PREMIÈRE PARTIE Le seigneur des étoiles

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Ainsi se termine la première partie de la légende, entièrement authentique. Voici maintenant quelques données, non moins authentiques, tirées du Guide de la Ligue consacré à la zone galactique VIII.


No 62 : FOMALHAUT II. Vie carbonique de type AE. Planète à noyau central ferrugineux, diamètre 10 550 km, atmosphère lourde riche en oxygène. Révolution 800 jours terriens, 8 h, 11 min, 42 sec. Rotation : 29 h, 51 min, 2 sec. Distance moyenne du soleil 3,2 UA, excentricité orbitale peu importante. Obliquité de l’écliptique 27° 20’ 20” provoquant des changements saisonniers bien marqués. Indice de gravité 0,86.

Quatre masses continentales principales, Nord-Ouest, Sud-Ouest, Est et Antarctique, occupent 38p. 100 de la surface planétaire.

Quatre satellites (types Perner, Loklik, R-2 et Phobos). La voisine de Fomalhaut apparaît dans le ciel comme une étoile supergéante.

Planète de la Ligue la plus rapprochée : Nouvelle-Géorgie du Sud, capitale Kerguelen (7,88 a. l.).

Histoire : Reconnaissance par l’expédition Elieson en 202, sondage-robot en 218.

Première étude géographique détaillée en 235-236, sous la direction de J. Kiolaf. Levé aérophotogrammétrique des continents (voir cartes 3114-a, b, c, 3115-a, b). Atterrissages, études géologiques et biologiques et contacts ethnologiques limités aux continents est et nord-ouest (voir plus bas description des espèces intelligentes).

Mission de développement technologique auprès de l’espèce I-A en 252-254. Responsable : Kiolaf (continent nord-ouest seulement).

Mission de contrôle et de taxation auprès des espèces I-A et II sous les auspices de la Fondation de la zone VIII sise à Kerguelen, N. G. S., en 254, 258, 262, 266, 270 ; en 275 la planète est mise en interdit par les hautes autorités ethnologiques de la Ligue de Tous les Mondes préalablement à une étude plus satisfaisante de ses espèces intelligentes.

Première mission ethnographique en 321.

Directeur : G. Rocannon.


Un grand arbre de lumière blanche aveuglante s’éleva rapidement et sans bruit dans le ciel. Il avait jailli derrière la crête sud. Sur les tours du château de Hallan les gardes lancèrent leurs cris d’alarme et firent retentir leurs gongs de bronze – bruits dérisoires noyés dans le tonnerre qui éclata, l’assaut du vent, le choc qui fit chanceler la forêt.

Mogien, seigneur de Hallan, accueillit son hôte, le Seigneur des Étoiles, qui courait en direction de la cour d’envol du château.

« Votre vaisseau se trouvait-il derrière la crête sud, Seigneur ? dit Mogien.

— Oui, répondit son hôte, le visage très pâle mais la voix aussi calme que d’habitude.

— Venez. » Et Mogien l’emmena en croupe sur le coursier ailé qui attendait tout sellé dans la cour d’envol. Planant au-dessus des mille marches du château, franchissant le pont du Gouffre, puis survolant les versants boisés du domaine de Hallan, le destrier était comme une feuille grise emportée par le vent.

Lorsqu’il eut franchi la crête sud, les cavaliers virent s’élever une fumée bleue dans les flèches d’or du soleil matinal. Un feu de forêt expirait en pétillant dans les fourrés humides et froids tapissant le lit d’un torrent.

Soudain ils virent se creuser un grand trou dans le flanc des collines, une fosse noire remplie de poussière fumante. Au bord du vaste cercle où tout était détruit gisaient des arbres carbonisés, longues formes fuligineuses dont les cimes abattues semblaient toutes fuir le gouffre ténébreux.

Le jeune seigneur de Hallan immobilisa son destrier gris sur le souffle d’air qui montait de la vallée dévastée et plongea le regard sur ce spectacle, sans mot dire. Il se rappelait les vieilles histoires du temps de son grand-père et de son arrière-grand-père sur la venue des Seigneurs des Étoiles, sur leurs armes redoutables qui détruisaient des collines par le feu et faisaient bouillonner la mer, et sur l’état de vassalité et les redevances qu’ils avaient imposées à tous les seigneurs d’Anginie. Et voilà que Mogien croyait à ces vieux contes pour la première fois. Pendant un instant la respiration lui manqua.

« Votre vaisseau était…

— Mon vaisseau était là. Je devais rejoindre les autres ici, aujourd’hui. Seigneur Mogien, dites à vos gens d’éviter cet endroit. Pour un certain temps. Jusque après la saison des pluies, la prochaine année froide.

— Un sortilège ?

— Un poison. Après les pluies, la terre en sera débarrassée. »

Le Seigneur des Étoiles parlait d’une voix calme, ses yeux plongeant dans le gouffre noir ; et tout à coup il se mit à parler non pas à Mogien mais au gouffre, que l’éclatant soleil du matin zébrait maintenant de ses rayons. Mogien ne comprenait pas un mot de ce qu’il disait car il parlait en sa propre langue, celle des Seigneurs des Étoiles ; et il n’était maintenant nul homme en Anginie, nul homme au monde, qui parlât ce langage.

Le jeune Angya maîtrisa sa monture devenue nerveuse. Derrière lui, le Seigneur des Étoiles soupira profondément et dit :

« Retournons à Hallan. Il n’y a plus rien ici. »

Le destrier pivota au-dessus des pentes enfumées.

« Seigneur Rokanan, si votre peuple est maintenant en guerre avec d’autres étoiles, les épées de Hallan seront, j’en prends l’engagement, vouées à votre défense.

— Je vous remercie, seigneur Mogien », dit le Seigneur des Étoiles, se cramponnant à la selle tandis qu’en leur vol le vent cinglait sa tête courbée aux cheveux grisonnants.

Une longue journée passa. Le vent de la nuit soufflait en rafales sur les croisées de sa chambre dans la tour du château de Hallan, faisant vaciller le feu dans l’âtre de la large cheminée. L’année froide touchait à sa fin ; on sentait dans l’air la turbulence du printemps. Lorsque Rocannon levait la tête, il sentait le doux parfum éventé des herbes tapissant les murs et le doux parfum frais des forêts dans la nuit. Il prit une fois de plus son émetteur : « Ici Rocannon, ici Rocannon. Pouvez-vous me répondre ? » Longtemps il écouta le silence du récepteur, puis régla de nouveau l’appareil sur la fréquence du vaisseau : « Ici Rocannon… » Lorsqu’il s’aperçut qu’il parlait tout bas, presque en un murmure, il se tut et coupa. Ils étaient tous morts, ces quatorze hommes qui étaient ses compagnons, ses amis. Ils se trouvaient tous dans le vaisseau parce qu’il les y avait convoqués. Ils étaient sur Fomalhaut II depuis une moitié d’année – d’une longue année de cette planète – et le temps était venu pour eux de se réunir et d’échanger leurs impressions. Smate et son équipe étaient donc partis du continent Est et, prenant en passant l’équipe de l’Antarctique, ils avaient abouti ici pour y retrouver Rocannon, directeur de la première mission ethnographique, l’homme qui les avait amenés sur cette planète. Et maintenant ils étaient tous morts.

Avec eux avait disparu le fruit de leur travail – toutes leurs notes, leurs photos, leurs bandes magnétiques, tout ce qui, à leurs propres yeux, aurait pu justifier leur mort – tout cela, comme eux, perdu, réduit en poussière.

Rocannon régla de nouveau sa radio sur la fréquence urgence ; mais il ne prit pas l’émetteur. Un appel n’aurait fait qu’informer l’ennemi de l’existence d’un survivant. Il se tenait immobile. Lorsqu’il entendit frapper à sa porte un coup retentissant, il dit : « Entrez ! » dans la langue étrangère qu’il aurait à parler désormais.

Mogien, seigneur de Hallan, entra de son long pas fier. C’était lui qui avait été pour Rocannon la principale source d’informations sur la civilisation et les mœurs de l’espèce II. À présent, il était maître du destin de l’ethnologue. Il était très grand, comme tous ceux de sa race, il avait la chevelure éclatante, la peau très brune, un beau visage qui s’était fait une expression d’austère sérénité, mais où éclatait parfois l’éclair d’une émotion intense : colère, ambition, joie.

Mogien était suivi de son serviteur Raho, un Olgyior, qui déposa une carafe jaune et deux coupes sur un coffre, remplit les coupes et se retira. L’héritier de Hallan dit à Rocannon :

« Je voudrais boire avec vous, Seigneur des Étoiles.

— Et que ma famille boive avec la vôtre et nos fils entre eux, Seigneur », répondit l’ethnologue, qui, pour avoir vécu sur neuf planètes différentes, avait puisé une leçon dans tout cet exotisme : l’importance des bonnes manières. Tous deux levèrent leurs coupes de bois plaqué d’argent et burent.

« La boîte à paroles, dit Mogien, regardant la radio, elle ne parle plus ?

— Pas avec la voix de mes amis. »

Le visage brun de Mogien, comme passé au brou de noix, restait impassible.

« Seigneur Rokanan, dit-il, l’arme qui les a tués dépasse l’imagination.

— De telles armes, la Ligue de Tous les Mondes en possède en vue de la Guerre À Venir, mais pas pour les utiliser contre des planètes alliées.

— Mais la Guerre est donc venue ?

— Je ne crois pas. Yaddam, que vous connaissiez, n’a pas quitté le vaisseau. Si la Guerre avait éclaté, il en aurait reçu la nouvelle sur l’ansible du vaisseau et m’aurait immédiatement prévenu par radio. Il doit s’agir d’une rébellion contre la Ligue. Justement, la révolte couvait sur un monde appelé Faradée lorsque j’ai quitté Kerguelen voilà neuf ans.

— Cette petite boîte à paroles ne peut pas parler à la ville de Kerguelen ?

— Non et, même si elle le pouvait, il faudrait aux paroles huit ans pour arriver là-bas et autant pour que la réponse me parvienne. » Rocannon parlait avec la politesse grave et simple qui lui était habituelle, mais il y avait une certaine tristesse dans la voix de cet homme qui expliquait son exil. « Vous vous rappelez l’ansible, ce grand instrument que je vous ai montré dans le vaisseau, celui qui peut parler instantanément aux autres mondes, sans toutes ces années perdues – c’est à lui qu’ils en avaient, je suppose. Mais la malchance a voulu que tous mes amis soient dans le vaisseau avec cet instrument. Sans lui, je ne peux rien faire.

— Mais si l’on vous appelle de chez vous avec l’ansible et que vos amis de la ville de Kerguelen ne reçoivent pas de réponse, ne viendront-ils pas voir… ? » Mogien voyait déjà ce qu’allait répliquer Rocannon :

« Dans huit ans… »

Lorsqu’il avait fait visiter à Mogien le vaisseau de la Mission et qu’il lui avait montré l’émetteur instantané, l’ansible, Rocannon lui avait dit un mot des nouveaux vaisseaux qui pouvaient aller d’une étoile à l’autre en un rien de temps.

« Le vaisseau qui a tué vos amis, était-ce un de ceux qui sont plus rapides que la lumière ? demanda l’Angya.

— Non. C’était un vaisseau habité. L’ennemi est ici, actuellement, sur cette planète. »

Le seigneur de la guerre avait compris : il se rappelait que Rocannon lui avait expliqué que les êtres vivants ne pouvaient voyager dans un vaisseau plus rapide que la lumière sans le payer de leur vie ; c’étaient des armes qui apparaissaient, frappaient et disparaissaient, le tout en un instant et sans hommes à bord – des robots, disait Rocannon. C’était étrange, mais pas davantage que cette chose extraordinaire dont Mogien ne doutait pas : bien que le vaisseau dans lequel était venu son ami mît de longues années à franchir la nuit qui sépare les mondes, ces années ne semblaient être que quelques heures à un homme voyageant dans ce vaisseau. Dans la ville de Kerguelen, dont le soleil est l’étoile Forrosul, cet homme, Rocannon, avait parlé à Semlé, dame de Hallan, et lui avait donné le bijou Œil de la mer près de cinquante ans auparavant. Semlé, qui avait vécu seize ans en une seule nuit, était morte depuis longtemps ; sa fille Haldre était une vieille femme et son petit-fils Mogien un homme mûr : pourtant, Rocannon n’était pas vieux. Toutes ces années, il les avait passées à naviguer entre les étoiles. Étrange ? On racontait des choses encore plus étranges.

« Lorsque Semlé, la mère de ma mère, traversa la nuit… » commença Mogien. Il fit une pause, et Rocannon, à cette évocation, se dérida un moment. Il dit au jeune Angya :

« Jamais en aucun monde on n’avait vu femme aussi belle.

— Le seigneur qui lui est venu en aide est le bienvenu dans sa famille, dit Mogien. Mais je voulais vous demander, Seigneur, dans quel vaisseau elle fit le voyage. A-t-il jamais été repris aux Argiliens ? A-t-il un ansible ? Dans ce cas vous pourriez dire aux vôtres que l’ennemi est sur notre monde. » L’espace d’une seconde Rocannon parut comme foudroyé.

« Non, dit-il, il n’a pas d’ansible. Il a été donné aux Argiliens il y a soixante-dix ans, alors que la transmission instantanée n’existait pas encore. Ou alors il faudrait qu’on l’ait installé tout récemment puisque cela fait quarante-cinq ans que la planète est mise en interdit. Cela sur mon initiative, par mon intervention. Parce que, après avoir rencontré Semlé, dame de Hallan, je suis allé dire à mes amis : que faisons-nous en ce monde sur lequel nous ne savons rien ? De quel droit prenons-nous leur argent, bousculons-nous leurs habitudes ? Mais si je n’étais pas intervenu, du moins auriez-vous reçu notre visite tous les deux ans environ ; vous ne seriez pas complètement à la merci de cet envahisseur…

— Que peut bien vouloir de nous cet envahisseur ? demanda Mogien non par modestie mais par curiosité.

— Il veut votre planète, je suppose. Votre monde. Votre terre. Et peut-être vous-mêmes comme esclaves. Je ne sais pas.

— Si les Argiliens ont encore ce vaisseau, Rokanan, et si le vaisseau va à Kerguelen, vous pourriez y aller et retrouver votre peuple.

— Sans doute est-ce possible », dit le Seigneur des Étoiles après avoir regardé son ami un moment. De nouveau il parlait d’une voix morne. Après une minute de silence, Rocannon reprit avec flamme : « C’est moi qui vous ai exposé à ce péril. J’ai entraîné mes amis dans l’aventure et ils sont morts. Je ne vais pas maintenant faire un saut de huit ans dans l’avenir pour voir comment les choses ont tourné ! Écoutez, Seigneur, si vous pouviez m’aider à me rendre dans le Midi chez les Argiliens, je pourrais peut-être avoir leur vaisseau et l’utiliser ici sur cette planète pour y faire des reconnaissances. Et, à tout le moins, s’il est réglé pour aller à Kerguelen et nulle part ailleurs, je peux l’expédier à cette ville avec un message. Mais je resterai ici.

— On raconte que Semlé l’a trouvé dans les grottes des Gdemiar, près de la mer de Kirien.

— Voulez-vous me prêter un coursier ailé, seigneur Mogien ?

— Oui, et j’y ajouterai ma compagnie, si vous le voulez.

— Avec plaisir.

— Les Argiliens accueillent mal l’hôte solitaire », dit Mogien, d’un air heureux. Rien, pas même la pensée de cet horrible trou noir creusé au flanc de la montagne, ne pouvait empêcher que la main lui démangeât : depuis longtemps, il n’avait eu aucune occasion de dégainer les deux longues épées fixées à sa ceinture.

« Puissent nos ennemis mourir sans descendance », dit gravement l’Angya en levant la coupe qu’il venait de remplir.

Rocannon, dont les amis avaient été tués traîtreusement dans un vaisseau sans défense, répondit sans hésiter :

« Puissent-ils mourir sans descendance. »

Et il leva son verre avec Mogien, à la lumière jaune que projetaient, dans la grand tour de Hallan, les chandelles à mèche de jonc et les rayons de deux lunes.

2

Au terme de leur seconde étape, Rocannon, courbatu et hâlé par le vent, avait appris à se tenir à l’aise sur la haute selle et à diriger avec une certaine habileté le vol du grand coursier de Hallan. Vers le ciel et vers la terre, le long et lent coucher de soleil formait comme des nappes superposées de lueur rosée et cristalline qui s’étendaient au loin. Les destriers avaient pris de l’altitude pour rester au soleil le plus longtemps possible, car ils aimaient la chaleur, tels de grands chats. Sur sa monture noire – fallait-il l’appeler étalon ou matou, se demandait Rocannon –, Mogien explorait des yeux le coin de terre qu’ils dominaient ; il s’agissait d’y choisir un endroit où dresser la tente car ces animaux refusaient de voler dans l’obscurité.

Derrière eux planaient deux médiants sur de petites montures blanches aux ailes rosies par les derniers reflets du soleil couchant.

« Regardez, Seigneur des Étoiles ! »

Le coursier de Rocannon freina son vol et grogna, car il avait vu ce que Mogien désignait : un petit objet noir se déplaçant très bas devant eux dans le ciel, troublant la paix du soir d’un faible crépitement qui semblait suivre son sillage. Rocannon fit signe d’atterrir immédiatement. Dans la clairière où ils s’étaient posés, Mogien demanda :

« Était-ce un vaisseau comme le vôtre, Seigneur ?

