Pour Michèle Roca-Phelippot
La sonnerie pénétra sa conscience comme une aiguille brûlante.
Il rêvait d’un mur éclaboussé de soleil. Il marchait en suivant son ombre le long de la paroi blanche. Le mur n’avait ni début ni fin. Le mur était l’univers. Lisse, éblouissant, indifférent…
La sonnerie, à nouveau.
Il ouvrit les yeux. Découvrit les chiffres luminescents du réveil à quartz posé près de lui. 4 : 02. Il se leva sur un coude. Chercha à tâtons le combiné. Sa main ne rencontra que le vide. Il se souvint qu’il était dans la salle de repos. Il palpa les poches de sa blouse, trouva son portable. Regarda l’écran. Il ne connaissait pas le numéro. Il décrocha sans répondre.
Une voix coula dans la pièce obscure :
— Docteur Freire ?
Il ne répondit pas.
— Vous êtes le docteur Mathias Freire, le psychiatre de garde ?
La voix lui paraissait lointaine. Le rêve encore. Le mur, la lumière blanche, l’ombre…
— C’est moi, dit-il enfin.
— Je suis le docteur Fillon. Je suis de garde dans le quartier Saint-Jean Belcier.
— Pourquoi vous m’appelez à ce numéro ?
— C’est celui qu’on m’a donné. Ça ne vous dérange pas ?
Ses yeux s’habituaient aux ténèbres. Le négatoscope. Le bureau de métal. L’armoire à médicaments, fermée à double tour. La salle de repos n’était qu’un cabinet de consultation dont on avait éteint la lumière. Il dormait sur la table d’examen.
— Qu’est-ce qui se passe ? grommela-t-il en se redressant.
— Une histoire bizarre à la gare Saint-Jean. Les vigiles ont surpris un homme aux environs de minuit. Un vagabond caché dans un poste de graissage, sur les voies ferrées.
Le médecin avait l’air tendu. Freire fixa encore le réveil : 4 : 05.
— Ils l’ont emmené à l’infirmerie puis ils ont contacté le commissariat des Capucins. Les flics l’ont embarqué et m’ont appelé. Je l’ai examiné là-bas.
— Il est blessé ?
— Non. Mais il a complètement perdu la mémoire. C’est impressionnant.
Freire bâilla :
— Il ne simule pas ?
— C’est vous le spécialiste. Mais je ne crois pas, non. Il a l’air totalement… ailleurs. Ou plutôt nulle part.
— Les flics vont m’appeler ?
— Non. Une patrouille de la Bac vous amène le gars.
— Merci, fit-il sur un ton ironique.
— Je ne plaisante pas. Vous pouvez l’aider. J’en suis sûr.
— Vous avez rédigé un certificat médical ?
— Il l’apporte avec lui. Bonne chance.
L’homme raccrocha, pressé d’en finir. Mathias Freire demeura immobile. La tonalité vrillait son tympan dans l’obscurité. Décidément, ce n’était pas sa nuit. Les festivités avaient commencé à 21 heures. Au pavillon des HO, les Hospitalisés d’Office, un entrant avait chié dans sa chambre et bouffé ses excréments avant de briser le poignet d’un infirmier. Trente minutes plus tard, une schizophrène s’était ouvert les veines avec des fragments de linoléum dans l’unité Ouest. Freire avait supervisé les premiers soins puis l’avait transférée au CHU Pellegrin.
Il s’était recouché à minuit. Une heure plus tard, un autre patient déambulait à poil sur le campus, armé d’une trompette en plastique. On avait dû lui injecter trois ampoules de sédatif pour l’endormir puis calmer tous ceux qu’il avait réveillés avec son récital. Au même moment, un gars de l’unité d’addictologie avait fait une crise d’épilepsie. Quand Freire était arrivé, le type s’était déjà mordu la langue. Sa bouche bouillonnait de sang. Ils avaient dû se mettre à quatre pour maîtriser ses convulsions. Dans la mêlée, l’homme avait volé le portable de Freire. Le psychiatre avait dû attendre qu’il soit inconscient pour desserrer ses doigts et récupérer l’appareil poisseux de sang.
À 3 heures 30 enfin, il s’était recouché. La trêve n’avait duré qu’une demi-heure, interrompue par ce coup de fil sans queue ni tête. Merde.
Il ne bougeait pas, assis dans le noir. La tonalité résonnait toujours, sonde fantomatique dans la pièce sans contour.
Il fourra son mobile dans sa poche et se leva. Dans le mouvement, le mur blanc du rêve réapparut. Une voix de femme murmurait : « feliz… » Le mot signifiait « heureux » en espagnol. Pourquoi de l’espagnol ? Pourquoi une femme ? Il sentit la douleur lancinante, familière, au fond de son œil gauche, qui accompagnait chacun de ses réveils. Il se massa les paupières puis but au robinet de l’évier.
Toujours à tâtons, il déverrouilla la porte à l’aide de son passe.
Il s’était enfermé dans la salle — l’armoire à médicaments était le Graal de l’unité.
Cinq minutes plus tard, il posait le pied sur la chaussée luisante du campus. Depuis la veille, le brouillard enveloppait Bordeaux. Un brouillard épais, blanchâtre, inexplicable. Il releva le col de l’imperméable qu’il avait enfilé sur sa blouse. L’odeur de la brume, chargée d’effluves marins, lui crispa les narines.
Il remonta l’allée centrale. On n’y voyait pas à trois mètres mais il connaissait le décor par cœur. Pavillons de crépi gris, toits bombés, pelouses carrées. Il aurait pu envoyer un infirmier chercher le nouveau venu mais il tenait à accueillir en personne ses « clients »…
Il traversa le patio central, cadré par quelques palmiers. D’ordinaire, ces arbres, souvenirs des Antilles, lui procuraient une bouffée d’optimisme. Pas cette nuit. La chape de froid et d’humidité était la plus forte. Il parvint au portail d’entrée, esquissa un signe vers le gardien et franchit le seuil de l’enceinte. Les flics arrivaient. Le gyrophare tournait lentement, en silence, tel un fanal aux confins du monde.
Freire ferma les yeux. La douleur battait sous sa paupière. Il n’accordait aucune importance à cette sensation, purement psychosomatique. Toute la journée, il soignait des souffrances mentales qui se répercutaient à travers le corps. Pourquoi pas dans son propre organisme ?
Il rouvrit les yeux. Un premier agent sortait de la voiture, accompagné d’un homme en civil. Il comprit pourquoi le toubib au téléphone avait l’air effrayé. L’amnésique était un colosse. Il devait mesurer près de deux mètres, pour plus de 130 kilos. Il portait un chapeau — un vrai Stetson de Texan — et des Santiags en lézard. Sa carrure était à l’étroit dans un manteau gris sombre. Il tenait dans ses mains un sac en plastique G20 et une enveloppe Kraft gonflée de documents administratifs.
Le flic s’avança mais Freire lui fit signe de rester où il était. Il s’approcha du cow-boy. À chaque pas, la douleur devenait plus franche, plus précise. Un muscle commençait à se contracter au coin de son œil.
— Bonsoir, fit-il quand il fut à quelques mètres de l’homme.
Pas de réponse. La silhouette ne bougeait pas, se détachant sur le halo vaporeux d’un réverbère. Freire s’adressa au flic qui se tenait en retrait, mains sur la hanche, prêt à intervenir.
— C’est bon. Vous pouvez nous laisser.
— Vous ne voulez pas qu’on vous rende compte ?
— Envoyez-moi le PV demain matin.
L’agent s’inclina, recula, puis disparut dans la voiture qui à son tour se fondit dans la brume.
Les deux hommes restèrent face à face, séparés seulement par quelques lambeaux de vapeur.
— Je suis le docteur Mathias Freire, dit-il enfin. Je suis responsable des urgences de l’hôpital.
— Vous allez vous occuper de moi ?
La voix grave était éteinte. Freire ne distinguait pas nettement les traits que dissimulait l’ombre du Stetson. L’homme paraissait avoir la tête d’un géant de dessins animés. Nez en trompette, bouche d’ogre, menton lourd.
— Comment vous vous sentez ?
— Il faut s’occuper de moi.
— Vous voulez bien me suivre ?
Il ne bougea pas.
— Suivez-moi, fit Freire en tendant le bras. On va vous aider.
Le visiteur recula par réflexe. Un rayon de lumière le toucha. Freire eut confirmation de ce qu’il avait entrevu. Un visage à la fois enfantin et disproportionné. Le gars devait avoir la cinquantaine. Des touffes de cheveux argentés sortaient de son chapeau.
— Venez. Tout va bien se passer.
Freire avait pris son ton le plus convaincant. Les malades mentaux possèdent une hyperacuité affective. Ils sentent tout de suite si on les manipule. Pas question de jouer au plus fin avec eux. Tout se passe cartes sur table.
L’amnésique se décida à avancer. Freire pivota, mains dans les poches, l’air détaché, et reprit le chemin de l’hôpital. Il s’efforçait de ne pas regarder derrière lui — façon de montrer qu’il avait confiance.
Ils marchèrent jusqu’au portail. Mathias respirait par la bouche, avalant l’air froid et détrempé comme on suce des glaçons. Il éprouvait une fatigue immense. Le manque de sommeil, le brouillard, mais surtout ce sentiment d’impuissance, récurrent, face à la folie qui tous les jours multipliait ses visages…
Que lui réservait ce nouvel arrivant ? Que pourrait-il faire pour lui ? Freire se dit qu’il n’avait qu’une faible chance d’en savoir plus sur son passé. Et une chance plus faible encore de le guérir…
Être psychiatre, c’était ça.
Écoper une barque qui coule avec un dé à coudre.
Il était 9 heures du matin quand il monta dans sa voiture — un break Volvo déglingué qu’il avait acheté d’occasion à son arrivée à Bordeaux, un mois et demi plus tôt. Il aurait pu rentrer chez lui à pied — il habitait à moins d’un kilomètre — mais il avait pris l’habitude de se laisser rouler, au volant de sa guimbarde.
Le Centre hospitalier spécialisé Pierre-Janet était situé au sud-ouest de la ville, non loin du groupe hospitalier Pellegrin. Freire habitait le quartier Fleming, entre Pellegrin et la cité universitaire, à l’exacte frontière de Bordeaux, Pessac et Talence. Son quartier était une zone anonyme de maisons roses aux toits de tuiles, toutes identiques, avec haies taillées et petits jardins pour le côté « propriété privée ». Un bonheur à taille humaine, qui se répétait au fil des allées, comme des jouets désuets sur une chaîne industrielle.
Freire roulait au pas, franchissant la brume qui refusait toujours de se lever. Il ne voyait pas grand-chose mais cette ville ne l’intéressait pas. On lui avait dit : « Vous verrez, c’est un petit Paris. » Ou : « C’est une ville de prestige. » Ou encore : « C’est l’Olympe des vins ! » On lui avait dit beaucoup de choses. Il n’avait rien vu. Il percevait vaguement Bordeaux comme une cité bourgeoise, hautaine — et mortifère. Une agglomération plate et froide qui dégageait, à chaque coin de rue, l’atmosphère compassée d’un hôtel particulier de province.
Il n’avait pas non plus été confronté à l’autre visage de Bordeaux — sa célèbre bourgeoisie. Ses collègues psychiatres étaient plutôt de vieux gauchistes en lutte contre cette tradition. Des râleurs qui constituaient, sans s’en apercevoir, un des versants obligés de cette classe qu’ils critiquaient. Il avait limité ses liens avec eux aux conversations du déjeuner : histoires drôles de fous qui avalent des fourchettes, tirades contre le système psychiatrique français, projets de vacances et points de retraite.
Il aurait voulu pénétrer la société bordelaise qu’il aurait échoué. Freire souffrait d’un handicap majeur : il ne buvait pas de vin. Ce qui revenait en Aquitaine à être aveugle, sourd ou paraplégique. On ne lui avait jamais fait de reproches mais le silence qui l’entourait était éloquent. À Bordeaux, pas de vin, pas d’amis. C’était aussi simple que ça. Il ne recevait jamais de coups de fil, ni de mails, ni de SMS. Aucune communication autre que professionnelle — sur le réseau intranet de l’hôpital.
Il était parvenu dans son quartier.
Ici, chaque pavillon portait le nom d’une gemme. Topaze. Diamant. Turquoise… C’était la seule manière de distinguer les maisons entre elles. Freire habitait « Opale ». À son arrivée à Bordeaux, il avait cru choisir cette baraque en raison de sa proximité avec l’hôpital. Il se trompait. Il s’était décidé pour ce quartier parce qu’il était neutre et impersonnel. Un lieu idéal pour s’enfouir. Se camoufler. Se fondre dans la masse. Il était venu ici pour tirer un trait sur son passé parisien. Un trait sur l’homme qu’il avait été jadis : praticien reconnu, distingué, courtisé dans son milieu.
Il se gara à quelques mètres de son pavillon. Le brouillard était si épais que la municipalité avait laissé les réverbères allumés.
Il n’utilisait jamais son garage. Dès qu’il fut sorti de sa voiture, il eut l’impression de plonger dans une piscine d’eau laiteuse. Des milliards de gouttelettes en suspens matérialisaient l’atmosphère, comme une toile pointilliste.
Il accéléra le pas, fourrant les mains dans les poches de son imper. Relevant une fois de plus son col, il sentit le picotement glacé de la brume dans son cou. Il se faisait penser à un détective privé, dans un vieux film hollywoodien, héros solitaire en quête de lumière.
Il ouvrit la barrière du jardin, traversa les quelques mètres de pelouse luisante d’humidité, tourna sa clé dans la serrure.
À l’intérieur, le pavillon reproduisait la banalité du dehors. Dix fois, cent fois, se répétait dans le quartier la même disposition : vestibule, salon, cuisine, chambres au premier étage… Avec les mêmes matériaux. Parquet flottant. Murs de crépi blanc. Portes en contre-plaqué. Les habitants exprimaient leur personnalité par leur mobilier.
Il ôta son imper et s’orienta vers la cuisine sans allumer. L’originalité chez Freire, c’était qu’il n’avait pas de meubles, ou presque. Ses cartons de déménagement, toujours fermés, étaient entreposés le long des murs, en guise de décor. Il vivait dans un appartement-témoin, mais le témoin n’avait rien à dire.
À la lueur des réverbères, il se prépara un thé. En évaluant ses chances de trouver le sommeil pour quelques heures. Nulles. Il reprenait sa permanence à 13 heures : autant bosser jusque-là sur ses dossiers. Sa nouvelle journée finirait à 22 heures. Il s’écroulerait alors, sans dîner, regardant vaguement une émission de variétés à la télévision. Puis il remettrait ça le lendemain, dimanche, jusqu’au soir. Enfin, après une solide nuit de sommeil, il réattaquerait son lundi selon des horaires plus ou moins normaux.
En observant les feuilles qui infusaient au fond de la théière, il se dit qu’il devait réagir. Ne plus collectionner les permanences. S’imposer une hygiène de vie. Faire du sport. Manger à heures fixes… mais ce genre de réflexions faisaient aussi partie de son quotidien confus, répétitif, sans but.
Debout dans la cuisine, il souleva la passoire remplie de thé et contempla la couleur brune qui s’intensifiait. Reflet exact de son cerveau qui sombrait dans les idées noires. Oui, se dit-il en replongeant les feuilles, il avait voulu s’enfouir ici dans la folie des autres. Pour mieux oublier la sienne.
Deux ans auparavant, à 43 ans, Mathias Freire avait commis la pire faute déontologique à l’hôpital spécialisé de Villejuif : il avait couché avec une patiente. Anne-Marie Straub. Schizophrène. Maniaco-dépressive. Une chronique destinée à vivre et à mourir en institut. Quand il songeait à son erreur, Freire n’y croyait toujours pas. Il avait transgressé le tabou des tabous.
Pourtant, rien de malsain ni de pervers dans son histoire. S’il avait connu Anne-Marie hors des murs de l’hôpital, il en serait instantanément tombé amoureux. Il aurait éprouvé pour elle le même désir, violent, irraisonné, que celui qui l’avait saisi au premier regard, dans son bureau. Ni les cellules d’isolement, ni les médicaments, ni les cris des autres malades n’avaient pu freiner sa passion. Un coup de foudre, tout simplement.
À Villejuif, Freire vivait sur le campus, dans un bâtiment excentré. Chaque nuit, il gagnait le pavillon d’Anne-Marie. Il revoyait tout. Le couloir tapissé de linoléum. Les portes percées de hublots. Son trousseau qui lui permettait d’accéder à chaque espace. Ombre dans l’ombre, Mathias était guidé — propulsé plutôt — par son désir. Chaque nuit, il traversait la salle d’arthérapie. Chaque fois, il baissait les yeux pour ne pas voir les tableaux d’Anne-Marie aux murs. Elle peignait des plaies noires, tordues, obscènes, sur fond rouge. Parfois, elle coupait même la toile à la spatule, comme Lucio Fontana. Quand il contemplait ses œuvres à la lumière du jour, Mathias se disait qu’Anne-Marie était une des patientes les plus dangereuses de l’hôpital. La nuit, il détournait le regard et filait vers sa cellule.
Ces nuits l’avaient brûlé pour toujours. Étreintes passionnées dans la chambre verrouillée. Caresses mystérieuses, inspirées, envoûtantes. Discours délirants, chuchotés à son oreille. « Ne les regarde pas, mon chéri… Ils ne sont pas méchants… » Elle parlait des esprits qui, selon elle, les entouraient dans les ténèbres. Mathias ne répondait pas, les yeux ouverts dans l’obscurité. Droit dans le mur, se répétait-il. Je vais droit dans le mur.
Après l’amour, il s’était endormi. Une heure. Peut-être moins. Quand il s’était réveillé — il devait être trois heures du matin —, le corps nu d’Anne-Marie se balançait au-dessus du lit. Elle s’était pendue. Avec sa ceinture à lui.
Durant une seconde, il n’avait pas compris. Il croyait encore rêver. Il avait même admiré cette silhouette aux seins lourds qui l’excitait déjà à nouveau. Puis la panique avait explosé dans ses veines. Il avait enfin saisi que tout était fini. Pour elle. Pour lui. Il s’était rhabillé en abandonnant le corps, sa ceinture fixée à la crémone de la fenêtre. Il avait fui à travers les couloirs, évité les infirmiers, rejoint son pavillon comme un nuisible son terrier.
Hors d’haleine, l’esprit chaviré, il s’était injecté une dose de sédatif dans le pli du coude et s’était roulé en boule dans son lit, drap sur la tête.
Quand il s’était réveillé, douze heures plus tard, la nouvelle était connue de tous. Personne n’était étonné — Anne-Marie avait plusieurs fois tenté d’en finir. Une enquête avait été ordonnée pour connaître l’origine de cette ceinture d’homme. On n’avait jamais pu déterminer sa provenance. Mathias Freire n’avait pas été inquiété. Pas même interrogé. Depuis près d’un an, Anne-Marie Straub n’était plus sa patiente. La suicidée n’avait aucune famille proche. Aucune plainte n’avait été déposée. Affaire classée.
À compter de ce jour, Freire avait assuré son boulot en pilotage automatique, alternant antidépresseurs et anxiolytiques. Pour une fois, le cordonnier était bien chaussé. Aucun souvenir de cette période. Consultations au radar. Diagnostics confus. Nuits sans rêve. Jusqu’à ce que l’opportunité de Bordeaux se présente. Il s’était jeté dessus. Il s’était sevré. Avait fait ses valises et pris le TGV sans se retourner.
Depuis son installation au CHS, il avait opté pour une nouvelle attitude professionnelle. Il évitait toute implication dans son travail. Ses patients n’étaient plus des cas mais des cases à remplir : schizophrénie, dépression, hystérie, TOC, paranoïa, autisme… Il cochait, désignait le traitement adéquat — et restait à distance. On le disait froid, désincarné, robotisé. Tant mieux. Jamais plus il n’approcherait un patient. Jamais plus il ne s’impliquerait dans son boulot.
Lentement, il revint à la réalité présente. Il se tenait toujours devant la fenêtre de la cuisine, face à la rue déserte, noyée de brume. Son thé était noir comme du café. Le jour était à peine levé. Derrière les haies, les mêmes maisons. Derrière les fenêtres, les mêmes existences, encore endormies. On était samedi matin et la grasse matinée était de rigueur.
Mais un détail ne cadrait pas.
Un 4 × 4 noir était stationné le long du trottoir, à une cinquantaine de mètres, les phares allumés.
Freire essuya la buée sur la vitre. À cet instant, deux hommes en manteau noir sortirent de la voiture. Freire plissa les yeux. Il les distinguait mal mais leurs silhouettes rappelaient celles des officiers du FBI dans les films. Ou encore les deux personnages parodiques de Men in Black. Que foutaient-ils ici ?
Freire se demanda s’il ne s’agissait pas de membres d’une milice privée, engagés par les habitants du quartier, mais ni la voiture, ni l’élégance des rôdeurs ne correspondaient à ce profil. Ils se tenaient maintenant appuyés sur le capot du 4 × 4, insensibles à la bruine. Ils fixaient un point précis. Mathias sentit de nouveau sa douleur derrière l’œil.
Ce que ces types trempés fixaient à travers le brouillard, c’était son propre pavillon. Et plus certainement encore sa silhouette à contre-jour dans la cuisine.
Freire retourna au CHS à 13 heures après avoir sommeillé sur son canapé, avec plusieurs dossiers en guise de couverture. Pas un chat aux urgences. Ni malades en détresse, ni clodos ivres morts, ni forcenés ramassés sur la voie publique. Un vrai coup de chance. Il salua les infirmières qui lui donnèrent son courrier et les dossiers tapés la veille. Il fila dans son bureau de permanence qui n’était autre que son cabinet d’examen-salle de repos.
Parmi les documents, il ouvrit en priorité le PV de constatation concernant l’amnésique de la gare Saint-Jean. Le document était rédigé par un certain Nicolas Pailhas, capitaine au poste de la place des Capucins. La veille, Freire n’avait pas tenté d’interroger le cow-boy ni essayé de comprendre quoi que ce soit. Il l’avait expédié au lit après l’avoir ausculté et lui avoir prescrit un analgésique. On verrait demain.
Dès les premières lignes du PV, Freire fut captivé.
L’inconnu avait été découvert aux environs de minuit par des cheminots dans un poste de graissage situé le long de la voie 1. L’homme avait forcé la serrure et s’était planqué dans le cabanon. Quand les techniciens lui avaient demandé ce qu’il faisait là, il avait été incapable de répondre, n’avait pas su non plus donner son nom. Hormis son Stetson et ses bottes en lézard, l’intrus était vêtu d’un manteau de laine grise, d’une veste de velours usé, d’un sweat-shirt marqué du logo CHAMPION et d’un jean troué. Il ne portait aucun document officiel ni quoi que ce soit qui permette de l’identifier. Le mec avait l’air en état de choc. Il éprouvait des difficultés à parler. Parfois même à saisir les questions qu’on lui posait.
Plus inquiétant, il tenait deux objets qu’il refusait de lâcher. Une clé à molette énorme, le modèle 450 mm, et un annuaire d’Aquitaine daté de 1996 — un de ces pavés de plusieurs milliers de pages en papier bible. La clé et l’annuaire étaient tachés de sang. Le Texan ne pouvait expliquer la présence de ces objets entre ses mains. Ni celle du sang.
Les agents de la SNCF l’avaient emmené à l’infirmerie de la gare, pensant qu’il était blessé. L’examen n’avait révélé aucune plaie. Le sang sur la clé et l’annuaire appartenait donc à quelqu’un d’autre. Le chef d’escale avait prévenu les flics. Pailhas et ses hommes étaient arrivés quinze minutes plus tard. Ils avaient embarqué l’inconnu et appelé le médecin de garde du quartier, celui qui avait contacté Freire.
L’interrogatoire au poste n’avait rien donné de plus. On avait pris l’homme en photo. On avait relevé ses empreintes. Des techniciens de l’IJ avaient collecté des particules de sa salive, des cheveux, pour confronter son ADN au FNAEG, le Fichier national automatisé des Empreintes génétiques. Ils avaient aussi relevé des grains de poussière sur ses mains et sous ses ongles. On attendait le résultat des analyses. Bien sûr, ils avaient embarqué la clé à molette et l’annuaire. Pièces à conviction. Mais conviction de quoi ?
Son bipeur sonna. Freire regarda sa montre — 15 heures. La parade commençait. Entre les malades venus de l’extérieur et les patients de l’intérieur, il n’y avait jamais de quoi chômer. Il lut son écran : un problème dans la cellule d’isolement du pavillon Ouest. Il partit au pas de course, sacoche à la main, et remonta l’allée centrale, toujours noyée de brouillard. L’hôpital regroupait une douzaine de pavillons dévolus chacun à une zone d’Aquitaine ou à une pathologie particulière : addictologie, délinquance sexuelle, autisme…
Le pavillon Ouest était le troisième sur la gauche. Freire plongea dans le couloir principal. Murs blancs, linoléum beige, tuyaux apparents : le même décor pour chaque bâtiment. Rien d’étonnant à ce que les patients se trompent quand ils rentraient au bercail.
— Qu’est-ce qui se passe ?
L’interne eut un mouvement d’humeur :
— Putain, vous voyez pas ce qui se passe ?
Freire ne releva pas l’agressivité du gars. Il lança un coup d’œil à travers la lucarne de la cellule. Une femme nue, corps blanc maculé de merde et d’urine, était terrée dans un angle de la pièce. Accroupie, les doigts en sang, elle avait réussi à arracher des écailles de peinture qu’elle mastiquait avec vigueur.
— Faites-lui une injection, dit-il d’une voix neutre. Trois unités de Loxapac.
Il la reconnaissait mais ne se souvenait plus de son nom. Une habituée. Sans doute admise dans la matinée. Elle avait une peau d’aspirine. Ses traits étaient ravagés par l’angoisse. Son corps, squelettique, hérissé d’angles et de saillies. Elle enfournait les écailles dans sa bouche, à pleines mains, comme des corn-flakes. Il y avait du sang sur ses doigts. Sur les fragments. Sur ses lèvres.
— Quatre unités, se ravisa-t-il. Faites-lui quatre unités.
Depuis longtemps, Freire avait renoncé à méditer sur l’impuissance des psychiatres. Face aux chroniques, il n’y avait qu’une solution : les assommer à coups de calmants en attendant que l’orage passe. C’était peu, mais déjà pas si mal.
Sur le chemin du retour, il fit un crochet par son unité, Henri-Ey. Le pavillon abritait vingt-huit patients, provenant tous de l’est de la région. Schizophrènes. Dépressifs. Paranoïaques… Et d’autres cas moins clairs.
Il passa à l’accueil et récupéra le compte rendu de la matinée. Une crise de larmes. Du grabuge en cuisine. Un toxico qui avait trouvé, on ne sait comment, une ficelle et s’était fabriqué un garrot autour de la verge. La routine.
Freire traversa le réfectoire et ses odeurs de tabac froid — on tolérait encore qu’on fume chez les fous. Il déverrouilla une nouvelle porte. Les effluves d’alcool à 90° annonçaient l’infirmerie. Il salua au passage quelques familiers. Un gros homme en costume blanc qui pensait être le directeur de l’institut. Un autre, d’origine africaine, qui creusait le sol du couloir à force d’arpenter toujours le même parcours. Un autre encore qui oscillait sur ses pieds comme un culbuto, et dont les yeux paraissaient enfouis au plus profond du front.
À l’infirmerie, il demanda des nouvelles de l’amnésique. L’interne feuilleta le registre. Nuit calme. Matinée normale. À 10 heures, le cow-boy avait été transféré à Pellegrin pour un bilan neurobiologique mais il avait refusé d’effectuer des radiographies ou le moindre cliché médical. A priori, les médecins qui l’avaient vu n’avaient relevé aucun signe de lésion physique. Ils penchaient plutôt pour une amnésie dissociative, résultant d’un traumatisme émotionnel. Ce qui signifiait que le Texan avait vécu, ou simplement vu, quelque chose qui lui avait fait perdre la mémoire. Quoi ?
— Où est-il maintenant ? Dans sa chambre ?
— Non. Dans la salle Camille-Claudel.
Un des tics de la psychiatrie moderne est d’utiliser les noms de malades célèbres pour baptiser ses pavillons, ses allées, ses services. Même la démence a ses champions. La salle Claudel était l’unité d’arthérapie. Freire prit un nouveau couloir et fit jouer, sur sa droite, un verrou. Il rejoignit la pièce où les patients pouvaient peindre, sculpter, fabriquer des objets en osier ou en papier.
Il longea les tables « glaise » et « peinture » pour atteindre celle de la vannerie. Les pensionnaires bricolaient des paniers, des ronds de serviette, des dessus-de-table, l’air concentré. Les brins flexibles vibraient dans l’air alors que les visages étaient contractés, pétrifiés. Ici, le végétal vivait et l’humain prenait racine.
Le cow-boy se tenait au bout de la table. Même assis, il dépassait les autres de vingt bons centimètres. Peau burinée, rides en pagaille, il portait toujours son chapeau absurde. Ses grands yeux bleus éclairaient son visage cuirassé.
Freire s’approcha. L’ogre était en pleine confection d’un panier en forme de chaloupe. Il avait des mains calleuses. Un ouvrier, un paysan…, pensa le psychiatre.
— Bonjour.
L’homme leva les yeux. Il ne cessait de ciller, mais avec lenteur. Ses iris, chaque fois qu’ils réapparaissaient sous les paupières, révélaient une clarté liquide et nacrée.
— Salut, fit-il en retour, relevant son chapeau d’un coup d’index, comme l’aurait fait un champion de rodéo.
— Qu’est-ce que vous fabriquez ? Un bateau ? Un gant de pelote basque ?
— Sais pas encore.
— Vous connaissez le Pays basque ?
— Sais pas.
Freire attrapa une chaise et s’assit de trois quarts.
Les yeux clairs revinrent se poser sur lui.
— T’es un spycatre ?
Il nota l’inversion. Peut-être dyslexique. Il remarqua aussi l’usage du tutoiement. Plutôt bon signe. Mathias se décida lui aussi à passer au « tu ».
— Je suis Mathias Freire. Le directeur de cette unité. Hier soir, c’est moi qui ai signé ton admission. Tu as bien dormi ?
— J’fais toujours le même rêve.
L’inconnu tressait ses liens d’osier. Une odeur de marécage, de roseaux humides planait dans la salle. Outre son chapeau énorme, le colosse portait un tee-shirt et un pantalon de toile prêtés par l’unité. Il avait des bras énormes, musclés, couverts de poils roux-gris.
— Quel rêve ?
— D’abord, y a la chaleur. Puis la blancheur…
— Quelle blancheur ?
— Le soleil… Le soleil, il est féroce, tu sais… Il écrase tout.
— Ce rêve, il se passe où ?
Le cow-boy haussa les épaules, sans lâcher son ouvrage. Il avait l’air de faire du tricot. La vision était plutôt comique.
— Je marche dans un village aux murs tout blancs. Un village espagnol. Ou grec… j’sais pas. J’vois mon ombre. Elle marche devant moi. Sur les murs. Le sol. Elle est à pic, presque verticale. Y doit être midi.
Freire éprouva un malaise. Il avait fait le même songe, juste avant de rencontrer l’amnésique. Un signe prémonitoire ? Il n’y croyait pas mais il aimait la théorie de Carl Jung sur la synchronicité. L’exemple célèbre du scarabée d’or dont lui parlait une patiente alors même qu’une cétoine dorée cognait à la vitre du cabinet.
— Ensuite ? relança-t-il. Qu’est-ce qui se passe ?
— Y a un flash encore plus blanc. Une explosion, mais qui fait pas de bruit. Je vois plus rien. J’suis complètement ébloui.
Un ricanement retentit sur la droite. Freire sursauta. Un petit homme, un nain à tête de gargouille, accroupi au pied d’une table, les observait. Antoine, dit Toto. Inoffensif.
— Essaie de te souvenir.
— Je me sauve. Je cours dans les rues blanches.
— C’est tout ?
— Ouais. Non. Quand je pars, mon ombre, elle bouge plus. Elle reste fixée sur le mur. Comme à Hiroshima.
— Hiroshima ?
— Après la bombe, les ombres des victimes sont restées plaquées sur la pierre. Tu le savais ?
— Oui, fit Freire, se souvenant vaguement du phénomène.
Le silence s’imposa. L’amnésique fit passer plusieurs brins d’osier l’un sur l’autre. Soudain, il releva la tête. Ses pupilles étincelaient dans l’ombre du Stetson.
— Qu’est-ce que t’en penses, doc ? Ça veut dire quoi ?
— C’est sans doute une version symbolique de ton accident, improvisa Freire. Ce flash blanc est une métaphore de ta perte de mémoire. Au fond, le choc que tu as subi a plaqué sur ton esprit une grande page blanche.
Du pur bullshit de psy, qui sonnait bien mais ne reposait sur rien. Un cerveau endommagé se moque des belles phrases et des constructions logiques.
— Y a qu’un problème, murmura l’inconnu. Ce rêve, j’le fais depuis longtemps.
— C’est ton impression, répliqua Freire. Il serait étonnant que tu te souviennes de tes rêves d’avant l’accident. Ces éléments appartiennent à ta mémoire intime. Personnelle. Celle qui a été touchée, tu comprends ?
— On a plusieurs mémoires ?
— Disons qu’on possède une mémoire culturelle, d’ordre général — comme tes souvenirs sur Hiroshima — et une mémoire autobiographique qui concerne ton vécu spécifique. Ton nom. Ta famille. Ton métier. Et tes rêves…
Le géant secoua lentement la tête :
— Je sais pas c’que j’vais devenir… J’ai la tête complètement vide.
— Ne t’en fais pas. Tout est encore imprimé. Ces pertes sont souvent de courte durée. Si ça continue, on a des moyens pour stimuler ta mémoire. Des tests, des exercices. On réveillera ton esprit.
L’inconnu le fixa avec ses grands yeux qui viraient au gris.
— Ce matin, pourquoi tu n’as pas voulu faire des radios à l’hôpital ?
— J’aime pas ça.
— Tu en as déjà fait ?
Pas de réponse. Freire n’insista pas.
— Sur la nuit dernière, reprit-il, rien ne t’est revenu aujourd’hui ?
— Tu veux dire : pourquoi j’étais dans la cabane ?
— Par exemple.
— Non.
— Et la clé à molette ? L’annuaire ?
L’homme fronça les sourcils.
— Y avait du sang dessus, non ?
— Du sang, oui. D’où vient-il ?
Freire avait parlé avec autorité. Les traits du géant se figèrent, puis exprimèrent la détresse.
— Je… J’en sais rien…
— Et ton nom ? Ton prénom ? Ton origine ?
Freire regretta cette rafale. Trop sèche. Trop rapide. La panique de l’homme parut s’accentuer. Ses lèvres tremblaient.
— Tu serais d’accord pour tenter une séance d’hypnose ? demanda-t-il plus doucement.
— Maintenant ?
— Demain. Il faut d’abord te reposer.
— Ça peut m’aider ?
— Il n’y a aucune certitude. Mais la suggestion nous permettra de…
Son bipeur sonna à sa ceinture. Il jeta un coup d’œil sur l’écran et se leva dans le même mouvement :
— Je dois y aller. Une urgence. Réfléchis à ma proposition.
Avec lenteur, le cow-boy déplia son mètre quatre-vingt-dix et tendit sa main ouverte. Le geste était amical mais le déplacement d’air effrayant.
— Pas la peine, doc. Je marche. Je te fais confiance. À demain.
Un type s’était enfermé dans les toilettes qui jouxtaient le hall des urgences. Depuis une demi-heure, il refusait d’en sortir. Freire se tenait maintenant devant la cabine, accompagné d’un technicien et sa boîte à outils. Après plusieurs appels — des sommations —, il fit ouvrir la porte. L’homme était assis par terre, près de la cuvette, genoux groupés, tête entre ses bras repliés. L’espace était plongé dans la pénombre — et une puanteur asphyxiante.
— Je suis psychiatre, fit Freire en refermant la porte avec l’épaule. Vous avez besoin d’aide ?
— Cassez-vous.
Il mit un genou au sol, évitant les flaques d’urine.
— Comment vous vous appelez ?
Pas de réponse. L’homme avait toujours la tête enfouie entre ses bras.
— Venez dans mon bureau, fit-il en posant une main sur son épaule.
— Je vous dis de vous tirer !
L’homme avait un défaut d’élocution. Il donnait l’impression de sucer les syllabes, en salivant abondamment. Surpris par le contact, il avait relevé la tête. Dans l’obscurité, Freire aperçut son visage difforme. À la fois creusé et tuméfié, asymétrique, comme déchiré en plusieurs morceaux.
— Levez-vous, ordonna-t-il.
Le gars tendit le cou. Le tableau se précisa. Un amalgame de chairs froissées, de peaux étirées, de stries luisantes. Un pur dessin de terreur.
— Vous pouvez avoir confiance en moi, fit Freire, maîtrisant sa répulsion.
Plutôt qu’à des brûlures, il songea aux ravages d’une lèpre. Un mal dévorant qui détruisait progressivement ce faciès. Mais il plissa les yeux dans le demi-jour et comprit que la vérité était différente : ces cicatrices étaient fausses. L’homme s’était collé la peau en plis, replis et boursouflures, sans doute avec de la colle de synthèse. Il s’était infligé ces déformations pour faire croire à son statut de défiguré et bénéficier d’une prise en charge. Syndrome de Münchhausen, pensa le psychiatre en répétant :
— Venez.
Le gars se leva enfin. Freire ouvrit la porte, retrouvant le jour et une atmosphère respirable avec soulagement. Ils marchèrent jusqu’au seuil des toilettes. Il sortait du cloaque mais pas du cauchemar. Pendant une heure, il s’entretint avec l’homme-glu et vit son diagnostic se confirmer. Le visiteur était prêt à tout pour être interné et soigné. Pour l’heure, Freire le transféra au CHU Pellegrin pour faire soigner son visage — la colle commençait à brûler les tissus.
17 heures 30.
Freire se fit remplacer aux urgences et retourna à son unité. Il s’installa dans son PC, le Point Consultations où se trouvaient son bureau et son secrétariat. Tout était désert. Il avala un sandwich en se remettant lentement de ce nouveau délire. À la fac, on l’avait rassuré : On s’habitue à tout. Mais ça n’avait pas marché avec lui. Il ne s’y faisait pas. C’était même de mal en pis. Sa sensibilité face à la folie était devenue une membrane à vif, constamment irritée, peut-être même infectée…
18 heures.
Retour aux urgences.
Plus calmes. Seulement des candidats pour une HL, une Hospitalisation libre. Il les connaissait. En un mois et demi d’activité, il avait déjà eu le temps de repérer les malades à portes tournantes. L’interné suit un traitement à l’hôpital. Il récupère son autonomie, rentre chez lui, cesse de prendre ses neuroleptiques et rechute aussi sec. Alors, c’est « bonjour docteur ».
19 heures.
Plus que quelques heures à tirer. La fatigue lui martelait l’intérieur des orbites, à lui fermer les paupières de force. Il songea à l’amnésique. Toute la journée, il y était revenu par la pensée. Ce cas l’intriguait. Il s’isola dans son cabinet de consultation et chercha le numéro du poste de la place des Capucins. Il demanda à parler à Nicolas Pailhas, l’OPJ qui avait rédigé le PV de constatation. Le flic ne travaillait pas ce samedi. Faisant valoir sa position, Freire obtint son numéro de portable.
Pailhas répondit à la deuxième sonnerie. Mathias se présenta.
— Et alors ? fit l’autre d’un ton exaspéré.
Il n’aimait pas qu’on le dérange en plein week-end.
— Je voulais savoir si vous aviez progressé dans votre enquête.
— Je suis chez moi, là. Avec mes enfants.
— Mais vous avez lancé des pistes. Vous devez avoir des retours, non ?
— Je ne vois pas en quoi ça vous regarde.
Freire s’efforça au calme :
— Ce patient est sous ma responsabilité. Mon boulot est de le soigner. Ce qui signifie, entre autres, que je dois l’identifier et l’aider à retrouver la mémoire. Nous sommes partenaires dans cette affaire, vous comprenez ?
