Le soleil artificiel descendait lentement à l’horizon du tridiorama.
Dyak et Semarie avaient mangé. Ils avaient rencontré une cigale géante qui se traînait sur le sol, et Dyak lui avait coupé la tête. Quand ils furent rassasiés, ils plongèrent dans la rivière pour enlever la viscosité de leurs corps. À présent ils repartaient, plus circonspects car ils approchaient de l’antre du dévoreur.
Très loin devant eux, Dyak voyait la barrière noire et lisse. C’était là que finissait le monde, là que le soleil surgirait le lendemain. La lumière étant moins forte, il lui semblait voir se dessiner, dans la haute falaise, de gigantesques visages d’hommes.
Il rit des choses absurdes que sa tête laissait pénétrer en elle.
La piste suivie était maintenant plus difficile. D’énormes rochers dont la hauteur atteignait celle de trois hommes dressaient leurs masses au-dessus d’eux. Dans de telles conditions, le dévoreur n’aurait aucune peine à les surprendre en bondissant d’un rocher.
— « Il faut que tu attendes ici, Semarie. Je continuerai seul. Je trouverai le dévoreur et je le tuerai avec mon poignard. Ensuite je reviendrai vers toi. »
— « J’ai peur, Dyak ! »
— « Il ne faut pas avoir peur. Force-toi à rester gaie. Si la chose fuit dans ta direction, j’appellerai. Tu n’auras qu’à te glisser entre ces deux rochers, là où tu vois une crevasse. Le dévoreur ne pourra pas te prendre. »
— « J’ai plus peur pour toi que pour moi. »
Il rit. « Quand je reviendrai, je te saisirai et… et je te serrerai très fort ! » Il fit comme il disait, au moment de partir. Il étreignit contre le sien le corps nu de la femme. Il sentit cette chose chaleureuse qu’il savait leur manquer, cette chose qui était à la fois en lui et absente. Puis il se détourna de Semarie et disparut entre les blocs géants.
Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer le dinosaure. Dyak connaissait les habitudes des animaux qui peuplaient ce monde où il vivait. Ils étaient toujours en mouvement au lever du soleil et quand venait le soir.
Il entendit la créature remuer dans les fourrés. L’espace d’une seconde il vit luire sa peau verdâtre. Alors il escalada un rocher et observa avec attention par-dessus le sommet arrondi.
Le dévoreur était allongé sur un terre-plein exposé au soleil. Il levait sa queue et la laissait retomber tour à tour. Aux yeux de Dyak, il apparaissait comme une bête monstrueuse, dont la longueur faisait trois fois la sienne. La tête énorme, à l’aspect cruel, était conçue avant tout pour loger les mâchoires massives. Mais le corps, vautré en ce moment sur le roc, était une splendide machine vivante, toujours prête à fonctionner. Il avait deux paires de membres – les pattes postérieures, puissamment développées, sur lesquelles le dinosaurien pouvait courir très vite, et les pattes antérieures, plus petites, qui faisaient office de bras et se terminaient par des griffes acérées. Une créature en tous points redoutable, même quand ses mâchoires demeuraient closes et qu’on ne voyait pas ses dents !
Pour l’instant, le dévoreur n’était pas à son aise. Il gisait sur le flanc, les pattes postérieures repliées en une pose grotesque, son ventre jaune partiellement offert aux rayons du soleil. Un moment plus tard, ce fut sa croupe qu’il tourna vers la chaleur. Puis il changea encore de position et se retrouva sur le dos. Il se mit à panteler, sa gueule grande ouverte révélant ses dents. Enfin, toujours incommodé, il se réfugia à l’ombre des blocs rocheux, où il resta complètement immobile. Seule une pulsation faisait palpiter son gosier, comme un quartier de roche qu’il aurait eu du mal à avaler.
Dyak savait qu’il ne resterait pas longtemps immobile. Le dévoreur se réchauffait.
Ayant passé la plus grande partie de la journée à faire baisser la température de son corps, il était en train de la faire remonter en prévision du froid relatif de la nuit. Le matin venu, il s’exposerait de la même façon au soleil pour la faire remonter une nouvelle fois, ce qui le ferait sortir progressivement de sa torpeur nocturne, puis il partirait en chasse. Comme toutes les créatures à sang froid, l’allosaure avait un métabolisme étroitement lié aux conditions extérieures. Ce n’était guère qu’un thermomètre muni de pattes et de dents. Pour Dyak, le problème se présentait plus simplement : le dévoreur recommençait à bouger vers le coucher du soleil.
De fait, après être resté un bref instant vautré à l’ombre, l’animal revint sur le terre-plein. Quand il le vit réapparaître, Dyak se laissa glisser en bas de son rocher. Il avait repéré ce qu’il voulait. L’animal était souvent d’humeur folâtre, et il lui arrivait d’abattre des arbres ou des rameaux avec sa queue. Précisément, une branche épaisse, cassée sur une bonne longueur, était tombée de l’autre côté de la clairière. Se faufilant grâce aux broussailles, Dyak l’atteignit après avoir contourné l’entablement rocheux. Il la tailla avec son poignard. C’était un travail grossier, mais suffisant pour ce qu’il envisageait de faire.
Il la passa entre les tresses de sa ceinture.
Gêné par cette arme improvisée, il préféra escalader un arbre et ramper le long d’une branche, ce qui l’amena presque au-dessus du dévoreur. Position dont le seul inconvénient était qu’il avait le soleil dans les yeux.