— Non, c’était un appareil planétaire, un hélicoptère. Seul a pu l’amener ici un vaisseau beaucoup plus grand que le mien, une frégate interplanétaire ou un transport. Ils doivent être venus nombreux et être arrivés avant moi. D’abord, que font-ils ici avec des vaisseaux de bombardement et des hélicoptères ?… Ils peuvent nous tuer tous de très loin, nous chasser du ciel. Il faudra prendre garde à eux, seigneur Mogien !

— Leur appareil venait des argilières. J’espère qu’ils n’y sont pas allés avant nous. »

Rocannon fit un signe de tête. Il ressentait une profonde colère à la vue de cette tache noire sur le couchant, cette lèpre hideuse. Puisqu’ils n’avaient pas hésité à bombarder à vue le vaisseau sans défense de la Mission, il était évident que ces gens-là, quels qu’ils fussent, voulaient reconnaître cette planète et en prendre possession pour la coloniser ou à des fins militaires. Quant aux espèces intelligentes de la planète, qui étaient au minimum au nombre de trois et d’un faible niveau de développement technologique, ils allaient soit les négliger, soit les asservir, soit les exterminer, à leur gré. Aux yeux d’un peuple agressif, seule compte la technologie.

Et peut-être était-ce là justement le point faible de la Ligue, se dit Rocannon tandis qu’il regardait les médiants desseller les destriers et les lâcher pour leur chasse nocturne. Seule comptait la technologie. Les deux missions envoyées sur ce monde au siècle précédent avaient lancé une des espèces dans la voie de la technologie pré-atomique avant même d’avoir exploré les autres continents et pris contact avec toutes les races intelligentes. Il y avait mis le holà, et avait finalement obtenu d’être chargé d’une mission ethnographique sur cette planète pour apprendre à la mieux connaître ; mais il ne se faisait aucune illusion. Son travail ne servirait finalement que comme base d’informations pour stimuler le progrès technologique de l’espèce ou de la civilisation la mieux placée.

C’est ainsi que la Ligue de Tous les Mondes se préparait à affronter l’ennemi, s’armait en vue de la lutte finale. Pour cent planètes déjà entraînées et équipées, il y en avait mille autres auxquelles on était en train d’enseigner l’usage de l’acier, de la roue, du tracteur et du réacteur. Mais Rocannon, l’ethnologue, qui avait pour métier d’apprendre, non d’enseigner, qui avait vécu dans bon nombre de mondes arriérés, se demandait s’il n’était pas inconsidéré de tout miser sur les armes et la mécanisation. Dominée par les races humaines du Centaure et de la Terre, et par les Cétiens, la Ligue avait fait trop bon marché de certains talents, de certaines facultés ou de virtualités, et avait fait preuve d’étroitesse d’esprit dans sa façon de jauger les espèces.

Ce monde qui n’avait même pas de nom – sinon celui de son étoile – ne retiendrait vraisemblablement guère l’attention de la Ligue puisque avant sa venue aucune des espèces indigènes n’avait dépassé, semblait-il, le niveau du levier et de la forge. D’autres races, sur d’autres planètes, pourraient être poussées plus rapidement dans la voie du progrès afin d’être enrôlées contre l’ennemi extra-galactique quand il reviendrait enfin, ce qui était inévitable. Rocannon pensa à Mogien mettant les épées de Hallan à son service pour combattre une flotte de bombardiers photiques. Et si les bombardiers photiques, ou même hyperphotiques, n’étaient que des épées de bronze comparés aux armes de l’ennemi ? Si les armes de l’ennemi n’étaient que des facultés de l’esprit ? Ne serait-ce pas une bonne chose que de se documenter sur les différentes familles d’esprits et sur leurs pouvoirs ? La politique de la Ligue était à courte vue et elle en recueillait les fruits amers : gaspillage excessif et, maintenant, rébellion. Si l’orage qui couvait sur Faradée dix ans auparavant avait éclaté, cela signifiait qu’une nouvelle recrue de la Ligue, un monde rapidement armé et entraîné à la guerre, s’était lancé dans l’univers pour s’y tailler son propre empire.

Rocannon, Mogien et les deux serviteurs à cheveux bruns rongèrent des quignons du bon pain dur sorti des fours de Hallan, burent du vaskan jaune dans des outres et ne tardèrent pas à se coucher. Tout autour de leur petit feu se dressaient des arbres d’une grande taille, dont les branches sombres étaient chargées de petits cônes pointus, foncés, aux écailles fermées. La nuit, une pluie froide emplit la forêt de son murmure. Rocannon se cacha la tête sous sa couverture duveteuse en poil de hérilor et dormit toute la longue nuit dans le murmure de la pluie. Les coursiers revinrent à l’aube, et les voyageurs avaient repris leur vol avant le lever du soleil, se dirigeant vers les terres pâles voisines du golfe où habitaient les Argiliens.

Ils atterrirent vers midi en plein banc d’argile. Rocannon et les deux serviteurs, Raho et Yahan, regardaient autour d’eux d’un air déconcerté, ne voyant aucun signe de vie. Mogien dit, avec l’assurance imperturbable de sa caste :

« Ils viendront. »

Ils vinrent. C’étaient les hominidés courtauds que Rocannon avait vus au musée des années auparavant. Ils étaient six, ne dépassant guère la poitrine de Rocannon ou la ceinture de Mogien. Ils étaient nus, avec la peau d’un blanc grisâtre comme leurs argilières, comme cette terre dont ils semblaient être faits. C’était étrange de les entendre car il était impossible de savoir lequel d’entre eux parlait – ni l’un ni l’autre mais tous ensemble, eût-on dit, d’une seule voix stridente. Télépathie collective partielle, Rocannon se rappelait ces mots du guide sommaire ; il regarda avec un certain respect les avortons disgracieux, impressionné par leur don si rare. Ce sentiment n’était aucunement partagé par ses trois grands compagnons, qui gardaient la mine sévère.

« Que cherchent les Angyar et les serviteurs des Angyar dans le domaine des Seigneurs de la Nuit ? » demanda un Argilien – bien qu’il leur semblât que tous avaient parlé – en Langue Commune, un dialecte des Angyar utilisé par toutes les espèces.

« Je suis le seigneur de Hallan, dit Mogien, qui paraissait gigantesque. Je suis accompagné par Rokanan, maître des étoiles et de la nuit qui les sépare, serviteur de la Ligue de Tous les Mondes, hôte et ami de la famille de Hallan. De grands honneurs lui sont dus. Conduisez-nous à ceux qui sont dignes de parlementer avec nous. Il y a beaucoup à dire car bientôt il neigera en année chaude, les vents souffleront à contresens et les arbres pousseront à l’envers. »

C’était un régal que d’entendre parler l’Angya, pensait Rocannon, pourtant son éloquence ne brillait pas par le tact. Immobiles, les Argiliens gardaient un silence embarrassé.

« En est-il ainsi véritablement ? demanda une voix, ou leur sembla-t-il, un chœur de voix.

— Oui, et la mer se changera en bois, et aux pierres pousseront des orteils. Conduisez-nous à vos chefs, qui savent ce qu’est un Seigneur des Étoiles. Assez de temps perdu ! »

Nouveau silence. Entouré de ces petits troglodytes, Rocannon eut un sentiment de malaise en entendant comme des ailes de plusieurs phalènes effleurer ses oreilles. Les Argiliens prenaient une décision.

« Venez ! » dirent-ils tout haut, et ils conduisirent la marche sur le terrain gluant. D’un mouvement précipité, ils formèrent cercle en un endroit, puis s’écartèrent, révélant un trou dans le sol, d’où émergeait une échelle : l’entrée du Domaine de la Nuit. Tandis que les médiants les attendaient au-dehors avec les destriers, Mogien et Rocannon descendirent par l’échelle dans le monde des grottes argiliennes, avec son réseau de tunnels se croisant et se ramifiant, grossièrement cimentés, éclairés à l’électricité, sentant la sueur, le rance et le moisi. Trottant derrière eux à pas sourds sur leurs pieds plats et gris, les gardes les conduisirent à une chambre ronde faiblement éclairée ; c’était comme une bulle dans les grandes strates rocheuses. Et ils les laissèrent seuls dans cette chambre.

Ils attendirent, et attendirent encore.

Pourquoi diable les premières missions avaient-elles choisi ces gens-là pour en faire les alliés de la Ligue ? Rocannon s’en proposait une explication qui valait ce qu’elle valait : ces premières missions étaient composées de Centauriens ; venant d’un monde froid, les explorateurs avaient été tout heureux de plonger dans les grottes des Gdemiar et d’échapper aux flots aveuglants de lumière et de chaleur déversés par le grand soleil de force A-3. À leurs yeux, les gens sensés ne pouvaient vivre que sous terre en un monde pareil. Quant à Rocannon, le brûlant soleil blanc, les nuits lumineuses à quadruple clair de lune, les violentes sautes de temps et les vents incessants, l’air riche et la faible gravité permettant l’existence de nombreuses espèces ailées, tout cela lui convenait et lui plaisait. Mais il dut s’avouer qu’il était par là même moins qualifié que les Centauriens pour juger ces troglodytes. Ils étaient certainement intelligents. C’étaient de plus des télépathes – et ce don est un phénomène beaucoup plus rare et beaucoup moins bien compris que l’électricité – mais les premières missions n’y avaient attaché aucune importance. Elles avaient donné aux Gdemiar un générateur, un vaisseau à commandes bloquées, des éléments de mathématiques, quelques paroles d’encouragement – et adieu ! Depuis lors, qu’avaient-ils fait, ces petits hommes ? Rocannon interrogea Mogien à ce sujet.

Le jeune seigneur, qui n’avait certainement jamais vu d’autre éclairage que ceux des bougies et des torches de résine, jeta sur l’ampoule électrique suspendue au-dessus de sa tête un regard parfaitement indifférent.

« Ils ont toujours été habiles à fabriquer des objets, dit-il avec toute son étonnante et candide superbe.

— Ont-ils récemment fabriqué des objets nouveaux ?

— Nous achetons nos épées d’acier aux Argiliens ; ils savaient déjà travailler l’acier du temps de mon grand-père ; mais avant cela je ne sais pas. Mon peuple a vécu longtemps avec les Argiliens ; nous tolérions qu’ils creusent leurs tunnels sous nos provinces frontières, et nous échangions de l’argent contre leurs épées. On dit qu’ils sont riches, mais les coups de main contre eux sont tabou. Les guerres entre deux races sont néfastes, comme vous savez. Et même lorsque mon grand-père Durhal vint rechercher sa femme ici, pensant que les Argiliens la lui avaient volée, il ne voulut pas enfreindre le tabou pour les contraindre à parler. Un mensonge leur coûte, mais la vérité tout autant. Nous ne les aimons pas, et ils ne nous aiment pas. Je crois qu’ils se rappellent les temps anciens, avant le tabou. Ils ne sont pas braves. »

Une voix puissante claironna derrière leur dos :

« Inclinez-vous devant les Seigneurs de la Nuit ! »

Tandis qu’ils se retournaient, Rocannon avait la main sur son pistolet-laser et Mogien les deux mains sur ses gardes d’épée ; mais Rocannon repéra immédiatement celui qui leur parlait, niché dans la courbure du mur, et dit tout bas à Mogien : « Ne répondez pas.

— Parlez, ô étrangers venus dans les cavernes des Seigneurs de la Nuit ! » Le volume sonore de cette voix de tonnerre était impressionnant, mais Mogien restait là sans cligner des yeux, soulevant à peine un de ses sourcils bien arqués. « Après trois jours de vol, seigneur Rokanan, commencez-vous à apprécier les plaisirs du voyage ?

— Parlez et vous serez entendus !

— Oui. Et le destrier zébré vole avec la légèreté du vent d’ouest en année chaude, dit Rocannon, récitant un compliment qu’il avait entendu à Hallan, dans la salle des Festins.

— Il est de très bonne race.

— Parlez ! vous êtes entendus ! »

Rocannon et Mogien discutaient élevage de coursiers ailés pendant que le mur leur lançait des beuglements sonores. Finalement, deux Argiliens apparurent dans le tunnel. « Venez », dirent-ils avec une lenteur flegmatique. Ils pilotèrent les visiteurs dans le dédale des tunnels jusqu’à un joli petit train électrique, comme un grand jouet très au point, dans lequel ils firent plusieurs kilomètres à bonne allure. Ils avaient quitté les tunnels d’argile pour entrer dans ce qui paraissait être une zone de grottes calcaires, et ils s’arrêtèrent à l’entrée d’une salle violemment éclairée à l’extrémité de laquelle trois troglodytes les attendaient, debout sur une estrade. En tant qu’ethnologue, Rocannon fut humilié de constater qu’il n’aurait pu, au premier abord, les distinguer l’un de l’autre. Ils étaient comme les Chinois pour les Hollandais et les Russes pour les Centauriens… Puis il repéra la personnalité de celui qui était au centre : visage blanc ridé, énergique sous la couronne de fer qu’il portait.

« Que cherche le Seigneur des Étoiles dans les cavernes des Puissants ? »

Les formes cérémonieuses de la Langue Commune faisaient justement l’affaire de Rocannon. Il répondit :

« J’espérais être traité en hôte désireux d’apprendre les usages des Seigneurs de la Nuit et d’admirer les merveilles dont ils sont les artisans. J’ai encore cet espoir. Mais il se trame de mauvaises actions et je viens à vous poussé par un pressant besoin. Je suis envoyé de la Ligue de Tous les Mondes. Je vous demande de me conduire au vaisseau que vous conservez en gage de la confiance que la Ligue a placée en vous. »

Les trois hommes restaient impassibles, les yeux écarquillés. L’estrade les haussait au niveau de Rocannon, et, vus ainsi, leurs larges faces sans âge et leurs yeux durs comme roc avaient quelque chose d’impressionnant. Puis, grotesquement, l’homme de gauche parla en mauvais galactique.

« Pas de vaisseau, dit-il.

— Si, il y a un vaisseau.

— Pas de vaisseau », reprit l’Argilien au bout d’une minute. Mais Rocannon n’acceptait pas cette réponse ambiguë.

« Parlez en Langue Commune, dit-il. Je sollicite votre aide. Il y a sur ce monde un ennemi de la Ligue. Si vous lui laissez la voie libre, ce monde ne sera plus le vôtre.

— Pas de vaisseau », dit l’homme de gauche. Les deux autres étaient figés comme des stalagmites.

« Dois-je donc annoncer aux autres Seigneurs de la Ligue que les Argiliens ont trahi leur confiance et sont indignes de prendre part à la Guerre à venir ? »

Silence.

« Il n’est de confiance que partagée, dit l’Argilien couronné de fer en Langue Commune.

— Demanderais-je votre aide si je ne vous faisais pas confiance ? Voulez-vous au moins me rendre ce service : expédier le vaisseau à Kerguelen avec un message ? Il est inutile qu’il ait un homme à bord. Ainsi, il n’y aurait d’années perdues pour personne. »

Nouveau silence.

« Pas de vaisseau, dit l’homme de gauche de sa voix rocailleuse.

— Venez, seigneur Mogien », dit Rocannon, et il tourna le dos aux Argiliens.

« Ceux qui trahissent les Seigneurs des Étoiles, dit Mogien de sa voix claire et arrogante, rompent des pactes plus anciens. C’est vous, Argiliens, qui fabriquiez nos épées autrefois. Elles ne sont pas rouillées. » Et il partit à grands pas. Rocannon et Mogien, côte à côte, suivirent les guides argiliens, ces petits êtres gris et trapus. En silence ils furent ramenés au chemin de fer, puis pilotés dans le dédale des tunnels humides et aveuglants, dont ils débouchèrent enfin pour revoir la lumière du jour.

Ils firent sur les coursiers ailés quelques kilomètres vers l’ouest pour sortir du territoire argilien et se posèrent sur la rive d’un cours d’eau, dans une forêt, afin d’y délibérer.

Mogien avait le sentiment d’avoir trompé les espérances de son hôte ; il n’était pas habitué à voir contrariés ses élans de générosité, et son aplomb s’en trouvait quelque peu ébranlé.

« Sale vermine de couards terrés dans leurs taupinières ! dit-il. Jamais ils ne diront franchement ce qu’ils ont fait ou ce qu’ils vont faire ! Tous les hommes de petite race sont ainsi, même les Fiia. Mais on peut faire confiance aux Fiia. Croyez-vous que les Argiliens aient donné leur vaisseau à l’ennemi ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Ce que je sais, c’est qu’ils ne l’auraient donné à personne à moins d’en recevoir deux fois le prix. Posséder, posséder toujours davantage, accumuler, c’est tout ce qui compte pour eux. Que voulait dire ce barbon : la confiance doit être partagée ?

— Je crois qu’il voulait dire ceci : ces gens-là ont le sentiment que nous les avons trahis – que la Ligue les a trahis. Nous commençons par les encourager, et tout à coup nous les abandonnons pendant quarante-cinq ans, nous cessons de leur envoyer des messages, nous les dissuadons de nous rendre visite, nous leur disons de se débrouiller tout seuls. Et, sans qu’ils s’en doutent, cette nouvelle politique a été mon œuvre. Pourquoi me feraient-ils une faveur, après tout ? Je ne crois pas qu’ils aient déjà rencontré l’ennemi. Mais ce serait sans importance si, effectivement, ils lui vendaient leur vaisseau. L’ennemi ne pourrait guère en tirer parti – encore moins que moi. » Rocannon fixait la rivière scintillante, les épaules voûtées.