— Non.
Freire changea de cap :
— Dans la région, aucune disparition n’a été signalée ?
— Non.
— Vous avez contacté les associations qui s’occupent des SDF ?
— C’est en cours.
— Vous avez pensé aux gares qui se trouvent à proximité de Bordeaux ? Pas de témoins dans les trains de cette nuit-là ?
— On attend des réponses.
— Vous avez lancé un avis de recherche ? Un site internet avec un numéro vert ? Vous…
— Quand on sera en panne d’idées, on vous appellera.
Il ignora le sarcasme et changea encore de direction :
— Et les analyses du sang sur la clé et l’annuaire ?
— Du O +. Il pourrait appartenir à la moitié de la population française.
— Aucun acte de violence n’a été signalé cette nuit ?
— Non.
— Et l’annuaire ? Vous avez noté si une page, un nom était marqué ?
— J’ai l’impression que vous vous prenez pour un sacré flic.
Mathias serra les dents :
— Je cherche simplement à identifier cet homme. Encore une fois, nous poursuivons le même objectif. Je vais tenter demain une séance d’hypnose. Si vous avez le moindre indice, la moindre information qui puisse orienter mes questions, c’est le moment de me les donner.
— Je n’ai rien, grogna le flic. Je dois vous le chanter ?
— J’ai appelé votre commissariat. J’ai eu l’impression que personne ne bosse aujourd’hui sur cette affaire.
— Je reprends le boulot demain, fit le flic avec mauvaise humeur. Ce dossier est ma priorité.
— Qu’avez-vous fait de la clé et de l’annuaire ?
— Nous avons diligenté une procédure judiciaire et procédé à la saisie afférente.
— Ce qui veut dire en français ?
Le policier ricana, de l’humeur, il passait à l’humour :
— Tout est dans les mains de l’IJ. On aura les résultats lundi. Ça vous va comme ça ?
— À la moindre info, je peux compter sur vous ?
— OK, fit Pailhas sur un ton plus conciliant. Mais ça marche dans les deux sens. Si vous apprenez quoi que ce soit avec vos histoires d’hypnose, vous me contactez.
Après un temps, l’homme ajouta :
— C’est dans votre intérêt.
Mathias sourit. Le réflexe de la menace. Il faudrait psychanalyser chaque flic pour découvrir les raisons qui lui ont fait choisir ce métier. Freire promit et donna en retour ses coordonnées. Ni l’un ni l’autre n’y croyaient. Chacun pour soi et que le meilleur gagne.
Freire retourna aux urgences. Encore deux heures à tenir. La bonne nouvelle, c’était qu’il partirait avant le grand chaos. Celui du samedi soir. Il enchaîna plusieurs cas, prescrivant antidépresseurs, anxiolytiques, et renvoyant chacun chez soi.
22 heures.
Mathias salua son successeur qui arrivait et regagna son bureau. Le brouillard ne cédait toujours pas un pouce de terrain. Il paraissait même avoir redoublé avec la nuit. Freire réalisa que ces nuées avaient contaminé toute sa journée. Comme si, à travers ces vapeurs, rien n’était réel.
Il ôta sa blouse. Réunit ses affaires. Enfila son imper. Avant de partir, il se décida pour une dernière visite à l’homme au Stetson. Il rejoignit son unité et monta au premier étage. Des remugles de bouffe flottaient encore dans le couloir, mêlés aux habituelles odeurs d’urine, d’éther et de médicaments. On percevait, çà et là, le glissement feutré des chaussons sur le lino, la rumeur des télévisions, le bruit caractéristique d’un cendrier sur pied, manipulé par un chasseur de mégots.
Soudain, une femme bondit sur Freire. Malgré lui, il sursauta puis la reconnut. Mistinguett. Tout le monde l’appelait ainsi. Il avait oublié son véritable état civil. 60 ans, dont 40 à l’ouest. Pas méchante, mais son physique ne jouait pas en sa faveur. Des cheveux blancs en bataille. Des traits avachis et gris. Des yeux en noyaux de fièvre, voilés, brillants, cruels. La femme s’accrochait aux revers du trench-coat.
— Calmez-vous, Mistinguett, fit-il en se libérant des mains griffues. Il faut aller se coucher.
Un rire jaillit de sa bouche comme le sang d’une plaie. Le ricanement se transforma en sifflement de haine, puis en souffle désespéré.
Freire la prit fermement par le bras — la femme puait le liniment et la pisse rance.
— Vous avez pris vos cachets ?
Combien de fois par jour répétait-il ces mots ? Ce n’était plus une question. Une prière, une litanie, une conjuration. Il parvint à ramener Mistinguett dans sa chambre. Avant qu’elle ait pu dire quoi que ce soit, il referma la porte.
Il s’aperçut qu’il avait attrapé, par réflexe, son passe magnétique pour donner l’alerte. Un simple effleurement à son extrémité sur un radiateur ou une canalisation, et les infirmiers accouraient. Il frémit et fourra l’objet dans sa poche. Quelle différence entre son boulot et celui d’un maton ?
Il parvint à la chambre du cow-boy. Il frappa en douceur. Pas de réponse. Il tourna la poignée et pénétra dans la pièce obscure. Le colosse était allongé sur sa couchette, immobile, énorme. Son Stetson et ses bottes étaient postés près du lit. Comme des animaux familiers.
Freire s’approcha à pas silencieux, pour ne pas effrayer le géant.
— Je m’appelle Michel, murmura l’homme.
Ce fut Freire qui fit un bond en arrière.
— Je m’appelle Michel, répéta-t-il. J’ai dormi qu’une heure ou deux et voilà le boulot. (Il tourna la tête vers le psychiatre.) Pas mal, non ?
Mathias ouvrit son cartable. Attrapa carnet et stylo. Ses yeux s’habituaient à la pénombre.
— C’est ton prénom ?
— Non. Mon nom de famille.
— Comment ça s’écrit ?
— M.I.S.C.H.E.L.L.
Freire nota sans trop y croire. Ce souvenir était trop rapide. Sans doute un élément déformé. Ou carrément une invention.
— Dans ton sommeil, il t’est revenu autre chose ?
— Non.
— Tu as rêvé ?
— Je crois.
— De quoi ?
— Toujours le même truc, doc. Le village blanc. L’explosion. Mon ombre qui reste collée au mur…
Il parlait d’une voix lente, épaisse, hésitant entre veille et sommeil. Mathias écrivait toujours. Consulter mes bouquins sur les rêves. Effectuer des recherches à propos des légendes autour des ombres. Il savait comment il allait occuper sa soirée. Il leva la tête de son carnet. La respiration de l’homme était devenue régulière. Il s’était rendormi. Freire recula. Tout de même un signe encourageant. Demain, la séance d’hypnose serait peut-être fertile.
Il remonta vers le couloir et gagna la sortie. Les plafonniers étaient éteints. L’heure du coucher avait sonné.
Dehors, le brouillard enveloppait les palmiers et les réverbères de la cour comme les grandes voiles d’un vaisseau fantôme. Freire songea à l’artiste Christo qui jadis emballait le Pont-Neuf ou le Reichstag. Il lui vint une idée plus étrange. C’était l’esprit vaporeux de l’amnésique, le brouillard de sa mémoire, qui enveloppait le CHS et toute la ville… Bordeaux était sous la coupe de ce passager des brumes…
Se dirigeant vers le parking, Freire se ravisa.
Il n’avait ni faim ni envie de rentrer.
Autant vérifier tout de suite ce début d’information.
Il retourna au PC, s’enferma dans son bureau et s’installa derrière son ordinateur, manteau sur le dos. Il se connecta directement au PMSI, le Programme de médicalisation des systèmes d’information, qui conservait la trace de toute admission médicale, de tous soins dispensés sur le territoire français.
Pas de Mischell.
Freire n’utilisait jamais ce programme. Peut-être existait-il des restrictions, concernant la confidentialité de certaines données. Après tout, l’atteinte à la vie privée en France est imprescriptible.
Ce premier échec lui donna envie de creuser. Quand on l’avait trouvé, l’homme à la clé n’avait pas de document d’identité. Ses vêtements étaient usagés. Par ailleurs, il multipliait les signes de vie au grand air : la peau tannée, les mains cuites de soleil. Un SDF ?
Mathias décrocha son téléphone et appela le CCAS, le Centre communal d’action sociale, où une permanence était assurée. Il soumit le nom : pas de Mischell parmi les sans-abri référencés en Aquitaine. Il contacta l’ASAIS, l’Aide à l’insertion sociale, puis le Samu social. Ces organismes possédaient tous une permanence, mais ils n’avaient aucune trace d’un Mischell dans leurs archives.
Freire ralluma son ordinateur. Se connecta à Internet. Aucun abonné téléphonique à ce nom dans les départements d’Aquitaine ou du Midi-Pyrénées. Il n’était pas étonné. Comme il l’avait prévu, l’inconnu déformait sans doute involontairement son patronyme. Ses brefs retours de mémoire ne pouvaient être pour l’instant qu’imparfaits.
Mathias eut une autre idée. Selon le rapport de police, l’annuaire que tenait l’amnésique datait de 1996.
À force de recherches, il finit par dénicher sur le Net un programme permettant de consulter des anciens annuaires. Il choisit l’année 1996 et chercha un Mischell. En vain. Aucun des cinq départements de la région administrative de l’Aquitaine ne possédait trace de ce nom cette année-là. Venait-il de plus loin ?
Freire revint sur Google et tapa simplement : MISCHELL. Il n’en obtint pas davantage. Un profil MySpace.com, comprenant un montage vidéo mettant en scène Mulder et Scully, les héros de X-Files, signé par un dénommé Mischell. Des extraits musicaux d’une chanteuse, Tommi Mischell. Un site consacré à une certaine Patricia Mischell, voyante domiciliée dans le Missouri, États-Unis. Le moteur de recherche lui suggérait surtout d’essayer l’orthographe « Mitchell ».
Minuit. Cette fois, il était vraiment temps de rentrer. Mathias éteignit son ordinateur et regroupa ses affaires. En approchant du portail, il se dit qu’il devrait soumettre une photographie du cow-boy aux différents centres d’accueil pour SDF de Bordeaux et des alentours. Aux CMP, les Centres médico-psychologiques, et aux CATTP, les Centres d’accueil thérapeutique à temps partiel. Il les connaissait tous. Il les visiterait en personne, sûr ou presque que son inconnu avait déjà souffert de troubles mentaux.
Le brouillard l’obligea à rouler au pas. Il mit près d’un quart d’heure pour atteindre son quartier. Le long des jardins, un nombre anormal de véhicules étaient stationnés : les dîners du samedi soir. Pas moyen de se garer. Il laissa sa voiture à cent mètres de chez lui et marcha dans le grand blanc. La rue n’avait plus de contours. Les réverbères lévitaient, en suspens. Tout paraissait léger, immatériel. Le temps qu’il prenne conscience de ce sentiment, il s’aperçut qu’il s’était perdu. Longeant les haies constellées de gouttelettes, dépassant les berlines stationnées, il avança en aveugle, se haussant sur la pointe des pieds pour lire le nom de chaque maison.
Enfin, il aperçut les lettres familières : OPALE.
À tâtons, il ouvrit la barrière. Six pas. Tour de clé. Il referma la porte et pénétra dans son vestibule, vaguement soulagé. Il lâcha sa sacoche, déposa son imperméable sur l’un des cartons de l’entrée, et se dirigea vers la cuisine, sans allumer. Au plan standard de sa baraque, répondaient les gestes standard de sa solitude.
Quelques minutes plus tard, il infusait son thé devant la fenêtre. Dans le silence de son pavillon, il entendait encore la rumeur des patients. Tous les psychiatres connaissent cette sensation. Ils appellent ça « la musique des fous ». Leur élocution déformée. Leurs pas traînants. Leurs délires. Sa tête résonnait de ces murmures comme un coquillage bruisse de l’écho de la mer. Les cinglés ne le quittaient jamais vraiment. Ou plutôt, c’était lui qui ne quittait jamais l’unité Henri-Ey.
Ses pensées s’arrêtèrent net.
Le 4 × 4 noir de la veille venait de surgir du brouillard.
Lentement, très lentement, le véhicule se coula dans la rue et stoppa devant son pavillon. Freire sentit son cœur s’accélérer. Les deux hommes en noir sortirent d’un même mouvement et s’immobilisèrent devant ses fenêtres.
Freire tenta de déglutir. Pas moyen. Il les observa sans essayer de se cacher. Ils mesuraient au moins 1,80 mètre et portaient, sous leurs manteaux, des costumes sombres boutonnés haut, dont le tissu luisait sous la lumière du réverbère. Chemise blanche et cravate noire. Ces gars-là avaient des allures d’énarques, stricts, ambitieux — mais aussi quelque chose de violent, de clandestin.
Mathias restait pétrifié. Il s’attendait à ce qu’ils franchissent la barrière de son jardin et sonnent à sa porte. Mais non. Ils ne bougeaient pas. Ils se tenaient au pied du réverbère, sans chercher à se cacher. Leurs visages étaient en accord avec le reste. Le premier : front haut et lunettes en écaille, sous une chevelure argentée coiffée en arrière. L’autre l’air plus farouche. Cheveux longs et châtains, déjà clairsemés. Sourcils touffus, expression tracassée.
Deux gueules aux traits réguliers.
Deux play-boys à l’aise dans leur costard italien et leur quarantaine.
Qui étaient-ils ? Que lui voulaient-ils ?
Sa douleur au fond de l’œil gauche revint. Il ferma les yeux et se massa doucement les paupières. Quand il les rouvrit, les deux fantômes avaient disparu.
Anaïs Сhatelet n’y croyait pas.
Vraiment un putain de coup de chance.
Une permanence du samedi soir qui s’ouvrait sur un cadavre. Un vrai meurtre, dans les règles de l’art, avec rituel et mutilations. Dès qu’elle avait reçu l’appel, elle avait pris sa voiture personnelle et s’était dirigée vers le lieu de la découverte : la gare Saint-Jean. En route, elle se répétait les informations qu’on lui avait données. Un jeune homme nu. Plaies multiples. Mise en scène aberrante. Rien de précis, mais quelque chose qui sentait bon la folie, la cruauté, les ténèbres… Pas une minable bagarre qui avait mal tourné, ni un vol crapuleux. Du sérieux.
Quand elle aperçut les fourgons stationnés devant la gare, les gyrophares tournoyant dans le brouillard, les flics en cirés de pluie qui passaient comme des spectres brillants, elle comprit que tout était vrai. Son premier meurtre en tant que capitaine. Elle allait constituer un groupe d’enquête. Profiter du délai de flagrance pour mener l’affaire jusqu’au bout. Débusquer le coupable et faire la une des journaux. À 29 ans !
Elle sortit de la voiture et respira l’odeur lacustre de l’atmosphère. Depuis trente-six heures, Bordeaux baignait dans ce jus blanchâtre. On avait l’impression qu’un marécage avait glissé jusqu’ici, avec ses brumes, ses reptiles, ses humeurs aqueuses. De quoi ajouter une dimension supplémentaire à l’événement : un homicide surgi du brouillard. Elle frissonna d’excitation. Un flic du poste de la place des Capucins l’aperçut et vint à elle.
L’homme qui avait découvert le corps était un jockey — un conducteur assurant les manœuvres des trains entre le Technicentre et la gare proprement dite. Prenant son service à 23 heures, il s’était garé dans le parking destiné aux agents SNCF au sud de la halle. Il avait rejoint les voies ferrées par un passage latéral et remarqué le cadavre au fond d’une fosse de maintenance abandonnée, entre la voie n° 1 et les anciens ateliers de réparation. Il avait prévenu le cadre de permanence qui avait aussitôt appelé les hommes de la SUGE, la police ferroviaire, et les vigiles de la SPS, la Société de protection privée qui assurait la sécurité de Saint-Jean. On avait ensuite averti le commissariat le plus proche, place des Capucins.
La suite, Anaïs la connaissait. Le procureur de la République avait été joint à 1 heure du matin. Il avait contacté à son tour l’hôtel de police principal de Bordeaux, rue François-de-Sourdis, et saisi l’OPJ de permanence disponible. Elle. Les autres étaient déjà partis sur des plans foireux liés au brouillard. Accidents de voiture, pillages, disparitions… Ainsi, qu’on le veuille ou non, c’était elle, Anaïs Chatelet, avec son grade de capitaine tout neuf et ses deux années en poste à Bordeaux, qui écopait du meilleur coup de la nuit.
Ils traversèrent le hall de la gare alors qu’un agent de la SNCF leur donnait des chasubles orange fluorescent à endosser. Bouclant les velcros de sa blouse, Anaïs prit une seconde pour admirer les structures d’acier hautes de près de trente mètres qui se perdaient dans le brouillard. Ils remontèrent le quai jusqu’aux voies extérieures. Le type de la SNCF n’arrêtait pas de parler. On n’avait jamais vu ça. Le trafic ferroviaire était bloqué, sur ordre du procureur, pour deux heures. Le mort, dans sa fosse, était une vraie monstruosité. Tout le monde était en état de choc…
Anaïs n’écoutait pas. Elle sentait la flotte lui poisser la peau, le froid pénétrer ses os. À travers les vapeurs, les feux de la gare — tous rouges — formaient une constellation sanglante et filandreuse. Les câbles suspendus ruisselaient. Les voies ferrées, perlées de condensation, brillaient puis s’évanouissaient sous les nuées basses.
Anaïs se tordait les chevilles sur les traverses et le ballast.
— Vous pouvez éclairer le sol ?
Le cheminot baissa sa lampe et reprit son discours. Elle attrapa au passage quelques infos techniques. Les voies portant un numéro pair montaient à Paris. Les voies impaires descendaient vers le sud. On appelait les câbles électriques au-dessus des voies des « caténaires » et les structures métalliques sur le toit des trains des « pantographes ». Tout ça ne lui servait à rien pour l’instant mais lui donnait l’impression confuse de se familiariser avec le crime lui-même.
— On arrive.
Les projecteurs de l’IJ dessinaient des lunes froides et lointaines dans la nuit. Les faisceaux des torches découpaient des rubans de gaze blanchâtre à travers l’obscurité. Plus loin, on apercevait le Technicentre, avec ses TGV, ses TER, ses autorails, ses automotrices, couverts d’une patine argentée. Il y avait aussi des wagons de marchandises, des voitures appelées « Y », l’équivalent des remorqueurs dans les ports, chargées de tirer les trains jusqu’en gare. Des engins puissants et noirs, qui évoquaient des titans taciturnes.
Ils passèrent sous les rubans de non-franchissement. POLICE ZONE INTERDITE. La scène de crime se précisait. La fosse de maintenance. Les pieds chromés des projecteurs. Les techniciens en combinaison blanche surlignée de bleu. Anaïs s’étonnait de leur présence si rapide : le premier laboratoire scientifique de la région se situait à Toulouse.
— Vous voulez voir le corps ?
Un officier de la BAC se tenait devant elle, engoncé dans un ciré de pluie, sur lequel il avait enfilé la chasuble de sécurité. Elle prit une expression de circonstance et acquiesça d’un signe de tête. Elle luttait contre le brouillard, contre son impatience, son excitation. Un jour, à la fac, un prof de droit lui avait soufflé dans un couloir : « Vous êtes l’Alice de Lewis Carroll. L’enjeu, pour vous, ce sera de trouver un monde à votre hauteur ! » Huit ans plus tard, elle marchait entre des voies ferrées en quête d’un cadavre. Un monde à votre hauteur…
Au fond de la fosse, qui mesurait cinq mètres de longueur sur deux de largeur, régnait l’agitation habituelle d’une scène de crime, version compressée. Les techniciens jouaient des coudes, se bousculaient, prenaient des photographies, observant chaque millimètre du sol avec des lampes spéciales — éclairages monochromatiques, allant de l’infrarouge à l’ultraviolet —, prélevant des fragments qu’ils plaçaient sous scellés.
Dans la mêlée, Anaïs parvint à apercevoir le cadavre. Un homme d’une vingtaine d’années. Nu. Famélique. Couvert de tatouages. Ses os semblaient prêts à crever la peau. La blancheur de son épiderme paraissait phosphorescente. Les deux rails au-dessus de la fosse le cernaient comme le cadre d’un tableau. Anaïs songea à une toile de la Renaissance. Un martyr aux chairs livides, cambré dans une position douloureuse au fond d’une église.
Mais le vrai choc provenait de la tête.
Pas une tête d’homme mais de taureau.
Une puissante gueule noire de bovin, tranchée à la base du cou, qui devait peser dans les cinquante kilos.
Anaïs prit enfin la mesure de ce qu’elle voyait. Tout ça était réel. Elle sentit ses genoux se dérober. Elle se pencha pourtant et se concentra, s’accrochant à ses premières constatations pour ne pas flancher. Deux solutions. Soit le meurtrier avait décapité sa victime et posé sur ses épaules la tête de l’animal, soit il avait enfoncé son trophée sur le crâne de l’homme.
Dans les deux cas, le symbole était évident : on avait tué le Minotaure. Un Minotaure des temps modernes, perdu dans un dédale de voies ferrées. Le labyrinthe.
— Je peux descendre ?
On lui passa des surchaussures et une charlotte de papier. Elle emprunta l’escalier de fer qui permettait de plonger dans la fosse. Les techniciens de l’Identité judiciaire s’écartèrent. Elle s’accroupit, examina la zone qui l’intéressait : cette tête monstrueuse d’animal enchâssée sur un corps d’homme.
La deuxième option était la bonne. La tête avait été enfoncée à pleines forces sur celle de la victime. Au-dessous, le crâne devait être en bouillie.
— À mon avis, il a creusé l’intérieur du cou de la bête.
Anaïs se retourna vers celui qui venait de parler. Michel Longo, le médecin légiste. Déguisé comme les autres en fantôme à capuche, elle ne l’avait pas reconnu.
— Depuis quand est-il mort ? demanda-t-elle en se relevant.
— Trop tôt pour le dire avec précision. Au moins vingt-quatre heures. Mais le froid et le brouillard ont compliqué les choses.
— Il est là depuis tout ce temps ?
Le médecin ouvrit ses mains gantées. Il portait des lunettes Persol sous sa capuche plissée.
— Ou le tueur l’a déposé ce soir. Impossible de savoir.
Anaïs pensa au brouillard qui engluait la ville depuis la veille. Avec cette purée de pois, le meurtrier avait pu agir n’importe quand.
— Salut.
Elle leva les yeux, la main en visière. Debout au bord de la fosse, la silhouette d’une femme se découpait sur le halo blanc des projecteurs. Même à contre-jour, elle la reconnut. Véronique Roy, substitute du procureur. Une sorte de double d’Anaïs. Bordelaise, fille de la haute bourgeoisie, âgée de la trentaine, elle avait suivi le même cursus, ou presque. Toutes deux s’étaient croisées d’abord dans les écoles privées les plus huppées, sur les bancs de l’université Montesquieu puis dans les toilettes des boîtes branchées de la ville. Elles n’avaient jamais été amies. Ni ennemies. Elles continuaient à se croiser maintenant dans le cadre du boulot. Un pendu. Une femme au visage arraché par un micro-ondes lancé violemment par le mari. Une adolescente à la gorge tranchée. Pas vraiment de quoi copiner.
— Salut, grommela Anaïs.
La substitute rayonnait dans la lumière, les dominant au bord de la fosse. Elle portait un blouson de cuir Zadig & Voltaire qu’Anaïs avait repéré depuis longtemps dans une vitrine, près du cours Georges-Clemenceau.
— C’est l’hallu, murmura la magistrate, le regard rivé sur le corps.
Anaïs lui fut reconnaissante pour cette phrase débile qui résumait bien la situation. Elle était certaine que Véronique éprouvait les mêmes sentiments qu’elle. Terreur et excitation à la fois. Il leur arrivait ce qu’elles avaient toujours espéré, l’une comme l’autre, tout en le redoutant. L’enquête meurtrière unique. Le tueur délirant. Toutes les filles de leur âge, dans ce boulot, avaient été nourries au Silence des agneaux, rêvant de devenir Clarice Starling.
— T’as une idée de la cause de la mort ? demanda Anaïs au légiste.
Longo eut un geste vague :
— Aucune blessure apparente. Il a peut-être été étouffé par la tête du taureau. Ou égorgé. Ou empoisonné. Faut attendre l’autopsie et les résultats de toxico. Je n’exclus pas l’overdose.
— Pourquoi ?
Il se baissa et attrapa le bras gauche de la victime. Les veines du pli du coude semblaient dures comme du bois, marquées de cicatrices, de boules de chair, d’œdèmes bleuâtres.
— Défoncé jusqu’à l’os. D’une façon générale, le gars était en très mauvais état. Je veux dire : de son vivant. Crado. Sous-alimenté. Il porte les marques de vieilles blessures non soignées. Je dirais qu’on a affaire à un tox d’une vingtaine d’années. Un SDF. Un zonard. Quelque chose comme ça.
Anaïs leva le regard vers le flic de la BAC, debout près de la substitute :
— On a retrouvé les vêtements ?
— Ni vêtements, ni document d’identité.
L’homme avait été tué ailleurs et balancé ici. Planqué ? Ou au contraire exposé ? Une certitude. Cette fosse jouait un rôle dans le rituel du meurtrier.
Elle remonta les marches, jetant un dernier coup d’œil au corps. Couvert de paillettes de glace, il ressemblait à une sculpture d’acier. La fosse avec ses odeurs de graisse et de métal constituait une sépulture parfaite pour cette créature.
Revenue à la surface, elle ôta sa charlotte et ses surchaussures. Véronique Roy se lança dans les formules d’usage :
— Je te saisis officiellement de…
— Tu m’enverras la paperasse au bureau.
Vexée, la substitute interrogea Anaïs sur les pistes qu’elle allait suivre. Elle répondit d’un ton mécanique, énumérant les opérations de routine. Dans le même temps, elle essayait d’imaginer le profil du tueur. Il connaissait les lieux. Et sans doute l’horaire des manœuvres des trains. Peut-être un gars de la SNCF. Ou un type qui avait soigneusement préparé son coup.
Soudain, une vision lui coupa le souffle. L’assassin portait sur son dos le corps dans une housse brune et plastifiée. Il marchait, arc-bouté dans les vapeurs. Elle se fit cette réflexion technique : le corps ajouté à la tête constituait un fardeau de plus de cent kilos. Le meurtrier était donc un colosse. Ou bien avait-il enfoncé la tête du taureau une fois sur place ? Ce qui signifierait deux voyages — de sa voiture à la fosse de maintenance. Où s’était-il garé ? sur le parking ?
— Quoi ?
— Je te demandais si tu avais constitué ton groupe d’enquête, répéta Véronique Roy.
— Mon groupe, le voilà…
Le Coz arrivait d’un pas maladroit, se cassant les chevilles sur le ballast, affublé du gilet fluo réglementaire. La substitute parut étonnée. Elle avait des yeux clairs, sous des sourcils en coups de fouet. Anaïs devait l’admettre : plutôt jolie.
— Je déconne, sourit-elle. Je te présente le lieutenant Hervé Le Coz, mon deuxième de groupe. Il était le seul de permanence avec moi cette nuit. L’équipe sera constituée dans une heure.
Sous sa chasuble, Le Coz portait un manteau de cachemire noir. Ses cheveux gominés, très noirs eux aussi, scintillaient de gouttes de condensation. Ses lèvres sensuelles exhalaient des panaches de buée. Tout son être distillait une séduction raffinée qui parut provoquer chez Véronique Roy une sorte de raidissement imperceptible, un réflexe de défense. Anaïs sourit. La substitute était sans doute célibataire, comme elle. Un malade sait reconnaître les signes de sa maladie chez les autres.
Elle résuma la situation à l’attention de Le Coz puis attaqua d’un ton de commandement. Cette fois, elle ne bluffait pas :
— En priorité, il faut identifier la victime. Puis creuser son réseau de relations.
— Tu penses que le tueur et le gars se connaissaient ? intervint Véronique Roy.
— Je ne pense rien. Faut d’abord savoir qui est mort. Ensuite, on procédera par cercles successifs. Des connaissances les plus proches aux plus éloignées. Les amis de toujours. Les rencontres d’un soir.
Anaïs revint au lieutenant :
— Appelle les autres. Il faut visionner toutes les bandes de la gare. Et pas seulement celles des dernières 24 heures.
Elle tendit le bras vers le parking :
— Notre client n’est certainement pas passé par la gare et ses guichets. Il s’est introduit sur les voies par le parking du personnel. Concentre-toi sur ces vidéos. Relève toutes les plaques des voitures stationnées là ces derniers jours. Tu retrouves les mecs et tu les interroges. Tu vois les cadres, les agents, les techniciens de la gare. Qu’ils se creusent les méninges pour se souvenir du moindre truc suspect.
— On commence quand ?
— C’est déjà commencé.
— Il est trois heures du matin.
— Tu sors tout le monde du lit. Fouillez les anciens ateliers. Y a toujours des SDF dans ces squats. Peut-être ont-ils vu quelque chose. Quant au jockey…
— Le jockey ?
— Le conducteur de trains qui a découvert le corps. Je veux son PV d’audition sur mon bureau demain matin. Je veux aussi un maximum de monde dans les heures qui viennent, ici, à la gare. On quadrille tout le périmètre. On interroge tous les usagers, tous les habitués.
— On est dimanche.
— Tu veux attendre lundi ? Fais-toi aider par la BAC et les municipaux.
Le Coz prit des notes sans répondre. Son carnet était trempé par le brouillard.
— Je veux aussi un gars sur l’aspect animal de l’enquête.
Le flic leva les yeux. Il ne comprenait pas.
— Cette tête de taureau provient bien de quelque part. Contacte les gendarmes d’Aquitaine, des Landes et du Pays basque.
— Pourquoi si loin ?
— Parce qu’il s’agit d’un taureau de combat. Un toro bravo.
— Comment tu le sais ?
— Je le sais, c’est tout. Les premiers élevages se trouvent aux environs de Mont-de-Marsan. Ensuite, tu descends vers Dax.
Le Coz écrivait toujours, rageant contre la flotte qui faisait baver ses lignes.
— Bien sûr, je ne veux pas voir un journaliste sur ce coup.
— Comment tu veux les éviter ? demanda la substitute.
En tant que magistrate, elle avait un devoir de communication envers les médias. Elle devait déjà avoir planifié sa conférence de presse, et même réfléchi à ce qu’elle porterait à ce moment-là. Anaïs lui coupait l’herbe sous le pied.
— On attend. On ne dit rien. Avec un peu de chance, ce type est vraiment un SDF.
— Je pige pas.
— Personne ne le cherche. On peut donc traîner pour annoncer sa mort. Disons vingt-quatre heures. Même à ce moment-là, on oubliera de parler de la tête de taureau. On évoquera un sans-abri, sans doute mort de froid. Point barre.
— Et si ce n’est pas un zonard ?
— Il nous faut ce délai, de toutes façons. Qu’on puisse bosser en toute discrétion.
Le Coz salua les filles d’un signe de tête et disparut dans les brumes. En d’autres lieux, d’autres temps, il aurait attaqué son numéro de charme auprès des deux jeunes femmes mais il avait déjà pigé l’urgence. Les heures à venir se passeraient de sommeil, de nourriture, de famille, de quoi que ce soit qui ne serait pas l’enquête.
Anaïs s’adressa au gars de la BAC, qui restait en retrait mais n’en perdait pas une miette :
— Trouvez-moi le coordinateur de l’IJ.
— Tu penses que c’est le début d’une série ? demanda la substitute à voix basse.
Son timbre trahissait encore la même émotion ambivalente. Mi-désir, mi-répulsion. Anaïs sourit.
— Trop tôt pour le dire, ma belle. On doit attendre le rapport du légiste. Le modus operandi nous en dira plus long sur le profil du gars. Je dois aussi vérifier s’il n’y a pas un fêlé qui est sorti récemment de Cadillac.
Tout le monde connaissait ce nom dans la région. L’Unité pour Malades difficiles. L’antre des fous violents et criminels. Presque une curiosité locale, entre grands crus et dune du Pilat.
— Je vais éplucher les fichiers à l’échelle nationale, continua-t-elle. Pour voir s’il y a déjà eu un meurtre de ce genre en Aquitaine ou ailleurs.
Anaïs racontait n’importe quoi pour épater sa rivale. Le seul fichier national qui concernait les criminels en France était un programme constamment actualisé par des flics ou des gendarmes qui répondaient à des questionnaires mais n’en avaient rien à foutre.
Soudain, le brouillard se déchira. La faille révéla un des cosmonautes de l’Identité judiciaire :
— Abdellatif Dimoun, fit l’apparition en abaissant sa capuche. Je suis le coordinateur de la PTS sur cette enquête.
— Vous êtes de Toulouse ?
— Du LPS 31, ouais.
— Comment vous avez déboulé si vite ?
— Un coup de chance, si je peux dire.
L’homme eut un large sourire. Il avait des dents éclatantes qui tranchaient sur sa peau mate. Âgé d’une trentaine d’années, il avait l’air sauvage et sexy.
— On est à Bordeaux pour un autre truc. La contamination du site industriel de Lormont.
Anaïs en avait entendu parler. On soupçonnait un ancien salarié de la boîte — une unité de production chimique — d’avoir saboté des procédés techniques par vengeance. La capitaine et la substitute se présentèrent. Le technicien ôta ses gants et leur serra la main.
— La pêche a été bonne ? demanda Anaïs d’un ton qui se voulait neutre.
— Non. Tout est trempé. Y a au moins dix heures que le corps baigne dans son jus. A priori, impossible de relever la moindre marque papillaire.
— La moindre quoi ?
Anaïs se tourna vers la substitute, trop contente d’étaler sa science :
— Les empreintes digitales.
Véronique Roy se renfrogna.
— On n’a pas trouvé non plus de fragments organiques ni de liquides biologiques, continua Dimoun. Ni sang, ni sperme, ni rien. Mais encore une fois, avec cette flotte… On n’a qu’une certitude : ce n’est pas une scène de crime mais une scène d’infraction. Le tueur a simplement jeté le corps ici. Il a tué ailleurs.
— Vous nous envoyez le rapport et les analyses le plus vite possible ?
— Bien sûr. On va bosser sur place, dans un labo privé.
— En cas de question, je vous appellerai.
— Aucun problème.
L’homme écrivit ses coordonnées de mobile au dos d’une carte de visite.
— Je vous donne le mien, fit-elle en traçant les chiffres sur une page de son bloc. Vous pouvez me contacter à n’importe quelle heure. Je vis seule.
Le technicien haussa les sourcils, surpris par cette brutale confidence. Anaïs se sentit rougir. Véronique Roy l’observait d’un air narquois. Le flic de la BAC vint lui sauver la mise.
— J’peux vous voir une seconde ? C’est le chef d’escale… Il a un truc important à vous dire.
— Quoi ?
— Je sais pas au juste. Il paraît qu’on a retrouvé hier ici un type bizarre. Un amnésique. J’étais pas là.
— Où ça s’est passé ?
— Ils l’ont découvert sur les voies. Pas loin de la fosse de maintenance.
Elle salua Roy et Dimoun, en fourrant dans la paume de l’homme ses coordonnées. Elle suivit le flic à travers les rails, tout en remarquant trois types en blouse blanche qui arrivaient en direction du parking, entre les bâtiments abandonnés. Les hommes chargés du transfert à la morgue. Un fenwick ronronnait dans leur sillage. Sans aucun doute pour soulever le corps et sa tête démesurée.
Toujours sur les pas de son guide, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La substitute et le technicien de l’IJ bavardaient en toute complicité, à l’écart du périmètre de sécurité. Ils avaient même allumé une cigarette. Véronique Roy gloussait comme une poule. Anaïs serra avec colère le keffieh palestinien qu’elle portait en guise d’écharpe. Ça confirmait ce qu’elle avait toujours pensé. Avec ou sans cadavre, solidaires ou non, c’était toujours la même rengaine : que la meilleure gagne.
Le brouillard se renforçait dans le centre-ville. Des volutes blanches s’échappaient du bitume, des murs, des bouches d’égout. On ne voyait pas à cinq mètres. Aucun problème. Anaïs aurait pu rentrer au poste les yeux fermés. Après les explications plutôt confuses du cadre de surveillance — un cow-boy amnésique avait été retrouvé la nuit précédente, dans la même zone du réseau ferroviaire —, elle avait encore donné quelques consignes puis repris sa voiture.
Des quais, elle emprunta le cours Victor-Hugo en direction de la cathédrale Saint-André. Après l’excitation, elle subissait maintenant une baisse de régime. Serait-elle à la hauteur ? Allait-on même lui laisser le dossier ? Dans quelques heures, la nouvelle se répandrait dans les hautes sphères de la ville. Le préfet, le maire, les députés appelleraient le commissaire principal, Jean-Pierre Deversat. Un cadavre à tête de taureau, dans la cité des vins, ça faisait désordre. Ils seraient tous d’accord : l’enquête devait être bouclée le plus rapidement possible. Ils s’interrogeraient alors sur l’OPJ saisi. Son âge. Son expérience. Son sexe. Et surtout son nom. Le scandale lié à son père. Cette histoire était devenue comme une tache de naissance — indélébile.
Deversat la couvrirait-il ? Non. Il la connaissait à peine. Il savait sur elle ce que tout le monde savait : une fliquette surdiplômée, brillante, qui en voulait. Mais une enquête policière n’avait rien à faire de ces qualités. Rien ne remplaçait l’expérience d’un vieux briscard. Elle se réconforta en se disant que le délai de flagrance la protégeait. C’était elle qui avait été saisie et personne d’autre.
Elle avait huit jours pour agir, sans juge ni commission rogatoire. Interroger qui elle voudrait. Fouiner là où ça lui plairait. Réquisitionner les partenaires ou le matériel dont elle aurait besoin. En réalité, une telle perspective lui filait la frousse. Saurait-elle utiliser un tel pouvoir ?
Elle rétrograda avant de braquer à droite, sur le cours Pasteur. L’image du coordinateur de la PTS vint brouiller ses pensées. L’Arabe au sourire enjôleur. Elle repensa à sa gaffe et son acharnement à lui filer son numéro de portable. Quelle conne. Avait-elle été ridicule ? En réponse, elle entendit le gloussement de Véronique Roy alors qu’elle s’en allait.
Elle ralentit au feu rouge, qui brillait comme une boule de feu dans la trame moirée, puis franchit la voie sans attendre le vert. Elle avait placé sur son toit son gyrophare, en mode silencieux. Un fanal bleu dans le limon des ténèbres.
Elle tenta de revenir à son enquête mais n’y parvint pas. La colère montait en elle. Une colère dirigée contre elle-même. Pourquoi se jetait-elle à la tête de tous les mecs ? Toujours en manque, toujours inquiète de susciter le désir… Comment pouvait-elle être aussi accro à l’amour ? Sa solitude était devenue une maladie. Une hyper-sensibilité à tout ce qui touchait au sentiment.
Elle croisait des amoureux dans la rue, sa gorge se serrait. Des amants s’embrassaient dans un film, les larmes montaient. Une connaissance se mariait, elle s’enfilait un Lexomil. Elle ne supportait plus de voir les autres s’aimer. Son cœur était devenu un abcès, qui réagissait au moindre stimulus. Elle connaissait le nom de cette maladie. Névrose. Et le spécialiste qu’il lui fallait : un psy. Mais des psys, elle en avait consulté des légions depuis son adolescence. Sans le moindre résultat.
Elle gara sa Golf au pied de la cathédrale et éclata en sanglots, bras croisés sur son volant. Pendant plusieurs minutes, elle laissa s’écouler le trop-plein lacrymal, avec un soulagement douloureux. Elle s’essuya les yeux, se moucha, reprit ses esprits. Pas question d’arriver au poste dans cet état. On attendait un chef. Pas une pisseuse.
Elle coupa sa radio et avala un Lexomil. Elle attrapa son iPod et enfonça les écouteurs dans ses oreilles. Un peu de musique en attendant que l’anxiolytique fasse son effet. Rise de Gabrielle. Une chanson mélancolique des années 2000, fondée sur un sample de Bob Dylan. Ses souvenirs se mirent à flotter dans sa tête alors que la molécule gagnait son combat contre l’angoisse.
