enquêter. Et ce crack n’était autre que Staube.

Vous voyez comme tout s’enchaîne (d’arpenteur, dirait Bérurier). Le Staube a retrouvé la trace du pseudo-parent du savant. Un certain Biernarski. Vous pigez, oui, avec vos cerveaux format noisette ?

Ce dernier, continuant de fuir devant l’avance allemande (quand une habitude est prise, voyez-vous !) se trouvait en Espagne.

Staube s’y est rendu et il lui a chouravé la formule de l’acide que Biernarski détenait… L’affaire pouvait stopper là, seulement il y a eu un hic tellement grand que vous n’auriez pu le faire rentrer dans les Galeries Lafayette ! Les savants allemands ne purent fabriquer l’acide en question car il leur manquait une chose primordiale : le contenant de ce contenu féroce qui détruisait tous les matériaux ! Tous les essais d’alliages furent inefficaces et, de ce fait, les recherches furent abandonnées.

La guerre s’acheva. Biernarski rentra en Pologne, Staube se planqua en Espagne car il s’était terriblement mouillé à la Gestapo et des années passèrent. Biernarski narra l’histoire aux autorités polonaises qui firent des recherches en Allemagne. On sut alors que l’invention n’avait pas eu de suite à cause de cette absence d’un matériau susceptible de le recevoir. Il fallait la balle puisque cette dernière contenait à la fois l’acide et la matière qui lui résistait… Drôle d’imbroglio, pas, mes mômes ?

Pas trace de balle ! Alors, choc en retour, cette fois c’est Biernarski qui se met aux trousses de Staube ! Le lièvre devient chien de chasse ! Il retrouve l’Allemand dans le pays où l’Allemand l’avait trouvé, ô ironie du destin… Ils ont la vache explication, et ils admettent que la pochette de documents saisie à l’hôtel ne contenait que des formules… Conclusion : le savant polonais n’avait pas carré ses œufs dans le même panier. En homme sage, il avait placé la balle ailleurs !

Les deux ennemis se quittent, persuadés qu’ils ont la possibilité de retrouver cette balle en cherchant bien, et les voilà qui, séparément, se mettent en quête de l’objet dangereux.

Reprenant les choses à la base, ils arrivent au même résultat : le savant polonais avait confié l’engin à un de ses amis français, ne conservant avec lui que ses formules… L’ami est un homme d’affaires qui reconnaît avoir reçu un petit colis en dépôt, mais refuse de le remettre à Biernarski, qu’il soupçonne de subir l’obédience soviétique (comme on dit, quand on s’exprime bien). Et l’obédience soviétique n’a jamais emballé un riche homme d’affaires de l’Ouest !

Aux grands maux les grands remèdes : Biernarski paie un spécialiste du fric-frac pour faucher le pacson dans le coffre de l’homme d’affaires… Il va en Pologne chercher des pions pour douiller le gars… Quand il est de retour, Carmona — vous avez deviné que c’est lui le spécialiste, à moins que vous n’ayez un caramel mou à la place du cervelet — a opéré son turbin.

Il l’a planqué… Et, poursuivi par les propositions pressantes de l’équipe Staube, qui deviennent vite de grosses menaces, il se livre sur ma personne à la séance que l’on sait.

Conclusion, la balle est toujours introuvable, mais cette fois-ci tous les protagonistes de l’affaire sont morts et je reste seul avec la môme Régine devant un problème insoluble…

Je suis pas gâté ! Dans tout ça, pas une lueur, rien qui puisse me brancher sur un chemin valable…

Bérurier avise une bouteille de fine et s’en empare sans me demander mon avis.

— Te gêne pas, je murmure…

— Non, dit-il, je ne fais pas comme chez moi !

Il se verse un grand godet.

Ayant vidé celui-ci, il clape de la menteuse avec mélancolie.

— Tu parles d’une histoire à dormir debout, fait-il… C’est pas une balle, mais peau de balle !

— Et comment…

— T’es certain qu’elle n’a rien d’autre à cracher, cette chérie ? demande-t-il plein d’espoir. Files-y donc un coup de tondeuse dans les tifs qu’on voie à quoi elle ressemble en Chéri-Bibi !

— Non ! Non ! J’ai tout dit ! s’écrie Régine.

Elle a tout dit. De ça, je suis à peu près certain.

— Qu’est ce que tu foutais dans l’aventure ? je questionne.

— Rien…

— T’as une façon d’être inactive pas ordinaire !

— J’étais l’amie de Staube…

— Salope !

— Je travaillais dans un magasin de fourrures… Mannequin… Il a été très gentil… Il avait de bonnes manières…

Tu parles ! Le coup de la baignoire c’était signé Gestapette ! J’aurais dû m’en gaffer tout de suite.

— Et alors, trésor cher à mon battant, tu t’es laissé ensorceler par son subjonctif passé et sa façon de tenir le petit doigt levé en buvant son café ?

Elle baisse le nez. Qui donc comprendra jamais les souris ? Personne, bien sûr. Avec elles c’est mystère et caleçon de bain !

Vous leur proposez Apollon et c’est Quasimodo qu’elles empoignent… Tant mieux, notez bien… Dans le fond c’est rassurant. Ça met l’espoir à la portée de toutes les bourses !

Tout le monde a sa chance, la couleur qui sort est la couleur gagnante ! Annoncez-vous, nobles représentants de la race humaine, alignez-vous pour la parade, avec vos bandages herniaires, vos ventres de chanoine (je cherche fortune autour du Chanoine), vos pieds plats, vos airs glands, vos crânes chauves, vos bouches édentées, vos slips inhabités, votre eczéma chronique, et votre grand cordon de la Légion d’honneur en bandoulière !

Formez les rangs ! V’là la pin-up qui passe ! On va procéder au tirage au sort… Le premier lot : un gâteau confectionné par la baronne… Second lot la baronne elle-même ! Sur un lit de roses !

— Bon, admets-je enfin… T’étais sa maîtresse… Et tu es devenue sa complice… Par amour ou par cupidité… Les grognaces ne résistent pas à l’attrait d’un truc qui brille ou d’un chiffon de chez Machinchouette !

Tenez, puisqu’il est très tard et que je suis vanné à fond de ballon, je vais vous dire mon rêve… Mon rêve secret… Eh bien ce serait de rencontrer une femme… Une qui a vécu… Une qui ait cherché beaucoup et qui n’ait pas trouvé… Une qui n’y croirait plus… Une qui ne rêverait plus que d’un carré d’herbe sur quoi s’étendre pour pouvoir regarder le ciel avec ses nuages et ses oiseaux… Celle-là, je me mettrais en face d’elle, si je la rencontrais, vous entendez, tas d’enflures ? Simplement en face d’elle. Et on se regarderait à l’infini… Jusqu’à ce que nos yeux nous brûlent ! Sans parler, surtout ça… Les mots, c’est trop dangereux. Ça vous part dans la gueule au moment où on ne s’y attend pas… Et ça fait mal… Ça laisse des traces ! Et le silence infini, voulu, profond, il serait à nous comme un enfant. Ensemble nous réussirions ce miracle : créer un peu d’infini…

— T’aurais pas une bricole à bouffer ? s’informe Bérurier, j’ai les crocs !

Tout le monde descend ! Mon idéal se dégonfle…

— Va voir dans le frigo, mec… Félicie a toujours de la bouffetance en rabe, comme si elle s’attendait à ce qu’une noce égarée vienne se faire héberger…

Il disparaît, tout joyeux. Lui, son infini arrive à se concentrer dans une rondelle de saucisson. C’est un heureux !