« Rokanan, dit Mogien, lui parlant pour la première fois comme à un proche, près de cette forêt se dresse la forteresse de Kyodor, habitée par des cousins à moi, trente hommes d’épée et trois villages de médiants. Ils nous aideront à châtier les Argiliens pour leur insolence.

— Non, dit Rocannon sur un ton pesant. Dis à ton peuple de surveiller les Argiliens, cela oui ; car ils pourraient bien passer à l’ennemi. Mais je ne veux pas qu’on enfreigne des tabous ou qu’on fasse la guerre par déférence pour moi. À quoi bon ? Nous sommes à une époque où le sort d’un homme est sans importance.

— Sans importance ! » Mogien exprimait sur son visage brun la plus vigoureuse protestation.

« Seigneurs, dit le jeune et svelte médiant Yahan, il y a quelqu’un là-bas parmi les arbres. » Il montrait du doigt une tache de couleur dansante, sur l’autre rive, au milieu des sombres conifères.

« Des Fiia ! dit Mogien. Vois les destriers ! » Les quatre grands animaux regardaient là-bas, les oreilles dressées.

« Mogien, seigneur de Hallan, vient en ami sur les chemins des Fiia ! » La voix résonnante de Mogien franchit la large rivière aux maigres eaux clapotantes, et bientôt, dans le feuillage bigarré d’ombres et de lumières, un petit personnage apparut sur l’autre rive. Les jeux du soleil lui donnaient un aspect dansant, papillotant, tel que l’œil avait du mal à le suivre. Lorsqu’il eut atteint la rivière, Rocannon eut l’impression qu’il marchait à sa surface, si léger était son pas, qui ne troublait point les eaux du bas-fond ensoleillé. Le destrier zébré se leva et se dirigea majestueusement vers la rive, marchant à pas ouatés sur ses fortes jambes aux os creux. Lorsque le Fian sortit de l’eau, le bel animal courba la tête, et le petit homme, se haussant sur la pointe des pieds, lui gratta les oreilles amicalement. Puis il s’avança vers l’Angya.

« Salut, Mogien, héritier de Hallan, Mogien à la chevelure ensoleillée, Chevalier porte-glaives ! »

L’étranger avait la voix grêle et douce d’un enfant, la taille et la grâce légère d’un enfant, mais non pas un visage d’enfant.

« Salut, hôte de Hallan, Seigneur des Étoiles, Chevalier errant ! » Les grands yeux clairs du Fian, à l’expression étrange, se fixèrent un moment sur Rocannon.

« Les Fiia connaissent tous les noms et sont au courant de toutes les nouvelles », dit Mogien en souriant ; mais le petit Fian ne répondit pas à son sourire. Rocannon lui-même en était saisi ; il n’avait consacré qu’une brève visite à un seul village de Fiia avec l’équipe de la Mission.

« Ô Seigneur des Étoiles ! dit la voix douce, tremblotante, qui donc pilote les vaisseaux du ciel qui viennent nous tuer ?

— Tuer… votre peuple ?

— Tout mon village, dit le petit homme. J’étais avec mes troupeaux sur les collines. En esprit, j’ai entendu les Fiia m’appeler, je suis venu, et ils étaient dans les flammes, hurlant, brûlés vifs. Il y avait deux vaisseaux avec des ailes qui tournent. Ils crachaient du feu. Maintenant je suis seul et je n’ai pour parler que ma voix. Là où étaient mes amis dans mon esprit, il n’y a plus que feu et silence. Pourquoi avoir fait cela, Seigneurs ? »

Ses yeux allaient de Rocannon à Mogien. Tous deux gardaient le silence. Le Fian se plia comme un homme mortellement blessé et resta accroupi, se cachant le visage.

Mogien, le dominant de sa haute taille, tremblait de colère, les mains sur ses deux épées. « Je jure de venger les malheureux Fiia ! Rokanan, comment est-ce possible ? Ils n’ont ni épées, ni richesses, ni ennemis. Vois, ses amis sont tous morts, ceux à qui il parlait sans paroles, les membres de sa tribu. Un Fian ne peut vivre seul. Il mourra abandonné. Pourquoi les avoir tués ?

— Pour montrer leur puissance, dit Rocannon d’une voix dure. Emmenons-le à Hallan, Mogien. »

Le grand corps de Mogien s’agenouilla auprès du petit être accroupi.

« Fian, ami des hommes, viens avec moi sur mon destrier. Je ne puis te parler en esprit comme faisaient les tiens, mais paroles qui volent ne sont pas toutes frivoles ! »

Ils se mirent en selle, le petit Fian assis devant Mogien sur son siège élevé, comme un enfant, et les quatre destriers prirent leur vol. Ce vol était favorisé par un vent du sud chargé de pluie. Le lendemain, tard dans la soirée, Rocannon vit, sous les ailes de son destrier, l’escalier de marbre montant dans la forêt, le pont du Gouffre jeté sur de vertes profondeurs et les tours de Hallan éclairées par les lueurs du couchant.

Les gens du château, blonds seigneurs et bruns serviteurs, entourèrent les voyageurs dans la cour d’envol, impatients de leur apprendre la nouvelle de l’incendie de Reohan, le plus proche château vers l’est, et du meurtre de tous ses habitants. Une fois de plus c’était l’œuvre de quelques hélicoptères avec des hommes armés de canons-laser ; les guerriers et les paysans de Reohan avaient été massacrés sans pouvoir frapper un seul coup contre l’agresseur. Les gens de Hallan étaient fous furieux de colère. Ils jetaient leurs défis à l’ennemi, et ces sentiments se nuancèrent d’une crainte superstitieuse lorsqu’ils virent le Fian chevaucher avec le jeune seigneur et apprirent comment il se trouvait là. Beaucoup des habitants de cette forteresse située tout au nord de l’Anginie n’avaient encore jamais vu de Fiia, mais tous les connaissaient comme personnages de légende, protégés par un puissant tabou. Une attaque dirigée contre un château des Angyar, si sanguinaire fût-elle, était conforme à leur code guerrier ; mais attaquer des Fiia, c’était une profanation. Le trouble qu’ils en éprouvaient s’alliait à leur fureur. Du haut de sa tour, Rocannon entendit, jusqu’à une heure avancée de la nuit, le tumulte s’élevant de la salle des Festins, où les Angyar de Hallan étaient tous réunis, jurant la destruction et l’extinction de l’ennemi en un torrent de métaphores et un tonnerre d’hyperboles. Les Angyar étaient portés aux rodomontades : vindicatifs, présomptueux, obstinés, illettrés, incapables de dire « je ne puis » pour la bonne raison que c’est une chose qui ne se dit pas dans leur langue. Il n’y avait pas de dieux dans leurs légendes, seulement des héros.

De leur lointain tapage se détacha une voix toute proche. Sursautant, Rocannon porta automatiquement la main au bouton de réglage de son appareil radio. Il avait enfin trouvé la bande de fréquence de l’ennemi. La voix parlait toujours, dans une langue que Rocannon ne connaissait pas. C’eût été trop beau si l’ennemi avait parlé le galactique ; et il existait des centaines de milliers de langages parmi les planètes de la Ligue, sans parler des planètes actuellement explorées, comme celle-ci, et des mondes encore inconnus. La voix se mit à débiter une liste de chiffres ; cette fois Rocannon comprenait car ces chiffres étaient en cétien, langue d’une race de mathématiciens si éminents que tous les autres mondes de la Ligue avaient adopté les mathématiques cétiennes, chiffres y compris. Rocannon écoutait avec une attention soutenue, mais ce fut peine perdue, il n’entendit qu’un chapelet de nombres.

La voix se tut soudain, ne laissant derrière elle qu’un sifflement de parasites.

Rocannon regarda le Petit Fian, qui avait demandé à rester avec lui. Il était assis en silence par terre, les jambes croisées ; près de la fenêtre.

« C’était l’Ennemi, Kyo. »

Le visage du Fian resta figé.

« Kyo », dit Rocannon – il était d’usage d’appeler un Fian par le nom donné en angya à son village, cela parce que les individus de cette espèce pouvaient très bien ne pas avoir de nom individuel – « Kyo, pourrais-tu essayer d’écouter les ennemis en esprit ? »

Dans les notes sommaires prises au cours de son unique visite d’un village de Fiia, Rocannon avait observé que chez l’espèce I-B il était rare qu’on répondît directement à une question directe.

Il se rappelait bien cette façon souriante qu’avaient ces gens-là de se dérober. Mais Kyo, seul et abandonné dans le pays du langage parlé, répondit à la question de Rocannon :

« Non, Seigneur, dit-il d’un air soumis.

— Peux-tu entendre en esprit d’autres hommes de ton espèce, dans d’autres villages ?

— Un peu. Si je vivais parmi eux, peut-être… Il arrive que les Fiia aillent habiter d’autres villages que ceux où ils sont nés. On dit même que jadis les Fiia et les Gdemiar se parlaient en esprit et ne formaient qu’un seul peuple, mais il y a de cela bien longtemps. On dit… » Il s’interrompit.

« En effet, Fiia et Argiliens appartiennent à la même race, mais aujourd’hui ils suivent des voies très différentes. Et que voulais-tu dire, Kyo ?

— On dit qu’il y a bien longtemps, dans le Midi, sur les hautes terres, les terres grises, vivaient des gens qui parlaient en esprit à tous les êtres humains. Toutes les pensées, ils pouvaient les entendre ; c’étaient les Patriarches, les Grands Anciens… Mais nous sommes descendus des montagnes pour vivre dans les vallées et les grottes, et nous avons tout oublié de la vie rude d’autrefois. »

Rocannon réfléchit un moment. Il n’y avait pas de montagnes sur ce continent au sud de Hallan. Il se levait pour prendre son Guide de la zone galactique VIII afin d’en consulter les cartes lorsque la radio, sifflant toujours sur la même bande de fréquence, l’arrêta net. Une voix se faisait entendre, beaucoup plus faible, croissant et décroissant sur des vagues de parasites, mais parlant en galactique :

« Allô ! poste 6. Allô ! poste 6. Ici le Foyer. Allô ! poste 6. Après d’interminables répétitions et des interruptions, la voix reprit :

« Nous sommes vendredi. Non, vendredi… Ici le Foyer ; vous m’entendez, poste 6 ? Les hyperphotiques sont attendus pour demain et il me faut un rapport complet sur les hangars 76 et les filets. Que le détachement Est se charge du plan d’échelonnement. Vous me recevez, poste 6 ? Nous allons communiquer demain avec la Base par ansible. Envoyez-moi immédiatement les renseignements sur les hangars. Hangars 76. Inutile… » Une grande vague de grésillements de friture engloutit la voix et, lorsqu’elle refit surface, on ne l’entendait plus que par bribes. Il y eut dix longues minutes de parasites, de silence et de bribes d’émission, puis une voix plus proche se fit entendre, parlant rapidement dans la langue inconnue que Rocannon avait entendue précédemment. Elle parlait interminablement ; immobile, minute après minute, la main sur son Guide, Rocannon écoutait. Tout aussi immobile, le Fian était assis dans l’ombre à l’autre bout de la pièce. Deux couples de chiffres furent prononcés, puis répétés ; la deuxième fois, Rocannon saisit le mot cétien qui signifie « degré ». Il ouvrit son bloc-notes et y griffonna les chiffres ; enfin tout en écoutant, il chercha dans le Guide les cartes de Fomalhaut II.

Les chiffres qu’il avait notés étaient 28 et 28 ; 121 et 40. Serait-ce des coordonnées de latitude et de longitude ? Il étudia les cartes un moment, et plusieurs fois dirigea la pointe de son crayon sur un lieu situé en pleine mer. Puis, lorsqu’il essaya 121 de longitude Ouest et 28 de latitude Nord, il tomba juste au sud d’une chaîne de montagnes coupant en son milieu le continent Sud-Ouest. Fasciné, Rocannon fixait la carte. La voix s’était tue.

« Seigneur ?

— Je crois qu’ils m’ont dit où ils sont. Peut-être. Et ils ont un ansible. » Il regarda Kyo sans le voir, puis de nouveau sa carte.

« S’ils sont là-bas… si je pouvais y aller et réduire à néant leurs beaux projets, si je pouvais envoyer un message à la Ligue avec leur ansible, un seul message, si je pouvais… »

La carte du continent Sud-Ouest n’avait été dressée qu’au moyen de vues aériennes, et seuls étaient esquissés, dans son périmètre, les systèmes montagneux et les fleuves importants ; à part cela c’était, sur des centaines de kilomètres, le vide et l’inconnu. Et là un objectif pour le moins conjectural.

« Je ne peux tout de même pas rester ici sans rien faire », dit Rocannon. Levant les yeux une fois de plus, il rencontra le regard clair et déconcerté du petit homme.

Rocannon arpentait sa chambre, allant et venant sur les dalles de pierre. La radio grésillait et murmurait.

Il avait un atout dans son jeu : l’ennemi ne l’attendait pas. Ces gens-là croyaient avoir la planète à eux tout seuls. Mais c’était son seul atout.

« J’aimerais retourner contre eux leurs propres armes, dit-il. Je vais essayer de les dénicher. Là-bas dans le Midi… Mes amis, tout comme les tiens, Kyo, ont péri de leurs mains. Nous sommes tous deux abandonnés et réduits à parler une langue qui n’est pas la nôtre. Je serais heureux d’avoir ta compagnie. »

Il avait dit cela en une impulsion. L’ombre d’un sourire éclaira le visage du Fian. Il leva les mains, les maintenant parallèles et séparées. Dans leurs candélabres fixés aux murs, les chandelles à mèche de jonc jetaient des lueurs qui s’inclinaient, vacillaient, dansaient.

« Une prophétie a dit que l’Errant choisirait ses compagnons, dit-il. Pendant un temps.

— L’Errant ? » demanda Rocannon, mais cette fois le Fian ne répondit pas.

3

La châtelaine traversa lentement la haute salle, dans un frou-frou de jupes sur la pierre. Les ans avaient assombri le brun de sa peau en un noir d’icône ; ses cheveux blonds étaient devenus blancs. Pourtant elle gardait la beauté de sa race. Rocannon s’inclina et lui adressa ses compliments à la mode du pays :

« Salut, dame de Hallan, fille de Durhal, Haldre la Belle !

— Salut, Rokanan, mon hôte », dit-elle, abaissant sur lui son calme regard. C’était une Angya et, comme la plupart des femmes et tous les hommes de ce peuple, elle le dominait de la tête.

« Dites-moi : pourquoi allez-vous dans le Midi ? »

Elle continuait à arpenter la grande salle d’un pas lent, Rocannon marchant à ses côtés. Autour d’eux c’était un cadre obscur de pierre et de sombres tapisseries sur des murs élevés, et dans ce décor perçait la fraîche lumière du matin par des fenêtres à claire-voie, inclinées comme les noirs chevrons de la toiture.

« Je vais à la recherche de mes ennemis, Madame.

— Et quand vous les aurez trouvés ?

— J’espère pouvoir m’introduire dans leur… leur Château… et faire usage de leur… lance-messages pour dire à la Ligue qu’ils sont ici, sur ce monde. Ils se cachent ici sans grand risque d’être découverts – les mondes sont si nombreux, ce sont comme autant de grains de sable sur la plage. Mais il faut les trouver. Ils ont fait du mal ici, et feraient bien pire sur d’autres mondes. »

Haldre inclina la tête.

« Est-il vrai que vous voulez n’être accompagné que par quelques hommes ?

— Oui, Madame. La route est longue, avec la mer à traverser. Et c’est par la ruse, non par la force, que je puis espérer triompher de leur force.

— La ruse ne vous suffira pas, Seigneur, dit la vieille femme. Bien, je vais vous donner quatre loyaux médiants, si cela vous suffit, deux destriers chargés et six sellés, et une ou deux pièces d’argent pour le cas où les barbares des terres étrangères voudraient vous faire payer le privilège de vous héberger, vous et mon fils Mogien.

— Mogien m’accompagne ? De toutes vos bontés, Madame, c’est là la plus précieuse. »

Elle le fixa une minute de son regard clair, triste, inexorable.

« Je suis heureuse de vous faire ce plaisir, Seigneur, dit-elle en reprenant sa marche lente avec Rocannon à ses côtés. Mogien veut vous accompagner parce qu’il vous aime et qu’il aime l’aventure ; et vous, Seigneur des Étoiles, vous désirez sa compagnie dans cette mission périlleuse. Je pense donc qu’il doit vous suivre, c’est certain. Mais je vous le dis maintenant, ce matin, dans la salle d’honneur, et il faut que vous vous en souveniez pour ne pas craindre mes reproches si vous revenez : je ne crois pas que mon fils reviendra avec vous.

— Mais, Madame, c’est le seigneur de Hallan. »

Elle marcha en silence pendant un moment, fit demi-tour à l’extrémité de la salle au pied d’une tapisserie assombrie par les ans où l’on voyait des géants ailés combattant des hommes blonds, puis reprit enfin la parole.

« Hallan trouvera d’autres héritiers, dit-elle d’une voix calme et glacée. Vous êtes de nouveau parmi nous, vous les Seigneurs des Étoiles, nous imposant vos habitudes et vos guerres d’un nouveau genre. Reohan est réduit en poussière. Combien de temps Hallan restera-t-il debout ? Le monde lui-même n’est plus qu’un grain de sable sur le rivage de la nuit. Tout change. Mais il est une chose dont je suis certaine : qu’un sombre nuage plane sur ma race. Ma mère, que vous avez connue, a disparu dans la forêt pour y cacher sa folie ; mon père est mort au combat, mon mari dans un guet-apens, et, quand j’ai donné le jour à un fils, ma joie en fut gâchée par la douloureuse certitude que sa vie serait de courte durée. Pour lui ce n’est pas un malheur ; c’est un Angya fier de ses deux glaives. Mais moi, sous le nuage noir qui plane sur ce domaine, je suis destinée à régner seule sur ses ruines, à vivre de longues années, à survivre à tous… »

Elle se tut une minute.

