Le monde de Scarfe par Brian W. Aldiss

1

Le jeune Dyak et Utliff au souffle court s’arrêtèrent sur le versant échancré. C’était une belle journée de canicule, avec des cigales qui vibraient par milliers dans l’air embrasé. Sous la brume de chaleur, c’était à peine si on distinguait les chaînes lointaines, de sorte que la rivière dont le cours serpentait depuis les montagnes gardait une teinte plombée jusqu’au moment où elle atteignait le pied de la colline.

Elle débordait alors en un vaste marécage, surtout du côté opposé à la colline, là où le terrain naturellement spongieux finissait par se confondre avec la brume. Les iguanodons croassaient au bord de l’eau, leurs silhouettes trapues nettement visibles. Il n’y avait rien à craindre d’eux.

— « Comment te sens-tu, Utliff ? » demanda Dyak. « Vas-tu m’accompagner jusqu’en bas de la colline ? »

Il voyait bien, au visage de son compagnon, que quelque chose n’allait pas. Les traits étaient tirés, l’expression altérée de façon inquiétante. Même la barbe broussailleuse n’avait pas son aspect des autres jours. Utliff haussa ses épaules puissantes.

— « Je ne te laisserai pas chasser seul, ami, » dit-il.

Et, pour bien montrer que la souffrance n’avait aucune prise sur lui, il partit le premier en direction du marécage, courant d’un buisson à l’autre comme ils l’avaient fait si souvent jusqu’alors. Il affectait d’ignorer un malaise auquel nul homme, pourtant, ne pouvait rester insensible. Dyak eut une brusque pensée apitoyée en comprenant qu’Utliff n’avait plus longtemps à vivre.

Utliff, qui regardait derrière lui, vit l’expression sur son visage.

— « Allons, Dyak ! » s’écria-t-il. « Je poursuis encore un coureur avant de disparaître ! » Et il détourna aussitôt les yeux.

Des choses vivantes jaillissaient d’entre les broussailles et fuyaient autour d’eux à mesure qu’ils descendaient vers la rivière : petits animaux à fourrure dont la célérité défiait toute poursuite, et deux ou trois de ces reptiles qu’ils appelaient « coureurs », sortes de lézards dressés sur les pattes postérieures et dont la taille faisait la moitié de celle d’un homme.

Utliff portait à la ceinture un sac grossier rempli de cailloux qu’il lançait en direction des bestioles. Un des projectiles fit mouche, mais sans arrêter l’animal pour autant. Les deux hommes éclatèrent de rire. Le besoin de nourriture ne se faisait pas tellement sentir, et ce n’étaient pas les cibles qui manquaient ! Du reste, la chasse serait plus facile au pied de la colline, comme l’expérience le leur avait appris.

Ils riaient encore quand ils s’arrêtèrent une fois en bas, au milieu d’un nuage de poussière. C’était l’heure où le soleil se trouvait juste au-dessus de leurs têtes : aucun danger ne les menaçait. En fait, ils n’avaient que les dévoreurs à redouter, et les dévoreurs restaient tapis dans les endroits ombragés tant que durait la forte chaleur du jour. Quant aux croasseurs, occupés à brouter les plantes du marécage, ils étaient inoffensifs si on ne les approchait pas de trop près. Oui, la vie était belle.

Certes, il y avait des instants de peur silencieuse, comme celui où l’on voyait le visage décomposé d’Utliff, des instants durant lesquels on ressentait un malaise qui faisait songer à un petit animal fouisseur enfermé dans votre crâne. Mais il suffisait alors de partir en chasse et de tuer une bestiole quelconque pour que la quiétude revienne.

Dyak n’aimait pas penser. Toutes les choses qui venaient de la tête étaient mauvaises – et celles venant du corps, bonnes pour la plupart. Poussant son cri de guerre, il courut à travers les hautes herbes et plongea de la rive escarpée. La rivière l’engloutit avec un bruit qui chantait aux oreilles. Il revint presque aussitôt à la surface, aspirant une ample gorgée d’air et essuyant ses yeux aveuglés. C’était un endroit où il n’avait pas pied, un chenal profond que creusait la rivière dans son méandre. L’eau y était tiède et pure. Elle satisfaisait le désir de son corps. Sur l’autre rive, où le troupeau croassant plongeait et se dispersait, effrayé par la brusque apparition de l’homme, elle stagnait, pleine de mauvaises odeurs et trop chaude.