— Dis, Régine, t’as l’adresse de l’homme d’affaires à qui Carmona a rousti la balle ?

Elle fronce les sourcils.

— Je crois que c’est un certain Bargette, rue Molitor… Vous trouverez sur le Bottin.

— D’ac…

Elle ajoute :

— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ?

— Moi ? Rien, fillette… C’est une question qui intéresse l’État… Complicité dans plusieurs affaires de meurtre, ça va chercher quelques marcotins de ballon, mais avec les châsses que t’as et surtout les formes, tu t’en tireras au rabais, crois-moi…

Comme Bérurier se ramène avec en pogne un sandwich gros comme ma cuisse, je lui montre la souris.

— Allez, Gros, emmène mademoiselle au violon et va te zoner, je te remercie, j’ai plus besoin de toi…

Il hausse les épaules.

— C’est pas malheureux… Si je comptais mes heures de nuit, je ferais fortune…

— T’en fais pas, t’auras droit à la retraite si les petits cochons de truands ne te flinguent pas en route !

— Ouais…

— Et te laisse pas amadouer par madame…

— Tu me prends pour une crêpe ?

Il ôte un côté des menottes afin de dégager Régine du chauffage central, mais, prudent, il les lui repasse aussitôt.

Je les regarde partir dans la nuit et, mort de fatigue, je m’allonge sur le divan du salon !

NOTA. — Certains lettrés pourront constater qu’au cours de la précédente narration j’ai employé plusieurs temps différents. Qu’ils ne croient pas à de l’incertitude de ma part, non plus qu’à de la fatigue cérébrale. En toute modestie, il s’agit d’une virtuosité grammaticale. Depuis toujours je caressais l’espoir d’unir le passé composé, l’imparfait et le passé simple dont l’esprit d’autonomie me contristait.

C’est désormais chose faite !

CHAPITRE XIV … et balais de crin !

Fin de nuit cauchemardesque et antidérapante, les gars !

C’est plein de balles acidulées dans ma tronche. Des balles grosses comme des obus et fourrées à la liqueur comme certains chocolats.

Lorsque je m’éveille, il fait grand jour et ma brave Félicie me regarde pioncer avec l’œil fervent.

— Pourquoi n’es-tu pas monté dans ta chambre ?

— J’étais vanné, je n’en ai pas eu le courage.

— Tu étais mal sur ce divan…

Je me mets sur mes pieds, ça tremblote un peu, façon gelée de groseille. J’ai des lancées dans le crâne et la bouche qui raconte des lendemains qui chantent.

— Traitement de choc, fais-je à Félicie en réponse à son regard anxieux.

Elle sait ce que ça signifie.

Aspirine et sels de fruits ! Voilà les deux talismans de la journée. Ayant procédé à ces travaux de mise au point, je m’octroie un breakfast de première grandeur, histoire de colmater les brèches. Puis je sors dans le jardin où un soleil cadoriciné et une chaise longue m’attendent avec impatience.

L’air est frais, la fleur odorante, la pelouse ratissée, le ciel azuréen et le gravier menu…

Les pognes derrière la bouille, je ferme à demi mes lampions pour gamberger peinard. Tel qu’en soi-même ! Un homme qui se penche sur l’imprimé de la surtaxe progressive ! Taisez-vous, j’ai besoin de m’écouter penser…

Lentement, comme une barque dérivant au fil d’un courant indolent (nouvel échantillon de mes possibilités poétiques : envoi gratuit sur demande, joindre un timbre pour la réponse !) lentement, répété-je, l’histoire dans laquelle j’ai accidentellement porté mes grands pieds se déroule. Je revois Carmona à la foire du Trône, avec son visage affolé… Je le revois en taule… Je le revois mort… Je revois Biernarski sur le trottoir, perforé comme douze carnets de métro ! Je revois Staube et ses pieds nickelés, morts dans l’appartement de la rue de Verneuil… Et je revois Régine, cette langouste à la noix qui pour son vison annuel est capable de tout !

Je pense à l’histoire de la balle corrosive… Crétinisme magnifique de la science ! Cocasserie du hasard ! Des gens ont la formule du fameux acide, mais ils n’ont rien pour le travailler !

C’est comme si on vous construisait une Alfa Romeo dans votre salle à manger ! Pas mèche de s’en servir. C’est la balle qui est la clé de tout car elle fournit la nature du métal résistant au fameux acide !

Où est-elle, cette ridicule balle ?

En tout cas elle a déjà tué bien des gens : Carmona, sa poule, Biernarski, Staube, Ernest, Maurice… Elle est dangereuse, décidément. Elle ne pardonne pas.

Un pauvre type a passé des jours, des mois, des années peut-être pour inventer cette petite chose idiote et meurtrière. Il en a calculé les effets. Il a suivi le pouvoir de détérioration de son liquide à la c… En un instant ça bouffe, ça ronge, ça détruit, ça tue !

Et ce mec n’a pas songé au temps qu’il faut pour faire ce qu’il a trouvé le moyen de défaire…

Une femme ouvre les jambes et c’est de la mort qui se précipite hors d’elle… De la mort qu’on gave de farine Nestlé, de lait Guigoz, de jus d’orange, de catéchisme, de fables de La Fontaine ; de trois fois deux : six ; de la mort qu’on vitamine, qu’on éduque (de Windsor, ajouterait Bérurier) ; qu’on habille chez Sigrand, qu’on emmène au cirque, jusqu’au moment où quelqu’un présente la facture !

— Tu parais soucieux ?

Je jette un coup d’œil à Félicie…

— Soucieux ? Penses-tu, M’man, je pense aux hommes ! Et y a pas de soucis à se faire pour eux. Ils sont assez glands pour se mal conduire tout seuls !

Elle soupire.

— Tu sais que la voisine a un amant ? Un garçon boucher ; si c’est pas malheureux !

— Elle a un faible pour la côte première, faut croire…

— Une femme de son âge ! Et elle l’emmène dans les bois en voiture…

— Elle va à Saint-Cucufa avec son amant, mais c’est avec son mari qu’elle ira à Venise… La vie est bien faite. Il faut savoir comprendre…

Surprise, Félicie n’insiste pas.

Là-dessus, comme dans un film, la voisine d’à côté se met à chanter que le prisonnier de la Tour s’est défenestré ce matin…

C’est la voix de son âme qui parle du nez !

Je m’étire, bâille, me lève, comme écrirait un romancier qui n’a pas le pronom personnel facile.

Et je me pose la question suivante : « Étant donné que tous les protagonistes connus de cette affaire sont morts, à l’exception de la Régine des familles, qui, elle, n’en sait pas plus long qu’elle n’en a dit, oui, étant donné cela, comment puis-je espérer retrouver cette saloperie de balle ? »

Imaginez un drame dont tous les acteurs mourraient à la fin du deux. L’auteur resterait seul avec le trois sur les bras pour répondre aux exigences du public… Alors ?…

Le savant polak avait remis sa petite trouvaille à un de ses amis, homme d’affaires… Bargette, rue Molitor…

Peut-être pourra-t-il me dire quelque chose, ce cher homme ?

Je l’espère du moins. De toute façon, il est le suprême lien qui m’unisse encore à la balle.