« Il vous faudra peut-être plus de trésors que je ne puis vous en donner pour acheter votre sauvegarde ou le droit de passer. Prenez ceci. C’est à vous que je le donne, Rokanan, et non à Mogien. À vous il ne doit pas porter malheur. Ne vous appartenait-il pas autrefois dans la ville située au bout de la nuit ? Pour nous ce ne fut jamais qu’un funeste fardeau. Prenez-le, Seigneur. Rançon ou offrande, faites-en ce que vous voudrez. »

Elle dégrafa de son cou le collier d’or à la grosse pierre bleue, ce bijou qui avait coûté la vie à sa mère, et le tendit à Rocannon. Il le prit, presque effrayé d’entendre le doux et froid cliquetis des chaînons d’or, et leva les yeux sur Haldre. Elle lui fit face, le dominant de sa haute taille, ses yeux bleus assombris par le clair-obscur de la grande salle.

« Prenez mon fils, Seigneur, et allez où votre destin vous appelle. Puissent vos ennemis mourir sans descendance. »


Les lueurs des torches, la fumée, les ombres s’agitant dans la cour d’envol du château, les cris des hommes et ceux des bêtes, le vacarme et la confusion, tout cela s’évanouit en quelques coups d’ailes du destrier zébré monté par Rocannon. Derrière lui Hallan n’était plus qu’un point lumineux sur le sombre versant incurvé des collines, et tout ce qu’il pouvait entendre c’était le sifflement de l’air battu par les larges ailes, encore à peine visibles, du destrier. Le ciel, dans son dos, pâlissait au levant. La Grandétoile flamboyait de ses feux cristallins, mais le soleil ainsi annoncé devait longtemps encore faire attendre son lever. Jour, nuit, crépuscule sont d’une majestueuse lenteur sur cette planète, dont la rotation dure trente heures. Et non moins tranquille est l’allure des longues saisons ; c’était l’aube de l’équinoxe vernal, et les voyageurs avaient devant eux quatre cents jours de printemps et d’été.

« Nous serons chantés dans les hauts châteaux, dit Kyo, chevauchant en croupe derrière Rocannon. Les ménestrels diront comment l’Errant et ses compagnons se lancèrent dans le ciel vers le midi, au cours de la dernière nuit précédant le printemps. »

Il eut un petit rire. En dessous d’eux les collines et les riches plaines d’Anginie se déroulaient comme un paysage peint sur de la soie grise, prenaient peu à peu quelque brillant, puis éclataient en couleurs vives bariolées d’ombres tandis que Sa Majesté le Soleil faisait son apparition.

À midi, les voyageurs firent halte au bord d’une rivière dont ils suivaient le cours, en direction du sud-ouest, pour atteindre la mer.

Au crépuscule, ils plongèrent sur un castel situé, comme toujours chez les Angyar, au sommet d’une colline, près d’une boucle de la rivière. Ils furent bien accueillis par le hobereau et sa famille. Ce dernier, manifestement, était dévoré de curiosité : ce Fian voyageant sur un destrier en compagnie du seigneur de Hallan, ces quatre médiants, cet homme à l’accent bizarre habillé en seigneur, mais sans glaives et avec un visage pâle de médiant… Il y avait certainement entre les deux castes, Angyar et Olgyior, des croisements plus fréquents que les Angyar ne voulaient l’admettre ; on voyait des guerriers à peau claire et des serviteurs blonds ; mais cet « Errant », c’était quelque chose de tout à fait anormal. Rocannon ne voulait pas ébruiter sa présence sur cette planète, aussi garda-t-il bouche cousue, et le nobliau n’osa point interroger l’héritier de Hallan. Si donc il sut jamais qui avaient été ses hôtes étrangers, ce ne put être que par des ménestrels chantant leurs travaux, bien des années après.

Le lendemain, ce fut pour les sept voyageurs une étape du même genre ; ils étaient portés par un vent favorable au-dessus d’un paysage ravissant. Ils passèrent la nuit dans un village d’Olgyior au bord de la rivière. Le troisième jour, ils pénétrèrent dans une région, inconnue même de Mogien. S’incurvant vers le sud, la rivière formait des boucles et des bras morts. Au loin, le ciel reflétait un éclat pâle. Tard dans la soirée, les voyageurs parvinrent à un château se dressant, solitaire, sur une blanche falaise. Plus loin s’étendaient des lagunes, un sable gris, enfin la pleine mer.

Lorsque Rocannon mit pied à terre, courbatu, las, les oreilles lui tintant après ce long vol en plein vent, il se fit la réflexion que c’était la plus sinistre forteresse qu’il eût jamais vue chez les Angyar : des huttes agglutinées comme des poulets transis tassés sous l’aile d’un fort trapu d’aspect minable. Des médiants pâles et petits, plantés sur leurs chemins irrégulièrement tracés, dévisageaient les arrivants.

« On dirait qu’ils ont frayé avec des Argiliens, dit Mogien. Voici l’entrée, et c’est le château de Tolen si les vents ne nous ont pas égarés. Ho ! seigneurs de Tolen, vous avez des hôtes à votre porte ! »

Le silence régnait dans le château.

« La porte de Tolen oscille au vent », dit Kyo. De fait le portail de bois plaqué de bronze s’inclinait sur ses gonds, battant au vent froid qui soufflait de la mer. Mogien l’ouvrit de la pointe de son épée. Dans le château il n’y avait que ténèbres, bruissement d’ailes d’oiseaux effrayés, odeur de moisi.

« Les seigneurs de Tolen n’ont pas attendu leurs hôtes, dit Mogien. Eh bien, Yahan, parle à ces vilains nabots et trouve-nous un toit pour la nuit. »

Le jeune médiant se dirigea vers les habitants du lieu. Rassemblés à la limite de l’avant-cour du château, ils écarquillaient les yeux. L’un d’eux, prenant son courage à deux mains, se propulsa par saccades, en faisant force courbettes et en marchant en crabe comme un crustacé parmi les algues, et il s’adressa à Yahan avec humilité. Rocannon pouvait suivre à peu près son dialecte olgyior, et il comprit que le vieillard faisait valoir que le village n’avait pas de quoi héberger convenablement des pedanar, expression qui intrigua Rocannon. Le grand médiant Raho vint en aide à Yahan et intervint avec violence, mais le vieux ne faisait que sautiller, s’incliner et marmonner. Enfin Mogien s’avança à grands pas. Le code des Angyar lui interdisait de parler aux serfs d’un domaine étranger, mais il dégaina une de ses épées et brandit l’arme étincelante dans le jour froid voilé d’embruns. Le vieillard tendit les bras, mains ouvertes, et, avec un gémissement, fit demi-tour pour s’engager en traînant le pas dans les chemins du village sur lequel la nuit tombait. Les voyageurs le suivirent, les ailes repliées de leurs destriers frôlant de chaque côté les basses toitures de jonc.

« Kyo, qu’appelle-t-on pedanar ? »

Le petit homme sourit.

« Yahan, que veut dire pedanar ? »

Le jeune médiant, malgré son bon naturel et sa franchise, paraissait gêné.

« Eh bien, Seigneur, un pedan, c’est… celui qui va parmi les hommes… »

Rocannon fit un signe de tête. Il savait happer au passage la moindre miette d’information. Lorsqu’il avait étudié cette espèce humaine avant de s’en faire une alliée, il avait vainement cherché à découvrir sa religion : ces gens-là ne semblaient pas avoir de croyances. Et pourtant ils étaient d’une grande crédulité. Fortement imprégnés d’animisme, ils considéraient les pouvoirs occultes, ceux des charmes ou des malédictions, par exemple, comme parfaitement naturels ; mais ils n’avaient pas de dieux. Ce mot de pedan, voilà, enfin, qui sentait le surnaturel. Il ne vint pas alors à l’esprit de Rocannon que c’était lui que ce mot désignait.

Il fallut trois des misérables huttes du village pour loger les sept visiteurs ; quant aux destriers, trop grands pour tenir dans aucune habitation, ils durent être attachés dehors. Ils se blottirent les uns contre les autres, hérissant le poil contre le vent qui cinglait de la mer. Le coursier zébré de Rocannon donnait des coups de griffes au mur, et sa plainte était une sorte de grognement miaulé ; il fallut que Kyo allât le réconforter en lui grattant les oreilles.

« Il n’a pas vu le pire, ce pauvre, dit Mogien, assis à côté de Rocannon près du trou où brûlait le feu qui chauffait la hutte. Ils ont horreur de l’eau.

— À Hallan, vous disiez qu’ils refusent de survoler la mer, et ces villageois n’ont sûrement pas d’embarcations propres à leur transport. Alors, le détroit, comment allons-nous le traverser ?

— Avez-vous votre image du pays ? » demanda Mogien. Les Angyar n’avaient pas de cartes et Mogien était fasciné par celles du Guide de Rocannon. Ce dernier sortit le précieux volume du petit sac de cuir qui, de planète en planète, ne le quittait jamais ; il contenait tout ce qui lui était resté à Hallan, lorsque son vaisseau avait été bombardé : Guide, carnets de notes, combinaison et pistolet, trousse médicale, appareil radio, jeu d’échecs terrien et un vieux recueil de poésie hainienne. Il y avait d’abord ajouté le collier avec son saphir, mais l’en avait retiré la nuit précédente. Obsédé par l’idée de sa valeur, il avait cousu le joyau dans un sachet de peau souple de rarilor qu’il portait autour du cou, sous ses vêtements, à la façon d’une amulette ; ainsi ne pourrait-il être perdu, à moins que sa tête ne le fût aussi.

De son index osseux et long, Mogien suivit les contours des deux continents occidentaux là où ils se faisaient face : l’extrémité sud d’Anginie, creusée de deux golfes profonds entre lesquels un épais promontoire saillait vers le midi ; et de l’autre côté du détroit le cap marquant l’extrémité nord du continent Sud-Ouest, que Mogien appelait Fiern.

« Nous sommes ici, dit Rocannon, plantant une arête de poisson à la pointe du promontoire.

— Et là, s’il faut en croire ces manants, ces mangeurs de poisson, se trouve un château appelé Plenot. » Mogien mit une seconde arête à un centimètre à l’est de la première, et la regarda avec satisfaction. « Exactement comme une tour vue des airs. Une fois rentré à Hallan j’enverrai cent hommes sur des destriers pour regarder tout le pays d’en haut, et d’après leurs dessins nous sculpterons dans la pierre une grande image de toute l’Anginie. Bon ! nous disons Plenot – là, il y aura des navires, les leurs et aussi ceux de Tolen. Les deux noblaillons se sont querellés, et c’est pourquoi le vent et la nuit règnent aujourd’hui sur Tolen. Voilà ce que le vieux a raconté à Yahan.

— Va-t-on nous prêter des navires à Plenot ?

— Les prêter ? Impossible. Le maître de Plenot est un Franc-seigneur. » Un Franc-seigneur, d’après le code complexe régissant les rapports entre les domaines des Angyar, c’était un seigneur banni par ses pairs, un hors-la-loi, un homme n’étant pas assujetti aux lois de l’hospitalité, de la sanction des fautes ou de la restitution des biens.

« Il n’a que deux destriers, dit Mogien débouclant son ceinturon pour la nuit. Et il paraît que son château est construit en bois. »

Le lendemain matin, tandis que le vent les amenait à ce château de bois, une sentinelle les repéra, à peine avaient-ils eux-mêmes repéré la tour. Les deux destriers du château prirent bientôt leur envol, décrivant des cercles autour du beffroi ; puis on put distinguer les petites silhouettes d’archers se penchant aux meurtrières. Il était clair qu’un Franc-seigneur n’attendait rien de bon d’une visite. Et Rocannon voyait soudain l’explication des toitures couvrant largement les châteaux des Angyar jusqu’à en rendre l’intérieur si sombre et caverneux : c’était une protection contre un ennemi venu des airs. Plenot était un tout petit château, d’aspect plus primitif encore que Tolen, sans village de médiants à ses pieds : un nid d’aigle sur un éperon de rocs noirs dominant la mer. Mais si misérable fût-il, n’y avait-il pas chez Mogien quelque fanfaronnade à vouloir le conquérir avec six hommes ? Rocannon ajusta ses sangles cuissardes, s’assura une meilleure prise sur la longue lance que Mogien lui avait donnée en vue d’un combat dans les airs, cela tout en maudissant le sort et sa propre imprudence. Que faisait-il en cette galère, lui un ethnologue de quarante-trois ans ?

Le devançant de loin, Mogien filait sur son noir destrier, brandissant sa lance et hurlant. La monture de Rocannon baissa la tête et prit tout son élan. Ses ailes noires et grises battaient l’air à toute allure, tels des vans ; son long corps épais et léger était surtendu, son cœur palpitait en puissantes pulsations. Dans le sifflement du vent, la tour coiffée de chaume de Plenot semblait se précipiter vers les assaillants tandis que voltigeaient autour d’elle deux hippogriffes cabrés. Rocannon ramassa son corps en avant sur le dos de son destrier, sa lance prête à frapper. Il se sentait envahi d’une joie vieille comme le monde ; il riait, porté sur les ailes du vent. Comme agitée d’un tremblement, la tour avec ses deux sentinelles ailées, se rapprochait à toute vitesse, et, poussant soudain un cri perçant d’une voix de fausset, Mogien darda sa lance, qui fendit l’air en un trait d’argent. Elle frappa une des sentinelles en pleine poitrine, rompant ses sangles cuissardes sous le choc, faisant basculer le malheureux sur la croupe de sa monture et le précipitant cent mètres plus bas en une courbe régulière, avec une apparente lenteur, jusqu’aux vagues qui léchaient les rochers de leur écume crémeuse. Mogien passa en flèche à côté du coursier délesté et ouvrit le combat contre la seconde sentinelle, en un corps à corps où il essayait de frapper des coups d’épée tout en évitant la lance dont son adversaire se servait non comme projectile mais pour porter des coups de pointe et parer ceux qu’il recevait. Les quatre médiants voltigeaient près de là sur leurs montures blanches et grises, prêts à porter secours à leur seigneur mais se gardant d’intervenir, dans son combat singulier, tournoyant à une hauteur telle qu’il fût impossible aux archers qu’ils dominaient de percer la ventrière de cuir du destrier. Mais, tout à coup, les quatre médiants, poussant à leur tour un hurlement aigu, déchirant, fondirent sur l’adversaire. Pendant un moment on ne vit qu’un enchevêtrement d’ailes blanches et d’acier étincelant suspendu entre ciel et terre. De cette confusion se détacha un corps qui, dans sa chute, semblait essayer de s’étendre en une position confortable, se tournant et se retournant de ses membres de pantin désarticulé, jusqu’à l’instant où il heurta le toit du château, d’où il fit une glissade qui le projeta sur le dur lit des rochers.

Rocannon comprit pourquoi les médiants étaient entrés dans la lutte ; la sentinelle avait enfreint la règle qui interdisait de porter un coup au destrier de l’adversaire. La monture de Mogien, une de ses ailes noires tachée de sang, volait péniblement vers les dunes à l’opposé de la mer. Devant lui les médiants filaient à toute allure et pourchassaient les deux destriers sans cavaliers, qui ne cessaient de virer pour essayer de réintégrer sains et saufs leurs écuries du château. Rocannon leur barra la route en lançant sur eux son coursier au-dessus des toits du château. Il vit Raho en attraper un au lasso d’une bonne distance, et au même moment sentit quelque chose lui piquer la jambe. Son sursaut effraya sa monture excitée ; il lui serra la bride trop fort, l’animal bomba le dos et, expérience neuve pour Rocannon, se mit à se cabrer, à fringuer, à caracoler en tous sens au-dessus du château. Les flèches faisaient autour de lui comme une pluie tombant vers le ciel. Les médiants et Mogien, qui montait un animal jaune aux yeux hagards, passèrent en trombe, riant et hurlant. La monture de l’ethnologue abandonna ses contorsions et les suivit : « Attrapez, Seigneur ! » hurla Yahan, et Rocannon vit une comète à queue noire décrire une courbe et retomber sur lui. Il l’attrapa pour s’en protéger, constata que ce n’était qu’une torche de résine enflammée et se joignit à ses compagnons pour tournoyer autour du beffroi, tout près de son toit de chaume et de ses poutres de bois, afin d’y mettre le feu.

« Tu as une flèche dans la jambe gauche ! » cria Mogien à Rocannon, qui, riant aux éclats, lança sa torche en plein dans une meurtrière où se penchait un archer. « Bien joué ! » cria Mogien, qui fondit sur le toit, puis, dans une gerbe de flammes, reprit de la hauteur.

Yahan et Raho étaient revenus chargés de nouvelles torches fumantes qu’ils avaient allumées sur les dunes, et ils les jetaient partout où ils voyaient quelque chose à incendier, bois ou chaume. La tour n’était plus qu’un foyer ronflant d’étincelles, et les destriers, rendus furieux par les continuels coups de bride et l’aiguillon des étincelles sur leur corps, plongeaient sans cesse sur les toits du château avec une sorte de toux rugissante qui faisait horreur à entendre. Les flèches avaient cessé de pleuvoir d’en bas, et l’on vit un homme sortir dans l’avant-cour à pas précipités, la tête couverte d’une espèce de saladier de bois. Ses mains levées tenaient ce que Rocannon prit d’abord pour un miroir, en réalité une jatte remplie d’eau. Tirant sur la bride du coursier jaune qui s’évertuait encore à descendre pour regagner son écurie, Mogien survola l’homme qui venait d’apparaître.