Elle n’avait pas toujours été comme ça. Nerveuse. Instable. Dépressive. Jadis, elle était une jeune fille modèle, attirante, déterminée. Sûre de sa position, de sa séduction, de son avenir. Un père œnologue, sollicité par les plus grands Châteaux. Un hôtel particulier dans le Médoc. Une scolarité sans fausse note au lycée Tivoli. Bac à 17 ans. Fac de droit à 18. Le projet : maîtrise de droit puis faculté d’œnologie, comme papa, pour se spécialiser dans le droit du patrimoine et des vins. Imparable.
Jusqu’à 20 ans, Anaïs n’avait jamais failli à la règle. Même si cette règle impliquait quelques écarts. Il fallait que jeunesse se passe… Aux rallyes guindés, où fils et filles des grandes familles bordelaises se rencontraient, s’ajoutaient les soirées plus corsées, avec les mêmes, où on se bourrait la gueule avec les vins les plus prestigieux — il suffisait de descendre à la cave familiale. Elle avait aussi brûlé pas mal de nuits dans les boîtes de la région, carré VIP, s’il vous plaît, à la table des footballeurs girondins.
Ce n’était pas une génération passionnante. Tout ce qui n’était pas bourré était défoncé à la coke et vice versa. Avec des valeurs et des espérances aussi plates qu’un dance-floor. Aucun de ces fils à papa n’avait même l’ambition de gagner de l’argent puisque tout le monde en avait déjà. Parfois, elle se disait qu’elle aurait préféré être une pauvre, une garce, une pute, qui aurait arraché à ces gosses de riches leur fric sans le moindre remords. Pour l’heure, elle était comme eux. Et elle suivait la ligne — celle de son père.
La mère d’Anaïs, Chilienne pur jus, avait perdu la raison quelques mois après son accouchement, à Santiago, alors que Jean-Claude Chatelet travaillait au développement du Carménère, un cépage devenu rare en France mais florissant au pied des Andes. Pour soigner son épouse, l’œnologue avait décidé de rentrer en Gironde, sa région d’origine, où il pouvait facilement trouver du travail.
Dans le tableau, la seule fissure était cette mère cinglée et la visite hebdomadaire à l’institut de Tauriac où on la soignait. Anaïs n’en gardait qu’un souvenir vague — elle cueillait des boutons-d’or dans le parc pendant que papa marchait avec une femme silencieuse qui ne l’avait jamais reconnue. La femme était morte quand elle avait huit ans, sans jamais avoir retrouvé la moindre lucidité.
Après ça, l’harmonie n’avait plus connu de fausse note. Parallèlement à son activité professionnelle, son père se consacrait à l’éducation de sa fille adorée et elle se consacrait en retour à satisfaire toutes ses attentes. D’une certaine manière, ils vivaient en couple mais elle ne conservait pas de cette période le moindre souvenir frustrant, malsain ou étouffant. Papa ne voulait que son bonheur et elle n’aspirait qu’à un bonheur dans les normes. Première en classe et championne d’équitation.
2002 fut l’année du scandale.
Elle avait 21 ans. D’un coup, le monde se transforma autour d’elle. Les journaux. Les rumeurs. Les regards. On l’observait. On lui posait des questions. Elle ne pouvait pas répondre. Physiquement, cela lui était impossible. Elle avait perdu sa voix. Pendant près de trois mois, elle ne put prononcer un mot. Phénomène purement psychosomatique, selon les médecins.
Sa priorité fut de quitter l’hôtel particulier de son père. Elle brûla ses robes. Dit adieu à son cheval, cadeau de papa — si cela avait été possible, elle l’aurait abattu d’un coup de fusil. Elle tourna le dos à ses amis. Fit un doigt d’honneur à sa jeunesse dorée. Plus question de respecter les convenances. Plus question, surtout, du moindre contact avec son père.
2003.
Elle acheva sa maîtrise de droit. Elle se mit aux sports de combat, krav-maga et kickboxing. Elle s’initia au tir sportif. Elle voulait désormais être flic. Se consacrer à la vérité. Laver ces années de mensonge qui avaient souillé sa vie, son âme, son sang, depuis sa naissance.
2004.
ENSOP (École Nationale Supérieure des Officiers de Police), Cannes-Écluse. Dix-huit mois de formation. Procédures. Méthodes d’investigation. Connaissances sociales… Major de sa promotion, Anaïs put choisir en priorité son affectation. Elle se décida pour un CIAT standard, à Orléans, histoire de tâter du trottoir. Puis elle demanda Bordeaux. La ville où le scandale avait éclaté. Où son nom avait été traîné dans la fange. Personne ne comprit ce choix.
C’était pourtant simple.
Elle voulait leur montrer qu’elle ne les craignait pas.
Et lui montrer, à lui, qu’elle était désormais du côté de la justice et de la vérité.
Physiquement, Anaïs n’était plus la même. Elle s’était coupé les cheveux. Elle ne portait plus que des jeans, des pantalons de treillis, des blousons de cuir et des Rangers. Son corps était celui d’une athlète, de petit gabarit, mais musclé et rapide. Sa façon de parler, ses mots, son ton, s’étaient durcis. Pourtant, malgré ses efforts, elle demeurait une jeune fille cristalline, à la peau très blanche, aux grands yeux étonnés, qui avait toujours l’air de sortir d’un conte de fées.
Tant mieux.
Qui se méfierait d’une OPJ aux allures de poupée ?
Côté mecs, dès son retour à Bordeaux, Anaïs s’était lancée dans une quête en forme d’impasse. Malgré ses airs de petite frappe, elle cherchait une épaule solide pour la soutenir. Un corps musclé pour lui tenir chaud. Deux ans plus tard, elle n’avait toujours pas trouvé. Elle qui avait été une froide séductrice à l’époque des soirées chic, la « jewish princess » inaccessible n’attirait plus maintenant le moindre mâle. Et si jamais un candidat s’aventurait dans ses filets, elle ne parvenait pas à le garder.
Était-ce à cause de son allure ? de ses névroses qui suintaient à travers son élocution, ses gestes trop nerveux, ses coups d’œil en déclics ? son métier qui faisait peur à tout le monde ? Quand elle se posait la question, elle répondait d’un haussement d’épaules. Trop tard pour changer, de toute façon. Elle avait perdu sa féminité comme on perd sa virginité. Sans espoir de retour.
Aujourd’hui, elle en était à sa période Meetic.
Trois mois de rencontres merdiques, de bavardages stériles, de connards avérés. Pour des résultats nuls et toujours humiliants. Elle sortait de chaque histoire un peu plus usée, un peu plus accablée par la cruauté masculine. Elle cherchait des compagnons, elle récoltait des ennemis. Elle visait « N’oublie jamais ». On lui servait « Les douze salopards ».
Elle leva les yeux. Ses larmes avaient séché. Elle écoutait maintenant Right where it belongs de Nine Inch Nails. À travers les brumes, les gargouilles de la cathédrale l’observaient. Ces monstres de pierre lui rappelaient tous ces hommes dissimulés derrière leurs écrans, qui la guettaient, la séduisaient avec des mensonges. Des étudiants en médecine en réalité livreurs de pizzas. Des créateurs d’entreprise qui touchaient le RSA. Des célibataires en quête de l’âme sœur dont l’épouse attendait un troisième enfant.
Des gargouilles.
Des diables.
Des traîtres…
Elle tourna la clé de contact. Le Lexomil avait fait son effet. Mais surtout, sa colère revenait, et avec elle, sa haine. Des sentiments qui la stimulaient plus sûrement que n’importe quelle drogue.
En démarrant, elle se souvint de l’événement majeur de la nuit. Un homme dans sa ville avait tué un innocent et lui avait enfoncé une tête de taureau sur le crâne. Elle se sentit ridicule avec ses préoccupations de midinette. Et cinglée d’y penser alors qu’un tueur courait dans les rues de Bordeaux.
Les dents serrées, elle prit la direction de la rue François-de-Sourdis. Pour une fois, elle n’avait pas perdu sa nuit.
Elle tenait un cadavre.
C’était toujours mieux qu’un connard vivant.
— Hier, tu m’as dit que tu t’appelais Mischell.
— C’est vrai. Pascal Mischell.
Freire nota le prénom. Vrai ou faux, un nouvel élément. Il n’avait eu aucune difficulté à plonger le cow-boy en état d’hypnose. Son amnésie le prédisposait à se déconnecter du monde extérieur. Un autre facteur jouait : la confiance qu’il accordait au psychiatre. Sans confiance, pas de décontraction. Sans décontraction, pas d’hypnose.
— Tu sais où tu habites ?
— Non.
— Réfléchis.
Le colosse se tenait droit sur sa chaise, les mains sur les cuisses, portant son inévitable chapeau. Freire avait voulu mener la séance dans son bureau, au Point Consultations. Un dimanche, c’était le lieu idéal pour ne pas être dérangé. Il avait tiré les stores et verrouillé la porte. Pénombre et tranquillité.
Il était 9 heures du matin.
— Je crois… Oui, le nom de la ville, c’est Audenge.
— Où est-ce ?
— Dans le bassin d’Arcachon.
Freire nota.
— Quel est ton métier ?
Mischell ne répondit pas tout de suite. Des plis sur son front, juste sous le bord du Stetson, dessinaient des lignes de réflexion.
— Je vois des briques.
— Des briques de construction ?
— Oui. Je les tiens. Je les pose.
L’homme mimait les gestes, paupières closes, comme un aveugle. Freire songea aux particules découvertes sur ses mains et sous ses ongles. De la poussière de brique.
— Tu travailles dans le bâtiment ?
— Je suis maçon.
— Où travailles-tu ?
— Je suis… Je crois… En ce moment, j’bosse sur un chantier au Cap-Ferret.
Freire écrivait toujours. Il ne prenait pas ces données pour argent comptant. La mémoire de Mischell pouvait déformer la vérité. Ou créer des éléments de pure fiction. Ces informations étaient plutôt des indices. Elles marquaient une orientation de recherche. Tout vérifier.
Il leva son stylo et attendit. Ne pas multiplier les questions. Laisser agir l’atmosphère du bureau. Lui-même se sentait gagné par le sommeil. Le géant ne parlait plus.
— Le nom de ton patron, reprit enfin Mathias, tu t’en souviens ?
— Thibaudier.
— Tu peux m’épeler ?
Mischell n’eut aucune hésitation.
— Tu ne te rappelles rien d’autre ?
Silence, puis :
— La dune. Du chantier, on voit la dune du Pilat…
Chaque réponse était comme un coup de crayon complétant l’esquisse.
— Tu es marié ?
Nouvelle pause.
— Pas marié, non… J’ai une amie.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Hélène. Hélène Auffert.
Après lui avoir fait épeler ce nouveau nom, Freire passa la vitesse supérieure :
— Que fait-elle dans la vie ?
— Assistante à la mairie.
— La mairie de votre village ? La mairie d’Audenge ?
Mischell se passa la main sur le visage. Elle tremblait.
— Je… Je sais plus…
Freire préféra stopper la séance. Il organiserait une autre session le lendemain. Il fallait respecter le rythme de la mémoire qui se frayait un chemin vers la lumière.
En quelques mots, il sortit Mischell de son état de suggestion puis releva les stores. L’éclat du soleil l’éblouit et relança la douleur au fond de son orbite. Il n’était plus question de brouillard sur Bordeaux. Un soleil d’hiver régnait sur la ville. Blanc et froid comme une boule de neige. Freire y vit un bon présage pour son travail sur l’amnésique.
— Comment tu te sens ?
Le cow-boy ne bougeait pas. Il portait une veste de toile, de même couleur que son pantalon, alloués par le CHS. Mi-pyjama, mi-costume de détenu. Freire secoua la tête. Il était opposé à l’idée d’un uniforme pour les patients.
— Bien, fit Mischell.
— Tu te souviens de notre conversation ?
— Vaguement. J’ai dit des trucs importants ?
Le psychiatre répondit avec prudence, utilisant les formules d’usage mais ne répétant pas à voix haute les renseignements. Il devait d’abord les vérifier, l’un après l’autre. Il s’assit derrière son bureau et regarda Mischell droit dans les yeux. Après quelques paroles d’apaisement, il l’interrogea sur son sommeil.
— J’ai encore fait le même rêve.
— Le soleil ?
— Le soleil, oui. Et l’ombre.
De quoi avait-il rêvé, lui ? Après l’épisode des hommes en noir, il était tombé dans l’inconscience comme une pierre dans un gouffre. Il avait dormi tout habillé sur le canapé du salon. Il devenait le clochard de sa propre existence.
Il se leva et fit le tour du géant, toujours assis :
— Tu as essayé de te souvenir de… ta nuit dans la gare ?
— Bien sûr. Rien me revient.
Freire marchait maintenant dans son dos. Il avait conscience que ses pas avaient quelque chose de menaçant, d’oppressant — un flic interrogeant son prisonnier. Il se rapprocha, sur sa droite :
— Pas même un détail ?
— Rien.
— La clé ? L’annuaire ?
Mischell cilla plusieurs fois. Des tics nerveux apparurent sur son visage.
— Rien. Je sais rien.
Le psychiatre revint derrière son bureau. Il sentait cette fois une résistance chez l’homme. Il avait peur. Peur de se souvenir. Freire lui adressa un sourire amical. Un vrai signe de conclusion, et d’apaisement. Il ne prenait pas assez de précautions avec ce patient. Sa mémoire était comme une feuille de papier froissée, qui pouvait se déchirer à mesure qu’on la dépliait.
— On va s’arrêter là pour aujourd’hui.
— Non. Je veux te parler de mon père.
La machine de la mémoire était enclenchée. Avec ou sans hypnose. Freire reprit son bloc.
— Je t’écoute.
— Il est mort. Y a deux ans. Un maçon. Comme moi. J’t’ai dit que je faisais ce métier ?
— Oui.
— Je l’aimais beaucoup.
— Où vivait-il ?
— Marsac. Un village dans le bassin d’Arcachon.
— Et ta mère ?
Il ne répondit pas tout de suite et tourna la tête. Ses yeux semblaient chercher la réponse au fond de la lumière glacée de la fenêtre.
— Elle tenait un bar-tabac, fit-il enfin, dans la rue principale de Marsac. Elle est morte elle aussi, l’année dernière. Juste après mon père.
— Tu te souviens dans quelles circonstances ?
— Non.
— Tu as des frères et sœurs ?
— Je… (Mischell hésita.) Je sais plus.
Freire se leva. Il était temps cette fois de clore le rendez-vous. Il appela un infirmier et prescrivit un sédatif à Mischell. Du repos avant tout.
Une fois seul, il regarda sa montre. Près de 10 heures. Sa permanence aux urgences recommençait à 13 heures. Il avait le temps de retourner chez lui mais à quoi bon ? Il préférait effectuer une visite de son unité. Ensuite, il reviendrait ici et vérifierait les nouvelles données sur Pascal Mischell.
En sortant dans le couloir, une vérité souterraine lui apparut.
Il cherchait à vivre ici, au CHS. En sécurité. Comme ses patients.
— J’ai fait ce que j’ai pu pour lui bricoler une tête potable.
— Je vois ça.
10 heures du matin. Anaïs Chatelet n’avait dormi que deux heures, sur le canapé de son bureau. Son téléphone coincé dans le creux de l’épaule, elle contemplait sur son écran les restes du visage de la victime de la gare Saint-Jean. Nez broyé. Arcades fracassées. Œil droit enfoncé, désaxé de quelques centimètres par rapport au gauche. Les lèvres tuméfiées laissaient entrevoir les dents brisées. Un masque couturé, rafistolé, asymétrique.
Longo, le légiste, venait de lui envoyer la photographie — en vue d’une identification — et l’avait appelée dans la foulée.
— A priori, toutes les fractures du visage ont été provoquées par la tête de taureau. Le tueur a creusé l’intérieur du cou de l’animal. Il l’a évidée jusqu’au cerveau puis il a enfoncé ce truc immonde sur le crâne de l’homme, comme une cagoule. Les vertèbres de la bête et ce qui restait de muscles et de tissus ont écrabouillé le visage du gamin.
Le gamin. C’était le mot. Il devait avoir une vingtaine d’années. Des cheveux teints, tendance corbeau, coupés à la diable. Sans doute un Gothique. On avait soumis ses empreintes digitales au fichier national : aucun résultat. Le type n’avait jamais fait de taule, ni même de garde à vue. Quant au FNAEG, le Fichier national automatisé des Empreintes génétiques, la vérification prenait plus de temps.
— C’est ça qui l’a tué ?
— Non. Il était déjà mort.
— De quoi ?
— Mon feeling était le bon. Overdose. J’ai reçu ce matin, première heure, les analyses toxico. Le sang de notre client contenait près de deux grammes d’héroïne.
— T’es certain qu’il est mort de ça ?
— Personne ne peut encaisser une telle dose. Je te parle d’une héroïne presque pure. Et il n’y a pas trace d’autre blessure.
Anaïs s’arrêta d’écrire :
— Qu’est-ce que t’appelles « presque pure » ?
— Disons à 80 %.
Elle connaissait le monde de la drogue. Elle avait tout appris à Orléans, plaque tournante de la défonce pour l’Île-de-France. Elle savait qu’une telle héroïne n’existe nulle part sur le marché de la came. Et surtout pas à Bordeaux.
— Les analyses toxico ne nous disent rien d’autre sur le produit ?
— Le nom et l’adresse du dealer par exemple ?
Anaïs ne répondit pas à la vanne.
— Une chose est sûre, reprit Longo. Notre victime était un tox. Je t’ai montré son bras. Ses mains portent aussi des traces de piqûres. J’ai pas pu vérifier ses cloisons nasales vu l’état des os et des cartilages mais je n’ai pas besoin de confirmation. Notre client était un familier de l’héro. Il ne se serait jamais shooté à un produit pareil s’il avait connu sa composition.
Les overdoses sont toujours des accidents. Les drogués flirtent en permanence avec la ligne rouge mais leur instinct de survie les empêche de la franchir consciemment. On avait donc vendu — ou donné — à la victime un poison sans en préciser les risques.
— Le mec s’est asphyxié, continua le légiste. Tous les signes sont là. Un bel OAP.
— Un quoi ?
— Œdème aigu pulmonaire. Les pupilles sont rétrécies par l’héroïne et par l’anoxie cérébrale. J’ai retrouvé aussi de l’écume rosâtre au fond de la bouche. Du plasma recraché quand il était en train d’étouffer. Quant au cœur, il était prêt à éclater.
— T’as pu évaluer le moment du décès ?
— Il n’est pas mort la nuit dernière mais celle d’avant. Je ne peux pas me prononcer sur l’heure précise.
— Pourquoi la nuit ?
— Tu as une autre idée ?
Anaïs songea au brouillard qui avait commencé vingt-quatre heures plus tôt et persisté toute la journée. Le tueur pouvait avoir manœuvré à n’importe quel moment, mais agir de nuit, pour le transfert, était plus prudent. Nuit et brouillard, songea-t-elle. Nacht und Nebel. Elle songea au film d’Alain Resnais. Le documentaire le plus terrifiant jamais réalisé sur les camps de concentration allemands : « Ces porches destinés à n’être franchis qu’une seule fois. » Chaque fois qu’elle regardait ce film, c’est-à-dire souvent, elle songeait à son père.
— Y a un autre truc bizarre, ajouta Longo.
— Quoi ?
— J’ai l’impression qu’il lui manque du sang. Le corps est anormalement pâle. J’ai vérifié d’autres détails. Les muqueuses des paupières, les lèvres, les ongles : on retrouve partout la même pâleur exsangue.
— Tu m’as dit qu’il n’y avait pas de trace de blessures.
— Justement. Je pense que le tueur lui a prélevé un ou deux litres de sang frais. Parmi les cicatrices récentes de shoot, plusieurs pourraient être la trace de l’injection mortelle mais aussi d’une prise de sang effectuée dans les règles.
— Elle aurait été faite de son vivant ?
— Bien sûr. Après la mort, impossible de prélever du sang.
Anaïs nota le détail. Un vampire ?
— Rien d’autre sur le corps ?
— Des plaies anciennes. Pour la plupart des blessures mal cicatrisées. J’ai même découvert avec les radios des traces de fractures qui datent de l’enfance. Je te l’ai déjà dit : pour moi, ce type est un SDF. Un gosse battu qui a mal tourné.
Anaïs revit le corps trop maigre, couvert de tatouages. Elle était d’accord. Un autre fait corroborait cette hypothèse : aucun avis de recherche ne circulait à propos d’un homme répondant à ce signalement. Soit le gars venait d’ailleurs, soit il ne manquait à personne…
— T’as trouvé d’autres indices qui vont dans ce sens ?
— Plusieurs. D’abord, le corps était très sale.
— Tu me l’as déjà dit sur place.
— Je te parle d’une crasse chronique. Pour laver la peau, on a dû y aller à la Javel. Les mains aussi étaient abîmées. La peau du visage, rougie, trahit la vie au grand air. J’ai noté également des traces de morsures de puces. Sans compter les morpions et les poux. À la morgue, le cadavre bougeait encore.
Anaïs n’était pas certaine d’apprécier l’humour de Longo. Elle l’imaginait dans sa salle d’autopsie, sous les lampes scialytiques, tournant autour du corps avec son dictaphone à la main. C’était un quinquagénaire gris, neutre, indéchiffrable.
— À l’intérieur, continua-t-il, c’est le même esprit. Le foie était au bord de la cirrhose. Désespérant pour un mec aussi jeune.
— Il était alcoolo aussi ?
— À mon avis, plutôt atteint d’une hépatite C. La suite des analyses nous le dira. Dans tous les cas, on trouvera d’autres affections. Ce gars-là n’aurait pas dépassé 40 ans.
Anaïs tirait déjà des conclusions indirectes sur l’assassin. Un tueur de clochards. Un meurtrier au rituel délirant, qui s’en prenait aux laissés-pour-compte. Elle se sentit des fourmis dans les membres. Elle allait trop vite en besogne. Rien ne disait que le meurtrier était multirécidiviste. Pourtant, elle en était certaine : si le Minotaure était sa première victime, elle ne serait pas la dernière.
— Pas de rapports sexuels ? Il n’a pas été violé ?
— Rien. Aucune trace de sperme. Aucune lésion anale.
— Sur les dernières heures de son existence, avant le meurtre, t’as quelque chose ?
— On sait ce qu’il a mangé. Des bâtons de surimi au crabe. Des nems au poulet. Des fragments de MacDo. En gros, n’importe quoi. Le gars se servait sans doute dans les poubelles. Une chose est sûre, son dernier repas a vraiment été arrosé. 2,4 : c’était son taux d’alcoolémie dans le sang. Complètement bourré avant de se faire le shoot fatal.
Anaïs tenta d’envisager un repas à deux, victime et tueur, arrosé à la bière, puis le passage aux choses sérieuses — l’injection. Non. Elle imagina autre chose. L’assassin avait cueilli le jeune homme après son festin. Il l’avait alors persuadé de s’envoyer en l’air avec la « meilleure héroïne du monde »…
— Sur le tueur, enchaîna-t-elle, qu’est-ce que tu peux me dire ?
— Pas grand-chose. Il n’a pratiqué aucune mutilation. Il s’est contenté de lui enfoncer cette énorme tête sur le crâne. À mon avis, c’est un esprit glacé. Méthodique. Il se consacre avec application et rigueur à son délire.
— Pourquoi « méthodique » ?
— J’ai noté un détail. Des cicatrices de trous minuscules sur les ailes du nez, aux commissures des lèvres, au-dessus de la clavicule droite et de part et d’autre du nombril.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des marques de piercings. Le meurtrier les a retirés. Je ne sais pas ce que ça veut dire mais il ne voulait pas de métal sur sa proie. Je répète : un psychopathe. Froid comme un serpent.
— À ton avis, ça s’est passé comment ?
— Tu connais la règle : le légiste n’a pas droit aux hypothèses.
Elle soupira : elle savait que Longo brûlait de s’exprimer.
— Ne joue pas ta diva.
Le toubib inspira à fond et attaqua :
— Je dirais que tout s’est passé avant-hier. Le meurtrier a approché son lascar dans la soirée. Soit il savait où le trouver, soit il a fait son choix sur le moment — dans un troquet, une fête, un squat, ou simplement dans la rue. Dans tous les cas, il savait que sa victime était un tox. Il a dû lui faire miroiter un shoot d’enfer. Il l’a emmené dans un coin tranquille et lui a préparé l’injection létale. Avant ou après, il lui a piqué du sang. À la réflexion, il a dû lui faire avant, pour que l’hémoglobine ne soit pas saturée d’héroïne. Mais tant qu’on ne saura pas ce qu’il en a fait…
Anaïs ajouta mentalement une circonstance. La victime connaissait son assassin. Même un drogué en manque ne se laisserait pas offrir un shoot par un inconnu. Le Minotaure avait confiance dans son bourreau. Chercher parmi ses dealers. Ou ses compagnons des derniers jours.
Autre conviction : on lui avait offert la dope. La victime n’avait pas les moyens de se payer une héroïne à plus de 150 euros le gramme.
— Merci Michel. Le rapport, je le reçois quand ?
— Demain matin.
— Quoi ?
— On est dimanche. J’ai passé la nuit sur ce macchab et si t’y vois pas d’inconvénient, j’aimerais bien apporter des croissants à mes gamins.
Anaïs contemplait le visage couturé de la victime. Elle allait passer, elle, son dimanche avec cette gueule de film d’épouvante, à interroger des clodos et des dealers. Les larmes lui montèrent aux yeux. Raccroche.
— Envoie-moi déjà les photos du cadavre.
— Et la tête, qu’est-ce que j’en fais ?
— La tête ?
— Celle du taureau. À qui je l’envoie ?
— Rédige un premier rapport. Une note sur la façon dont le tueur l’a coupée et creusée.
— Les animaux, c’est pas mon rayon, fit Longo avec mépris. Faut appeler un véto. Ou l’école de la boucherie, à Paris.
— Trouve toi-même le véto, cingla-t-elle. Cette tête fait partie de ton cadavre, c’est-à-dire de ton dossier.
— Un dimanche ? Ça va me prendre des heures !
Elle répondit avec une nuance de cruauté, imaginant le petit déjeuner familial du médecin voler en éclats :
— Démerde-toi. On est tous dans la même galère.
Anaïs convoqua Le Coz et les autres gars de son équipe dans son bureau. En les attendant, elle laissa son regard se promener sur le décor qui l’entourait. Son antre, relativement spacieux, se situait au premier étage du commissariat. Une baie vitrée s’ouvrait sur la rue François-de-Sourdis. Une autre sur le couloir. Cette fenêtre intérieure était dotée d’un store pour se protéger des regards indiscrets. Anaïs ne le baissait jamais. Elle voulait toujours être intégrée à l’agitation du poste.
Pour le moment, il régnait un silence inhabituel. Un silence de dimanche matin. Anaïs percevait seulement la rumeur vague du rez-de-chaussée. On renvoyait chez eux les occupants des cellules de dégrisement. Le Parquet autorisait les libérations des gardés à vue de la nuit : chauffards sans permis, gamins surpris en possession de quelques grammes de shit ou de coke, bagarreurs de discothèques. La moisson du samedi soir, agglutinée dans l’aquarium.
Elle vérifia ses mails. Longo avait déjà envoyé ses photos en format pdf. Elle lança l’impression puis alla se chercher un café dans le couloir. Quand elle revint, une série de clichés macabres l’attendait.
Elle observa avec plus d’attention les tatouages de la victime. Une croix celte, une fresque maorie, un serpent entouré d’une couronne de roses : le gars avait des goûts éclectiques. Elle passa au dernier tirage : la tête de taureau posée sur la table d’autopsie comme sur l’étal d’un boucher. Il ne lui manquait plus que le persil dans les naseaux. Elle ne savait pas si Longo avait voulu faire un trait d’humour. Ou un acte de provocation. Mais elle était satisfaite de voir cette image — le signe fort de la démence du tueur. Une sorte d’incarnation animale de sa folie, de sa violence.
Naseaux larges, encornement ample, peau noire, comme charbonnée par le feu des gènes. Les yeux, gros calots de laque sombre, brillaient encore, malgré la mort, malgré le froid, malgré les heures passées au fond de la fosse de maintenance.
Toujours debout, elle posa les clichés et but quelques gorgées de café. Son ventre gargouillait. Elle n’avait rien mangé depuis des heures. Peut-être des jours. Elle avait passé le reste de la nuit à appeler les prisons et les instituts psychiatriques, en quête d’un fêlé de mythologie grecque ou de mutilations animales qui aurait été récemment libéré. Elle n’avait parlé qu’à des gardiens ensommeillés. Il faudrait réessayer plus tard.
Elle avait aussi contacté le fort de Rosny, les locaux du Service technique de Recherches judiciaires et de Documentation de la Gendarmerie où tous les crimes commis en France sont recensés. Sans plus de résultat. Un dimanche, à cinq heures du matin, il n’y avait vraiment personne à qui parler.
Elle avait ensuite étudié le mythe du Minotaure sur Internet. Comme tout le monde, elle en connaissait les grandes lignes. Pour les détails, elle avait eu besoin de se rafraîchir la mémoire.
Tout commençait par l’histoire du père du monstre, Minos. Fils d’Europe, une Terrienne, et de Zeus, souverain des dieux, Minos avait été adopté par le roi de Crète puis était lui-même devenu le monarque de l’île. Pour prouver ses liens privilégiés avec les dieux, Minos avait demandé à Poséidon, dieu de la Mer, de faire jaillir des flots un magnifique taureau. Poséidon accepta, à condition que Minos sacrifie ensuite la bête en son nom. Minos ne tint pas sa promesse. Frappé par la beauté du bovidé, il l’épargna et le plaça parmi ses troupeaux. Furieux, Poséidon inspira à la femme de Minos, Pasiphaé, une folle passion pour l’animal. Elle s’unit à lui et donna naissance à un monstre à tête de taureau et à corps d’homme : le Minotaure. Pour cacher ce fruit illégitime, Minos demanda à son architecte, Dédale, de construire un labyrinthe dans lequel il enferma le monstre.
Plus tard, le souverain gagna la guerre contre Athènes et obligea son souverain à envoyer chaque année un groupe de sept jeunes hommes et de sept jeunes filles pour servir de pâture au Minotaure. Le Roi s’acquitta de ce terrible tribut jusqu’au jour où Thésée, son fils, décida de se joindre au convoi pour en finir avec le monstre. Grâce à la complicité d’une des filles de Minos, Ariane, il parvint à tuer le Minotaure puis à retrouver le chemin du retour dans le labyrinthe.
Anaïs éprouvait une intuition : la victime évoquait à la fois le monstre mythologique et ses victimes — les jeunes gens sacrifiés. Cet homme au visage démoli par la tête du taureau avait été tué, symboliquement, par le Minotaure.
Elle se rassit derrière son bureau et s’étira. Mentalement, elle lâcha la mythologie — la théorie — pour revenir au concret. Une héroïne pure à 80 %. C’était une sacrée piste. Les souvenirs prirent le pas sur ses réflexions. Quand elle avait intégré le SRPJ d’Orléans et compris que le sujet central de ses enquêtes serait la dope, elle avait décidé de suivre un petit stage personnel. Prenant une semaine de vacances, elle avait enfermé sa carte de police et son calibre dans un tiroir puis était partie aux Pays-Bas.
Elle avait rencontré des dealers dans la banlieue d’Amsterdam. Des mecs qui louaient des appartements vides comportant, pour tout mobilier, une table basse vitrée, plus pratique pour se faire un rail. Elle s’était pris des traits devant eux. Complètement stone, elle leur avait demandé d’empaqueter serré, sous plastique, les cent grammes d’héroïne qu’elle achetait. Puis elle était partie aux chiottes et s’était enfoncé le boudin dans l’anus. Comme ils le faisaient tous avant de prendre la route du retour.
Elle avait voyagé ainsi, sentant le poison dans son fondement. Elle avait alors éprouvé le sentiment de faire corps, vraiment, avec son métier. Elle n’infiltrait pas le milieu, c’était le milieu qui l’infiltrait… Elle n’avait arrêté personne, elle n’avait aucune compétence sur ces territoires. Elle avait simplement vécu comme eux. Et pris cette décision. Désormais, elle exercerait son métier de cette manière. Impliquée jusqu’à l’os. Sans autre vie que celle-là.
On frappa à sa porte.
La minute suivante, quatre lascars déboulaient dans son bureau. Le Coz, tiré à quatre épingles, en cravate, comme s’il était en route pour la messe. Amar, surnommé Jaffar, représentant la tendance inverse : pas rasé, hirsute, chiffonné comme un clochard. Conante, caban et calvitie naissante, au physique tellement banal que ça en devenait un don. Zakraoui, dit « Zak », un look de clown triste avec son petit chapeau sur la tête mais portant une cicatrice à la commissure des lèvres — le fameux sourire tunisien — plutôt effrayante. Les quatre mousquetaires. Un pour tous, tous pour elle…
Elle distribua le portrait qu’elle avait dupliqué et attendit qu’il fasse son effet. Le Coz grimaça. Jaffar sourit. Conante hocha la tête d’un air stupide. Zak tripota le bord étroit de son galure, avec méfiance. Anaïs expliqua sa stratégie. À défaut d’identifier le tueur, on allait identifier le mort.
— Avec ça ? demanda Jaffar en brandissant le cliché.
Elle résuma sa conversation avec le légiste. Le shoot meurtrier. L’exceptionnelle qualité de la drogue. Le fait qu’a priori, la victime était un sans-abri. Tout ça resserrait considérablement le faisceau des pistes à creuser.
— Jaffar, tu t’occupes des clodos. On connaît les quartiers, non ?
— Y en a plusieurs.
— Vu sa coupe et son âge, notre client était plutôt un zonard qu’un grand marginal. Un teuffeur qui devait suivre les raves et les festivals de musique.
— Alors, c’est le cours Victor-Hugo, la rue Sainte-Catherine, la place du général Sarrail, la place Gambetta, la place Saint-Projet.
— Tu n’oublies pas la gare. À visiter en priorité.
Jaffar acquiesça.
— Quand tu auras écumé tous ces coins, passe en revue les églises, les DAB, les squats. Tu montres ton portrait à tous les mancheurs, les punks, les clodos que tu peux trouver. Visite aussi les foyers d’accueil, les hostos, le Samu social. Toutes les assoces.
Jaffar se grattait la barbe en regardant le visage brisé de la photo. Le flic, âgé de 40 ans, était lui-même à la limite du statut de SDF. Divorcé, il refusait obstinément de payer sa pension alimentaire. Il avait un juge aux affaires familiales aux trousses et vivait de petit hôtel en petit hôtel. Buvait. Se défonçait. Jouait aux courses et au poker. On disait même qu’il arrondissait ses fins de mois grâce à une fille de la rue des Étables. Vraiment une bonne fréquentation. Mais incontournable pour écumer les basses-fosses de la ville.
— Toi, dit-elle à Le Coz, tu fais la tournée des dealers.
— Où ça ?
— Demande à Zak. Si de l’héroïne blanche est apparue sur le marché, c’est pas passé inaperçu.
— C’est pas toujours blanc, l’héroïne ?
Le Coz, incollable en matière de procédure, manquait d’expérience de terrain.
— L’héroïne n’est jamais blanche. Elle est brune. Les drogués consomment du brown, sous forme de poudre ou de caillou. Ce type de produit ne contient que 10 à 30 % d’héroïne. La dope qui a tué notre client en contenait 80 %. Vraiment pas un truc standard.
Le Coz prenait des notes dans son carnet, comme à l’école.
— Appelle aussi les gendarmes du Groupement interrégional de Bordeaux-Aquitaine. Ils ont des fichiers sur le sujet. Des noms et des adresses.
— Ça va être chaud.
— La guerre des polices, c’est fini. Tu leur expliques l’affaire : ils t’aideront. Contacte aussi la prison de Bordeaux. Ratisse tous les mecs impliqués dans la dope.
— Si les gars sont en prison…
— Ils seront au courant, ne t’en fais pas. À chaque fois, tu montres ton portrait.
Le Coz écrivait toujours, avec son Montblanc étincelant. Il avait le teint mat, des cils retroussés de femme, un cou très fin et des cheveux luisants de gel. À le voir ainsi, laqué comme un acteur de cinéma muet, Anaïs se demanda si c’était une bonne idée de l’envoyer au casse-pipe.
— Vois aussi les pharmaciens, suggéra-t-elle. Les tox sont leurs meilleurs clients.
— On est dimanche.
— Tu commences par ceux de garde. Tu trouves les adresses personnelles des autres.
Anaïs se tourna vers Conante : les yeux rouges, il avait passé la nuit à visionner les vidéos de la gare.
— T’as remarqué quelque chose ?
— Que dalle. En plus, la fosse de maintenance est dans un angle mort.
— Le parking ?
— Rien de spécial. J’ai tiré du lit deux stagiaires pour relever les numéros de plaques et convoquer aujourd’hui tous les conducteurs des dernières quarante-huit heures.
— Et le porte-à-porte ? Le personnel de la gare ? Les squatters des bâtiments abandonnés ?
— On est sur le coup avec les gars de la BAC. Pour l’instant, personne n’a rien vu.
Anaïs ne s’attendait pas à des miracles :
— Tu y retournes avec ton portrait. Tu le montres aux gars de la sécurité, à la police de la gare, aux clodos du coin. Notre mec zonait peut-être dans les environs.
Conante hocha la tête au fond de son col de caban. Anaïs se tourna vers Zak. Un pur voyou, ancien junk, ancien voleur de voitures, qui était entré dans la police comme on entre dans la Légion étrangère. On efface tout et on recommence. Elle l’avait chargé de retrouver la trace du taureau mutilé.
Adossé au mur, mains dans les poches, il débita d’un ton monocorde :
— J’ai commencé à réveiller les éleveurs. Rien que dans la Grande Lande, au Pays basque et en Gascogne, on en compte une dizaine. Si on englobe la Camargue et les Alpilles, le chiffre monte à 40. Pour l’instant, j’ai rien.
— Tu as appelé les vétos ?
Zakraoui lui fit un clin d’œil — elle ne se formalisa pas pour ce trait familier :
— Au saut du lit, chef.
— Et les abattoirs, les boucheries industrielles ?
— C’est en route.
Il se décolla du mur :
— Une question, chef. Simple curiosité.
— Je t’écoute.
— Comment tu sais que cette tête, elle appartient à un taureau de combat ?
— Mon père était un passionné de corrida. J’ai passé mon enfance dans les arènes. L’encornement des toros bravos n’a rien à voir avec celui des autres bêtes. Il y a d’autres différences mais je ne vais pas te faire un cours.
Au passage, Anaïs éprouva une satisfaction. Elle avait évoqué son père sans trahir la moindre émotion. Sa voix n’avait pas déraillé, ni tremblé. Elle ne se faisait pas d’illusions. C’était simplement l’adrénaline et l’excitation qui la rendaient plus forte ce matin.
— On a parlé de la victime, fit Jaffar. Mais le tueur ? qui on cherche au juste ?
— Un être froid, cruel, manipulateur.
— J’espère que mon ex a un alibi, fit-il en secouant la tête.
Les autres ricanèrent.
— Arrêtez de déconner, fit Anaïs. Compte tenu de la mise en scène, on doit exclure un meurtre impulsif, passionnel et sans préméditation. Le gars a préparé son coup. Dans les détails. Y a peu de chances aussi que ce soit une vengeance. Il reste la folie pure. Une folie glacée, rigoureuse, marquée par la mythologie grecque.
En signe de conclusion, Anaïs se leva. Claire invitation à se mettre au boulot. Les quatre OPJ prirent le chemin de la porte.
Sur le seuil, Le Coz s’arrêta et lança par-dessus son épaule :
— J’allais oublier. On a retrouvé l’amnésique de la gare.
— Où ça ?
— Pas loin. Institut Pierre-Janet. Chez les mabouls.
À midi, après avoir visité son service et géré les urgences, Mathias Freire était de nouveau installé face à son ordinateur pour vérifier les informations livrées par Pascal Mischell.