* * *

L’idée me vient à l’instant précis où je me rase. C’est toujours un moment émouvant pour un homme que celui où il se trouve cruellement face à face avec lui-même. En général (et même en colonel) les hommes n’ont avec les miroirs que des rapports brefs et espacés. Mais l’opération rasage les oblige à s’examiner la frime journellement pendant un laps de temps assez long. En ce qui me concerne, cette rencontre quotidienne avec moi-même me casse les pieds. Alors je pense à autre chose pour tâcher de m’oublier un brin.

L’idée est la suivante : si Carmona a cambriolé le copain du savant polak, celui-ci a dû porter le deuil à la maison pébroque, c’est logique… Et comme il s’agissait d’une chose assez particulière, on aura certainement transmis le dossier à nos services.

Je pose mon rasoir sans le débrancher sur la tablette du lavabo où il se met à trépider comme un épileptique.

Un coup de grelot va me rancarder. Je tube donc la Grande Cabane et j’ai par hasard le père Pinaud à l’autre bout.

— Comment vas-tu ? je fais machinalement.

Paroles on ne peut plus imprudentes avec un zig comme Pinuche. Aussi sec il en profite pour me refiler son zona, la métrite de sa bonne femme et il aborde les poumons du neveu lorsque je freine sur les bouchons de roue.

— Je t’ai demandé comment tu allais pour que tu me répondes « très bien, merci » ! aboyé-je. J’ai pas de temps à perdre avec les pneumothorax de ta famille, vieille bique ! Tu vas me rechercher illico des détails sur la plainte qu’a dû déposer ces derniers temps un certain Bargette, rue Molitor… Plainte pour vol… Si nous n’avons rien chez nous, vois au commissariat de son quartier, et manie-toi la rondelle, je suis pressé, j’attends les résultats des courses chez moi.

Je raccroche brutal, histoire de lui froisser le tympan.

Puis je finis ma toilette, je me savonne, me lotionne, me bichonne, m’émulsionne avant de passer mon meilleur costar : un drap anglais made in Roubaix gris à rayures italiennes.

Lorsque je suis prêt, c’est à se mettre à genoux devant moi. Mais je m’abstiens de le faire afin de ne pas froisser mon futal aux genoux.

Sur ce, bigophone ! C’est le Pinaud des Charentes qui entre en scène.

Il est catégorique, apostolique et romain : pas de plaintes enregistrées émanant d’un Bargette. Nulle part on ne trouve trace de l’affaire. Voilà qui est pour le moins étrange !

— Ça va, dis-je, merci, vieux chnoque !

J’embrasse ma brave femme de mère.

— Tu rentres pour déjeuner ? s’enquiert-elle, pleine d’espoir.

— Oui.

— Tant mieux… Je vais te faire une blanquette de veau.

— Merveilleux, M’man ! N’oublie pas d’y mettre des rondelles de cornichons… Le cornichon, c’est un peu le Sacha Guitry de la blanquette.

Je bombe en direction de Boulogne.

* * *

Comme qui dirait pour ainsi dire nous sommes voisins, Bargette et moi. Il ne me faut qu’une faible douzaine de minutes pour parvenir à sa demeure. Je me trouve devant une agence immobilière rupine… Tous les communistes d’Auteuil doivent venir acheter làga leur hôtel particulier. Et il se fait de la fraîche, Bargette, si comme les écrevisses on se fie aux appâts rances !

De la pierre de taille, ma bonne dame… Et du fer forgé comme s’il en vasait ! Un hall moelleux comme une boîte à bijoux, le confort suprême : eau chaude et froide !

Une dactylo accorte au torse moulé dans un pull blanc qui dégage ses mamelons (de Cavaillon) me réceptionne.

Je lui dis qui je suis mais elle ne me dit pas qui je fréquente pour autant.

Son blot c’est d’amorcer le client et, à l’occasion, de martyriser une Hermès qui ne lui a rien fait !

Quand un acheteur éventuel se propage chez Bargette et qu’il voit s’annoncer deux seins comme ça, avec par-derrière une souris aussi harmonieuse, il ne pense plus à sa villa Sam-Sufy ! Il voit grand instantanément. Pour lui c’est carrément le six pièces avenue Mozart avec grille en forgé noir et concierge reçue première au concours général ! La folie des grandeurs qu’elle vous flanque, la bergère ! Pif paf ! Et vous êtes chambré. Un regard en coulisse, ardent comme une 100 bougies, profond comme la mer qu’on voit danser au fond des golfes clairs ! Après ça, le Bargette n’a plus qu’à rédiger l’acte de vente et à faire signer les traites !

— La police ! elle fait en me toisant de bas en haut, puis de gauche à droite en passant par Montfort-l’Amaury.

— Pourquoi pas ?

— Bien… M. Bargette va vous recevoir.

Elle s’éclipse et je perçois des chuchotements dans la pièce voisine. Enfin elle revient, souriante.

— Si vous voulez bien entrer…

Je m’exécute. Bath burlingue ! De la peau de Suède, de l’acajou, de la tenture brochée, des livres reliés…

Bargette est un type assez corpulent mais portant bien son poids. Visage un peu blafard, regard terne… Élégance suprême… Bref, il vous vendrait le palais de l’Élysée en deux temps trois mouvements.

Il se lève.

— Vous désirez me parler, monsieur l’inspecteur ?

— Commissaire !

— Oh ! pardon…

Est-ce une illusion ? Mais je crois déceler une légère inquiétude sur cette face copieuse, sirupeuse et gélatineuse…

— Quelques mots seulement…

Il me désigne un siège. J’y dépose mon contrepoids en prenant soin de tirer sur le pli de mon bénard. Mon regard tombe sur un élégant coffre-fort enchâssé dans le mur. Le meuble blindé est peint en crème. Je remarque, d’où je suis, quelques traces d’éraflures près de la serrure.

Bargette suit mon regard.

— C’est ce coffre qui a été forcé ? je questionne…

Vous le voyez, le démarrage se fait sec et à froid ! Il en prend un drôle de coup dans les gencives, mon gars Bargette ! S’il fait de la gingivite, il pourra sucer du citron après ça.

Sa face pâle ne pâlit pas, mais je vois se creuser deux cernes bleuâtres sous son regard. Il ne bronche pas, ne répond rien. Il pense… Et il n’arrive pas à ordonner le flot de questions qui s’annoncent au contrôle !

Je poursuis, d’une voix égale, courtoise, préhensive :

— Vous avez eu, somme toute, de la chance d’avoir affaire à un professionnel. Si ç’avait été un amateur qui bricole ce coffre, vous auriez pu téléphoner chez Bauche pour vous le faire changer…

Il se décide enfin à manœuvrer sa menteuse.

— Comment a-t-on su que mon coffre avait été ouvert ?

— Le voleur a été arrêté…

— Ah !…

Il tortille ses bons gros doigts pareils à des francforts.

— Dites, Bargette, en général les gens cambriolés cavalent au commissariat lorsqu’ils constatent le méfait ; comment se fait-il que vous n’ayez rien dit ?

Il secoue la tête :

— C’est mon affaire…

— Je crois que c’est devenu aussi un peu celle de la police. J’attends vos explications…

Il hausse les épaules.

— Je ne tenais pas à faire de la publicité autour de ce vol.

— Pourquoi ?

— Pour mon standing…

— En quoi le fait d’avoir été cambriolé porte-t-il atteinte à un standing ?

Il doit être colérique dans le fond car il abat brusquement sa grosse main sur son buvard.

— Je suis libre d’apprécier ce qui convient ou non à ma situation ! Quoi que vous en disiez, monsieur le commissaire, la police n’a pas à s’occuper de cette affaire.

