XXXVII ELI

Oliver commença :

« C’était au début du mois de septembre, et Karl et moi nous étions partis, rien que tous les deux, chasser la colombe ou la perdrix dans les forêts dépenaillées du nord de la ville. Nous n’avions rien pris d’autre que de la poussière. Quand nous sortîmes des arbres, nous vîmes un petit lac devant nous, une simple mare, en fait, mais nous avions chaud et nous transpirions car l’été n’était pas encore tout à fait terminé. Aussi, après avoir posé nos fusils et ôté nos vêtements, nous plongeâmes et nous nous allongeâmes ensuite pour nous sécher sur un gros rocher plat, en espérant que les oiseaux voudraient bien passer par là pour que nous puissions les tirer, paf ! paf ! sans avoir à nous déranger.

» Karl avait quinze ans et moi quatorze, mais en fait j’étais plus grand que lui car je m’étais plus développé et je l’avais dépassé au printemps. Karl me paraissait si mûr et si fort il y avait quelques années. Maintenant, il paraissait frêle à côté de moi.

» Nous ne nous parlâmes pas pendant un long moment. Et j’étais juste sur le point de suggérer de nous rhabiller et de partir lorsqu’il se tourna vers moi avec un drôle de regard, et je vis qu’il était en train de détailler mon corps, mon bas-ventre. Et il se mit à parler des filles, de leur stupidité, des bruits idiots qu’elles faisaient quand on les baisait, et il me dit combien il était las d’être obligé de leur faire la cour avant qu’elles acceptent de coucher, combien il était fatigué de leurs gros seins mous, de leur maquillage, de leurs gloussements, combien il en avait assez de leur payer à boire et d’écouter leurs bavardages et ainsi de suite. Je répondis en riant que les filles ont bien des défauts, bien sûr, mais il faut bien passer par elles, n’est-ce pas ? Et Karl me répondit : “Non, on n’est pas obligé de passer par elles.”

» J’étais sûr qu’il voulait me faire marcher, et je lui répondis : “Tu sais, Karl, moi, les moutons ou les vaches ça ne me tente pas tellement, ou peut-être que c’est avec des canards que tu as fait ça récemment.”

» Il secoua la tête. Il paraissait ennuyé.

“Je ne parle pas de faire ça avec des animaux, me dit-il du ton dont on parle à un petit enfant. Ça, c’est bon pour les cons, Oliver. J’essaye simplement de te dire qu’il y a un moyen de faire autrement, un moyen propre, facile, où l’on n’a pas besoin des filles, où l’on n’est pas obligé de se vendre à elles et de faire toutes les conneries qu’elles veulent. Tu vois ce que je veux dire ? C’est simple, c’est honnête, on met cartes sur table, et je vais te dire une chose”, ajouta-t-il, “ne juge pas avant d’avoir essayé”.

» Je n’étais pas bien sûr de ce qu’il voulait dire, en partie parce que j’étais naïf, et en partie parce que je ne voulais pas croire qu’il pensait ce que je croyais qu’il pensait. J’émis un grognement qui ne voulait rien dire, et que Karl dut prendre pour un signe d’assentiment, car il déplaça sa main et la posa sur moi, en haut de ma cuisse. “Hé ! attends !” m’écriai-je, et il me répéta : “Ne juge pas avant d’avoir essayé, Oliver.” Il continua à me parler d’une voix intense et basse, à m’expliquer que les femmes n’étaient rien d’autre que des bêtes et qu’il avait l’intention de s’en tenir à l’écart toute sa vie, et que, même s’il se mariait, il ne toucherait sa femme que pour lui faire des enfants, qu’autrement, question plaisir, il s’en tiendrait à des relations strictement d’homme à homme, parce que c’était la seule façon honnête et propre. On va à la chasse avec des hommes, on joue aux cartes avec des hommes, on se soûle avec des hommes, on parle avec des hommes comme jamais on ne parle avec des femmes, on s’ouvre vraiment, alors pourquoi ne pas aller jusqu’au bout et prendre son plaisir sexuel aussi avec des hommes ?

» Et, pendant qu’il m’expliquait tout cela, en parlant très vite, sans jamais me laisser placer un mot, en présentant les choses de façon rationnelle et logique, sa main était sur moi, nonchalamment posée sur ma cuisse, comme tu pourrais poser ta main sur l’épaule de quelqu’un en lui parlant, sans que ça veuille rien dire de particulier. Et il commença à la faire glisser, sans cesser de parler, de plus en plus près de mon aine. Je voyais qu’il bandait, Eli, mais ce qui m’étonnait le plus, c’est que je bandais moi aussi. Nous n’avions que le ciel bleu au-dessus de nos têtes, et il n’y avait personne dans un rayon de dix kilomètres. Mais j’avais honte de me regarder, honte de ce qui était en train de m’arriver. C’était une révélation pour moi, qu’un autre type puisse m’exciter comme ça. Juste une fois, disait-il, juste cette fois, Oliver, et, si ça ne te plaît pas, je ne t’en parlerai plus jamais, mais il ne faut pas juger avant d’avoir essayé, tu m’entends ?