Il chercha d’abord dans l’annuaire, comme la veille. Pas de Pascal Mischell à Audenge, dans le bassin d’Arcachon. Il consulta à nouveau le PMSI. Aucune trace d’actes médicaux à ce nom dans les départements d’Aquitaine, ni ailleurs en France. Il appela le bureau administratif de l’hôpital et lança une recherche avec l’agent de permanence. Pas de Pascal Mischell affilié à la Sécurité sociale.
Freire raccrocha. Dehors, un tournoi de pétanque battait son plein. Il entendait les boules claquer et les patients ricaner. Rien qu’aux voix, il savait qui participait au match.
Le psychiatre décrocha à nouveau son téléphone et appela la mairie d’Audenge. Pas de réponse. On était dimanche. Il contacta le poste de gendarmerie. Il expliqua son cas et n’eut aucun mal à prouver sa bonne foi — la voix, l’assurance, les termes médicaux. Audenge était une petite ville. On connaissait tout le monde à la mairie : aucune Hélène Auffert n’y travaillait.
Freire remercia les gendarmes. Son intuition était la bonne. Inconsciemment, le cow-boy déformait ses souvenirs, ou les inventait de toutes pièces. Son diagnostic se précisait.
Il passa sur Internet et consulta le cadastre du Cap-Ferret. Un service donnait l’actualité des chantiers en cours dans la ville et sa région. Mathias nota chaque nom de société puis chercha, toujours sur Internet, le nom des patrons et des chefs de chantier de ces entreprises. Pas une seule fois, il ne croisa un Thibaudier.
Les boules claquaient toujours dehors, ponctuées de cris, de plaintes, de rires incontrôlés. Pour la forme, Freire vérifia les dernières révélations de Mischell. Son père né à Marsac, un « village dans le bassin d’Arcachon », sa mère tenant le bar-tabac de la rue principale. Sur son écran, il examina en détail une carte de la région. Il ne trouva même pas le village.
Freire considéra encore les tracés, les noms : la mer intérieure du bassin, l’île aux Oiseaux, la pointe du Cap-Ferret, la dune du Pilat… L’inconnu avait menti mais c’était dans cette zone que se trouvait la clé du mystère.
Son téléphone sonna. L’infirmière du service des urgences.
— Je m’excuse de vous déranger, docteur. On a appelé votre portable mais…
Freire lança un coup d’œil à sa montre : 12 h 15.
— Ma permanence commence à 13 heures.
— Oui, mais vous avez de la visite.
— Où ?
— Ici. Aux urgences.
— Qui ?
L’infirmière hésita un bref instant :
— La police.
L’officier de Police judiciaire faisait les cent pas dans le hall des urgences. De petite taille, elle portait des cheveux courts et un blouson de cuir, une paire de jeans et des bottes de moto, comme dans la chanson. Un vrai garçon manqué. Mais son visage était saisissant de beauté et ses mèches noires dessinaient sur ses joues des dessins d’algues humides. Il lui vint à l’esprit un mot démodé : « accroche-cœurs ».
Freire se présenta. La femme lui répondit sur un ton enjoué :
— Bonjour. Je suis le capitaine Anaïs Chatelet.
Mathias avait du mal à dissimuler sa surprise. Cette fille possédait une espèce de magnétisme irrésistible. Une présence d’une intensité très particulière. C’était elle qui imposait son empreinte au monde et non l’inverse. Freire la détailla en quelques secondes.
Son visage était celui d’une poupée d’un autre siècle. Large, rond, aussi blanc qu’un découpage de papier, avec des traits dessinés d’un seul geste, sans la moindre hésitation. Sa petite bouche rouge évoquait un fruit dans une coupe de sucre. Il songea encore à deux mots, qui n’avaient rien à faire ensemble. « Cri » et « lait ».
— Allons dans mon bureau, dit-il sur le mode séducteur. C’est dans le bâtiment voisin. On sera plus tranquilles.
La femme passa devant lui sans répondre. Le cuir de ses épaules couina. Il aperçut la crosse quadrillée de son arme. Il comprit qu’il se trompait d’attitude. Son numéro de velours s’adressait à la jeune femme. C’était le capitaine de police qui lui rendait visite.
Ils se dirigèrent vers l’unité Henri-Ey. L’OPJ lança un bref regard aux joueurs de pétanque. Le psychiatre décela chez elle une nervosité, un trouble caché. Elle n’était pourtant pas du genre à s’effrayer de la proximité de malades mentaux. Peut-être le lieu lui rappelait-il de mauvais souvenirs…
Ils pénétrèrent dans l’édifice, traversèrent l’accueil du PC, puis entrèrent dans le bureau. Freire referma la porte et proposa :
— Vous voulez un café ? Un thé ?
— Rien. Ça ira.
— Je peux faire chauffer de l’eau.
— C’est bon, je vous dis.
— Asseyez-vous.
— Asseyez-vous, vous. Moi, je reste debout.
Il sourit encore. Mains dans les poches, elle avait l’allure touchante d’une gamine qui en rajoute dans le genre viril. Il contourna son bureau et s’installa. Elle se tenait toujours immobile. L’autre trait étonnant était sa jeunesse : elle paraissait avoir à peine 20 ans. Sans doute était-elle plus âgée mais son allure évoquait une étudiante, à peine sortie de fac. Le cri. Le lait. Ces mots flottaient toujours dans son esprit.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Avant-hier, dans la nuit du 12 au 13 février, vous avez accueilli un amnésique dans votre service. Un type découvert en gare Saint-Jean, sur les voies ferrées.
— Exact.
— Vous a-t-il parlé ? Sa mémoire est-elle revenue depuis ?
— Pas vraiment.
La femme esquissa quelques pas :
— Hier, vous avez contacté le lieutenant Pailhas sur son portable. Vous lui avez parlé d’une séance d’hypnose… Vous avez tenté le coup ?
— Ce matin, oui.
— Ça n’a rien donné ?
— L’homme s’est souvenu d’éléments mais j’ai vérifié : tout est faux. Je…
Il s’arrêta et noua ses deux mains sur son bureau, en signe de détermination :
— Je ne comprends pas, capitaine. Pourquoi ces questions ? Le lieutenant Pailhas m’a dit qu’il reprenait l’enquête aujourd’hui. Vous travaillez avec lui ? Il y a des éléments nouveaux ?
Elle ignora carrément la question.
— Selon vous, il ne simule pas ? Son amnésie est réelle ?
— On ne peut jamais être catégorique à 100 %. Mais je pense qu’il est sincère.
— Il a subi une lésion ? Il a une maladie ?
— Il refuse de passer une radio ou un scanner, mais tout porte à croire que son syndrome est plutôt le contrecoup d’une forte émotion.
— Quel genre, l’émotion ?
— Aucune idée.
— Les infos qu’il vous a données, c’était sur quoi ?
— Je vous le répète : tout est faux.
— Nous avons d’autres moyens pour vérifier ces renseignements.
— Il dit qu’il s’appelle Pascal Mischell. M.I.S.C.H.E.L.L.
Elle sortit un feutre et un calepin. Un carnet à couverture de moleskine. La réédition du célèbre carnet d’Hemingway et de Van Gogh. Peut-être un cadeau de son fiancé… Elle écrivait avec application, sortant discrètement, au coin de sa bouche, une langue de chat. Elle ne portait pas d’alliance.
— Quoi d’autre ?
— Il dit qu’il est maçon. Originaire d’Audenge. Qu’il travaille en ce moment sur un chantier au Cap-Ferret. Encore une fois, j’ai vérifié et…
— Continuez.
— Il m’a aussi raconté que ses parents avaient vécu dans un bled du bassin d’Arcachon mais la ville n’existe pas.
— Quel nom, la ville ?
Freire inspira avec lassitude :
— Marsac.
— Et sur son traumatisme ?
— Pas un mot. Pas le moindre souvenir.
— La nuit à la gare ?
— Rien. Il est incapable de se rappeler quoi que ce soit.
Elle conservait les yeux rivés sur son carnet mais il sentait qu’elle l’observait aussi, furtivement, à travers ses paupières baissées.
— Il y a une chance pour que quelque chose lui revienne rapidement à ce sujet ?
— C’est sans doute ce qui reviendra le plus tard. Le choc, quel qu’il soit, a tendance à occulter en priorité la mémoire à court terme. De toute façon, je pense qu’il invente tout le reste. Son nom. Son origine. Son métier. Que cherchez-vous au juste ?
— Désolée. Je ne peux rien vous dire.
Mathias Freire croisa les bras avec humeur :
— Vous n’êtes décidément pas très coopératifs chez les flics. Si vous avez des informations nouvelles, je pourrais en profiter pour orienter mes propres recherches et…
Il s’arrêta : Anaïs Chatelet venait d’éclater de rire, debout face à la fenêtre. Elle se tourna vers lui, riant toujours. Ce visage recélait un autre secret. L’émail pur de ses petites dents d’animal farouche.
— Qu’est-ce qui vous fait rire ?
— Les mecs qui jouent aux boules en bas. Quand c’est au tour d’un des gars, tous les autres se planquent derrière les arbres.
— C’est Stan. Un schizophrène. Il confond pétanque et bowling.
Anaïs Chatelet hocha la tête et revint vers lui :
— Je ne sais pas comment vous faites.
— Pour quoi ?
— Pour tenir le coup avec tous ces… givrés.
— Comme vous sans doute. Je m’adapte.
L’officier marchait de nouveau dans la pièce, tapotant de son feutre la couverture de son carnet. Tout son être trahissait un effort pour se donner l’air d’un gars coriace mais cette volonté produisait l’effet inverse : une impression de féminité extrême.
— Soit vous me dites ce qui se passe, soit je ne réponds plus à vos questions.
La femme s’arrêta net. Elle planta son regard dans celui de Freire. Elle avait des grands yeux sombres, au fond desquels passait un éclat mordoré.
— On a retrouvé un cadavre cette nuit, fit-elle d’une voix neutre. Gare Saint-Jean. À deux cents mètres de la cabine de graissage où les cheminots ont découvert votre amnésique. Ça fait de lui un suspect idéal.
Freire se leva. Il devait maintenant combattre à armes égales.
— La nuit dernière, il dormait tranquillement dans mon unité. Je peux en témoigner.
— La victime a été tuée la nuit précédente. Personne n’a remarqué le corps dans la journée à cause du brouillard. À ce moment-là, votre mec était encore en circulation. Il était même sur place.
— Où était le corps exactement ? Sur les rails ?
Elle eut un sourire, un déclic sucré-salé.
— Dans une fosse de maintenance. Le long des anciens ateliers de réparation.
Il y eut un silence. Freire était étonné par son propre état d’esprit. Il n’éprouvait ni choc ni curiosité à l’égard de l’assassinat. Il admirait plutôt le teint de l’OPJ. Il songeait maintenant à une cloison de papier de riz, derrière laquelle se serait déplacée une mystérieuse lumière, une Japonaise peut-être, tenant une lanterne, marchant sans bruit, à pas serrés, en chaussettes blanches.
Il se secoua. Debout devant le bureau de Freire, Anaïs Chatelet se laissait observer. Comme une femme qui profite de la caresse du soleil.
Soudain, elle parut elle aussi sortir de cette parenthèse :
— La victime est morte d’une overdose d’héroïne.
— Ce n’est pas un meurtre ?
— C’est un meurtre par héroïne. Vous en avez ici ?
— Pas du tout. Nous avons des opiacés. De la morphine. Beaucoup de drogues chimiques. Mais pas d’héroïne. C’est un produit qui ne possède aucune vertu thérapeutique. Et c’est illégal, non ?
Anaïs fit un geste vague qui pouvait passer pour une réponse.
— La victime, demanda-t-il, vous l’avez identifiée ?
— Non.
— C’est une femme ?
— Un homme. Plutôt jeune.
— Il y avait des détails… particuliers sur les lieux ? Je veux dire : dans la fosse ?
— La victime était nue. Le tueur lui a enfoncé sur le crâne une tête de taureau.
Cette fois, Mathias réagit. D’un coup, il voyait tout. Les rails. Les brumes. Le corps nu au fond de la fosse. Et la gueule noire du taureau. Le Minotaure. Anaïs l’observait en retour du coin de l’œil, décryptant sans doute la moindre de ses réactions.
Pour dissimuler son malaise, Freire monta le ton :
— Que voulez-vous de moi au juste ?
— Votre avis sur votre… pensionnaire.
Il revit le colosse sans mémoire. Son chapeau de cow-boy. Ses Santiags. Son allure d’ogre de dessin animé.
— Il est absolument inoffensif. Je vous le certifie.
— Quand on l’a trouvé, il tenait dans ses mains des objets ensanglantés.
— Votre victime n’a pas été mutilée à coups de clé à molette ni d’annuaire, non ?
— Le sang sur ces objets correspond à celui de la victime.
— O +. C’est un groupe très répandu et…
Freire s’arrêta : il devinait le jeu de la jeune femme.
— Vous me faites marcher, reprit-il. Vous savez qu’il n’est pas l’assassin. Qu’est-ce qui vous intéresse chez lui ?
— Je ne sais rien du tout. Mais il y a une autre possibilité. Il était sur les lieux au moment où le tueur a déposé le cadavre dans la fosse. Il pourrait avoir vu quelque chose. (Elle s’arrêta un instant, puis reprit :) Le choc qui a provoqué son amnésie pourrait bien être dû à ce qu’il a vu cette nuit-là.
Mathias comprit — en réalité, il le sentait depuis la première seconde — qu’il avait affaire à une policière brillante, très au-dessus de la moyenne.
— Je pourrais le voir ? continua-t-elle.
— C’est prématuré. Il est encore très fatigué.
Elle lui balança un clin d’œil par-dessus son épaule. On ne savait jamais sur quel pied danser avec cette fille. Parfois brutale, parfois mutine.
— Et si vous, vous me disiez la vérité ?
Freire fronça les sourcils :
— Comment ça ?
— Vous avez un diagnostic précis sur cet homme.
— Comment le savez-vous ?
— L’instinct du chasseur.
Il éclata de rire :
— Très bien. Venez avec moi.
Le centre de documentation était à six blocs de l’unité Henri-Ey. Ils traversèrent le campus dans l’air ensoleillé et glacé. Les allées grises. Les pavillons aux toits bombés. Les palmiers. On était dimanche et, ce jour-là, même par ce froid, des familles se promenaient, entourant toujours un personnage au comportement décalé. Anaïs Chatelet observait sans gêne visiteurs et visités. Il y avait aussi des cas isolés. Une vieille femme qui jouait à la poupée avec une bouteille de Soupline. Un jeune gars aux doigts griffus qui fumait en parlant tout seul. Un vieillard qui priait au pied d’un arbre, se lissant la barbe à deux mains.
— Des sacrés numéros que vous avez là…
La capitaine ne prenait pas de gants pour évoquer les patients, et cela lui plut. En général, les visiteurs affectent des mines de circonstance. Pour mieux masquer leur peur, leur malaise. Anaïs avait peur, elle aussi, mais sa façon de réagir était l’attaque frontale.
— Aucun malade ne s’échappe ?
— Aujourd’hui, on les appelle des usagers.
— Comme dans le bus ?
— C’est ça, sourit-il. Sauf qu’ici, on ne va nulle part.
— Il y a des évasions ou non ?
— Jamais. Les hôpitaux spécialisés sont fondés sur le principe inverse.
— Comprends pas.
Freire désigna une nouvelle allée. Ils poursuivirent leur marche. Le soleil était haut et la clarté éblouissante n’autorisait pas les idées noires.
— Depuis plus de cinquante ans, la ligne de la psychiatrie mondiale, c’est « Ouvrez les portes ! ». Grâce aux neuroleptiques, la plupart des patients deviennent presque comme les autres. Ils peuvent en tout cas retourner dans leur famille ou vivre dans des appartements thérapeutiques. Pourtant, beaucoup d’entre eux préfèrent rester ici où ils se sentent en sécurité. Ils ont peur du monde extérieur.
— Ceux qui restent sont des incurables ?
— Des chroniques, oui.
— Pas moyen de les guérir ?
— On utilise rarement ce terme en psychiatrie. Disons qu’il y a parfois quelques cas d’amélioration, chez les schizophrènes par exemple. Pour les autres, on doit traiter, accompagner, cadrer, stabiliser…
— Droguer, quoi.
Ils étaient parvenus au Centre de documentation. Un bâtiment de briques, surmonté d’une cheminée, qui aurait pu tout aussi bien abriter la chaudière ou des outils de jardinage. Freire chercha ses clés. Cette conversation l’amusait.
— Tout le monde regarde ces traitements d’un mauvais œil. La fameuse camisole chimique. Mais les premiers soulagés, ce sont les patients eux-mêmes. Quand vous êtes persuadé que des rats vous dévorent le cerveau ou que des voix vous assaillent jour et nuit, croyez-moi, il vaut mieux être un peu amorphe.
Il déverrouilla la porte. Glissa la main à l’intérieur pour allumer. Il se sentait excité de pénétrer ici, un dimanche, avec cette fliquette ravissante. Un gamin qui fait visiter sa cabane au fond du jardin.
Anaïs Chatelet observa le décor en silence. Depuis des années, la chef-documentaliste menait une lutte souterraine contre le PVC, les néons, la moquette. Elle avait récupéré tous les meubles en bois de l’hôpital — armoires, bibliothèques, casiers à tiroirs… Le résultat était un décor chaleureux, distillant une atmosphère propice à la méditation, chargée d’un parfum compassé.
— Attendez-moi ici.
Ils se trouvaient dans la salle de lecture, occupée par des pupitres d’écolier et des chaises tendance Jean Prouvé. Freire passa dans la bibliothèque proprement dite : des allées de rayonnages supportant un siècle d’ouvrages spécialisés, de monographies, de thèses, de journaux médicaux. Mathias savait où dénicher les livres dont il avait besoin pour sa démonstration.
Quand il revint dans la salle, Anaïs s’était assise derrière une table. Il savoura le spectacle : la silhouette de motarde, cuir et jeans, contrastant avec le confort mordoré de la pièce. Il attrapa une chaise et s’assit de l’autre côté du pupitre, sa documentation posée devant lui.
— Je pense que Mischell, celui qui prétend s’appeler ainsi, est en pleine fugue psychique.
Anaïs ouvrit ses grands yeux noirs.
— J’ai d’abord cru qu’il souffrait d’un syndrome amnésique rétrograde. Une perte de mémoire classique, touchant sa mémoire personnelle. Dès le lendemain de son admission, ses souvenirs ont commencé à revenir. Son passé refaisait surface. En réalité, c’était le contraire qui se produisait.
— Le contraire ?
— Notre cow-boy ne se souvenait pas, il inventait. Il se créait une nouvelle identité. C’est ce qu’on appelle une « fugue psychique », ou « fugue dissociative ». Dans le jargon de la psychiatrie, on parle aussi du syndrome du « voyageur sans bagage ». Une pathologie très rare, connue depuis le XIXe siècle.
— Expliquez-vous.
Freire ouvrit un premier livre — écrit en anglais — et s’arrêta à un chapitre. Puis il retourna l’ouvrage afin qu’Anaïs puisse le parcourir. The personality labyrinth, d’un dénommé Mc Feld, de l’université de Charlotte, Caroline du Nord.
— Il arrive qu’un homme, sous la pression d’un fort stress ou d’un choc, tourne le coin de la rue et perde la mémoire. Plus tard, quand il croit se souvenir, il s’invente une nouvelle identité, un nouveau passé, pour échapper à sa propre vie. C’est une sorte de fuite, mais à l’intérieur de soi.
— Le gars a conscience de ce qu’il fait ?
— Non. Mischell, par exemple, croit vraiment qu’il est en train de se souvenir. En fait, il est en train de changer de peau.
Anaïs feuilletait les pages mais ne lisait pas. Elle réfléchissait. Mathias l’observait. Sa bouche s’était crispée. Ses yeux cillaient rapidement. Il pouvait le sentir : elle était familière des troubles psychologiques. Elle leva les yeux d’un coup et Freire sursauta.
— On étudie ces cas depuis combien de temps ?
— Les premières fugues psychogènes ont été découvertes au XIXe siècle, aux États-Unis. En général, elles sont dues à des conditions de vie insupportables : dettes, crises conjugales, boulot de cauchemar. Le fugueur part faire une course et ne revient jamais. Entre-temps, il a tout oublié. Quand il se souvient, il est un autre.
Freire saisit un autre ouvrage et le soumit, à la bonne page, à la fliquette :
— Le cas le plus fameux est celui d’Ansel Bourne, un prêcheur évangélique qui s’est installé en Pennsylvanie sous le nom d’AJ Brown et a ouvert une papeterie.
— Bourne, comme Jason Bourne ?
— Robert Ludlum s’est inspiré de ce nom pour son personnage d’amnésique. Aux États-Unis, c’est une référence très connue.
— Ça s’apparente à ce qu’on appelle une personnalité multiple ?
— Non. Ceux qui souffrent de ce syndrome abritent à l’intérieur d’eux-mêmes plusieurs personnages, simultanément. Dans les cas dont je parle, l’amnésique efface au contraire sa personnalité précédente et devient quelqu’un d’autre. Il n’y a pas de cohabitation.
Anaïs parcourait les ouvrages, les articles consacrés au phénomène. Encore une fois, elle ne lisait pas. Ce qu’elle voulait, c’était une explication de vive voix.
— Pour vous, Mischell est un de ces cas ?
— J’en suis sûr.
— Pourquoi ?
— D’abord, ses souvenirs sont faux. Vous vérifierez par vous-même. Ensuite, ces renseignements sentent le bricolage… inconscient.
— Donnez-moi un exemple.
Mathias se leva et passa derrière le comptoir de chêne massif qui servait de QG à la chef-documentaliste. Dans un tiroir, il trouva ce qu’il cherchait et revint s’installer en face d’Anaïs, une boîte de Scrabble dans les mains.
— Notre inconnu dit s’appeler « Mischell ».
Il écrivit avec les lettres de plastique : MISCHELL.
— Souvent, un nom inventé par l’inconscient est une anagramme.
Il bouscula l’ordre des lettres et rédigea : SCHLEMIL.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Vous ne connaissez pas Peter Schlemihl ?
— Non, fit-elle sur un ton buté.
— C’est le héros d’un roman du XIXe siècle écrit par Adelbert von Chamisso. L’homme qui a perdu son ombre. Notre amnésique, au moment de créer sa nouvelle identité, s’est souvenu de ce livre…
— Il y a un lien avec son histoire ?
— La perte de l’ombre, c’est peut-être la perte de son ancienne identité. Depuis qu’il est ici, Mischell fait le même rêve. Il marche sous le soleil dans un village désert. Soudain, une explosion blanche et silencieuse survient. Il s’enfuit mais son ombre reste collée sur un mur. Mischell a laissé son double derrière lui.
En répétant son analyse devant l’OPJ, elle lui parut sonner plus juste que la veille. Ce songe était bien la traduction symbolique de sa fugue.
— Revenons à mon affaire, dit Anaïs en se levant (elle n’avait pas ôté son blouson). Cette crise pourrait avoir été provoquée par un choc, non ? Quelque chose qu’il aurait vu ?
— Comme un meurtre ou un cadavre ? sourit Freire. Vous avez de la suite dans les idées. C’est possible, oui.
Anaïs s’approcha du pupitre. Mathias était toujours assis. Le rapport de forces était revenu à son point de départ.
— Quelles sont vos chances de lui faire retrouver sa véritable mémoire ?
— Pour l’instant, elles sont minces. Il faudrait que je découvre qui il est vraiment pour le remettre, en douceur, sur la voie de lui-même. Alors seulement, il pourrait se souvenir.
La jeune femme se recula et planta ses talons dans le sol :
— On va s’y mettre ensemble. Les renseignements qu’il vous livre sont utilisables ?
— Pas vraiment. Il construit sa nouvelle identité avec des fragments de l’ancienne. Ce sont des éléments déformés, elliptiques, parfois inversés.
— Vous pourriez me donner vos notes ?
— Pas question.
Freire se leva à son tour et s’inclina pour atténuer la violence de sa réaction.
— Je suis désolé mais c’est impossible. Secret médical.
— Il s’agit d’un meurtre, fit-elle d’un ton soudain autoritaire. Je peux vous convoquer comme témoin direct.
Il contourna le pupitre et se retrouva face à Anaïs. Il la dépassait d’une tête, mais la jeune femme ne paraissait pas impressionnée.
— Convoquez-moi si vous voulez. Pour m’interroger, vous devrez d’abord solliciter une autorisation du Conseil de l’Ordre. Qu’on vous refusera. Vous le savez comme moi.
— Vous avez tort de réagir comme ça, fit-elle en reprenant ses cent pas. Nous aurions pu unir nos efforts… Il est impossible que les deux affaires ne soient pas liées. Vous n’êtes pas prêt à tout faire pour découvrir la vérité ?
— Jusqu’à un certain point. Je veux guérir mon patient. Pas le placer en garde à vue.
— Vous n’empêcherez rien. N’oubliez pas qu’il reste mon suspect principal.
— C’est une menace ?
Elle s’approcha, mains dans les poches, sans répondre. Elle avait retrouvé son attitude du début. Prête à affronter le monde. Il fourra à son tour ses mains dans ses poches. Blouson de cuir contre blouse blanche.
Le silence s’éternisait. D’un coup, ce petit jeu le fatigua.
— On a fini, là ?
— Pas tout à fait, non.
— Quoi ?
— Je veux voir la bête.
Une heure plus tard, sur le parking du CHS Pierre-Janet, Anaïs consulta ses messages. Le Coz avait appelé trois fois. Elle le rappela aussitôt.
— On a identifié le client.
— Son nom ?
— Duruy. Philippe. 24 ans. Sans boulot. Sans domicile fixe. Un crevard.
Elle attrapa son carnet et nota à la va-vite les infos.
— On est sûrs de ça ?
— Certains. J’ai fait chou blanc avec plusieurs dealers mais j’ai interrogé quatre pharmaciens jusqu’à tomber sur Sylvie Gentille, domiciliée au 74, rue Camille-Pelletan à Talence. Elle tient la pharmacie de la place de la Victoire.
— Je connais. Continue.
— Je lui ai envoyé la photo sur son portable. Elle a formellement identifié le mec, malgré les bosses et les coutures. Depuis trois mois, il vient chercher chez elle son stock mensuel de Subutex.
— Bravo.
— C’est pas tout. J’ai appelé Jaffar. Les zonards de Victor-Hugo ont aussi reconnu le bonhomme. Ils l’appellent Fifi mais c’est bien le même gus. Un Gothique qui allait et venait. Il pouvait disparaître des semaines entières. Selon eux, les derniers temps, Duruy vivait dans un squat pas loin de la rue des Vignes.
Elle déverrouilla sa portière et se glissa dans l’habitacle :
— Quand l’ont-ils vu pour la dernière fois ?
— Trois semaines pour ma pharmacienne. Quelques jours pour les zonards. Personne ne sait ce qu’il a foutu les jours qui ont précédé sa mort.
— Il n’avait pas de potes ? Des proches qui pourraient nous en dire plus ?
— Non. Duruy était un solitaire. Quand il disparaissait, personne ne savait où il allait.
— Pas de chien ?
— Si. Un molosse. Introuvable. Le tueur a dû lui faire sa fête.
— Vérifie tout de même les refuges animaliers.
Anaïs songea aux caméras de sécurité. Il fallait élargir les visionnages. Ratisser toute la ville. Philippe Duruy serait sur une des bandes. Avec le tueur-dealer ? On pouvait toujours rêver.
— Et son paquetage ?
— Sans doute enterré avec le clebs.
Elle se repassa, encore une fois, le film du meurtre, en le précisant. Le tueur n’était ni un zonard ni même une connaissance de Duruy. Il avait repéré sa victime plusieurs jours avant de frapper. Il l’avait amadoué. Il avait gagné sa confiance. Il savait que le Gothique était un tox. Il savait que c’était un solitaire — plus facile à éliminer en toute discrétion. Il savait qu’il avait un chien — il avait un plan pour s’en débarrasser.
Les détails. Vendredi 12 février. Disons 20 heures. La nuit tombe sur Bordeaux. La nuit et le brouillard. Soit le tueur choisit ce soir-là à cause des brumes. Soit il a planifié son agression à cette date et la météo est un bonus. Il sait où trouver Philippe Duruy. Il lui propose un shoot d’enfer et l’emmène dans un coin tranquille, à l’abri des regards, où tout est déjà préparé. Notamment la destruction rapide de toutes traces. Chien, paquetage, vêtements. Un tueur organisé. Des nerfs de glace. Un pro dans son domaine.
— Tu as pris le nom du médecin traitant ? reprit-elle.
— Merde. J’ai oublié. J’étais trop content de…
— Laisse tomber. Envoie-moi par SMS le numéro de la pharmacienne. Je m’en occupe.
— Qu’est-ce que je fais, moi ?
— Maintenant que tu as son état civil, tu retraces les faits et gestes de Duruy à Bordeaux. Et ailleurs.
— Ça va être coton. Ces mecs-là…
Anaïs voyait ce qu’il voulait dire. Les SDF sont les derniers hommes libres de la société moderne. Pas de carte bleue. Pas de chéquier. Pas de véhicule. Pas de téléphone portable… Dans un monde où chaque connexion, chaque appel, chaque mouvement est mémorisé, ils sont les seuls à ne pas laisser de traces.
— Si c’est un défoncé, essaie déjà le FNAILS.
Le Fichier National Automatisé des Interpellations pour Usage de Stupéfiants au niveau de l’Individu relève à l’échelle nationale toutes les arrestations liées à la drogue. L’intitulé ne colle pas avec les initiales mais Anaïs avait renoncé depuis longtemps à comprendre les acronymes de la Police nationale.
— Ses empreintes digitales n’ont donné aucun résultat, rétorqua le Coz.
— Ça prouve que la technologie, c’est pas une science exacte. Je suis sûre que Duruy a déjà été arrêté. Vérifie encore une fois. Vois aussi du côté Sécu. Duruy a dû être hospitalisé, au moins une fois, pour la dope et le reste. Peut-être touchait-il le RSA. Tu me fais la totale.
— Et les dealers ?
Elle ne croyait plus à cette piste. Les revendeurs ne diraient rien, et de toute façon, ce n’étaient pas eux qui avaient vendu l’héroïne blanche au tueur — il avait sa propre filière.
— Oublie. Concentre-toi sur l’administratif. Je veux aussi la bio complète de Duruy. Appelle Jaffar. Qu’il secoue le réseau social. Les foyers. Les assoces. Qu’il retourne dans les coins à clodos et dans les squats. Vois aussi avec Conante. Qu’il continue à mater les CD de vidéo-surveillance. Il faut loger Duruy sur ces images. Je veux son emploi du temps des derniers jours jusqu’à la dernière seconde. Priorité absolue.
Anaïs raccrocha et démarra. Elle avait hâte de quitter ces lieux d’emprisonnement et de folie. Elle roula pendant plusieurs minutes jusqu’à la cité universitaire située aux abords de Talence. Nouveau parking. Nouveau stop. Elle consulta ses SMS. Le Coz lui avait envoyé les coordonnées de la pharmacienne. Elle rappela aussi sec Sylvie Gentille. La femme n’avait pas son registre avec elle — elle passait son dimanche en famille — mais se souvenait du médecin traitant de Philippe Duruy. David Thiaux. Un toubib du quartier.
Nouveau coup de fil. Anaïs tomba sur l’épouse du praticien. Comme tous les dimanches, Thiaux faisait son 18 trous au golf de Laige. Anaïs connaissait. Elle tourna sa clé de contact et prit la direction de Caychac, où se trouvait le parcours.
Au volant, elle réfléchit à son entrevue avec l’amnésique. Impossible de se faire une idée. Physiquement, l’homme était impressionnant. Pour le reste, il avait l’air d’un simple d’esprit. A priori, incapable de faire le moindre mal à une mouche, mais elle était payée pour ne pas se fier aux a priori. Une seule certitude : le géant n’avait ni le profil d’un tueur organisé, ni celui d’un dealer de haut vol.
14 heures 30. Anaïs filait sur la route du Médoc. Elle passa à sa rencontre avec le toubib. Le meilleur pour la fin.
Mathias Freire représentait l’archétype du beau ténébreux. Des traits réguliers, mais tourmentés par une agitation intérieure. Des yeux sombres, intenses, refusant de livrer leur secret. Une chevelure plus noire encore, ondulée, romantique en diable. Quant aux frusques, elles trahissaient une indifférence totale pour l’apparence extérieure. Dans sa blouse chiffonnée, Freire ressemblait à un lit défait. Elle l’avait trouvé encore plus sexy…
Calme-toi, Anaïs. Elle avait déjà confondu boulot et sentiments, et cela avait toujours abouti à des catastrophes. Dans tous les cas, la position du psy n’arrangeait pas ses affaires. Il privilégierait toujours son patient contre l’enquête et ne se jetterait pas sur son téléphone s’il découvrait quelque chose…
Elle aperçut le panneau du golf de Laige. Au fond, elle était heureuse de bosser un dimanche. Au moins, elle ne passerait pas son après-midi à rêvasser sur son canapé, en écoutant Wild horses des Stones ou Perfect day de Lou Reed. Le boulot était la dernière bouée des naufragés du cœur.
De longs bâtiments de bois cendré, dans le style Bahamas, ouvraient le terrain de golf. Structures en mélèze, bardage et toiture en Red Cedar. Les vallons verdoyants enveloppaient ces lignes grises comme un complément de programme.
Anaïs se gara sur le parking, glissant sa Golf entre les 4 × 4 Porsche Cayenne et les Aston Martin. Sortant de sa caisse, elle eut envie de cracher sur ces carrosseries lustrées ou de péter un ou deux rétroviseurs. Elle haïssait le golf. Elle haïssait la bourgeoisie. Elle haïssait Bordeaux. À se demander pourquoi elle était revenue. Mais c’est toujours bon d’alimenter sa haine. De la nourrir comme on nourrit un fauve. Cette énergie négative la maintenait debout.
Elle marcha jusqu’au Club-House. En franchissant le seuil, elle imagina soudain tomber nez à nez avec son père. Elle appréhendait toujours cette éventualité. Encore une raison qui aurait dû l’éloigner de cette ville.
Elle lança un coup d’œil dans les salons et la boutique d’équipement. Pas de visage familier. Elle craignait aussi, dans ces milieux privilégiés, d’être reconnue comme la fille Chatelet. Personne dans les hautes sphères de Bordeaux n’avait oublié le scandale associé à ce nom.
Elle rejoignit le bar. Elle était étonnée, avec ses jeans et ses bottes à bouts ferrés, que personne ne l’ait encore foutue dehors. Les golfeurs — des hommes pour la plupart — étaient accoudés au comptoir de bois verni. Ils portaient tous l’uniforme réglementaire. Pantalons à carreaux. Polos de mailles serrées. Chaussures à clous. Les marques s’affichaient avec obscénité. Ralph Lauren. Hermès. Louis Vuitton…
Elle se présenta au barman, montrant discrètement sa carte, et expliqua ce qui l’amenait. L’homme appela le chef des caddies. Un dénommé Nicolas selon le badge épinglé sur son pull vert. Le Dr David Thiaux était en plein parcours. Anaïs sortit avec le caddie. Elle s’apprêtait à prendre une mini-voiture quand on leur signala que le toubib venait de rentrer au vestiaire. Anaïs se fit guider.
— C’est là, fit Nicolas en stoppant devant une villa en bois, posée au pied d’un tertre. Mais c’est réservé aux hommes.
— Accompagnez-moi.
Ils entrèrent dans le repaire des mâles. Crépitements de douche, brouhaha de voix graves, effluves de sueur et de parfum. Des hommes se rhabillaient, debout devant leur casier à porte en bois. D’autres sortaient de la douche, ruisselants, bite en berne. D’autres encore se recoiffaient ou s’enduisaient de gel hydratant.
Anaïs eut l’impression de pénétrer, physiquement, dans l’antre de la toute-puissance masculine. On devait parler ici fric, pouvoir, politique, victoires sportives. Et bien sûr sexe. Chacun devait évoquer ses maîtresses, ses prouesses, ses satisfactions, au même titre que ses scores sur le green. Pour l’instant, personne ne faisait attention à elle.
Elle s’adressa à Nicolas :
— Où est Thiaux ?
Le caddie désigna un homme qui achevait de boucler sa ceinture. Grand, massif, la cinquantaine grisonnante. Anaïs s’approcha et sentit un nouveau trouble l’envahir. Le mec ressemblait à son père. Même visage large, bronzé, magnifique. Même gueule de propriétaire foncier, qui aime sentir ses terres sous ses pieds.
— Docteur Thiaux ?
L’homme sourit à Anaïs. Son malaise s’approfondit. Les mêmes yeux d’iceberg, qui n’offrent leur transparence que pour mieux vous couler.
— C’est moi.
— Anaïs Chatelet. Capitaine de police à Bordeaux. Je voudrais vous parler de Philippe Duruy.
— Philippe, oui, je vois très bien.
Il cala son talon sur le banc pour lacer sa chaussure. Il paraissait indifférent au raffut et à l’agitation autour de lui. Anaïs laissa filer quelques secondes.
L’homme passa à la deuxième chaussure :
— Il a des ennuis ?
— Il est mort.
— Overdose ?
— Exactement.
Thiaux se redressa et hocha la tête avec lenteur, d’un air fataliste.
— La nouvelle n’a pas l’air de vous surprendre.
— Avec ce qu’il s’envoyait dans les veines, il n’y a pas de quoi s’étonner.
— Vous lui prescriviez du Subutex. Il essayait d’arrêter ?
— Il avait ses périodes. Lors de sa dernière visite, il en était à 4 milligrammes de Sub. Il semblait en bonne voie mais je n’avais pas trop d’espoir. La preuve…
Le médecin enfila son loden.
— Quand avez-vous vu Philippe pour la dernière fois ?
— Il faudrait que je consulte mon agenda. Il y a deux semaines environ.
— Que savez-vous sur lui ?
— Pas grand-chose. Il venait au dispensaire pour sa prescription mensuelle. Il laissait son chien dehors et ne racontait pas sa vie.
— Le dispensaire ? Vous ne le receviez pas à votre cabinet ?
Il ferma ses boutons de bois et boucla son sac de sport.
— Non. Je tiens une permanence tous les jeudis, dans le quartier Saint-Michel. Un CMP. Centre médico-psychologique.
Anaïs avait déjà du mal à imaginer ce bourgeois accueillir dans son cabinet un zonard crasseux comme Philippe Duruy. Elle éprouvait plus de difficulté encore à le visualiser dans une salle en PVC, à attendre les grands marginaux du quartier.
Il parut lire dans ses pensées :
— Ça vous étonne, hein, qu’un médecin comme moi assure une permanence dans un dispensaire. C’est sans doute pour me racheter une conscience.
Il avait dit cela sur un ton ironique. Anaïs était de plus en plus irritée par ce personnage. Le brouhaha autour d’elle aggravait la situation. Ces ondes funestes de mâles triomphants, heureux d’être ensemble, savourant leur force et leur fortune, lui bourdonnaient aux oreilles.
Thiaux enfonça le clou :
— Pour vous, flics de gauche, nous sommes la source de tous les maux. Quoi qu’on fasse, on a toujours tort. Nous agissons toujours par intérêt ou par hypocrisie bourgeoise.
Il se dirigea vers la sortie, adressant quelques signes de salut au passage. Anaïs le rattrapa :
— Philippe Duruy, il ne vous a jamais parlé de sa famille ?
— Je ne pense pas qu’il avait de la famille. En tout cas, il n’a jamais dit un mot là-dessus.
— Ses amis ?
— Non plus. C’était un nomade. Un solitaire. Il cultivait ce style. Le genre silencieux et fermé. Qui voyage en quête de musique et de défonce.
Thiaux franchit le seuil. Anaïs lui emboîta le pas. Il était à peine 16 heures et la nuit tombait déjà. Le cri d’un corbeau succéda aux voix des hommes. Elle frissonna dans son blouson.
— Mais il était basé à Bordeaux, non ?
— Basé, c’est un grand mot. Disons que, chaque mois, il revenait me voir. C’est donc qu’il était dans le coin, oui.