« Parlez, cria-t-il, mais vite ! Mes hommes sont en train d’allumer de nouvelles torches !

— De quel domaine êtes-vous, Seigneur ?

— De Hallan.

— Le Franc-seigneur de Plenot sollicite une trêve pour éteindre l’incendie, seigneur de Hallan !

— Je vous l’accorde, si vous me rendez vivants les hommes de Tolen avec leurs trésors.

— Qu’il en soit ainsi ! » cria le Franc-seigneur. Et, tenant toujours sa jatte pleine d’eau, il rentra dans le château à pas pressés. Les assaillants se retirèrent sur les dunes et regardèrent les gens de Plenot se précipiter vers la pompe à incendie et organiser un corps de pompiers chargé de faire la chaîne avec des seaux d’eau de mer. La tour brûla, mais les murs et la grande salle furent préservés. Ils n’étaient que quelques douzaines, avec de rares femmes. Une fois l’incendie maîtrisé, un groupe sortit à pied du château, franchit l’éperon rocheux et grimpa vers les dunes. À sa tête marchait un grand homme maigre qui avait la peau brun foncé et la chevelure étincelante des Angyar, derrière lui venaient deux soldats encore coiffés de leurs saladiers, puis six personnes jetant autour d’elles des regards penauds. Le vaincu leva de ses deux mains la jatte d’argile remplie d’eau.

« Je suis Ogoren de Plenot, Franc-seigneur de ce domaine.

— Je suis Mogien, héritier de Hallan.

— La vie des gens de Tolen est à vous, Seigneur. » D’un geste de la tête, il désigna les loqueteux qui le suivaient. « Il n’y avait pas de trésor à Tolen.

— Il y avait deux grands cotres à Tolen, Franc-seigneur.

— Du nord vient un dragon volant, et rien n’échappe à son regard, dit Ogoren avec une certaine aigreur. Les navires de Tolen sont à vous.

— Vos destriers vous seront rendus lorsque les navires se trouveront amarrés à Tolen, dit Mogien, magnanime.

— Qui donc est l’autre seigneur par lequel j’ai eu l’honneur d’être vaincu ? » interrogea Ogoren en jetant un coup d’œil à Rocannon, qui, harnaché et bardé de bronze comme un guerrier angya, n’avait pourtant pas d’épées. Mogien regarda son ami et Rocannon se baptisa du premier nom qui lui vint à l’esprit, celui que Kyo lui donnait – « Olhor, » ou l’Errant.

Ogoren le fixa curieusement, puis s’inclina devant ses deux vainqueurs en disant : « La jatte est pleine, Seigneurs.

— Qu’elle reste pleine et que notre pacte ne soit pas rompu. »

Ogoren tourna les talons et, sans honorer d’un seul regard les prisonniers libérés blottis sur la dune, regagna avec ses deux hommes sa forteresse encore fumante.

« Prenez avec vous mon destrier, il est blessé à l’aile », dit sèchement Mogien aux réchappés, et, se remettant en selle sur le coursier jaune de Plenot, il prit son envol. Rocannon le suivit, non sans regarder par-dessus son épaule la petite troupe lugubre qui se mettait en route, péniblement, vers son domaine délabré.

Avant même d’atteindre Tolen, il sentit fléchir son ardeur guerrière et se remit à maudire sa folle imprudence. Lorsqu’il avait mis pied à terre sur les dunes, il s’était aperçu qu’il avait effectivement une flèche plantée dans le mollet gauche, indolore jusqu’au moment où il la retira sans prendre le temps de voir si elle était barbelée, ce qui était le cas. Les Angyar n’usaient certainement pas de flèches empoisonnées, pourtant on pouvait toujours craindre un empoisonnement du sang. Entraîné par le courage authentique dont faisaient preuve ses compagnons, il aurait eu honte à revêtir pour ce coup de main sa combinaison isolante, qui constituait pourtant une protection à peu près invisible. C’était un peu fort de risquer de mourir dans ce trou perdu d’une égratignure de flèche à tête de bronze lorsqu’on avait de quoi se préserver d’un fusil-laser. Il voulait sauver une planète et n’était même pas capable de sauver sa propre peau !

Le plus âgé des médiants de Hallan, un homme calme et trapu appelé Iot, entra dans la chambre de Rocannon et, presque sans mot dire, avec une grande douceur, s’agenouilla pour laver et panser la plaie de Rocannon. Mogien entra ensuite, toujours en tenue de combat, son haut casque à cimier et sa rigide épaulière en forme d’aile lui donnant l’aspect d’un géant de trois mètres avec une carrure d’un mètre cinquante. À sa suite vint Kyo, silencieux comme un enfant parmi les guerriers d’une race plus puissante. Puis vinrent Yahan, Raho et le jeune Bino, si bien que la hutte se trouva pleine à craquer lorsqu’ils furent tous accroupis autour du trou où brûlait un feu. Yahan remplit sept coupes argentées, que Mogien, gravement, fit circuler. Ils burent. Rocannon commença à se sentir mieux, et mieux encore lorsque Mogien s’enquit de sa blessure. Ils buvaient du vaskan tandis que des visages de villageois, exprimant une admiration apeurée, surgissaient du crépuscule pour s’encadrer un moment à la porte. Rocannon baignait dans l’euphorie du héros triomphant. Ils mangèrent, ils burent encore, puis dans l’air confiné de la hutte enfumée qui sentait le poisson sec, le cuir graissé et la sueur, Yahan se leva et, s’accompagnant d’une lyre de bronze aux cordes d’argent, il chanta. Il chanta Durholde de Hallan qui, près des marais de Born, libéra les prisonniers de Korhalt au temps du Seigneur Rouge ; et quand il eut célébré la lignée de chacun des guerriers qui avaient pris part au combat et chaque coup qu’ils avaient frappé, il passa directement à la libération des gens de Tolen et à l’incendie de la tour de Plenot, chantant la torche de l’Errant qui flamboyait dans une pluie de flèches, le grand coup porté par Mogien, héritier de Hallan, sa lance fendant l’air pour atteindre son but, telle la lance infaillible de Hendin dans les temps anciens. Rocannon, ivre et heureux, se laissait porter par ce flot poétique ; il se sentait maintenant indissolublement lié à ce monde auquel il était venu, en étranger, des abîmes de la nuit, ce monde auquel l’unissait un pacte scellé par son propre sang. Sur ce sentiment flottait par moments celui de la présence du petit Fian, souriant, serein, semblant appartenir à un autre univers.

4

La mer s’étendait au loin en longues vagues houleuses, brumeuse sous le crachin qui tombait. Le monde avait perdu toute couleur. Deux destriers enchaînés, les ailes attachées, à l’arrière du navire, poussaient leurs miaulements plaintifs, et, sur les vagues, dans la pluie et la brume, leur répondait un écho douloureux en provenance de l’autre bateau.

Les voyageurs avaient passé de nombreux jours à Tolen en attendant que Rocannon fût guéri de sa blessure et le coursier noir en état de voler. C’étaient là des raisons valables pour différer leur départ, mais en réalité Mogien répugnait à ce départ, à la traversée qu’ils devaient effectuer. Il errait seul sur le sable gris des lagunes au pied de Tolen, peut-être aux prises avec la prémonition qui s’était imposée à sa mère Haldre. Tout ce qu’il trouvait à dire à Rocannon, c’est qu’à voir et à entendre la mer il avait le cœur lourd. Lorsque le destrier noir fut pleinement rétabli, Mogien décida brusquement de le renvoyer à Hallan sous la conduite de Bino, comme pour sauver au moins une créature d’un grand prix. Les deux amis convinrent aussi de laisser à Tolen presque tout leur chargement et les deux coursiers affectés à son transport, en confiant le tout au vieux seigneur et à ses neveux, qui n’avaient pas cessé de se traîner ici et là pour essayer de rafistoler leur château livré aux courants d’air. Si bien que sur les deux bateaux, dont les figures de proue étaient des têtes de dragon, ne se trouvaient que six voyageurs et cinq coursiers, tous trempés et la plupart dolents.

Deux pêcheurs moroses de Tolen manœuvraient l’embarcation. Yahan s’évertuait à apaiser les destriers enchaînés en leur chantant une longue et monotone complainte à la mémoire d’un seigneur mort depuis longtemps ; Rocannon et le Fian, le capuchon de leurs manteaux rabattu sur la tête, se tenaient à la proue.

« Kyo, tu m’as parlé autrefois de montagnes au sud du pays.

— Oh ! oui, dit le petit homme, tournant précipitamment son regard vers le nord, où avait disparu la côte d’Anginie.

— Peux-tu me renseigner sur les peuples qui habitent dans le Midi, dans le pays de Fiern ? »

Là-dessus Rocannon ne trouvait guère dans le Guide d’éléments d’information ; après tout c’était pour en combler les graves lacunes qu’il était en mission sur cette planète. Le Guide faisait état de cinq espèces vivantes d’une haute intelligence mais n’en décrivait que trois : les Angyar/Olgyior, les Fiia et les Gdemiar, et une espèce non humanoïde vivant sur le continent Est, aux antipodes. Les notes concernant le continent Sud-Ouest étaient pour le moins hypothétiques :

Espèce non confirmée IV ? Grands humanoïdes censés habiter de vastes cités (?). Espèce non confirmée V : marsupiaux ailés ? L’ethnologue n’en était pas plus avancé. Quant à Kyo, qui, souvent, paraissait croire que Rocannon connaissait la réponse à toutes les questions qu’il posait, il lui répondit cette fois à la manière d’un écolier : « À Fiern vivent les Races Anciennes. N’en est-il pas ainsi ? » Rocannon dut se contenter de fouiller vainement des yeux la brume qui cachait au sud ce continent mystérieux, tandis que hurlaient les grandes bêtes enchaînées et qu’une pluie glacée lui glissait le long du cou.

Au cours de la traversée, il crut entendre le vrombissement d’un hélicoptère au-dessus d’eux. Après avoir béni le brouillard qui les cachait, il eut un haussement d’épaules. Que craignaient-ils ? L’armée utilisant cette planète comme base pour une guerre interstellaire ne se sentirait guère menacée à la vue d’une dizaine d’hommes et de cinq chats domestiques, bien qu’un peu gros pour des chats, ballottés dans la pluie sur deux mauvais rafiots…

Ils naviguaient sans fin sous la même pluie, sur les mêmes vagues. Des ténèbres brumeuses s’élevèrent de la mer. Une longue nuit froide s’écoula. Une lumière grise se leva, et ce ne fut de nouveau que brume, pluie et vagues. Et soudain, les deux mariniers renfrognés de chaque bateau se réveillèrent, manœuvrant fiévreusement, regardant anxieusement devant eux. Une falaise se dessinait tout à coup au-dessus des navires, partiellement cachée par les lambeaux de brouillard. Les deux bateaux en côtoyèrent la base, leurs voiles dominées de haut par des roches et des arbres rachitiques.

Yahan venait d’interroger un des mariniers. « Il dit que nous allons passer devant l’embouchure d’une grande rivière pour gagner, de l’autre côté, le seul débarcadère possible sur une longue distance. » À ces mots, les rocs en surplomb semblèrent se dérober et disparaître dans la brume tandis qu’un brouillard plus dense tourbillonnait au-dessus du bateau, qui fit entendre un craquement sous la poussée d’un violent courant. La tête de dragon grimaçante de la proue dansa et virevolta. L’air était d’un blanc opaque ; l’eau, qui se brisait et bouillonnait sur le flanc du navire, était d’un rouge non moins opaque. Les mariniers hurlaient, entre eux et en direction de l’autre bateau.

« La rivière est en crue, dit Yahan. Ils s’efforcent de virer de bord… Tenez bon ! » Rocannon saisit le bras de Kyo tandis que le bateau faisait des embardées, puis tanguait et tournoyait sur des renvois de courant, se livrant à une sorte de danse folle tandis que, dans la brume qui cachait même la mer, les mariniers se démenaient pour stabiliser l’embarcation, les destriers, eux, se débattaient pour libérer leurs ailes et poussaient des grognements de terreur.

La tête de dragon semblait maintenant avancer en une course régulière lorsque, sous une violente rafale d’un vent chargé de brume, le rafiot peu maniable parut regimber et donna de la bande. Sa voile gifla l’eau et y resta comme engluée, faisant chavirer l’embarcation. Une eau rouge et chaude monta lentement au visage de Rocannon, lui emplit la bouche et les yeux. Il s’accrochait à quelque chose et faisait effort pour retrouver l’air libre. C’était le bras de Kyo qu’il agrippait, et tous deux se débattaient dans la mer démontée, chaude comme du sang, brimbalés, roulés, entraînés toujours plus loin du navire en perdition. Rocannon hurla pour appeler au secours, et sa voix se perdit dans le vide, le silence, le brouillard qui couvrait les eaux. Existait-il un rivage ?… dans quelle direction, à quelle distance ? Il nageait vers la carcasse du rafiot, qui allait s’estompant, Kyo accroché à son bras.

« Rokanan ! »

Du chaos blafard surgit une grimace, celle du dragon de l’autre bateau. Mogien s’était jeté à l’eau ; luttant contre le courant aux côtés de son ami, il lui mit une corde dans les mains et l’attacha autour de la poitrine de Kyo. Rocannon vit très nettement le visage de Mogien, ses sourcils arqués, ses cheveux blonds assombris par l’eau. Ils furent hissés à bord, Mogien en dernier.

Yahan et l’un des pêcheurs de Tolen avaient été immédiatement recueillis. Le second marinier et les deux coursiers étaient noyés, l’embarcation s’étant retournée sur eux. Ils se trouvaient assez loin du rivage de la baie maintenant que les courants causés par l’inondation et les vents soufflant de la gorge s’étaient affaiblis. Chargé d’hommes trempés, silencieux, le bateau continuait à danser sur l’eau rougeâtre, dans les volutes du brouillard.

« Rokanan, comment se fait-il que tu ne sois pas mouillé ? »

Encore tout hébété, Rocannon regarda sans comprendre ses vêtements détrempés. Kyo, souriant, tremblant de froid, répondit à sa place : « L’Errant porte une seconde peau. » Rocannon comprit, et il montra à Mogien la « peau » de sa combinaison isolante, qu’il avait revêtue pour se protéger du froid humide de la nuit ; il n’avait que la tête et les mains nues. Ainsi il l’avait sauvée, cette combinaison, et avec elle l’Œil de la mer, toujours caché sur sa poitrine ; mais il avait perdu, à part cela, tout ce qui le rattachait à sa propre civilisation : poste de radio, cartes, pistolet.

« Yahan, tu vas retourner à Hallan. » Serviteur et maître se faisaient face sur le rivage du continent méridional, dans le brouillard ; le ressac sifflait à leurs pieds. Yahan ne répondit pas.

Ils étaient maintenant six pour trois montures. Kyo pouvait en partager une avec un médiant et Rocannon avec un autre, mais Mogien était trop lourd pour prendre quelqu’un en croupe sur de longues distances ; pour ménager les destriers, il fallait donc qu’un troisième médiant repartît en bateau pour Tolen. Mogien avait décidé que ce devait être Yahan parce qu’il était le plus jeune.

« Je ne te congédie pas pour avoir été coupable d’un méfait ou d’une négligence, Yahan. Va… les mariniers attendent. »

Le serviteur ne bougeait pas. Derrière lui les mariniers dispersaient à coups de pied le feu de bois près duquel ils avaient mangé. De pâles et fugaces étincelles jaillissaient dans le brouillard.

« Seigneur Mogien, murmura Yahan, renvoyez plutôt Iot. »

Mogien prit un air sombre et porta la main à une de ses épées.

« Va, Yahan !

— Je ne veux pas partir, Seigneur ! »

Le glaive jaillit en sifflant de son fourreau ; avec un cri de désespoir, Yahan fit un bon en arrière, tourna les talons et disparut dans le brouillard.

« Attendez-le un moment, dit Mogien aux mariniers, le visage impassible. Puis voguez. Nous devons nous mettre en route. Petit Sire, voulez-vous monter mon destrier pendant qu’il va au pas ? »

Kyo était tout recroquevillé, tout transi ; il n’avait ni mangé ni soufflé mot depuis qu’ils avaient débarqué sur la côte de Fiern. Mogien l’installa sur la selle du coursier gris et, marchant à sa tête, conduisit la petite troupe, le dos à la mer, sur la pente de la grève. Tout en le suivant, Rocannon regardait tour à tour le point où avait disparu Yahan et le maître qui l’avait congédié. Étrange créature que ce Mogien, son ami, capable de tuer froidement un homme sous le coup de la colère et, une minute plus tard, de parler avec cette simplicité et cette bonté. Arrogant, loyal, cruel et bon, Mogien, par ses contradictions mêmes, était un grand seigneur.