Avec délice, Dyak lutta contre les filets satinés qui enveloppaient son corps et appela Utliff. Celui-ci était resté au bord de la falaise miniature. Il regardait fixement en direction de son ami.

— « Viens me rejoindre ! Tu te sentiras mieux ! »

Avant qu’Utliff eût obéi en sautant dans la rivière, Dyak jeta un coup d’œil sur le panorama – et celui-ci n’allait plus jamais s’effacer de sa mémoire.


Derrière Utliff, se dressaient les collines dont aucun d’eux n’avait encore atteint le sommet, bien que leurs cavernes fussent situées à mi-hauteur. Il aperçut trois femmes du clan. Elles se tenaient serrées les unes contre les autres, suivant leur habitude, et riaient aux éclats. Dans l’air lourd, c’était tout juste si on les entendait de la rivière. Le soir venu, elles descendraient jusqu’au bord de l’eau pour se baigner et s’éclabousser. Elles riraient, parce qu’elles auraient oublié (ou parce qu’elles se souviendraient, sait-on ?) que les ténèbres approchaient. L’écho de leurs rires fit naître en Dyak une douce joie. Cela signifiait qu’elles avaient l’estomac plein et la tête vide. Elles étaient satisfaites.

À l’opposé de l’endroit où elles se trouvaient, Dyak vit apparaître Semarie. Elle resta timidement en retrait, derrière un arbre, position qui lui permettait cependant d’observer les deux hommes. Elle souriait, mais n’extériorisait pas sa gaieté aussi souvent que les autres femmes. C’était sans doute le bruit qui l’avait fait sortir de son abri. Dyak et Utliff ignoraient presque tout de Semarie, sinon que pour une raison obscure elle était tenue à distance par les membres de son clan, trois hommes et trois femmes vivant non loin de l’endroit où le dévoreur avait son repaire habituel.

Dyak cessa de sourire en l’apercevant. Chaque fois qu’il regardait Semarie, il ressentait comme une douleur.

Elle était moins corpulente et moins pliée vers le sol que les autres femmes. Sur son visage on ne voyait pas la moindre moustache, comme en avaient parfois les lèvres de ses compagnes ; ni de poils entre les seins. Bien que cela fût étrange, cette étrangeté même attirait Dyak. Et pourtant… être près d’elle lui faisait mal. Il l’avait compris dès la première fois, quand lui et Utliff étaient restés quelque temps avec Semarie. Depuis lors, il se rendait compte également qu’elle était passive, qu’elle ne se rebellait, ne griffait ni ne riait aux éclats comme font les autres femmes quand elles ont prise sur les hommes.

Être avec elle et la sentir passive faisait mal dans la tête de Dyak.

Tandis qu’il pensait à toutes ces choses, les oreilles pleines des appels brûlants des cigales et pénétré de la riche couleur verte du monde, Utliff plongea dans la rivière.

Ce fut loin d’être sa manière habituelle – le corps partant comme l’éclair, puis l’eau rejaillissant. Quand sa tête réapparut à la surface, il appelait au secours.

— « Dyak ! Dy ! À moi, je m’en vais ! »

Effrayé, Dyak le rejoignit en trois brasses, bien qu’il s’attendît un peu à une ruse de sa part, ruse qui lui vaudrait un plongeon forcé lorsqu’il aurait rattrapé son ami. Mais le corps s’abandonnait, inerte et lourd. Puis Utliff ferma les yeux, sa bouche s’ouvrit, et il exhala une plainte étranglée.

Dyak le ceintura solidement d’un bras et se glissa sous lui, de telle façon qu’ils se retrouvèrent tous deux sur le dos. Nageant avec les jambes, il se dirigea alors vers l’arbre le plus proche, un vieux pin noueux, dont le tronc brisé surplombait la rivière si commodément qu’ils l’utilisaient d’habitude pour escalader la berge. Utliff ne se débattait qu’à peine. Il gémit encore, et hoqueta lorsque l’eau pénétra dans sa bouche. Dyak leva son bras libre pour saisir une des branches.