Le toubib rejoignit le parking et sortit ses clés de voiture. Le message était clair : il n’avait pas l’intention de s’éterniser auprès d’Anaïs.
Elle le rattrapa encore :
— Il ne vous a jamais parlé de son passé ? De ses origines ?
— Vous n’avez pas une idée très claire des échanges entre un médecin de dispensaire et un toxico comme Duruy. C’est bonjour-bonsoir et basta. J’effectue un bilan de santé, je signe l’ordonnance, le gars disparaît. Je ne suis pas un psy.
— Il en voyait un au CPM ?
— Je ne crois pas, non. Philippe ne cherchait aucune aide. La rue, c’était son choix.
— Il avait des problèmes de santé, à part la drogue ?
— Il avait contracté une hépatite C il y a quelques années. Il ne suivait aucun traitement, aucun régime. Du pur suicide.
— Vous savez comment il a plongé dans l’héroïne ?
— Parcours classique, je pense. Cannabis. Raves. Ecstasy. On commence à prendre de l’héroïne pour éviter les mauvaises descentes d’ecsta, le dimanche matin, et on se réveille accro le lundi. Toujours le même gâchis.
Le médecin était arrivé devant une Mercedes noire classe S. Pour la première fois, il parut frappé de lassitude. Durant quelques secondes, il baissa la garde. Immobile devant sa voiture, clés en main. La seconde suivante, il avait retrouvé son maintien et appuyait sur la télécommande.
— Je ne comprends pas vos questions. Si Philippe est mort d’une OD, où est le problème judiciaire ?
— Duruy est mort d’une overdose mais c’est un meurtre. On lui a injecté une dose létale d’héroïne. Une héroïne très pure. Puis on lui a écrasé le visage avec une tête de taureau qu’on lui a enfoncée jusqu’aux épaules.
Thiaux venait d’ouvrir son coffre. Il devint tout pâle. Anaïs savourait le spectacle. La belle assurance du toubib fondait dans la pénombre.
— C’est quoi ? Un tueur en série ?
De nos jours, tout le monde a ces mots à la bouche. Comme s’il s’agissait d’un phénomène social bien connu, entre chômage et suicide professionnel.
— Si c’est une série, elle vient de commencer. Il vous parlait de ses dealers ?
Il fourra son sac dans le coffre et le referma d’un coup sec.
— Jamais.
— La dernière fois que vous l’avez vu, vous a-t-il parlé d’un dealer différent ? D’une héroïne d’une exceptionnelle qualité ?
— Non. Au contraire, il paraissait plus que jamais décidé à arrêter la dope.
— Vous ne l’avez pas revu depuis ? Dans un autre contexte ?
Thiaux ouvrit sa portière.
— Pas du tout.
— On vérifiera, fit-elle en carrant ses mains dans les poches.
Elle regretta aussitôt ces derniers mots. Des paroles de flic. Des paroles de con. Le toubib n’était pas suspect. Cette phrase visait seulement à l’inquiéter. Tous les flics connaissent cette démangeaison du pouvoir.
Le médecin s’appuya sur l’encadrement de sa portière :
— Vous faites tout pour être désagréable, mademoiselle, mais vous m’êtes tout de même sympathique. Vous êtes une gamine qui en veut au monde entier, comme tous ceux que je vois chaque semaine au dispensaire.
Anaïs croisa les bras. Le ton compatissant, elle aimait moins encore.
— Je vais vous confier un secret, dit-il en se penchant vers elle. Savez-vous pourquoi j’assure cette permanence au dispensaire alors que je reçois dans mon cabinet la clientèle la plus huppée de Bordeaux ?
Anaïs restait immobile, tapant du pied, se mordant la lèvre. Parfaite dans sa posture de petit animal revêche.
— Mon fils est mort d’une overdose à l’âge de 17 ans. Je n’avais même jamais soupçonné qu’il puisse fumer un joint. Ça vous suffit comme raison ? Je ne peux rien rattraper ni rien effacer. Mais je peux aider quelques mômes en souffrance et c’est toujours ça de gagné.
La portière claqua. Anaïs regarda la Mercedes disparaître sous la masse des arbres et se fondre dans la nuit. Un souvenir lui revint. La voix de Coluche. Son sketch à propos des flics : « Oui, je sais, j’ai l’air un peu con. » La phrase lui fit l’effet d’une sentence personnelle.
21 heures.
Enfin, sa garde était terminée. Mathias Freire rentrait chez lui en pensant à l’homme au Stetson et au Minotaure. Depuis la visite d’Anaïs Chatelet, il ne cessait de réfléchir au lien qui unissait peut-être les deux affaires. Tout l’après-midi, il avait assuré ses consultations sans lâcher ces questions. Quel était le rapport entre Mischell et le meurtre ? Qu’avait vu au juste l’amnésique ? Il regrettait de ne pas avoir accepté la proposition de la flic. Il ne voyait plus comment avancer sur le cas du cow-boy.
En tournant la clé dans la serrure de son pavillon, il lui vint une idée. Un coup de bluff. Il alluma la lampe du salon puis se connecta sur Internet. Il trouva, le plus simplement du monde, les coordonnées du laboratoire de police scientifique le plus proche de Bordeaux, le LPS 31, situé à Toulouse. Il se demanda si c’était l’une de ses équipes qui avait bossé sur l’affaire de l’amnésique et avait effectué les prélèvements sur les mains de Mischell. Si c’était le cas, les mêmes gars bossaient sur l’affaire du Minotaure.
La meilleure façon d’en savoir plus, c’était d’appeler.
Il obtint une permanence. Il se présenta comme l’expert psychiatrique du suspect dans l’affaire du cadavre de la gare Saint-Jean. Le type au bout du fil en avait entendu parler — du matériel supplémentaire avait été envoyé le matin même pour effectuer des analyses.
Freire avait vu juste. La même équipe avait procédé aux relevés sur l’inconnu, la nuit du 13 février, puis sur la scène de crime le lendemain soir. Une simple coïncidence : les techniciens étaient déjà à Bordeaux pour une autre affaire.
— Pourrais-je avoir le numéro de mobile du chef d’équipe ?
— Vous voulez dire le coordinateur ?
— Le coordinateur, c’est ça.
— Ce n’est pas la procédure. Pourquoi ce n’est pas l’OPJ saisi du dossier qui appelle ?
— Anaïs Chatelet ? C’est elle qui m’a dit de vous contacter.
Le nom fit mouche. Dictant le numéro, le gars ajouta :
— Il s’appelle Abdellatif Dimoun. Il est encore chez vous, à Bordeaux. Il bosse avec un labo privé. Il voulait être sur place quand les résultats tomberaient.
Freire remercia, raccrocha, composa les huit chiffres.
— Allô ?
Le psychiatre remit ça avec son bobard d’expert psychiatrique. Mais le dénommé Abdellatif Dimoun n’était pas né de la dernière pluie.
— Je ne donnerai mes résultats qu’au capitaine en charge de l’enquête ainsi qu’une copie au juge dès qu’il sera saisi.
— Mon client est amnésique, répliqua Freire. Je tente de lui faire retrouver la mémoire. Le moindre détail, le moindre signe peut m’être utile.
— Je comprends, mais vous passerez par Anaïs Chatelet.
Freire fit mine de ne pas avoir entendu :
— D’après le rapport, vous avez relevé des particules de poussière sur…
— Vous êtes bouché mon vieux. J’envoie mon rapport à Chatelet demain matin. Voyez ça avec elle.
— Nous pouvons gagner du temps. J’attaque une séance d’hypnose à la première heure demain matin avec mon patient. Un mot par téléphone et vous me faites gagner une journée !
Le technicien ne répondit pas. Il hésitait. La paperasserie pesait à tout le monde. Freire poussa son avantage.
— Résumez-moi vos résultats. D’après mon patient — il commence à récupérer la mémoire —, les particules sous ses ongles pourraient être de la poussière de brique.
— Pas du tout.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une espèce phytoplanctonique.
— Quoi ?
— Du plancton marin. Un micro-organisme qu’on trouve sur le littoral atlantique français, plutôt au sud. Sur la Côte basque.
Freire songea aux affabulations de Mischell, à propos d’Audenge, du Cap-Ferret, de Marsac, village imaginaire près de l’île aux Oiseaux. Des déformations, des décalages par rapport à sa véritable origine : le Pays basque.
— Ce plancton, vous l’avez identifié ?
— Nous avons dû appeler des spécialistes de l’Ifremer et du Conservatoire du littoral. Le plancton fait partie des Dinoflagellés, le Mesodinium harum. Selon les types à qui on a parlé, ce phytoplancton est rare. Il appartient à la flore sous-marine de la Corniche basque.
Mathias nota sur un bloc puis reprit aussitôt — le fer était brûlant :
— Vous avez trouvé autre chose ?
Le scientifique hésita puis admit :
— Ce qui va intéresser les flics, c’est qu’on a retrouvé ailleurs ce plancton.
— Où ?
— Sur la scène d’infraction. Au fond de la fosse de maintenance. Nos programmes ont établi une correspondance entre les échantillons du gars et ceux de la fosse.
Freire digéra la nouvelle en silence. Anaïs Chatelet avait raison : l’amnésique avait vu le corps. Peut-être même plus…
— Merci, conclut-il. Pour l’instant, je ne tiendrai pas compte de ce fait durant ma séance d’hypnose. L’enquête criminelle concerne la police.
— Bien sûr, fit le technicien d’un ton compréhensif. Bonne chance.
Mathias raccrocha. D’une écriture nerveuse, il résuma les éléments de la conversation. Le plancton marin désignait la Côte basque. Peut-être aussi un métier de la mer. Jusqu’ici, il était convaincu que Mischell exerçait un job manuel, à ciel ouvert. Pêcheur ? Il souligna le mot plusieurs fois.
Mais le plancton tendait aussi un lien direct entre Mischell et le cadavre. Freire releva son stylo : il eut soudain l’impression que ce lien était la corde qui allait se resserrer sur le cou de son patient…
En même temps, il ne pouvait se défaire de sa conviction de médecin : le cow-boy était innocent. Peut-être avait-il surpris le tueur. Peut-être s’était-il battu avec lui, au fond de la cavité, armé de son annuaire et de sa clé à molette. Après tout, le sang pouvait être celui du meurtrier…
Comme si cette conclusion appelait une autre idée, Freire se leva et se dirigea vers la cuisine. Sans allumer, il se plaça devant la fenêtre et observa la rue obscure.
Les hommes en noir n’étaient pas là.
— Le château-lesage est un cru bourgeois supérieur, qui est à Listrac-Médoc, une des six appellations communales du Médoc…
Anaïs avait froid. La salle des cuves, hauts silos chromés alignés comme des sarcophages, était un château des courants d’air. Elle se félicitait d’avoir gardé son blouson pour la visite. Elle était aussi heureuse, comme toujours, d’avoir l’air d’une racaille parmi les autres membres du club.
— Notre vignoble a une longue histoire puisque nos cépages existaient déjà ici au XVe siècle…
Le groupe avançait lentement dans la salle, au fil du discours du propriétaire, se reflétant contre les parois argentées des cuves. Chaque dimanche soir, Anaïs visitait un nouveau vignoble — elle appartenait à un club de dégustation qui sillonnait les châteaux du Bordelais.
Chaque fois, elle se demandait pourquoi elle s’était inscrite et pourquoi, irrésistiblement, elle se rendait à ces soirées lugubres. N’aurait-elle pas préféré se faire un plateau-repas devant une des séries TV dont elle raffolait ? Ou n’aurait-elle pas dû, ce soir, étudier encore les ressorts symboliques du mythe du Minotaure ? ou les filières de l’héroïne à travers l’Europe ?
Elle ne s’était posé aucune question. À 20 heures, comme chaque dimanche, elle avait pris la direction du clos. Côté enquête, la fin de journée n’avait rien donné. Jaffar avait écumé le milieu des sans-abri, sans résultat. Le Coz travaillait à une bio circonstanciée de Philippe Duruy mais il était impossible de vraiment avancer un dimanche. Conante avait fini de mater les vidéo-surveillances de la gare, sans trouver la moindre trace du client, puis commencé à exploiter les bandes des quartiers hantés par les zonards. Elle n’avait pas eu de nouvelles de Zak. L’homme semblait s’être perdu sur la piste des éleveurs de taureaux.
De son côté, elle avait rappelé le fort de Rosny. Elle était cette fois tombée sur un spécialiste des archives — une mémoire vive du crime. Aucun souvenir d’un meurtre mythologique. Aucun exemple de mise en scène aussi macabre. Ni en France, ni en Europe. Après un point téléphonique avec chacun de ses gars, elle avait libéré ses troupes et leur avait donné rendez-vous le lendemain, première heure, au bureau.
Alors qu’elle sortait de l’hôtel de police, Deversat, le commissaire principal, l’avait coincée sur le seuil et lui avait parlé claro. Ils allaient étouffer l’affaire auprès des médias. Le Parquet ne saisirait pas de magistrat avant six jours. Elle avait les mains libres pour mener l’enquête comme elle l’entendait. Mais attention : tout ce que comptait la Gironde de politiques, de puissants et d’élus l’avait dans le collimateur. Anaïs le remercia pour sa confiance et partit l’air dégagé — en réalité, le stress commençait à lui serrer l’estomac comme une éponge.
— En novembre, nous descendons les vins en barrique. Nous faisons alors un peu de fermentation malolactique. L’élevage en barrique dure environ 12 à 13 mois…
Anaïs frissonna encore. Cette sensation lui fit penser à ses bras — et à ses cicatrices. Elle avait toujours l’impression qu’ils étaient nus, exhibés, grelottants. Aucun tissu, aucune matière ne pouvait atténuer ce froid-là. Il venait de l’intérieur.
— Nous ne cherchons pas ici à faire des vins surboisés. Notre objectif, c’est un vin bien équilibré, entre le fruité, l’acidité et l’alcool. Ce sont des vins ronds, agréables, et qui surtout possèdent de la fraîcheur…
Anaïs n’était plus là. Elle était au fond de son corps. Au fond de sa souffrance. Malgré elle, elle se tenait les bras et pensait déjà au pire. Je ne tiendrai jamais… Ses jambes tremblaient. Son corps vibrait. En même temps, elle se sentait pétrifiée. Durant ses crises d’angoisse, elle pouvait s’écrouler par terre ou sur un banc et ne plus bouger durant des heures. C’était une paralysie. Un étau de terreur qui la maintenait dans un bain de glace.
— Nous allons déguster aujourd’hui notre millésime 2005, une grande année en Médoc. Nous n’aurons aujourd’hui qu’un aperçu de ce que sera, dans quelques années, ce millésime. Pour tout dire, cette dégustation est prématurée. Nous avons fait un prélèvement sur barrique et…
Le groupe plongeait maintenant dans les caves du château. Face à l’escalier, elle hésita puis se décida à suivre le mouvement. Avec effort, elle réussit à descendre les marches. Odeurs de moisissure. Travail intime de la fermentation. Anaïs aimait le vin, mais le vin lui faisait toujours penser à son père. Dans ce domaine, il lui avait tout appris. À goûter. À déguster. À collectionner. Quand le voile s’était déchiré, elle aurait dû renoncer à tout ce qui touchait, de près ou de loin, à son mentor. Mais justement, non. Il lui avait tout volé. Il ne lui volerait pas ça.
— Encore une fois, il est un peu tôt pour déguster…
Soudain, Anaïs tourna les talons et abandonna le cortège. Elle remonta l’escalier, trébuchant plusieurs fois. Se frottant toujours les bras, elle courut à travers la salle des cuves. Sortir. Respirer. Hurler. Son reflet passait sur les parois bombées, difforme, horrible. Elle sentait monter les souvenirs. Le raz de marée d’atrocités qui allait exploser au fond de sa tête. Comme chaque fois.
Il fallait qu’elle atteigne la cour, la nuit, le ciel.
Le parvis du château était désert. Ralentissant le pas, elle dépassa les bâtiments des chais et s’orienta vers les vignobles. Tout était bleu. La terre et le ciel avaient pris des couleurs lunaires. Les graves ressemblaient à des allées de cendre, sur lesquelles se crispaient les pieds de vigne.
LE VIN…
LE PÈRE…
Ses lèvres crachaient de la vapeur, fusionnant avec la gaze argentée qui montait de la terre. Les coteaux ici descendaient vers l’estuaire de la Gironde. Elle suivit la pente. Elle sentait les cailloux rouler sous ses bottes. Les branches et les tuteurs lui griffer les jeans, comme s’ils lui voulaient du mal.
LE VIN…
LE PÈRE…
Elle s’enfonça encore parmi les plants et lâcha, enfin, la bride aux souvenirs. Jusqu’à la fin de son adolescence, elle n’avait eu qu’un seul homme dans sa vie. Son père. Ce qui était normal pour une gosse qui avait perdu sa mère à huit ans. Ce qui l’était moins, c’était que son père lui-même n’avait qu’une femme — sa fille. Ils formaient à eux deux un couple parfait, platonique, fusionnel.
Le père modèle. C’était lui qui lui faisait répéter ses devoirs. Lui qui allait la chercher au centre équestre. Lui qui l’emmenait à la plage de Soulac-sur-Mer. Lui qui lui parlait de sa mère chilienne, éteinte dans sa clinique comme une fleur étouffée dans une serre. Il était toujours là. Toujours présent. Toujours parfait…
Parfois, Anaïs éprouvait un malaise. Inexplicable. Des crises d’angoisse la submergeaient. Des vagues de terreur la saisissaient alors qu’elle se trouvait auprès de son père. Comme si son corps savait quelque chose qui échappait à sa conscience. Quoi ?
Elle eut la réponse le 22 mai 2002.
En première page de Sud-Ouest.
L’article s’intitulait : « Un tortionnaire dans nos cépages ». Curieusement, il avait été rédigé par un journaliste TV. L’homme venait de visionner un documentaire programmé sur Arte, portant sur le rôle des militaires français dans les dictatures sud-américaines des années 70. Parmi ces formateurs, il y avait eu aussi des activistes d’extrême droite, des anciens de l’OAS, des ex-barbouzes du SAC. D’autres Français avaient participé directement à la répression. Au Chili, un œnologue réputé avait joué un rôle prépondérant dans les activités des escadrons de la mort. L’homme ne s’était jamais caché. Jean-Claude Chatelet, originaire d’Aquitaine. Spécialiste du vin le jour. Spécialiste du sang la nuit.
Dès la parution de l’article, le téléphone de la maison n’avait plus arrêté de sonner. La nouvelle s’était répandue comme une flaque d’essence embrasée. À la fac, on murmurait sur son passage. Dans les rues, on la suivait du regard. Le documentaire était passé sur Arte. La vérité avait explosé. Le film montrait un portrait de son père, plus jeune, moins beau que celui qu’elle connaissait. « Un personnage clé dans la pratique de la torture à Santiago ». Des témoins évoquaient sa silhouette svelte, ses cheveux déjà argentés, ses yeux clairs — et sa fameuse claudication, reconnaissable entre toutes. Jean-Claude Chatelet avait toujours boité, reliquat d’un accident équestre dans son enfance.
Les torturés évoquaient sa voix douce — et ses pratiques terrifiantes. Décharges électriques, mutilations, énucléations, injections d’huile de camphre… « Le Boiteux » (« El Cojo »), c’était son surnom, était connu pour une spécialité : il éliminait les prisonniers inutiles en leur enfonçant un serpent vivant dans la gorge. D’autres témoins, des militaires, expliquaient comment Chatelet, jeune disciple du général Aussaresses, en poste en Argentine, avait beaucoup fait pour la formation des équipes…
Anaïs avait regardé l’émission chez une amie. Abasourdie. Elle avait perdu sa voix ce soir-là. Les jours suivants, les articles s’étaient multipliés dans la presse locale. Face aux attaques, son père s’était réfugié dans le silence et l’eau bénite — il avait toujours été catholique pratiquant. Anaïs, en état de choc, avait fait ses valises. Elle avait 21 ans et disposait d’un capital hérité de sa mère — des terres vendues au Chili dont les bénéfices placés lui revenaient exclusivement.
Elle s’était installée dans un deux-pièces de la rue Fondaudège, artère commerçante du centre-ville, et n’avait jamais revu son père. Elle ne cessait de penser aux paroles des témoins qui décrivaient le Boiteux. Ses mots. Ses gestes. Ses mains.
Ces mains qui avaient appliqué la pointe électrique de la picana. Qui avaient coupé, sectionné, mutilé des chairs. C’étaient ces mains-là qui l’avaient lavée lorsqu’elle était bébé. Qui l’avaient guidée jusqu’à l’école. Qui l’avaient protégée envers et contre tout.
Au fond, elle l’avait toujours pressenti. Comme si sa propre mère, murée dans sa folie, lui avait chuchoté mentalement son secret : elle avait épousé le diable. Et maintenant, Anaïs était la fille de ce diable. Son sang était maudit.
Peu à peu, elle avait récupéré sa voix — et retrouvé une vie normale. Fac de droit. Licence. ENSOP. À la sortie de l’École des officiers de police, Anaïs avait demandé un mois de disponibilité. Elle était partie au Chili. Elle parlait couramment espagnol, cela aussi, ça coulait dans ses veines. Pour trouver les traces de son père, elle n’avait pas eu à courir beaucoup. Le Serpent était une célébrité à Santiago. En un mois, elle avait bouclé son enquête. Elle avait regroupé les pièces, les témoignages, les photos. De quoi faire extrader son père de la France au Chili. Ou au moins enrichir les plaintes des exilés chiliens en France.
Mais elle n’avait contacté ni les juges, ni les avocats, ni les plaignants. Elle était rentrée à Bordeaux. Elle avait ouvert un coffre à la banque et y avait planqué son dossier. En fermant la boîte métallique, elle avait mesuré l’ironie de la situation : avec cette première enquête criminelle, elle avait gagné son baptême de flic. Mais elle avait tout perdu. Son enfance. Ses origines. Son identité. Son avenir était désormais une page blanche à écrire.
Anaïs se releva parmi les plants de vigne. La crise était passée. Comme toujours, elle en venait à la même conclusion. Elle devait se trouver un mec. C’était ce dont elle avait le plus besoin. Un homme entre les bras de qui ses souvenirs, ses traumatismes, ses angoisses ne pèseraient plus rien. Elle essuya ses larmes, épousseta ses genoux, remonta la pente des cépages. Un homme dans sa vie. Elle ne pensait pas au coordinateur de la PTS, l’Arabe enchanteur, ni aux zombies qui l’attendaient sur le Net.
Elle songeait au psychiatre.
L’intellectuel passionné, dans sa bibliothèque de bois verni.
Elle voulut se laisser aller à ses rêves mais le souvenir de Freire la ramena plutôt au meurtre. Elle jeta un coup d’œil à son portable. Pas de message. Dormir quelques heures. Reprendre l’enquête dès l’aube. Pour elle, le compte à rebours avait commencé.
Elle retrouva sa voiture. Elle ne sentait plus le froid. Seulement la brûlure de ses yeux qui avaient trop pleuré. Et le goût d’eau de mer au fond de sa gorge.
Elle déverrouillait la portière quand son portable sonna.
— Allô ?
— C’est Zak.
— Où t’étais, bon Dieu ?
— Dans le Sud. J’ai retrouvé ton taureau.
— Vous êtes sûr ?
— Aucun doute. C’est Patrick. Patrick Bonfils.
L’infirmière se tenait face à son bureau, debout, les mains sur les hanches. Myriam Ferrari. 35 ans. 1,70 mètre 80 kilos. Freire la connaissait bien. Aussi solide que ses collègues masculins, avec des airs de nounou plutôt bienvenus. Elle était encore vêtue de son manteau, portant son sac en bandoulière. À la première heure en ce lundi, elle avait demandé à voir Mathias Freire.
Elle venait de reconnaître le cow-boy amnésique dans les couloirs de l’unité.
Le psychiatre ne pouvait admettre une telle coïncidence.
— Je suis basque, docteur. Ma famille vit à Guéthary, un village sur la côte, près de Biarritz. Tous les week-ends, j’y retourne. Mon beau-frère tient un magasin d’alimentation près du fronton et…
— Donc ?
— Donc, quand je suis arrivée ce matin, j’l’ai tout de suite reconnu. J’me suis dit : c’est Patrick ! Patrick Bonfils. Un pêcheur bien connu par chez nous. Son bateau mouille à l’embarcadère.
— Vous lui avez parlé ?
— Bien sûr. J’lui ai dit : « Salut Patrick, qu’est-ce que tu fais là ? »
— Qu’est-ce qu’il vous a répondu ?
— Rien. En un sens, c’était une réponse.
Freire, les yeux baissés, observait les objets sur son bureau. Son bloc. Son stylo. Son Vidal — le lexique français des médicaments. Son DSM (Diagnostic and Statistical Manual) — l’ouvrage américain de référence qui classifie les troubles mentaux. Ces objets lui renvoyaient l’image de son mince savoir. Sa propre impuissance.
Sans l’aide du hasard, aurait-il jamais réussi à identifier cet homme ?
— Dites-m’en plus, ordonna-t-il à l’infirmière.
— Je sais pas quoi vous dire.
— Il a une femme ? des enfants ?
— Une femme, oui. Enfin, une copine. Ils sont pas mariés.
— Vous connaissez son nom ?
— Sylvie. Ou Sophie. Je sais plus. Elle travaille dans le café qui fait le coin avec le port. En saison haute. En ce moment, elle aide Patrick à réparer ses filets, ce genre de trucs…
Freire prenait des notes. Il songea au plancton sous les ongles de l’amnésique. Guéthary appartenait à la zone où vivait cette algue. Patrick Bonfils. Il souligna le patronyme.
— Ils sont installés à Guéthary depuis combien de temps ?
— Je sais pas. Je les ai toujours connus. Enfin, nous, on est sur Guéthary depuis quatre ans.
S’il tenait l’identité de l’homme, il pourrait le ramener, en douceur, à sa personnalité d’origine. Ensuite, il pourrait se concentrer sur son traumatisme. Ce qu’il avait vu à la gare.
— Je vous remercie, Myriam, fit-il en se levant. Ces faits nouveaux vont nous être très utiles pour soigner… Patrick.
— Si je peux me permettre, faites gaffe… Il a l’air plutôt… secoué.
— Ne vous inquiétez pas. Nous allons travailler par étapes.
L’infirmière disparut.
Toujours debout, Freire relut ses notes et se dit qu’au contraire, il n’y avait pas de temps à perdre. Il verrouilla sa porte et décrocha son téléphone. Un coup de fil aux renseignements et il obtint le numéro de Patrick Bonfils, à Guéthary.
Après trois sonneries, une voix de femme répondit.
Le psychiatre n’y alla pas par quatre chemins :
— Sylvie Bonfils ?
— Je m’appelle pas Bonfils. Je m’appelle Sylvie Robin.
— Mais vous êtes la compagne de Patrick Bonfils ?
— Qui vous êtes ?
La voix oscillait entre espoir et inquiétude.
— Je suis le docteur Mathias Freire, psychiatre au CHS Pierre-Janet, à Bordeaux. J’ai recueilli Patrick Bonfils dans mon unité, il y a maintenant trois jours.
— Seigneur…
Sa voix s’étrangla. Mathias perçut un léger sifflement. La femme pleurait, d’une manière étrange, aiguë, continue.
— Madame…
— J’étais si inquiète, sanglota-t-elle… J’avais aucune nouvelle.
— Depuis quand a-t-il disparu ?
— Six jours, maintenant.
— Vous n’avez pas lancé un avis de recherche ?
Pas de réponse. Le sifflement, à nouveau.
Il préféra repartir à zéro :
— Vous êtes bien la compagne de Patrick Bonfils, pêcheur à Guéthary ?
— Oui.
— Dans quelles conditions a-t-il disparu ?
— Mercredi dernier. Il est parti à la banque.
— À Guéthary ?
Elle eut un bref rire entre ses larmes :
— Guéthary, c’est un village. Il est parti à Biarritz, avec notre voiture.
— Quel modèle ?
— Une Renault. Un vieux modèle.
— À partir de quand vous êtes-vous inquiétée ?
— Mais… tout de suite. D’abord, je voulais savoir ce qui s’était passé à la banque. On a des ennuis. Des ennuis graves…
— Des dettes ?
— Un emprunt. Pour le bateau. On est… Enfin, vous voyez, quoi… La pêche, c’est devenu de plus en plus difficile. On est couverts de taxes. Les règles arrêtent pas de changer. Et pis y a les Espagnols qui nous piquent tout. Vous regardez pas les nouvelles ?
Mathias notait d’une main nerveuse sur son bloc.
— Que s’est-il passé ?
— Rien. Il est pas rentré de la journée. J’ai appelé la banque. Ils l’avaient pas vu. J’suis allée au port. Dans les cafés où il a l’habitude d’aller.
— Patrick boit ?
Sylvie ne répondit pas. Une forme de confirmation. Freire écrivait toujours. Patrick Bonfils était un cas d’école. Sous la pression des soucis d’argent, l’homme s’était délesté de son identité comme d’un manteau trop lourd. Puis il était monté dans un train, direction Bordeaux. Mais quel rôle jouait alors le traumatisme de la gare ? Avait-il seulement existé ? D’où provenaient l’annuaire et la clé ?
— Ensuite ?
— Le soir, je suis allé à la Gendarmerie. Ils ont lancé un avis de recherche.
Les gendarmes n’avaient pas dû se précipiter sur les traces d’un pêcheur alcoolique. Dans tous les cas, l’avis de recherche n’était pas arrivé jusqu’en Gironde.
— C’est la première fois qu’il disparaît comme ça ?
— Bah… oui. Patrick, il est toujours en retard. Toujours la tête en l’air. Mais il m’avait jamais fait un coup comme ça.
— Depuis combien de temps vivez-vous ensemble ?
— Trois ans.
Il y eut un silence. Sylvie demanda timidement :
— Comment il va ?
— Bien. Il a simplement un problème de mémoire. Je crois que, sous la pression de vos problèmes actuels, son esprit a… court-circuité. Patrick a brutalement sombré dans l’amnésie. Son inconscient a tenté d’effacer son passé pour mieux repartir.
— Mieux repartir ? Comment ça ?
Sylvie paraissait effarée. Freire s’exprimait avec la légèreté d’un tank.
— Il n’a pas voulu vous fuir, atténua-t-il. Ce sont ses dettes, les difficultés de son métier, qui l’ont forcé à s’échapper de lui-même…
Silence à l’autre bout de la connexion. Freire n’insista pas. De plus, ce n’était peut-être pas la vérité. Il y avait une autre option. Patrick était parti à la banque. Il avait traîné. Il avait bu. Il avait pris le train pour Bordeaux… Puis il avait vu quelque chose. Ce choc avait anéanti sa mémoire. Le cow-boy s’était réfugié dans la cabine de graissage, l’esprit vidé.
— Je peux venir le voir ?
— Bien sûr, mais laissez-moi d’abord vous rappeler dans la matinée.
Freire salua la femme. Il était 9 heures 30. Les dossiers des entrants, qu’il étudiait chaque matin, attendraient. Il ferma son bureau, prévint sa secrétaire qu’il s’absentait puis prit le chemin de la salle d’arthérapie. Il était sûr d’y trouver l’homme au Stetson.
Mathias joua de son trousseau et traversa l’unité. Pressé, il distribua quelques saluts sans s’arrêter. Comme prévu, Bonfils était là. Il avait opté aujourd’hui pour l’atelier sculpture. Il travaillait à une sorte de masque primitif en glaise.
— Salut.
Son visage s’éclaira d’un sourire, découvrant ses larges gencives.
— Comment ça va aujourd’hui ?
— Très bien.
Freire s’assit et attaqua en douceur :
— Tu as réfléchi à ce que tu m’as raconté hier ?
— Tu veux dire… mes souvenirs ? Je suis plus si sûr. Une bonne femme est venue me voir ce matin. Elle m’a appelé Patrick, je…
Il s’arrêta, sans quitter des yeux sa sculpture. Il avait la tête d’un évadé de retour en taule. Il ne cessait de déglutir. Sa glotte tremblait.
Mathias opta pour la manière forte :
— J’ai parlé à Sylvie.
— Sylvie ?
Le géant le fixa. Ses pupilles se dilatèrent comme celles d’un animal nocturne. Dans la nuit de son esprit, il voyait maintenant clair. Freire avait prévu une séance progressive où il guiderait l’amnésique jusqu’à bon port. Il comprit, à le voir, que le mécanisme de la mémoire était déjà enclenché — Patrick Bonfils redevenait lui-même. Autant accélérer le mouvement.
— Je vais te ramener chez toi, Patrick.
— Quand ?
— Cet après-midi.
Le cow-boy hocha lentement la tête. Il lâcha la glaise et observa son œuvre inachevée. Son billet était imprimé. Plus moyen d’y échapper. D’un point de vue psychiatrique, Freire mettait tous ses espoirs dans ce retour au Pays basque. Bonfils, soutenu par sa femme et son environnement, retrouverait son moi.
Maintenant, Mathias avait une autre inquiétude. Quand il recouvre la mémoire, le fugueur oublie souvent la personnalité qu’il a inventée. Freire craignait que Patrick efface aussi, dans le même mouvement, ce qu’il avait vu à la gare. Mais pas question de lui reparler de Pascal Mischell.
Freire se leva et posa une main amicale sur son épaule :
— Repose-toi. Je viens te chercher après le déjeuner.
L’homme au Stetson acquiesça. Impossible de dire s’il se réjouissait de cette perspective ou si elle l’accablait. Freire retourna au pas de course dans son bureau. Des portes. Des clés. Des tables et des lits solidarisés au sol. Toujours ce sentiment d’être un geôlier des âmes.
Il demanda à sa secrétaire d’aller acheter les journaux du lundi, puis rappela Sylvie, lui annonçant leur retour. La femme paraissait abasourdie.
Il conclut avec grandiloquence :
— Le plus court chemin pour que Patrick redevienne lui-même, c’est vous.
Il lui donna rendez-vous aux environs de 15 heures au port de Guéthary puis raccrocha. Il avançait à l’aveugle. Jamais il n’avait été confronté à une telle situation. Un bref instant, il fut tenté de téléphoner au capitaine Chatelet pour lui annoncer la nouvelle. Puis il se souvint qu’ils s’étaient quittés en mauvais termes. Il se rappela surtout qu’il avait menti au technicien de l’Identité judiciaire. Était-ce passible d’une condamnation ?
Il y avait un autre problème. Anaïs allait recevoir les résultats d’analyses qu’il avait obtenus en avant-première, cette nuit. La présence du plancton sur les mains du cow-boy et dans la fosse renforçait son profil de suspect. Allait-elle le placer en garde à vue ? Mieux valait ramener Patrick en vitesse. En mettant les choses au pire, il faudrait retourner le chercher à Guéthary. Entre-temps, Patrick bénéficierait d’un jour ou deux pour se refamiliariser avec son moi d’origine…
Sa secrétaire frappa puis pénétra dans son bureau avec les éditions régionales : Sud-Ouest. La Nouvelle République des Pyrénées, La Dépêche, Le Journal du Médoc… Mathias parcourut les unes. Les gros titres étaient consacrés à la vague de brouillard qui s’était abattu sur la Gironde ce week-end. La liste des accidents liés au phénomène prenait la moitié de la page.
On évoquait aussi, en mode mineur, la « découverte d’un SDF décédé à la gare Saint-Jean, mort de froid ». Freire appréciait la prouesse. Il ne savait comment les flics avaient arrangé leur coup mais ils avaient réussi à désamorcer ce crime spectaculaire. C’était sans doute reculer pour mieux sauter, mais autant de gagné pour la discrétion de l’enquête.
Quant à Bonfils, il n’avait les honneurs que des pages centrales — consacrées à Bordeaux et son actualité locale. On parlait d’un homme souffrant de troubles mentaux, découvert à la gare dans la nuit du 12 au 13 février, aussitôt transféré au CHS Pierre-Janet.
Freire replia les journaux. Avec un peu de chance, il ne recevrait même pas un coup de fil des médias à propos de son nouveau pensionnaire. Il regarda sa montre. 10 heures. Il saisit la pile de dossiers des entrants du lundi. Il avait la matinée pour gérer ces cas, effectuer la visite quotidienne de son unité et recevoir ses consultations. Après ça, il partirait pour le Pays basque, en compagnie de Patrick Bonfils et de ses vérités immergées.
Toute la nuit, elle avait rêvé d’abattoirs.
Des halles sombres, ouvertes, surplombées de structures de zinc et de plomb. Là-dessous, les carcasses fumaient. Des hachoirs s’abattaient sur le dos des bœufs. Les flots noirs coulaient dans les tranchées d’épandage. Les têtes blanches s’empilaient. Les peaux écorchées flottaient comme des pèlerines. Les hommes à casquette œuvraient avec acharnement. Noyés d’ombre, ils coupaient, taillaient, saignaient. Toute la nuit, ils avaient scandé son sommeil.
Elle s’était réveillée avec la surprise de ne pas être couverte de sang.
Elle avait pris une douche. Préparé du café. S’était installée à son bureau et avait relu ses notes de la nuit.
Le corps décapité d’un taureau avait été découvert au matin du 13 février dans les pâturages de la ganadería de Gelda, un élevage de taureaux de combat près de Villeneuve-de-Marsan. Anaïs avait félicité Zakraoui et lui avait dit d’aller se coucher. Elle irait elle-même interroger le propriétaire. Le flic avait eu l’air déçu mais n’avait pas insisté : comme les autres, il n’avait pas dormi depuis vingt-quatre heures.
Anaïs était rentrée chez elle. Elle avait appelé l’éleveur pour le prévenir qu’elle arriverait le lendemain à la première heure. Ensuite, elle avait recensé sur Internet les principaux cas de mutilations d’animaux des dernières années. Le dossier majeur était une série d’actes criminels perpétrés contre des chevaux en Allemagne, dans les années 90. Oreilles coupées, organes génitaux tranchés, exécutions au couteau. Selon les articles, plusieurs suspects avaient été arrêtés mais les agressions avaient continué. D’autres cas étaient survenus en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas durant la même décennie. Anaïs les avait examinés : aucun rapport avec son meurtre, et rien qui puisse l’aider dans son enquête.
L’autre grande affaire était celle de la chirurgie furtive. Dans les années 80, des bovins avaient été retrouvés dans des champs américains, mutilés ou écorchés selon des techniques mystérieuses. Quand Anaïs avait compris que les principaux suspects étaient des extraterrestres ou les fermiers eux-mêmes, elle avait abandonné cette piste.
À minuit, elle n’avait toujours pas sommeil. Elle s’était plongée dans des articles sur l’élevage des « toros bravos ». Leur nourriture. Leur quotidien. Leur sélection. Leurs dernières heures dans l’arène. Tout ce qu’elle avait appris avait confirmé ce qu’elle savait déjà : la corrida, c’était de la merde. Des bêtes isolées, marquées au fer, engraissées, qu’on envoyait au casse-pipe à quatre ans, sans la moindre expérience du combat, alors qu’un taureau peut vivre jusqu’à vingt ans.
Sur le coup des 2 heures du matin, un appel l’avait réveillée — elle s’était endormie sur son clavier. Un certain Hanosch, vétérinaire de son état, avait été contacté en fin d’après-midi par Longo. Il avait récupéré la tête du taureau à 20 heures. Il s’était aussitôt mis au boulot. L’homme était expert à la cour dans les affaires d’empoisonnement et de contamination de bétail. Son débit était précipité. Sa nervosité inquiétante. Mais Anaïs avait compris que ce personnage fébrile allait lui faire gagner un temps précieux.
Avant même de commencer l’étude de la tête, l’expert avait prélevé son sang et envoyé l’échantillon au laboratoire de toxicologie de l’Inspection des viandes. Il avait déjà les résultats : le sang du cerveau de l’animal contenait un puissant anesthésique utilisé pour endormir le bétail, la kétamine. Il existait plusieurs noms de marques déposées contenant cette molécule mais le véto penchait pour l’Imalgene, un des produits les plus utilisés dans ce domaine. Le tueur avait donc assommé chimiquement le monstre avant de le décapiter. Anaïs n’était pas étonnée : les taureaux de combat ne sont pas vraiment des animaux faciles à approcher.
