Tu seras étonnée de découvrir cette lettre dans mon coffre, sur un paquet de titres. Il eût mieux valu peut-être la confier au notaire qui te l’aurait remise après ma mort, ou bien la ranger dans le tiroir de mon bureau, le premier que les enfants forceront avant que j’aie commencé d’être froid. Mais c’est que, pendant des années, j’ai refait en esprit cette lettre et que je l’imaginais toujours, durant mes insomnies, se détachant sur la tablette du coffre, d’un coffre vide, et qui n’eût rien contenu d’autre que cette vengeance, durant presque un demi-siècle, cuisinée. Rassure-toi ; tu es d’ailleurs déjà rassurée : les titres y sont. Il me semble entendre ce cri, dès le vestibule, au retour de la banque. Oui, tu crieras aux enfants, à travers ton crêpe : « Les titres y sont. »
Il s’en est fallu de peu qu’ils n’y fussent pas et j’avais bien pris mes mesures. Si je l’avais voulu, vous seriez aujourd’hui dépouillés de tout, sauf de la maison et des terres. Vous avez eu la chance que je survive à ma haine. J’ai cru longtemps que ma haine était ce qu’il y avait en moi de plus vivant. Et voici qu’aujourd’hui du moins, je ne la sens plus. Le vieillard que je suis devenu a peine à se représenter le furieux malade que j’étais naguère et qui passait des nuits, non plus à combiner sa vengeance (cette bombe à retardement était déjà montée avec une minutie dont j’étais fier), mais à chercher le moyen de pouvoir en jouir. J’aurais voulu vivre assez pour voir vos têtes au retour de la banque. Il s’agissait de ne pas te donner trop tôt ma procuration pour ouvrir le coffre, de te la donner juste assez tard pour que j’aie cette dernière joie d’entendre vos interrogations désespérées : « Où sont les titres ? » Il me semblait alors que la plus atroce agonie ne me gâterait pas ce plaisir. Oui, j’ai été un homme capable de tels calculs. Comment y fus-je amené, moi qui n’étais pas un monstre ?
Il est quatre heures, et le plateau de mon déjeuner, les assiettes sales traînent encore sur la table, attirant les mouches. J’ai sonné en vain ; les sonnettes ne fonctionnent jamais à la campagne. J’attends, sans impatience, dans cette chambre où j’ai dormi enfant, où sans doute je mourrai. Ce jour-là, la première pensée de notre fille Geneviève sera de la réclamer pour les enfants. J’occupe seul la chambre la plus vaste, la mieux exposée. Rendez-moi cette justice que j’ai offert à Geneviève de lui céder la place, et que je l’eusse fait sans le docteur Lacaze qui redoute pour mes bronches l’atmosphère humide du rez-de-chaussée. Sans doute y aurais-je consenti, mais avec une telle rancœur qu’il est heureux que j’en aie été empêché. (J’ai passé toute ma vie à accomplir des sacrifices dont le souvenir m’empoisonnait, nourrissait, engraissait ces sortes de rancunes que le temps fortifie.)
Le goût de la brouille est un héritage de famille. Mon père, je l’ai souvent entendu raconter par ma mère, était brouillé avec ses parents qui eux-mêmes sont morts sans avoir revu leur fille, chassée de chez eux trente ans plus tôt (elle a fait souche de ces cousins marseillais que nous ne connaissons pas). Nous n’avons jamais su les raisons de toutes ces zizanies, mais nous faisions confiance à la haine de nos ascendants ; et aujourd’hui encore, je tournerais le dos à l’un de ces petits cousins de Marseille si je le rencontrais. On peut ne plus voir ses parents éloignés ; il n’en va pas de même avec les enfants, avec la femme. Les familles unies, certes, ne manquent pas ; mais quand on songe à la quantité de ménages où deux êtres s’exaspèrent, se dégoûtent autour de la même table, du même lavabo, sous la même couverture, c’est extraordinaire comme on divorce peu ! Ils se détestent et ne peuvent se fuir au fond de ces maisons…
Quelle est cette fièvre d’écrire qui me prend, aujourd’hui, anniversaire de ma naissance ? J’entre dans ma soixante-huitième année et je suis seul à le savoir. Geneviève, Hubert, leurs enfants ont toujours eu, pour chaque anniversaire, le gâteau, les petites bougies, les fleurs… Si je ne te donne rien pour ta fête depuis des années, ce n’est pas que je l’oublie, c’est par vengeance. Il suffit… Le dernier bouquet que j’aie reçu ce jour-là, ma pauvre mère l’avait cueilli de ses mains déformées ; elle s’était traînée une dernière fois, malgré sa maladie de cœur, jusqu’à l’allée des rosiers.
Où en étais-je ? Oui, tu te demandes pourquoi cette soudaine furie d’écrire, « furie » est bien le mot. Tu peux en juger sur mon écriture, sur ces lettres courbées dans le même sens comme les pins par le vent d’ouest. Écoute : je t’ai parlé d’abord d’une vengeance longtemps méditée et à laquelle je renonce. Mais il y a quelque chose en toi, quelque chose de toi dont je veux triompher, c’est de ton silence. Oh ! Comprends-moi : tu as la langue bien pendue, tu peux discuter des heures avec Cazau au sujet de la volaille ou du potager. Avec les enfants, même les plus petits, tu jacasses et bêtifies des journées entières. Ah ! ces repas d’où je sortais la tête vide, rongé par mes affaires, par mes soucis dont je ne pouvais parler à personne… Surtout, à partir de l’affaire Villenave, quand je suis devenu brusquement un grand avocat d’assises, comme disent les journaux. Plus j’étais enclin à croire à mon importance, plus tu me donnais le sentiment de mon néant… Mais non, ce n’est pas encore de cela qu’il s’agit, c’est d’une autre sorte de silence que je veux me venger : le silence où tu t’obstinais touchant notre ménage, notre désaccord profond. Que de fois, au théâtre, ou lisant un roman, je me suis demandé s’il existe, dans la vie, des amantes et des épouses qui font des « scènes », qui s’expliquent à cœur ouvert, qui trouvent du soulagement à s’expliquer.
Pendant ces quarante années où nous avons souffert flanc à flanc, tu as trouvé la force d’éviter toute parole un peu profonde, tu as toujours tourné court.
J’ai cru longtemps à un système, à un parti pris dont la raison m’échappait, jusqu’au jour où j’ai compris que, tout simplement, cela ne t’intéressait pas. J’étais tellement en dehors de tes préoccupations que tu te dérobais, non par terreur, mais par ennui. Tu étais habile à flairer le vent, tu me voyais venir de loin ; et si je te prenais par surprise, tu trouvais de faciles défaites, ou bien tu me tapotais la joue, tu m’embrassais et prenais la porte.
Sans doute pourrais-je craindre que tu déchires cette lettre après en avoir lu les premières lignes. Mais non, car depuis quelques mois je t’étonne, je t’intrigue. Si peu que tu m’observes, comment n’aurais-tu pas noté un changement dans mon humeur ? Oui, cette fois-ci, j’ai confiance que tu ne te déroberas pas. Je veux que tu saches, je veux que vous sachiez, toi, ton fils, ta fille, ton gendre, tes petits-enfants, quel était cet homme qui vivait seul en face de votre groupe serré, cet avocat surmené qu’il fallait ménager car il détenait la bourse, mais qui souffrait dans une autre planète. Quelle planète ? Tu n’as jamais voulu y aller voir. Rassure-toi : il ne s’agit pas plus ici de mon éloge funèbre écrit d’avance par moi-même, que d’un réquisitoire contre vous. Le trait dominant de ma nature et qui aurait frappé toute autre femme que toi, c’est une lucidité affreuse.
Cette habileté à se duper soi-même, qui aide à vivre la plupart des hommes, m’a toujours fait défaut. Je n’ai jamais rien éprouvé de vil que je n’en aie eu d’abord connaissance…
Il a fallu que je m’interrompe… on n’apportait pas la lampe ; on ne venait pas fermer les volets. Je regardais le toit des chais dont les tuiles ont des teintes vivantes de fleurs ou de gorges d’oiseaux. J’entendais les grives dans le lierre du peuplier carolin, le bruit d’une barrique roulée. C’est une chance que d’attendre la mort dans l’unique lieu du monde où tout demeure pareil à mes souvenirs. Seul le vacarme du moteur remplace le grincement de la noria que faisait tourner l’ânesse. (Il y a aussi cet horrible avion postal qui annonce l’heure du goûter et salit le ciel.)
Il n’arrive pas à beaucoup d’hommes de retrouver dans le réel, à portée de leur regard, ce monde que la plupart ne découvrent qu’en eux-mêmes quand ils ont le courage et la patience de se souvenir. Je pose ma main sur ma poitrine, je tâte mon cœur. Je regarde l’armoire à glace où se trouvent dans un coin, la seringue Pravaz, l’ampoule de nitrite d’amyle, tout ce qui serait nécessaire en cas de crise. M’entendrait-on si j’appelais ? Ils veulent que ce soit de la fausse angine de poitrine ; ils tiennent beaucoup moins à m’en persuader qu’à le croire eux-mêmes pour pouvoir dormir tranquilles. Je respire maintenant. On dirait d’une main qui se pose sur mon épaule gauche, qui l’immobilise dans une fausse position, comme ferait quelqu’un qui ne voudrait pas que je l’oublie. En ce qui me concerne, la mort ne sera pas venue en voleuse. Elle rôde autour de moi depuis des années, je l’entends ; je sens son haleine ; elle est patiente avec moi qui ne la brave pas et me soumets à la discipline qu’impose son approche. J’achève de vivre, en robe de chambre, dans l’appareil des grands malades incurables, au fond d’un fauteuil à oreillettes où ma mère a attendu sa fin ; assis, comme elle, près d’une table couverte de potions, mal rasé, malodorant, esclave de plusieurs manies dégoûtantes. Mais ne vous y fiez pas : entre mes crises, je reprends du poil de la bête. L’avoué Bourru, qui me croyait mort, me voit, de nouveau, surgir ; et j’ai la force, pendant des heures, dans les caves des établissements de crédit, de détacher moi-même des coupons.
Il faut que je vive encore assez de temps pour achever cette confession, pour t’obliger enfin à m’entendre, toi qui, pendant les années où je partageais ta couche, ne manquais jamais de me dire, le soir, dès que j’approchais : « Je tombe de sommeil, je dors déjà, je dors… »
Ce que tu écartais ainsi, c’était bien moins mes caresses que mes paroles.
Il est vrai que notre malheur a pris naissance dans ces conversations interminables, où, jeunes époux, nous nous complaisions. Deux enfants : j’avais vingt-trois ans ; toi, dix-huit ; et peut-être l’amour nous était-il un plaisir moins que ces confidences, ces abandons. Comme dans les amitiés puériles, nous avions fait le serment de tout nous dire. Moi qui avais si peu à te confier que j’étais obligé d’embellir de misérables aventures, je ne doutais pas que tu ne fusses aussi démunie que moi-même ; je n’imaginais même pas que tu eusses jamais pu prononcer un autre nom de garçon avant le mien ; je ne le croyais pas jusqu’au soir…
C’était dans cette chambre où j’écris aujourd’hui. Le papier des murs a été changé ; mais les meubles d’acajou sont restés aux mêmes places ; il y avait le verre d’eau en opaline sur la table et ce service à thé gagné à une loterie. Le clair de lune éclairait la natte. Le vent du sud, qui traverse les Landes, portait jusqu’à notre lit l’odeur d’un incendie.
Cet ami, Rodolphe, dont tu m’avais déjà souvent parlé, et toujours dans les ténèbres de la chambre, comme si son fantôme dût être présent entre nous, aux heures de notre plus profonde union, tu prononças de nouveau son nom, ce soir-là, l’as-tu oublié ? Mais cela ne te suffisait plus :
« Il y a des choses que j’aurais dû te dire, mon chéri, avant nos fiançailles. J’ai du remords de ne pas te l’avoir avoué… Oh ! Rien de grave, rassure-toi… »
Je n’étais pas inquiet et ne fis rien pour provoquer tes aveux. Mais tu me les prodiguas avec une complaisance dont je fus d’abord gêné. Tu ne cédais pas à un scrupule, tu n’obéissais pas à un sentiment de délicatesse envers moi, comme tu me le disais et comme, d’ailleurs, tu le croyais.
Non, tu te vautrais dans un souvenir délicieux, tu ne pouvais plus te retenir. Peut-être flairais-tu là une menace pour notre bonheur ; mais, comme on dit, c’était plus fort que toi. Il ne dépendait pas de ta volonté que l’ombre de ce Rodolphe ne flottât autour de notre lit.
Ne va pas croire surtout que notre malheur ait sa source dans la jalousie. Moi qui devais devenir, plus tard, un jaloux furieux, je n’éprouvais rien qui rappelât cette passion dans la nuit d’été dont je te parle, une nuit de l’an 85, où tu m’avouas que tu avais été, à Aix, pendant les vacances, fiancée à ce garçon inconnu.
Quand je songe que c’est après quarante-cinq années qu’il m’est donné de m’expliquer là-dessus ! Mais liras-tu seulement ma lettre ? Tout cela t’intéresse si peu ! Tout ce qui me concerne t’ennuie. Déjà les enfants t’empêchaient de me voir et de m’entendre ; mais depuis que les petits-enfants sont venus… Tant pis ! Je tente cette dernière chance. Peut-être aurai-je sur toi plus de pouvoir mort que vivant. Du moins dans les premiers jours. Je reprendrai pour quelques semaines une place dans ta vie. Ne serait-ce que par devoir, tu liras ces pages jusqu’au bout ; j’ai besoin de le croire. Je le crois.
Non, je n’éprouvai, pendant ta confession, aucune jalousie. Comment te faire comprendre ce qu’elle détruisait en moi ? J’avais été l’unique enfant de cette veuve que tu as connue, ou plutôt près de laquelle tu as vécu de longues années sans la connaître. Mais sans doute, même si cela t’avait intéressée, tu aurais eu du mal à comprendre ce qu’était l’union de ces deux êtres, de cette mère et de ce fils, toi, cellule d’une puissante et nombreuse famille bourgeoise, hiérarchisée, organisée. Non, tu ne saurais concevoir ce que la veuve d’un modeste fonctionnaire, chef de service à la Préfecture, peut donner de soins à un fils qui est tout ce qui lui reste au monde. Mes succès scolaires la comblaient d’orgueil. Ils étaient aussi ma seule joie. En ce temps-là, je ne doutais point que nous ne fussions très pauvres. Il eût suffi, pour m’en persuader, de notre vie étroite, de la stricte économie dont ma mère s’était fait une loi. Certes, je ne manquais de rien. Je me rends compte, aujourd’hui, à quel point j’étais un enfant gâté. Les métairies de ma mère, à Hosteins, fournissaient à bon compte notre table dont j’eusse été bien étonné si l’on m’avait dit qu’elle était très raffinée. Les poulardes engraissées à la millade, les lièvres, les pâtés de bécasses, n’éveillaient en moi aucune idée de luxe. J’avais toujours entendu dire que ces terres n’offraient qu’une mince valeur. Et de fait, quand ma mère en avait hérité, c’étaient des étendues stériles où mon grand-père, enfant, avait mené lui-même paître les troupeaux. Mais j’ignorais que le premier soin de mes parents avait été de les faire ensemencer et qu’à vingt et un ans, je me trouverais possesseur de deux mille hectares de bois en pleine croissance et qui déjà fournissaient des poteaux de mine. Ma mère économisait aussi sur ses modestes rentes. Déjà, du vivant de mon père, ils avaient, « en se saignant aux quatre veines », acheté Calèse (quarante mille francs, ce vignoble que je ne lâcherais pas pour un million !). Nous habitions, rue Sainte-Catherine, le troisième étage d’une maison qui nous appartenait. (Elle avait constitué, avec des terrains non bâtis, la dot de mon père.) Deux fois par semaine, un panier arrivait de la campagne : maman allait le moins possible « au boucher ». Pour moi, je vivais dans l’idée fixe de l’École Normale où je voulais entrer. Il fallait lutter, le jeudi et le dimanche, pour me faire « prendre l’air ». Je ne ressemblais en rien à ces enfants qui sont toujours premiers en faisant semblant de ne se donner aucun mal. J’étais un « bûcheur » et m’en faisais gloire : un bûcheur, rien que cela. Il ne me souvient pas au lycée, d’avoir trouvé le moindre plaisir à étudier Virgile ou Racine. Tout cela n’était que matière de cours. Des œuvres humaines, j’isolais celles qui étaient inscrites au programme, les seules qui eussent à mes yeux de l’importance, et j’écrivais à leur sujet ce qu’il faut écrire pour plaire aux examinateurs, c’est-à-dire ce qui a déjà été dit et écrit par des générations de normaliens. Voilà l’idiot que j’étais et que je fusse demeuré peut-être sans l’hémoptysie qui terrifia ma mère et qui, deux mois avant le concours de Normale, m’obligea de tout abandonner.
C’était la rançon d’une enfance trop studieuse, d’une adolescence malsaine ; un garçon en pleine croissance ne vit pas impunément courbé sur une table, les épaules ramenées, jusqu’à une heure avancée de la nuit, dans le mépris de tous les exercices du corps.
Je t’ennuie ? Je tremble de t’ennuyer. Mais ne saute aucune ligne. Sois assurée que je m’en tiens au strict nécessaire : le drame de nos deux vies était en puissance dans ces événements que tu n’as pas connus ou que tu as oubliés.
D’ailleurs tu vois déjà, par ces premières pages, que je ne me ménagerai pas. Il y a là de quoi flatter ta haine… Mais non, ne proteste pas ; dès que tu penses à moi, c’est pour nourrir ton inimitié.
Je crains pourtant d’être injuste envers ce petit garçon chétif que j’étais, penché sur ses dictionnaires. Quand je lis les souvenirs d’enfance des autres, quand je vois ce paradis vers lequel ils se tournent tous, je me demande avec angoisse : « Et moi ? Pourquoi cette steppe dès le début de ma vie ? Peut-être ai-je oublié ce dont les autres se souviennent ; peut-être ai-je connu les mêmes enchantements… » Hélas, je ne vois rien que cette fureur acharnée, que cette lutte pour la première place, que ma haineuse rivalité avec un nommé Hénoch et un nommé Rodrigue. Mon instinct était de repousser toute sympathie. Le prestige de mes succès, et jusqu’à cette hargne attiraient certaines natures, je m’en souviens. J’étais un enfant féroce pour qui prétendait m’aimer. J’avais horreur des « sentiments ».
Si c’était mon métier d’écrire, je ne pourrais tirer de ma vie de lycéen une page attendrissante. Attends… une seule chose, pourtant, presque rien : mon père, dont je me souvenais à peine, il m’arrivait quelquefois de me persuader qu’il n’était pas mort, qu’un concours de circonstances étranges l’avait fait disparaître. Au retour du lycée, je remontais la rue Sainte-Catherine en courant, sur la chaussée, à travers les voitures, car l’encombrement des trottoirs aurait retardé ma marche. Je montais l’escalier quatre à quatre. Ma mère reprisait du linge près de la fenêtre. La photographie de mon père était suspendue à la même place, à droite du lit. Je me laissais embrasser par ma mère, lui répondais à peine ; et déjà j’ouvrais mes livres.
Au lendemain de cette hémoptysie qui transforma mon destin, de lugubres mois s’écoulèrent dans ce chalet d’Arcachon où la ruine de ma santé consommait le naufrage de mes ambitions universitaires. Ma pauvre mère m’irritait parce que pour elle, cela ne comptait pas et qu’il me semblait qu’elle se souciait peu de mon avenir. Chaque jour, elle vivait dans l’attente de « l’heure du thermomètre ». De ma pesée hebdomadaire, dépendait toute sa douleur ou toute sa joie. Moi qui devais tant souffrir plus tard d’être malade sans que ma maladie intéressât personne, je reconnais que j’ai été justement puni de ma dureté, de mon implacabilité de garçon trop aimé.
Dès les premiers beaux jours, « je repris le dessus », comme disait ma mère. À la lettre, je ressuscitai. J’élargis, je me fortifiai. Ce corps qui avait tant souffert du régime auquel je l’avais plié, s’épanouit, dans cette forêt sèche, pleine de genêts et d’arbousiers, du temps qu’Arcachon n’était qu’un village.
J’apprenais en même temps de ma mère qu’il ne fallait pas m’inquiéter de l’avenir, que nous possédions une belle fortune et qui s’accroissait d’année en année. Rien ne me pressait ; d’autant que le service militaire me serait sans doute épargné. J’avais une grande facilité de parole qui avait frappé tous mes maîtres. Ma mère voulait que je fisse mon droit et ne doutait point que, sans excès de fatigue, je pusse facilement devenir un grand avocat, à moins que je ne fusse attiré par la politique… Elle parlait, parlait, me découvrait, d’un coup, ses plans. Et moi je l’écoutais, boudeur, hostile, les yeux tournés vers la fenêtre.
Je commençais à « courir ». Ma mère m’observait avec une craintive indulgence. J’ai vu depuis, en vivant chez les tiens, l’importance que prennent ces désordres dans une famille religieuse. Ma mère, elle, n’y voyait d’autre inconvénient que ce qui pouvait menacer ma santé. Quand elle se fut assurée que je n’abusais pas du plaisir, elle ferma les yeux sur mes sorties du soir, pourvu que je fusse rentré à minuit. Non, ne crains pas que je te raconte mes amours de ce temps-là. Je sais que tu as horreur de ces choses, et d’ailleurs c’étaient de si pauvres aventures !