» Je ne savais pas quoi lui répondre, et je ne savais pas comment lui dire d’enlever sa main. Puis elle monta un peu plus haut, plus haut, et… écoute, Eli, je ne voudrais pas être trop descriptif. Si ça t’embarrasse, dis-le-moi, et j’essaierai de me cantonner dans des termes généraux…»

— Dis-le en employant les termes que tu voudras, Oliver.

— Sa main montait, montait, jusqu’à ce qu’elle se retrouve serrée autour de ma… autour de ma queue. Il tenait mon pénis, Eli, exactement comme aurait pu le faire une fille, et nous étions nus tous les deux au bord de ce petit lac, où nous venions de nager, à la sortie de la forêt, et il me parlait tout le temps, il me disait qu’on pouvait très bien faire ça entre hommes, qu’il avait appris avec son beau-frère. Tu sais, il déteste ma sœur, me disait-il, ils ne sont mariés que depuis trois ans, et il ne peut pas la voir, il ne supporte pas son odeur, sa manière de se limer les ongles tout le temps, tout ce qu’elle fait, et un soir, il m’a dit : “Laisse-moi te montrer quelque chose d’amusant, Karl.” Et il avait raison, c’était amusant. “Laisse-moi aussi te montrer, Oliver. Et, après, tu me diras qui t’a donné le plus de plaisir, Christa Henrichs ou moi, Judy Beecher ou moi.”

L’odeur piquante de la transpiration imprégnait l’atmosphère de la pièce. La voix d’Oliver était âpre et dure, chaque syllabe sortait avec la force d’une flèche. Son regard était vitreux, et son visage cramoisi. Il semblait être dans une sorte de transe. Si je n’avais pas connu Oliver, j’aurais pensé qu’il était drogué. Cette confession lui coûtait un énorme prix intérieur ; cela avait été clair depuis le moment où il était entré, les mâchoires serrées, les lèvres crispées, l’air retourné comme je l’avais vu en quelques rares occasions, et où il avait commencé son récit hésitant d’une aventure de gamin dans les bois du Kansas à la fin de l’été.

Au fur et à mesure que son histoire se déroulait, j’essayais d’en anticiper la suite et d’imaginer la conclusion. Visiblement, il avait dû faire un coup en traître à Karl d’une manière ou d’une autre, supposais-je. L’avait-il roulé dans la répartition des prises de la journée ? Lui avait-il volé des munitions pendant que son ami avait le dos tourné ? L’avait-il tué à la suite qu’une querelle et déclaré au shérif que c’était un accident ? Aucune de ces possibilités ne me paraissait convaincante, mais je n’étais pas du tout préparé au véritable tournant de son récit : la main vagabonde, la séduction habile. L’arrière-plan rural — les fusils, le gibier, la forêt — m’avait induit en erreur ; mon image simplifiée de l’enfance dans le Kansas ne laissait aucune place à des aventures homosexuelles et autres manifestations de ce qui, pour moi, représentait une espèce de décadence purement urbaine. Et, pourtant, il y avait bien Karl, le chasseur viril, pelotant le jeune et innocent Oliver, et j’avais devant moi ce même Oliver plus âgé, sortant avec difficulté les mots de ses entrailles.

Mais le récit semblait plus facile, maintenant. Oliver était pris par le rythme des mots, et, bien que son angoisse fût restée la même, la richesse de ses descriptions s’amplifiait, comme s’il éprouvait un plaisir masochiste à me vider son sac. Ce n’était pas autant un acte de confession qu’un acte d’avilissement. L’histoire se déroulait inexorablement, libéralement embellie par des détails évocateurs. Oliver dépeignait sa timidité et son embarras de jeune vierge, son abandon graduel aux arguments de Karl, le moment critique où sa main chercha enfin le corps de son ami. Oliver ne m’épargna rien. Karl n’avait pas été circoncis, appris-je, et, au cas où les implications anatomiques de ce fait ne m’auraient pas été familières, Oliver m’expliqua en détail l’apparence d’un membre non circoncis, à la fois à l’état flasque et en érection. Il me décrivit aussi les caresses manuelles et son initiation aux joies orales, puis finit par me dresser le tableau de deux jeunes corps mâles et musclés se roulant dans l’herbe au bord du lac dans une copulation laborieuse. Il y avait une ferveur quasi biblique dans ses paroles : il avait commis une abomination, il s’était éclaboussé du péché de Sodome, il s’était avili jusqu’à la septième génération, tout cela en un après-midi de jeux enfantins. Très bien, avais-je envie de lui dire. D’accord, tu as fait ça avec ton copain, mais est-ce une raison pour en faire une telle megillahl. Tu es fondamentalement hétéro, non ? Tout le monde a eu l’occasion de s’amuser avec son copain étant gosse, et il y a longtemps que Kinsey nous a dit qu’un adolescent mâle sur trois avait poussé au moins une fois les choses jusqu’au bout avec…