Selon le véto, soit le meurtrier avait empoisonné la nourriture de la bête, soit, c’était plus probable, il avait utilisé un fusil hypodermique — matériel très répandu, utilisé à la fois par les vétérinaires, les pompiers, les techniciens des parcs animaliers… En revanche, l’Imalgene nécessitait une ordonnance visée par un praticien et ne se trouvait que dans les cliniques vétérinaires. Une sacrée piste. Vérifier les achats et les prescriptions du produit dans les départements d’Aquitaine durant les dernières semaines. Checker aussi les éventuels cambriolages de cliniques véto ou de laboratoires producteurs.
Quant à la technique de décapitation, on avait affaire, selon Hanosch, à un vrai pro. Il avait procédé comme un homme de l’art — c’est-à-dire un chirurgien ou un boucher. Il avait d’abord incisé la peau et les tissus mous puis inséré sa lame dans l’articulation atlanto-occipitale et sectionné la moelle épinière ainsi que le ligament de cette région, sous la deuxième cervicale. Selon le vétérinaire, une telle expertise avait permis de trancher la tête avec un simple scalpel, sans difficulté. Le tueur avait aussi coupé la langue, pour un motif inconnu. Anaïs notait toujours. Elle se dit que l’agresseur avait prélevé l’organe pour la beauté du tableau : pas question que la langue de son Minotaure pende comme celle d’un bovin assoiffé.
Peu à peu, les certitudes s’écrivaient sous ses yeux : l’assassin ne pouvait plus être un clodo et pas davantage un dealer ordinaire. Encore moins l’amnésique de la gare Saint-Jean. C’était un tueur fou, froid, rationnel. Un meurtrier aux nerfs de glace qui s’était soigneusement préparé en vue du sacrifice. Il n’était ni boucher ni éleveur ni vétérinaire, Anaïs en était certaine. Il avait simplement acquis ce savoir-faire pour monter sa mise en scène.
Elle frémissait à l’idée d’affronter un tel adversaire. De trouille ou d’excitation, elle ne savait pas trop. Sans doute les deux. Elle n’oubliait pas non plus que, dans la plupart des cas, les tueurs psychopathes sont arrêtés parce qu’ils font une erreur ou qu’un coup de chance a aidé la police. Elle ne devait pas compter sur ce meurtrier pour commettre une faute. Quant à la chance…
Elle avait remercié le vétérinaire en attendant son rapport rédigé. Elle s’était couchée et avait baigné, durant quelques heures, dans le sang des bêtes. Elle avait attendu 8 heures du matin pour se mettre en route. Maintenant elle roulait en direction de Mont-de-Marsan.
Depuis son départ, il pleuvait. Le jour se levait avec peine. Au gré du relief, elle traversait des sapinières, des forêts de chênes, des pâturages, des étendues de vignes. Rien qui puisse égayer son humeur. Pour ne rien arranger, elle s’était réveillée avec la crève. La tête dans un casque trop étroit, les sinus douloureux, le nez bouché. Voilà ce qui arrivait quand on se roulait dans les vignes en pleine nuit, le visage trempé de larmes…
Elle avait laissé tomber l’A62 ou l’E05 pour suivre la D651 qui filait plein sud. Ça lui donnait le temps de réfléchir. Ses essuie-glaces scandaient une espèce de marche funèbre. La route se dessinait de manière incertaine sous le crépitement de l’averse. Plusieurs fois, elle se dit que le tueur avait effectué ce même trajet en sens inverse, son trophée posé à côté de lui. La tête dans le sac.
Elle contourna Mont-de-Marsan puis se dirigea vers Villeneuve-de-Marsan. Elle trouva une pharmacie. Elle y fit son marché. Doliprane. Humex. Fervex… Elle acheta aussi un Coca Zéro dans la boulangerie voisine pour faire passer les comprimés. Elle s’acheva à coups de collutoire dans la gorge et de pulvérisations au fond du nez.
Nouveau départ. À la sortie de la ville, elle aperçut le panneau GANADERÍA DE GEDA sur la droite. Elle emprunta le chemin de terre détrempé. Pas un seul taureau en vue. Anaïs n’était pas étonnée. Le principe premier de l’élevage des toros bravos est de leur éviter tout contact avec l’homme avant l’épreuve de l’arène. Afin qu’ils soient plus farouches, plus agressifs — et surtout plus démunis face au matador.
Elle aurait dû aviser les gendarmes de sa visite. À la fois pour ménager les susceptibilités et prendre connaissance du dossier. Mais elle voulait au contraire mener son interrogatoire en solitaire, l’esprit vierge, et en toute discrétion. Pour la diplomatie, on verrait plus tard.
Elle pénétra sous une allée d’arbres dont les branches nues fissuraient le ciel. Au bout, sur la droite, une maison à colombages se détachait. Anaïs roula encore quelques mètres et se gara. Un parfait exemple de ferme landaise. Vaste cour de terre cadrée par de grands chênes, maison de maître alternant poutres noires et crépis blancs, dépendances aux murs plaqués de stuc…
L’ensemble produisait une impression de noblesse mais aussi de tristesse, de précarité. Des décennies, voire des siècles passés à la dure, indifférents au progrès et au confort moderne. Anaïs imaginait l’intérieur de la baraque, sans chauffage ni eau courante. Elle noircissait le tableau à plaisir, avec une sorte d’amertume féroce.
Elle sortit de sa voiture et se dirigea vers la maison principale, relevant sa capuche et évitant les flaques. Un chien invisible se mit à aboyer. Une odeur de purin planait dans l’air. Elle frappa à la porte. Pas de réponse.
Anaïs observa encore une fois les lieux. Entre deux édifices, elle aperçut une arène de tienta. On y sélectionnait non pas les taureaux — qui ne combattaient jamais avant le grand jour — mais leurs mères. On les piquait à coups de lance. Les vaches qui réagissaient le plus nerveusement étaient soi-disant les meilleures reproductrices de toros bravos, comme s’il existait un gène de l’agressivité.
— Vous êtes la flic qui a téléphoné hier soir ?
Anaïs se retourna et découvrit un homme à la silhouette grêle, serré dans un anorak bleu pétrole. Vraiment un poids plume. 50 kilos tout mouillé pour 1,70 mètre. Il semblait prêt à s’envoler à la moindre bourrasque. Elle sortit sa carte de police.
— Capitaine Anaïs Chatelet, du poste central de Bordeaux.
— Bernard Rampal, fit-il en lui serrant la main sans enthousiasme. Je suis le mayoral. L’éleveur et le conocedor.
— Le connaisseur ?
— La généalogie des bêtes. La chronologie des combats. L’élevage, c’est avant tout une question de mémoire. (Il pointa son index sur sa tempe.) Tout est là.
La pluie s’abattait sur sa chevelure argentée sans la pénétrer, comme sur le plumage d’un cygne. Son allure était vraiment étonnante. Des épaules de jockey. Un visage de petit garçon, mais cendré et tout ridé. La voix était au diapason : fluette et haut perchée. Elle imaginait différemment un éleveur de bêtes pesant une demi-tonne. La virilité du gars devait se situer ailleurs. Dans sa connaissance approfondie du métier. Dans sa pratique autoritaire, sans la moindre considération morale ou sentimentale.
— Vous allez trouver le salopard qu’a tué mon taureau ?
— Il a surtout tué un homme.
— Les hommes s’entre-tuent depuis toujours. Votre salaud s’en est pris à une bête sans défense. Ça, c’est nouveau.
— C’est pourtant ce que vous faites toute l’année, non ?
Le conocedor fronça les sourcils.
— Vous êtes pas une de ces fêlées anti-corrida au moins ?
— Je vais à la corrida depuis que je suis gamine.
Anaïs ne précisa pas qu’à chaque fois, elle en était malade. Le visage du mayoral se réchauffa légèrement.
— À qui appartient cette ganadería ?
— À un homme d’affaires de Bordeaux. Un passionné de tauromachie.
— Vous l’avez prévenu ?
— Bien sûr.
— Comment a-t-il réagi ?
— Comme tout le monde ici. Il est écœuré.
Anaïs nota le nom et les coordonnées du bourgeois. Il fallait l’interroger, ainsi que tous les membres du personnel de la ganadería. Impossible d’écarter l’hypothèse d’un coupable intra-muros. Mais les gendarmes devaient l’avoir déjà fait.
— Suivez-moi, fit l’homme. On a gardé le corps dans la grange. Pour les assurances.
Anaïs se demanda ce que l’éleveur allait invoquer comme sinistre. Dégradation de matériel ? Ils pénétrèrent dans une grange remplie de foin et de boue. Il y régnait un froid polaire. L’odeur du fourrage humide était supplantée par un puissant relent organique. La puanteur de la viande pourrie.
Le cadavre était au centre de l’espace, planqué sous une bâche.
L’homme la tira sans hésiter. Une volée de mouches se libéra. L’infection redoubla. Le corps noir était là. Énorme. Gonflé par la décomposition. Les cauchemars de sa nuit revinrent : hommes sans visage œuvrant dans un charnier, crochets hissant les carcasses, veaux écorchés, luisants comme des corps gansés de velours…
— L’expert doit venir aujourd’hui. Après ça, on l’enterre.
Anaïs ne répondit pas, la main sur la bouche et le nez. Cette charogne colossale, décapitée, renvoyait aux sacrifices des taureaux de l’Antiquité, qui libéraient les puissances de la vie et attiraient la fertilité.
— C’est-y pas malheureux…, gémit l’éleveur. Un cuatreño. Il était prêt à sortir.
— Pour la première et dernière fois.
— Vous parlez décidément comme ces militants qui nous font chier toute l’année.
— Je prends ça pour un compliment.
— C’est donc que j’ai raison. J’ai la truffe pour flairer ces salopards.
Redresser le cap. Sinon, il ne sortirait rien de cet interrogatoire.
— Je suis flic, dit-elle d’une voix ferme. Mes opinions ne regardent que moi. Combien ce taureau pesait-il ?
— Dans les 550 kilos.
— Son campo était accessible ?
— Les pâturages des taureaux ne sont jamais accessibles. Ni par la route, ni par la piste. Il faut y aller à cheval.
Anaïs tourna autour de la bête. Elle réfléchissait au tueur. Pour s’attaquer à un mastard pareil, il fallait être sacrément déterminé. Mais le meurtrier avait besoin de cette tête pour sa mise en scène : il n’avait pas hésité.
— En tout, combien avez-vous de taureaux ?
— 200 environ. Répartis sur plusieurs campos.
— Dans le campo de celui-là, combien vivent ensemble ?
— Une cinquantaine.
Toujours la main sur la bouche, Anaïs s’approcha de la masse. Le pelage noir avait pris un ton mat et froid. Il paraissait gorgé d’humidité. Ce corps gisant constituait le pendant de la scène de la fosse de maintenance. L’écho du sacrifice de Philippe Duruy. De la même façon que Duruy représentait le Minotaure et sa victime, ce taureau décapité représentait à la fois le dieu souverain et la bête qu’on lui avait sacrifiée.
— À votre avis, comment l’agresseur l’a-t-il approché ?
— Avec un fusil hypodermique. Il l’a piqué et l’a décapité.
— Et les autres ?
— Ils ont dû s’écarter. Le premier réflexe du taureau est la fuite.
Anaïs connaissait ce paradoxe. Un taureau de combat n’est pas agressif. C’est son attitude de défense, anarchique, désordonnée, qui donne l’impression d’hostilité.
— Sa nourriture a pu être empoisonnée ?
— Non. En hiver, on leur donne du foin et du pienso. Un complément alimentaire. Les stocks ne sont manipulés que par nos gardians. Et puis, les bêtes mangent toutes dans la même auge. Un projecteur hypodermique. Y a pas d’autre solution.
— Vous possédez un stock d’anesthésiques dans la ferme ?
— Non. Quand on doit endormir une bête, on appelle le véto. C’est lui qui vient avec ses produits et son fusil.
— Vous connaissez quelqu’un qui s’intéresse de près aux toros bravos ?
— Plusieurs milliers. Ils viennent à chaque feria.
— Je parle de quelqu’un qui se serait approché de vos champs. Un rôdeur.
— Non.
Anaïs examinait la gorge béante de l’animal. Les muscles et les chairs avaient pris une couleur violacée. Un panier de mûres noires. Des cristaux minuscules en pailletaient la surface.
— Parlez-moi de la mise à mort.
— Comment ça ?
— Comment est tué le taureau dans l’arène ?
L’homme prit un ton d’évidence :
— Le matador enfonce son épée dans la nuque du taureau jusqu’à la garde.
— La lame, combien mesure-t-elle ?
— 85 centimètres. On doit atteindre l’artère ou une veine pulmonaire.
En flash, Anaïs vit — sentit — la lame s’enfouir sous la cuirasse noire, violentant les chairs, les organes. Elle se revit, elle, petite fille terrifiée sur les gradins de pierre. Elle se jetait dans les bras de son père qui la protégeait en éclatant de rire. Salopard.
— Mais avant ça, les picadors ont tranché le ligament de la nuque avec leur pique.
— Ouais.
— Ensuite, les banderilleros continuent le boulot, en triturant la plaie et en précipitant l’hémorragie.
— Si vous avez les réponses, pourquoi vous posez les questions ?
— Je veux me faire une idée des étapes de la mise à mort. Tout ça doit saigner un max, non ?
— Non. Tout se passe à l’intérieur du corps. Le matador doit éviter les poumons. Si le taureau crache du sang, le public n’aime pas ça.
— Tu m’étonnes. L’épée, c’est le coup de grâce ?
— Vous commencez à m’emmerder. Vous cherchez quoi au juste ?
— Notre agresseur pourrait être un matador.
— Je dirais plutôt un boucher.
— Ce n’est pas synonyme ?
Le mayoral se dirigea vers la porte. L’entrevue était terminée. Anaïs avait encore une fois gâché son interrogatoire. Elle le rattrapa sur le seuil. La pluie s’était arrêtée. Un soleil incertain filtrait dans la cour, faisant briller les flaques comme des miroirs.
Elle aurait dû rattraper le coup mais ne put s’empêcher de demander :
— C’est vrai que les toros bravos ne voient jamais de femelles ? Ça les rend plus agressifs d’avoir les couilles pleines ?
Bernard Rampal se tourna vers elle. Il prononça entre ses dents serrées :
— La tauromachie est un art. Et tout art a ses règles. Des règles séculaires.
— On m’a dit que dans le campo, ils se montaient les uns sur les autres. Des enculés dans l’arène, ça la fout plutôt mal, non ?
— Cassez-vous de chez moi.
Merde. Merde. Merde.
Au volant de sa voiture, Anaïs s’injuriait elle-même. Après son interrogatoire foireux de la veille auprès du médecin golfeur, elle remettait ça avec l’éleveur de taureaux. Il lui était impossible de ne pas être agressive. Impossible de ne pas tout gâcher avec ses attaques puériles, ses provocations à deux balles. Elle avait en charge une enquête criminelle et elle la jouait punk rebelle, en lutte contre le bourgeois.
Le sang lui cognait à la tête. Une suée glacée voilait son visage. Si l’un ou l’autre client appelait le Parquet, elle était morte. On choisirait un autre enquêteur, plus expérimenté, moins impulsif.
Elle stoppa à Villeneuve-de-Marsan. Se moucha, s’envoya une rasade de collutoire et un coup de pulvérisateur. Elle hésitait à visiter les gendarmes. Il faudrait être plus que jamais diplomate et elle s’en sentait incapable à cet instant. Elle mettrait Le Coz sur ce coup. Le meilleur pour les relations extérieures.
Elle enclencha une vitesse et repartit aussi sec. Cette fois, elle délaissa les départementales et joignit la N10 puis l’E05. Direction Bordeaux.
Son portable sonna. Elle répondit d’un geste — elle roulait à 180 kilomètre-heure.
— Le Coz. J’ai bossé toute la nuit, sur Internet. Et ce matin, auprès de l’état civil et des services sociaux.
— Fais-moi la synthèse.
— Philippe Duruy est né à Caen, en 1988. De parents inconnus.
— On n’a pas l’identité de la mère ?
— Non. Il est né sous X. Si on veut ouvrir le dossier, il va falloir mener une procédure et…
— Continue.
— Placé sous tutelle de l’Aide Sociale à l’Enfance. Il rebondit de foyers en familles d’accueil. Il s’y tient à carreau, ou à peu près. À 15 ans, il atterrit à Lille. Il commence un CAP d’agent de restauration polyvalent. Pour bosser dans les cantines. Au bout de quelques mois, il plaque tout et devient punk à chien. Des rangers, un molosse, et en route. On retrouve sa trace deux ans plus tard, au festival d’Aurillac.
— C’est quoi ?
— Un festival consacré au théâtre de rue. Il est interpellé pour détention de stupéfiants. Mineur, il est libéré.
— Quels stupéfiants ?
— Amphètes, ecsta, acide. J’ai trouvé aussi la trace d’au moins deux autres interpellations. À chaque fois dans le sillage d’un festival de rock ou d’une rave. Cambrai en avril 2008. Millau en 2009.
— Pour possession de stupéfiants ?
— Plutôt pour baston. Notre ami était du genre querelleur. Il s’est embrouillé avec les videurs.
Anaïs revoyait le corps de la victime qui comptait plus d’os que de kilos. Le môme n’avait pas froid aux yeux. Ou alors il était complètement défoncé chaque fois. Une chose était sûre : pas question de lui injecter de force quoi que ce soit. Le tueur l’avait approché en douceur.
— Et plus récemment ?
— Tout ce que j’ai, c’est une apparition en janvier dernier.
— À Bordeaux ?
— À Paris. Un autre concert. Le 24 janvier 2010 à l’Élysée-Montmartre. Duruy s’est battu, encore une fois. Il avait sur lui deux grammes de brown. Commissariat de la Goutte-d’Or. Cellule de dégrisement. Garde à vue. On l’a libéré dix-huit heures plus tard, sur ordre du juge.
— Pas de mise en examen ?
— Deux grammes, c’est de la consommation personnelle.
— Ensuite ?
— Plus rien jusqu’à la fosse de maintenance. On peut supposer qu’il est revenu ici fin janvier.
Inutile de retracer son passé de zonard par le menu. Seuls comptaient les derniers jours. L’assassin était une rencontre de dernière heure, qui n’appartenait pas au monde de la zone.
— T’as des nouvelles des autres ?
— Jaffar a passé la nuit avec les zonards.
La nouvelle lui fit chaud au cœur. Malgré ses ordres, ni Le Coz ni Jaffar n’étaient rentrés dormir. Un pour tous, tous pour elle…
— Qu’est-ce qu’il a trouvé ?
— Pas grand-chose. Duruy n’était pas du genre liant.
— Les foyers d’accueil ? Les soupes populaires ?
— Il y est en ce moment même.
— Et Conante ? Les bandes vidéo ?
— En plein visionnage. Pour l’instant, c’est zéro. Duruy n’apparaît sur aucune.
— Zak ?
— Pas de nouvelles. Il doit secouer les dealers au réveil. Il paraît que tu lui as demandé de prendre le relais.
Le Coz avait dit ça sur un ton fermé mais elle n’avait pas le temps de ménager les susceptibilités. Une idée la traversa.
— Appelle Jaffar. Dis-lui de creuser sur le chien.
— Quoi le chien ? On a appelé les refuges animaliers. Aucune trace du clebs. D’ailleurs, on connaît même pas sa race. À tous les coups, il est mort et enterré.
— Interrogez les bouchers. Les marchés. Les grossistes en viande. Les mecs comme Duruy ont toujours des plans pour nourrir leur bête.
Il y eut un bref silence. Le Coz parut désorienté.
— Qu’est-ce que tu cherches au juste ?
— Un témoignage. Quelqu’un qui aurait vu Duruy en compagnie d’un autre homme — celui qui lui a injecté la dope.
— Ça m’étonnerait qu’un boucher ait la réponse.
— Qu’il voie aussi du côté des fringues, enchaîna Anaïs. Duruy devait s’habiller dans les surplus ou chez Emmaüs. Je veux que tu retraces ses dernières acquisitions.
— Il devait surtout passer ses journées au tape-cul.
— Je suis d’accord. Il faut aussi trouver le lieu où il faisait la manche. Un homme, avant nous, a fait le même boulot, tu piges ? Il l’a repéré. Surveillé. Étudié. Mettez-vous dans ses pas. Vous croiserez peut-être son ombre. T’as des nouvelles photos de Duruy ?
— Ses portraits anthropométriques, ouais.
— Montrez ces clichés aux mecs que vous interrogez. Et envoie-les-moi sur mon iPhone.
— OK. Et moi ?
Anaïs le lança sur la piste des anesthésiques. Vérifier les stocks, les prescriptions d’Imalgene et de kétamine dans la région d’Aquitaine — éventuellement les casses qui se seraient produits dans les cliniques ou les unités de production. Le Coz acquiesça, sans entrain.
Avant de raccrocher, elle lui demanda aussi de téléphoner aux gendarmes de Villeneuve-de-Marsan pour voir s’ils avaient avancé de leur côté. Elle lui conseilla de prendre des gants…
Elle parvenait aux abords de Bordeaux. Elle eut une brève pensée pour le flic gominé. Le lieutenant avait une particularité : des signes extérieurs de richesse qui ne cadraient pas avec son salaire. Ce confort ne venait pas de sa famille : Le Coz était le fils d’un ingénieur à la retraite. Un jour ou l’autre, l’IGS se pencherait sur le problème. Anaïs ne se posait pas de questions : elle avait les réponses.
La métamorphose du flic datait du cambriolage d’un hôtel particulier, avenue Félix-Faure, en 2008. Le Coz n’avait pas fait le coup mais il avait mené l’enquête. Il avait interrogé plusieurs fois la propriétaire des lieux, baronne d’un certain âge qui possédait un grand cru du Médoc. Depuis cette rencontre, Le Coz portait une Rolex, conduisait une Audi TT, payait avec une Black Card « Infinite ». Il n’avait pas trouvé les voleurs. Il avait trouvé l’amour, quoi qu’en disent ses collègues. Un amour qui rimait avec un certain confort. Dans le sens inverse, cette histoire n’aurait choqué personne.
Nouveau coup de fil. Jaffar.
— Où es-tu ? demanda-t-il.
— Je rentre sur Bordeaux. T’as trouvé quelque chose ?
— J’ai trouvé Raoul.
— Qui c’est ?
— Le dernier mec à avoir parlé à Duruy avant qu’il se fasse dessouder.
Nouvelle suée sur ses tempes. Elle avait de la fièvre. Sans lâcher son volant, elle s’envoya une rasade de sirop.
— Raconte.
— Raoul est un clodo qui vit sur les quais, aux abords de Stalingrad, rive gauche. Duruy lui rendait visite de temps en temps.
— Il l’a vu quand pour la dernière fois ?
— Vendredi 12 février, en fin d’après-midi.
Le soir présumé du meurtre. Un témoin essentiel.
— Selon lui, Duruy avait rendez-vous. Le soir même.
— Avec qui ?
— Un ange.
— Quoi ?
— C’est ce que raconte Raoul. En tout cas, c’est ce que lui a dit Duruy.
Anaïs était déçue. Un délire d’éthylique ou de défoncé.
— Tu l’as ramené au poste ?
— Pas à la boîte. Au commissariat de la rue Ducau.
— Pourquoi là-bas ?
— C’était le plus près. Il est en cellule de dégrisement.
— À 10 heures du matin ?
— Attends de voir le phénomène.
— Je passe par François-de-Sourdis et je file là-bas. Je veux l’interroger moi-même.
Elle raccrocha, retrouvant l’espoir. Ce travail de fourmi finirait par payer. Les moindres faits et gestes de la victime seraient reconstitués — jusqu’à son dernier contact avec le tueur. Elle vérifia si elle avait reçu les photos de Duruy par SMS. Elle découvrit plusieurs portraits anthropométriques. Le jeune punk n’avait pas l’air commode. Mèches noires hirsutes. Yeux charbonneux, soulignés de khôl. Piercings sur les tempes, les ailes du nez, les commissures. Philippe Duruy présentait un curieux syncrétisme. 50 % punk. 50 % gothique. 100 % teufeur.
Elle pénétra dans la ville et longea les quais. Le soleil était de retour sur l’esplanade des Quinconces. Le ciel lavé par l’averse crachait un bleu éblouissant au-dessus des immeubles encore brillants de pluie. Elle emprunta le cours Clémenceau, évita le quartier chic des Grands-Hommes puis s’écarta du centre par la rue Judaïque. Elle ne réfléchissait pas pour s’orienter, une part d’elle-même, la part réflexe, lui tenait lieu de GPS.
Rue François-de-Sourdis, elle fonça dans son bureau et vérifia ses mails. Elle avait reçu le rapport du coordinateur de l’IJ, le bel Arabe. Il contenait un scoop : on avait retrouvé au fond de la fosse des particules d’un plancton spécifique, présent sur la Côte basque. Or, on avait aussi découvert ce produit organique sous les ongles de l’amnésique — le cow-boy de Pierre-Janet.
Anaïs décrocha son téléphone dans l’espoir d’en savoir plus. Un lien direct entre la scène d’infraction et le géant. Dimoun ne put que lui répéter ce qu’il avait écrit puis enchaîna :
— Vous connaissez un psychiatre du nom de Mathias Freire ?
— Oui.
— C’est votre expert dans cette affaire ?
— Nous n’avons pas saisi d’expert. Nous n’avons même pas de suspect. Pourquoi ?
— Il m’a appelé hier soir.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Connaître nos résultats d’analyses.
— Ceux de la scène d’infraction ?
— Non. Ceux des prélèvements de l’amnésique.
— Vous les lui avez donnés ?
— Il m’a dit qu’il appelait de votre part !
— Vous lui avez signalé que le plancton se trouvait aussi dans la fosse ?
Dimoun ne répondit pas. Plus éloquent qu’un aveu. Elle n’était en colère ni contre le psychiatre, ni contre le technicien. Chacun suivait son idée. À la guerre comme à la guerre.
Elle allait raccrocher quand le scientifique reprit :
— J’ai autre chose pour vous. Le temps que je vous envoie mon rapport, d’autres résultats sont tombés. Un truc auquel je ne croyais pas du tout.
— Quoi ?
— On a tenté une transmutation chimique sur les parois de la fosse. Une technique qui peut permettre de récupérer des marques papillaires, même sur une surface trempée.
— Vous avez récupéré des empreintes ?
— Quelques-unes. Et ce ne sont pas celles de la victime.
— Vous les avez comparées avec celles de l’amnésique ?
— Je viens de le faire. Ce ne sont pas ses empreintes non plus. Un autre gars est passé dans cette fosse.
Des picotements sur tout le corps. Un troisième homme. L’assassin ?
— Je vous les envoie ? fit Dimoun face au silence d’Anaïs.
— Ça devrait déjà être fait.
Elle raccrocha sans même le saluer. Vraiment à des années-lumière de toute stratégie de séduction. On n’en était plus là. Seule comptait l’enquête. Avant de filer au commissariat de la rue Ducau, elle appela Zakraoui — elle avait remarqué en arrivant qu’il n’était pas dans son bureau.
— Zak, du nouveau ?
— Non. Je continue avec les dealers. Certains connaissent Duruy mais personne n’a entendu parler d’une dope aussi pure. Et toi, l’éleveur de taureaux ?
— Je t’expliquerai. Rends-moi un service. Passe au CHS Pierre-Janet et vérifie que l’amnésique de Saint-Jean est toujours là-bas. Préviens le psy, Mathias Freire, que je passerai dans l’après-midi l’interroger de nouveau.
— Le psy ou l’amnésique ?
— Les deux.
— Ça fait drôle de rentrer chez soi.
Ils roulaient sur la N10 en direction du Pays basque. Ils étaient partis plus tôt que prévu, avant midi. Freire avait installé Bonfils à l’arrière. Le colosse s’était placé au milieu de la banquette et s’agrippait aux deux sièges avant. Un vrai môme.
En quelques heures, l’homme s’était transformé. Il réintégrait à vue d’œil sa peau de pêcheur, son identité effacée. Sa psyché paraissait être une matière souple, malléable, qui reprenait peu à peu sa forme d’origine.
— Et Sylvie, qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
— Elle est très heureuse de te retrouver. Elle était plutôt inquiète.
Bonfils secoua la tête avec vigueur. Son chapeau obstruait le champ de vision du rétroviseur. Le psychiatre utilisait les miroirs extérieurs.
— J’en reviens pas, doc… J’en reviens pas… Qu’est-ce qui m’est arrivé ?
Freire ne répondit pas. Une bruine poissait le pare-brise. Les pins défilaient de part et d’autre de la route. Il détestait les Landes. Cette forêt sans limite, ces arbres trop fins, trop droits, plantés dans du sable. Et l’océan au-delà, avec ses dunes, ses plages, sans contours elles non plus. Ce paysage infini l’angoissait.
Discrètement, il mit en route son dictaphone.
— Parle-moi de ta famille, Patrick.
— Y a pas grand-chose à dire.
Avant de se mettre en route, Freire l’avait déjà interrogé dans son bureau. Il avait obtenu un portrait parcellaire. 54 ans. Pêcheur à Guéthary depuis six ans. Auparavant, des petits boulots dans le sud de la France. D’abord à l’est puis à l’ouest. Notamment sur des chantiers — élément qu’on retrouvait dans son esquisse de nouvelle identité. Patrick s’était toujours débrouillé mais à la limite de l’errance, du vagabondage.
— Tu as des frères ? des sœurs ?
Le géant s’agita sur son siège. Freire sentait l’habitacle bouger à chaque mouvement.
— On était une famille de cinq mômes, fit-il enfin. Deux frères, trois sœurs.
— Tu les vois toujours ?
— Non. On vient de Toulouse. Ils sont restés dans la région.
— Et tes parents ?
— Morts y a longtemps.
— Tu as passé ton enfance à Toulouse ?
— À côté. À Gheren, un p’tit bled de la banlieue. On vivait à 7 dans un F2.
Le flux de la mémoire revenue, claire, précise. Il n’était plus question d’hypnose, de solutions chimiques, de bribes arrachées.
— Avant Sylvie, tu as connu des histoires sérieuses ?
Le colosse hésita, puis reprit plus bas :
— Les femmes et moi, ç’a jamais été le Pérou.
— Donc, pas d’histoires ?
— Une seule. À la fin des années 80.
— Où ?
— Près de Montpellier. À Saint-Martin-de-Londres.
— Comment s’appelait-elle ?
— C’est vraiment important de parler de tout ça ?
Freire acquiesça de la tête. Il gardait les yeux braqués sur la route. Biscarosse. Mimizan. Mézos… Toujours la ligne des pins. Le crachin. La monotonie asphyxiante…
— Marina, murmura Patrick. Elle voulait se marier.
— Et toi ?
— Pas trop, mais on s’est mariés quand même.
Mathias était surpris. Bonfils s’était donc fixé une fois.
— Vous avez eu des enfants ?
— Non. J’ai jamais voulu.
— Pourquoi ?
— J’ai pas des super-souvenirs de ma propre enfance.
Freire n’insista pas. Il gratterait dans les dossiers sociaux de l’époque. Il y avait de fortes chances pour que Bonfils ait grandi dans un foyer de misère, marqué par l’alcoolisme et les violences conjugales. La tendance aux fugues dissociatives pouvait puiser ses racines dans une enfance chaotique.
— Qu’est-ce qui s’est passé avec Marina ? Vous avez divorcé ?
— Jamais. J’me suis barré, c’est tout. Elle est à Nîmes maintenant, je crois.
— Pourquoi tu es parti ?
Pas de réponse. Une fuite, déjà, mais sans changement d’identité. Freire imaginait une existence qui refusait tout engagement. Une succession d’hésitations, de velléités, d’esquives…
Il laissa le silence s’imposer dans l’habitacle. Le soleil réapparaissait, coloriant le ciel d’un mordoré tirant sur le rouille. D’autres noms de villages défilaient. Hossegor. Capbreton. Les forêts landaises touchaient à leur fin. Mathias en éprouvait un soulagement secret. Il crut que Bonfils s’était endormi mais son énorme carcasse réapparut dans le rétroviseur.
— Doc, je vais rechuter ?
— Il n’y a aucune raison.
— Je me souviens de rien. Qu’est-ce que je t’ai raconté ?
— Il vaut mieux ne pas revenir là-dessus.
Freire aurait aimé au contraire revenir sur chaque détail. Décrypter chaque création de son inconscient. Ainsi, il notait au passage que Patrick avait baptisé sa compagne fictive « Auffert » — deux syllabes qui pouvaient bien sûr s’écrire « offert ». En réalité, Mathias aurait préféré garder Bonfils sous observation afin d’arpenter les chemins de sa psyché.
Comme s’il suivait la même idée, Bonfils demanda :
— Tu vas continuer à t’occuper de moi ?
— Bien sûr. Je vais venir te voir. Mais on va travailler avec des médecins du Pays basque.
— J’veux pas d’autres spycatres. (Il parut se souvenir d’un autre détail.) Et cette histoire de clé à molette ? d’annuaire ? le sang ?
— Je n’en sais pas plus que toi, Patrick. Mais si tu me fais confiance, je te jure que nous allons éclaircir tout ça.
Le géant se tassa au fond de la banquette. La sortie BIARRITZ apparut au-dessus des voies de bitume.
— Prends là, ordonna-t-il. J’ai laissé ma voiture sur le parking de la gare.
— Ta voiture ? Tu te souviens de ça ?
— Je crois, ouais.
— Tu sais où tu as mis tes clés ?
— Merde, fit-il en palpant, par réflexe, les poches de son pantalon. C’est vrai. J’en sais rien.
— Et tes papiers d’identité ?
Bonfils perdit tout enthousiasme :
— Je sais pas ce que j’en ai foutu non plus. Je sais plus rien…
Freire prit la rampe sur la droite et suivit la direction de Biarritz. L’atmosphère changea d’un coup. Le soleil braquait maintenant ses rayons à découvert. Les rues montaient et descendaient comme sous l’influence d’une humeur sautillante. Des maisons à colombages rouges ou bleus jaillissaient d’une autre époque — d’une autre culture. Au sommet de chaque colline, les toits de tuiles roses s’égrenaient jusqu’à la mer. C’était d’une beauté violente, intacte, presque primitive.
— Laisse tomber la bagnole, dit Bonfils d’une voix sourde. Suis le littoral. Après Bidard, c’est Guéthary.
Ils longèrent une côte éclaboussée de genêts et de bruyères, où les constructions balnéaires s’agglutinaient au point de se chevaucher. Ces baraques n’avaient plus rien de traditionnel ni d’harmonieux. Pourtant, un parfum basque, très ancien, plus fort que tout, flottait. Les pins, les ajoncs, les tamaris venaient lécher le seuil des maisons. L’air marin, doré, salé, surfait sur le vent et enluminait chaque détail.
Mathias souriait malgré lui. Il se dit qu’il aurait dû s’installer dans cette région. La route devint d’un coup plus étroite — on ne pouvait passer qu’à une seule voiture — jusqu’à une petite place de village ombragée. Ils étaient arrivés à Guéthary. Serrées au coude à coude, les maisons à colombages avaient l’air de mener un conciliabule, penchées sur les terrasses des cafés. Au fond, un fronton de pelote basque se dressait comme une main, en signe de bienvenue.
— Tout droit, fit Bonfils d’une voix chargée d’excitation. On arrive au port.
Mathias Freire pensait avoir le cuir dur mais les retrouvailles entre Patrick et Sylvie le touchèrent en profondeur. L’âge des protagonistes, leur amour qu’on sentait encore frémissant, et cette pudeur tout en retenue qui s’exprimait par des cillements, des mots murmurés, des gestes hésitants, bien plus poignants que de grandes effusions.
Il y avait aussi leur dégaine de laissés-pour-compte. Sylvie était une petite femme rougeaude, à la face ravagée de rides et de cicatrices. Sa couperose et ses traits bouffis trahissaient un passé d’alcoolique. Comme Patrick, elle avait dû connaître des années à ciel ouvert. Au bout de leurs galères, ces deux-là s’étaient trouvés.
Le décor ajoutait au réalisme poétique de la scène. Le port de Guéthary n’était qu’une pente de ciment où s’échouaient quelques barques, peintes de couleurs vives. Le temps s’était déjà couvert. À travers les nuages, le soleil s’obstinait pourtant et distillait une lumière vitreuse. La séquence semblait se dérouler au fond d’une bouteille de verre — comme celles qui abritent des voiliers miniatures.
— Je sais pas comment vous remercier, dit Sylvie en se tournant vers Mathias.
Il s’inclina en silence. Sylvie fit un geste vers une coursive en bois, accotée à la roche, qui surplombait la mer :
— Venez. On va marcher.
Freire observa son allure. Cheveux gras, pull informe, pantalon de jogging poché, baskets sans âge… Dans ce naufrage, seuls les yeux surnageaient. Brillants et vifs comme deux galets clairs, laqués de pluie.
La femme contourna les barques à sec et prit le chemin de la passerelle. Patrick, de son côté, se dirigea vers une barque à flot, amarrée à quelques mètres de la jetée. Sans doute son fameux bateau, sujet de tous les stress. La coque affichait fièrement en lettres jaunes : JUPITER.
Freire rattrapa Sylvie, s’accrochant à la rampe branlante. Elle roulait une cigarette d’une main, indifférente aux embruns et au relief de la coursive.
— Vous pouvez m’expliquer ce qui s’est passé ?
Freire raconta. La gare Saint-Jean. La fugue psychique de Patrick. Ses efforts inconscients pour devenir quelqu’un d’autre. Le hasard de l’infirmière de Guéthary. Il occulta le détail du sang sur l’annuaire et la clé, la présence d’un cadavre à la gare Saint-Jean : Anaïs Chatelet déboulerait bien assez vite.
Sylvie ne disait rien. Un gros briquet rouillé se matérialisa entre ses doigts. Elle alluma sa clope.
— C’est pas croyable, finit-elle par lâcher d’une voix rauque.
— Ces derniers jours, vous n’avez rien remarqué de bizarre dans son attitude ?
Elle haussa les épaules. Ses mèches filandreuses se plaquaient sur sa face usée. Elle tirait de grosses bouffées et recrachait des panaches de locomotive, aussitôt balayés par le vent marin.
— Patrick, il parle pas beaucoup…
— Il n’a jamais eu d’absences ? Des pertes de mémoire ?
— Non.
— Parlez-moi de ses soucis.
Elle fit quelques pas sans répondre. La mer grondait sous leurs pieds. Elle respirait. Vrombissait. Reculait pour mieux revenir avec une fureur redoublée.
— Des histoires de fric. Rien d’original. Patrick avait fait un emprunt pour le bateau. Y voulait être son propre chef. Mais la saison a pas été bonne.
— Des saisons, il y en a plusieurs dans l’année, non ?
— Je parle de la plus importante. Celle d’octobre. Le thon blanc. On a tout juste eu de quoi vivre et payer les autres, les collègues. Alors, la banque…
— Pour l’achat du bateau, comment avez-vous fait ? Il avait un apport ?
— C’est moi qu’ai apporté les fonds.
Freire marqua sa surprise. Sylvie sourit.
— J’ai pas l’air comme ça mais j’ai du bien. Enfin, j’avais. Une cabane à Bidart. On l’a vendue et on a investi dans le rafiot. Depuis, on coule. Les dettes aux fournisseurs. Les traites de la banque. Vous pouvez pas comprendre…
Sylvie paraissait penser que Mathias appartenait à la classe des milliardaires. Il ne s’en formalisa pas. Les sensations prenaient le pas sur ses pensées. Les bourrasques du large étaient chargées d’embruns et de soleil argenté. Il sentait le sel sur ses lèvres. La lumière de mercure au bout de ses cils.
La petite bonne femme lançait des regards par-dessus son épaule, en direction de Patrick. Il avait sauté à bord du bateau et trifouillait dans sa cale — sans doute le moteur. Elle le surveillait comme une mère son gamin.
— Il vous a parlé de sa vie… d’avant ?
— Sa femme, vous voulez dire ? Il en parle pas beaucoup mais c’est pas un secret.
— Il a des contacts avec elle ?
— Jamais. Ça s’est mal fini entre eux.
— Pourquoi il n’a pas divorcé ?