Déjà elles me coûtaient assez cher. J’en souffrais. Je souffrais de ce qu’il y eût en moi si peu de charme que ma jeunesse ne me servait à rien. Non que je fusse laid, il me semble. Mes traits sont « réguliers » et Geneviève, mon portrait vivant, a été une belle jeune fille. Mais j’appartenais à cette race d’êtres dont on dit qu’ils n’ont pas de jeunesse : un adolescent morne, sans fraîcheur. Je glaçais les gens, par mon seul aspect. Plus j’en prenais conscience, plus je me raidissais. Je n’ai jamais su m’habiller, choisir une cravate, la nouer. Je n’ai jamais su m’abandonner, ni rire, ni faire le fou. Il était inimaginable que je pusse m’agréger à aucune bande joyeuse : j’appartenais à la race de ceux dont la présence fait tout rater. D’ailleurs susceptible, incapable de souffrir la plus légère moquerie. En revanche, quand je voulais plaisanter, j’assenais aux autres, sans l’avoir voulu, des coups qu’ils ne me pardonnaient pas. J’allais droit au ridicule, à l’infirmité qu’il aurait fallu taire. Je prenais avec les femmes, par timidité et par orgueil, ce ton supérieur et doctoral qu’elles exècrent. Je ne savais pas voir leurs robes. Plus je sentais que je leur déplaisais et plus j’accentuais tout ce qui, en moi, leur faisait horreur. Ma jeunesse n’a été qu’un long suicide. Je me hâtais de déplaire exprès par crainte de déplaire naturellement.
À tort ou à raison, j’en voulais à ma mère de ce que j’étais. Il me semblait que j’expiais le malheur d’avoir été, depuis l’enfance, exagérément couvé, épié, servi. Je fus, en ce temps-là, avec elle, d’une dureté atroce. Je lui reprochais l’excès de son amour. Je ne lui pardonnais pas de m’accabler de ce qu’elle devait être seule au monde à me donner, — de ce que je ne devais connaître jamais que par elle. Pardonne-moi d’y revenir encore, c’est dans cette pensée que je trouve la force de supporter l’abandon où tu me laisses. Il est juste que je paie. Pauvre femme endormie depuis tant d’années, et dont le souvenir ne survit plus que dans le cœur exténué du vieillard que je suis, — qu’elle aurait souffert, si elle avait prévu comme le destin la vengerait !
Oui, j’étais atroce : dans la petite salle à manger du chalet, sous la suspension qui éclairait nos repas, je ne répondais que par monosyllabes à ses timides questions ; ou bien je m’emportais brutalement au moindre prétexte et même sans motif.
Elle n’essayait pas de comprendre ; elle n’entrait pas dans les raisons de mes fureurs, les subissait comme les colères d’un dieu : « C’était la maladie, disait-elle, il fallait détendre mes nerfs… » Elle ajoutait qu’elle était trop ignorante pour me comprendre : « Je reconnais qu’une vieille femme comme moi n’est pas une compagne bien agréable pour un garçon de ton âge… » Elle que j’avais vue si économe, pour ne pas dire avare, me donnait plus d’argent que je n’en demandais, me poussait à la dépense, me rapportait de Bordeaux des cravates ridicules que je refusais de porter.
Nous nous étions liés avec des voisins dont je courtisais la fille, non qu’elle me plût ; mais comme elle passait l’hiver à Arcachon pour se soigner, ma mère s’affolait à l’idée d’une contagion possible ou redoutait que je la compromisse et que je fusse engagé malgré moi. Je suis sûr aujourd’hui, de m’être attaché, d’ailleurs vainement, à cette conquête, pour imposer une angoisse à ma mère.
Nous revînmes à Bordeaux après une année d’absence. Nous avions déménagé. Ma mère avait acheté un hôtel sur les boulevards, mais ne m’en avait rien dit pour me réserver la surprise. Je fus stupéfait lorsqu’un valet de chambre nous ouvrit la porte. Le premier étage m’était destiné. Tout paraissait neuf. Secrètement ébloui par un luxe dont j’imagine aujourd’hui qu’il devait être affreux, j’eus la cruauté de ne faire que des critiques et m’inquiétai de l’argent dépensé.
C’est alors que ma mère triomphante me rendit des comptes que, d’ailleurs, elle ne me devait pas (puisque le plus gros de la fortune venait de sa famille). Cinquante mille francs de rente, sans compter les coupes de bois, constituaient à cette époque, et surtout en province, une « jolie » fortune, dont tout autre garçon se serait servi pour se pousser, pour s’élever jusqu’à la première société de la ville. Ce n’était point l’ambition qui me faisait défaut ; mais j’aurais été bien en peine de dissimuler à mes camarades de la Faculté de droit mes sentiments hostiles.
C’étaient presque tous des fils de famille, élevés chez les jésuites et à qui, lycéen et petit-fils d’un berger, je ne pardonnais pas l’affreux sentiment d’envie que leurs manières m’inspiraient, bien qu’ils m’apparussent comme des esprits inférieurs. Envier des êtres que l’on méprise, il y a dans cette honteuse passion de quoi empoisonner toute une vie.
Je les enviais et je les méprisais ; et leur dédain (peut-être imaginaire) exaltait encore ma rancœur. Telle était ma nature que je ne songeais pas un seul instant à les gagner et que je m’enfonçais plus avant chaque jour dans le parti de leurs adversaires. La haine de la religion, qui a été si longtemps ma passion dominante, dont tu as tellement souffert et qui nous a rendus à jamais ennemis, cette haine prit naissance à la Faculté de droit, en 1879 et en 1880, au moment du vote de l’article 7, l’année des fameux décrets et de l’expulsion des jésuites.
Jusque-là j’avais vécu indifférent à ces questions. Ma mère n’en parlait jamais que pour dire : « Je suis bien tranquille, si des gens comme nous ne sont pas sauvés, c’est que personne ne le sera. » Elle m’avait fait baptiser. La Première Communion au lycée me sembla une formalité ennuyeuse dont je n’ai gardé qu’un souvenir confus. En tout cas, elle ne fut suivie d’aucune autre. Mon ignorance était profonde en ces matières. Les prêtres, dans la rue, quand j’étais enfant, m’apparaissaient comme des personnages déguisés, des espèces de masques. Je ne pensais jamais à ces sortes de problèmes et lorsque je les abordai enfin, ce fut du point de vue de la politique.
Je fondai un cercle d’études qui se réunissait au café Voltaire, et où je m’exerçais à la parole. Si timide dans le privé, je devenais un autre homme dans les débats publics. J’avais des partisans, dont je jouissais d’être le chef, mais au fond je ne les méprisais pas moins que les bourgeois. Je leur en voulais de manifester naïvement les misérables mobiles qui étaient aussi les miens, et dont ils m’obligeaient à prendre conscience. Fils de petits fonctionnaires, anciens boursiers, garçons intelligents et ambitieux mais pleins de fiel, ils me flattaient sans m’aimer. Je leur offrais quelques repas qui faisaient date et dont ils parlaient longtemps après. Mais leurs manières me dégoûtaient. Il m’arrivait de ne pouvoir retenir une moquerie qui les blessait mortellement et dont ils me gardaient rancune.
Pourtant ma haine antireligieuse était sincère. Un certain désir de justice sociale me tourmentait aussi. J’obligeai ma mère à mettre bas les maisons de torchis où nos métayers vivaient mal, nourris de cruchade et de pain noir. Pour la première fois, elle essaya de me résister : « Pour la reconnaissance qu’ils t’en auront… »
Mais je ne fis rien de plus. Je souffrais de reconnaître que nous avions, mes adversaires et moi, une passion commune : la terre, l’argent. Il y a les classes possédantes et il y a les autres. Je compris que je serais toujours du côté des possédants. Ma fortune était égale ou supérieure à celle de tous ces garçons gourmés qui détournaient, croyais-je, la tête en me voyant et qui sans doute n’eussent pas refusé ma main tendue. Il ne manquait d’ailleurs pas de gens, à droite et à gauche, pour me reprocher, dans les réunions publiques, mes deux mille hectares de bois et mes vignobles.
Pardonne-moi de m’attarder ainsi. Sans tous ces détails, peut-être ne comprendrais-tu pas ce qu’a été notre rencontre, pour le garçon ulcéré que j’étais, ce que fut notre amour. Moi, fils de paysans, et dont la mère avait « porté le foulard », épouser une demoiselle Fondaudège ! Cela passait l’imagination, c’était inimaginable…
Je me suis interrompu d’écrire parce que la lumière baissait et que j’entendais parler au-dessous de moi. Non que vous fissiez beaucoup de bruit. Au contraire : vous parliez à voix basse et c’est cela qui me trouble. Autrefois, depuis cette chambre, je pouvais suivre vos conversations. Mais maintenant, vous vous méfiez, vous chuchotez. Tu m’as dit, l’autre jour, que je devenais dur d’oreille. Mais non : j’entends le grondement du train sur le viaduc. Non, non, je ne suis pas sourd. C’est vous qui baissez la voix et qui ne voulez pas que je surprenne vos paroles. Que me cachez-vous ? Les affaires ne vont pas ? Et ils sont tous là, autour de toi, la langue tirée : le gendre qui est dans les rhums et le petit-gendre qui ne fait rien, et notre fils Hubert, l’agent de change… Il a pourtant l’argent de tout le monde à sa disposition, ce garçon qui donne du vingt pour cent !
Ne comptez pas sur moi : je ne lâcherai pas le morceau. « Ce serait si simple de couper des pins… » vas-tu me souffler ce soir. Tu me rappelleras que les deux filles d’Hubert habitent chez leurs beaux-parents, depuis leur mariage, parce qu’elles n’ont pas d’argent pour se meubler. « Nous avons au grenier des tas de meubles qui s’abîment, ça ne nous coûterait rien de les leur prêter… » Voilà ce que tu vas me demander, tout à l’heure. « Elles nous en veulent ; elles ne mettent plus les pieds ici. Je suis privée de mes petits-enfants… » C’est de cela qu’il est question entre vous et dont vous parlez à voix basse.
Je relis ces lignes écrites hier soir dans une sorte de délire. Comment ai-je pu céder à cette fureur ? Ce n’est plus une lettre, mais un journal interrompu, repris… Vais-je effacer cela ? Tout recommencer ? Impossible : le temps me presse. Ce que j’ai écrit est écrit. D’ailleurs, que désirai-je, sinon m’ouvrir tout entier devant toi, t’obliger à me voir jusqu’au fond ? Depuis trente ans, je ne suis plus rien à tes yeux qu’un appareil distributeur de billets de mille francs, un appareil qui fonctionne mal et qu’il faut secouer sans cesse, jusqu’au jour où on pourra enfin l’ouvrir, l’éventrer, puiser à pleines mains dans le trésor qu’il renferme.
De nouveau je cède à la rage. Elle me ramène au point où je m’étais interrompu : il faut remonter à la source de cette fureur, me rappeler cette nuit fatale… Mais d’abord, souviens-toi de notre première rencontre.
J’étais à Luchon, avec ma mère, en août 83. L’hôtel Sacarrori de ce temps-là était plein de meubles rembourrés, de poufs, d’isards empaillés. Les tilleuls des allées d’Étigny, c’est toujours leur odeur que je sens, après tant d’années, quand les tilleuls fleurissent. Le trot menu des ânes, les sonnailles, les claquements de fouets m’éveillaient le matin. L’eau de la montagne ruisselait jusque dans les rues. Des petits marchands criaient les croissants et les pains au lait. Des guides passaient à cheval, je regardais partir les cavalcades.
Tout le premier était habité par les Fondaudège. Ils occupaient l’appartement du roi Léopold. « Fallait-il qu’ils fussent dépensiers, ces gens-là ! » disait ma mère. Car cela ne les empêchait pas d’être toujours en retard quand il s’agissait de payer (ils avaient loué les vastes terrains que nous possédions aux docks, pour entredéposer des marchandises).
Nous dînions à la table d’hôte ; mais vous, les Fondaudège, vous étiez servis à part. Je me rappelle cette table ronde, près des fenêtres : ta grand-mère, obèse, qui cachait un crâne chauve sous des dentelles noires où tremblait du jais. Je croyais toujours qu’elle me souriait : mais c’était la forme de ses yeux minuscules et la fente démesurée de sa bouche qui donnait cette illusion. Une religieuse la servait, figure bouffie, bilieuse, enveloppée de linges empesés. Ta mère… comme elle était belle ! Vêtue de noir, toujours en deuil de ses deux enfants perdus. Ce fut elle, et non toi, que d’abord j’admirai à la dérobée. La nudité de son cou, de ses bras et de ses mains me troublait. Elle ne portait aucun bijou. J’imaginais des défis stendhaliens et me donnais jusqu’au soir pour lui adresser la parole ou lui glisser une lettre. Pour toi, je te remarquais à peine. Je croyais que les jeunes filles ne m’intéressaient pas. Tu avais d’ailleurs cette insolence de ne jamais regarder les autres, qui était une façon de les supprimer.
Un jour, comme je revenais du Casino, je surpris ma mère en conversation avec Mme Fondaudège, obséquieuse, trop aimable, comme quelqu’un qui désespère de s’abaisser au niveau de son interlocuteur. Au contraire, maman parlait fort : c’était un locataire qu’elle tenait entre ses pattes et les Fondaudège n’étaient rien de plus à ses yeux que des payeurs négligents. Paysanne, terrienne, elle se méfiait du négoce et de ces fragiles fortunes sans cesse menacées. Je l’interrompis comme elle disait : « Bien sûr, j’ai confiance en la signature de M. Fondaudège, mais… »
Pour la première fois, je me mêlai à une conversation d’affaires. Mme Fondaudège obtint le délai qu’elle demandait. J’ai bien souvent pensé, depuis, que l’instinct paysan de ma mère ne l’avait pas trompée : ta famille m’a coûté assez cher et si je me laissais dévorer, ton fils, ta fille, ton petit-gendre, auraient bientôt fait d’anéantir ma fortune, de l’engouffrer dans leurs affaires. Leurs affaires ! Un bureau au rez-de chaussée, un téléphone, une dactylo… Derrière ce décor, l’argent disparaît par paquets de cent mille. Mais je m’égare… Nous sommes en 1883, à Bagnères-de-Luchon.
Je voyais maintenant cette famille puissante me sourire. Ta grand-mère ne s’interrompait pas de parler, parce qu’elle était sourde. Mais depuis qu’il m’était donné d’échanger, après les repas, quelques propos avec ta mère, elle m’ennuyait et dérangeait les romanesques idées que je m’étais faites à son sujet. Tu ne m’en voudras pas de rappeler que sa conversation était plate, qu’elle habitait un univers si borné et usait d’un vocabulaire si réduit qu’au bout de trois minutes je désespérais de soutenir la conversation.
Mon attention, détournée de la mère, se fixa sur la fille. Je ne m’aperçus pas tout de suite qu’on ne mettait aucun obstacle à nos entretiens. Comment aurais-je pu imaginer que les Fondaudège voyaient en moi un parti avantageux ? Je me souviens d’une promenade dans la vallée du Lys. Ta grand-mère au fond de la victoria, avec la religieuse ; et nous deux sur le strapontin. Dieu sait que les voitures ne manquaient pas à Luchon ! Il fallait être une Fondaudège pour y avoir amené son équipage.
Les chevaux allaient au pas, dans un nuage de mouches. La figure de la sœur était luisante ; ses yeux mi-clos. Ta grand-mère s’éventait avec un éventail acheté sur les allées d’Étigny et où était dessiné un matador estoquant un taureau noir. Tu avais des gants longs malgré la chaleur. Tout était blanc sur toi, jusqu’à tes bottines aux hautes tiges : « tu étais vouée au blanc », me disais-tu, depuis la mort de tes deux frères. J’ignorais ce que signifiait « être vouée au blanc ». J’ai su, depuis, combien, dans ta famille, on avait de goût pour ces dévotions un peu bizarres. Tel était alors mon état d’esprit que je trouvais à cela une grande poésie. Comment te faire comprendre ce que tu avais suscité en moi ? Tout d’un coup, j’avais la sensation de ne plus déplaire, je ne déplaisais plus, je n’étais pas odieux. Une des dates importantes de ma vie fut ce soir où tu me dis : « C’est extraordinaire, pour un garçon, d’avoir de si grands cils ! »
Je cachais soigneusement mes idées avancées. Je me rappelle, durant cette promenade, comme nous étions descendus tous les deux pour alléger la voiture, qu’à une montée, ta grand-mère et la religieuse prirent leur chapelet, et du haut de son siège, le vieux cocher, dressé depuis des années, répondait aux Ave Maria. Toi-même, tu souriais en me regardant. Mais je demeurais imperturbable. Il ne me coûtait pas de vous accompagner, le dimanche, à la messe d’onze heures. Aucune idée métaphysique ne se rattachait pour moi à cette cérémonie. C’était le culte d’une classe, auquel j’étais fier de me sentir agrégé, une sorte de religion des ancêtres à l’usage de la bourgeoisie, un ensemble de rites dépourvus de toute signification autre que sociale.
Comme parfois tu me regardais à la dérobée, le souvenir de ces messes demeure lié à cette merveilleuse découverte que je faisais : être capable d’intéresser, de plaire, d’émouvoir. L’amour que j’éprouvais se confondait avec celui que j’inspirais, que je croyais inspirer. Mes propres sentiments n’avaient rien de réel. Ce qui comptait, c’était ma foi en l’amour que tu avais pour moi. Je me reflétais dans un autre et mon image ainsi reflétée n’offrait rien de repoussant. Dans une détente délicieuse, je m’épanouissais. Je me rappelle ce dégel de tout mon être sous ton regard, ces émotions jaillissantes, ces sources délivrées. Les gestes les plus ordinaires de tendresse, une main serrée, une fleur gardée dans un livre, tout m’était nouveau, tout m’enchantait.
Seule, ma mère n’avait pas le bénéfice de ce renouvellement. D’abord parce que je la sentais hostile au rêve (que je croyais fou) qui se formait lentement en moi. Je lui en voulais de n’être pas éblouie. « Tu ne vois pas que ces gens cherchent à t’attirer ? » répétait-elle, sans se douter qu’elle risquait ainsi de détruire mon immense joie d’avoir plu enfin à une jeune fille. Il existait une jeune fille au monde à qui je plaisais et qui peut-être souhaitait de m’épouser : je le croyais, malgré la méfiance de ma mère ; car vous étiez trop grands, trop puissants, pour avoir quelque avantage à notre alliance. Il n’empêche que je nourrissais une rancune presque haineuse contre ma mère qui mettait en doute mon bonheur.
Elle n’en prenait pas moins ses informations, ayant des intelligences dans les principales banques. Je triomphai, le jour où elle dut reconnaître que la maison Fondaudège, malgré quelques embarras passagers, jouissait du plus grand crédit. « Ils gagnent un argent fou, mais ils mènent trop grand train, disait maman. Tout passe dans les écuries, dans la livrée. Ils préfèrent jeter de la poudre aux yeux, plutôt que de mettre de côté… »
Les renseignements des banques achevèrent de me rassurer sur mon bonheur. Je tenais la preuve de votre désintéressement : les tiens me souriaient parce que je leur plaisais ; il me semblait, soudain, naturel de plaire à tout le monde. Ils me laissaient seul avec toi, le soir, dans les allées du Casino. Qu’il est étrange, dans ces commencements de la vie où un peu de bonheur nous est départi, qu’aucune voix ne vous avertisse : « Aussi vieux que tu vives, tu n’auras pas d’autre joie au monde que ces quelques heures. Savoure-les jusqu’à la lie, parce qu’après cela, il ne reste rien pour toi. Cette première source rencontrée est aussi la dernière. Étanche ta soif, une fois pour toutes : tu ne boiras plus. »
Mais je me persuadais au contraire que c’était le commencement d’une longue vie passionnée, et je n’étais pas assez attentif à ces soirs où nous demeurions, immobiles, sous les feuillages endormis.
Il y eut pourtant des signes, mais que j’interprétais mal. Te rappelles-tu cette nuit, sur un banc (dans l’allée en lacets qui montait derrière les Thermes) ? Soudain, sans cause apparente, tu éclatas en sanglots. Je me rappelle l’odeur de tes joues mouillées, l’odeur de ce chagrin inconnu. Je croyais aux larmes de l’amour heureux. Ma jeunesse ne savait pas interpréter ces râles, ces suffocations. Il est vrai que tu me disais : « Ce n’est rien, c’est d’être auprès de vous… »
Tu ne mentais pas, menteuse. C’était bien parce que tu te trouvais auprès de moi que tu pleurais, — auprès de moi et non d’un autre, et non près de celui dont tu devais enfin me livrer le nom quelques mois plus tard, dans cette chambre où j’écris, où je suis un vieillard près de mourir, au milieu d’une famille aux aguets, qui attend le moment de la curée.
Et moi, sur ce banc, dans les lacets de Superbagnères, j’appuyais ma figure entre ton épaule et ton cou, je respirais cette petite fille en larmes. L’humide et tiède nuit pyrénéenne, qui sentait les herbages mouillés et la menthe, avait pris aussi de ton odeur. Sur la place des Thermes, que nous dominions, les feuilles des tilleuls, autour du kiosque à musique, étaient éclairées par les réverbères. Un vieil Anglais de l’hôtel attrapait, avec un long filet, les papillons de nuit qu’ils attiraient. Tu me disais : « Prêtez-moi votre mouchoir… » Je t’essuyai les yeux et cachai ce mouchoir entre ma chemise et ma poitrine.
C’est assez dire que j’étais devenu un autre. Mon visage même, une lumière l’avait touché. Je le comprenais aux regards des femmes. Aucun soupçon ne me vint, après ce soir de larmes. D’ailleurs, pour un soir comme celui-là, combien y en eut-il où tu n’étais que joie, où tu t’appuyais à moi, où tu t’attachais à mon bras ! Je marchais trop vite et tu t’essoufflais à me suivre. J’étais un fiancé chaste. Tu intéressais une part intacte de moi-même. Pas une fois je n’eus la tentation d’abuser de la confiance des tiens dont j’étais à mille lieues de croire qu’elle pût être calculée.
Oui, j’étais un autre homme, au point qu’un jour — après quarante années, j’ose enfin te faire cet aveu dont tu n’auras plus le goût de triompher, quand tu liras cette lettre — un jour, sur la route de la vallée du Lys, nous étions descendus de la victoria. Les eaux ruisselaient ; j’écrasais du fenouil entre mes doigts ; au bas des montagnes, la nuit s’accumulait, mais, sur les sommets, subsistaient des camps de lumière… J’eus soudain la sensation aiguë, la certitude presque physique qu’il existait un autre monde, une réalité dont nous ne connaissions que l’ombre…
Ce ne fut qu’un instant, — et qui, au long de ma triste vie, se renouvela à de très rares intervalles. Mais sa singularité même lui donne à mes yeux une valeur accrue. Et c’est pourquoi, plus tard, dans le long débat religieux qui nous a déchirés, il me fallut écarter un tel souvenir… Je t’en devais l’aveu… Mais il n’est pas temps encore d’aborder ce sujet.