Les pêcheurs avaient affirmé qu’il y avait un village à l’est de la baie ; ils allèrent donc dans cette direction dans le brouillard livide qui faisait autour d’eux comme un dôme de néant vaporeux. Ils auraient pu dominer la nappe de brouillard si les destriers avaient accepté de voler, mais ils s’y refusaient, épuisés et rétifs après avoir été attachés pendant deux jours d’une traversée houleuse. Mogien, Iot et Raho les menaient par la bride et, derrière eux, Rocannon, qui avait beaucoup d’affection pour Yahan, se retournait à la dérobée dans l’espoir de le voir reparaître. Il avait gardé sa combinaison pour avoir plus chaud, mais sans sa cagoule, qui l’isolait entièrement du monde extérieur. Et malgré cela il se sentait inquiet dans cette brume qui leur bouchait la vue, sur ce rivage inconnu, et tout en marchant il cherchait des yeux, sur le sable, un bâton qui pût lui servir de gourdin.

Entre les sillons tracés par les ailes des destriers traînant à terre et des rubans d’algues mêlés au sel desséché laissé par l’écume, il vit un long bâton blanc déposé par la mer ; il le dégagea du sable, et, ainsi armé, se sentit plus rassuré. Mais, pendant ce temps, il s’était laissé distancer. Dans le brouillard il pressa le pas sur les traces de ses compagnons. Une silhouette se dessina à sa droite. Sachant très bien que ce n’était aucun des siens, il se prépara à jouer du bâton contre l’inconnu, mais, pris à revers, il fut ceinturé et tiré en arrière. Il sentit lui claquer sur la bouche comme du cuir froid et mouillé. Il tenta de se dégager, et cela lui valut un coup sur le crâne qui lui fit perdre connaissance.

Lorsqu’il revint à lui, péniblement et par brefs instants, il était couché sur le dos, dans le sable. Deux vastes silhouettes brumeuses le dominaient, deux hommes discutant laborieusement. Il avait du mal à suivre leur dialecte olgyior.

« Laisse-ça là », disait l’un, et l’autre lui répondait en substance : « Autant le tuer tout de suite, nous n’avons rien à en tirer. » À ces mots Rocannon roula sur le côté et rabattit sur sa tête et son visage la cagoule invisible de sa combinaison, la fermant hermétiquement. Un des géants se pencha pour scruter son visage, et Rocannon constata que ce n’était qu’un médiant corpulent emmitouflé de peaux de bêtes. « Amenons-ça à Zgama, il en fera peut-être quelque chose », dit l’autre. La discussion se poursuivit, puis Rocannon fut saisi par les bras et traîné au petit trot. Il se débattit, mais la tête lui tourna et son cerveau s’obscurcit. Il perçut vaguement la brume qui s’assombrissait et puis des voix, un mur fait de clayonnage et d’argile, une torche flamboyant dans un candélabre ; ensuite un toit sur sa tête, encore des voix, enfin les ténèbres. Lorsqu’il revint à lui il avait le visage à terre, à même la pierre. Il leva la tête.

Près de lui flambaient des bûches dans un âtre vaste comme une hutte. Devant le feu, une haie de jambes nues et de peaux de bêtes en lambeaux. Soulevant un peu plus haut la tête, Rocannon vit un visage : celui d’un médiant à chair blanche et cheveux noirs, abondamment barbu, habillé de peaux à rayures vertes et noires, coiffé d’un bonnet de fourrure carré.

« Qui es-tu ? demanda-t-il d’une voix de basse éraillée, en foudroyant des yeux Rocannon.

— Je… je sollicite votre hospitalité, dit l’ethnologue après avoir réussi à s’agenouiller, faute d’avoir la force de se lever.

— Notre hospitalité ? Tu en as eu un avant-goût, dit le barbu, voyant Rocannon se tâter la bosse qui ornait son occiput. Ça ne te suffit pas ? » Autour de lui, les jambes et loques terreuses se mirent à danser une gigue, les yeux sombres à le percer du regard, les visages blancs à se fendre de rictus grimaçants.

Rocannon se leva et se redressa. Il se tint immobile et silencieux en attendant que s’affermît son équilibre et que la douleur qui lui martelait le crâne fût devenue plus supportable. Alors il leva la tête et fixa son regard sur les yeux noirs et brillants de l’homme dont il était prisonnier.

« Tu es Zgama », dit-il.

Le barbu fit un pas en arrière, d’un air effrayé. Rocannon, qui avait, sur plusieurs mondes, connu des situations difficiles, exploita ce succès de son mieux :

« Je suis Olhor, l’Errant. Je viens du nord, de la mer, des terres cachées derrière le soleil. J’apporte et remporte avec moi la paix. Je suis chez Zgama, maître de cette résidence, mais je ne fais qu’y passer. Je vais vers le midi. Que nul ne m’arrête !

— Ohh ! » crièrent les bouches béantes des visages blancs fixés sur lui. Rocannon soutenait sans faiblir le regard de Zgama.

« Je suis le maître ici, dit le grand médiant, avec une voix rude où perçait l’inquiétude. Je ne laisse passer personne ! »

Rocannon restait muet, sans ciller.

Zgama sentit qu’il serait le premier à ne plus pouvoir soutenir le regard de l’adversaire ; tous ses gens dévisageaient l’étranger avec de grands yeux ronds.

« Cesse de me fixer ! » hurla Zgama. Rocannon continua à le fixer. Il se rendit compte qu’il avait affaire à une nature intraitable, mais il était trop tard pour changer de tactique. « Cesse de me fixer ! » rugit Zgama une seconde fois, puis il sortit brusquement une épée de son manteau de fourrure, la fit tournoyer et l’abattit sur l’étranger pour lui trancher la tête.

La tête ne tomba pas. L’étranger chancela, mais l’épée de Zgama avait rebondit sur son cou comme sur un roc. Les indigènes laissèrent échapper un « Ohhh ! » terrifié. L’étranger reprit son aplomb et se tint immobile, les yeux fixés sur Zgama.

Zgama vacilla ; peu s’en fallut qu’il ne s’effaçât et laissât échapper ce prisonnier aux pouvoirs magiques. Mais l’obstination de sa race prévalut sur sa déconfiture et sa peur. « Attrapez-le, empoignez-lui les bras ! » rugit-il, et, comme ses hommes ne bougeaient pas, il saisit Rocannon aux épaules et le fit pivoter. Voyant cela, ses hommes vinrent à son aide et Rocannon ne leur résista pas. Sa combinaison le protégeait des éléments extérieurs, températures extrêmes, radioactivité, chocs, impacts modérés tels que ceux des coups d’épée et des balles ; mais elle ne pouvait le préserver de l’étreinte de dix ou de quinze hommes vigoureux.

« Non, Zgama, Maître de la baie Longue, ne laisse passer personne ! »

Et le grand médiant donna libre cours à sa furie lorsque les plus braves de ses hommes de main eurent ligoté Rocannon. « Tu viens nous espionner pour le compte des Têtes Jaunes d’Anginie. Je vous connais, vous autres Angyar ! Vous venez ici avec vos belles paroles, vos sortilèges, vos méchants tours, et les navires à tête de dragon vous suivent ici, vous qui venez du grand Nord. Mais ici il n’y a pas place pour vous ! Je suis le maître des Sans-maîtres. Qu’ils viennent donc, les Têtes Jaunes et leurs lèche-cul d’esclaves – qu’ils viennent tâter de notre bronze ! Alors, comme ça, tu arrives de la mer et tu viens ramper pour me demander une place auprès de mon feu ? Eh bien, je vais te réchauffer, sale espion. Je vais t’offrir de la viande rôtie. Attachez-le à ce poteau ! » Tout réconfortés par ses vitupérations de fier-à-bras, ses hommes se bousculèrent pour aider à ligoter l’étranger à l’un des poteaux de l’âtre servant de support à une énorme broche, et pour empiler du bois autour de ses jambes.

Il se fit ensuite un grand silence. Zgama avança d’un pas de matamore, menaçant, massif en son manteau de fourrure ; il prit dans l’âtre une branche enflammée, l’agita devant les yeux de Rocannon, puis en alluma le bûcher. Il en jaillit une brûlante flambée. En un instant les vêtements de Rocannon, manteau brun et tunique de Hallan, s’embrasèrent en un feu dont les flammes jaillirent jusqu’à sa tête, lui léchant le visage.

« Ohhh ! » s’exclamèrent de nouveau les spectateurs d’une voix étouffée, puis l’un d’entre eux cria : « Regardez ! » Lorsque faiblit la flambée, ils virent Rocannon se dresser immobile dans la fumée, les jambes léchées par les flammes, les yeux fixés sur Zgama. Sur sa poitrine nue, suspendu à une chaîne d’or, brillait un grand joyau semblable à un œil ouvert.

« Un pedan ! Un pedan ! » geignirent les femmes, se terrant dans des coins sombres.

Silence angoissé. Alors éclata la voix rugissante de Zgama : « Il brûlera ! Qu’il brûle ! Deho, encore du bois, l’espion est trop long à rôtir ! » Il traîna un petit garçon jusqu’au bûcher, dont les flammes dansaient et jaillissaient, et il le força à y jeter du bois.

« N’y a-t-il donc rien à manger ? Allez, ouste ! les femmes, servez-nous ! Vois notre hospitalité, Olhor, vois comment nous mangeons. » Il attrapa un quartier de viande sur un tranchoir qu’une femme lui présentait et, se plantant devant Rocannon, le déchira à belles dents en laissant le jus dégouliner sur sa barbe. Quelques autres brutes l’imitèrent en se tenant un peu plus loin du supplicié. La plupart n’osèrent approcher ce côté de la cheminée, mais Zgama réussit à les faire manger, boire et brailler ; quelques-uns des garçons, s’adressant des « chiche ! », s’enhardissaient à s’approcher du bûcher jusqu’à y jeter un bout de bois tandis que, muet et calme, l’étranger restait debout dans les flammes qui jouaient sur sa peau rougeoyante, luisant d’un éclat étrange.

Le feu et le bruit s’éteignirent enfin. Hommes et femmes dormaient pelotonnés à terre dans leurs fourrures en loques, en des coins saupoudrés de cendre chaude. Deux hommes faisaient le guet, l’épée sur les genoux, une gourde à la main.

Rocannon ferma les yeux. En croisant deux doigts, il libéra la fermeture hermétique de sa cagoule, et respira l’air extérieur. La longue nuit se traîna jusqu’à sa fin, suivie par une aube de la même lenteur. Dans la lumière grise d’un brouillard qui entrait en volutes par les œils-de-bœuf, Zgama s’approcha en glissant sur la pierre maculée de graisse et en enjambant des corps d’hommes qui ronflaient. Il scruta son prisonnier, dont le regard grave et soutenu bravait celui de son bourreau, au défi impuissant. « Brûle, brûle ! » gronda Zgama, et il repartit.

À l’extérieur de la demeure primitive Rocannon entendait le doux roucoulement des hérilor, ces grasses bêtes à plumes aux ailes rognées que les Angyar élèvent pour la consommation et qui, ici, devaient paître sur les falaises bordant la mer. Il ne resta dans la salle que des bébés et quelques femmes qui se maintenaient à distance respectueuse de l’étranger, même quand vint l’heure de préparer le rôti du soir.

Rocannon était ligoté depuis trente heures et souffrait à la fois de douleurs et de soif. Et la soif, c’était là son talon d’Achille. Il pouvait se passer de nourriture pendant longtemps et supporter d’être enchaîné, du moins le supposait-il, au moins aussi longtemps, bien qu’il sentît déjà certains symptômes d’étourdissement ; mais sans eau il ne pourrait tenir qu’une journée encore, une de ces journées interminables.

Si désespérée que fût la situation, il ne pouvait ni menacer Zgama ni essayer de l’acheter sans par là même confirmer ce barbare dans son inflexibilité.

Cette nuit-là, tandis qu’à travers les flammes qui dansaient devant ses yeux il observait la lourde face pâle et barbue de Zgama, il ne cessait de voir en imagination un autre visage bien différent, à la peau brune et à la chevelure éclatante : Mogien, qu’il en était venu à aimer comme un ami et presque comme un fils. Interminablement la nuit s’écoulait, le feu brûlait, et Rocannon pensa aussi au petit Fian Kyo, infantile et mystérieux, uni à lui par un lien qu’il n’avait pas cherché à analyser ; il vit Yahan célébrant des héros légendaires, Iot et Raho grommelant ou plaisantant tout en étrillant les destriers aux grandes ailes, Haldre détachant de son cou la chaîne d’or. Mais il ne revit rien d’un passé plus ancien, lui qui avait pourtant vécu de nombreuses années sur bien d’autres mondes, où il avait tant appris et tant réalisé. Brûlé, tout cela, réduit en cendres ! Il s’imagina être à Hallan, dans la grande salle dont les tapisseries représentaient des hommes aux prises avec des géants, et recevoir de Yahan l’offre d’une jatte d’eau.

« Buvez, Seigneur, buvez ! »

Et il but.

5

Feni et Feli, les deux plus grosses lunes, projetaient de blancs reflets dansants sur l’eau de la seconde jatte que Yahan offrait à Rocannon. Le feu de cheminée ne contenait plus que quelques braises luisant faiblement. La salle était obscure, piquetée de taches et de rayons de lune, et l’on n’entendait que la respiration des nombreux dormeurs et le bruit qu’ils faisaient en changeant de position.

Tandis que Yahan détachait ses chaînes avec précaution, Rocannon s’appuyait de tout son poids contre le poteau, car ses jambes tout engourdies n’auraient pu le supporter.

« L’entrée du domaine est gardée toute la nuit, lui souffla Yahan à l’oreille, et là les gardes restent éveillés. Demain, quand ils sortiront les troupeaux…

— La nuit prochaine. Je ne peux pas courir. Seul un coup de bluff peut me sortir d’ici. Accroche la chaîne de façon que je puisse peser sur elle, Yahan. » Quelqu’un se réveilla tout près d’eux et s’assit en bâillant ; découvrant les dents en un sourire qui étincela un instant au clair de lune, Yahan se laissa choir et parut fondre dans la nuit.

À l’aube, Rocannon le vit sortir avec les autres hommes pour mener les hérilor en pâture ; il portait comme les autres une peau de bête crottée, et ses cheveux noirs étaient raides comme des crins de balai. Une fois de plus, Zgama s’approcha pour lancer à son prisonnier un regard foudroyant. Rocannon savait que cet homme aurait volontiers donné la moitié de son bétail et de son harem pour être débarrassé de son hôte et de ses maléfices surnaturels, mais il était pris au piège de sa cruauté, prisonnier de son prisonnier. Zgama avait dormi dans la cendre chaude et ses cheveux en étaient tout poudrés, si bien qu’il avait l’air d’avoir rôti au feu, lui plutôt que Rocannon dont la peau nue luisait d’un blanc éclatant. Il partit d’un pas rageur, et de nouveau la salle resta vide la plus grande partie de la journée, surveillée cependant par des gardes postés à son entrée. Rocannon activait son débit énergétique par une gymnastique isométrique exécutée subrepticement. Lorsqu’une femme qui passait par là le surprit en plein exercice, il continua à s’étirer en oscillant et en modulant d’une voix grave un gémissement à vous glacer le sang. La femme se jeta à quatre pattes et détala en poussant de petits cris affolés.

Le brouillard du crépuscule entrait par les fenêtres, des femmes moroses faisaient cuire un ragoût de viande et d’algues, des centaines de bêtes fêtaient par des roucoulements leur retour au bercail ; Zgama entra avec ses hommes, leurs barbes et leurs poils de fourrure luisant de gouttelettes de brouillard. Ils s’assirent à terre pour manger, dans une atmosphère bruyante, enfumée, empestée. Mais, pour la troisième nuit consécutive, la peur du surnaturel les empoignait, et on les sentait tendus, avec leurs visages sombres et leurs voix hargneuses.

« Faites un bon feu, il finira bien par rôtir ! » cria Zgama, s’élançant pour faire basculer une bûche enflammée dans le brasier. Aucun de ses hommes ne bougea.

« Je mangerai ton cœur, Olhor, lorsqu’il frira entre tes côtes ! Et je mettrai cette pierre bleue à mon anneau de nez ! » Zgama tremblait de rage, exaspéré par ce regard silencieux et inflexible qu’il avait dû subir pendant deux nuits. « Je vais te fermer les yeux ! » cria-t-il d’une voix aiguë, et, ramassant un gros morceau de bois, il en asséna un coup sur la tête de Rocannon, puis il fit un bond en arrière comme terrifié de son geste. Le bâton tomba dans les bûches enflammées, où il se ficha obliquement.

Lentement, Rocannon tendit sa main droite, la referma sur le bâton et le retira du feu. Son extrémité était enflammée. Il en éleva la pointe jusqu’à la hauteur des yeux de Zgama, puis avec la même lenteur, s’avança vers lui. Les chaînes tombèrent de son corps. Traversant le bûcher, ses pieds nus réduisaient ses flammes dansantes en étincelles et en braises.

« Hors d’ici ! dit-il en marchant droit sur Zgama, qui reculait pas à pas. Tu n’es pas le maître ici. L’homme sans foi ni loi est un esclave. Tu es mon esclave et je te conduis où je veux comme du bétail. Hors d’ici ! »

Zgama se cramponna aux deux côtés du chambranle de la porte, mais le bâton enflammé avançait vers ses yeux, et il se déroba, sortant à reculons dans la cour. Les gardes se tapirent et restèrent immobiles. Les torches de résine encadrant l’entrée du domaine étincelaient dans le brouillard ; on n’entendait que le murmure des bêtes dans leurs étables et le mugissement de la mer au pied des falaises. Pas à pas, Zgama reculait et il atteignit enfin l’entrée flanquée de torches. Dans son visage blanc et noir, son regard avait la fixité des masques face au bâton enflammé qui s’avançait vers lui. Muet de terreur, il s’agrippa aux montants de porte en rondins, bouchant l’entrée de son corps massif. Épuisé mais stimulé par sa soif de vengeance, Rocannon planta durement la pointe de son bâton enflammé sur la poitrine de Zgama, le fit tomber à la renverse et, foulant victorieusement son corps, pénétra le monde de ténèbres, de vent et de brouillard qui l’attendait à la sortie du domaine. Il fit environ cinquante pas dans la nuit, puis trébucha et ne put se relever.