— Avec quel fric ?
Freire n’insista pas. Il n’avait aucune expérience dans ce domaine. Mariage. Engagement. Divorce. Des notions étrangères à sa vie.
— Sur son enfance, il vous a dit quelque chose ?
— Vous savez donc rien, répliqua-t-elle avec une nuance de mépris.
— Quoi ?
— Il a tué son père.
Mathias encaissa le coup.
— Son père était ferrailleur, continua-t-elle. Patrick l’aidait.
— À Gheren ?
— Le bled où ils vivaient avec ses parents. J’me souviens plus du nom.
— Que s’est-il passé ?
— Y se sont battus. Le père picolait et il cognait. Il a glissé dans le bac d’acide qui servait à décaper les vieux métaux. Le temps que Patrick le sorte de là, le vieux était mort. Il avait 15 ans. Moi, je dis que c’est un accident.
— Il y a eu une enquête ?
— J’sais pas. En tout cas, Patrick a pas fait de taule.
Facile à vérifier. Mathias avait la confirmation de son pressentiment. Une enfance à la dure. Un drame familial qui avait provoqué une faille au fond de son inconscient. Une fissure qui n’avait cessé de s’ouvrir jusqu’à engloutir complètement sa personnalité…
— Vous savez ce qu’il a fait après ? Il est resté dans sa famille ?
— Y s’est engagé dans la Légion.
— La Légion étrangère ?
— Y se sentait responsable de la mort de son père. Il a agi comme un criminel.
Ils étaient parvenus au bout de la passerelle. Sans se concerter, ils pivotèrent et revinrent lentement vers le port. Sylvie lançait toujours des coups d’œil vers Patrick à bord de son esquif. Le pêcheur paraissait les avoir totalement oubliés.
— Patrick, reprit le psychiatre, il n’a jamais eu d’autres ennuis avec la justice ?
— Qu’est-ce que vous croyez ? C’est pas parce qu’on est pauvre qu’on est un voyou. Patrick, il a eu des périodes difficiles, mais il est toujours resté dans le droit chemin.
Freire n’insista pas. Il voulait confronter les éléments inventés par Pascal Mischell avec la vraie vie de Patrick Bonfils.
— Vous allez parfois dans le bassin d’Arcachon ?
— Jamais.
— Le nom de Thibaudier vous dit quelque chose ?
— Non.
— Hélène Auffert ?
— C’est qui celle-là ?
Freire sourit pour lui signifier qu’il n’y avait aucun danger de ce côté. La femme sortit de nouveau son tabac et ses feuilles à rouler. Elle n’avait pas l’air convaincu. En quelques secondes, elle se concocta une deuxième cigarette.
— Vous a-t-il déjà raconté un rêve qu’il fait souvent ?
— Quel rêve ?
— Il marche dans un village ensoleillé. Il y a une explosion très blanche et son ombre reste fixée contre un mur.
— Jamais.
Nouvelle confirmation. Le rêve datait du traumatisme. Il revint aux références de Pascal Mischell. Peter Schlemihl. Hiroshima…
— Patrick lit-il beaucoup ?
— Il arrête pas. Notre maison, c’est pire qu’la bibliothèque municipale.
— Quel genre de livres ?
— D’histoire surtout.
Prudemment, Freire en arriva au jour J.
— Quand il est parti à la banque, Patrick n’a pas mentionné une autre course, une visite ?
— Vous êtes flic ou quoi ? Pourquoi toutes ces questions ?
— Je dois comprendre ce qui lui est arrivé. Je veux dire : mentalement. Je dois reconstituer, point par point, la journée où il s’est dissous en lui-même. Je veux le soigner, vous comprenez ?
Elle balaya l’air détrempé avec sa clope, sans répondre. Elle avait sa dose. Ils rejoignirent l’embarcadère en silence. Bonfils bichonnait toujours son moteur. De temps à autre, son visage apparaissait. Même à cette distance, il paraissait heureux et serein.
— Il faut que je revoie Patrick, conclut Freire.
— Non, fit Sylvie en balançant son mégot dans la mer. Laissez-le tranquille. Tout ce que vous avez fait, c’est super. Maintenant, c’est moi qui prends le relais. J’suis p’t’être pas une savante mais j’sais que Patrick, c’qui lui faut, c’est qu’on parle plus de tout ça.
Freire ne gagnerait rien à négocier maintenant.
— Très bien, capitula-t-il. Mais je vous donnerai les coordonnées d’un confrère à Bayonne ou à Saint-Jean-de-Luz. Ce qui lui est arrivé est grave, vous comprenez ? Il doit consulter.
La petite femme ne répondit pas. Freire lui serra la main et fit un geste de salut à Patrick, qui lui répondit avec enthousiasme.
— Je vous appelle demain, d’accord ?
Pas de réponse. Ou bien le vent l’avait aspirée. Freire remonta la pente de ciment. Ouvrant sa portière, il se retourna. Sylvie, avec sa démarche de culbuto, rejoignait son homme.
Le psychiatre se glissa dans l’habitacle et démarra.
Avec ou sans leur accord, il aiderait ces deux gueules cassées.
— Moi, j’cherche la faille cosmique.
La main noire caressait le mur lézardé de la cellule de dégrisement.
— Quand j’l’aurai trouvée, je m’échapperai…
Anaïs ne prit pas la peine de commenter. Dix minutes qu’elle subissait les délires de Raoul le pochetron. Elle rongeait son frein.
— J’ai qu’à suivre la ligne, continua le clochard, le nez sur une nouvelle craquelure.
Anaïs passa aux choses sérieuses. Elle sortit le cubi du sac plastique qu’elle avait acheté en route. D’un coup, les yeux de Raoul flambèrent. Deux bulles chauffées à blanc. Il attrapa le cubi et le vida d’un trait.
— Alors, Philippe Duruy ?
Le clochard s’essuya la bouche d’un revers de manche et lâcha un rot sonore. Son visage rouge évoquait une charogne prise dans des fils barbelés. Poils de barbe, cheveux, sourcils : des traits de fer plantés dans tous les sens sur sa peau sanguine.
— Fifi, j’le connais bien. Y dit toujours qu’il a l’cœur qui bat à 120 et le cerveau à 8,6.
Anaïs saisit la double allusion. 120 BPM, c’est le tempo de la techno. « 8,6 », une référence à la bière Bavaria et ses 8°6. La bière des champions — des punks, des teufeurs, des marginaux de tous poils. Raoul parlait de Fifi au présent. Il ne savait pas qu’il était mort.
— En vérité, c’est un vrai taré.
— Je croyais que vous étiez potes.
— L’amitié, ça empêche pas la lucidité.
Anaïs faillit éclater de rire. L’épave continua :
— Fifi, y fait tout et son contraire. Y prend d’l’héro, il arrête. Il écoute du metal, il écoute de la techno. Il est gothique et pis le jour d’après, il est punk…
Elle tenta d’imaginer le quotidien du gamin. Une vie d’errance, de bagarres, de défonce. Des shoots d’héro, des envolées à l’ecsta, des nuits passées le visage collé à des murs d’enceinte, des réveils dans des lieux inconnus, sans le moindre souvenir. Chaque jour poussait l’autre, avec toujours l’espoir de décrocher.
Raoul avait attaqué une digression sur les goûts musicaux de Duruy :
— Moi, j’lui disais : ta musique, c’est d’la merde. Tes mecs, y font que copier. Marilyn Manson, c’est Alice Cooper. La techno, c’est Kraftwerk. Le R&B…
— C’est Isaac Hayes.
— Exactement. On prend les mêmes et on recommence !
— Fifi, de quoi vivait-il ?
— Y faisait la cheum, comme mé.
— À Bordeaux ?
— À Bordeaux et partout où il allait. T’as pas un autre cubi ?
Anaïs proposa son deuxième carton. L’autre le rinça en une seule goulée. Il ne rota pas mais elle eut peur qu’il pisse dans son froc. Il portait un manteau à chevrons si sale qu’on ne distinguait plus les motifs du tissu. Un pantalon de treillis raide de crasse. Des espadrilles usées jusqu’à la corde, révélant des pieds nus et noirs. Anaïs avait le nez bouché mais elle s’était tout de même enduit les narines de Vicks Vaporub.
Raoul balança le cubi à l’autre bout de la cellule. Il était temps d’attaquer le vif du sujet.
— Il y a quelques jours, Fifi t’a parlé d’un ange…
Raoul se coinça dans l’angle des deux murs et se gratta le dos comme un animal, en agitant les épaules.
— Un ange, ouais, ricana-t-il… qu’allait lui donner de la poudre d’ange…
Son tueur. C’était la première fois qu’on lui parlait explicitement de lui.
Elle se pencha vers Raoul et articula avec netteté :
— Il le connaissait bien ?
— Non. Le mec, y v’nait de le rencontrer.
— Sur lui, qu’est-ce qu’il t’a dit au juste ?
— Qu’il allait l’emmener au ciel. Y parlait tout le temps de Saint-Julien j’sais pas quoi…
— Saint-Julien-l’Hospitalier.
— C’est ça.
— Pourquoi lui ?
Raoul parut avoir un éclair de lucidité :
— Fifi, il a arrêté l’école très tôt mais y se souvenait de cette légende. Un prince tue ses parents par erreur. Alors y s’en va très loin. Y devient passeur. Une nuit, y a un lépreux qui lui demande de franchir le fleuve. Julien l’accueille, le nourrit, le réchauffe avec son corps. Le lépreux l’emporte au ciel. C’était Jésus-Christ. Fifi, y disait que cet ange-là, il était venu le chercher lui aussi, qu’il allait l’emporter au septième ciel…
— Pourquoi pensait-il précisément à cette légende ?
— Parce que son ange, il était lépreux.
— Lépreux ?
— Le type avait le visage enroulé dans des chiffons.
Anaïs chercha à visualiser la scène. Un type enturbanné croise Philippe Duruy. Il lui propose le grand trip. Le zonard fantasme sur le personnage, et sa proposition. La rencontre avait-elle été filmée par une caméra de sécurité ?
— Quand tu as vu Fifi pour la dernière fois, qu’est-ce qu’il t’a dit exactement ?
— Qu’il avait rendez-vous avec le lépreux, le soir même. Ils allaient franchir ensemble le fleuve. Des conneries.
— Le rendez-vous, où ça devait se passer ?
— J’sais pas.
— Toi, quand tu l’as vu, c’était où ?
— Sur les quais. Près de Stalingrad. Le Fifi, il était vraiment excité.
— À quelle heure ?
— J’me rappelle pas. En fin d’après-midi.
Anaïs passa en revue chaque détail :
— Fifi, il a un chien, non ?
— Ouais. Comme tous les zonards. T’as pas un aut’ cubi ?
— Non. Comment il s’appelle ?
— Mirwan. C’est le nom d’un saint géorgien. Complètement barré, l’Fifi.
— Il l’avait ce jour-là ?
— Bien sûr.
— Depuis, le chien, tu l’as revu ?
— Pas plus qu’j’ai revu Fifi…
Sa voix s’éteignit. Le clochard avait perdu toute énergie. Ses pupilles s’étaient éteintes. Il aurait fallu encore du carburant mais Anaïs était à sec. Elle se leva, évitant de frôler le sac à crasse.
— On va te libérer.
Elle frappa la paroi vitrée de la cellule. Un planton se matérialisa.
Dans son dos, Raoul demanda :
— Fifi, qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— On n’en sait rien.
Raoul éclata de rire alors qu’on ouvrait la paroi vitrée :
— Les flics, vous nous prenez toujours pour des cons mais les plus cons, c’est encore vous. Tu crois qu’j’ai pas compris que le Fifi, y s’est fait dessouder ?
Elle sortit de la cellule sans un mot. Recrachée comme le noyau d’un fruit pourri. D’un revers de manche, elle essuya le Vicks Vaporub sous son nez. Coup d’œil à sa montre : midi. Elle entendait le tic-tac du compte à rebours. Elle avait espéré beaucoup de cette entrevue mais n’avait rien obtenu de précis.
En montant dans sa voiture, elle appela Le Coz. En deux heures, le flic était devenu un spécialiste de la production et de la vente d’Imalgene. Il avait dressé la liste des prescriptions signées en Gironde ces quatre dernières semaines : on contactait chaque véto, chaque parc animalier, etc. On vérifiait aussi les stocks, les commandes, les ventes… La vérification prendrait au moins la journée.
Côté casse, deux cliniques vétérinaires, l’une près de Bordeaux, l’autre dans les environs de Libourne, avaient été cambriolées durant le mois de janvier. Mais cela ne signifiait rien. Renseignements pris, la kétamine possède des vertus hallucinogènes pour les humains. Il existe même une filière parallèle de revente chez les défoncés. Selon les enquêteurs des deux cambriolages, les soupçons se portaient plutôt sur des trafiquants de ce genre…
Anaïs demanda des nouvelles de Jaffar. Toujours sur les traces du chien et des fringues de Duruy. Quant à Zak et Conante, pas de nouvelles depuis le dernier appel.
— T’es à la boîte ? demanda-t-elle en manière de conclusion.
— Ouais.
— On a reçu les empreintes envoyées par l’IJ ?
— Y a une heure.
— Et alors ?
— On les a pas encore comparées au fichier. On a un bug.
Les commissariats sont équipés des logiciels les moins chers et des bécanes les moins évoluées du marché. Dans chaque poste de police, on pourrait ouvrir une main courante, rien que pour noter les pannes qui surviennent chaque jour.
— Qu’a dit notre expert ?
Celui qu’on baptisait ainsi était un lieutenant de police qui avait suivi un stage d’informatique de quelques jours. Silence de Le Coz.
— Putain, fit Anaïs entre ses dents. Appelez un réparateur. Un vrai.
— Un mec est déjà sur le coup.
— Qui ?
— Mon voisin de palier. Un programmateur de jeux vidéo.
Anaïs éclata de rire nerveusement. Trop, c’était trop. Elle imaginait le geek venu à la rescousse des flics. La contre-culture alliée aux gardiens de l’ordre.
— Alors ?
— C’est réparé.
— T’as donc accès au fichier central ?
— Non.
— Pourquoi ?
— On a perdu le cahier.
Anaïs jura. Pour l’utilisation de chaque logiciel, l’administration imposait un mot de passe. Des séquences de lettres et de chiffres impossibles à mémoriser. Ces hiéroglyphes étaient consignés dans un cahier, à l’usage de tout le service.
Sans cahier, pas de mot de passe.
Sans mot de passe, pas de consultation.
Anaïs démarra. On était loin des Experts. Le tic-tac devenait assourdissant. Elle raccrocha et songea de nouveau à Zak. Il était censé passer au CHS jeter un coup d’œil sur l’amnésique — le suspect numéro un. Pourquoi ne l’avait-il pas rappelée ? Elle ouvrit son téléphone.
— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?
Anaïs hurlait dans le combiné. Freire tenta de calmer le jeu :
— En tant que médecin, j’ai pris sur moi de transférer…
— Un témoin direct ?
— Un patient amnésique.
— Vous deviez nous prévenir du moindre de ses faits et gestes.
— Première nouvelle.
Freire roulait sur la N10. Anaïs Chatelet venait d’apprendre le transfert de Bonfils, organisé par lui-même. Elle avait aussi parlé au coordinateur de l’IJ qui lui avait révélé ses mensonges de la veille et surtout la présence du plancton sur les mains de Bonfils et dans la fosse de maintenance. Il y avait de quoi péter les plombs.
— Je commence à en avoir marre de vos grands airs, siffla-t-elle à l’autre bout de la connexion.
— Mes grands airs ?
— Le psychiatre au diagnostic qui tue. Le sondeur d’âmes qui sauve tout le monde. Pour l’instant, il s’agit d’un meurtre et c’est l’affaire des keufs, putain !
— Je vous répète que mon patient est…
— Votre patient est notre suspect numéro un.
— Ce n’est pas ce que vous m’avez dit.
— Vous savez depuis hier que l’amnésique a laissé des traces dans la fosse. Il faut vous faire un dessin ?
— Rien ne dit que…
— Complicité de fuite, extorsion illégale d’informations dans le cadre d’une enquête judiciaire, vous savez combien ça coûte ?
Devant lui, Freire voyait toujours défiler la forêt landaise. Les pins maritimes raturaient le ciel. La pluie avait recommencé.
— Écoutez, fit-il de sa voix la plus posée — celle qu’il utilisait avec les forcenés. Il y a un fait nouveau. Nous avons identifié le patient.
— Quoi ?
Mathias résuma la situation. Anaïs l’écoutait en silence. Il pensait avoir marqué un point mais elle repartit en force :
— Vous êtes en train de m’expliquer que le gars a retrouvé la mémoire et que vous l’avez tranquillement raccompagné chez lui ?
— Pas toute sa mémoire. Il ne se souvient pas de ce qui s’est passé à la gare Saint-Jean. Je…
— Je vais le faire chercher demain à la première heure. En garde à vue, le cow-boy !
— Surtout pas ! Il faut lui laisser quelques jours. Qu’il s’apaise. Qu’il se retrouve lui-même.
— Vous vous croyez où ? En thalasso ?
Freire conservait son calme :
— On a tous intérêt à ce que Patrick Bonfils se stabilise dans son ancienne personnalité. C’est à cette seule condition qu’il pourra se souvenir des dernières heures avant sa fugue et…
— C’est vous que je vais foutre en garde à vue.
Elle raccrocha brutalement.
Freire demeura le combiné collé à l’oreille. Les arbres filaient toujours. Il venait de dépasser Liposthey et allait bientôt entrer sur l’A63. À cette seconde, il remarqua dans son rétroviseur une paire de phares. Un véhicule tout-terrain de couleur noire. Il aurait juré avoir déjà vu cette voiture, trente minutes plus tôt.
Il se dit que ça ne signifiait rien. De nos jours, la conduite est devenue une activité robotisée. On roule en file indienne, moteur bridé par le limitateur de vitesse, cerveau freiné par la crainte des radars et autres vigiles de la route. Les phares blancs le suivaient toujours…
Il tenta encore de se rassurer quand il reconnut, ou crut reconnaître, les deux hommes en noir qui rôdaient autour de son pavillon. Alors seulement, il identifia le modèle du véhicule. Un 4 × 4 Q7 Audi.
Mathias ralentit brutalement de 30 kilomètre-heure. La voiture, derrière le rideau de pluie, suivit le mouvement. Sa douleur au fond de l’œil jaillit, palpitation sourde, rouge, comme un signal d’alerte sous son crâne.
Il accéléra d’un coup. Le 4 × 4 enquilla, ne le lâchant pas d’un mètre. Le point, de plus en plus fort, dans son orbite, lui paraissait éclairer l’intérieur de son cerveau. Ses doigts glissaient sur le volant, poisseux de sueur. La pluie, furieuse, battante, aveuglante, paraissait prête à emporter toute la scène au fond d’une gigantesque coulée.
Une bretelle de sortie se présenta. Sans réfléchir, il braqua à droite. Il n’avait même pas vu les noms inscrits. Il était au cœur des Landes. Parvenu sur la départementale, il tourna encore à droite et fonça. Un kilomètre. Deux kilomètres. Autour de lui, les longs remparts de pins bruissaient. Pas un village. Pas une baraque. Pas une station-service. Rien. L’endroit idéal pour se faire agresser. Coup d’œil dans son rétro : le Q7 était toujours là, pleins phares.
Freire fouilla dans sa poche et attrapa son portable. Il stabilisa sa vitesse à 70 kilomètre-heure. Régla son mobile sur la position « photo » et braqua l’objectif sur le véhicule. Il zooma et fit le point sur la calandre ruisselante de pluie. Impossible de voir précisément s’il avait cadré le numéro. Il prit plusieurs photos, sous plusieurs angles, et reprit de la vitesse. Devant lui, les rais de l’averse, les stries de la forêt. Il avait l’impression de briser des grilles.
À cet instant, un chemin de terre apparut sur sa droite.
Une blessure dans la chair végétale.
Freire braqua et dérapa dans la boue. D’un coup de volant, il redressa le cap, rétrograda, accéléra. Dans un rugissement de moteur, la bagnole patina. Une volée de terre rouge crépita sur son pare-brise. Il lui aurait fallu quatre roues motrices. Cette idée lui fit lever les yeux dans son rétro. Pas de 4 × 4.
Il enfonça sa pédale d’accélérateur. La voiture rugit, toussa, puis s’arracha du sol. Pins. Fougères. Genêts. Tout défilait dans un grand mouvement de brosse, mêlant chuintements, craquements, giclées de vert et de pourpre, de branches et de terre… La voiture faisait des sauts de cabri, cognait les talus, rebondissait sur le sentier détrempé. Freire roulait tout droit, les yeux hors de la tête. Il attendait que la forêt l’arrête. Une flaque. Un nid-de-poule. Un obstacle…
Un tronc d’arbre jaillit dans le champ de ses phares, perpendiculaire au sentier. Freire freina et braqua d’un seul geste. Quelques secondes, c’est peu, mais ça suffit pour envisager sa propre mort. Sa bagnole décolla puis retomba lourdement dans un marigot. Le moteur cala. Les roues se bloquèrent.
Freire ne respirait plus. Il s’était pris le volant dans les côtes. Son front avait tapé le pare-brise. Il avait mal. Il saignait. Mais il savait déjà qu’il n’était pas grièvement blessé. Il demeura ainsi de longues secondes, plié sur son volant. Laissant le temps remplir l’instant, son sang se répandre à nouveau dans ses veines.
La pluie continuait à frapper le toit, à marteler les vitres, à gifler la forêt. Il détacha sa ceinture avec difficulté. Glissa deux doigts dans la poignée de la portière, appuya de l’épaule pour l’ouvrir. Il tomba dans le mouvement et se prit une flaque en guise d’accueil. Il se releva sur un genou. La forêt claquait de mille goutte-à-goutte. Toujours pas de 4 × 4. Il les avait semés pour de bon.
Avec effort, il se mit debout. S’adossa à sa voiture, regarda ses mains. Elles tremblaient par convulsions. Son cœur suivait le mouvement. Les minutes passèrent. Au grand froissement de la pluie s’ajoutait celui des cimes dans le vent. Il ferma les yeux. Il avait le sentiment d’être en immersion. Il ruisselait d’eau mais c’était sa peur qui s’écoulait à ses pieds. Les odeurs de résine, de mousses, de feuilles lui remplissaient les narines. Le froid commençait à se faire sentir.
Quand il fut glacé et que son cœur eut retrouvé sa cadence normale, il se glissa dans l’habitacle. Referma la portière. Régla le chauffage à fond. Place aux questions. Qui étaient ces hommes ? Pourquoi le suivaient-ils ? L’attendaient-ils ailleurs ? Aucune réponse.
Il tourna la clé de contact et enclencha la marche arrière. Il n’avait pas vérifié s’il était enlisé. Ses roues patinèrent, mordirent la terre, envoyèrent des giclées rougeâtres. Enfin, le véhicule s’extirpa comme un bateau qu’on hisse à sec. Il continua en marche arrière, sortant la tête pour voir la route. Cent mètres plus loin, il put faire demi-tour.
Reprenant la direction de Bordeaux, il réfléchit plus posément. La douleur — il se demandait tout de même s’il n’avait pas une ou deux côtes fêlées — le maintenait en éveil. Il chercha à se souvenir de la première fois qu’il avait repéré les hommes au Q7.
La nuit du vendredi au samedi. Sa première soirée de garde.
La nuit où Patrick Bonfils était apparu…
Freire soupesa ces éléments. Bonfils l’amnésique. Les visiteurs du soir. Le meurtre de la gare Saint-Jean. Pouvait-il exister un lien entre ces trois points ? Il se dit que Patrick Bonfils avait peut-être vu le meurtrier déposant le Minotaure au fond de la cavité ou bien autre chose encore. Quelque chose qui intéressait ces croquemorts. Ou qu’ils redoutaient.
Ils craignaient peut-être que Bonfils ait parlé.
À qui ? À son « spycatre ».
— Qu’est-ce que c’est ?
Sur le seuil, Anaïs tenait une bouteille de vin rouge.
— Un drapeau blanc. Pour faire la paix.
— Entrez, fit Mathias Freire en souriant.
Elle n’avait eu aucun mal à trouver l’adresse personnelle du psychiatre. Il était 20 heures. L’heure parfaite pour une attaque-surprise. Anaïs avait fait un effort vestimentaire. Sous son manteau, elle portait une robe de batik indonésien, aux motifs mordorés, typique des Seventies. Au dernier moment, elle avait eu un coup de trac et avait enfilé un jean sous la blouse. Elle n’était pas sûre du résultat. Elle avait aussi choisi le soutien-gorge push-up qu’elle réservait pour les grandes occasions. Des paillettes sur les joues, des barrettes dans les cheveux, des Doliprane pour le crâne — elle était prête pour l’assaut.
— Vous me faites pas entrer ?
— Excusez-moi.
Il s’effaça pour la laisser pénétrer dans le pavillon. Il avait toujours l’air aussi chiffonné. Un pull ras du cou, une chemise dont le col partait de travers, une paire de jeans élimés, les cheveux hirsutes. Un prof de fac négligé et irrésistible, qui rend folles ses élèves sans même s’en rendre compte.
— Comment vous avez eu mon adresse ?
— J’ai mis toute mon équipe sur le coup.
Elle découvrit le salon. Murs blancs. Parquet flottant. Portes en contre-plaqué. Pas un meuble, à l’exception d’un canapé avachi et de cartons d’emménagement qui s’entassaient le long des murs.
— Vous arrivez ou vous partez ?
— Je me pose la question tous les matins.
Elle lui fourra la bouteille dans les mains :
— Un médoc. J’appartiens à un club de dégustateurs. J’ai acheté plusieurs bouteilles hier. Vous allez m’en dire des nouvelles. Il est fin et corsé. D’un goût nerveux et ferme. Il…
Anaïs s’arrêta. Le psychiatre paraissait décontenancé.
— Il y a un problème ?
— Je suis désolé… Je ne bois pas de vin.
Anaïs en resta bouche bée. C’était la première fois qu’elle entendait cette phrase à Bordeaux.
— Qu’est-ce que vous buvez ?
— Du Coca Zéro.
Un rire lui échappa.
— Payez votre tournée, alors.
— Je vais chercher des verres, fit-il en tournant les talons. Installez-vous.
Anaïs fouilla des yeux. Face au canapé, elle repéra un écran plat posé contre le mur, et aussi, près de la baie vitrée, une planche sur deux tréteaux en guise de bureau. Une lampe par terre diffusait un halo rasant. Le psychiatre avait transformé ce pavillon familial en une sorte de squat anonyme.
Elle sourit pour elle-même. À l’évidence, Freire vivait seul. Pas l’ombre d’une photo, d’une trace de présence féminine. En dehors de son boulot, le médecin n’avait sans doute ni ami ni maîtresse. Elle s’était renseignée : il était arrivé au CHU début janvier. Il venait de Paris. Il ne parlait à personne. Ne paraissait intéressé que par son activité au CHS. Le genre qui dîne chaud seulement au self de l’hosto ou quand un collègue l’invite en famille.
Elle s’approcha du bureau. Des notes. Des livres de psychiatrie, dont plusieurs rédigés en anglais. Des textes imprimés issus d’Internet. Des numéros de téléphone griffonnés. À l’évidence le psy menait une enquête. Sur qui ? Son amnésique ?
Elle repéra, près de l’imprimante sur le bureau, des clichés fraîchement édités. Des plaques d’immatriculation sous la pluie. Après quoi courait le psy ? Elle se pencha pour mieux les voir mais des pas retentirent dans son dos. Mathias revenait avec des verres et des canettes de Coca Zéro.
— J’aime bien chez vous, dit-elle en revenant vers le canapé.
— Ne vous foutez pas de moi.
Il posa les canettes par terre. Elles étaient noires et perlées de gouttelettes.
— Je suis désolé. Je n’ai pas de table basse.
— Pas de problème.
Il s’assit par terre, en tailleur :
— Prenez le canapé, proposa-t-il.
Anaïs s’exécuta. Elle le surplombait comme une reine. Les canettes claquèrent. Ni l’un ni l’autre n’utilisa les verres. Ils trinquèrent en se regardant dans les yeux.
— Je ne sais pas quelle heure il est, s’excusa-t-il, vous vouliez dîner ? Je n’ai pas grand-chose et…
— Laissez tomber. Je suis venue fêter avec vous de grandes nouvelles.
— À propos de quoi ?
— De l’enquête.
— Vous ne me mettez plus en garde à vue ?
Elle sourit :
— Je me suis emportée.
— C’est moi qui ai déconné, admit-il. J’aurais dû vous prévenir. Je n’ai pensé qu’à mon patient. À la meilleure solution pour lui, vous comprenez ? (Il but une rasade de Coca.) Vos grandes nouvelles, c’est quoi ?
— D’abord, on a identifié la victime. Un zonard qui courait les festivals rock, accro à l’héro. Il revenait régulièrement à Bordeaux. Le tueur l’a appâté avec une drogue d’une qualité exceptionnelle. Le gars en est mort. Le meurtrier a ensuite composé sa scène. La tête de taureau, tout ça…
Freire écoutait avec attention. Jusqu’ici, ses traits réguliers paraissaient chercher la juste expression. Maintenant, ses muscles s’étaient stabilisés en un masque de concentration.
Anaïs lâcha sa bombe :
— On a aussi identifié le tueur.
— Quoi ?
Elle eut un geste pour tempérer son annonce :
— Disons que l’IJ a réussi à isoler des empreintes dans la fosse qui n’appartiennent ni à la victime, ni à votre cow-boy. On les a soumises au fichier national et on a obtenu un nom : Victor Janusz, un SDF de Marseille. Le mec s’est fait arrêter là-bas dans une bagarre, il y a quelques mois.
— Vous savez où il est maintenant ?
— Pas encore. On a lancé un mandat de recherche. On va le trouver. Je ne suis pas inquiète. Les flics de Marseille retournent les foyers d’accueil, le Samu social, les centres Emmaüs, les soupes populaires… On va suivre sa trace jusqu’à Bordeaux et le localiser. C’est comme ça qu’on a tracé Francis Heaulme, le tueur de la route.
Freire paraissait déçu. Il faisait tourner sa canette dans sa main et semblait s’observer dans le cercle de métal.
— Que savez-vous sur lui ? demanda-t-il après un long silence.
— Rien. J’attends son dossier de Marseille. On a eu des problèmes informatiques toute la journée. Le seul vrai ennemi de la police, aujourd’hui, c’est le bug.
Le psychiatre ne prit pas la peine de sourire. Il leva les yeux.
— Vous trouvez que la mise en scène du meurtre colle avec le profil d’un SDF ?
— Pas du tout. Mais on va trouver l’explication. Janusz n’est peut-être qu’un complice.
— Ou un témoin.
— Un témoin qui serait descendu dans la fosse ? qui aurait mis ses pattes partout sur les parois ? Ce sont, comme on dit, des indices aggravants.
— Ça innocente donc Patrick Bonfils ?
— Pas si vite. Il reste cette histoire de plancton… Mais on se concentre pour l’instant sur Janusz. Dès que je pourrai, j’irai moi-même à Guéthary pour interroger votre protégé. Dans tous les cas, on tient le bon bout.
Freire rit en douceur :
— Ce sont des bonnes nouvelles de… flic.
La réflexion lui parut légèrement acide. Elle ne s’y attarda pas.
— Et vous ?
— Quoi, moi ?
— Le pêcheur, comment réagit-il ?
— Il réintègre peu à peu sa véritable identité. Il n’a déjà plus de souvenirs de celui qu’il a essayé de devenir.
— Et ce qu’il a vu à Saint-Jean ?
Freire hocha la tête, avec lassitude :
— Je vous le répète : c’est la dernière chose dont il se souviendra. S’il s’en souvient un jour…
— Je dois l’interroger.
— Vous n’allez tout de même pas le foutre en garde à vue, non ?
— J’ai dit ça pour vous faire peur.
— Les flics aiment faire peur. C’est leur raison d’être.
Anaïs n’avait pas rêvé : il était bien hostile. Sans doute encore un de ces psys de gauche, qui avaient biberonné les conneries de Michel Foucault dès le berceau. Difficile de draguer quand on est flic et qu’on porte un Glock à la ceinture. Deux engins phalliques pour un couple, c’est un de trop…
Elle posa sa canette sur le parquet. Ses espoirs de séduction s’évanouissaient. Ils n’étaient décidément pas du même bord.
Elle allait se lever quand Freire murmura :
— Moi, je vais retourner à Guéthary.
— Pourquoi ?
— Pour interroger Patrick. Savoir qui il est vraiment. Connaître la vérité de la gare Saint-Jean. (Il brandit sa canette dans sa direction.) Après tout, nous menons la même enquête.
Elle sourit de nouveau. L’espoir et sa chaleur se déversèrent en elle comme des sources apaisantes. Elle n’aurait jamais pensé que son boulot lui permettrait un jour de se rapprocher d’un homme aussi séduisant :
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas qu’on ouvre ma bouteille ?
Deux heures plus tard, Freire se remit au travail.
Anaïs Chatelet était partie comme elle était venue, l’ivresse en plus. Ils avaient bu, ils avaient ri, ils avaient parlé. Freire n’attendait pas un tel enchantement dans le désert de ses soirées. Encore moins au cœur de cette histoire de meurtre et d’amnésie.
Il n’avait rien tenté. Pas le moindre geste, pas la moindre attitude de séduction. En dépit des signaux qui, lui semblait-il, étaient tous au vert. Freire n’était pas un expert en psychologie féminine mais il savait additionner deux et deux. La visite nocturne. La bouteille de vin. La tenue plus soignée que d’habitude — quoiqu’il n’ait rien compris à cette robe enfilée sur une paire de jeans. Tout ça lui prouvait que la jeune OPJ était ouverte à d’autres propositions.
Pourtant, il n’avait pas bougé. Pour deux raisons. D’abord, il avait juré de ne plus jamais mêler vie privée et travail. Or, Anaïs Chatelet, même indirectement, c’était le boulot. L’autre raison, plus profonde, plus viscérale, était la peur. Le trac. L’appréhension d’un refus. Et aussi celle de ne pas être à la hauteur. Depuis combien de temps n’avait-il pas eu de rapports sexuels ? Il ne s’en souvenait pas, et il craignait même de ne pas se souvenir de la marche à suivre…
Ils s’étaient quittés bons amis sur le seuil du pavillon. Chacun avait promis à l’autre de l’informer sur son enquête. À la dernière seconde, mis en confiance, Freire avait parlé des chasseurs qui roulaient en Q7. Il lui avait expliqué qu’il se sentait suivi, observé, depuis plusieurs jours. Il lui avait même donné les tirages de la plaque d’immatriculation du 4 × 4. Anaïs n’avait pas eu l’air convaincue par cette histoire, mais avait promis de vérifier le numéro au Sommier.
Maintenant, à minuit, il était seul. Avec son mal de crâne, à cause du vin. Il ne supportait pas l’alcool. Sa douleur au fond de l’œil pulsait à nouveau. Pourtant, il n’avait pas sommeil. Il s’était préparé du café, avait récupéré son dictaphone et s’était installé derrière son bureau.
Même au cœur de la nuit, il pouvait vérifier et préciser les informations livrées par Patrick Bonfils. Avant de sonder son esprit, il voulait établir un dossier solide sur sa véritable identité.
Il appuya sur la touche « Lecture » et nota les informations. Le cow-boy était originaire d’un village près de Toulouse, Gheren. Freire pianota sur son clavier le nom du bled.
Premier choc.
Pas de Gheren dans le département de Haute-Garonne. Il élargit sa recherche à la région Midi-Pyrénées. Aucun nom qui ressemble, de près ou de loin, à ces deux syllabes.
Mathias tapa « Patrick Bonfils » et fit une recherche dans la région — l’état civil, les écoles, les agences ANPE de l’époque. Rien.
Il passa en lecture accélérée et s’arrêta sur un autre renseignement. Selon le pêcheur, son ex-épouse, Marina Bonfils, vivait aujourd’hui à Nîmes ou aux alentours. Nouvelle recherche. Nouveau zéro pointé.
Il avait des fourmis dans tout le corps. La sueur trempait son col de chemise. La douleur au fond de son œil gauche devenait palpitation sourde. Bom-bom-bom…
Il abandonna le dictaphone et passa aux informations confiées par Sylvie. Cette histoire de père mort dans une cuve d’acide. Il se rendit vite compte qu’il n’avait pas assez de précisions pour effectuer une recherche — surtout pas dans un village qui n’existait pas et avec un nom de famille inventé.
Quant au passage de Bonfils à la Légion étrangère, ce n’était même pas la peine de chercher. Le corps d’armée garantissait l’anonymat à ses soldats.
De toute façon, il en savait assez. Patrick Bonfils n’existait pas. Pas plus que Pascal Mischell.
Cette identité était déjà une fugue psychique.
Freire relut encore une fois ses notes. Sylvie Robin vivait avec Bonfils depuis trois ans. Elle l’avait sans doute rencontré, sans le savoir, en pleine fugue. Il n’avait pas cessé de lui mentir, sans le savoir non plus.
Qui était-il auparavant ?
Combien d’identités s’était-il ainsi créées, inventées, façonnées ?
Freire imaginait le système psychique de cet homme. Les personnages s’empilaient au fond de son esprit afin d’étouffer le seul qui soit dangereux à ses yeux : lui-même. Patrick Bonfils ne cessait de fuir son origine, son destin. Et sans doute un traumatisme initial.
La réponse, ou du moins un début de réponse, était inscrite dans son nom. Le caractère inventé du patronyme aurait dû lui sauter aux yeux. Ces deux syllabes traduisaient sa volonté, son espoir de devenir un « bon fils ». Avait-il été un enfant indigne ? Cette histoire de meurtre du père était un indice. Mais masqué, travesti, déformé par les rouages obscurs de l’inconscient.
Freire se leva et arpenta son salon, les mains dans les poches. Il avait le cerveau en fusion. S’il voulait guérir le colosse, il allait devoir remonter, l’une après l’autre, chacune de ses personnalités jusqu’à découvrir la première. L’identité d’origine.
Pour l’instant, il n’avait aucun moyen de savoir si le cow-boy en était à sa deuxième, troisième ou dixième fugue. Mais il était certain que chaque nom, chaque profil résidaient encore dans la psyché de l’homme. Cristallisés dans les replis de son âme. Comme les eaux de pluie de chaque saison dans un glacier. Il fallait forer. Sonder. Analyser. Il utiliserait tous les moyens possibles pour percer cette mémoire inconsciente. L’hypnose. Le sodium amytal. La psychothérapie…
Freire alla boire un verre d’eau fraîche dans la cuisine. Machinalement, il observa la rue. Personne. Pas d’hommes en noir. Avait-il rêvé tout ça ? Il but à nouveau. En reposant le verre dans l’évier, il lut soudain à l’intérieur de lui-même. Cet objectif — décrypter l’histoire de Bonfils — allait surtout lui permettre d’oublier ses propres souvenirs — la mort d’Anne-Marie Straub. Sa responsabilité de psychiatre défaillant.
Chercher le trauma d’un autre pour mieux oublier le sien…
Le lendemain matin, sur la route de Guéthary, Mathias Freire pensait à Anaïs Chatelet. Il s’était réveillé avec son image. Sa présence. Sa voix.
— Vous êtes mariée ? Vous avez des enfants ?
— J’ai l’air d’être mariée ? D’avoir des enfants ? Je n’en suis pas encore là.
— Et… où en êtes-vous ?
— Au web. Les réseaux sociaux.
— Ça marche ?
— Disons que pour une flic, je manque pas mal de flair…
Plus tard, c’était elle qui avait posé les questions.
— Pourquoi vous êtes devenu psychiatre ?
— Par passion.
— Vous trouvez ça intéressant de fouiller dans la tête des gens ?
— Je ne fouille pas dans leur tête, je les soigne. Je les soulage. En fait, je ne vois pas ce qu’il y a de plus intéressant au monde.
La jeune femme s’était mordu la lèvre inférieure. Il avait eu la même intuition que lors de leur première rencontre. Anaïs Chatelet avait séjourné en HP — ou avait eu de sérieux problèmes psychologiques.