Inutile de rappeler nos fiançailles. Un soir, elles furent conclues ; et cela se fit sans que je l’eusse voulu. Tu interprétas, je crois, une parole que j’avais dite dans un tout autre sens que celui que j’y avais voulu mettre : je me trouvais lié à toi et n’en revenais pas moi-même. Inutile de rappeler tout cela. Mais il y a une horreur sur laquelle je me condamne à arrêter ma pensée.
Tu m’avais tout de suite averti d’une de tes exigences. « Dans l’intérêt de la bonne entente », tu te refusais à faire ménage commun avec ma mère et même à habiter la même maison. Tes parents et toi-même, vous étiez décidés à ne pas transiger là-dessus.
Comme après tant d’années elle demeure présente à ma mémoire, cette chambre étouffante de l’hôtel, cette fenêtre ouverte sur les allées d’Étigny ! La poussière d’or, les claquements de fouet, les grelots, un air de tyrolienne montaient à travers les jalousies fermées. Ma mère, qui avait la migraine, était étendue sur le sofa, vêtue d’une jupe et d’une camisole (elle n’avait jamais su ce qu’était un déshabillé, un peignoir, une robe de chambre). Je profitai de ce qu’elle me disait qu’elle nous laisserait les salons du rez-de-chaussée et qu’elle se contenterait d’une chambre au troisième :
« Écoute, maman. Isa pense qu’il vaudrait mieux… » À mesure que je parlais, je regardais à la dérobée cette vieille figure, puis je détournais les yeux. De ses doigts déformés, maman froissait le feston de la camisole. Si elle s’était débattue, j’aurais trouvé à quoi me prendre, mais son silence ne donnait aucune aide à ma colère.
Elle feignait de n’être pas atteinte et de n’être même pas surprise. Elle parla enfin, cherchant des mots qui pussent me faire croire qu’elle s’était attendue à notre séparation.
« J’habiterai presque toute l’année Aurigne, disait-elle, c’est la plus habitable de nos métairies, et je vous laisserai Calèse. Je ferai construire un pavillon à Aurigne : il me suffit de trois pièces. C’est ennuyeux de faire cette dépense alors que, l’année prochaine, je serai peut-être morte. Mais tu pourras t’en servir plus tard, pour la chasse à la palombe. Ce serait commode d’habiter là, en octobre. Tu n’aimes pas la chasse, mais tu peux avoir des enfants qui en aient le goût. »
Aussi loin qu’allât mon ingratitude, impossible d’atteindre l’extrémité de cet amour. Délogé de ses positions, il se reformait ailleurs. Il s’organisait avec ce que je lui laissais, il s’en arrangeait. Mais, le soir, tu me demandas :
« Qu’a donc votre mère ? »
Elle reprit dès le lendemain son aspect habituel. Ton père arriva de Bordeaux avec sa fille aînée et son gendre. On avait dû les tenir au courant. Ils me toisaient. Je croyais les entendre s’interroger les uns les autres : « Le trouves-tu “sortable” ?… La mère n’est pas possible… » Je n’oublierai jamais l’étonnement que me causa ta sœur, Marie-Louise, que vous appeliez Marinette, ton aînée d’un an et qui avait l’air d’être ta cadette, gracile, avec ce long cou, ce trop lourd chignon, ces yeux d’enfant. Le vieillard à qui ton père l’avait livrée, le baron Philipot, me fit horreur. Mais depuis qu’il est mort, j’ai souvent pensé à ce sexagénaire comme à l’un des hommes les plus malheureux que j’aie jamais connus. Quel martyre cet imbécile a-t-il subi, pour que sa jeune femme oubliât qu’il était un vieillard ! Un corset le serrait à l’étouffer. Le col empesé, haut et large, escamotait les bajoues et les fanons. La teinture luisante des moustaches et des favoris faisait ressortir les ravages de la chair violette. Il écoutait à peine ce qu’on lui disait, cherchant toujours une glace ; et quand il l’avait trouvée, rappelle-toi nos rires, si nous surprenions le coup d’œil que le malheureux donnait à son image, ce perpétuel examen qu’il s’imposait. Son râtelier lui défendait de sourire. Ses lèvres étaient scellées par une volonté jamais défaillante. Nous avions remarqué aussi ce geste, lorsqu’il se coiffait de son cronstadt, pour ne pas déranger l’extraordinaire mèche qui, partie de la nuque, s’éparpillait sur le crâne comme le delta d’un maigre fleuve.
Ton père, qui était son contemporain, en dépit de la barbe blanche, de la calvitie, du ventre, plaisait encore aux femmes et, même dans les affaires, s’entendait à charmer. Ma mère seule lui résista. Le coup que je venais de lui porter l’avait peut-être durcie. Elle discutait chaque article du contrat comme elle eût fait pour une vente ou pour un bail. Je feignais de m’indigner de ses exigences et la désavouais, — secrètement heureux de savoir mes intérêts en bonnes mains. Si aujourd’hui ma fortune est nettement séparée de la tienne, si vous avez si peu de prise sur moi, je le dois à ma mère qui exigea le régime dotal le plus rigoureux, comme si j’eusse été une fille résolue à épouser un débauché.
Du moment que les Fondaudège ne rompaient pas devant ces exigences, je pouvais dormir tranquille : ils tenaient à moi, croyais-je, parce que tu tenais à moi.
Maman ne voulait pas entendre parler d’une rente ; elle exigeait que ta dot fût versée en espèces : « Ils me donnent en exemple le baron Philipot, disait-elle, qui a pris l’aînée sans un sou… Je le pense bien ! Pour avoir livré cette pauvre petite à ce vieux, il fallait qu’ils eussent quelque avantage ! Mais nous, c’est une autre affaire : ils croyaient que je serais éblouie par leur alliance : ils ne me connaissent pas… »
Nous affections, nous, les « tourtereaux », de nous désintéresser du débat. J’imagine que tu avais autant de confiance dans le génie de ton père que moi dans celui de ma mère. Et après tout, peut-être ne savions-nous, ni l’un ni l’autre, à quel point nous aimions l’argent…
Non, je suis injuste. Tu ne l’as jamais aimé qu’à cause des enfants. Tu m’assassinerais, peut-être, afin de les enrichir, mais tu t’enlèverais pour eux le pain de la bouche.
Alors que moi… j’aime l’argent, je l’avoue, il me rassure. Tant que je demeurerai le maître de la fortune, vous ne pouvez rien contre moi. « Il en faut si peu à notre âge », me répètes-tu. Quelle erreur ! Un vieillard n’existe que par ce qu’il possède. Dès qu’il n’a plus rien, on le jette au rebut. Nous n’avons pas le choix entre la maison de retraite, l’asile, et la fortune. Les histoires de paysans qui laissent mourir leurs vieux de faim après qu’ils les ont dépouillés, que de fois en ai-je surpris l’équivalent, avec un peu plus de formes et de manières, dans les familles bourgeoises ! Eh bien ! oui, j’ai peur de m’appauvrir. Il me semble que je n’accumulerai jamais assez d’or. Il vous attire, mais il me protège.
L’heure de l’angélus est passée et je ne l’ai pas entendu… mais il n’a pas sonné : c’est aujourd’hui le Vendredi-Saint. Les hommes de la famille vont arriver, ce soir, en auto ; je descendrai dîner. Je veux les voir tous réunis : je me sens plus fort contre tous que dans les conversations particulières. Et puis, je tiens à manger ma côtelette, en ce jour de pénitence, non par bravade, mais pour vous signifier que j’ai gardé ma volonté intacte et que je ne céderai sur aucun point.
Toutes les positions que j’occupe depuis quarante-cinq ans, et dont tu n’as pu me déloger, tomberaient une à une si je faisais une seule concession. En face de cette famille nourrie de haricots et de sardines à l’huile, ma côtelette du Vendredi-Saint sera le signe qu’il ne reste aucune espérance de me dépouiller vivant.
Je ne m’étais pas trompé. Ma présence au milieu de vous, hier soir, dérangeait vos plans. La table des enfants était seule joyeuse parce que, le soir du Vendredi-Saint, ils dînent avec du chocolat et des tartines beurrées. Je ne les distingue pas entre eux : ma petite-fille Janine a déjà un enfant qui marche… J’ai donné à tous le spectacle d’un excellent appétit. Tu as fait allusion à ma santé et à mon grand âge pour excuser la côtelette aux yeux des enfants. Ce qui m’a paru assez terrible, c’est l’optimisme d’Hubert. Il se dit assuré que la Bourse remontera avant peu comme un homme pour qui c’est une question de vie ou de mort. Il est tout de même mon fils. Ce quadragénaire est mon fils, je le sais, mais je ne le sens pas. Impossible de regarder cette vérité en face. Si ses affaires tournaient mal pourtant ! Un agent de change, qui donne de tels dividendes, joue et risque gros… Le jour où l’honneur de la famille serait en jeu… L’honneur de la famille ! Voilà une idole à laquelle je ne sacrifierai pas. Que ma décision soit bien prise d’avance. Il faudrait tenir le coup, ne pas s’attendrir. D’autant qu’il restera toujours le vieil oncle Fondaudège qui marcherait, lui, si je ne marchais pas… mais je divague, je bats la campagne… ou plutôt, je me dérobe au rappel de cette nuit où tu as détruit, à ton insu, notre bonheur.
Il est étrange de penser que tu n’en as peut-être pas gardé le souvenir. Ces quelques heures de tièdes ténèbres, dans cette chambre, ont décidé de nos deux destins. Chaque parole que tu disais les séparait un peu plus, et tu ne t’es aperçue de rien. Ta mémoire qu’encombrent mille souvenirs futiles, n’a rien retenu de ce désastre. Songe que pour toi, qui fais profession de croire à la vie éternelle, c’est mon éternité même que tu as engagée et compromise, cette nuit-là. Car notre premier amour m’avait rendu sensible à l’atmosphère de foi et d’adoration qui baignait ta vie. Je t’aimais et j’aimais les éléments spirituels de ton être. Je m’attendrissais quand tu t’agenouillais, dans ta longue chemise d’écolière…
Nous habitions cette chambre où j’écris ces lignes. Pourquoi étions-nous venus au retour de notre voyage de noces, à Calèse, chez ma mère ? (Je n’avais pas accepté qu’elle nous donnât Calèse, qui était son œuvre et qu’elle chérissait.) Je me suis rappelé, depuis, pour en nourrir ma rancune, des circonstances qui d’abord m’avaient échappé ou dont j’avais détourné les yeux. Et d’abord, ta famille avait tiré prétexte de la mort d’un oncle à la mode de Bretagne pour supprimer les fêtes nuptiales. Il était évident qu’elle avait honte d’une alliance aussi médiocre. Le baron Philipot racontait partout qu’à Bagnères-de-Luchon, sa petite belle-sœur s’était « toquée » d’un jeune homme d’ailleurs charmant, plein d’avenir et fort riche, mais d’une origine obscure. « Enfin, disait-il, ce n’est pas une famille. » Il parlait de moi comme si j’avais été un enfant naturel. Mais à tout prendre, il trouvait intéressant que je n’eusse pas de famille dont on pût rougir. Ma vieille mère était, en somme, présentable et semblait vouloir se tenir à sa place. Enfin tu étais, à l’entendre, une petite fille gâtée qui faisait de ses parents ce qu’elle voulait ; et ma fortune s’annonçait assez belle pour que les Fondaudège pussent consentir à ce mariage et fermer les yeux sur le reste.
Lorsque ces ragots me furent rapportés, ils ne m’apprirent rien qu’au fond je ne connusse déjà. Le bonheur me détournait d’y attacher aucune importance ; et il faut avouer que moi-même, j’avais trouvé mon compte à ces noces presque clandestines : où découvrir des garçons d’honneur dans la petite bande famélique dont j’avais été le chef ? Mon orgueil me défendait de faire des avances à mes ennemis d’hier. Ce mariage brillant aurait rendu le rapprochement facile ; mais je me noircis assez, dans cette confession, pour ne pas dissimuler ce trait de mon caractère : l’indépendance, l’inflexibilité. Je ne m’abaisse devant personne, je garde fidélité à mes idées. Sur ce point-là, mon mariage avait éveillé en moi quelques remords. J’avais promis à tes parents de ne rien faire pour te détourner des pratiques religieuses, mais ne m’étais engagé qu’à ne pas m’affilier à la franc-maçonnerie. D’ailleurs vous ne songiez à aucune autre exigence. En ces années-là, la religion ne concernait que les femmes. Dans ton monde, un mari « accompagnait sa femme à la messe » : c’était la formule reçue. Or, à Luchon, je vous avais déjà prouvé que je n’y répugnais pas.
Quand nous revînmes de Venise, en septembre 85, tes parents trouvèrent des prétextes pour ne pas nous recevoir dans leur château de Cenon où leurs amis et ceux des Philipot ne laissaient aucune chambre vide. Nous trouvâmes donc avantageux de nous installer, pour un temps, chez ma mère. Le souvenir de notre dureté à son égard ne nous gênait en rien. Nous consentions à vivre auprès d’elle, dans la mesure où cela nous semblait commode.
Elle se garda bien de triompher. La maison était à nous, disait-elle. Nous pouvions recevoir qui il nous plairait ; elle se ferait petite, on ne la verrait pas. Elle disait : « Je sais disparaître. » Elle disait aussi : « Je suis tout le temps dehors. » En effet, elle s’occupait beaucoup des vignes, des chais, du poulailler, de la lessive. Après les repas, elle montait un instant dans sa chambre, s’excusait quand elle nous retrouvait au salon. Elle frappait avant d’entrer et je dus l’avertir que cela ne se faisait pas. Elle alla jusqu’à t’offrir de conduire le ménage, mais tu ne lui causas pas ce chagrin. Tu n’en avais d’ailleurs aucune envie. Ah ! ta condescendance à son égard ! cette humble gratitude qu’elle t’en gardait !
Tu ne me séparais pas d’elle autant qu’elle l’avait craint. Je me montrais même plus gentil qu’avant le mariage. Nos fous rires l’étonnaient : ce jeune mari heureux, c’était pourtant son fils, si longtemps fermé, si dur. Elle n’avait pas su me prendre, pensait-elle, je lui étais trop supérieur. Tu réparais le mal qu’elle avait fait.
Je me rappelle son admiration quand tu barbouillais de peinture des écrans et des tambourins, quand tu chantais ou que tu jouais au piano, en accrochant toujours aux mêmes endroits, une « romance sans paroles » de Mendelssohn.
Des amies jeunes filles venaient te voir parfois. Tu les avertissais : « Vous verrez ma belle-mère, c’est un type, une vraie dame de la campagne comme il n’y en a plus. » Tu lui trouvais beaucoup de style. Elle avait une façon de parler patois à ses domestiques que tu jugeais d’un très bon ton. Tu allais jusqu’à montrer le daguerréotype où maman, à quinze ans, porte encore le foulard. Tu avais un couplet sur les vieilles familles paysannes « plus nobles que bien des nobles… » Que tu étais conventionnelle en ce temps-là ! C’est la maternité qui t’a rendue à la nature.
Je recule toujours devant le récit de cette nuit. Elle était si chaude que nous n’avions pu laisser les persiennes closes malgré ton horreur des chauves-souris. Nous avions beau savoir que c’était le froissement des feuilles d’un tilleul contre la maison, il nous semblait toujours que quelqu’un respirait au fond de la chambre. Et parfois le vent imitait, dans les frondaisons, le bruit d’une averse. La lune, à son déclin, éclairait le plancher et les pâles fantômes de nos vêtements épars. Nous n’entendions plus la prairie murmurante dont le murmure s’était fait silence.
Tu me disais : « Dormons. Il faudrait dormir… » Mais, autour de notre lassitude, une ombre rôdait. Du fond de l’abîme, nous ne remontions pas seuls. Il surgissait, ce Rodolphe inconnu, que j’éveillais dans ton cœur, dès que mes bras se refermaient sur toi.
Et quand je les rouvrais, nous devinions sa présence. Je ne voulais pas souffrir, j’avais peur de souffrir. L’instinct de conservation joue aussi pour le bonheur. Je savais qu’il ne fallait pas t’interroger. Je laissais ce prénom éclater comme une bulle à la surface de notre vie. Ce qui dormait sous les eaux endormies, ce principe de corruption, ce secret putride, je ne fis rien pour l’arracher à la vase. Mais toi, misérable, tu avais besoin de libérer par des paroles cette passion déçue et qui était restée sur sa faim. Il suffit d’une seule interrogation qui m’échappa :
— Mais enfin, ce Rodolphe, qui était-il ?
— Il y a des choses que j’aurais dû te dire… Oh ! rien de grave, rassure-toi.
Tu parlais d’une voix basse et précipitée. Ta tête ne reposait plus au creux de mon épaule. Déjà l’espace infime qui séparait nos corps étendus, était devenu infranchissable.
Le fils d’une Autrichienne et d’un grand industriel du Nord… Tu l’avais connu à Aix où tu avais accompagné ta grand-mère, l’année qui précéda notre rencontre à Luchon. Il arrivait de Cambridge. Tu ne me le décrivais pas, mais je lui attribuai d’un coup toutes les grâces dont je me savais démuni. Le clair de lune éclairait sur nos draps ma grande main noueuse de paysan, aux ongles courts. Vous n’aviez rien fait de vraiment mal, quoiqu’il fût, disais-tu, moins respectueux que je n’étais. De tes aveux, ma mémoire n’a rien retenu de précis. Que m’importait ? Il ne s’agissait pas de cela. Si tu ne l’avais pas aimé, je me fusse consolé d’une de ces brèves défaites où sombre, d’un seul coup, la pureté d’une enfant. Mais déjà je m’interrogeais : « Moins d’un an après ce grand amour, comment a-t-elle pu m’aimer ? » La terreur me glaçait : « Tout était faux, me disais-je, elle m’avait menti, je n’étais pas délivré. Comment avais-je pu croire qu’une jeune fille m’aimerait ! J’étais un homme qu’on n’aime pas ! »
Les étoiles de l’aube palpitaient encore. Un merle s’éveilla. Le souffle que nous entendions dans les feuilles, bien avant de le sentir sur nos corps, gonflait les rideaux, rafraîchissait mes yeux, comme au temps de mon bonheur. Ce bonheur existait, il y avait dix minutes, — et déjà je pensais : « Le temps de mon bonheur… » Je posai une question :
— Il n’a pas voulu de toi ?
Tu te rebiffas, je me souviens. J’ai encore dans l’oreille cette voix spéciale que tu prenais alors, lorsque ta vanité était en jeu. Naturellement, il était au contraire très emballé, très fier d’épouser une Fondaudège. Mais ses parents avaient appris que tu avais perdu deux frères, tous deux emportés au moment de l’adolescence, par la phtisie. Comme lui-même avait une santé fragile, sa famille fut irréductible.
Je t’interrogeais avec calme. Rien ne t’avertit de ce que tu étais en train de détruire.
— Tout cela, mon chéri, a été providentiel pour nous deux, me disais-tu. Tu sais comme mes parents sont fiers, — un peu ridicules, je le reconnais. Je peux bien te l’avouer : pour que notre bonheur ait été possible, il a fallu que ce mariage manqué leur ait porté à la tête. Tu n’ignores pas l’importance qu’on attache, dans notre monde, à ce qui touche la santé, dès qu’il s’agit de mariage. Maman s’imaginait que toute la ville connaissait mon aventure. Personne ne voudrait plus m’épouser. Elle avait cette idée fixe que je resterais fille. Quelle vie elle m’a fait mener pendant plusieurs mois ! Comme si je n’avais pas eu assez de mon chagrin… Elle avait fini par nous persuader, papa et moi, que je n’étais pas « mariable ».
Je retenais toute parole qui t’eût mise en défiance. Tu me répétais que tout cela avait été providentiel pour notre amour.
— Je t’ai aimé tout de suite, dès que je t’ai vu. Nous avions beaucoup prié à Lourdes avant d’aller à Luchon. J’ai compris, en te voyant, que nous étions exaucées.
Tu ne pressentais pas l’irritation qu’éveillaient en moi de telles paroles. Vos adversaires se font en secret de la religion une idée beaucoup plus haute que vous ne l’imaginez et qu’ils ne le croient eux-mêmes. Sans cela, pourquoi seraient-ils blessés de ce que vous la pratiquez bassement ? À moins qu’il paraisse tout simple à vos yeux de demander même les biens temporels à ce Dieu que vous appelez Père ?… Mais qu’importe tout cela ? Il ressortait de tes propos que ta famille et toi vous étiez jetés avidement sur le premier limaçon rencontré.
À quel point notre mariage était disproportionné, je n’en avais jamais eu conscience jusqu’à cette minute. Il avait fallu que ta mère fût frappée de folie et qu’elle l’eût communiquée à ton père et à toi… Tu m’apprenais que les Philipot avaient été jusqu’à te menacer de reniement si tu m’épousais. Oui, à Luchon, tandis que nous nous moquions de cet imbécile, il avait tout fait pour décider les Fondaudège à une rupture.
— Mais je tenais à toi, mon chéri, il en a été pour ses frais. Tu me répétas à plusieurs reprises que, certes, tu ne regrettais rien. Je te laissais parler. Je retenais mon souffle. Tu n’aurais pas été heureuse, assurais-tu, avec ce Rodolphe. Il était trop beau, il n’aimait pas, il se laissait aimer. N’importe qui te l’aurait pris.
Tu ne t’apercevais pas que ta voix même changeait dès que tu le nommais, — moins aiguë, avec une sorte de tremblement, de roucoulement, comme si d’anciens soupirs demeuraient en suspens dans ta poitrine, que le nom seul de Rodolphe libérait.