Personne ne le poursuivit. Personne ne sortit de l’enceinte du domaine pour le rattraper. Il gisait à moitié inconscient sur l’herbe des dunes. Longtemps après, les torches de l’entrée s’éteignirent ou furent éteintes, et il n’y eut plus que la nuit. Le vent apportait au ras des herbes un brouhaha de voix nombreuses auquel la mer ajoutait son mugissement.

Le brouillard se dissipait et laissait la voie libre au clair de lune lorsque Yahan découvrit Rocannon au bord de la falaise. Avec l’aide de son serviteur, il put se lever, marcher. À tâtons, trébuchant, allant à quatre pattes lorsqu’ils n’y voyaient goutte et se trouvaient en terrain difficile, ils s’éloignaient de la côte en visant vers l’est et le sud. Ils s’arrêtèrent plusieurs fois pour reprendre leur souffle et s’orienter, et Rocannon s’endormait alors presque instantanément. Yahan le réveillait pour le faire avancer, sans répit.

Un peu avant l’aube ils débouchèrent sur une vallée dominée par une forêt escarpée. C’était une sylve ténébreuse dans la nuit embrumée. Yahan et Rocannon s’y engagèrent en continuant à suivre le lit du torrent, mais ils durent bientôt s’arrêter. « Je ne peux aller plus loin », dit Rocannon dans sa langue natale. Yahan trouva sur le bord du torrent une bande de sable où ils pouvaient se reposer sans être vus, d’en haut tout au moins ; Rocannon s’y tapit comme un animal dans sa tanière, et il s’endormit.

Lorsqu’il s’éveilla quinze heures plus tard, au crépuscule, Yahan lui présenta tout un choix de pousses vertes et de racines. « L’année chaude n’est pas assez avancée pour qu’on puisse trouver des fruits, dit-il d’un air piteux, et les rustauds de la Rustauderie m’ont pris mon arc. J’ai tendu des pièges, mais je n’en attends rien avant la nuit. »

Rocannon dévora avidement les crudités, et, lorsqu’il se fut désaltéré au torrent et étendu un moment, il eut l’esprit assez clair pour demander à Yahan :

« Yahan, par quel hasard t’es-tu trouvé là – à la Rustauderie ? »

Le jeune médiant baissa les yeux et fit place nette en enfouissant dans le sable quelques bouts de racine qu’ils n’avaient pu broyer. « Eh bien, Seigneur, vous savez que j’ai… bravé le seigneur Mogien. Alors, que faire ? J’ai songé à m’associer aux Sans-maîtres.

— Tu en avais entendu parler ?

— On raconte au pays qu’il existe des endroits où nous, les Olgyior, sommes à la fois seigneurs et serviteurs. On dit même qu’au temps jadis nous étions seuls à habiter l’Anginie, nous autres médiants, que nous chassions dans les forêts et n’avions pas de maîtres – jusqu’au jour où les Angyar sont arrivés du sud dans leurs bateaux à têtes de dragon… Bref, j’ai trouvé le fort de Zgama et l’on m’a pris pour un fugitif échappé d’un autre endroit sur la côte. Les brutes se sont saisies de mon arc et m’ont attelé au travail sans me poser de questions. C’est ainsi que je vous ai trouvé. Mais de toute façon je me serais enfui. Je ne voudrais jamais vivre avec de tels rustauds, même si j’étais leur maître.

— Sais-tu où sont nos compagnons ?

— Non. Voulez-vous aller à leur recherche, Seigneur ?

— Appelle-moi par mon nom, Yahan. Oui, si nous avons une chance de les trouver, je veux le tenter. Nous ne pouvons pas traverser tout un continent seuls, à pied, nus et sans armes. »

Yahan ne répondit rien. Il regardait couler l’eau limpide du torrent, sombre sous le manteau des lourdes branches de conifères.

« Tu n’es pas d’accord ?

— Si le seigneur Mogien me retrouve, il me tuera. C’est son droit. »

Et c’était en effet son droit d’après le code des Angyar, un code sur lequel Mogien serait le dernier à transiger.

« Si tu trouves un nouveau maître, ton ancien maître n’a pas le droit de te toucher, n’est-il pas vrai ? »

Le jeune homme fit oui de la tête. « Mais un serviteur rebelle ne trouve pas de nouveau maître, dit-il.

— Qui sait ? Prends l’engagement de me servir, et je répondrai de toi vis-à-vis de Mogien – si nous le retrouvons. Quelle est la formule à employer ?

— Nous disons, murmura Yahan, À mon Seigneur je fais don des heures de ma vie et de ma vie elle-même.

— Je les accepte, et avec elles la vie que tu m’as rendue. »

Le petit torrent dévalait bruyamment de la crête qui les dominait et le ciel s’obscurcissait avec une majestueuse lenteur. Vers la fin du crépuscule Rocannon se dépouilla de sa combinaison et, s’allongeant dans le torrent, laissa son eau froide lui couler sur tout le corps pour en laver la sueur, en dissiper la lassitude et chasser le souvenir obsédant du feu qui lui léchait les yeux. Sa combinaison n’était plus qu’une poignée de matière transparente, semi-invisible, tissée de fils et de tubes minces comme des cheveux, avec des cubes translucides pas plus gros que l’ongle. Yahan observait Rocannon d’un air gêné tandis qu’il remettait sa combinaison – c’était son seul vêtement ; quant à Yahan, on l’avait forcé à échanger ses habits angyar contre des peaux crasseuses de hérilor.

« Seigneur Olhor, dit-il enfin, est-ce cette… cette peau qui vous a préservé des flammes ? Ou est-ce… le bijou ? »

Le collier était au cou de Rocannon, caché maintenant dans le sachet à amulettes de Yahan.

« La peau, répondit Rocannon avec douceur. Rien de magique. Ce n’est qu’une sorte d’armure très résistante.

— Et le bâton blanc ? » L’ethnologue regarda le gourdin, dont une extrémité était carbonisée : la mer l’avait déposé pour lui sur la grève, les hommes de Zgama l’avaient amené au fort avec le prisonnier, et Yahan l’avait ramassé sur la falaise la nuit précédente.

« Eh bien, dit Rocannon, cela fera une bonne canne si nous avons à marcher. » Il s’allongea de nouveau, et, faute d’autre chose à manger avant de se rendormir, il but une fois de plus de l’eau du torrent sombre, froid, bruyant.

Le lendemain, tard dans la matinée, Rocannon se réveilla tout à fait rétabli, avec une faim dévorante. Yahan, parti dès l’aube pour faire la tournée de ses pièges et aussi parce qu’il avait trop froid pour rester couché dans leur trou humide, revint avec une poignée d’herbes et une mauvaise nouvelle. Ayant gravi jusqu’à la crête boisée dont ils étaient au pied du versant regardant vers la mer, il avait découvert, de l’autre côté, au sud, un autre vaste bras de mer.

« Nous ont-ils débarqués sur une île, ces bâtards de Tolen, ces mangeurs de poisson ? » grogna-t-il ; son optimisme habituel était sapé par le froid, la faim, l’incertitude.

Rocannon essaya de se rappeler le tracé de la côte, tel qu’il figurait sur ses cartes perdues en mer. Une rivière coulant de l’ouest débouchait au nord d’une langue de terre allongée qui faisait partie d’une chaîne côtière dirigée d’ouest en est ; entre cette langue de terre et le continent se trouvait un fjord assez long et large pour apparaître clairement sur les cartes et dans son souvenir. Sa longueur : cent, deux cents kilomètres ? « Quelle largeur ? » demanda Rocannon, et Yahan répondit d’un air maussade : « Très large. Je ne sais pas nager, Seigneur.

— Eh bien, nous marcherons. Cette crête se rattache au continent, vers l’ouest. Et c’est par là que Mogien nous cherche probablement. » C’était à Rocannon de commander – Yahan avait eu jusque-là plus que sa part normale de responsabilités – pourtant le cœur lui manquait à la pensée de ce long détour en pays inconnu et hostile. Yahan n’avait rencontré personne, mais il avait vu des sentiers, et il fallait qu’il y eût des hommes dans ces bois pour rendre le gibier si rare et si craintif.

Pour donner à Mogien la moindre chance de les retrouver – pour autant que Mogien fût encore vivant, encore libre et encore en possession des destriers – il leur faudrait viser vers le sud et si possible arriver en terrain dégagé. Le seigneur de Hallan s’attendait certainement à ce que Rocannon se dirigeât vers le midi puisque c’était là le but de son voyage. « Allons », dit Rocannon, et ils partirent.

Peu après midi, ils atteignirent la crête, d’où ils avaient vue sur un large bras de mer s’étendant d’est en ouest à perte de vue, d’un gris plombé sous le ciel bas. De sa rive sud ne pouvait être discernée qu’une ligne indistincte de collines basses et sombres. Un vent de mer âpre et glacial leur soufflait dans le dos tandis qu’ils descendaient vers le fjord, puis en suivaient la rive vers l’ouest. Yahan regarda les nuages, rentra la tête dans les épaules et dit sur un ton lugubre : « Il va neiger. »

Aussitôt la neige se mit à tomber, une neige humide de printemps, cinglant au vent, fondant aussi rapidement sur le sol humide que sur les eaux sombres de la mer. Rocannon était protégé du froid par sa combinaison, mais la fatigue et la faim lui causaient une grande lassitude ; non moins las, Yahan souffrait du froid. Ils marchaient péniblement, c’était tout ce qu’il leur restait à faire. Ils traversèrent une crique à gué, peinèrent dans la neige qui faisait rage, pour remonter sur une rive hérissée d’herbe rêche, et là-haut se trouvèrent face à face avec un homme.

« Houf ! » dit-il, écarquillant les yeux de surprise, une surprise qui tourna à l’ébahissement à la vue de ce spectacle : deux hommes marchant dans la tempête de neige, l’un couvert de peaux de hérilor en loques, l’autre complètement nu – le plus étrange étant que seul le premier avait les lèvres bleues et frissonnait de froid. « Ho ! Houf ! » dit-il de nouveau. C’était un grand barbu au corps anguleux et courbé, aux sombres yeux hagards. « Ho ! toi, là, dit-il en olgyior, tu vas crever de froid.

— Nous avons pris un bain… notre bateau a coulé, improvisa Yahan promptement. As-tu une maison avec du feu, chasseur de pelliounour ?

— Vous traversiez le fjord en venant du sud ?

L’homme avait l’air inquiet, et Yahan répondit avec un geste vague :

— Nous venons de l’est pour acheter des peaux de pellioun, mais nous n’avons plus rien à troquer contre les peaux, tout a coulé.

— Hanh ! hanh ! dit l’homme des bois, paraissant toujours mal à l’aise, mais il avait un côté cordial qui sembla vaincre ses craintes. Venez, j’ai du feu et à manger », dit-il, et il partit d’un pas sautillant dans la neige qui tombait en rafales. Rocannon et Yahan le suivirent. Ils atteignirent bientôt sa hutte, perchée à flanc de coteau. Intérieurement et extérieurement elle était identique à toutes celles où les médiants d’Anginie s’abritent l’hiver dans les forêts et sur les collines ; Yahan s’accroupit devant le feu avec un franc soupir de soulagement : il se sentait chez lui. Son hôte en fut rassuré plus qu’il ne l’eût été par des discours habiles. « Mets du bois dans le feu, mon gars », dit-il, et il donna à Rocannon un manteau de sa confection.

Ôtant son propre manteau, il mit à chauffer un ragoût dans les cendres, et s’assit par terre, en hôte sociable, avec ses visiteurs, roulant les yeux pour regarder chacun d’eux tour à tour.

« Il neige toujours à cette époque de l’année, et ce n’est qu’un début. Il y a bien assez de place pour vous ; nous sommes trois, l’hiver. Les autres rentreront cette nuit, demain, en tout cas bientôt ; les voilà dehors avec cette neige, ils chassent sur la crête. Nous sommes des chasseurs de pellioun, comme tu as pu le voir à mes sifflets, pas vrai, mon gars ? » Il tapota la rangée de lourds pipeaux pendillant à sa ceinture, et sourit d’une oreille à l’autre. Il avait un air hagard, farouche, un peu braque, mais son hospitalité était authentique. Après s’être rassasiés de ragoût, les voyageurs, quand vint la nuit, furent invités à se reposer. Rocannon ne se le fit pas dire deux fois. S’enroulant dans les fourrures nauséabondes de l’alcôve, il dormit comme un bébé.

Le lendemain matin la neige tombait toujours ; le sol était uniformément tapissé de blanc. Les compagnons de l’homme des bois n’étaient pas rentrés. « Ils ont dû passer la nuit dans le village de Timash, de l’autre côté de l’Épine. Ils reviendront quand le ciel s’éclaircira.

L’Épine… c’est ce bras de mer ?

— Mais non, il n’y a pas de village de l’autre côté du fjord ! L’Épine, c’est la crête qui nous domine. D’où viens-tu, d’ailleurs ? Tu parles à peu près comme nous, mais pas ton oncle. »

Yahan jeta un coup d’œil à Rocannon comme pour s’excuser de lui avoir donné un neveu pendant son sommeil.

« Oh ! il vient de la brousse ; ils ont un parler différent là-bas. Nous aussi, nous appelons ce bras de mer le fjord. Je donnerais cher pour connaître quelqu’un qui aurait un bateau pour le traverser.

— Tu veux aller dans le Midi ?

— Tu comprends, maintenant que notre marchandise a coulé, nous ne sommes plus ici que des mendiants. Autant rentrer chez nous.

— Il y a un bateau sur la côte, à un bon bout de chemin. Nous en reparlerons quand le temps se mettra au beau. Mais je te le dis, mon gars, quand je t’entends parler froidement d’aller dans le Midi, ça me glace le sang. Il n’y a pas âme qui vive entre le fjord et les montagnes, du moins à ma connaissance, à part, peut-être, les Hommes dont on ne parle pas. Et tout ça, ce sont de vieux contes : les montagnes elles-mêmes, qui sait si elles existent ? Moi qui te cause, j’ai traversé le fjord pour aller chasser sur l’autre rive, dans les collines ; peu d’hommes peuvent se vanter d’en avoir fait autant. Il y a là-bas beaucoup de pelliounour près de la mer. Mais pas de villages. Pas d’hommes. Pas un seul. Et je ne voudrais pas y passer la nuit !

— Une fois sur la rive sud, nous la suivrons vers l’est », dit Yahan avec une feinte indifférence, que démentait son air embarrassé ; chaque question nouvelle le forçait à broder sur ses inventions. Mais son instinct l’avait fait mentir intelligemment.

« En tout cas vous n’êtes pas venus du nord », dit son hôte, Piaï. Tout en discourant, il aiguisait sur une meule son long couteau de chasse. « Non, il n’y a pas âme qui vive de l’autre côté du fjord, et au nord de la mer il n’y a que des galeux qui servent d’esclaves aux Têtes Jaunes. On n’en parle pas chez vous ? Oui, dans les pays du Nord, de l’autre côté de la mer, il y a une race d’hommes à têtes jaunes. Ça, c’est vrai. On dit qu’ils habitent des maisons hautes comme des arbres, qu’ils portent des épées d’argent, et, tenez-vous bien, qu’ils volent dans les airs entre les ailes des hippogriffes ! À d’autres ! La fourrure d’hippogriffe se vend bien là-bas sur la côte, mais ces animaux sont dangereux à chasser, alors ne parlons pas de les domestiquer pour voler sur leur dos. Il ne faut pas croire tout ce qu’on dit dans les contes. Moi je gagne bien ma vie en vendant des peaux de pelliounour. J’attire ces animaux d’une journée de vol à la ronde. Écoutez ! »

Il porta ses pipeaux à ses lèvres moustachues et souffla, très faiblement d’abord ; c’était une plainte à peine audible, heurtée, qui bientôt prit de l’ampleur et se diversifia, palpitant, se brisant entre les notes, s’élevant en une quasi-mélodie qui était un cri de bête sauvage. Rocannon eut un frisson dans le dos ; il avait entendu cela dans les forêts de Hallan. Yahan sentit se réveiller sa vocation de chasseur, son visage s’épanouit et, tout surexcité, il poussa des cris de chasse comme s’il avait vu le gibier : « Chante ! Chante ! En voilà une là-haut ! » Il passa le reste de l’après-midi à échanger avec Piaï des histoires de chasse. Dehors, il neigeait toujours sans relâche, mais le vent était tombé.

Le lendemain, le ciel était pur. Comme par un matin d’année froide l’éclat rougeâtre du soleil était aveuglant sur les collines enneigées. Les deux compagnons de Piaï rentrèrent avant midi, rapportant quelques duveteuses peaux grises de pellioun. C’était des hommes aux sourcils noirs, trapus comme le sont tous les Olgyior du Sud, et ils étaient d’aspect encore plus barbare que Piaï, se méfiant des étrangers comme ferait un animal, les évitant, ne les regardant qu’à la dérobée.

« Ils traitent d’esclaves les hommes de ma race, dit Yahan à Rocannon tandis que les autres étaient sortis pour un moment, mais à mon avis mieux vaut être un homme au service des hommes qu’un animal chassant d’autres animaux comme le sont ces hommes. » Rocannon le fit taire d’un geste car un des chasseurs rentrait, les regardant du coin de l’œil.