Il se hissa tant bien que mal et réussit à passer la jambe gauche autour du tronc, ce qui lui donnait un point d’appui solide, mais l’effort à fournir pour soulever Utliff demeurait terrible. Suspendu la tête en bas, le visage presque immergé, Dyak haletait et tirait le corps inerte, quand deux autres bras se tendirent pour l’aider. Semarie, qui s’était engagée sur le tronc de l’arbre couché, l’avait rejoint. Avec un grognement de reconnaissance il la laissa maintenir Utliff à la surface, tandis qu’il s’assurait une meilleure prise. Serrant étroitement le tronc entre ses cuisses, il put enfin hisser son ami près de lui.

Aidé par Semarie, il coucha Utliff sur le dos, le maintint un moment dans cette position, puis tous deux le tirèrent jusqu’à la berge.

Utliff mourait.

Il eut un frémissement de tout son être. Le dernier. Ses yeux s’ouvrirent, ses genoux tressautèrent. Puis il s’affaissa et ne bougea plus.


Presque aussitôt, commença la phase terrible de la désintégration.

Les membres se tordirent à mesure que les muscles se gonflaient et se contractaient. Puis la peau creva, la chair tomba, prit une couleur verdâtre, et une odeur affreuse se répandit quand les entrailles furent mises à nu, produisant une sorte de bouillonnement mêlé d’éclatements. La peur gagna Dyak et Semarie qui s’éloignèrent lentement, se tenant par la main. Utliff n’était plus des leurs. La chose qui se désintégrait derrière eux avait cessé d’être Utliff.

Ils quittèrent la berge, se faufilèrent parmi des bouquets d’arbres nains, et finalement s’assirent côte à côte sur la croupe lisse d’un énorme bloc rocheux. Dyak était encore mouillé, mais la chaleur de la roche l’aida à se sécher et bientôt il ne trembla plus. Semarie cueillit les feuilles d’un arbre dont les branches s’allongeaient au-dessus d’eux et les colla sur la poitrine de son compagnon. Elle souriait en faisant cela – un sourire si doux qu’il fut contraint de le lui rendre, malgré la peine ressentie.

Il la prit par la taille et enfouit son visage dans son aisselle. Elle eut un petit rire de gorge, puis ils se laissèrent aller en arrière, jusqu’à ce que leurs dos fussent appuyés contre la roche. Dyak commença à ôter les feuilles humides de son torse pour les coller sur la poitrine de la femme. Dans sa tête, il prenait conscience d’une certaine affection à l’égard de Semarie. En fait, c’était plus qu’une simple affection. Il avait ressenti cette chose avec des femmes de son propre clan, et même avec Semarie, déjà. Cela provoquait en lui un trouble agréable et immensément triste à la fois. Et il ne savait comment y échapper.

De son côté, Semarie paraissait en proie au même sentiment. Elle dit soudain : « Il y en a qui disparaissent. » Comme si elle voulait cacher le sujet qui la préoccupait.

Et comme toujours lorsqu’ils parlaient, Dyak se trouva devant un abîme que les mots ne pouvaient franchir. Car les mots étaient faibles, bien trop faibles pour les choses qu’on voulait leur faire exprimer. Il répondit, conscient de l’insuffisance de ses paroles : « Tout le monde est destiné à disparaître. »

— « Que veux-tu dire ? Destiné… comment cela ? »

— « Tous les hommes, toutes les femmes sont faits pour disparaître. Quand ils descendent des collines ils sont neufs, mais cela ne dure pas… Un jour, leur visage n’est pas le même. Puis ils disparaissent, comme Utliff. »

Avec effort, la femme reprit :

— « Es-tu descendu des collines longtemps après Utliff ? »

— « Oui. Beaucoup, beaucoup de jours après lui. Et toi, chère Semarie ? »

— « Un petit nombre de jours seulement s’est écoulé depuis que je suis venue des collines. Je suis venue… je suis venue par la falaise toute lisse – la barrière noire qui est là-bas, à côté des collines. »

Il ignorait de quelle barrière elle voulait parler. Il sentit courir sous sa peau un frémissement étrange, fait de crainte et d’exaltation, et d’autres choses dont il ne trouvait pas le nom. Les grands yeux de Semarie le regardaient, comme si elle et lui étaient maintenant tout proches d’une pensée qu’ils n’avaient pas osé accueillir dans leurs têtes.