Il ne t’aurait pas rendue heureuse, parce qu’il était beau, charmant, aimé. Cela signifiait que moi, je serais ta joie grâce à mon visage ingrat, à cet abord revêche qui éloignait les cœurs. Il avait ce genre insupportable des garçons qui ont été à Cambridge, disais-tu, et qui singent les manières anglaises… Préférais-tu un mari incapable de choisir l’étoffe d’un costume, de nouer une cravate, — qui haïssait les sports, qui ne pratiquait pas cette frivolité savante, cet art d’éluder les propos graves, les confessions, les aveux, cette science de vivre heureux et avec grâce ? Non, tu l’avais pris, ce malheureux, parce qu’il se trouvait là, cette année où ta mère, en proie au retour d’âge, s’était persuadée que tu n’étais pas « mariable », — parce que tu ne voulais ni ne pouvais demeurer fille six mois de plus, parce qu’il avait assez d’argent pour que ce fût une suffisante excuse aux yeux du monde…
Je retenais ma respiration précipitée, je serrais les poings, je mordais ma lèvre inférieure. Quand il m’arrive aujourd’hui de me faire horreur à moi-même au point de ne pouvoir plus supporter mon cœur ni mon corps, ma pensée va à ce garçon de 1885, à cet époux de vingt-trois ans, les deux bras ramenés contre sa poitrine et qui étouffait avec rage son jeune amour.
Je grelottais. Tu t’en aperçus et t’interrompis.
— Tu as froid, Louis ?
Je répondis que ce n’était qu’un frisson. Ce n’était rien.
— Tu n’es pas jaloux, au moins ? Ce serait trop bête…
Je ne mentis pas en te jurant qu’il n’y avait pas en moi trace de jalousie. Comment aurais-tu compris que le drame se jouait au delà de toute jalousie ?
Bien loin de pressentir à quelle profondeur j’étais touché, tu t’inquiétais pourtant de mon silence. Ta main chercha mon front dans l’ombre, caressa mon visage. Bien qu’il ne fût mouillé d’aucune larme, peut-être cette main ne reconnut-elle pas les traits familiers, dans cette dure face aux mâchoires serrées. Pour allumer la bougie, tu te couchas à demi sur moi ; tu n’arrivais pas à faire prendre l’allumette. J’étouffais sous ton corps odieux.
— Qu’as-tu ? Ne reste pas sans rien dire : tu me fais peur.
Je feignis l’étonnement. Je t’assurai que je n’avais rien qui pût t’inquiéter.
— Que tu es bête, mon chéri, de me faire peur ! J’éteins. Je dors.
Tu ne parlas plus. Je regardais naître ce jour nouveau, ce jour de ma nouvelle vie. Les hirondelles criaient dans les tuiles. Un homme traversait la cour, traînant ses sabots. Tout ce que j’entends encore après quarante-cinq années, je l’entendais : les coqs, les cloches, un train de marchandises sur le viaduc ; et tout ce que je respirais, je le respire encore : ce parfum que j’aime, cette odeur de cendre du vent lorsqu’il y avait eu, du côté de la mer, des landes incendiées. Soudain, je me redressai à demi.
— Isa, le soir où tu as pleuré, le soir où nous étions sur ce banc, dans les lacets de Superbagnères, c’était à cause de lui ?
Comme tu ne répondais rien, je saisis ton bras que tu dégageas, avec un grognement presque animal. Tu te retournas sur le flanc. Tu dormais dans tes longs cheveux. Saisie par la fraîcheur de l’aube, tu avais tiré les draps, en désordre, sur ton corps ramassé, pelotonné comme dorment les jeunes bêtes. À quoi bon te tirer de ce sommeil d’enfant ? Ce que je voulais apprendre de ta bouche, ne le savais-je déjà ?
Je me levai sans bruit, j’allai pieds nus, jusqu’à la glace de l’armoire et me contemplai, comme si j’eusse été un autre, ou plutôt comme si j’étais redevenu moi-même : l’homme qu’on n’avait pas aimé, celui pour qui personne au monde n’avait souffert. Je m’apitoyais sur ma jeunesse ; ma grande main de paysan glissa le long de ma joue non rasée, déjà assombrie d’une barbe dure, aux reflets roux.
Je me vêtis en silence et descendis au jardin. Maman était dans l’allée des roses. Elle se levait avant les domestiques pour aérer la maison. Elle me dit :
— Tu profites de la fraîcheur ?
Et, me montrant la brume qui couvrait la plaine :
— Il fera accablant aujourd’hui. À huit heures, je fermerai tout.
Je l’embrassai avec plus de tendresse que d’habitude. Elle dit à mi-voix : « Mon chéri… » Mon cœur (cela t’étonne que je parle de mon cœur ?) mon cœur était près d’éclater. Des mots hésitants me vinrent aux lèvres… Par où commencer ? Qu’aurait-elle compris ? Le silence est une facilité à laquelle je succombe toujours.
Je descendis vers la terrasse. De grêles arbres à fruits se dessinaient vaguement au-dessus des vignes. L’épaule des collines soulevait la brume, la déchirait. Un clocher naissait du brouillard, puis l’église à son tour en sortait, comme un corps vivant. Toi qui t’imagines que je n’ai jamais rien compris à toutes ces choses… j’éprouvais pourtant, à cette minute, qu’une créature rompue comme je l’étais peut chercher la raison, le sens de sa défaite ; qu’il est possible que cette défaite renferme une signification, que les événements, surtout dans l’ordre du cœur, sont peut-être des messagers dont il faut interpréter le secret… Oui, j’ai été capable, à certaines heures de ma vie, d’entrevoir ces choses qui auraient dû me rapprocher de toi.
D’ailleurs, ce ne dut être, ce matin-là, que l’émotion de quelques secondes. Je me vois encore remontant vers la maison. Il n’était pas huit heures et, déjà, le soleil tapait dur. Tu étais à ta fenêtre, la tête penchée, tenant tes cheveux d’une main et de l’autre, tu les brossais. Tu ne me voyais pas. Je demeurai, un instant, la tête levée vers toi, en proie à une haine dont je crois sentir le goût d’amertume dans la bouche, après tant d’années.
Je courus jusqu’à mon bureau, j’ouvris le tiroir fermé à clef ; j’en tirai un petit mouchoir froissé, le même qui avait servi à essuyer tes larmes, le soir de Superbagnères, et que, pauvre idiot, j’avais pressé contre ma poitrine. Je le pris, j’y attachai une pierre, comme j’eusse fait à un chien vivant que j’aurais voulu noyer, et je le jetai dans cette mare que, chez nous, on appelle « gouttiu ».
Alors s’ouvrit l’ère du grand silence qui, depuis quarante ans, n’a guère été rompu. Rien n’apparut au dehors de cet écroulement. Tout continua comme du temps de mon bonheur. Nous n’en demeurâmes pas moins unis dans la chair, mais le fantôme de Rodolphe ne naissait plus de notre étreinte et tu ne prononças plus jamais le nom redoutable. Il était venu à ton appel, il avait rôdé autour de notre couche, il avait accompli son œuvre de destruction. Et maintenant il ne restait plus que de se taire et d’attendre la longue suite des effets et l’enchaînement des conséquences.
Peut-être sentais-tu le tort que tu avais eu de parler. Tu ne pensais pas que ce fût très grave, mais simplement que le plus sage était de bannir ce nom de nos propos. Je ne sais si tu t’aperçus que nous ne causions plus comme autrefois, la nuit. C’en était fini de nos conversations interminables. Nous ne disions plus rien qui ne fût concerté. Chacun de nous se tenait sur ses gardes.
Je m’éveillais au milieu de la nuit, j’étais réveillé par ma souffrance. Je t’étais uni comme le renard au piège. J’imaginais les propos que nous eussions échangés si je t’avais secouée brutalement, si je t’avais précipitée hors du lit : « Non, je ne t’ai pas menti, aurais-tu crié, puisque je t’aimais… — Oui, comme un pis-aller, et parce qu’il est toujours aisé d’avoir recours au trouble charnel qui ne signifie rien, pour faire croire à l’autre qu’on le chérit. Je n’étais pas un monstre : la première jeune fille venue qui m’eût aimé aurait fait de moi ce qui lui aurait plu. » Parfois je gémissais dans les ténèbres, et tu te ne te réveillais pas.
Ta première grossesse rendit d’ailleurs toute explication inutile et changea peu à peu nos rapports. Elle s’était déclarée avant les vendanges. Nous revînmes à la ville, tu fis une fausse couche et dus demeurer, plusieurs semaines, étendue. Au printemps, tu étais de nouveau enceinte. Il fallait te ménager beaucoup. Alors commencèrent ces années de gestations, d’accidents, d’accouchements qui me fournirent de plus de prétextes qu’il n’était nécessaire pour m’éloigner de toi. Je m’enfonçai dans une vie de secrets désordres, très secrets, car je commençais à plaider beaucoup, que j’étais « à mon affaire », comme disait maman, et qu’il s’agissait pour moi de sauver la face. J’avais mes heures, mes habitudes. La vie dans une ville de province développe, chez le débauché, l’instinct de ruse du gibier. Rassure-toi, Isa, je te ferai grâce de ce qui te fait horreur. Ne redoute aucune peinture de cet enfer où je descendais presque chaque jour. Tu m’y rejetas, toi qui m’en avais tiré.
Eussé-je été moins prudent, tu n’y aurais vu que du feu. Dès la naissance d’Hubert, tu trahis ta vraie nature : tu étais mère, tu n’étais que mère. Ton attention se détourna de moi. Tu ne me voyais plus ; il était vrai, à la lettre, que tu n’avais d’yeux que pour les petits. J’avais accompli, en te fécondant, ce que tu attendais de moi.
Tant que les enfants furent des larves et que je ne m’intéressai pas à eux, il ne put naître entre nous aucun conflit. Nous ne nous rencontrions plus que dans ces gestes rituels où les corps agissent par habitude, où un homme et une femme sont chacun à mille lieues de leur propre chair.
Tu ne commenças à t’apercevoir que j’existais que lorsqu’à mon tour je rôdai autour de ces petits. Tu ne commenças à me haïr que lorsque je prétendis avoir des droits sur eux. Réjouis-toi de l’aveu que j’ose te faire : l’instinct paternel ne m’y poussait pas. Très vite, j’ai été jaloux de cette passion qu’ils avaient éveillée en toi. Oui, j’ai cherché à te les prendre pour te punir. Je me donnais de hautes raisons, je mettais en avant l’exigence du devoir. Je ne voulais pas qu’une femme bigote faussât l’esprit de mes enfants. Telles étaient les raisons dont je me payais. Mais il s’agissait bien de cela !
Sortirai-je jamais de cette histoire ? Je l’ai commencée pour toi ; et déjà il m’apparaît invraisemblable que tu puisses me suivre plus longtemps. Au fond, c’est pour moi-même que j’écris. Vieil avocat, je mets en ordre mon dossier, je classe les pièces de ma vie, de ce procès perdu. Ces cloches… Demain, Pâques. Je descendrai en l’honneur de ce saint jour, je te l’ai promis. « Les enfants se plaignent de ne pas te voir », me disais-tu, ce matin. Notre fille Geneviève était avec toi, debout auprès de mon lit. Tu es sortie, pour que nous restions seuls, elle et moi : elle avait quelque chose à me demander. Je vous avais entendues chuchotant dans le couloir : « Il vaut mieux que ce soit toi qui parles la première », disais-tu à Geneviève… Il s’agit de son gendre, bien sûr, de Phili, cette gouape. Que je suis devenu fort pour détourner la conversation, pour empêcher la question d’être posée ! Geneviève est sortie sans avoir rien pu me dire. Je sais ce qu’elle veut. J’ai tout entendu, l’autre jour : quand la fenêtre du salon est ouverte, au-dessous de la mienne, je n’ai qu’à me pencher un peu. Il s’agit d’avancer les capitaux dont Phili a besoin pour acheter un quart d’agent de change. Un placement comme un autre, bien sûr… Comme si je ne voyais pas venir le grain, comme s’il ne fallait pas, maintenant, mettre son argent sous clef… S’ils savaient tout ce que j’ai réalisé, le mois dernier, flairant la baisse…
Ils sont tous partis pour les vêpres. Pâques a vidé la maison, les champs. Je demeure seul, vieux Faust séparé de la joie du monde par l’atroce vieillesse. Ils ne savent pas ce qu’est la vieillesse. Pendant le déjeuner, ils étaient tous attentifs à recueillir ce qui tombait de mes lèvres touchant la Bourse, les affaires. Je parlais surtout pour Hubert, pour qu’il enraie s’il est encore temps. De quel air anxieux il m’écoutait… En voilà un qui ne cache pas son jeu ! Il laissait vide l’assiette que tu lui remplissais, avec cette obstination des pauvres mères qui voient leur fils dévoré par un souci et qui les font manger de force, comme si c’était cela de gagné, comme si c’était autant de pris ! Et il te rabrouait, comme autrefois je rabrouais maman.
Et le soin du jeune Phili pour remplir mon verre ! et le faux intérêt de sa femme, la petite Janine : « Grand-père, vous avez tort de fumer. Même une seule cigarette, c’est trop. Êtes-vous sûr qu’on ne s’est pas trompé, que c’est bien du café décaféiné ? » Elle joue mal, pauvre petite, elle parle faux. Sa voix, l’émission de sa voix, la livre tout entière. Toi aussi, jeune femme, tu étais affectée. Mais dès ta première grossesse, tu redevins toi-même. Janine, elle, sera jusqu’à la mort une dame qui se tient au courant, répète ce qu’elle a entendu qui lui a paru être distingué, emprunte des opinions sur tout et ne comprend rien à rien. Comment Phili, si nature, lui, un vrai chien, supporte-t-il de vivre avec cette petite idiote ? Mais non ; tout est faux en elle, sauf sa passion. Elle ne joue mal que parce que rien ne compte à ses yeux, rien n’existe que son amour.
Après le déjeuner, nous étions tous assis sur le perron. Janine et Phili regardaient Geneviève, leur mère d’un air suppliant ; et à son tour, elle se tournait vers toi. Tu as fait un signe imperceptible de dénégation. Alors Geneviève s’est levée, et m’a demandé :
— Papa, veux-tu faire un tour avec moi ?
Comme je vous fais peur à tous ! J’ai eu pitié d’elle ; bien que j’eusse d’abord été résolu à ne pas bouger, je me suis levé, j’ai pris son bras. Nous avons fait le tour de la prairie. La famille, depuis le perron, nous observait. Elle est entrée tout de suite dans le vif :
— Je voudrais te parler de Phili.
Elle tremblait. C’est affreux de faire peur à ses enfants. Mais croyez-vous qu’on soit libre, à soixante-huit ans, de ne pas avoir un air implacable ? À cet âge, l’expression des traits ne changera plus. Et l’âme se décourage quand elle ne peut s’exprimer au dehors… Geneviève se débarrassait en hâte de ce qu’elle avait préparé. Il s’agit bien du quart d’agent de change. Elle a insisté sur ce qui pouvait le plus sûrement m’indisposer : à l’entendre, le désœuvrement de Phili compromettait l’avenir du ménage. Phili commençait à se déranger. Je lui ai répondu que, pour un garçon tel que son gendre, son « quart d’agent de change » ne servirait jamais qu’à lui fournir des alibis. Elle l’a défendu. Tout le monde l’aime, ce Phili. « Il ne fallait pas être plus sévère pour lui que ne l’était Janine… » Je protestai que je ne le jugeais ni ne le condamnais. La carrière amoureuse de ce monsieur ne m’intéressait en rien.
— Est-ce qu’il s’intéresse à moi ? Pourquoi m’intéresserais-je à lui ?
— Il t’admire beaucoup…
Cet impudent mensonge m’a servi à placer ce que j’avais en réserve :
— N’empêche, ma fille, que ton Phili ne m’appelle que « le vieux crocodile ». Ne proteste pas, je l’ai entendu dans mon dos, bien des fois… Je ne le démentirai pas : crocodile je suis, crocodile je resterai. Il n’y a rien à attendre d’un vieux crocodile, rien, que sa mort. Et même mort, ai-je eu l’imprudence d’ajouter, même mort, il peut encore faire des siennes. (Que je regrette d’avoir dit cela, de lui avoir mis la puce à l’oreille !)
Geneviève était atterrée, protestait, s’imaginant que j’attachais de l’importance à l’injure de ce surnom. C’est la jeunesse de Phili qui m’est odieuse. Comment eût-elle imaginé ce que représente, aux yeux d’un vieillard haï et désespéré, ce garçon triomphant, qui a été saoulé, dès l’adolescence, de ce dont je n’aurai pas goûté une seule fois en un demi-siècle de vie ? Je déteste, je hais les jeunes gens. Mais celui-ci, plutôt qu’un autre. Comme un chat entre silencieusement par la fenêtre, il a pénétré à pas de velours dans ma maison, attiré par l’odeur. Ma petite-fille n’apportait pas une très belle dot, mais elle avait, en revanche, de magnifiques « espérances ». Les espérances de nos enfants ! Pour les cueillir, ils doivent nous passer sur le corps.
Comme Geneviève reniflait, s’essuyait les yeux, je lui dis d’un ton insinuant :
— Mais enfin, tu as un mari, un mari qui est dans les rhums. Ce brave Alfred n’a qu’à faire une position à son gendre. Pourquoi serais-je plus généreux que vous ne l’êtes vous-mêmes ?
Elle changea de ton pour me parler du pauvre Alfred : quel dédain ! quel dégoût ! À l’entendre, c’était un timoré qui réduisait, chaque jour davantage, ses affaires. Dans cette maison, naguère si importante, il n’y avait plus, aujourd’hui, place pour deux.
Je la félicitai d’avoir un mari de cette espèce : quand la tempête approche, il faut carguer ses toiles. L’avenir était à ceux qui, comme Alfred, voyaient petit. Aujourd’hui, le manque d’envergure est la première qualité dans les affaires. Elle crut que je me moquais, bien que ce soit ma pensée profonde, moi qui tiens mon argent sous clef et qui ne courrais même pas le risque de la Caisse d’Épargne.
Nous remontions vers la maison. Geneviève n’osait plus rien dire. Je ne m’appuyais plus à son bras. La famille, assise en rond, nous regardait venir et déjà, sans doute, interprétait les signes néfastes. Notre retour interrompait évidemment une discussion entre la famille d’Hubert et celle de Geneviève. Oh ! la belle bataille autour de mon magot si jamais je consentais à m’en dessaisir ! Seul, Phili était debout. Le vent agitait ses cheveux rebelles. Il portait une chemise ouverte, aux manches courtes. J’ai horreur de ces garçons de maintenant, de ces filles athlétiques. Ses joues d’enfant se sont empourprées lorsqu’à la sotte question de Janine : « Eh bien ! Vous avez bavardé ? », je répondis doucement : « Nous avons parlé d’un vieux crocodile… »
Encore une fois, ce n’est pas pour cette injure que je le hais. Ils ne savent pas ce qu’est la vieillesse. Vous ne pouvez imaginer ce supplice : ne rien avoir eu de la vie et ne rien attendre de la mort. Qu’il n’y ait rien au delà du monde, qu’il n’existe pas d’explication, que le mot de l’énigme ne nous soit jamais donné… Mais toi, tu n’as pas souffert ce que j’ai souffert, tu ne souffriras pas ce que je souffre. Les enfants n’attendent pas ta mort. Ils t’aiment à leur manière ; ils te chérissent. Tout de suite ils ont pris ton parti. Je les aimais. Geneviève, cette grosse femme de quarante ans qui, tout à l’heure, essayait de m’extorquer quatre cents billets de mille pour sa gouape de gendre, je me la rappelle petite fille sur mes genoux. Dès que tu la voyais dans mes bras, tu l’appelais… Mais je n’arriverai jamais au bout de cette confession si je continue de mêler ainsi le présent au passé. Je vais m’efforcer d’y introduire un peu d’ordre.
Il ne me semble pas que je t’aie haïe dès la première année qui suivit la nuit désastreuse. Ma haine est née, peu à peu, à mesure que je me rendais mieux compte de ton indifférence à mon égard, et que rien n’existait à tes yeux hors ces petits êtres vagissants, hurleurs et avides. Tu ne t’apercevais même pas qu’à moins de trente ans, j’étais devenu un avocat d’affaires surmené et salué déjà comme un jeune maître dans ce barreau, le plus illustre de France après celui de Paris. À partir de l’affaire Villenave (1893) je me révélai en outre comme un grand avocat d’assises (il est très rare d’exceller dans les deux genres) et tu fus la seule à ne pas te rendre compte du retentissement universel de ma plaidoirie. Ce fut aussi l’année où notre mésentente devint une guerre ouverte.
Cette fameuse affaire Villenave, si elle consacra mon triomphe, resserra l’étau qui m’étouffait : peut-être m’était-il resté quelque espoir ; elle m’apporta la preuve que je n’existais pas à tes yeux.
Ces Villenave, — te rappelles-tu seulement leur histoire ? — après vingt ans de mariage, s’aimaient d’un amour qui était passé en proverbe. On disait « unis comme les Villenave ». Ils vivaient avec un fils unique, âgé d’une quinzaine d’années, dans leur château d’Ornon, aux portes de la ville, recevaient peu, se suffisaient l’un à l’autre : « Un amour comme on en voit dans les livres », disait ta mère, dans une de ces phrases toutes faites dont sa petite-fille Geneviève a hérité le secret. Je jurerais que tu as tout oublié de ce drame. Si je te le raconte, tu vas te moquer de moi, comme lorsque je rappelais, à table, le souvenir de mes examens et de mes concours… mais tant pis ! Un matin, le domestique qui faisait les pièces du bas, entend un coup de revolver au premier étage, un cri d’angoisse ; il se précipite ; la chambre de ses maîtres est fermée. Il surprend des voix basses, un sourd remue-ménage, des pas précipités dans le cabinet de toilette. Au bout d’un instant, comme il agitait toujours le loquet, la porte s’ouvrit. Villenave était étendu sur le lit, en chemise, couvert de sang. Mme de Villenave, les cheveux défaits, vêtue d’une robe de chambre, se tenait debout au pied du lit, un revolver à la main. Elle dit : « J’ai blessé monsieur de Villenave, appelez en hâte le médecin, le chirurgien et le commissaire de police. Je ne bouge pas d’ici. » On ne put rien obtenir d’elle que cet aveu : « J’ai blessé mon mari », ce qui fut confirmé par M. de Villenave, dès qu’il fut en état de parler. Lui-même se refusa à tout autre renseignement.