Mais je ne lui dis rien. C’était le grand moment d’Oliver, et je ne voulais pas lui couper ses effets. C’était son traumatisme, c’était le démon qui le chevauchait, et il l’exhibait au grand jour pour que je l’examine. Il était affreusement lancé maintenant. Il me conduisit dans un élan grandiose jusqu’à l’éjaculation finale, puis s’affaissa, épuisé, l’œil glauque, le visage tombant. Il attendait mon verdict, je suppose. Que pouvais-je lui dire ? Comment le juger ? Je ne dis rien.

— Que s’est-il passé ensuite ? demandai-je enfin.

— Nous nous sommes baignés, nous nous sommes lavés, puis rhabillés, et nous avons tiré quelques canards sauvages.

— Non, je veux dire par la suite. Entre Karl et toi. Les conséquences pour votre amitié.

— En rentrant en ville, déclara Oliver, j’ai dit à Karl que s’il s’approchait encore de moi je lui casserais la gueule.

— Et ensuite ?

— Je ne l’ai plus revu. Un an plus tard, il s’est engagé dans les marines en trichant sur son âge, et il s’est fait tuer au Viêt-Nam.

Oliver me dévisageait d’un air de défi, attendant de toute évidence une autre question, quelque chose qu’il était sûr que j’allais inévitablement lui demander. Mais je n’avais pas de question. Le caractère hors de propos de la mort de Karl avait brisé pour moi le fil du récit. Je me sentais bête et vide. Puis Oliver rompit à nouveau le silence :

— Ce fut l’unique fois de ma vie où je connus ce genre d’expérience homosexuelle. Absolument l’unique fois. Tu me crois, n’est-ce pas, Eli ?

— Naturellement, je te crois.

— Je l’espère. Parce que c’est vrai. Ce fut la seule fois, avec Karl, quand j’avais quatorze ans. Tu sais, une des raisons pour lesquelles j’ai accepté de cohabiter avec un étudiant homosexuel, c’était de faire une sorte de test, pour voir si j’allais être tenté, pour savoir quelles étaient mes inclinations naturelles, si ce que j’avais fait ce jour-là avec Karl n’était qu’un accident, ou si cela se reproduirait quand l’occasion se présenterait à nouveau. Eh bien, l’occasion s’est représentée, mais tu sais que je n’ai jamais rien fait avec Ned. Tu le sais, hein ? La question de relations physiques entre lui et moi n’a jamais été évoquée entre nous.

— Bien sûr.

Il me fixait de nouveau d’un regard rigide. Il attendait toujours. Mais quoi ?

— Il y a une seule chose que je dois ajouter, dit-il.

— Je t’écoute, Oliver.

— Une seule chose. Une petite note au bas de la page, mais elle donne tout son sens à mon histoire, parce qu’elle isole l’élément de culpabilité. Ma culpabilité ne réside pas dans ce que j’ai fait, mais dans ce que j’ai ressenti après l’avoir fait.

Il eut un rire nerveux. De nouveau, il gardait le silence. Il avait du mal à me dire cette dernière chose. Son regard était détourné. Je crois qu’il regrettait de ne pas s’en être tenu là tout à l’heure en mettant un terme à sa confession. Finalement il reprit :

— Je vais te le dire, Eli. Avec Karl, j’ai aimé ça. J’en ai retiré une extraordinaire sensation. Tout mon corps était en éruption. C’est peut-être le plus grand plaisir de ma vie. Je n’ai jamais essayé une deuxième fois, parce que je savais que c’était mal, mais j’en avais envie, j’en ai toujours eu envie, j’en ai encore envie. — Il tremblait : — Chaque minute de mon existence, je dois me battre contre ça, et je n’avais jamais réalisé jusqu’à tout à l’heure à quel point le combat était dur. C’est tout, Eli. Tu sais tout. Je n’ai plus rien d’autre à te dire.

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