Il n’avait pas prévu cela. Mais le soleil était plus bas qu’il ne l’aurait cru – et il fallait faire vite. Tirant son poignard, il regarda au-dessous de lui… pour s’apercevoir que le reptile le regardait.
L’allosaure avait fini par trouver une position confortable, ramassé sur lui-même, le ventre au contact de la roche et la tête posée sur ses pattes antérieures. Mais un bruit dans l’arbre l’avait mis en éveil et il leva vers les frondaisons le regard fixe de ses yeux jaunes.
Dyak n’ignorait pas que s’il courait vite, par ailleurs ses réflexes étaient lents. Avant que l’animal eût seulement bougé, il sauta de la branche.
Il atterrit sur la roche, juste à côté du cou du dévoreur. Dans le mouvement que faisait le dinosaurien pour se soulever, il porta sa tête en avant et ouvrit sa gueule monstrueuse. Dyak fonça aussitôt, tenant la branche comme un bouclier. Il y mit toutes ses forces et la planta solidement entre les deux mâchoires.
Dans le même instant, il plongea. Les griffes cherchaient à l’atteindre et, simultanément, l’animal se dressait sur ses pattes postérieures. Toujours baissé, Dyak recula de deux pas, puis s’élança. Il ceintura le cou et se mit à califourchon, bras et jambes noués. Aussitôt, le reptile commença à se débattre, arquant son corps d’avant en arrière, sa tête et son cou fouettant les broussailles, et produisant un grondement guttural dont l’homme sentait les vibrations sous ses doigts crispés. Le ciel, les arbres, les rochers tourbillonnaient autour de Dyak, mais il tenait bon, espérant seulement que la formidable queue n’allait pas le balayer comme un fétu.
Malgré la terreur d’un tel moment – s’il lâchait prise, il était perdu – Dyak put voir que la branche avait rempli son office. Les mâchoires du dévoreur étaient maintenues écartées. La branche se trouvait coincée entre les deux rangées de dents, et une partie des efforts de l’animal tendait à la déloger. Les griffes de ses pattes antérieures creusaient de terribles balafres autour de sa gueule, d’où le sang ruisselait.
Gardant ses deux mains nouées, Dyak parvint à ramper le long du cou pour s’assurer une meilleure position. Le dévoreur se cabra encore une fois, puis perdit l’équilibre sur la roche unie et glissa parmi les broussailles.
Dyak faillit être catapulté, mais il mit l’instant à profit pour se cramponner d’une seule main à la gorge de l’animal et sortir son poignard. Au moment où le dinosaurien se redressait d’un bond et retombait dans les fourrés, il frappa. Il avait visé l’œil et ce fut cet œil jaune, flamboyant, que la lame creva du premier coup.
La douleur galvanisa chaque muscle du reptile géant, et l’homme fut immédiatement projeté à plusieurs mètres. Il se retrouva au milieu des buissons, à demi assommé, les poumons vides. Le dévoreur faisait entendre des cris perçants, où se mêlaient la souffrance et la fureur. Il se mit à cogner contre un rocher le côté blessé de sa tête.
Dyak sentit que c’était pour lui l’occasion ou jamais d’en finir. Il s’extirpa des buissons, esquiva au passage le mouvement meurtrier de la queue qui fouettait l’air comme un fléau, et attaqua une nouvelle fois le dinosaure à la tête. Il ne se jugeait pas capable d’entamer la peau cuirassée d’écailles, mais les yeux offraient une cible facile.
En une sorte de plongeon, il atteignit l’œil intact du dévoreur. Il fit appel à toute la force de son bras droit, abattit le poignard ; la lame perça le globe jaune, et il poussa pour qu’elle pénètre à fond, toujours plus à fond, dans la pulpe et le sang, et c’était la fureur même de la vie qui soutenait sa main. Puis la queue gigantesque le faucha.
Quand Dyak reprit conscience, ce fut pour se retrouver la tête en bas dans un buisson de rhododendrons. Il lui fallut un certain temps avant de pouvoir remuer et se dégager. Il était couvert d’écorchures et une douleur emplissait son épaule à l’endroit où la queue l’avait frappé.
Le dévoreur gisait au centre d’un vaste espace de branches brisées, de broussailles écrasées, de sol labouré. Sa queue remuait encore par saccades, mais pour lui tout était fini. Le poignard l’avait atteint au cerveau.
Lentement, Dyak escalada un rocher. Le soleil couchant teintait le ciel en rouge, comme chaque soir, et le rouge se reflétait dans la rivière, de sorte que l’eau semblait être du sang. Alors il porta la main droite à sa bouche et appela Semarie.
Son appel fut d’abord discret, uniquement destiné à la femme. Puis la vie afflua de nouveau dans ses veines, et il abaissa son regard vers la créature formidable dont il était – lui seul ! – venu à bout. Une joie triomphale le submergea. Ignorant la douleur, il mit sa main gauche également devant sa bouche et poussa une suite de clameurs dont l’écho se répercuta à travers la vallée.
Et il n’arrêta pas quand Semarie déboucha en courant dans la clairière, quand elle fut là, immobile d’admiration devant la bête vaincue. Il fallait que l’univers sache son exploit ! Victoire qui surpassait toutes les autres, et dont le retentissement n’aurait pas de fin.