L’accusée ne voulut pas choisir d’avocat. Gendre d’un de leurs amis, je fus commis d’office pour sa défense, mais dans mes quotidiennes visites à la prison, je ne tirai rien de cette obstinée. Les histoires les plus absurdes couraient la ville à son sujet ; pour moi, dès le premier jour, je ne doutai pas de son innocence : elle se chargeait elle-même, et le mari qui la chérissait acceptait qu’elle s’accusât. Ah ! le flair des hommes qui ne sont pas aimés pour dépister la passion chez autrui ! L’amour conjugal possédait entièrement cette femme. Elle n’avait pas tiré sur son mari. Lui avait-elle fait un rempart de son corps, pour le défendre contre quelque amoureux éconduit ? Personne n’était entré dans la maison depuis la veille. Il n’y avait aucun habitué qui fréquentât chez eux… enfin, je ne vais tout de même pas te rapporter cette vieille histoire.
Jusqu’au matin du jour où je devais plaider, j’avais décidé de m’en tenir à une attitude négative et de montrer seulement que Mme de Villenave ne pouvait pas avoir commis le crime dont elle s’accusait. Ce fut, à la dernière minute, la déposition du jeune Yves, son fils, ou plutôt (car elle fut insignifiante et n’apporta aucune lumière) le regard-suppliant et impérieux dont le couvait sa mère, jusqu’à ce qu’il eût quitté la barre des témoins, et l’espèce de soulagement qu’elle manifesta alors, voilà ce qui déchira soudain le voile : je dénonçai le fils, cet adolescent malade, jaloux de son père trop aimé. Je me jetai, avec une logique passionnée, dans cette improvisation aujourd’hui fameuse où le professeur F. a, de son propre aveu, trouvé en germe l’essentiel de son système, et qui a renouvelé à la fois la psychologie de l’adolescence et la thérapeutique de ses névroses.
Si je rappelle ce souvenir, ma chère Isa, ce n’est pas que je cède à l’espérance de susciter, après quarante ans, une admiration que tu n’as pas ressentie au moment de ma victoire, et lorsque les journaux des deux mondes publièrent mon portrait. Mais en même temps que ton indifférence, dans cette heure solennelle de ma carrière, me donnait la mesure de mon abandon et de ma solitude, j’avais eu pendant des semaines, sous les yeux, j’avais tenu entre les quatre murs d’une cellule cette femme qui se sacrifiait, bien moins pour sauver son propre enfant, que pour sauver le fils de son mari, l’héritier de son nom. C’était lui, la victime, qui l’avait suppliée : « Accuse-toi… » Elle avait porté l’amour jusqu’à cette extrémité de faire croire au monde qu’elle était une criminelle, qu’elle était l’assassin de l’homme qu’elle aimait uniquement. L’amour conjugal, non l’amour maternel l’avait poussée… (Et la suite l’a bien prouvé : elle s’est séparée de son fils et sous divers prétextes a vécu toujours éloignée de lui.) J’aurais pu être un homme aimé comme l’était Villenave. Je l’ai beaucoup vu, lui aussi, au moment de l’affaire. Qu’avait-il de plus que moi ? Assez beau, racé, sans doute, mais il ne devait pas être bien intelligent. Son attitude hostile à mon égard, après le procès, l’a prouvé. Et moi, je possédais une espèce de génie. Si j’avais eu, à ce moment, une femme qui m’eût aimé, jusqu’où ne serais-je pas monté ? On ne peut tout seul garder la foi en soi-même. Il faut que nous ayons un témoin de notre force : quelqu’un qui marque les coups, qui compte les points, qui nous couronne au jour de la récompense, — comme autrefois, à la distribution des prix, chargé de livres, je cherchais des yeux maman dans la foule et au son d’une musique militaire, elle déposait des lauriers d’or sur ma tête frais tondue.
À l’époque de l’affaire Villenave, elle commença de baisser. Je ne m’en aperçus que peu à peu : l’intérêt qu’elle apportait à un petit chien noir, qui aboyait furieusement dès que j’approchais, fut le premier signe de sa déchéance. À chaque visite, il n’était guère question que de cet animal. Elle n’écoutait plus ce que je lui disais de moi.
D’ailleurs, maman n’aurait pu remplacer l’amour qui m’eût sauvé, à ce tournant de mon existence. Son vice qui était de trop aimer l’argent, elle me l’avait légué ; j’avais cette passion dans le sang. Elle aurait mis tous ses efforts à me maintenir dans un métier où, comme elle disait, « je gagnais gros ». Alors que les lettres m’attiraient, que j’étais sollicité par les journaux et par toutes les grandes revues, qu’aux élections, les partis de gauche m’offraient une candidature à La Bastide (celui qui l’accepta à ma place fut élu sans difficulté), je résistai à mon ambition parce que je ne voulais pas renoncer à « gagner gros ».
C’était ton désir aussi, et tu m’avais laissé entendre que tu ne quitterais jamais la province. Une femme qui m’eût aimé aurait chéri ma gloire. Elle m’aurait appris que l’art de vivre consiste à sacrifier une passion basse à une passion plus haute. Les journalistes imbéciles qui font semblant de s’indigner parce que tel avocat profite de ce qu’il est député ou ministre pour glaner quelques menus profits, feraient bien mieux d’admirer la conduite de ceux qui ont su établir entre leurs passions une hiérarchie intelligente, et qui ont préféré la gloire politique aux affaires les plus fructueuses. La tare dont tu m’aurais guéri, si tu m’avais aimé, c’était de ne rien mettre au-dessus du gain immédiat, d’être incapable de lâcher la petite et médiocre proie des honoraires pour l’ombre de la puissance, car il n’y a pas d’ombre sans réalité ; l’ombre est une réalité. Mais quoi ! Je n’avais rien que cette consolation de « gagner gros », comme l’épicier du coin.
Voilà ce qui me reste : ce que j’ai gagné, au long de ces années affreuses, cet argent dont vous avez ta folie de vouloir que je me dépouille. Ah ! l’idée même m’est insupportable que vous en jouissiez après ma mort. Je t’ai dit en commençant que mes dispositions avaient d’abord été prises pour qu’il ne vous en restât rien. Je t’ai laissé entendre que j’avais renoncé à cette vengeance… Mais c’était méconnaître ce mouvement de marée qui est celui de la haine dans mon cœur. Et tantôt elle s’éloigne, et je m’attendris… Puis elle revient, et ce flot bourbeux me recouvre.
Depuis aujourd’hui, depuis cette journée de Pâques, après cette offensive pour me dépouiller, au profit de votre Phili, et lorsque j’ai revu, au complet, cette meute familiale assise en rond devant la porte et m’épiant, je suis obsédé par la vision des partages, — de ces partages qui vous jetteront les uns contre les autres : car vous vous battrez comme des chiens autour de mes terres, autour de mes titres. Les terres seront à vous, mais les titres n’existent plus. Ceux dont je te parlais, à la première page de cette lettre, je les ai vendus, la semaine dernière, au plus haut : depuis, ils baissent chaque jour. Tous les bateaux sombrent, dès que je les abandonne ; je ne me trompe jamais. Les millions liquides, vous les aurez aussi, vous les aurez si j’y consens. Il y a des jours où je décide que vous n’en retrouverez pas un centime…
J’entends votre troupeau chuchotant qui monte l’escalier. Vous vous arrêtez ; vous parlez sans crainte que je m’éveille (il est entendu que je suis sourd) ; je vois sous la porte la lueur de vos bougies. Je reconnais le fausset de Phili (on dirait qu’il mue encore) et soudain des rires étouffés, les gloussements des jeunes femmes. Tu les grondes ; tu vas leur dire : « Je vous assure qu’il ne dort pas… » Tu t’approches de ma porte ; tu écoutes ; tu regardes par la serrure : ma lampe me dénonce. Tu reviens vers la meute ; tu dois leur souffler : « Il veille encore, il vous écoute… »
Ils s’éloignent sur leurs pointes. Les marches de l’escalier craquent ; une à une, les portes se ferment. Dans la nuit de Pâques, la maison est chargée de couples. Et moi, je pourrais être le tronc vivant de ces jeunes rameaux. La plupart des pères sont aimés. Tu étais mon ennemie et mes enfants sont passés à l’ennemi.
C’est à cette guerre qu’il faut en venir maintenant. Je n’ai plus la force d’écrire. Et pourtant je déteste de me coucher, de m’étendre, même lorsque l’état de mon cœur me le permet. À mon âge, le sommeil attire l’attention de la mort. Tant que je resterai debout, il me semble qu’elle ne peut pas venir. Ce que je redoute d’elle, est-ce l’angoisse physique, l’angoisse du dernier hoquet ? Non, mais c’est qu’elle est ce qui n’existe pas, ce qui ne peut se traduire que par le signe —.
Tant que nos trois petits demeurèrent dans les limbes de la première enfance, notre inimitié resta donc voilée : l’atmosphère chez nous était pesante. Ton indifférence à mon égard, ton détachement de tout ce qui me concernait t’empêchaient d’en souffrir et même de la sentir. Je n’étais d’ailleurs jamais là. Je déjeunais seul à onze heures, pour arriver au Palais avant midi. Les affaires me prenaient tout entier et le peu de temps dont j’eusse pu disposer en famille, tu devines à quoi je le dépensais. Pourquoi cette débauche affreusement simple, dépouillée de tout ce qui, d’habitude, lui sert d’excuse, réduite à sa pure horreur, sans ombre de sentiment, sans le moindre faux semblant de tendresse ? J’aurais pu avoir aisément de ces aventures que le monde admire. Un avocat de mon âge, comment n’eût-il pas connu certaines sollicitations ? Bien des jeunes femmes, au delà de l’homme d’affaires, voulaient émouvoir l’homme… Mais j’avais perdu la foi dans les créatures, ou plutôt dans mon pouvoir de plaire à aucune d’elles. À première vue, je décelais l’intérêt qui animait celles dont je sentais la complicité, dont je percevais l’appel. L’idée préconçue qu’elles cherchent toutes à s’assurer une position, me glaçait. Pourquoi ne pas avouer qu’à la certitude tragique d’être quelqu’un qu’on n’aime pas, s’ajoutait la méfiance du riche qui a peur d’être dupe, qui redoute qu’on l’exploite ? Toi, je t’avais « pensionnée » ; tu me connaissais trop pour attendre de moi un sou de plus que la somme fixée. Elle était assez ronde et tu ne la dépassais jamais. Je ne sentais aucune menace de ce côté-là. Mais les autres femmes ! J’étais de ces imbéciles qui se persuadent qu’il existe d’une part les amoureuses désintéressées, et de l’autre les rouées qui ne cherchent que l’argent. Comme si dans la plupart des femmes, l’inclination amoureuse n’allait de pair avec le besoin d’être soutenues, protégées, gâtées ! À soixante-huit ans, je revois avec une lucidité qui, à certaines heures, me ferait hurler, tout ce que j’ai repoussé, non par vertu mais par méfiance et ladrerie. Les quelques liaisons ébauchées tournaient court, soit que mon esprit soupçonneux interprétât mal la plus innocente demande, soit que je me rendisse odieux par ces manies que tu connais trop bien : ces discussions au restaurant ou avec les cochers au sujet des pourboires. J’aime à savoir d’avance ce que je dois payer. J’aime que tout soit tarifé ; oserais-je avouer cette honte ? Ce qui me plaisait dans la débauche, c’était peut-être qu’elle fût à prix fixe. Mais chez un tel homme, quel lien pourrait subsister entre le désir du cœur et le plaisir ? Les désirs du cœur, je n’imaginais plus qu’ils pussent être jamais comblés ; je les étouffais à peine nés. J’étais passé maître dans l’art de détruire tout sentiment, à cette minute exacte où la volonté joue un rôle décisif dans l’amour, où au bord de la passion, nous demeurons encore libres de nous abandonner ou de nous reprendre. J’allais au plus simple, — à ce qui s’obtient pour un prix convenu. Je déteste qu’on me roule ; mais ce que je dois, je le paie. Vous dénoncez mon avarice ; il n’empêche que je ne puis souffrir d’avoir des dettes : je règle tout comptant ; mes fournisseurs le savent et me bénissent. L’idée m’est insupportable de devoir la moindre somme. C’est ainsi que j’ai compris « l’amour » : donnant, donnant… Quel dégoût !
Non, j’appuie sur le trait ; je me salis moi-même : j’ai aimé, peut-être ai-je été aimé… En 1919, au déclin de ma jeunesse. À quoi bon passer cette aventure sous silence ? Tu l’as connue, tu as su t’en souvenir le jour où tu m’as mis le marché en main.
J’avais sauvé cette petite institutrice à l’instruction (elle était poursuivie pour infanticide). Elle s’est d’abord donnée par gratitude ; mais ensuite… Oui, oui, j’ai connu l’amour, cette année-là ; c’est mon insatiabilité qui a tout perdu. Ce n’était pas assez de la maintenir dans la gêne, presque dans la misère ; il fallait qu’elle fût toujours à ma disposition, qu’elle ne vît personne, que je pusse la prendre, la laisser, la retrouver, au hasard de mes caprices, et durant mes rares loisirs. C’était ma chose. Mon goût de posséder, d’user, d’abuser, s’étend aux humains. Il m’aurait fallu des esclaves. Une seule fois, j’ai cru avoir trouvé cette victime, à la mesure de mon exigence. Je surveillais jusqu’à ses regards… Mais j’oubliais ma promesse de ne pas t’entretenir de ces choses. Elle est partie pour Paris, elle n’en pouvait plus.
« S’il n’y avait que nous avec qui tu ne pusses t’entendre, m’as-tu souvent répété, mais tout le monde te redoute et te fuit, Louis, tu le vois bien ! » Oui, je le voyais… Au Palais, j’ai toujours été un solitaire. Ils m’ont élu le plus tard possible au Conseil de l’Ordre. Après tous les crétins qu’ils m’ont préférés, je n’aurais pas voulu du Bâtonnat. Au fond, en ai-je jamais eu envie ? Il aurait fallu représenter, recevoir. Ce sont des honneurs qui coûtent gros ; le jeu n’en vaut pas la chandelle. Toi, tu le désirais à cause des enfants. Jamais tu n’as rien désiré pour moi-même : « Fais-le pour les enfants. »
L’année qui suivit notre mariage, ton père eut sa première attaque, et le château de Cenon nous fut fermé. Très vite, tu adoptas Calèse. De moi, tu n’as vraiment accepté que mon pays. Tu as pris racine dans ma terre sans que nos racines se puissent rejoindre. Tes enfants ont passé dans cette maison, dans ce jardin, toutes leurs vacances. Notre petite Marie y est morte ; et bien loin que cette mort t’en ait donné l’horreur, tu attaches à la chambre où elle a souffert un caractère sacré. C’est ici que tu as couvé ta couvée, que tu as soigné les maladies, que tu as veillé près des berceaux, que tu as eu maille à partir avec des nurses et des institutrices. C’est entre ces pommiers que les cordes tendues supportaient les petites robes de Marie, toutes ces candides lessives. C’est dans ce salon que l’abbé Ardouin groupait autour du piano les enfants et leur faisait chanter des chœurs qui n’étaient pas toujours des cantiques, pour éviter ma colère.
Fumant devant la maison, les soirs d’été, j’écoutais leurs voix pures, cet air de Lulli : « Ah ! que ces bois, ces rochers, ces fontaines… » Calme bonheur dont je me savais exclu, zone de pureté et de rêve qui m’était interdite. Tranquille amour, vague assoupie qui venait mourir à quelques pas de mon rocher.
J’entrais au salon, et les voix se taisaient. Toute conversation s’interrompait à mon approche. Geneviève s’éloignait avec un livre. Seule, Marie n’avait pas peur de moi ; je l’appelais et elle venait ; je la prenais de force dans mes bras, mais elle s’y blottissait volontiers. J’entendais battre son cœur d’oiseau. À peine lâchée, elle s’envolait dans le jardin… Marie !
Très tôt, les enfants s’inquiétèrent de mon absence à la messe, de ma côtelette du vendredi. Mais la lutte entre nous deux, sous leurs regards, ne connut qu’un petit nombre d’éclats terribles, où je fus le plus souvent battu. Après chaque défaite, une guerre souterraine se poursuivait. Calèse en fut le théâtre, car à la ville je n’étais jamais là. Mais les vacances du Palais coïncidant avec celles du collège, août et septembre nous réunissaient ici.
Je me rappelle ce jour où nous nous heurtâmes de front (à propos d’une plaisanterie que j’avais faite devant Geneviève qui récitait son Histoire Sainte) : je revendiquai mon droit de défendre l’esprit de mes enfants, et tu m’opposas le devoir de protéger leur âme. J’avais été battu, une première fois, en acceptant qu’Hubert fût confié aux Pères Jésuites, et les petites aux Dames du Sacré-Cœur. J’avais cédé au prestige qu’ont gardé toujours à mes yeux les traditions de la famille Fondaudège. Mais j’avais soif de revanche ; et aussi, ce qui m’importait, ce jour-là, c’était d’avoir mis le doigt sur le seul sujet qui pût te jeter hors des gonds, sur ce qui t’obligeait à sortir de ton indifférence, et qui me valait ton attention, fût-elle haineuse. J’avais enfin trouvé un lieu de rencontre. Enfin, je te forçais à en venir aux mains. Naguère, l’irréligion n’avait été pour moi qu’une forme vide où j’avais coulé mes humiliations de petit paysan enrichi, méprisé par ses camarades bourgeois ; je l’emplissais maintenant de ma déception amoureuse et d’une rancune presque infinie.
La dispute se ralluma pendant le déjeuner (je te demandai quel plaisir pouvait prendre l’Être éternel à te voir manger de la truite saumonée plutôt que du bœuf bouilli). Tu quittas la table. Je me souviens du regard de nos enfants. Je te rejoignis dans ta chambre. Tes yeux étaient secs ; tu me parlas avec le plus grand calme. Je compris, ce jour-là, que ton attention ne s’était pas détournée de ma vie autant que je l’avais cru. Tu avais mis la main sur des lettres : de quoi obtenir une séparation. « Je suis restée avec toi à cause des enfants. Mais si ta présence doit être une menace pour leur âme, je n’hésiterai pas. »
Non, tu n’aurais pas hésité à me laisser, moi et mon argent. Aussi intéressée que tu fusses, il n’était pas de sacrifice à quoi tu n’aurais consenti pour que demeurât intact, dans ces petits, le dépôt du dogme, cet ensemble d’habitudes, de formules, — cette folie.
Je ne détenais pas encore la lettre d’injures que tu m’adressas après la mort de Marie. Tu étais la plus forte. Ma position, d’ailleurs, eût été dangereusement ébranlée par un procès entre nous : à cette époque, et en province, la société ne plaisantait pas sur ce sujet. Le bruit courait déjà que j’étais franc-maçon ; mes idées me mettaient en marge du monde ; sans le prestige de ta famille, elles m’eussent fait le plus grand tort. Et surtout… en cas de séparation, il aurait fallu rendre les Suez de ta dot. Je m’étais accoutumé à considérer ces valeurs comme miennes. L’idée d’avoir à y renoncer m’était horrible (sans compter la rente que nous faisait ton père…).
Je filai doux, et souscrivis à toutes tes exigences, mais je décidai de consacrer mes loisirs à la conquête des enfants. Je pris cette résolution au début d’août 1896 ; ces tristes et ardents étés d’autrefois se confondent dans mon esprit, et les souvenirs que je te rappelle ici s’étendent environ sur cinq années (1895–1900).
Je ne croyais pas qu’il fût difficile de reprendre en main ces petits. Je comptais sur le prestige du père de famille, sur mon intelligence. Un garçon de dix ans, deux petites filles, ce ne serait qu’un jeu, pensai-je, de les attirer à moi. Je me souviens de leur étonnement et de leur inquiétude, le jour où je leur proposai de faire avec papa une grande promenade. Tu étais assise dans la cour, sous le tilleul argenté ; ils t’interrogèrent du regard.
— Mais, mes chéris, vous n’avez pas à me demander la permission.
Nous partîmes. Comment faut-il parler aux enfants ? Moi qui suis accoutumé à tenir tête au Ministère public, ou au défenseur quand je plaide pour la partie civile, à toute une salle hostile, et qu’aux assises le président redoute, les enfants m’intimident, les enfants et aussi les gens du peuple, même ces paysans dont je suis le fils. Devant eux je perds pied, je balbutie.
Les petits étaient gentils avec moi, mais sur leur garde. Tu avais occupé d’avance ces trois cœurs, tu en tenais les issues. Impossible d’y avancer sans ta permission. Trop scrupuleuse pour me diminuer à leurs yeux, tu ne leur avais pas caché qu’il fallait beaucoup prier pour « pauvre papa ». Quoi que je fisse, j’avais ma place dans leur système du monde : j’étais le pauvre papa pour lequel il faut beaucoup prier et dont il faut obtenir la conversion. Tout ce que je pouvais dire ou insinuer touchant la religion, renforçait l’image naïve qu’ils se faisaient de moi.
Ils vivaient dans un monde merveilleux, jalonné de fêtes pieusement célébrées. Tu obtenais tout d’eux en leur parlant de la Première Communion qu’ils venaient de faire, ou à laquelle ils se préparaient. Lorsqu’ils chantaient, le soir, sur le perron de Calèse, ce n’était pas toujours des airs de Lulli qu’il me fallait entendre, mais des cantiques. Je voyais de loin votre groupe confus et, quand il y avait clair de lune, je distinguais trois petites figures levées. Mes pas, sur le gravier, interrompaient les chants.
Chaque dimanche, le remue-ménage des départs pour la messe m’éveillait. Tu avais toujours peur de la manquer. Les chevaux s’ébrouaient. On appelait la cuisinière qui était en retard. Un des enfants avait oublié son paroissien. Une voix aiguë criait : « C’est quel dimanche après la Pentecôte ? »
Au retour, ils venaient m’embrasser et me trouvaient encore au lit. La petite Marie, qui avait dû réciter à mon intention toutes les prières qu’elle avait apprises, me regardait attentivement dans l’espoir, sans doute, de constater une légère amélioration de mon état spirituel.