En guise de réponse je me mets à compter posément sur mes doigts.

— Un… deux… trois… quatre… cinq…

Je change de main, n’étant pas un phénomène, et je conclus :

— … six !

Il me regarde d’un œil inquiet.

— Six morts, fais-je… à la suite de ce cambriolage, à cause de ce cambriolage ! Si vous estimez que ça ne regarde pas la police, prévenez au moins la voirie pour le ramassage des cadavres.

Il blêmit !

— Vous dites, des morts ?

— Je dis six morts !

— À cause de ?…

— À cause de !

— Mais… C’est impossible !

— C’est impossible et pourtant vrai… Pour plus de détails prière de vous reporter à votre journal habituel… Vous n’aurez pas à chercher, c’est en première page !

Il flanche, puis se redresse.

— Comment ce diamant pourrait-il occasionner un tel massacre ? Certes, il a une grosse valeur, mais tout de même…

Alors là, il vaut mieux me passer la boîte de biscottes. Je ne déjeunerai pas aujourd’hui. Félicie peut expédier sa blanquette de veau aux petits orphelins du treizième !

Je parle document et il me répond diamant.

Il explique :

— Bon, je préfère tout vous dire. Je compte sur votre discrétion ! Il y a quelques mois j’ai eu un trou à ma banque à la suite d’une opération malheureuse. Oh ! il s’agissait d’un simple accident ne devant pas comporter de suites graves. Mais il me fallait absolument du liquide… En emprunter ? Oui, j’aurais pu, seulement, vous savez comment se manœuvre l’opinion publique. Dans nos métiers tout est extérieur… J’ai eu recours à une bague splendide que possédait ma femme. Un solitaire merveilleux ! Valeur trois millions !

Il s’essuie le front car il transpire, le pauvre Bargette.

— Ma femme est une personne de caractère très… difficile… Elle n’aurait jamais accepté que j’engage sa bague. Alors je… je lui ai fait croire qu’elle l’avait perdue… Vous… vous comprenez ?

Je comprends très bien que le gros a chouravé la bagouze de sa bergère. C’est de bonne guerre.

— Le vol entre époux n’est pas passible de poursuites, dis-je…

Le mot le fait tiquer…

— J’ai donc engagé la bague… J’ai eu de la sorte le liquide qui me manquait… Ensuite, lorsque ma situation a été redressée, je l’ai dégagée et serrée dans mon coffre en attendant de trouver un prétexte plausible pour la rendre à ma femme.

— Elle n’était pas assurée ?

— Non, sans quoi je n’aurais pas agi ainsi…

Pas tellement malhonnête, le gros. Il se débat, quoi ! Les temps sont difficiles pour tout un chacun. Du bas en haut de l’échelle sociale, les pauvres bonshommes se remuent le prose pour gagner leur bœuf ! C’est le destin avec un Q majuscule…

— Alors c’est… la bague qui a été volée ?

— Eh oui. Je ne pouvais porter plainte, vous vous rendez compte d’un scandale dans ma famille !

Tu parles Charles ! La mère Bargette, à ce que je pige, doit être une drôle de houri ! Pas commode à manœuvrer ! Des fois qu’elle le bat, son gros, dites ? Riez pas. J’en connais d’autres qui se font dérouiller par leurs polkas ! Ceux-là, je ne les méprise pas, je les plains ; comme on plaint de grands malades ! Faut vraiment avoir du sirop de grenadine dans les veines pour se laisser manœuvrer de la sorte ! Rien que d’y penser, je vois rouge…

Mais tout ça nous éloigne considérablement de mon affaire. Je viens lui parler autoclave et il me répond bidet à musique !

Il est temps de mettre les points sur les I à condition qu’ils ne soient pas grecs !

— Nous ne parlons pas la même langue depuis un bon moment, monsieur Bargette. Ce qui m’intéresse, ça n’est pas votre bague familiale, mais le dépôt que vous avait fait votre ami, le savant polonais… C’est de ce vol-là que je désire vous entretenir.

Si vous vous croyez au bout de vos surprises vous vous collez le doigt dans le vasistas !

— Comment, de ce vol ? s’étonne Bargette…

« Le dépôt dont vous me parlez est toujours en ma possession !

CHAPITRE XV Les étoiles tomberont !

Et il serait souhaitable qu’elles se dégrouillent de retomber parce qu’elles forment une drôle de constellation au-dessus de ma hure !

Un court instant j’ai l’impression que le bureau de l’agent immobilier se mue en manège de chevaux de bois !

Il a la balle ! Il a la balle ! Le cher homme ! Je l’embrasserais ! Et on dit après ça que l’agent ne fait pas le bonheur !

Brusquement le rideau tombe sur la tragédie ! Y avait maldonne, c’était une comédie. Et une comédie bouffe, comme disent les gastronomes !

Je vois fort bien ce qui s’est passé. Biernarski demande à Carmona de cambrioler le coffre de Bargette. L’autre fait le turbin, enfouille l’avance… Mais dans le coffre il trouve un diam qui va droit à son cœur et à sa poche de casseur !

— Le dépôt de votre ami se trouvait dans ce coffre ?

— Non…

Gi ! C’est couru… Carmona n’a pas voulu faire chou blanc. Il a secoué la bagouze de la mère Bargette en se disant que c’était un bon placement !

Seulement, illico derrière, il a eu les Staube Brothers au réchaud. C’est alors qu’il a pigé dans quel guêpier il s’était enlisé. Il a eu les chocottes et… vous savez le reste !

Alors les autres tordus, prenant son esquive pour un souci d’exclusivité, ont foutu Paname à feu et à sang, histoire de récupérer une chose que Carmona n’avait jamais eue…

— Le dépôt, croassé-je !

Il me regarde.

— Où est-il ?

— Mais, là ! fait-il, en ouvrant un tiroir de son bureau.

Il s’empare d’un minuscule paquet marron.

— Je l’avais glissé dans ce tiroir depuis que le professeur Cazek me l’avait confié…

J’avance la main.

Fermement il retire le paquet.

— Non !

— Vous dites ?

— Je dis non !

Il est calme maintenant. L’honneur lui fait une injection de ciment armé dans la moelle épinière.

Il parle, longuement, fortement, glorieusement d’un dépôt sacré, de la parole donnée à un mort et autres balourdises qui, de nos jours, ne font plus chialer que les vieux gruyères.

Je le laisse se vider de ses oriflammes. Faut toujours laisser les hommes se débarrasser de leur taratata !

Il jacte, il bonnit, il dégoise, il accouche, il bave, il raconte… Tout ! La visite du gars Biernarski qui a essayé de l’avoir en chiquant à l’héritier… Puis en proposant de l’oseille. Mais il a tenu bon, Bargette. Il a illico flairé le Ruscof dans le Polak : déjà Napoléon perçait sous Bonaparte ! Il a refusé de remettre le petit paquet et l’autre s’en est allé, la queue entre les jambes…

Là, j’interromps les explications.

— Pouvez-vous me dire ce que vous comptiez faire de ce paquet ?

Il s’arrête.

— Mais… rien !

— Alors pourquoi le conserver ? Cazek était mort, vous n’en aviez rien à foutre ?

— Le professeur m’avait remis ceci en me disant qu’au cas où il décéderait je devais conserver l’article jusqu’à ce que la paix soit revenue… Or, la paix n’est pas à proprement parler revenue… puisqu’elle n’est toujours pas signée !