« Partons », murmura Rocannon dans la langue des Olgyior avec laquelle il commençait à se familiariser ces derniers jours. Il regrettait amèrement d’avoir attendu le retour des compagnons de Piaï. Yahan était inquiet lui aussi ; il s’adressa à Piaï, qui venait d’entrer :

« Nous allons vous quitter… ce beau temps durera bien jusqu’à ce que nous ayons contourné le fjord. Si tu ne nous avais pas hébergés, nous n’aurions jamais survécu à ces deux nuits glacées. Et jamais je n’aurais entendu si bien jouer le chant du pellioun. Puisses-tu toujours faire bonne chasse ! »

Mais Piaï restait immobile et muet. Enfin il graillonna, cracha dans le feu, roula les yeux et grogna :

« Vous voulez contourner le fjord ? Vous m’avez pourtant dit que vous vouliez traverser en bateau. Il y a un bateau. Il est à moi. En tout cas, je peux m’en servir. Nous allons vous passer.

— Ça vous épargnera six jours de marche, dit Karmik, le plus petit des nouveaux venus.

— Ça vous épargnera six jours de marche, répéta Piaï. Nous allons vous faire traverser le fjord en bateau. Partons, nous sommes prêts.

— Soit, répondit Yahan après avoir interrogé Rocannon du regard ; il fallait en passer par là.

— Eh bien, partons », grogna Piaï, décidé à brusquer les choses ; sans même leur offrir de provisions pour la route, Piaï quitta la hutte ; il allait en tête, les deux autres en queue. Le vent cinglait, le soleil brillait ; il ne restait de neige que dans les endroits abrités ; partout ailleurs le dégel faisait ruisseler et gicler ses eaux étincelantes. Ils suivirent le rivage vers l’ouest pendant des heures, et le soleil était couché quand ils atteignirent une petite crique où mouillait un bateau à rames parmi les rochers et les roseaux. Mer et ciel étaient embrasés au couchant et, au-dessus de ce rougeoiement, brillait la petite lune Héliki alors dans son croissant, tandis que, vers l’orient assombri, la Grandétoile, compagne éloignée de Fomalhaut, luisait comme une opale. Entre l’éclat du ciel et celui de la mer s’étendait un rivage montueux, sombre, sans relief dans la pénombre.

« Voilà le bateau », dit Piaï, s’arrêtant et se plantant devant Rocannon et Yahan, le visage empourpré par le couchant. Les deux autres hommes les rejoignirent et se tinrent en silence à côté d’eux.

« Il fera nuit lorsque vous repasserez le fjord, dit Yahan.

— La Grandétoile brille, ce sera une nuit claire. Mais dis donc, mon gars, il faudrait songer à nous payer le passage !

— Ah ? dit Yahan.

— Piaï sait que… nous n’avons rien. Ce manteau, il me l’a donné », dit Rocannon ; au point où en étaient les choses, peu lui importait que son accent les trahît.

« Nous sommes de pauvres chasseurs, nous ne pouvons pas faire de cadeaux, dit Karmik, qui avait la voix moins rude et l’air mentalement plus sain mais aussi plus malveillant que ses deux compagnons.

— Nous n’avons rien, répéta Rocannon. Rien pour payer le passage. Laissez-nous ici. »

Yahan fit chorus avec lui, mais en une langue plus fluide. Karmik lui coupa la parole.

« Tu portes un sachet autour du cou, étranger. Qu’y a-t-il dedans ?

— Mon âme », dit Rocannon à brûle-pourpoint.

Tous, même Yahan, le regardèrent avec des yeux ronds. Mais il était bien mal placé pour bluffer, et la trêve ne pouvait durer. Karmik porta la main à son couteau de chasse et se rapprocha ; les deux autres l’imitèrent.

« Qu’as-tu fait dans le fort de Zgama ? dit-il. On m’a raconté là-dessus tout un boniment au village de Timash. Il paraît qu’un homme nu est resté dans les flammes sans brûler, qu’il a frappé Zgama avec un bâton allumé, qu’il est sorti du fort et qu’il portait autour du cou un grand bijou sur une chaîne d’or. Les gens disaient que c’était de la magie. À mon avis, c’est des sornettes. On ne peut rien contre toi ? Oui, mais lui… » Rapide comme l’éclair, il empoigna Yahan par ses longs cheveux, lui tordit la tête et lui mit le couteau sous la gorge. « Allez, dis à cet étranger avec qui tu voyages de payer les deux nuits qu’il nous doit. Fais vite ! »

Tous restèrent pétrifiés. Les reflets du couchant sur la mer allaient s’assombrissant, la Grandétoile brillait à l’orient d’un éclat plus vif, le vent froid balayait la rive.

« Nous ne lui ferons pas de mal, grogna Piaï tandis que son visage se tortillait, farouche et menaçant. Nous ferons comme nous avons dit, nous vous ferons traverser le fjord… seulement il faut nous payer. Tu n’as pas d’or ? Tu as perdu tout ton or ? Pourtant tu as dormi sous mon toit. Donne-nous cette chose, et nous vous passons.

— Je vous le donnerai… là-bas, dit Rocannon, montrant du doigt la rive sud du fjord.

— Non », dit Karmik.

Impuissant entre ses mains, Yahan était resté figé ; Rocannon voyait battre l’artère de sa gorge, sur laquelle pointait le couteau.

« Là-bas », répéta Rocannon inflexiblement, et il inclina légèrement son bâton vers l’avant avec le vague espoir que son ennemi en serait impressionné. « Passe-nous là-bas, et je te donnerai le bijou. Je te le promets. Mais si tu lui fais mal, tu mourras sur-le-champ, ça aussi je te le promets !

— Karmik, c’est un pedan, chuchota Piaï. Fais ce qu’il te dit. Ils ont couché deux nuits sous mon toit. Lâche ce garçon. Il t’a promis ce que tu veux. »

Menaçants, les yeux de Karmik allaient de Yahan à Rocannon.

« Jette ce bâton blanc, dit-il enfin, et nous vous ferons traverser le fjord.

— Lâche-le d’abord », dit Rocannon, et, lorsque Karmik se fut exécuté, il lui rit au visage et lança bien haut le bâton, qui, tournoyant sur lui-même, plongea au loin dans la mer.

Leurs couteaux sortis, les trois chasseurs firent avancer Rocannon et Yahan vers le bateau ; il leur fallut pour y arriver marcher dans l’eau et grimper sur des rochers glissants léchés par des vaguelettes d’un rouge sombre. Piaï et le troisième homme prirent les avirons tandis que Karmik se postait derrière les passagers, couteau en main.

« Allez-vous lui donner le bijou ? » murmura Yahan en Langue Commune pour ne pas être compris des chasseurs.

Rocannon fit oui de la tête. Yahan lui répondit en un murmure rauque et tremblant :

« Vous n’aurez qu’à sauter et vous sauver à la nage avec le bijou. Près de la rive sud. Et alors, moi, ils me laisseront partir…

— Ils t’égorgeraient. Chut !

— Ils nous jettent un sort, Karmik, dit le troisième homme. Ils vont nous faire couler.

— Rame toujours, vil fretin pourri. Et vous autres, restez tranquilles, ou je lui coupe le cou, à ce garçon ! »

Patiemment, Rocannon se tint coi sur son banc de neige, observant la mer qui se teintait d’un gris nébuleux à mesure que les deux rives du fjord, devant et derrière eux, s’estompaient dans la nuit. Il n’avait rien à craindre de leurs couteaux mais ils pouvaient porter à Yahan un coup mortel sans que lui, Rocannon, pût faire grand-chose contre eux. Il pouvait se sauver à la nage sans grande difficulté, mais Yahan ne savait pas nager. Alors, rien à faire. C’était déjà beau de traverser le fjord, si cher qu’en fût le prix.

Lentement, les collines indistinctes de la rive sud se dessinèrent de plus en plus nettement. De vagues ombres grises tombaient vers l’ouest et rares étaient les étoiles visibles dans le ciel gris ; le lointain éclat solaire de la Grandétoile éclipsait même celui de la lune Héliki, maintenant à son déclin. On entendait les vagues susurrer sur le rivage. « Cessez de ramer ! commanda Karmik. Et maintenant donne-moi la chose, dit-il à Rocannon.

— Plus près du rivage, dit Rocannon, impassible.

— Je peux m’en tirer, Seigneur ! chuchota Yahan d’une voix chevrotante. Il y a des roseaux qui émergent tout près d’ici… »

Le bateau repartit, pour s’arrêter après quelques coups de rame.

« Saute en même temps que moi », dit Rocannon à Yahan. Puis il se leva lentement et se tint debout sur le banc de nage. Il ouvrit sur son cou la fermeture hermétique de la combinaison qu’il portait depuis si longtemps, rompit le cordon de cuir auquel était attaché le sachet contenant chaîne et saphir, jeta le tout au fond du bateau, referma sa combinaison et plongea au même moment.

Quelques minutes plus tard, il était sur les rochers de la côte ; la barque n’était plus qu’une tache noirâtre décroissante dans la pénombre grise du fjord.

« Puissent-ils tomber en pourriture, avoir les tripes rongées par les vers et les os réduits en bouillie ! » cria Yahan, et il se mit à sangloter. Il avait failli mourir de peur, mais s’il perdait ainsi tout sang-froid, c’était pour une autre raison. Qu’un « Seigneur » ait ainsi sacrifié un bijou qui valait un royaume pour sauver la vie à un médiant, à lui-même, c’était là détruire tout l’ordre des choses, et il ne pouvait supporter l’idée d’en être responsable. « Vous avez eu tort, Seigneur ! criait-il. Vous avez eu tort !

— Tort de payer ta vie d’un caillou ? Allons, Yahan, ressaisis-toi. Tu vas geler si nous ne faisons pas un bon feu. As-tu ton allume-feu ? Il y a par là du petit bois en quantité. Remue-toi ! »

Ils réussirent à faire flamber un feu sur le rivage, et ils l’alimentèrent jusqu’à ce qu’il triomphât de la nuit et du froid. Rocannon avait donné à Yahan la cape de fourrure du chasseur ; le jeune homme se pelotonna dedans et finit par s’endormir. Rocannon veilla pour entretenir le feu ; il était mal à l’aise et n’aurait pu trouver le sommeil. Il avait le cœur lourd à la pensée du collier sacrifié, non en raison de sa valeur mais parce qu’il l’avait autrefois donné à Semlé, cette femme d’une beauté dont le souvenir l’avait attiré en ce monde après tant d’années ; et parce que Haldre le lui avait donné avec l’espoir – il le savait – d’éloigner à ce prix l’ombre de la mort prématurée qu’elle pressentait pour son fils. Peut-être ne fallait-il pas regretter la perte de ce bijou, le poids et le péril de sa beauté. En supposant le pire, Mogien n’en saurait jamais rien, soit parce qu’il ne retrouverait jamais Rocannon, soit parce qu’il était déjà mort… Mais cette pensée fut vite chassée : non, Mogien le cherchait, il fallait partir de cette hypothèse. Et Mogien devait supposer qu’il était allé vers le midi. N’était-ce pas leur but : Aller au Midi pour y surprendre l’ennemi ou pour ne pas le trouver si ses conjectures se révélaient erronées ? Il irait donc vers le midi, avec ou sans Mogien.

Ils partirent à l’aube, escaladèrent les collines côtières dans le crépuscule du matin et en atteignirent le sommet au soleil levant. De là ils virent un plateau nu s’étendant à l’infini jusqu’à l’horizon, zébré d’ombres allongées de buissons. Piaï, apparemment, avait eu raison de dire qu’il n’y avait pas âme qui vive au sud du fjord. En tout cas, les deux voyageurs seraient, pour Mogien, visibles à des kilomètres. Ils prirent le chemin du midi.

Il faisait froid, mais le ciel était clair dans l’ensemble. Yahan portait tout ce qu’il leur restait de vêtements, et Rocannon sa combinaison. Ils traversèrent de petits cours d’eau qui obliquaient vers le fjord, assez fréquemment pour ne pas souffrir de la soif. Pendant deux jours ils se nourrirent des racines d’une plante appelée peya et de quelques spécimens d’un animal rappelant le lapin, volant par bonds avec ses moignons d’ailes ; Yahan abattait cette « voletaille » en plein vol d’un coup de bâton et la rôtissait sur un feu de bois. Ils ne virent point d’autres créatures animales. Jusqu’à l’horizon s’étendait le plateau herbeux, plat, sans arbres, sans routes, sans vie.

Oppressés par l’immensité, les deux hommes étaient assis près de leur pitoyable feu dans le vaste crépuscule, sans mot dire. De loin en loin, et c’était comme le battement d’un pouls dans la nuit, ils entendaient un doux roucoulement tomber du ciel. Il venait des barilor, ces grands oiseaux qui sont les cousins sauvages des hérilor domestiqués et qui accomplissaient alors leur migration printanière vers le nord. Sur une largeur de main les étoiles étaient masquées par leurs volées, mais on n’entendait jamais que le cri d’une seule voix, un cri bref, comme une palpitation des vents.

« De quelle étoile venez-vous, Olhor ? demanda Yahan avec douceur, en levant les yeux sur son compagnon.

— Je suis né en un monde appelé Hain dans la langue de ma mère, Davenant dans celle de mon père. Ici, vous l’appelez la Couronne d’Hiver. Mais il y a beau temps que j’ai quitté ce monde.

— Alors, vous ne formez pas un seul peuple, vous autres, hommes des étoiles ?

— Des centaines et des centaines de peuples. Par le sang j’appartiens entièrement à la race de ma mère ; mon père, un Terrien, m’a adopté. Il en va ainsi lorsqu’il y a mariage entre deux êtres de race différente qui ne peuvent concevoir d’enfants. C’est comme si un homme de ton espèce épousait une Fian.

— Cela ne se fait pas, dit Yahan d’un air guindé.

— Je sais. Mais les Terriens et les Davenantaux se ressemblent autant que toi et moi. Peu de mondes ont des races aussi dissemblables que celui-ci. Dans la plupart des autres, il n’y en a qu’une, à peu près comme la tienne ou la mienne, et les autres créatures sont des bêtes qui n’ont pas l’usage de la parole.

— Tous ces mondes que vous avez vus ! dit le jeune homme d’un air songeur en faisant un effort d’imagination.

— Trop de mondes, dit l’ethnologue. J’ai quarante ans, si l’on compte comme vous ; mais je suis né il y a cent quarante ans. Là-dessus j’ai perdu cent années, cent années que je n’ai pas vécues, que j’ai passées à aller d’un monde à l’autre. Si je retournais sur Terre ou sur Davenant, les hommes et femmes que j’y ai connus seraient morts depuis cent ans. Il ne me reste qu’à aller de l’avant – ou à m’arrêter… quelque part. Mais qu’est-ce que c’est ? » Le sentiment d’une présence invisible sembla faire taire jusqu’au sifflement du vent dans les herbes. Quelque chose remua en bordure de leur cercle de lumière… une grande ombre, quelque chose de noir. Rocannon s’agenouilla, le corps tendu ; Yahan s’éloigna du feu d’un seul bond.

Plus rien. Le vent sifflait dans les herbes à la lueur grisâtre des étoiles qui brillaient sur tout le pourtour de la ligne d’horizon sans être masquées par une ombre en aucun point.

Les deux hommes se rejoignirent auprès du feu. « Qu’était-ce ? » demanda Rocannon.

Yahan hocha la tête. « Piaï a parlé de… d’une créature… »

Ils dormirent par à-coups, essayant de se relayer pour faire le guet. Quand lentement vint l’aube, ils étaient très fatigués. Ils cherchèrent une piste ou des traces là où ils avaient cru voir l’ombre, mais l’herbe nouvelle paraissait vierge. Ils éteignirent leur feu à coups de pied et se remirent en route, se dirigeant vers le sud d’après le soleil.

Ils avaient pensé devoir traverser un cours d’eau sans tarder, mais il n’en fut rien. De deux choses l’une, ou bien les rivières coulaient maintenant suivant un axe nord-sud, ou bien il n’y en avait plus, tout simplement. La plaine ou la pampa qu’ils traversaient semblait ne pas changer, et pourtant elle était devenue, insensiblement, toujours plus sèche, toujours plus grise. Les buissons de peya avaient disparu ce matin-là, et l’on ne voyait plus que l’herbe rude d’un vert grisâtre, à l’infini jusqu’à l’horizon.

À midi, Rocannon s’arrêta.

« À quoi bon continuer ? » dit-il.

Yahan se frotta le cou, regarda autour de lui, puis tourna vers Rocannon son jeune visage émacié, harassé.

« Si vous voulez continuer, Seigneur, je vous suis.

— Nous n’y arriverons jamais sans eau et sans nourriture. Volons un bateau sur la côte et retournons à Hallan. Nous perdons notre temps ici. Viens ! »

Faisant demi-tour, Rocannon visa vers le nord. Yahan marchait à ses côtés. La haute voûte du ciel de printemps était d’un bleu ardent, le vent sifflait dans l’herbe sans fin. Rocannon marchait d’un pas ferme, les épaules un peu courbées, chacun de ses pas le conduisant vers un exil et une défaite sans rémission. Il ne se retourna pas lorsque Yahan s’arrêta.

« Des coursiers ! »

Alors il leva les yeux et vit trois grands hippogriffes qui descendaient vers eux en décrivant des cercles, toutes griffes dehors, les ailes repliées sur un fond de ciel bleu brûlant.

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