Elle seule ne m’irritait pas. Alors que ses deux aînés s’installaient déjà dans les croyances que tu pratiquais, avec cet instinct bourgeois du confort qui leur ferait, plus tard, écarter toutes les vertus héroïques, toute la sublime folie chrétienne, il y avait au contraire, chez Marie, une ferveur touchante, une tendresse de cœur pour les domestiques, pour les métayers, pour les pauvres. On disait d’elle : « Elle donnerait tout ce qu’elle a ; l’argent ne lui tient pas aux doigts. C’est très joli, mais ce sera tout de même à surveiller… » On disait encore : « Personne ne lui résiste, pas même son père. » Elle venait d’elle-même sur mes genoux, le soir. Une fois, elle s’endormit contre mon épaule. Ses boucles chatouillaient ma joue. Je souffrais de l’immobilité et j’avais envie de fumer. Je ne bougeais pas cependant. Quand, à neuf heures, sa bonne vint la chercher, je la montai jusqu’à sa chambre, et vous me regardiez tous avec stupeur, comme si j’avais été ce fauve qui léchait les pieds des petites martyres. Peu de jours après, le matin du 14 août, Marie me dit (tu sais comme font les enfants) :
— Promets-moi de faire ce que je vais te demander… promets d’abord, je te dirai après…
Elle me rappela que tu chantais, le lendemain, à la messe d’onze heures, et que ce serait gentil de venir t’entendre.
— Tu as promis ! tu as promis ! répétait-elle en m’embrassant. C’est juré !
Elle prit le baiser que je lui rendis pour un acquiescement. Toute la maison était avertie. Je me sentais observé. Monsieur irait à la messe demain, lui qui ne mettait jamais les pieds à l’église ! C’était un événement d’une portée immense.
Je me mis à table, le soir, dans un état d’irritation que je ne pus longtemps dissimuler. Hubert te demanda je ne sais plus quel renseignement au sujet de Dreyfus. Je me souviens d’avoir protesté avec fureur contre ce que tu lui répondis. Je quittai la table et ne reparus pas. Ma valise prête, je pris, à l’aube du 15 août, le train de six heures et passai une journée terrible dans un Bordeaux étouffant et désert.
Il est étrange qu’après cela vous m’ayez revu à Calèse. Pourquoi ai-je toujours passé mes vacances avec vous au lieu de voyager ? Je pourrais imaginer de belles raisons. Au vrai, il s’agissait pour moi de ne pas faire double dépense. Je n’ai jamais cru qu’il fût possible de partir en voyage et de prodiguer tant d’argent sans avoir, au préalable, renversé la marmite et fermé la maison. Je n’aurais pris aucun plaisir à courir les routes, sachant que je laissais derrière moi tout le train du ménage. Je finissais donc par revenir au râtelier commun. Du moment que ma pitance était servie à Calèse, comment serais-je allé me nourrir ailleurs ? Tel était l’esprit d’économie que ma mère m’avait légué et dont je faisais une vertu.
Je rentrai donc, mais dans un état de rancœur contre lequel Marie même demeura sans pouvoir. Et j’inaugurai contre toi une nouvelle tactique. Bien loin d’attaquer de front tes croyances, je m’acharnais, dans les moindres circonstances, à te mettre en contradiction avec ta foi. Ma pauvre Isa, bonne chrétienne que tu fusses, avoue que j’avais beau jeu. Que charité soit synonyme d’amour, tu l’avais oublié, si tu l’avais jamais su. Sous ce nom, tu englobais un certain nombre de devoirs envers les pauvres dont tu t’acquittais avec scrupule, en vue de ton éternité. Je reconnais que tu as beaucoup changé sur ce chapitre : maintenant, tu soignes les cancéreuses, c’est entendu ! Mais, à cette époque, les pauvres — tes pauvres — une fois secourus, tu ne t’en trouvais que plus à l’aise pour exiger ton dû des créatures vivant sous ta dépendance. Tu ne transigeais pas sur le devoir des maîtresses de maison qui est d’obtenir le plus de travail pour le moins d’argent possible. Cette misérable vieille qui passait, le matin, avec sa voiture de légumes, et à qui tu aurais fait la charité largement si elle t’avait tendu la main, ne te vendait pas une salade que tu n’eusses mis ton honneur à rogner de quelques sous son maigre profit.
Les plus timides invites des domestiques et des travailleurs pour une augmentation de salaire suscitaient d’abord en toi une stupeur, puis une indignation dont la véhémence faisait ta force et t’assurait toujours le dernier mot. Tu avais une espèce de génie pour démontrer à ces gens qu’ils n’avaient besoin de rien. Dans ta bouche, une énumération indéfinie multipliait les avantages dont ils jouissaient : « Vous avez le logement, une barrique de vin, la moitié d’un cochon que vous nourrissez avec mes pommes de terre, un jardin pour faire venir des légumes. » Les pauvres diables n’en revenaient pas d’être si riches. Tu assurais que ta femme de chambre pouvait mettre intégralement à la Caisse d’Épargne les quarante francs que tu lui allouais par mois : « Elle a toutes mes vieilles robes, tous mes jupons, tous mes souliers. À quoi lui servirait l’argent ? Elle en ferait des cadeaux à sa famille… »
D’ailleurs tu les soignais avec dévouement s’ils étaient malades ; tu ne les abandonnais jamais ; et je reconnais qu’en général tu étais toujours estimée et souvent même aimée de ces gens qui méprisent les maîtres faibles. Tu professais, sur toutes ces questions, les idées de ton milieu et de ton époque. Mais tu ne t’étais jamais avoué que l’Évangile les condamne : « Tiens, disais-je, je croyais que le Christ avait dit… » Tu t’arrêtais court, déconcertée, furieuse à cause des enfants. Tu finissais toujours par tomber dans le panneau : « Il ne faut pas prendre au pied de la lettre… » balbutiais-tu. Sur quoi je triomphais aisément et t’accablais d’exemples pour te prouver que la sainteté consiste justement à suivre l’Évangile au pied de la lettre. Si tu avais le malheur de protester que tu n’étais pas une sainte, je te citais le précepte : « Soyez parfaits comme votre père céleste est parfait. »
Avoue, ma pauvre Isa, que je t’ai fait du bien à ma façon et que si aujourd’hui tu soignes les cancéreux, ils me le doivent en partie ! À cette époque, ton amour pour tes enfants t’accaparait tout entière ; ils dévoraient tes réserves de bonté, de sacrifice. Ils t’empêchaient de voir les autres hommes. Ce n’était pas seulement de moi qu’ils t’avaient détournée, mais du reste du monde. À Dieu même, tu ne pouvais plus parler que de leur santé et de leur avenir. C’était là que j’avais la partie belle. Je te demandais s’il ne fallait pas, du point de vue chrétien, souhaiter pour eux toutes les croix, la pauvreté, la maladie. Tu coupais court : « Je ne te réponds plus, tu parles de ce que tu ne connais pas… »
Mais, pour ton malheur, il y avait là le précepteur des enfants, un séminariste de vingt-trois ans, l’abbé Ardouin, dont j’invoquais sans pitié le témoignage et que j’embarrassais fort, car je ne le faisais intervenir que lorsque j’étais sûr d’avoir raison, et il était incapable, dans ces sortes de débats, de ne pas livrer toute sa pensée. À mesure que l’affaire Dreyfus se développa, j’y trouvai mille sujets de dresser contre toi le pauvre abbé : « Pour un misérable Juif, désorganiser l’armée… » disais-tu. Cette seule parole déchaînait ma feinte indignation et je n’avais de cesse que je n’eusse obligé l’abbé Ardouin à confesser qu’un chrétien ne peut souscrire à la condamnation d’un innocent, fût-ce pour le salut du pays.
Je n’essayais d’ailleurs pas de vous convaincre, toi et les enfants, qui ne connaissiez l’Affaire que par les caricatures des bons journaux. Vous formiez un bloc inentamable. Même quand j’avais l’air d’avoir raison, vous ne doutiez pas que ce ne fût à force de ruse. Vous en étiez venus à garder le silence devant moi. À mon approche, comme il arrive encore aujourd’hui, les discussions s’arrêtaient net ; mais quelquefois vous ne saviez pas que je me cachais derrière un massif d’arbustes, et tout à coup j’intervenais avant que vous ayez pu battre en retraite et vous obligeais à accepter le combat.
— C’est un saint garçon, disais-tu de l’abbé Ardouin, mais un véritable enfant qui ne croit pas au mal. Mon mari joue avec lui comme le chat avec la souris ; voilà pourquoi il le supporte, malgré son horreur des soutanes.
Au vrai, j’avais consenti d’abord à la présence d’un précepteur ecclésiastique, parce qu’aucun civil n’aurait accepté cent cinquante francs pour toutes les vacances. Les premiers jours, j’avais pris ce grand jeune homme noir et myope, perclus de timidité, pour un être insignifiant et je n’y prêtais pas plus d’attention qu’à un meuble. Il faisait travailler les enfants, les menait en promenade, mangeait peu, et ne disait mot. Il montait dans sa chambre, la dernière bouchée avalée. Parfois, quand la maison était vide, il se mettait au piano. Je n’entends rien à la musique, mais, comme tu disais : « Il faisait plaisir. »
Sans doute n’as-tu pas oublié un incident dont tu ne t’es jamais douté qu’il créa, entre l’abbé Ardouin et moi, un secret courant de sympathie. Un jour, les enfants signalèrent l’approche du curé. Aussitôt selon ma coutume, je pris la fuite du côté des vignes. Mais Hubert vint m’y rejoindre de ta part : le curé avait une communication urgente à me faire. Je repris, en maugréant, le chemin de la maison, car je redoutais fort ce petit vieillard. Il venait, me dit-il, décharger sa conscience. Il nous avait recommandé l’abbé Ardouin comme un excellent séminariste dont le sous-diaconat avait été remis pour des raisons de santé. Or il venait d’apprendre, au cours de la retraite ecclésiastique, que ce retard devait être attribué à une mesure disciplinaire. L’abbé Ardouin, quoique très pieux, était fou de musique, et il avait découché, entraîné par un de ses camarades, pour entendre, au Grand Théâtre, un concert de charité. Bien qu’ils fussent en civil, on les avait reconnus et dénoncés. Ce qui mit le comble au scandale, ce fut que l’interprète de Thaïs, Mme Georgette Lebrun, figurait au programme ; à l’aspect de ses pieds nus, de sa tunique grecque, maintenue sous les bras par une ceinture d’argent (« et c’était tout, disait-on, pas même de minuscules épaulettes ! »), il y avait eu un « oh ! » d’indignation. Dans la loge de l’Union, un vieux monsieur s’écria : « C’est tout de même un peu fort… où sommes-nous ? » Voilà ce qu’avaient vu l’abbé Ardouin et son camarade ! L’un des délinquants fut chassé sur l’heure. Celui-ci avait été pardonné : c’était un sujet hors ligne ; mais ses supérieurs l’avaient retardé de deux ans.
Nous fûmes d’accord pour protester que l’abbé gardait toute notre confiance. Mais le curé n’en témoigna pas moins, désormais, une grande froideur au séminariste qui, disait-il, l’avait trompé. Tu te rappelles cet incident, mais ce que tu as toujours ignoré, c’est que ce soir-là, comme je fumais sur la terrasse, je vis venir vers moi, dans le clair de lune, la maigre silhouette noire du coupable. Il m’aborda avec gaucherie et me demanda pardon de s’être introduit chez moi sans m’avoir averti de son indignité. Comme je lui assurais que son escapade me le rendait plutôt sympathique, il protesta avec une soudaine fermeté et plaida contre lui-même. Je ne pouvais, disait-il, mesurer l’étendue de sa faute : il avait péché à la fois contre l’obéissance, contre sa vocation, contre les mœurs. Il avait commis le péché de scandale ; ce ne serait pas trop de toute sa vie pour réparer ce qu’il avait fait… Je vois encore cette longue échine courbée, son ombre, dans le clair de lune, coupée en deux par le parapet de la terrasse.
Aussi prévenu que je fusse contre les gens de sa sorte, je ne pouvais soupçonner, devant tant de honte et de douleur, la moindre hypocrisie. Il s’excusait de son silence à notre égard sur la nécessité où il se fût trouvé de demeurer pendant deux mois à la charge de sa mère, très pauvre veuve qui faisait des journées à Libourne. Comme je lui répondais qu’à mon avis rien ne l’obligeait à nous avertir d’un incident qui concernait la discipline du séminaire, il me prit la main et me dit ces paroles inouïes, que j’entendais pour la première fois de ma vie et qui me causèrent une sorte de stupeur :
— Vous êtes très bon.
Tu connais mon rire, ce rire qui, même au début de notre vie commune, te portait sur les nerfs, — si peu communicatif que, dans ma jeunesse, il avait le pouvoir de tuer autour de moi toute gaîté. Il me secouait, ce soir-là, devant ce grand séminariste interdit. Je pus enfin parler :
— Vous ne savez pas, monsieur l’abbé, à quel point ce que vous dites est drôle. Demandez à ceux qui me connaissent si je suis bon. Interrogez ma famille, mes confrères : la méchanceté est ma raison d’être.
Il répondit avec embarras qu’un vrai méchant ne parle pas de sa méchanceté.
— Je vous défie bien, ajoutai-je, de trouver dans ma vie ce que vous appelez un acte bon.
Il me cita alors, faisant allusion à mon métier, la parole du Christ : « J’étais prisonnier et vous m’avez visité… »
— J’y trouve mon avantage, monsieur l’abbé. J’agis par intérêt professionnel. Naguère encore, je payais les geôliers pour que mon nom fût glissé, en temps utile, à l’oreille des prévenus… ainsi, vous voyez !
Je ne me souviens plus de sa réponse. Nous marchions sous les tilleuls. Que tu aurais été étonnée si je t’avais dit que je trouvais quelque douceur à la présence de cet homme en soutane ! c’était vrai pourtant.
Il m’arrivait de me lever avec le soleil et de descendre pour respirer l’air froid de l’aube. Je regardais l’abbé partir pour la messe, d’un pas rapide, si absorbé qu’il passait parfois à quelques mètres de moi sans me voir. C’était l’époque où je t’accablais de mes moqueries, où je m’acharnais à te mettre en contradiction avec tes principes… Il n’empêche que je n’avais pas une bonne conscience : je feignais de croire, à chaque fois que je te prenais en flagrant délit d’avarice ou de dureté, qu’aucune trace de l’esprit du Christ ne subsistait plus parmi vous, et je n’ignorais pas que, sous mon toit, un homme vivait selon cet esprit, à l’insu de tous.
Il y eut pourtant une circonstance où je n’eus pas à me forcer pour te trouver horrible. En 96 ou 97, tu dois te rappeler la date exacte, notre beau-frère, le baron Philipot, mourut. Ta sœur Marinette, en s’éveillant, le matin, lui parla et il ne répondit pas. Elle ouvrit les volets, vit les yeux révulsés du vieillard, sa mâchoire inférieure décrochée, et ne comprit pas tout de suite qu’elle avait dormi, pendant plusieurs heures, à côté d’un cadavre.
Je doute qu’aucun de vous ait senti l’horreur du testament de ce misérable : il laissait à sa femme une fortune énorme à condition qu’elle ne se remariât pas. Dans le cas contraire, la plus grosse part en devait revenir à des neveux.
« Il va falloir beaucoup l’entourer, répétait ta mère. Heureusement que nous sommes une famille où l’on se tient les uns les autres. Il ne faut pas laisser seule cette petite. »
Marinette avait une trentaine d’années, à cette époque, mais rappelle-toi son aspect de jeune fille. Elle s’était laissée marier docilement à un vieillard, l’avait subi sans révolte. Vous ne doutiez pas qu’elle dût se soumettre aisément aux obligations du veuvage. Vous comptiez pour rien la secousse de la délivrance, cette brusque sortie du tunnel, en pleine lumière.
Non, Isa, ne crains pas que j’abuse de l’avantage qui m’est ici donné. Il était naturel de souhaiter que ces millions demeurassent dans la famille, et que nos enfants en eussent le profit. Vous jugiez que Marinette ne devait pas perdre le bénéfice de ces dix années d’asservissement à un vieux mari. Vous agissiez en bons parents. Rien ne vous paraissait plus naturel que le célibat. Te souvenais-tu d’avoir été naguère une jeune femme ? Non, c’était un chapitre fini ; tu étais mère, le reste n’existait plus, ni pour toi, ni pour les autres. Votre famille n’a jamais brillé par l’imagination : sur ce point, vous ne vous mettiez à la place ni des bêtes, ni des gens.
Il fut entendu que Marinette passerait à Calèse le premier été qui suivit son veuvage. Elle accepta avec joie, non qu’il y eût entre vous beaucoup d’intimité, mais elle aimait nos enfants, surtout la petite Marie. Pour moi, qui la connaissais à peine, je fus d’abord sensible à sa grâce ; plus âgée que toi d’une année, elle paraissait de beaucoup ta cadette. Tu étais demeurée lourde des petits que tu avais portés ; elle était sortie en apparence intacte du lit de ce vieillard. Son visage était puéril. Elle se coiffait avec le chignon haut, selon la mode d’alors, et ses cheveux d’un blond sombre moussaient sur sa nuque. (Cette merveille oubliée aujourd’hui : une nuque mousseuse.) Ses yeux un peu trop ronds lui donnaient l’air d’être toujours étonnée. Par jeu, j’entourais de mes deux mains « sa taille de guêpe » ; mais l’épanouissement du buste et des hanches aurait paru aujourd’hui presque monstrueux : les femmes d’alors ressemblaient à des fleurs forcées.
Je m’étonnais que Marinette fût si gaie. Elle amusait beaucoup les enfants, organisait des parties de cache-cache dans le grenier, jouait aux tableaux vivants. « Elle est un peu trop évaporée, disais-tu, elle ne se rend pas compte de sa situation. »
C’était déjà trop que d’avoir consenti à ce qu’elle portât des robes blanches dans la semaine ; mais tu jugeais inconvenant qu’elle assistât à la messe sans son voile et que son manteau ne fût pas bordé de crêpe. La chaleur ne te semblait pas être une excuse.
Le seul divertissement qu’elle eût goûté avec son mari était l’équitation. Jusqu’à son dernier jour, le baron Philipot, sommité du concours hippique, n’avait presque jamais manqué sa promenade matinale à cheval. Marinette fit venir à Calèse sa jument et comme personne ne pouvait l’accompagner, elle montait seule, ce qui te semblait doublement scandaleux : une veuve de trois mois ne doit pratiquer aucun exercice, mais se promener à cheval sans garde du corps, cela dépassait les bornes.
« Je lui dirai ce que nous en pensons en famille », répétais-tu. Tu le lui disais, mais elle n’en faisait qu’à sa tête. De guerre lasse, elle me demanda de l’escorter. Elle se chargeait de me procurer un cheval très doux. (Naturellement tous les frais lui incomberaient.)
Nous partions dès l’aube, à cause des mouches, et parce qu’il fallait faire deux kilomètres au pas avant d’atteindre les premiers bois de pins. Les chevaux nous attendaient devant le perron. Marinette tirait la langue aux volets clos de ta chambre, en épinglant à son amazone une rose trempée d’eau, « pas du tout pour veuve », disait-elle. La cloche de la première messe battait à petits coups. L’abbé Ardouin nous saluait timidement et disparaissait dans la brume qui flottait sur les vignes.
Jusqu’à ce que nous ayons atteint les bois, nous causions. Je m’aperçus que j’avais quelque prestige aux yeux de ma belle-sœur, — bien moins à cause de ma situation au Palais que pour les idées subversives dont je me faisais, en famille, le champion. Tes principes ressemblaient trop à ceux de son mari. Pour une femme, la religion, les idées sont toujours quelqu’un : tout prend figure à ses yeux, — figure adorable ou haïe.
Il n’eût tenu qu’à moi de pousser mon avantage auprès de cette petite révoltée. Mais voilà ! tant qu’elle s’irritait contre vous, j’atteignais sans peine à son diapason, mais il m’était impossible de la suivre dans le dédain qu’elle manifestait à l’endroit des millions qu’elle perdrait en se remariant. J’aurais eu tout intérêt à parler comme elle et à jouer les nobles cœurs ; mais il m’était impossible de feindre, je ne pouvais même pas faire semblant de l’approuver quand elle comptait pour rien la perte de cet héritage. Faut-il tout dire ? je n’arrivais pas à chasser l’hypothèse de sa mort qui ferait de nous ses héritiers. (Je ne pensais pas aux enfants, mais à moi.)
J’avais beau m’y préparer d’avance, répéter ma leçon, c’était plus fort que ma volonté : « Sept millions ! Marinette, vous n’y songez pas, on ne renonce pas à sept millions. Il n’existe pas un homme au monde qui vaille le sacrifice d’une parcelle de cette fortune ! » Et comme elle prétendait mettre le bonheur au-dessus de tout, je lui assurai que personne n’était capable d’être heureux après le sacrifice d’une pareille somme.
— Ah ! s’écriait-elle vous avez beau les haïr, vous appartenez bien à la même espèce.
Elle partait au galop et je la suivais de loin. J’étais jugé, j’étais perdu. Ce goût maniaque de l’argent, de quoi ne m’aura-t-il frustré ! J’aurais pu trouver en Marinette une petite sœur, une amie… Et vous voudriez que je vous sacrifie ce à quoi j’ai tout sacrifié ? Non, non, mon argent m’a coûté trop cher pour que je vous en abandonne un centime avant le dernier hoquet.
Et pourtant, vous ne vous lassez pas. Je me demande si la femme d’Hubert, dont j’ai subi la visite dimanche, était déléguée par vous, ou si elle est venue de son propre mouvement. Cette pauvre Olympe ! (Pourquoi Phili l’a-t-il surnommée Olympe ? Mais nous avons oublié son vrai prénom…) Je croirais plutôt qu’elle ne vous a rien dit de sa démarche. Vous ne l’avez pas adoptée, ce n’est pas une femme de la famille. Cette personne indifférente à tout ce qui ne constitue pas son étroit univers, à tout ce qui ne la touche pas directement, ne connaît aucune des lois de la « gens » ; elle ignore que je suis l’ennemi. Ce n’est pas de sa part bienveillance ou sympathie naturelle : elle ne pense jamais aux autres, fût-ce pour les haïr. « Il est toujours très convenable avec moi », proteste Olympe quand on prononce mon nom devant elle. Elle ne sent pas mon âpreté. Et comme il m’arrive, par esprit de contradiction, de la défendre contre vous tous, elle se persuade qu’elle m’attire.