— « Dis-moi, » demanda-t-il, « dis-moi comment cela s’est passé, ton arrivée parmi les choses vivantes ? »

Les cils de Semarie s’abaissèrent. « Je me suis trouvée sur les collines, » murmura-t-elle. « Près de la barrière noire toute lisse. »

Pour tromper le silence qui s’éternisait, il la serra contre lui et s’allongea sur le rocher. Ils restèrent ainsi, immobiles, leurs visages se touchant presque, comme ils l’avaient déjà fait naguère, et comme Utliff l’avait fait avec Semarie les autres jours, avant qu’il disparaisse.

Dyak se rendait compte qu’il aurait dû faire autre chose. Mais rien dans sa tête ne venait l’aiguillonner, et son corps ne semblait habité que par des rêves sans nom, des rêves désespérément heureux et désespérément tristes. Les paupières de Semarie étaient closes. Pourtant, une voix soufflait à l’homme que, malgré son attitude insolite, elle ressentait le même trouble intérieur.

Utliff avait connu cela, lui aussi. Quand tous deux reposaient aux côtés de Semarie, Dyak était à ce point troublé par les choses qui remplissaient sa tête qu’il en avait parlé à son ami. Il craignait d’être le seul à éprouver cette douceur étrange, imprécise. Mais Utliff avait avoué que des choses semblables habitaient sa tête et son corps. Et quand ils avaient essayé de s’allonger auprès des femmes de leur propre clan, la sensation avait persisté en eux. Ils avaient voulu pousser plus loin l’expérience et s’étaient allongés côte à côte, l’un contre l’autre, et cette fois la sensation avait disparu, ne laissant place qu’au rire.

Le silence se referma sur Dyak et sa compagne. L’odeur de Semarie était douce.

Il restait là, sans bouger, les yeux levés vers les frondaisons. Il vit une cigale posée sur un rameau, bête gigantesque dont le poids courbait le végétal presque en deux. Son corps était pour le moins aussi long que le bras d’un homme. Les cigales constituaient une nourriture savoureuse, mais Dyak était à présent possédé d’un appétit qui allait bien au-delà de la faim. Les bruits et les sensations de ce monde auquel il appartenait le berçaient et le pénétraient.

Soudain, Semarie parla. Sa voix chantait à ses oreilles. « Il y en a deux qui ont disparu aujourd’hui, tous deux de façon différente. Utliff et Artet. Artet est une femme de mon clan. Elle a été prise par le dévoreur. Tu sais que nous avons notre abri près de son repaire. Il y a emporté Artet, mais elle avait déjà perdu son sang. »

— « As-tu donc oublié de me le dire plus tôt ? »

— « Je venais pour te l’apprendre, quand cette chose terrible est arrivée à Utliff. Et puis la chaleur que je ressens près de toi m’a fait oublier. »

Dyak répondit d’un ton maussade : « Le dévoreur a traversé la rivière à l’endroit où l’eau n’est pas profonde. D’habitude il mangeait les caqueteurs. Je l’ai souvent observé de nos collines. Maintenant qu’il est passé de ce côté, il ne pensera pas à repartir, il est trop stupide. Bientôt il sera mort de faim et nous n’aurons plus rien à craindre. »

— « Il ne mourra pas avant de nous avoir tous dévorés. Nous ne pourrons pas être en paix avec lui ici, Dyak. Il faut que tu fasses couler son sang, pour qu’il disparaisse. »

Il se redressa, mu par une brusque colère, et s’accroupit à côté d’elle. « C’est aux hommes de ton clan qu’il faut demander cela. Pourquoi à moi ? Nous autres, nous sommes à l’abri dans nos cavernes profondes. Le dévoreur ne peut rien nous faire. Pourquoi est-ce à moi que tu es venue parler, Semarie ? »

Elle s’assit à son tour et le regarda fixement. Elle chassa une feuille restée collée sur sa poitrine. « Je veux que ce soit toi qui fasse cette chose, parce que mon plus grand désir est de m’allonger à ton côté. Je veux rester toujours à côté de toi, et non à côté des hommes de mon clan, qui sentent mauvais. Mais pour cela, il faut que tu répandes le sang du dévoreur. Si tu ne le fais pas, je jure d’aller rejoindre les hommes qui sentent mauvais. »

Il la saisit brutalement par le poignet. « Tu n’iras avec personne d’autre que moi, Semarie ! Tu crois peut-être que j’ai peur de verser le sang du dévoreur ? Eh bien, non ! »

Elle lui sourit, comme si elle prenait plaisir à la rudesse du geste et des paroles.


Illustré par Cray Morrow

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