C’est pourtant vrai…

Il conclut :

— Vous voyez, monsieur le commissaire, que je ne puis vous laisser ouvrir ce paquet.

Je demande :

— Et la paix revenue, que deviez-vous en faire ?

— Le remettre à l’ambassade de Pologne à Paris…

J’avance la main.

— C’est bon, donnez, nous avons assez rigolé comme ça !

— Jamais !

— Oh ! le vilain mot ! Il ne faut jamais dire « jamais », monsieur Bargette ! Remplacez-le par « peut-être »… Peut-être ! Le Marseille de l’espoir ! La Porte-Dorée du possible ! Le tremplin de la prudence !

Tout en m’exaltant je tire mon soufflant de son étui de cuir et je le braque dans la direction de l’agent immobilier. L’effet est instantané. Sa grosse main quitte le petit paquet, comme une poule quitte l’œuf qu’elle couve.

Je rafle le paquet.

Ouf ! Un grand soupir fuse de mes narines… C’est fini, t’as encore gagné, San-Antonio… Toi, le grand fortiche, t’arrives seulâbre au poteau… comme toujours… Bravo ! Disque des applaudissements, please ! Maestro : une ritournelle d’honneur pour l’acrobate !

— C’est honteux ! geint Bargette, je proteste avec la dernière énergie…

— La dernière énergie, fais-je avec la finesse que vous ne me contestez pas, c’est l’énergie nucléaire. Écoutez, mon brave homme, ne faites pas trop de rififi, parce que votre bourgeoise finira par apprendre ce qu’il est advenu de sa bagouze et c’est un truc qui peut vous mener droit au divorce !

L’argument a son prix. Il ne pipe plus.

Je rengaine mon feu et je montre ma carte de poulardin à mon interlocuteur afin de lui prouver qu’il a bel et bien affaire à un fonctionnaire dûment mandaté.

— Je vous raconterai la suite s’il y en a une, lui dis-je. Ne vous faites pas de mouron… Vous avez fait votre devoir.

Ouvrons le ban et fermons la porte pour éviter les courants d’air. Là-dessus je l’abandonne à ses objections de conscience !

CHAPITRE XVII Dans le baigneur !

Un peu secoué par l’intensité de la surprise que je viens d’éprouver, je grimpe dans ma voiture.

Si je m’écoutais, je déballerais le petit pacson illico, mais je devine le regard de Bargette derrière le rideau de son burlingue et je refrène mon impulsion. Dans la vie, entre autres choses, il faut se munir de patience. Elle appartient à ceux qui savent attendre.

Je fonce donc hors du champ visuel de ce monsieur et je stoppe dans une rue transversale, exactement à l’ombre d’un poteau d’interdiction de stationner.

Le paquet est enveloppé de papier d’emballage très épais. Il a la forme d’une demi-enveloppe ordinaire et il est épais de deux petits centimètres.

Je le palpe précautionneusement, mais c’est mou. D’autre part il est étrangement léger. Ces constatations, je ne les avais pas faites dans le bureau de Bargette parce que la joie enivrante du triomphe était plus forte que tout.

Mais maintenant elles s’imposent à mon esprit de déduction. Et brusquement, je me sens le rectum consterné.

Une balle, c’est dur, c’est lourd…

Prompto j’arrache le papier marron. Je trouve à l’intérieur un morceau de bristol plié en quatre. Sur ce bristol, deux lignes sont écrites à la main et en polonais, comme dirait Ponson du Terrail. En bas, une signature tout juste déchiffrable : Cazek.

C’est maigrichon ! Moi qui espérais toucher au but, je l’ai in the baba ! Enfin, la traduction de ces deux lignes nous apprendra peut-être quelque chose…

Tout en renaudant, je bombe jusqu’au siège de la flicaille. Tous les potes sont làga : Pinuche, Bérurier, Jasmin…

Le gros Béru est en train de raconter aux aminches les péripéties de la nuit passée. Il en rajoute, comme toujours… Lui, faut toujours qu’il fasse la bonne mesure. Les mecs, dans ses histoires, mesurent invariablement vingt centimètres de plus que dans la réalité. C’est sa façon d’être poète.

— L’écoutez pas, fais-je en radinant dans le coincetot, c’est Marius et Olive à lui tout seul !

Les autres se marrent tandis que le Gros proteste.

— Coviak n’est pas là ? je m’informe.

— Il est au laboratoire.

— Dites-lui que je veux le voir immédiatement, qu’il se remue le dargeot, je n’en ai que pour une minute avec sa pomme !

Pinaud me demande si ses renseignements du matin m’ont été utiles. Il voudrait sauver la France tous les jours en prenant son petit déjeuner… C’est une maladie chez ce gars-là !

— Comme un cataplasme sur une jambe de bois, lui affirmé-je, histoire de le mettre en pétard.

Le visage roux et triangulaire de l’inspecteur Coviak apparaît.

— Vous m’avez demandé, commissaire ?

— Oui… Si tu parles le polak, tu dois aussi savoir le lire ?

— Effectivement.

Je lui tends le bristol plié en quatre.

— Alors, traduis-moi ce papezingue !

Il saisit le message et lit :

En cas de décès, que la faculté de Varsovie prenne ma dépouille en charge.

Professeur Cazek

J’en ai le bide qui me fait mal.

— C’est tout ?

— C’est tout !

Je gamberge… Voilà qui dissipe mes derniers espoirs. J’avais cru gagner le canard, total je suis arrivé au fond d’une impasse.

— O.K… Bon, eh bien, transmets ce message à l’ambassade de Pologne… C’était, paraît-il, la dernière volonté de l’intéressé…

Que voulez-vous que je fasse ? Il y a des moments où l’on est bien obligé de mettre les pouces, non ? S’obstiner ne sert à rien… J’ai fait tout ce que j’ai pu, du mieux que j’ai pu… J’ai même failli laisser mes os dans l’aventure… Qui dit mieux ?

Je plante là les copains et je vais chercher le patron.

Il est dans son burlingue, occupé à téléphoner à un de mes collègues en mission. Il te lui passe un de ces Cadum qui, s’ils entretiennent la beauté, n’entretiennent pas l’amitié !

Lorsqu’il raccroche, son front ivoirin est empourpré par un noble courroux. Je le laisse se vider de sa rancœur. Et, en fait, le mécontentement s’estompe sur sa frime, comme un orage dans un ciel d’été.

— Quoi de nouveau ? me demande-t-il… Où en êtes-vous de vos histoires polonaises ?

— Je n’y suis plus, chef… C’est scié…

Je lui narre les événements des dernières vingt-quatre heures…

Il m’écoute sans piper mot, se contentant de dessiner des motifs étrusques sur son buvard.

Lorsque je me tais, il hoche la tronche. Je regarde miroiter sa calvitie à la lumière du réflecteur de bureau… Enfin, il se lève, tire sur ses manchettes de soie, fait briller ses boutons d’or et déclare enfin :

— C’est dommage !

Pas besoin de lui faire préciser ce qui est dommage : je le sais bien… Je le sens bien… À moi aussi, ce mot vire sous mon dôme ! Dommage ! Il s’inscrit en lettres de feu dans mon crâne…

Dommage que tant de gens soient morts pour rien… Dommage que nous ne puissions contrôler l’invention de cet hurluberlu de professeur Cazek !