À travers ses propos confus, j’ai discerné qu’Hubert avait enrayé à temps, mais que tout son avoir personnel et la dot de sa femme avaient été engagés pour sauver la charge. « Il dit qu’il retrouvera forcément son argent, mais il aurait besoin d’une avance… Il appelle ça une avance d’hoirie… »
Je hochais la tête, j’approuvais, je feignais d’être à mille lieues de comprendre ce qu’elle voulait. Comme j’ai l’air innocent, à ces moments-là !
Si la pauvre Olympe savait ce que j’ai sacrifié à l’argent lorsque je détenais encore un peu de jeunesse ! Dans ces matinées de ma trente-cinquième année, nous revenions, ta sœur et moi, au pas de nos chevaux, sur la route déjà chaude entre les vignes sulfatées. À cette jeune femme moqueuse, je parlais des millions qu’il ne fallait pas perdre. Lorsque j’échappais à la hantise de ces millions menacés, elle riait de moi avec une gentillesse dédaigneuse. En voulant me défendre, je m’enferrais davantage :
« C’est dans votre intérêt que j’insiste, Marinette. Croyez-vous que je sois un homme que l’avenir de ses enfants obsède ? Isa, elle, ne veut pas que votre fortune leur passe sous le nez. Mais moi… »
Elle riait, et serrant un peu les dents, me glissait : « C’est vrai que vous êtes assez horrible. »
Je protestais que je ne pensais qu’à son bonheur. Elle secouait la tête avec dégoût. Au fond, sans qu’elle l’avouât c’était la maternité, plus que le mariage, qui lui faisait envie.
Bien qu’elle me méprisât, lorsque après le déjeuner, en dépit de la chaleur, je quittais la maison obscure et glaciale où la famille somnolait, répandue sur les divans de cuir et sur les chaises de paille, lorsque j’entr’ouvrais les volets pleins de la porte-fenêtre et me glissais dans l’azur en feu, je n’avais pas besoin de me retourner, je savais qu’elle allait venir aussi ; j’entendais son pas sur le gravier. Elle marchait mal, tordait ses hauts talons sur la terre durcie. Nous nous accoudions au parapet de la terrasse. Elle jouait à tenir le plus longtemps possible, sur la pierre brûlante, son bras nu.
La plaine, à nos pieds, se livrait au soleil dans un silence aussi profond que lorsqu’elle s’endort dans le clair de lune. Les landes formaient à l’horizon un immense arc noir où le ciel métallique pesait. Pas un homme, pas une bête ne sortirait avant la quatrième heure. Des mouches vibraient sur place, non moins immobiles que cette unique fumée dans la plaine, que ne défaisait aucun souffle.
Je savais que cette femme, qui était là, debout, ne pouvait pas m’aimer, qu’il n’y avait rien en moi qui ne lui fût odieux. Mais nous respirions seuls, dans cette propriété perdue, au milieu d’une torpeur infranchissable. Ce jeune être souffrant, étroitement surveillé par une famille, cherchait mon regard aussi inconsciemment qu’un héliotrope se tourne vers le soleil. Pourtant, à la moindre parole trouble, je n’aurais reçu d’autre réponse qu’une moquerie. Je sentais bien qu’elle eût repoussé avec dégoût le plus timide geste. Ainsi demeurions-nous l’un près de l’autre, au bord de cette cuve immense où la vendange future fermentait dans le sommeil des feuilles bleuies.
Et toi, Isa, que pensais-tu de ces sorties du matin et de ces colloques, à l’heure où le reste du monde s’assoupit ? Je le sais, parce qu’un jour, je l’ai entendu. Oui, à travers les volets fermés du salon, je t’ai entendue dire à ta mère, en séjour à Calèse (et venue sans doute pour renforcer la surveillance autour de Marinette) :
— Il a une mauvaise influence sur elle, au point de vue des idées… mais pour le reste, il l’occupe, et c’est sans inconvénient.
— Oui, il l’occupe ; c’est l’essentiel, répondit ta mère. Vous vous réjouissiez de ce que j’occupais Marinette :
« Mais à la rentrée, répétiez-vous, il faudra trouver autre chose. » Quelque mépris que je t’aie inspiré, Isa, je t’ai méprisée plus encore pour des paroles comme celles-là. Sans doute n’imaginais-tu pas qu’il pût y avoir le moindre péril. Les femmes ne se souviennent pas de ce qu’elles n’éprouvent plus.
Après le déjeuner, au bord de la plaine, il est vrai que rien ne pouvait arriver ; car pour vide que fût le monde, nous étions tous deux comme sur le devant d’une scène. N’y aurait-il eu qu’un paysan qui ne s’abandonnât pas à la sieste, il aurait vu, aussi immobiles que les tilleuls, cet homme et cette femme debout face à la terre incandescente, et qui n’eussent pu faire le moindre geste sans se toucher.
Mais nos promenades nocturnes n’étaient pas moins innocentes. Je me souviens d’un soir d’août. Le dîner avait été orageux à cause de Dreyfus. Marinette, qui représentait avec moi le parti de la révision, me dépassait maintenant dans l’art de débusquer l’abbé Ardouin, de l’obliger à prendre parti. Comme tu avais parlé avec exaltation d’un article de Drumont, Marinette, avec sa voix d’enfant du catéchisme, demanda :
— Monsieur l’abbé, est-il permis de haïr les Juifs ?
Ce soir-là, pour notre plus grande joie, il n’avait pas eu recours à de vagues défaites. Il parla de la grandeur du peuple élu, de son rôle auguste de témoin, de sa conversion prédite, annonciatrice de la fin des temps. Et comme Hubert avait protesté qu’il fallait haïr les bourreaux de Notre-Seigneur, l’abbé répondit que chacun de nous avait le droit de haïr un seul bourreau du Christ : « Nous-mêmes, et pas un autre… »
Déconcertée, tu repartis qu’avec ces belles théories, il ne restait plus qu’à livrer la France à l’étranger. Heureusement pour l’abbé, tu en vins à Jeanne d’Arc, qui vous réconcilia. Sur le perron, un enfant s’écriait :
— Oh ! le beau clair de lune !
J’allai à la terrasse. Je savais que Marinette me suivrait. Et en effet, j’entendis sa voix essoufflée : « Attendez-moi… » Elle avait mis autour de son cou un « boa ».
La pleine lune se levait à l’est. La jeune femme admirait les longues ombres obliques des charmes sur l’herbe. Les maisons de paysans recevaient la clarté sur leurs faces closes. Des chiens aboyaient. Elle me demanda si c’était la lune qui rendait les arbres immobiles. Elle me dit que tout était créé, dans une nuit pareille, pour le tourment des isolés. « Un décor vide ! » disait-elle. Combien de visages joints, à cette heure, d’épaules rapprochées ! Quelle complicité ! Je voyais nettement une larme au bord de ses cils. Dans l’immobilité du monde, il n’y avait de vivant que son souffle. Elle était toujours un peu haletante… Que reste-t-il de toi, ce soir, Marinette, morte en 1900 ? Que reste-t-il d’un corps enseveli depuis trente années ? Je me souviens de ton odeur nocturne. Pour croire à la résurrection de la chair, peut-être faut-il avoir vaincu la chair. La punition de ceux qui en ont abusé est de ne pouvoir plus même imaginer qu’elle ressuscitera.
Je pris sa main comme j’aurais fait à un enfant malheureux ; et comme une enfant elle appuya sa tête contre mon épaule. Je la recevais parce que j’étais là ; l’argile reçoit une pêche qui se détache. La plupart des êtres humains ne se choisissent guère plus que les arbres qui ont poussé côte à côte et dont les branches se confondent par leur seule croissance.
Mais mon infamie, à cette minute, ce fut de penser à toi, Isa, de rêver d’une vengeance possible : me servir de Marinette pour te faire souffrir. Aussi brièvement que l’idée en ait occupé mon esprit, il est pourtant vrai que j’ai conçu ce crime. Nous fîmes quelques pas incertains hors de la zone du clair de lune, vers le bosquet de grenadiers et de seringas. Le destin voulut que j’entendisse alors un bruit de pas dans l’allée des vignes, — cette allée que suivait, chaque matin, l’abbé Ardouin pour se rendre à la messe. C’était lui sans doute… Je pensais à cette parole qu’il m’avait adressée un soir : « Vous êtes très bon… » S’il avait pu lire dans mon cœur à cette minute ! La honte que j’en éprouvai me sauva peut-être.
Je ramenai Marinette dans la lumière, la fis s’asseoir sur le banc. Je lui essuyai les yeux avec mon mouchoir. Je lui disais ce que j’aurais dit à Marie si elle était tombée et si je l’avais relevée, dans l’allée des tilleuls. Je feignais de ne m’être pas aperçu de ce qu’il pouvait y avoir eu de trouble dans son abandon et dans ses larmes.
Le lendemain matin, elle ne monta pas à cheval. Je me rendis à Bordeaux (j’y allais passer deux jours chaque semaine, malgré les vacances du Palais, afin de ne pas interrompre mes consultations).
Lorsque je repris le train pour rentrer à Calèse, le Sud-express était en gare et mon étonnement fut vif d’apercevoir, derrière les glaces du wagon sur lequel était écrit Biarritz, Marinette, sans voile, vêtue d’un tailleur gris. Je me souvins qu’une amie la pressait depuis longtemps de venir la rejoindre à Saint-Jean-de-Luz. Elle regardait un journal illustré et ne vit pas mes signes. Le soir, lorsque je te fis mon rapport, tu prêtas peu d’attention à ce que tu ne croyais être qu’une courte fugue. Tu me dis que Marinette avait reçu, peu après mon départ, un télégramme de son amie. Tu semblais surprise que je ne fusse pas au courant. Peut-être nous avais-tu soupçonnés d’une rencontre clandestine à Bordeaux. La petite Marie, d’ailleurs, était couchée avec la fièvre ; elle souffrait, depuis plusieurs jours, d’un dévoiement qui t’inquiétait. C’est une justice à te rendre, lorsqu’un de tes enfants était malade, rien ne comptait plus.
Je voudrais passer vite sur ce qui a suivi. Après plus de trente années, je ne saurais, sans un immense effort, y arrêter ma pensée. Je sais ce dont tu m’as accusé. Tu as osé me déclarer en face que je n’avais pas voulu de consultation. Sans aucun doute, si nous avions fait venir le professeur Arnozan, il aurait reconnu un état typhique dans cette prétendue grippe. Mais rappelle tes souvenirs. Une seule fois, tu m’as dit : « Si nous appelions Arnozan ? » Je t’ai répondu : « Le Dr Aubrou assure qu’il soigne plus de vingt cas de la même grippe dans le village… » Tu n’as pas insisté. Tu prétends m’avoir supplié, le lendemain encore, de télégraphier à Arnozan. Je m’en souviendrais si tu l’avais fait. Il est vrai que j’ai tellement remâché ces souvenirs, pendant des jours et des nuits, que je ne m’y retrouve plus. Mettons que je sois avare… mais pas au point de lésiner quand il s’agissait de la santé de Marie. C’était d’autant moins vraisemblable que le professeur Arnozan travaillait pour l’amour de Dieu et des hommes : si je ne l’ai pas appelé, c’est que nous demeurions persuadés qu’il s’agissait d’une simple grippe « qui s’était portée sur l’intestin ». Cet Aubrou faisait manger Marie pour qu’elle ne s’affaiblît pas. C’est lui qui l’a tuée, ce n’est pas moi. Non, nous étions d’accord, tu n’as pas insisté pour faire venir Arnozan, menteuse. Je ne suis pas responsable de la mort de Marie. C’est horrible que de m’en avoir accusé ; et tu le crois ! et tu l’as toujours cru !
Cet été implacable ! le délire de cet été, la férocité des cigales… Nous ne pouvions pas arriver à nous procurer de la glace. J’essuyais, pendant des après-midi sans fin, sa petite figure suante qui attirait les mouches. Arnozan est venu trop tard. On a changé le régime alors qu’elle était cent fois perdue. Elle délirait, peut-être, quand elle répétait : « Pour papa ! pour papa ! » Tu te rappelles de quel accent elle criait : « Mon Dieu, je ne suis qu’une enfant… » et elle se reprenait : « Non, je peux encore souffrir. » L’abbé Ardouin lui faisait boire de l’eau de Lourdes. Nos têtes se rapprochaient au-dessus de ce corps exténué, nos mains se touchaient. Quand ce fut fini, tu m’as cru insensible.
Veux-tu savoir ce qui se passait en moi ? C’est une chose étrange que toi, la chrétienne, tu n’aies pu te détacher du cadavre. On te suppliait de manger, on te répétait que tu avais besoin de toutes tes forces. Mais il aurait fallu t’entraîner hors de la chambre par violence. Tu demeurais assise tout contre le lit, tu touchais le front, les joues froides d’un geste tâtonnant. Tu posais tes lèvres sur les cheveux encore vivants ; et parfois tu tombais à genoux, non pour prier, mais pour appuyer ton front contre les dures petites mains glacées.
L’abbé Ardouin te relevait, te parlait de ces enfants à qui il faut ressembler pour entrer dans le royaume du Père : « Elle est vivante, elle vous voit, elle vous attend. » Tu hochais la tête ; ces mots n’atteignaient même pas ton cerveau ; ta foi ne te servait à rien. Tu ne pensais qu’à cette chair de ta chair qui allait être ensevelie et qui était au moment de pourrir ; tandis que moi, l’incrédule, j’éprouvais devant ce qui restait de Marie, tout ce que signifie le mot « dépouille ». J’avais le sentiment irrésistible d’un départ, d’une absence. Elle n’était plus là ; ce n’était plus elle. « Vous cherchez Marie ? elle n’est plus ici… »
Plus tard, tu m’as accusé d’oublier vite. Je sais pourtant ce qui s’est rompu en moi lorsque je l’ai embrassée, une dernière fois, dans son cercueil. Mais ce n’était plus elle. Tu m’as méprisé de ce que je ne t’accompagnais pas au cimetière, presque chaque jour. « Il n’y met jamais les pieds, répétais-tu. Et pourtant Marie était la seule qu’il parût aimer un peu… Il n’a pas de cœur. »
Marinette revint pour l’enterrement, mais repartit trois jours après. La douleur t’aveuglait, tu ne voyais pas la menace qui, de ce côté-là, se dessinait. Et même tu avais l’air d’être soulagée par le départ de ta sœur. Nous apprîmes, deux mois plus tard, ses fiançailles avec cet homme de lettres, ce journaliste rencontré à Biarritz. Il n’était plus temps de parer le coup. Tu fus implacable — comme si une haine refoulée éclatait soudain contre Marinette ; tu n’as pas voulu connaître cet « individu » — un homme ordinaire, pareil à beaucoup d’autres ; son seul crime était de frustrer nos enfants d’une fortune dont il n’avait d’ailleurs pas le bénéfice, puisque les neveux Philipot en recevaient la plus grande part.
Mais tu ne raisonnes jamais ; tu n’as pas éprouvé l’ombre d’un scrupule ; je n’ai connu personne qui fût plus que toi sereinement injuste. Dieu sait de quelles peccadilles tu te confessais ! et il n’est pas une seule des Béatitudes dont tu n’aies passé ta vie à prendre le contrepied. Il ne te coûte rien d’accumuler de fausses raisons pour rejeter les objets de ta haine. À propos du mari de ta sœur, que tu n’avais jamais vu et dont tu ne connaissais rien : « Elle a été, à Biarritz, la victime d’un aigrefin, d’une espèce de rat d’hôtel… » disais-tu.
Quand la pauvre petite est morte en couches (ah ! je ne voudrais pas te juger aussi durement que tu m’as jugé moi-même à propos de Marie !) ce n’est pas assez de dire que tu n’as guère manifesté de chagrin. Les événements t’avaient donné raison ; ça ne pouvait pas finir autrement ; elle était allée à sa perte ; tu n’avais rien à te reprocher ; tu avais fait tout ton devoir ; la malheureuse savait bien que sa famille lui demeurait toujours ouverte, qu’on l’attendait, qu’elle n’avait qu’un signe à faire. Du moins tu pouvais te rendre justice : tu n’avais pas été complice. Il t’en avait coûté de demeurer ferme : « mais il y a des occasions où il faut savoir se marcher sur le cœur. »
Non, je ne t’accablerai pas. Je reconnais que tu as été bonne pour le fils de Marinette, pour le petit Luc, lorsque ta mère n’a plus été là qui, jusqu’à sa mort, s’était occupée de lui. Tu t’en chargeais pendant les vacances ; tu allais le voir, une fois chaque hiver, dans ce collège aux environs de Bayonne : « Tu faisais ton devoir, puisque le père ne faisait pas le sien… »
Je ne t’ai jamais dit comment je l’ai connu, le père de Luc, à Bordeaux, en septembre 1914. Je cherchais à me procurer un coffre dans une banque ; les Parisiens en fuite les avaient tous pris. Enfin le directeur du Crédit Lyonnais m’avertit qu’un de ses clients regagnait Paris et consentirait peut-être à me céder le sien. Quand il me le nomma, je vis qu’il s’agissait du père de Luc. Ah ! non, ce n’était pas le monstre que tu imaginais. Je cherchai en vain, dans cet homme de trente-huit ans, étique, hagard, rongé par la terreur des conseils de révision, celui que quatorze ans plus tôt, j’avais entrevu à l’enterrement de Marinette et avec qui j’avais eu une conversation d’affaires. Il me parla à cœur ouvert. Il vivait maritalement auprès d’une femme dont il voulait épargner le contact à Luc. C’était dans l’intérêt du petit qu’il l’avait abandonné à sa grand-mère Fondaudège… Ma pauvre Isa, si vous aviez su, toi et les enfants, ce que j’ai offert à cet homme, ce jour-là ! Je peux bien te le dire maintenant. Il aurait gardé le coffre à son nom ; j’aurais eu sa procuration. Toute ma fortune mobilière aurait été là, avec un papier attestant qu’elle appartenait à Luc. Tant-que j’aurais vécu, son père n’aurait pas touché au coffre. Mais après ma mort, il en aurait pris possession et vous ne vous seriez douté de rien…
Évidemment je me livrais à cet homme, moi et ma fortune. Faut-il que je vous ai haïs à ce moment-là ! Eh bien, il n’a pas voulu marcher. Il n’a pas osé. Il a parlé de son honneur.
Comment ai-je été capable de cette folie ? À cette époque les enfants approchaient de la trentaine, ils étaient mariés, définitivement de ton côté, tournés contre moi en toute occasion. Vous agissiez en secret ; j’étais l’ennemi. Dieu sait qu’avec eux, avec Geneviève surtout, tu ne t’entendais guère. Tu lui reprochais de te laisser toujours seule, de ne te demander conseil sur rien, mais contre moi le front se rétablissait. Tout se passait d’ailleurs en sourdine, sauf dans les occasions solennelles : c’est ainsi qu’il y eut des batailles terribles au moment du mariage des enfants. Je ne voulais pas donner de dot, mais une rente. Je refusais de faire connaître aux familles intéressées l’état de ma fortune. J’ai tenu bon, j’ai été le plus fort, la haine me soutenait, — la haine mais aussi l’amour, l’amour que j’avais pour le petit Luc. Les familles ont passé outre, tout de même, parce qu’elles ne doutaient pas que le magot ne fût énorme.
Mais mon silence vous inquiétait. Vous cherchiez à savoir. Geneviève me prenait parfois par la tendresse : pauvre lourdaude que j’entendais venir de loin avec ses gros sabots ! Souvent, je lui disais : « À ma mort, vous me bénirez », rien que pour le plaisir de voir ses yeux briller de convoitise. Elle te répétait ces paroles merveilleuses. Toute la famille entrait en transe. Pendant ce temps je cherchais le moyen de ne vous laisser que ce qu’il était impossible de cacher. Je ne pensais qu’au petit Luc. J’ai même eu l’idée d’hypothéquer les terres…
Eh bien, malgré tout, il m’est arrivé une fois de me laisser prendre à vos simagrées : l’année qui suivit la mort de Marie. J’étais tombé malade. Certains symptômes rappelaient ceux du mal qui avait emporté notre petite fille. Je déteste qu’on me soigne, j’ai horreur des médecins et des remèdes. Tu n’eus de cesse que je ne me fusse résigné à garder le lit et à faire venir Arnozan.
Tu me soignais avec dévouement, cela va sans dire, mais même avec inquiétude, et parfois, quand tu m’interrogeais sur ce que j’éprouvais, il me semblait discerner, dans ta voix, de l’angoisse. Tu avais, en me tâtant le front, le même geste que pour les petits. Tu voulus coucher dans ma chambre. Si la nuit je m’agitais, tu te levais et m’aidais à boire. « Elle tient à moi, me disais-je, qui l’aurait cru… ? À cause de ce que je gagne peut-être ? » Mais non, tu n’aimes pas l’argent pour lui-même… À moins que ce ne fût parce que la position des enfants serait, par ma mort, diminuée ? Voilà qui offrait plus de vraisemblance. Mais ce n’était pas encore cela.
Après qu’Arnozan m’eut examiné, tu lui parlas sur le perron, avec ces éclats de voix qui, si souvent, t’ont trahie : « Dites bien à tout le monde, docteur, que Marie est morte de la typhoïde. À cause de mes deux pauvres frères, on fait courir le bruit que c’est la phtisie qui l’a emportée. Les gens sont méchants, ils n’en veulent pas démordre. Je tremble que cela ne porte le plus grand tort à Hubert et à Geneviève. Si mon mari avait été gravement malade, cela aurait donné du corps à tous ces potins. Il m’a fait bien peur pendant quelques jours ; je pensais à mes pauvres petits. Vous savez qu’il a eu, lui aussi, un poumon atteint avant son mariage. Ça s’est su ; tout se sait ; les gens aiment tellement ça ! Même s’il était mort d’une maladie infectieuse, le monde n’aurait pas voulu le croire, pas plus qu’il ne l’a cru pour Marie. Et mes pauvres petits en eussent fait encore les frais. J’enrageais quand je le voyais se soigner si mal. Il refusait de se mettre au lit ! Comme si c’était de lui seul qu’il s’agissait ! Mais il ne pense jamais aux autres, pas même à ses enfants… Non, non, docteur, un homme comme vous ne peut pas croire qu’il existe des hommes comme lui. Vous êtes pareil à l’abbé Ardouin, vous ne croyez pas au mal. »
Je riais tout seul, dans mon lit, et quand tu es rentrée, tu m’en as demandé la raison. Je t’ai répondu par ces mots, d’un usage courant entre nous : « Pour rien. » — Pourquoi ris-tu ? — Pour rien. — À quoi penses-tu ? — À rien.
Je reprends ce cahier après une crise qui m’a tenu près d’un mois sous votre coupe. Dès que la maladie me désarme, le cercle de famille se resserre autour de mon lit. Vous êtes là, vous m’observez.
L’autre dimanche, Phili est venu pour me tenir compagnie. Il faisait chaud : je répondais par monosyllabes ; j’ai perdu les idées… Pendant combien de temps ? Je ne saurais le dire. Le bruit de sa voix m’a réveillé. Je le voyais dans la pénombre, les oreilles droites. Ses yeux de jeune loup luisaient. Il portait au poignet, au-dessus du bracelet-montre, une chaîne d’or. Sa chemise était entr’ouverte sur une poitrine d’enfant. De nouveau, je me suis assoupi. Le craquement de ses souliers m’a réveillé, mais je l’observais à travers les cils. Il tâtait de la main mon veston, à l’endroit de la poche intérieure qui contient mon portefeuille. Malgré de fous battements de cœur, je m’obligeai à demeurer immobile. S’était-il méfié ? Il est revenu à sa place.
J’ai fait semblant de me réveiller ; je lui ai demandé si j’avais dormi longtemps :
— Quelques minutes à peine, grand-père.
J’ai éprouvé cette terreur des vieillards isolés qu’un jeune homme épie. Suis-je fou ? Il me semble que celui-là serait capable de me tuer. Hubert a reconnu, un jour, que Phili était capable de tout.
Isa, vois comme j’ai été malheureux. Il sera trop tard, quand tu liras ceci, pour me montrer de la pitié. Mais il m’est doux d’espérer que tu en éprouveras un peu. Je ne crois pas à ton enfer éternel, mais je sais ce que c’est que d’être un damné sur la terre, un réprouvé, un homme qui, où qu’il aille, fait fausse route ; un homme dont la route a toujours été fausse ; quelqu’un qui ne sait pas vivre, non pas comme l’entendent les gens du monde : quelqu’un qui manque de savoir-vivre, au sens absolu. Isa, je souffre. Le vent du sud brûle l’atmosphère. J’ai soif, et je n’ai que l’eau tiède du cabinet de toilette. Des millions, mais pas un verre d’eau fraîche.
Si je supporte la présence, terrifiante pour moi, de Phili, c’est peut-être qu’il me rappelle un autre enfant, celui qui aurait dépassé la trentaine aujourd’hui, ce petit Luc, notre neveu. Je n’ai jamais nié ta vertu ; cet enfant t’a donné l’occasion de l’exercer. Tu ne l’aimais pas : il n’avait rien des Fondaudège, ce fils de Marinette, ce garçon aux yeux de jais, aux cheveux plantés bas et ramenés sur les tempes comme des « rouflaquettes », disait Hubert. Il travaillait mal, à ce collège de Bayonne où il était pensionnaire. Mais cela, disais-tu, ne te concernait pas. C’était bien assez que de te charger de lui pendant les vacances.
Non, ce n’était pas les livres qui l’intéressaient. Dans ce pays sans gibier, il trouvait le moyen d’abattre, presque chaque jour, sa proie. Le lièvre, l’unique lièvre de chaque année, qui gîtait dans les règes, il finissait toujours par nous l’apporter : je vois encore son geste joyeux, dans la grande allée des vignes, son poing serré tenant les oreilles de la bête au museau sanglant. À l’aube, je l’entendais partir. J’ouvrais ma fenêtre ; et sa voix fraîche me criait dans le brouillard : « Je vais lever mes lignes de fond. »
Il me regardait en face, il soutenait mon regard, il n’avait pas peur de moi ; l’idée même ne lui en serait pas venue.
Si, après quelques jours d’absence, je survenais sans avoir averti et que je reniflais, dans la maison, une odeur de cigare, si je surprenais le salon sans tapis, et tous les signes d’une fête interrompue (dès que j’avais tourné les talons, Geneviève et Hubert invitaient des amis, organisaient des « descentes », malgré mon interdiction formelle ; et tu étais complice de leur désobéissance « parce que, disais-tu, il faut bien rendre ses politesses… ») dans ces cas-là, c’était toujours Luc qu’on envoyait vers moi, pour me désarmer. Il trouvait comique la terreur que j’inspirais : « Je suis entré au salon pendant qu’ils étaient en train de tourner et j’ai crié : “Voilà l’oncle ! il arrive par le raccourci…” Si tu les avais vus tous détaler ! Tante Isa et Geneviève transportaient les sandwiches dans l’office. Quelle pagaïe ! »
Le seul être au monde, ce petit garçon, pour lequel je ne fusse pas un épouvantail. Quelquefois, je descendais avec lui jusqu’à la rivière lorsqu’il péchait à la ligne. Cet être toujours courant et bondissant pouvait demeurer, des heures, immobile, attentif, changé en saule, — et son bras avait des mouvements aussi lents et silencieux que ceux d’une branche. Geneviève avait raison de dire que ce ne serait pas un « littéraire ». Il ne se dérangeait jamais pour voir le clair de lune sur la terrasse. Il n’avait pas le sentiment de la nature parce qu’il était la nature même, confondu en elle, une de ses forces, une source vive entre les sources.
Je pensais à tous les éléments dramatiques de cette jeune vie : sa mère morte, ce père dont il ne fallait pas parler chez nous, l’internat, l’abandon. Il m’en aurait fallu bien moins pour que je déborde d’amertume et de haine. Mais la joie jaillissait de lui. Tout le monde l’aimait. Que cela me paraissait étrange, à moi que tout le monde haïssait ! Tout le monde l’aimait, même moi. Il souriait à tout le monde, et aussi à moi ; mais pas plus qu’aux autres.
Chez cet être tout instinct, ce qui me frappa davantage, à mesure qu’il grandissait, ce fut sa pureté, cette ignorance du mal, cette indifférence. Nos enfants étaient de bons enfants, je le veux bien. Hubert a eu une jeunesse modèle, comme tu dis. De ce côté-là, je reconnais que ton éducation a porté ses fruits. Si Luc avait eu le temps de devenir un homme, eût-il été de tout repos ? La pureté, chez lui, ne semblait acquise ni consciente : c’était la limpidité de l’eau dans les cailloux. Elle brillait sur lui, comme la rosée dans l’herbe. Si je m’y arrête, c’est qu’elle eut en moi un retentissement profond. Tes principes étalés, tes allusions, tes airs dégoûtés, ta bouche pincée n’auraient pu me donner le sens du mal, qui m’a été rendu, à mon insu, par cet enfant ; je ne m’en suis avisé que longtemps après. Si l’humanité porte au flanc, comme tu l’imagines, une blessure originelle, aucun œil humain ne l’aurait discernée chez Luc : il sortait des mains du potier, intact et d’une parfaite grâce. Mais moi, je sentais auprès de lui ma difformité.
Puis-je dire que je l’ai chéri comme un fils ? Non, car ce que j’aimais en lui, c’était de ne m’y pas retrouver. Je sais très bien ce qu’Hubert et Geneviève ont reçu de moi : leur âpreté, cette primauté, dans leur vie, des biens temporels, cette puissance de mépris (Geneviève traite Alfred, son mari, avec une implacabilité qui porte ma marque). Dans Luc, j’étais sûr de ne pas me cogner à moi-même.
Durant l’année, je ne pensais guère à lui. Son père le prenait pendant les fêtes du jour de l’An et de Pâques, et les grandes vacances nous le ramenaient. Il quittait le pays, en octobre, avec les autres oiseaux.
Était-il pieux ? Tu disais de lui : « Même sur une petite brute comme Luc, on retrouve l’influence des Pères. Il ne manque jamais sa communion du dimanche… Ah ! par exemple, son action de grâces est vite expédiée. Enfin, il n’est exigé de chacun que ce qu’il peut donner. » Il ne me parlait jamais de ces choses ; il n’y faisait aucune allusion. Ses propos touchaient tous à ce qu’il y a de plus concret. Parfois, quand il tirait de sa poche un couteau, un flotteur, un sifflet pour appeler les alouettes, son petit chapelet noir tombait dans l’herbe, qu’il ramassait prestement. Peut-être, le dimanche matin, semblait-il un peu plus tranquille que les autres jours, moins léger, moins impondérable et comme chargé d’une substance inconnue.
Entre tous les liens qui m’attachaient à Luc, il en est un qui t’étonnera peut-être : il m’arriva plus d’une fois, ces dimanches-là, de reconnaître dans ce jeune faon qui ne bondissait plus, le frère de la petite fille endormie douze années plus tôt, de notre Marie, si différente de lui pourtant, qui ne pouvait souffrir qu’on écrasât un insecte et dont le plaisir était de tapisser de mousse le creux d’un arbre et d’y placer une statue de la Vierge, tu te souviens ? Eh bien, dans le fils de Marinette, dans celui que tu appelais la petite brute, c’était notre Marie qui revivait pour moi, ou plutôt, la même source, qui avait jailli en elle et qui était rentrée sous terre en même temps qu’elle, de nouveau sourdait à mes pieds.
Aux premiers jours de la guerre, Luc approchait de ses quinze ans. Hubert était mobilisé dans les services auxiliaires. Les conseils de révision, qu’il subissait avec philosophie, te donnaient de l’angoisse. Sur sa poitrine étroite qui fut, pendant des années, ton cauchemar, reposait maintenant ton espérance. Lorsque la monotonie des bureaux, et aussi quelques camouflets, lui inspirèrent le vif désir de s’engager, et qu’il eut fait de vaines démarches dans ce sens, tu en arrivas à parler ouvertement de ce que tu avais mis tant de soin à dissimuler : « Avec son atavisme… » répétais-tu.
Ma pauvre Isa, ne crains pas que je te jette la pierre. Je ne t’ai jamais intéressée, tu ne m’as jamais observé ; mais, durant cette période, moins qu’à aucune autre époque. Tu n’as jamais pressenti cette montée d’angoisse en moi, à mesure que les campagnes d’hiver se succédaient. Le père de Luc étant mobilisé dans un ministère, nous avions le petit avec nous, non seulement durant les grandes vacances, mais au jour de l’An et à Pâques. La guerre l’enthousiasmait. Il avait peur qu’elle finît avant qu’il eût atteint ses dix-huit ans. Lui qui, autrefois, n’ouvrait jamais un livre, il dévorait les ouvrages spéciaux, étudiait les cartes. Il développait son corps avec méthode. À seize ans, c’était déjà un homme, — un homme dur. En voilà un qui ne s’attendrissait pas sur les blessés ni sur les morts ! Des récits les plus noirs que je lui faisais lire touchant la vie aux tranchées, il tirait l’image d’un sport terrible et magnifique auquel on n’aurait pas toujours le droit de jouer : il fallait se hâter. Ah ! qu’il avait peur d’arriver trop tard ! Il avait déjà dans sa poche l’autorisation de son imbécile de père. Et moi, à mesure que se rapprochait le fatal anniversaire de janvier 18, je suivais en frémissant la carrière du vieux Clemenceau, je la surveillais, pareil à ces parents de prisonniers qui guettaient la chute de Robespierre, et qui espéraient que le tyran tomberait avant que leur fils passât en jugement.
Quand Luc fut au camp de Souges, pendant sa période d’instruction et d’entraînement, tu lui envoyais des lainages, des chatteries, mais tu avais des mots qui éveillaient en moi l’instinct du meurtre, ma pauvre Isa, quand tu disais : « Ce pauvre petit, ce serait bien triste, évidemment… mais lui, du moins, ne laisserait personne derrière lui… » Je reconnais qu’il n’y avait rien de scandaleux dans ces paroles.
Un jour, je compris qu’il n’y avait plus à espérer que la guerre finît avant le départ de Luc. Lorsque le front fut crevé au Chemin des Dames, il vint nous faire ses adieux, quinze jours plus tôt qu’il n’était prévu. Tant pis ! J’aurai le courage de rappeler ici un souvenir horrible, qui me réveille encore, la nuit, qui me fait crier. Ce jour-là, j’allai chercher dans mon cabinet une ceinture de cuir, commandée au bourrelier, d’après un modèle que je lui avais moi-même fourni. Je grimpai sur un escabeau et j’essayai d’attirer à moi la tête en plâtre de Démosthène qui surmonte ma bibliothèque. Impossible de la remuer. Elle était pleine de louis que j’y dissimulais depuis la mobilisation. Je plongeai ma main dans cet or qui était ce à quoi je tenais le plus au monde et j’en bourrai la ceinture de cuir. Quand je descendis de l’escabeau, ce boa engourdi, gorgé de métal, s’enroulait autour de mon cou, écrasait ma nuque.
Je le tendis d’un geste timide à Luc. Il ne comprit pas d’abord ce que je lui offrais.
— Que veux-tu que je fasse de ça, mon oncle ?
— Ça peut te servir dans les cantonnements, et si tu es prisonnier… et dans bien d’autres circonstances : on peut tout avec ça.
— Oh ! dit-il en riant, j’ai bien assez de mon barda… comment as-tu pu croire que je m’encombrerais de toute cette monnaie ? À la première montée en ligne, je serais obligé de la laisser dans les feuillées…
— Mais, mon petit, au début de la guerre, tous ceux qui en avaient emportaient de l’or.
— Parce qu’ils ne savaient pas ce qui les attendait, mon oncle.
Il était debout au milieu de la pièce. Il avait jeté sur le divan la ceinture d’or. Ce garçon vigoureux, comme il paraissait frêle dans son uniforme trop grand pour lui ! Du col béant, émergeait son cou d’enfant de troupe. Les cheveux ras enlevaient à sa figure tout caractère particulier. Il était préparé pour la mort, il était « paré », pareil aux autres, indistinct, déjà anonyme, déjà disparu. Un instant son regard se fixa sur la ceinture, puis il le leva vers moi avec une expression de moquerie et de mépris. Il m’embrassa, pourtant. Nous descendîmes avec lui jusqu’à la porte de la rue. Il se retourna pour me crier « de rapporter tout ça à la Banque de France ». Je ne voyais plus rien. J’entendis que tu lui disais en riant :
— Ça, n’y compte pas trop ! c’est beaucoup lui demander !
La porte refermée, comme je demeurais immobile dans le vestibule, tu me dis :
— Avoue que tu savais qu’il n’accepterait pas ton or. C’était un geste de tout repos.
Je me rappelai que la ceinture était restée sur le divan. Un domestique aurait pu l’y découvrir, on ne sait jamais. Je remontai en hâte, la chargeai de nouveau sur mes épaules, pour en vider le contenu dans la tête de Démosthène.
Je m’aperçus à peine de la mort de ma mère qui survint peu de jours après : elle était inconsciente depuis des années et ne vivait plus avec nous. C’est maintenant que je pense à elle, chaque jour, à la mère de mon enfance et de ma jeunesse : l’image de ce qu’elle était devenue s’est effacée. Moi qui déteste les cimetières, je vais quelquefois sur sa tombe. Je n’y apporte pas de fleurs depuis que je me suis aperçu qu’on les vole. Les pauvres viennent chiper les roses des riches pour le compte de leurs morts. Il faudrait faire la dépense d’une grille ; mais tout est si cher maintenant. Luc, lui, n’a pas eu de tombe. Il a disparu ; c’est un disparu. Je garde dans mon portefeuille la seule carte qu’il ait eu le temps de m’adresser : « Tout va bien, ai reçu envoi. Tendresses. » Il y a écrit : tendresses. J’ai tout de même obtenu ce mot de mon pauvre enfant.
Cette nuit, une suffocation m’a réveillé. J’ai dû me lever, me traîner jusqu’à mon fauteuil et, dans le tumulte d’un vent furieux, j’ai relu ces dernières pages, stupéfait par ces bas-fonds en moi qu’elles éclairent. Avant d’écrire, je me suis accoudé à la fenêtre. Le vent était tombé. Calèse dormait dans un souffle et sous toutes les étoiles. Et soudain, vers trois heures après minuit, de nouveau cette bourrasque, ces roulements dans le ciel, ces lourdes gouttes glacées. Elles claquaient sur les tuiles au point que j’ai eu peur de la grêle ; j’ai cru que mon cœur s’arrêtait.
À peine la vigne a-t-elle « passé fleur » ; la future récolte couvre le coteau ; mais il semble qu’elle soit là comme ces jeunes bêtes que le chasseur attache et abandonne dans les ténèbres pour attirer les fauves ; des nuées grondantes tournent autour des vignes offertes.
Que m’importent à présent les récoltes ? Je ne puis plus rien récolter au monde. Je puis seulement me connaître un peu mieux moi-même. Écoute, Isa. Tu découvriras après ma mort, dans mes papiers, mes dernières volontés. Elles datent des mois qui ont suivi la mort de Marie, lorsque j’étais malade et que tu t’inquiétais à cause des enfants. Tu y trouveras une profession de foi conçue à peu près en ces termes : « Si j’accepte, au moment de mourir, le ministère d’un prêtre, je proteste d’avance, en pleine lucidité, contre l’abus qu’on aura fait de mon affaiblissement intellectuel et physique pour obtenir de moi ce que ma raison réprouve. »
Eh bien, je te dois cet aveu : c’est au contraire quand je me regarde, comme je fais depuis deux mois, avec une attention plus forte que mon dégoût, c’est lorsque je me sens le plus lucide, que la tentation chrétienne me tourmente. Je ne puis plus nier qu’une route existe en moi qui pourrait mener à ton Dieu. Si j’atteignais à me plaire à moi-même, je combattrais mieux cette exigence. Si je pouvais me mépriser sans arrière-pensée, la cause à jamais serait entendue. Mais la dureté de l’homme que je suis, le dénûment affreux de son cœur, ce don qu’il détient d’inspirer la haine et de créer autour de soi le désert, rien de tout cela ne prévaut contre l’espérance… Vas-tu me croire, Isa ? Ce n’est peut-être pas pour vous, les justes, que ton Dieu est venu, s’il est venu, mais pour nous. Tu ne me connaissais pas, tu ne savais pas qui j’étais. Les pages que tu viens de lire, m’ont-elles rendu à tes yeux moins horrible ? Tu vois pourtant qu’il existe en moi une touche secrète, celle qu’éveillait Marie, rien qu’en se blottissant dans mes bras, et aussi le petit Luc, le dimanche, lorsque au retour de la messe, il s’asseyait sur le banc devant la maison, et regardait la prairie.
Oh ! ne crois pas surtout que je me fasse de moi-même une idée trop haute. Je connais mon cœur, ce cœur, ce nœud de vipères : étouffé sous elles, saturé de leur venin, il continue de battre au-dessous de ce grouillement. Ce nœud de vipères qu’il est impossible de dénouer, qu’il faudrait trancher d’un coup de couteau, d’un coup de glaive : « Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive. »
Demain, il se peut que je renie ce que je te confie ici, comme j’ai renié, cette nuit, mes dernières volontés d’il y a trente ans. J’ai paru haïr d’une expiable haine tout ce que tu professais, et je n’en continue pas moins de haïr ceux qui se réclament du nom chrétien ; mais n’est-ce pas que beaucoup rapetissent une espérance, qu’ils défigurent un visage, ce Visage, cette Face ? De quel droit, les juger, me diras-tu, moi qui suis abominable ? Isa, n’y a-t-il pas dans ma turpitude, je ne sais quoi qui ressemble, plus que ne fait leur vertu, au Signe que tu adores ? Ce que j’écris est sans doute, à tes yeux, un absurde blasphème. Il faudrait me le prouver. Pourquoi ne me parles-tu pas, pourquoi ne m’as-tu jamais parlé ? Peut-être existe-t-il une parole de toi qui me fendrait le cœur ? Cette nuit, il me semble que ce ne serait pas trop tard pour recommencer notre vie. Si je n’attendais pas ma mort, pour te livrer ces pages ? Si je t’adjurais, au nom de ton Dieu, de les lire jusqu’au bout ? Si je guettais le moment où tu aurais achevé la lecture ? Si je te voyais rentrer dans ma chambre, le visage baigné de larmes ? Si tu m’ouvrais les bras ? Si je te demandais pardon ? Si nous tombions aux genoux l’un de l’autre ?
La tempête semble finie. Les étoiles d’avant l’aube palpitent. Je croyais qu’il repleuvait, mais ce sont les feuilles qui s’égouttent. Si je m’étends sur ma couche, étoufferai-je ? Pourtant, je n’en puis plus d’écrire, et parfois je pose ma plume, je laisse rouler ma tête contre le dur dossier…
Un sifflement de bête, puis un fracas immense en même temps qu’un éclair ont rempli le ciel. Dans le silence de panique qui a suivi, des bombes, sur les coteaux, ont éclaté, que les vignerons lancent pour que les nuages de grêle s’écartent ou qu’ils se résolvent en eau. Des fusées ont jailli de ce coin de ténèbres où Barsac et Sauternes tremblent dans l’attente du fléau. La cloche de Saint-Vincent, qui éloigne la grêle, sonnait à toute volée, comme quelqu’un qui chante, la nuit, parce qu’il a peur. Et soudain, sur les tuiles, ce bruit comme d’une poignée de cailloux… Des grêlons ! Naguère, j’aurais bondi à la fenêtre. J’entendais claquer les volets des chambres. Tu as crié à un homme qui traversait la cour en hâte : « Est-ce grave ? » Il a répondu : « Heureusement elle est mêlée de pluie, mais il en tombe assez. » Un enfant effrayé courait pieds nus dans le couloir. J’ai calculé par habitude : « Cent mille francs perdus… » mais je n’ai pas bougé. Rien ne m’eût retenu, autrefois, de descendre, — comme lorsqu’on m’a retrouvé, une nuit, au milieu des vignes, en pantoufles, ma bougie éteinte à la main, recevant la grêle sur ma tête. Un profond instinct paysan me jetait en avant, comme si j’eusse voulu m’étendre et recouvrir de mon corps la vigne lapidée. Mais ce soir, me voici devenu étranger à ce qui était, au sens profond, mon bien. Enfin je suis détaché. Je ne sais quoi, je ne sais qui m’a détaché, Isa, des amarres sont rompues ; je dérive. Quelle force m’entraîne ? Une force aveugle ? Un amour ? Peut-être un amour…