Le chef s’assied. Il me dit :

— Je n’ai rien à vous confier pour l’instant, San-Antonio…

— Tant pis… J’aurais aimé me changer un peu les idées…

— Pourquoi vous changer les idées ? Entre nous, vous considérez vraiment l’affaire comme terminée ?

— Ben…

— Soyez franc !

— Évidemment que non. Seulement on ne peut la pousser plus loin.

Il joint les mains…

— On peut toujours pousser les choses plus loin. Je crois que vous vous êtes occupé beaucoup trop des gens qui gravitent autour du savant et pas assez de lui…

— M’occuper de lui ! Mais il est mort depuis treize ans !

— Et alors ?…

Il y a un instant de silence… Le Vieux caresse sa mappemonde en peau de fesse et son beau visage qu’il veut marmoréen continue de luire tendrement à la lumière électraque.

— Curieux homme que ce savant, fait-il… Il vient en France pour échapper à l’invasion… Il amène avec lui sa formule et sa balle…

Il stoppe.

— L’a-t-il seulement, cette putain de balle, chef ? La formule, on en est sûrs, puisque Staube l’a récupérée… Mais la balle ?

— Évidemment qu’il l’a amenée ! Un homme de science, un inventeur ne se sépare pas de son invention… Il ne la divise pas en deux, laissant une partie dans le danger qu’il fuit… Surtout une partie aussi évacuable qu’une balle… C’est tout petit…

— Ça l’est trop, chef… Ça se dissimule trop facilement…

Il hoche la tête dubitativement. Puis il se concentre comme un carré de Viandox.

— Mettons-nous dans la peau de ce savant. Le voilà en France… La guerre continue… Il se terre, attendant de pouvoir reprendre ses travaux, ou plutôt de pouvoir les exploiter… Il aurait la partie belle pour vendre son invention à une puissance étrangère… Mais non, il attend, il attend parce qu’il est patriote. Son invention est pour la Pologne !

Du moment qu’on aborde le domaine du patriotisme, vous parlez qu’il biche, le Vieux ! Lui et la cocarde, ça fait un ! Il doit porter des slips tricolores et se mettre La Marseillaise avant de s’endormir !

— D’accord, admets-je, soucieux de couper court, et ensuite ?

— Il voit que les choses se gâtent pour la France… Il partirait bien en Angleterre, mais cela doit lui paraître inutile. À quoi bon aller plus loin ? L’Allemand semble vainqueur… partout, sur tous les fronts… Alors ?…

« Alors, enchaîne le boss, qui, décidément est intarissable ce matin… Alors, il prend peur et veut sauver son invention. La guerre risque de l’anéantir… A-t-il un obscur pressentiment de la fin qui le guette ? C’est possible… Il confie sa formule au coffre de l’hôtel où il loge… Là, elle est à l’abri des bombes… Mais la balle, il la cache autre part, car, sans la balle, sa formule est inutilisable, il le sait…

Bien raisonné. Je ne dis pas au Vieux que sa gamberge n’est pas neuve pour moi. À quoi bon le froisser ? Je crois plus astucieux de le laisser filer…

Il poursuit :

— Où peut-il la dissimuler ? Mystère… Il confie sa formule à un hôtelier, ses dernières volontés à un ami… Mais le reste, la clé de son édifice scientifique ?

Merde, faudra que je note cette image. Un édifice scientifique ! Y a que le Vieux pour trouver des formules pareilles !

Je me gondole in petto.

J’attends la suite, mais le boss répète :

— Où peut-il l’avoir cachée ?

Et cette fois, c’est une question qu’il me pose à moi ! À moi qui ne sais plus que penser de tout ça ! De quoi s’acheter une bonbonne de Mercurochrome pour se déguiser en chef indien !

Cher homme !

— Ça, fais-je, je l’ignore absolument !

— Quel est en vérité ce fameux hôtel où il était descendu ?

— On peut essayer de le retrouver…

— Il le faut ! Peut-être apprendrez-vous quelque chose !

— Peut-être…

Je me lève, mais le bignou retentit. Le Vieux fronce le sourcil pour décrocher, tout prêt à mordre !

— Allô !

Il écoute… Puis son visage s’éclaire comme la façade du palais de Versailles au mois de juillet.

— Une bague, dit-il… Oui, je sais ce que c’est, apportez-la…

Il pose doucement l’écouteur sur sa fourche.

— Ceux de la P.J. qui enquêtent rue de l’Échaudé ont découvert chez Solange Maurey une bague splendide dans une boîte contenant des grains de café… Ce doit être celle de Bargette, non ?

— Certainement…

— Bon, nous allons la lui rendre en douce après lui avoir demandé une description poussée de celle qui lui fut volée…

— D’accord ! Pour une fois il y aura un type dans Paris qui pensera que les flics ont du bon !

Je lui en serre cinq et je m’expédie hors de son bureau.

CHAPITRE XVIII La blanquette de veau !

— C’est toi, M’man ?

Question idiote s’il en fut ! Lorsque je compose mon propre numéro de téléphone et qu’une tendre voix de femme répond « Allô », à qui d’autre qu’à Félicie pourrait appartenir cette voix ? Hein, je vous le demande. On perd une bonne partie de son temps à dire des choses inutiles. À faire remarquer aux gens cavalant sous la pluie qu’il fait un sale temps ; à demander si ce sont eux à des gens qui vous ont mis au monde ! Non, voilà qui est à inscrire sur le registre des réclamations de la maison Humanitas !

Moins glandularde que moi, Félicie dit :

— Tu ne rentres pas déjeuner ?

— Non, M’man… Impossible, j’ai un travail terriblement urgent et…

— Et ma blanquette de veau ?

— On la mangera ce soir… La blanquette, M’man, plus elle est réchauffée, meilleure elle est, tu le dis tout le temps !

Un soupir qui fendrait le cœur d’un contrôleur des contributions…

— Bon, murmure mon excellente femme de mère !

Nous raccrochons. Pour dissiper ma tristesse, je me tourne vers le père Pinaud qui entre précisément dans le bureau.

Pinaud, c’est la vieille cloche, la baderne intégrale, au point que je conseille tous les matins au musée de l’Homme de lui acheter son corps afin de l’exposer comme prototype du Français-moyen-ravagé-par-le-gâtisme-précoce ! Pourtant il a un don : celui de la recherche. Ce gnard, c’est SVP à prix de faveur !

Il revient, triomphant… Son visage de cocu rhumatisant est illuminé littéralement par la satisfaction.

— Hôtel Printania, rue La Fontaine, dit-il.

Libéré de son secret, il s’affaisse sur un siège.

— Comment as-tu réussi aussi rapidement à trouver l’adresse ?

J’en suis baba car cela fait un quart d’heure que je l’ai chargé de cette besogne…

— Pas dur, dit-il… J’ai téléphoné à Bargette de ta part ! Puisqu’il avait été l’ami du savant, il devait savoir où il créchait, non ?

Je ne dis rien, parce qu’il y a belle lurette que je n’ai pas eu à un tel point le sentiment d’être une cloche moi aussi. Tant de simplicité dans la déduction me porte sur les nerfs.

Au lieu de le remercier, j’ai envie de lui bouffer le foie.

— Remarque, fait-il, tu nous aurais pas raconté l’histoire du papier confié à Bargette…

— Ça va, ça va, trisse, je ne te demande pas ta vie, tu nous la racontes à bout portant ! C’est une manie !

Il les met en ronchonnant. Il affirme que si sa vie était à refaire, il préférerait aller vendre des moules plutôt que d’entrer dans la poularderie. Un job où on ne se couche jamais, comme le soleil sur les États de Charles Quint, où l’on bouffe avec les anges, où l’on risque d’attraper une balle aussi facilement que vous risquez de choper le rhume des foins et où, en guise de remerciement pour ses bons et loyaux services, on se fait traiter plus bas que terre par des blancs-becs qui ont encore la goutte de lait au bout du naze !

In petto, comme dirait un polyglotte, je ne puis que m’associer à cette intense réprobation.

La vie de flic est une vie de chien.

Je me lève avec lassitude. Ma montre dit treize heures, ce qui est un tour de force pour un cadran numéroté jusqu’à douze.

J’ai faim mais je dis à mon estomac de fermer sa grande gueule et je me taille…

Cap ? Rue La Fontaine…

« Hissez le grand foc ! » comme aurait dit le maréchal Joffre.

* * *

L’hôtel Printania est un établissement bourgeois, un peu provincial. Tout y est doux, feutré, familial… J’imagine que ce sont les vieilles gens qui descendent ici… Ou bien les gnaces d’Auteuil qui viennent bouillaver dans la quiétude…

Le patron est un grand zig à l’air résigné. Trente ans de bidet, ça marque un homme… Trente ans à écouter la chanson des ressorts… À manipuler des draps souillés… Trente ans à décrocher des clés à un tableau… À regarder des jambes escalader un escalier… Trente ans à vendre un peu de sommeil, un peu d’amour, un peu d’oubli…

Il me regarde franchir son hall tapissé de gravures sur bois de bon ton. Et son œil expérimenté lui apprend déjà ma profession.

— C’est vous le patron ?

— Oui…

Je lui annonce la couleur :

— Police…

— Vous voulez mes livres ?

— Non… Un tuyau… Ça fait combien de temps que vous tenez cette auberge ?

— Dix-huit ans !

Je respire.

— Ouf ! Vous allez pouvoir me renseigner… Vous souvenez-vous avoir eu comme client, au début de la guerre, un savant polonais du nom de Cazek ?

Il n’hésite pas…

— Très bien : il est resté près de deux ans chez moi ; il a été tué par un bombardement, du côté de la porte de la Chapelle… Je suis allé reconnaître le corps à la morgue…

— Il vous avait confié des papiers ?

— Que j’avais mis dans mon coffre, parfaitement.

— Et que vous avez remis après sa mort à un compatriote à lui.

— Un nommé Biernarski. C’était, paraît-il, un cousin à lui. Il avait un papier de l’ambassade de Pologne… Il m’a du reste signé un quitus que j’ai conservé… Si vous voulez le voir je peux vous le montrer…

— Inutile. J’aimerais avoir des détails sur Cazek. Qui fréquentait-il ?

— Personne ou presque… Il avait un ami français… Un homme qui était dans les affaires et qu’il avait connu jadis à Varsovie.

— Bargette ?

Il me regarde, surpris.

— Oui, je crois que c’est ce nom-là… Vous êtes mieux renseigné que moi, monsieur le commissaire…

— Jusqu’à un certain point. À part ça, personne d’autre ne visitait Cazek ?

— Pratiquement non… Oh ! je l’ai vu une fois ou deux en compagnie de compatriotes à lui… Mais cela avait l’air de simples relations… Vous dire leurs noms ou même vous parler d’eux me serait impossible…

— Ouais… Il a gardé la même chambre durant son séjour ici ?

— Oui…

— Puis-je y jeter un coup d’œil ?

Il a immédiatement un regard au tableau des clés.

— Oui, dit-il… Le 8 est de sortie… Je n’ai pas l’habitude de pénétrer chez mes clients en leur absence, mais étant donné votre qualité de policier…

Il décroche le 8.

— Si vous voulez me suivre ?…

Et comment que je veux…

Mon idée est idiote… Voilà treize ans qu’il est mort, Cazek… Que peut m’apprendre la chambre qu’il a occupée ? L’atmosphère elle-même a dû changer…

Un couloir aimable, tendu de gris souris (comme la Jouvence de l’abbé)… Des portes…

Le gnace aux trente ans de bidet ouvre le 8. J’entre. La pièce n’est pas grande et meublée en moderne…

— Ça a été refait, depuis que Cazek…

C’est ce que j’étais en train de penser…

Et moi aussi je suis refait !

Il ne reste plus rien… Rien… Rien… Je soupire…

Le gars me regarde. Il est triste… Il aurait au fond aimé me faire plaisir… On aime toujours faire plaisir à un poulet lorsqu’on tient un hôtel… Même si ledit hôtel est sélect comme celui-ci.

Je m’assieds sur le bord du lit et je regarde autour de moi.

— Dites, monsieur… heu…

— Jérôme, fait le gnace.

— Lorsque les réparations ont été effectuées ici, on n’aurait pas trouvé quelque chose, par hasard ?

— Quelque chose ?…

— Quelque chose de tout petit que Cazek aurait pu cacher quelque part : dans un trou de mur, dans un meuble ?

— Non, rien… Il y avait ses objets personnels. Je les ai déposés au commissariat… Une liste a été dressée…

— On n’a pas trouvé une balle ?

— Une balle !…

— De fusil ou de pistolet… Une balle, quoi, toute seule, c’est cela que je cherche…

— Oh ! non, rien de ce genre…

Je regarde Jérôme.

— Dites, vous avez passé des années dans l’hôtellerie, c’est un boulot qui vous rend psychologue… Vous avez porté un jugement sur Cazek… Quel genre d’homme était-ce ?

— Un homme sombre, un bourru… Un renfermé… Il était peu liant…

C’est un peu l’idée que je me faisais de cet homme, sans rien savoir de lui. Faut être un drôle de renfermé pour aller inventer des trucs pareils et pour les planquer comme il les a planqués…

— Écoutez-moi, Jérôme… Cazek, avant de mourir, a caché une balle assez spéciale… Il s’agit d’une chose redoutable que nous devons retrouver coûte que coûte. Un tas de gens sont morts à cause d’elle… Où pensez-vous qu’il ait pu la planquer ?

Il me regarde, réfléchit, hoche la tête…

— Je ne vois pas… On pouvait s’attendre à tout de sa part, je me demande même si ça tournait bien rond dans sa tête, comme on dit.

— Ah !…

— Tenez, un exemple pour vous montrer à quel point il était…

Là il se frappe la terrine de l’index.

— Un jour, il s’est flanqué un coup de rasoir dans la cuisse…

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Une histoire vraie, hélas ! La bonne le croyait sorti… Elle a ouvert la porte avec son passe. Eh bien, figurez-vous, Cazek était debout devant le lavabo, un rasoir rouge de sang à la main… Il avait une entaille dans le gras de la cuisse, qui saignait…

— Tentative de suicide ?

— Je ne pense pas. Un homme qui se tue au rasoir se tranche les veines… Surtout qu’il était savant, cet homme… Il devait savoir où se trouvent les principales artères ?

Je médite sur cette révélation. Bizarre, bizarre…

— Autre chose, poursuit l’hôtelier… Et qui prouve bien qu’il ne voulait pas se supprimer : il y avait un flacon d’éther sur la tablette, de la gaze, tout ce qu’il fallait pour faire un pansement… Vous voyez ça d’ici ?

Je vois. Et je vois même très bien ! C’est Jérôme qui ne me voit plus, car je prends les jambes à mon cou…

Pas une seconde à perdre… Pas un poil de zob de minute ! Le temps c’est de l’argent ! Que dis-je ? De l’or… Et même de l’acide !

CHAPITRE XIX La blanquette de veau (suite)

— C’est toi, M’man ?

Quand une habitude est prise, surtout si elle est cloche, y a pas mèche de s’en débarrasser…

Et M’man de s’écrier :

— Tu ne rentres pas pour dîner ?

— Écoute, M’man… Vaiment c’est une chose très importante… Je ne peux pas la remettre… Je… je rentrerai dans la nuit. Au lieu de dîner je souperai… Tu sais bien que…

— Plus c’est réchauffé, meilleur c’est, termine Félicie.

— Tu ne m’en veux pas ?

— Mais non… Prends bien garde à toi…

— N’aie aucune inquiétude, il n’y a pas de danger là où je vais.

Parole, je ne lui dis pas ça pour la rassurer. Non, il n’y a pas de danger… Un mort n’a jamais fait de mal à personne… D’une façon générale car Cazek, lui, a réussi à buter six personnes depuis l’autre monde !

Mais je ne pense pas qu’il me cherche du suif à moi… Non, je ne pense pas…

La nuit est proche. Bérurier et Pinaud sont là, attendant que j’aie téléphoné. Je raccroche et me tourne vers eux.

— Il est l’heure, les gars…

Nous voilà en route pour le Père-Lachaise…

— Tu crois que ?… commence Bérurier.

— Je ne crois pas, j’espère… J’espère fermement, avec confiance. C’est la seule explication. L’ultime… Cazek était un gars farouche, renfermé, méfiant… Il n’a pas laissé sa balle à qui que ce soit. La garder sur lui était trop risqué… Mais la garder « en » lui ! Ça, oui, c’était une sacrée idée !

« Il s’est entaillé la cuisse au rasoir… Il a courageusement enfoncé la balle dans la blessure après avoir bien désinfecté le tout à l’éther… Il a refermé les lèvres de la blessure, s’est fait un pansement soigné et a attendu que la plaie se cicatrise…

« Vous pigez ?

— Il avait un drôle de cran, assure Bérurier…

— Notez, fait Pinaud, les entailles au rasoir ne sont pas douloureuses. Moi je me souviens, lorsque j’ai eu mon gros furoncle…

On le fait taire précipitamment avant qu’il ne nous déballe les humeurs froides de ses ancêtres.

Je conclus.

— Voilà pourquoi il léguait son corps à la faculté de Varsovie… C’était bête comme chou. J’aurais dû piger tout de suite…

Heureusement que j’ai découvert le pot aux roses avant car demain, l’ambassade de Pologne fait enlever le corps… Sur mes indications, ô ironie !

* * *

Nous arrivons au Père-Lachaise. Le Vieux a donné toutes les instructions nécessaires car un gardien nous attend. Il nous guide à travers les allées funéraires que la nuit rend cauchemardesques… (Je viens de m’acheter une boîte de superlatifs !)

Nous arrivons alors à une humble tombe couverte d’herbes, dans un coin du cimetière. Une croix porte cette indication :

FRÉDÉRIK CAZEK
1887–1942

Deux terrassiers sont là, en train de saucissonner en nous attendant. Ils se filent de grands coups de pichetegorne pour faire passer le pain…

À notre approche ils avalent l’un et l’autre une formidable bouchée. Puis ils remisent leur tortore et se crachent dans les paluches avant d’empoigner leurs outils…

Nous fumons, mes collègues et moi, regardant la terre monter à côté de la fosse, composant une petite montagne qui croît à chaque pelletée.

Une bonne chose pour nous, Pinaud ne parle pas… Il est peut-être impressionné par la solennité de l’instant.

Enfin les gars s’arrêtent de piocher et de pelleter. Ils descendent dans la fosse, munis de cordes… Et les voilà qui hissent avec précaution un cercueil pourri.

À l’ouverture du meuble, une affreuse odeur de décomposition nous bondit dans le nez.

Bérurier fait un pas en arrière, comme le cheval du père à Victor Hugo.

— Ça fouette vilain, explique-t-il en manière d’excuse.

— Merci du renseignement, fais-je en me penchant au-dessus du cercueil…

Les terrassiers retournent à leur saucisson et à leur litre de rouge. Eux, ils ont l’habitude. Le cadavre, c’est comme qui dirait leur matériau principal.

— Fais-moi de la lumière ! ordonné-je à Pinuche, lequel est muni d’une lampe de poche à dynamo.

Il actionne sa lanterne, le mec. Un peu faiblard, avec les fesses qui font « bravo ».

Ce qu’il y a dans le cercueil est mal racontable…

Un squelette habillé de hardes… Un squelette chevelu… Une drôle de vision ! De quoi battre M. Clouzot sur le chemin du diabolisme et Frédéric Dard sur celui du Grand-Guignol !

Je prends le futal à pleines pognes et courageusement je tire. Il est humide et il s’effiloche… Bientôt, sous les yeux, j’ai la carcasse inférieure à nu…

Pinaud me colle le faisceau de la lampe en pleine poire.

— C’est pas bibi qu’il faut illuminer, gars, je rouspète.

Il balance son projo sur le pauvre défunt.

Je cherche dans son froc car il n’a plus de bidoche sur les os, le pauvre chéri… Je cherche fébrilement… Et soudain, soudain, les enfants, je trouve ! La balle est bien là… Toute petite, comme si une duègne la gardait ! Scintillante ! Calibre 9… Elle est assez grossière du reste… Mal façonnée. Spécimen de propagande…

Je suis ému. Je la regarde dans ma main, à la clarté de la lampe.

— C’était donc ça ? balbutie Bérurier.

— Oui, ça n’était que ça, Gros…

Je glisse le morceau de métal dans mon paquet de cigarettes et j’enveloppe ce dernier dans mon mouchoir.

— Bon, fais-je aux terrassiers. Maintenant, remettez ce monsieur en place comme si de rien n’était. Tenez, voilà mille balles pour boire un coup après le turbin…

Nous retournons à la voiture !

CHAPITRE XX La blanquette de veau (fin)

Minuit sonne au clocher du village lorsque j’arrête ma tire devant la crèche à Félicie. Délesté de la fameuse balle que j’ai déposée sur le buvard du Vieux, je me sens léger…

De la lumière filtre sous la lourde. Félicie paraît en haut du perron, heureuse…

— Enfin, c’est toi !

On s’embrasse.

— Avant toute chose, lui dis-je, je vais aller me laver les pognes… Amène ta boutanche d’eau de Javel, j’ai besoin de me désinfecter…

— T’as touché quelque chose de sale ? demande-t-elle.

Sa question mérite réflexion.

La mort est-elle sale, dites ? Répondez un peu à la question de Môman !

— Sale ? Non… fais-je. Quelque chose de triste…

Lorsque je ressors du lavabo, mon couvert est mis dans la salle à manger. Devant moi il y a un plat de terre fumant empli de blanquette de veau odorante… Une bouteille de bordeaux…

Je me verse à boire, puis j’attrape la cuillère.

Félicie, assise dans son vieux fauteuil, me regarde vivre avec un rien d’extase au fond de la prunelle.

J’enfonce la cuillère dans le plat. Mais je m’arrête.

— Écoute, M’man, murmuré-je, faut pas m’en vouloir mais… j’ai pas faim…

Elle a un grand geste résigné, le geste qu’ont toutes les mères…

— Eh bien, laisse-la, murmure-t-elle. De toute façon, ça se réchauffe !

FIN
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