Il avait obtenu confirmation de cette hypothèse un peu plus tard, au détour d’un geste. Quand elle lui avait servi du vin, il avait aperçu ses avant-bras. Striés. Tailladés. Lacérés dans tous les sens. Il avait reconnu ces cicatrices au premier coup d’œil. Non pas les traces d’une tentative de suicide. Mais au contraire des marques de survie.
Mathias avait souvent soigné ce trouble. Des adolescents s’automutilaient pour soulager leur détresse, se libérer d’une sensation d’asphyxie. Il fallait que ça sorte. Que ça saigne. La coupure les libérait. À la fois diversion — la souffrance physique se substituait à la douleur morale — et apaisement. La blessure offrait l’illusion que le poison psychique s’écoulait hors de soi…
La première fois qu’Anaïs était entrée dans son bureau, Freire avait pressenti sa force. Elle imprimait sa marque sur le monde. Elle était forte parce qu’elle avait souffert. Mais elle était aussi fragile, vulnérable. Exactement pour les mêmes raisons. La fin du XXe siècle avait répété jusqu’à l’usure un lieu commun, résumé par la sentence de Nietzsche, dans Le Crépuscule des idoles : « Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort. » C’était une connerie. Du moins dans son acception banale et contemporaine. Au quotidien, la souffrance n’endurcit pas. Elle use. Fragilise. Affaiblit. Freire était payé pour le savoir. L’âme humaine n’est pas un cuir qui se tanne avec les épreuves. C’est une membrane sensible, vibrante, délicate. En cas de choc, elle reste meurtrie, marquée, hantée.
La souffrance devient alors maladie. Avec sa vie propre. Sa respiration. Ses oscillations. Elle se réveille sans prévenir et, plus dangereusement encore, se nourrit d’elle-même. Les crises surgissent. Sans lien visible avec le présent ni l’environnement. Ou alors si le lien existe, il est si profond, si enfoui, que personne — même pas le psy — ne peut le mettre en évidence.
Anaïs Chatelet vivait sous cette menace. La crise pouvait toujours survenir. Sans raison apparente. Sans sollicitation d’aucune sorte. Quand la souffrance déferlait, il fallait libérer le poison. Faire couler le sang. La souffrance ne vient pas de l’extérieur, elle vient de l’intérieur. On peut appeler ça une névrose. Un dysfonctionnement. Un syndrome d’angoisse. Des mots, il y en a des dizaines. Freire les connaissait tous. C’étaient ses outils de travail.
Mais le mystère demeure. La légende dit — parce que c’est une légende — qu’il faut chercher la source de ces crises dans l’enfance. Le mal fait son lit durant les premières années de la psyché. Traumatisme sexuel. Défaut d’amour. Abandon. Freire était d’accord. Il était freudien. Mais personne n’a la réponse à la question primordiale : pourquoi un cerveau réagit-il plus ou moins sensiblement aux traumatismes ou aux frustrations de l’enfance ?
Il avait rencontré des adolescentes qui avaient subi des viols collectifs, survécu à l’inceste, traversé la faim, la crasse, les coups, et qui allaient s’en sortir, il le sentait. D’autres, heureuses dans un foyer sans histoire, qui avaient sombré pour un détail, un soupçon, une simple impression. Il y a des enfants battus qui deviennent fous. Et d’autres qui ne le deviennent jamais. Personne ne peut expliquer cette différence. La nature plus ou moins poreuse de l’âme qui laisse entrer l’angoisse, la souffrance, le mal-être…
Qu’était-il arrivé à Anaïs Chatelet ? Un traumatisme atroce ou simplement un événement mineur, insignifiant, mais perçu amplifié par un degré de sensibilité unique ?
Le panneau BIARRITZ le tira de ses pensées. Il longea le littoral. Dépassa Bidart et rejoignit Guéthary. Il traversa la petite place, aperçut le fronton de pelote basque, se laissa glisser vers le port. Il se gara à quelques mètres de l’embarcadère et descendit à pied la pente de béton.
C’était marée haute. L’océan précipitait ses rouleaux sur la plage sombre, à gauche. Les bouillonnements d’écume évoquaient des jets de salive grise, contaminée par quelque maladie. La mer oscillait entre le noir et le brun-vert. Sa surface ressemblait à la peau d’un batracien, cloquée, plissée, miroitante.
Le bateau était là mais pas le géant au Stetson. Freire jeta un coup d’œil à sa montre. 10 heures du matin. Pas un chat entre les coques à sec, les filets enroulés, les mâts déployés sur le ciment. Seule une boutique de matériel de pêche était ouverte. Il interrogea le commerçant, qui lui conseilla de se rendre chez les Bonfils. Un cabanon au-dessus de la plage, à un kilomètre de là.
Mathias reprit sa voiture. L’inquiétude le gagnait. Il songeait aux chasseurs, et à son hypothèse de la veille. Ils étaient apparus en même temps que Patrick Bonfils. Ils s’intéressaient à ce que le cow-boy pouvait lui avoir dit. Il en avait conclu qu’il était en danger. Mais il avait oublié le principal : si lui l’était, Patrick Bonfils l’était plus encore. Il se dit soudain qu’il n’aurait pas dû le libérer. Dans sa chambre, à Pierre-Janet, le passager des brumes était en sécurité.
Il aperçut la maison qui surplombait la plage. Un bloc de ciment sur lequel le couple avait fixé une enseigne de bois en forme de thon. Il abandonna sa voiture contre un talus. Marcha jusqu’à la maison, col relevé, mains dans les poches. La pluie commençait. À sa gauche, la voie ferrée séparait les autres maisons de la plage et de l’océan. À sa droite, des paliers de broussailles descendaient vers la mer. Les pins maritimes, les ajoncs d’Europe à fleurs jaunes, les bruyères au mauve acidulé, tout dansait dans le vent.
Il frappa. Pas de réponse. Il frappa encore. En vain. Maintenant, il était franchement inquiet. Il contourna le cabanon et plongea son regard vers la mer. Sourire. Le couple était en bas du coteau. Patrick Bonfils, assis en tailleur sur un rocher, en train de rafistoler un filet. Sylvie, avec son anorak et sa démarche oscillante, faisant les cent pas le long des vagues sombres.
Quelques minutes plus tard, Freire saluait Sylvie.
— Qu’est-ce que vous foutez là ?
Il n’était plus du tout le bienvenu. D’un coup, il saisit la vérité. La femme savait. Elle avait toujours su. La fugue du 13 février n’était qu’une crise parmi d’autres.
— Vous ne m’avez pas dit la vérité hier.
— Quelle vérité ?
— Patrick n’est pas Patrick. Ce personnage est déjà le résultat d’une fugue psychogène. Sa première femme, son père brûlé à l’acide, la Légion, tout ça, c’est bidon, vous le savez depuis longtemps.
Sylvie se renfrogna :
— Qu’est-ce que ça peut faire ? On est heureux comme ça.
Freire devait avancer avec précaution. Pas d’enquête possible sans l’aide de Sylvie. Pas de vérité sans le soutien de la petite bonne femme…
— Ce n’est pas si simple, fit-il d’une voix plus calme. Patrick est malade. Vous ne pouvez le nier. Et il restera malade si on le laisse vivre dans un mensonge.
— Je comprends rien à ce que vous racontez.
Mathias lisait la peur sur le visage de Sylvie. Elle craignait la vérité. Elle craignait le véritable passé de Patrick. Pourquoi ? Le cow-boy avait peut-être des enfants, des épouses, des dettes… Ou peut-être pire : un passé criminel.
— On peut marcher ?
Sans un mot, Sylvie le dépassa et suivit la ligne bouleversée des vagues. Freire jeta un bref regard à Patrick, qui venait de l’apercevoir sous sa capuche. Il lui fit un grand signe amical de la main mais ne lâcha pas ses filets. Vraiment un innocent.
Freire rattrapa Sylvie. Ses pieds s’enfonçaient dans le sable sombre. Au-dessus d’eux, des oiseaux slalomaient entre les rayures de pluie. Goélands, mouettes, cormorans… C’étaient du moins les noms qui lui venaient… Leurs cris éraillés se détachaient sur les grondements de l’océan.
— Je veux pas qu’on touche à Patrick.
— Je dois l’interroger. Je dois fouiller sa mémoire. Il ne pourra retrouver un véritable repos qu’en réintégrant son identité d’origine. Son inconscient ne cesse de lui mentir. Il vit dans une illusion, dans un mensonge qui lui ronge l’esprit et menace son équilibre. Cela ne changera absolument rien dans votre relation. Au contraire, il pourra enfin la vivre pleinement.
— Que vous dites. Et s’il se rappelle une autre ? S’il a des…
Sylvie n’acheva pas sa phrase. Elle tourna violemment la tête, comme si elle avait été surprise par un bruit. Freire ne comprenait pas : il n’avait rien entendu. Elle se tordit à nouveau, dans un sens puis dans un autre, comme touchée deux fois par une force invisible.
— Sylvie ?
Elle tomba à genoux. Stupéfait, Mathias vit qu’il lui manquait la moitié du crâne. La cervelle nue fumait dans l’air froid. La seconde suivante, son torse ruisselait de sang. Il eut un coup d’œil réflexe vers Patrick sur son rocher. Le géant se cambra, la nuque détruite, comme mordue par un animal invisible. Son ciré s’emplit de rouge. Puis sa poitrine partit en éclaboussures sombres sur fond de ciel orageux.
La scène, le mouvement, en un déclic subliminal, rappelèrent à Freire les images de l’assassinat de Kennedy. À cet instant seulement, il comprit. On leur tirait dessus. Sans la moindre détonation.
Il baissa les yeux et remarqua les crépitements dans le sable, des impacts plus forts, plus profonds que ceux des gouttes de pluie. Des balles. Des tirs étouffés par un silencieux. À travers l’averse et les embruns, une pluie de métal sifflait, frappait, détruisait.
Freire ne se posait plus de questions.
Il courait déjà vers le sentier en direction de sa voiture.
Le tireur n’était pas seul. Un autre devait l’attendre, en haut de la côte, près de sa Volvo. Slalomant entre les arbustes, Freire leva les yeux. Personne en vue. Il lança un coup d’œil circulaire par-dessus son épaule. Sur la pente d’en face, à plus de trois cents mètres, un homme dévalait un chemin de sable parmi la végétation serrée. Il tenait quelque chose de noir. Sans doute un pistolet automatique. Le sniper ou son complice ? Au même instant, des impacts vinrent écorcher les buissons près de Freire. C’était la réponse.
Le tireur était encore en position et l’avait repéré.
Il tomba en arrière plus qu’il ne plongea dans les buissons. Pins, ronces, genêts, il crapahuta là-dedans, à quatre pattes, cherchant à grimper tout en s’écartant de la piste. Il progressa, s’écorcha — et tenta d’aligner deux idées. Impossible. Seules les images sanglantes revenaient frapper sa conscience. Le crâne ouvert de Sylvie. Le corps du géant touché de plein fouet.
Freire jaillit du maquis, à hauteur de la maison des Bonfils. Il s’était déporté de cinquante mètres par rapport à la Volvo. Il courut dans sa direction, le long de la voie ferrée, se tordant les chevilles sur le ballast. Il ne voyait plus l’homme au flingue, et toujours pas le sniper. Il n’était plus qu’à quelques mètres du véhicule quand le pare-brise devint d’un coup blanc comme du sucre. Un pneu s’affaissa. Une vitre éclata.
Freire se jeta à couvert d’un groupe de pins, les poumons prêts à éclater. Ses actes ne passaient plus par sa conscience. Les balles sifflaient, toujours en direction de la voiture. Impossible de prendre le volant. Traverser la voie ferrée et courir sur la route bitumée ? Il serait une cible parfaite. S’il redescendait sur la plage, ce serait pire encore. Il n’avait plus de solution, aucune issue. Seulement la pluie qui s’abattait sur la terre, sur les feuilles, sur son cerveau…
Par réflexe, il tourna la tête. L’homme au calibre venait de surgir des taillis. Il courait dans sa direction, le long des rails, à travers l’averse. C’était bien un des deux hommes en noir. L’énarque aux sourcils broussailleux et aux cheveux rares. Il tenait un pistolet au canon trapu et lançait des regards de tous côtés. Freire devina qu’il ne l’avait pas vu.
Il s’accroupit. Aucune idée ne venait à sa rescousse. Il sentait l’eau ruisseler sur son visage. Les feuilles s’agiter autour de lui. Les odeurs violentes des végétaux et de la terre gorgée d’eau. Il aurait voulu s’enfouir dans cette nature. Se fondre dans la boue et les racines…
Le tonnerre gronda au loin. La terre vibra sous ses pieds. Un bref instant, il crut qu’il allait être foudroyé. Ou que le monde allait s’ouvrir pour l’enfouir dans ses abîmes. Se dressant comme un animal à l’affût, il comprit. Un train arrivait, avec son cortège de tremblements et de vibrations de métal. « Un TER »…, pensa-t-il.
Le convoi avançait au pas, sur sa droite. Avec sa voiture de tête jaune et rouge, qui traînait ses voitures comme un prisonnier tire ses chaînes. Coup d’œil à gauche : le tueur progressait dans sa direction mais ne l’avait toujours pas aperçu. Si par miracle il restait de l’autre côté de la voie pour laisser passer le train, il était sauvé. Le fracas devenait assourdissant. Le convoi n’était plus qu’à quelques mètres, roulant à faible allure. Freire s’enfonça derrière les pins mais eut le temps de voir le tueur se reculer.
Au-delà des rails.
Rendu invisible par la rame, Freire se redressa. Une voiture… Deux voitures… Des secondes de plomb, des mètres d’acier… Trois… Quatre… Les roues hurlaient sur les rails dans des gerbes d’étincelles. À la cinquième voiture — la dernière — Freire bondit dans son sillage.
Il tendit le bras, et agrippa la poignée extérieure de la porte. Il se prit les pieds dans les cailloux, trébucha mais lança son autre main. Ses doigts saisirent le métal. Il fut traîné pendant quelques mètres, se redressa, reprit de la vitesse, parvint à se hisser sur le marchepied.
Sans réfléchir, il actionna la poignée. Aucun résultat. Il essaya encore. Les rafales de pluie le cinglaient. Le vent le plaquait contre la paroi. Il s’acharnait toujours sur la portière. Il allait s’en sortir. Il fallait qu’il…
À cet instant, sous ses cils laqués d’eau, il les vit. Les deux hommes armés, en retrait des voies ferrées. L’un d’eux portait un flight-case noir à angles chromés, comme en utilisent les musiciens et les DJ. L’autre avait glissé son calibre sous son manteau. Freire se plaqua contre la porte.
Il était maintenant à découvert : les tueurs n’avaient plus qu’à tourner la tête pour le voir. Mais il y eut un miracle. Quand Freire risqua un coup d’œil dans leur direction, il les vit, de dos, courir vers la Volvo. Ils pensaient sans doute que Freire était resté près de la voiture. Le temps qu’ils comprennent que Mathias avait choisi une autre option, il serait loin.
Ou pas si loin que ça… Déjà, la rame ralentissait : le train parvenait en gare de Guéthary. Freire secoua encore la poignée. Cette fois la portière s’ouvrit. Il s’engouffra à l’intérieur.
Le train stoppait.
Une série d’yeux stupéfaits l’accueillit. Il était trempé, débraillé, couvert de feuilles, de sable, d’étamines de genêt. Il esquissa un sourire d’excuse, essayant en même temps de se rajuster. Les voyageurs détournèrent le regard. Mathias s’effondra sur une banquette, tête dans les épaules.
— Ça va pas, non ?
Assis à quelques mètres, un vieil homme l’apostrophait :
— Je vous ai vu : vous êtes malade ou quoi ?
Freire ne trouva pas de mots pour apaiser le râleur. Un sexagénaire qui suintait la haine et l’aigreur.
— Vous vous rendez compte des risques que vous prenez ? Et que vous nous faites prendre ? Imaginez que vous ayez un accident ! Si personne respecte la loi, faut pas s’étonner de la merde dans laquelle on est !
Freire accentua son sourire d’excuse.
— C’est ça, grimaça le vieillard en passant au tutoiement, rigole ! Les gens comme toi, faut les enfermer !
Sur ces mots, il se leva et descendit. Freire souffla. Le cœur dans la gorge, il lançait de brefs coups d’œil vers le quai de la gare. Les tueurs pouvaient surgir d’un instant à l’autre, inspectant chaque siège, chaque voiture… Les secondes les plus longues de son existence. Enfin, les portes se refermèrent. Le train se remit en branle.
Quelque chose au plus profond de lui se dénoua.
Il eut peur que ses sphincters ne le lâchent.
— Il ne faut pas lui en vouloir…
Un homme venait de changer de place pour s’installer face à lui. Bon Dieu. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ? Freire examina son interlocuteur sans répondre. Le nouveau venu lui offrait un large sourire, plein de bienveillance.
— Tout le monde ne comprend pas les difficultés des autres.
Freire ne cessait de scruter le couloir au-delà de l’homme, les portes de communication avec la quatrième voiture. Peut-être étaient-ils montés ailleurs… Peut-être allaient-ils apparaître…
— Tu ne me reconnais pas ?
Freire tressaillit au tutoiement. Il fixa le type. Son visage ne lui disait rien. Un patient de Pierre-Janet ? Un habitant du quartier Fleming ?
— Marseille, l’année dernière, continua-t-il à voix basse. Pointe-Rouge. Le foyer d’Emmaüs.
Mathias comprit le quiproquo. Avec son allure débraillée, l’homme le confondait avec un SDF qu’il avait sans doute croisé là-bas.
— Daniel Le Guen, se présenta-t-il en lui serrant la main. Je m’occupais de la vente au foyer. On m’appelait « Lucky Strike » parce que je clope pas mal. (Il lui fit un clin d’œil.) Tu te souviens maintenant ?
Freire parvint à extraire de sa gorge quelques mots :
— Désolé. Vous vous trompez. Je ne connais pas Marseille.
— Tu n’es pas Victor ? (Il se pencha et répéta, sur un ton de confidence :) Victor Janusz ?
Mathias ne répondit pas. Il connaissait ce nom mais impossible de se souvenir où il l’avait entendu.
— Pas du tout. Je m’appelle Freire. Mathias Freire.
— Excusez-moi.
Freire l’observait toujours. Ce qu’il perçut dans son regard ne lui plut pas du tout. Un mélange de compassion et de complicité. Le bon Samaritain avait sans doute remarqué, avec un temps de retard, la qualité de ses vêtements. Il se disait maintenant que Victor Janusz avait remonté la pente. Et qu’il ne tenait pas à ce qu’on lui rappelle sa déchéance passée. Mais où avait-il entendu ce nom ?
Il se leva. L’homme lui saisit le bras et tendit une carte de visite :
— Prenez ça. Au cas où. Je suis dans le coin pour quelques jours.
Freire prit la carte et lut :
Il la fourra dans sa poche sans le remercier et partit s’installer quelques banquettes plus loin. Les pensées tournaient au fond de sa tête. Il songeait aux tueurs. À Patrick et Sylvie qui venaient de mourir sous ses yeux. Et maintenant, cette confusion avec un autre…
Le visage collé contre la vitre, il regardait la mer se dissoudre sous la pluie. Il sentait le long de ses vertèbres une coulée d’angoisse, moite et brûlante. En même temps, il se détendait. Le train roulait à pleine vitesse. La torpeur des passagers le rassurait. Il allait rentrer à Bordeaux. Foncer au commissariat. Tout raconter à Anaïs. Avec un peu de chance, elle aurait déjà identifié la plaque du Q7. Elle allait mener l’enquête. Trouver une explication. Arrêter les tueurs. Tout rentrerait dans l’ordre…
Le nom de Victor Janusz revint soudain traverser son esprit et le fit tressaillir. Qui était ce Janusz ? Ses pensées prirent un nouveau tour. Un doute inexplicable s’insinua en lui. Il revit en accéléré le film de ces derniers jours. Sa passion — son obsession — pour le patient Bonfils. Sa rage à découvrir qui il était vraiment. Sa détermination à éclaircir ce cas, coûte que coûte. Pourquoi s’investissait-il à ce point, lui qui avait décidé de se tenir à distance ? Pourquoi tant d’énergie pour comprendre le trouble mental du cow-boy ?
Cette fois, le doute mina en lui toute certitude. Et s’il n’était pas lui-même ce qu’il prétendait être ? S’il était un « voyageur sans bagage » ?
Un homme en pleine fugue psychique ?
Il haussa les épaules, se frotta le visage comme on froisse un projet de lettre avant de la jeter au panier. Cette idée était absurde. Il s’appelait Mathias Freire. Il était psychiatre. Il avait exercé à Villejuif. Il avait enseigné à Sainte-Anne, à Paris. Il ne pouvait mettre en doute sa propre lucidité au premier inconnu qui le prenait pour un autre.
Il releva la tête. Daniel Le Guen lui envoya un clin d’œil. Toujours cette complicité insupportable. Le type paraissait sûr de son coup. Il avait retrouvé Victor Janusz… Mathias frémit. Il savait maintenant où il avait entendu ce nom. C’était celui du clochard dont on avait retrouvé les empreintes dans la fosse de la gare Saint-Jean. Le suspect numéro un dans l’affaire du Minotaure.
Freire sentit une poussée de sueur sur son visage. Des tremblements le secouèrent des pieds à la tête. Et si le gars d’Emmaüs avait raison ? S’il était Victor Janusz, en pleine fugue psychique ?
— Impossible, murmura-t-il. Je suis Mathias Freire. Diplômé de la faculté de Médecine. Psychiatre depuis plus de vingt ans. Professeur à la faculté de Sainte-Anne. Chef de service au CHS Paul-Guiraud, à Villejuif. Responsable de l’unité Henry-Ey au CHS Pierre-Janet de Bordeaux…
Il s’arrêta quand il s’aperçut qu’il chuchotait ces mots en se balançant d’avant en arrière, à la manière d’un musulman répétant ses sourates. Ou d’un schizophrène en pleine crise. Il avait l’air d’un fou et les autres passagers lui lançaient des regards de plus en plus gênés.
Sa logique craqua encore. Patrick Bonfils aussi était capable d’énumérer des détails sur sa vie passée. N’éprouvait-il pas lui-même des difficultés à se souvenir de moments personnels ? d’instants vécus ? N’était-il pas trop seul pour être honnête ? Sans amis ni famille ? Son cerveau n’était-il pas étrangement porté sur l’abstraction, les généralités ? Jamais de chair, jamais d’émotion…
Il secoua la tête. Non. Il avait des souvenirs. Anne-Marie Straub par exemple. Un truc pareil, ça ne s’inventait pas… Freire s’immobilisa. Les coups d’œil autour de lui se multipliaient. Il se rencogna contre la paroi de la voiture. Une fugue psychique. Une imposture radicale. Peut-être l’avait-il toujours senti…
Le train stoppa. Arrivée en gare de Biarritz. Des voyageurs se levèrent.
— Vous savez jusqu’où va ce train ? demanda-t-il.
— Bordeaux. La gare Saint-Jean.
Daniel Le Guen était descendu de la voiture. Ce simple fait le soulagea. Il existait un moyen tout simple pour savoir qui il était vraiment. Vérifier ses papiers. Ses diplômes. Ses cartons. Son passé. Il obtiendrait confirmation qu’il était bien Mathias Freire. Qu’il n’avait rien à voir avec le dénommé Victor Janusz, clochard soupçonné de meurtre.
Il fut heureux de retrouver le quartier Fleming. C’était bien la première fois. Le pavillon Opale. Sa maison. Il franchit l’enclos. Tourna la clé.
Quand il découvrit les murs nus, les pièces non meublées, il n’éprouva pas la chaleur escomptée. Cette villa n’exprimait rien. Ni passé ni personnalité. Il fonça dans sa chambre, au premier étage. Trouva le dossier cartonné dans lequel il rangeait ses papiers importants. Carte d’identité. Passeport. Carte Vitale. Diplômes de médecine. Relevés de banque. Feuille de déclaration d’impôts — adressée à son ancienne adresse, 22 rue de Turenne, à Paris.
Tout était en règle. Tout était en ordre. Freire laissa échapper un soupir de soulagement. Il feuilleta une nouvelle fois la paperasse, éprouvant déjà moins de certitude. Si on se penchait un peu plus sur chaque document, on pouvait douter. Sur la carte d’identité, le passeport, la carte Vitale, Freire n’avait pas d’avis : il n’était pas spécialiste. Mais pour les autres papiers, il ne s’agissait que de photocopies. Où étaient les originaux ?
Freire ôta son imper. Son corps était en surchauffe. Son cœur en déliquescence. En supposant qu’il ne soit pas celui qu’il prétendait être, qu’il ait fugué comme Patrick Bonfils, tout ça serait survenu d’une manière inconsciente, après une période d’amnésie. Qui aurait bidouillé ces papiers ? Avec quels moyens ?
Il secoua encore la tête : il était en plein délire. Pour l’heure, il y avait plus urgent.
Foncer au commissariat et raconter l’attentat à Anaïs Chatelet. Il reprit son imper, éteignit, descendit l’escalier.
Sur le seuil, il s’arrêta. Son regard se posa sur les cartons de déménagement. Bourrés d’objets, de photos, de détails du passé. Il ouvrit le premier et faillit hurler. Il était vide. Il en attrapa un autre — rien qu’au poids, il obtint sa réponse. Vide lui aussi.
Un autre encore.
Vide.
Un autre.
Vide. Vide. Vide.
Il tomba à genoux. Considéra ces boîtes brunes entreposées contre les murs qui lui servaient de décor depuis deux mois. Une pure mise en scène pour donner le change à son imposture. Fournir l’illusion d’un passé, d’une origine. Tromper les autres et lui-même.
Il plongea la tête dans ses mains et éclata en sanglots. La vérité déferla sur lui. Il était lui aussi un homme-gigogne. Un voyageur sans bagage. Un passager des brumes…
Avait-il réellement été un clochard ? Un assassin ? Et avant encore, qui était-il ? Les questions fusaient sous son crâne. Comment était-il devenu un psychiatre avec pignon sur rue ? Comment avait-il obtenu ces diplômes ? Une phrase d’Eugène Ionesco lui revint en mémoire : « La raison, c’est la folie du plus fort… » L’auteur avait raison. Il suffisait d’être convaincant, envers les autres et soi-même, pour qu’un délire devienne vérité. Séchant ses larmes, il se remit debout et attrapa son portable au fond de sa poche. Une confirmation, une seule. Même du pire…
Il demanda aux renseignements la connexion avec l’hôpital Paul-Guiraud de Villejuif. Il ne lui fallut qu’une minute pour parler au standard. Une autre pour être mis en relation avec une secrétaire administrative. Il demanda à parler au Dr Mathias Freire.
— Qui ?
Il contrôla sa voix :
— Il ne travaille peut-être plus ici. Il était psychiatre au CHS l’année dernière.
— Je suis attachée au département administratif depuis six ans. Je n’ai jamais entendu ce nom. Dans aucun service du CHU.
— Merci, madame.
Il referma son portable. Il souffrait du même syndrome que l’homme au Stetson. Son usurpation était simplement plus sophistiquée. Il n’était qu’une poupée russe. Ouvrez la première, vous en obtiendrez une autre. Et ainsi de suite. Jusqu’à la plus petite : la seule qui existe réellement.
Mais il y avait pire.
Victor Janusz, clochard de son état, arrêté à Marseille pour voies de fait, était soupçonné à Bordeaux d’homicide volontaire. Que s’était-il passé la nuit du 12 au 13 février à la gare Saint-Jean ? N’était-il pas en train de dormir au CHS ? N’avait-il pas géré les urgences au fil de la nuit ? Il avait des témoins. Il avait signé des ordonnances. Il avait salué le gardien en arrivant et en repartant… Mais peut-être s’était-il aussi glissé, en pleine crise, dans le brouillard jusqu’à la gare ? Peut-être même avait-il croisé Bonfils le long des voies ? La situation était presque comique. Deux amnésiques se rencontrent et ne se reconnaissent pas…
Il fourra ses documents d’identité dans un cartable. Attrapa son ordinateur portable — qui contenait tout ce qu’il avait écrit depuis près de deux mois sur ses patients —, boucla son paquetage et partit sans même verrouiller la porte de son pavillon.
Au bout de cinq cents mètres, aux abords de la cité universitaire, il trouva un taxi. Il donna l’adresse du commissariat central. Il était temps de payer ses dettes. Un mois et demi d’imposture et de mensonges. Son esprit n’allait pas au-delà d’un projet et d’un seul. Tout expliquer à Anaïs Chatelet. Se faire hospitaliser dans son propre service. Et dormir.
Sombrer dans le sommeil et se réveiller dans la peau d’un autre — c’est-à-dire de lui-même. Même si c’était menottes aux poignets.
— Le capitaine Chatelet n’est pas là.
Un minet gominé se tenait devant lui, en costume impeccable.
— Je peux l’attendre ?
— C’est pour quoi ?
Freire hésita : il y avait trop à dire. Il préféra jouer la carte professionnelle :
— Je suis le psychiatre qui soigne l’amnésique de la gare Saint-Jean. J’ai des informations pour le capitaine. Des informations confidentielles.
Le flic toisa l’allure de Freire. L’imper trempé, les fragments végétaux, les chaussures boueuses. Il paraissait sceptique.
— Elle va pas tarder, dit-il finalement. Asseyez-vous là.
Freire choisit un siège dans le couloir. Il se trouvait au premier étage du principal hôtel de police de Bordeaux, rue François-de-Sourdis. Un gigantesque bâtiment blanc, flambant neuf, qui évoquait un iceberg naviguant en pleine ville. D’après ce qu’il comprenait, cet étage abritait les bureaux des officiers.
Tout était désert mais le lieu bruissait d’une sourde activité. Un milieu d’après-midi comme un autre chez les flics. Mathias était assis juste en face du bureau d’Anaïs. Une plaque imprimée indiquait son nom sur la porte. Un bureau de capitaine, solitaire, avec une baie vitrée barrée par des stores ouverts.
Il regarda autour de lui. Personne. Il lui vint une idée cinglée. Se glisser dans le bureau. Trouver le dossier d’enquête du Minotaure. Lire les données que les flics possédaient sur Victor Janusz. L’idée était absurde mais il était déjà trop tard pour la repousser.
Nouveaux coups d’œil à droite et à gauche. Le couloir était toujours désert. Il se leva, fit mine de se dégourdir les jambes, puis actionna la poignée de la porte.
Ouverte.
Il pénétra dans la pièce et ferma derrière lui, sans bruit. Aussitôt, il abaissa le store. Il regarda sa montre. 15 h 10. Il se donna cinq minutes pour fouiller le bureau. Pas une de plus. Malgré la pluie et le jour qui baissait déjà, il voyait suffisamment pour mener ses recherches sans allumer.
En un regard, il photographia l’espace. Du mobilier standard de fonctionnaire. Aucun détail personnel sur les murs ou sur les meubles. Freire pensa à son propre bureau à l’hôpital, froid et anonyme. Il repéra plusieurs points de rangement. Des casiers de fer, à droite. Une armoire aux portes souples, en face. Et le bureau lui-même, avec ses tiroirs et ses dossiers empilés.
Il n’eut pas à chercher loin.
Les documents qui l’intéressaient étaient les premiers de la pile.
Il n’avait pas le temps de lire les transcriptions d’interrogatoire mais trouva des photos. Le corps dans la fosse. La chair famélique, blanche, tatouée. La tête de taureau, noire. La victime semblait jaillir d’un âge primitif, peuplé de créatures fantastiques, de mythes terrifiants. En même temps, le grain des images avait la crudité et la présence d’archives documentaires. Un fait divers, mais survenu aux origines du monde.
Il feuilleta encore. Des photos du corps à la morgue. Le visage de Philippe Duruy, alors qu’on lui avait ôté son masque atroce. Une gueule broyée, asymétrique. Une autre chemise. Des portraits anthropométriques. Un gamin aux yeux cernés de khôl, tenant une pancarte numérotée à la craie. Le zonard avait déjà eu des ennuis avec la police.
D’autres dossiers. Des liasses de procès-verbaux. Pas le temps de lire. Enfin, dans le dernier, le bilan de la scène d’infraction réalisé par les techniciens de l’Identité judiciaire. Parmi les feuillets, la fiche portant les empreintes digitales trouvées sur place. Les empreintes de Victor Janusz.
Des pas dans le couloir. Freire se pétrifia. Ils s’éloignèrent. Il regarda sa montre et dut se concentrer pour voir l’heure. 15 h 16. Déjà six minutes qu’il s’agitait dans ce bureau, Anaïs Chatelet n’allait plus tarder. Il considéra encore les empreintes. Une nouvelle idée. Il fouilla dans les tiroirs. Trouva un stylo-plume. Il en extirpa la cartouche. Attrapa une feuille blanche dans l’imprimante et répandit l’encre à sa surface. Il y trempa ses cinq doigts puis en appuya l’extrémité en haut de la feuille.
Il compara ces marques avec celles de Victor Janusz. Pas besoin d’être un spécialiste pour noter les similitudes.
Une empreinte identique.
Deux empreintes identiques.
Trois empreintes identiques.
Il était Victor Janusz.
Le fait de constater, noir sur blanc, cette preuve irréfutable, provoqua un déclic en lui. Il révisa ses projets. Un coupable n’a qu’une seule issue : la fuite.
Il plia la feuille et la glissa dans sa poche. Il revissa la cartouche d’encre. Rangea le stylo-plume dans le tiroir. Abandonna le dossier en haut de la pile et se livra à une petite mise en scène.
Il entrouvrit la porte. Risqua un œil dans le couloir. Toujours personne. Il sortit de la manière la plus dégagée possible et se dirigea vers les escaliers.
— Hé, vous !
Mathias continua à marcher.
— Ho !
Freire stoppa, se forgea une expression détendue et se retourna. Il sentait la sueur tremper ses pectoraux. Le minet de tout à l’heure marchait vers lui.
— Vous attendez pas le capitaine Chatelet ?
Il tenta de déglutir, en vain, puis prononça d’une voix rauque :
— Je… Je n’ai plus le temps.
— Dommage. Elle vient d’appeler : elle arrive.
— Je ne peux plus attendre. Ce n’était pas si grave.
L’homme fronça les sourcils. Le sixième sens du flic. Malgré tous ses efforts, Freire suintait la peur.
— Restez ici. (Le ton avait changé.) Elle arrive.
Freire baissa les yeux. Ce qu’il vit le pétrifia. Le flic portait un dossier sous son bras. Sur la couverture : VICTOR JANUSZ. MARSEILLE.
Tout s’obscurcit autour de lui. Impossible de penser, de parler. Le flic désigna les sièges fixés au mur.
— Asseyez-vous, mon vieux. Vous avez pas l’air dans votre assiette.
— Le Coz, viens voir !
La voix provenait d’un des bureaux.
— Vous ne bougez pas d’ici, répéta le minet.
Puis il tourna les talons.
Il rejoignit un collègue qui se tenait à quelques mètres. Ils disparurent et claquèrent la porte. Freire était toujours debout. Le sang cognait derrière ses orbites. Ses jambes flageolaient. Il n’avait plus qu’une chose à faire : s’asseoir et attendre qu’on l’arrête.
Au lieu de ça, il remonta le couloir, en silence et en accéléré. La cage d’escalier, ouverte, surplombait le hall du rez-de-chaussée. Il plongea. Les marches se succédèrent sous ses pas.
Il toucha le sol du hall sans y croire. Il traversa la salle, percevant le brouhaha autour de lui, comme s’il s’agissait du bourdonnement de son propre sang. Devant lui, la porte de sortie lui paraissait palpiter.
Il n’était plus qu’à quelques mètres du seuil.
Il s’attendait toujours à une attaque sur ses arrières.
Elle survint devant lui.
À travers la double porte vitrée, Anaïs Chatelet sortait d’une voiture. La seconde suivante, il était dans les toilettes à droite du hall. Il se glissa à l’intérieur d’une cabine et verrouilla la porte, tremblant jusqu’au fond de ses organes.
Une minute plus tard, il était dehors, remontant l’artère lustrée de pluie.
Seul.
Perdu.
Mais libre.
— Merde, jura-t-elle entre ses dents.
Le Coz venait de lui annoncer que Mathias Freire était venu la voir. Le couloir était vide. Il était reparti.
— Il était encore ici y a cinq minutes. (Le flic lançait des regards autour de lui.) Je lui ai dit de pas bouger. Il m’a pas paru très net…
— Rattrape-le. Trouve-le-moi.
Le flic en costard lui tendit une chemise cartonnée :
— Tiens. Le dossier de Janusz. On l’a enfin reçu. Par avion.
Elle attrapa les documents sans y jeter un coup d’œil.
— Trouve-moi Freire, répéta-t-elle. Je dois le voir.
Le Coz partit vers l’escalier au pas de course. Anaïs se mordit la lèvre. « Merde », murmura-t-elle encore. Elle ne pouvait pas croire qu’elle l’ait raté. Pourquoi venait-il ici ? Avait-il trouvé un prétexte pour la revoir ? Calme-toi, ma fille.
Elle était d’une humeur massacrante. Ni Conante, avec ses bandes vidéo, ni Zakraoui, avec ses dealers, ni Jaffar, sur la piste du chien et des fringues de Duruy, n’avait trouvé le moindre indice. Et le tic-tac courait toujours…
Elle pénétra dans son bureau et referma la porte avec le pied. La piste Janusz avait intérêt à produire quelque chose. D’un geste machinal, sans s’asseoir ni allumer le plafonnier, elle ouvrit le dossier consacré au clochard marseillais.
— Merde, répéta-t-elle, mais sur un tout autre ton.
Sur la première page, une photo anthropométrique du SDF était agrafée. C’était Mathias Freire. Dans une version pas rasée, hirsute et crasseuse, mais c’était bien lui. Le regard mauvais, il tenait la pancarte chiffrée, prêt à cracher sur l’objectif. À tâtons, elle trouva une chaise et s’effondra dessus.
D’un geste, elle tourna la feuille et parcourut le PV d’audition de Victor Janusz. Le 22 décembre 2009, à 23 heures, l’homme s’était fait arrêter après une bagarre avec des zonards. Son témoignage n’avait aucun intérêt. On l’avait provoqué. Il s’était défendu. L’homme n’avait ni papiers ni souvenirs précis à propos de son état civil.
Un grand marginal largement imbibé. Comment un tel homme avait-il pu devenir chef d’unité au CHS Pierre-Janet ? Se pouvait-il qu’il soit le meurtrier de Philippe Duruy ?
Anaïs releva la tête. Elle sentait quelque chose ici. Elle examina les objets, les documents, les dossiers sur son bureau. Rien n’était dérangé mais chaque détail portait la trace d’un passage, d’une présence étrangère.
On était entré dans cette pièce.
On avait fouillé.
Qui ? Mathias Freire ?
Elle chercha des yeux et aperçut deux documents devant sa place, de l’autre côté du bureau. Elle se leva et en fit le tour. Le visiteur avait laissé, bien en évidence, la fiche d’analyse des empreintes digitales trouvées sur la scène d’infraction.
À côté, sur une feuille blanche signée Mathias Freire, il avait écrit :
La course contre la montre avait commencé. À la seconde où Anaïs Chatelet avait découvert son visage dans le dossier de Victor Janusz, elle avait sans doute envoyé une voiture de police à son domicile ainsi qu’au CHS. Elle avait ordonné qu’on surveille la gare Saint-Jean, l’aéroport, les autoroutes, les gares routières — et aussi les nationales, les départementales des abords de la ville. Des patrouilles sillonnaient déjà les rues de Bordeaux. À ses trousses.
— C’est ici, dit-il au chauffeur de taxi. Attendez-moi.
Freire s’était fait arrêter à quelques numéros de sa véritable adresse.
— Je reviens dans trois minutes.
Il courut jusqu’à son pavillon. Ouvrit la porte. Attrapa un sac de voyage et y fourra des vêtements. Surtout, il embarqua tous les documents personnels qu’il n’avait pas pris une heure auparavant. Feuilles d’impôts, diplômes, certificats signés, émanant de l’hôpital de Villejuif…
À cet instant, il perçut les sirènes des flics qui s’approchaient. Il boucla son sac et quitta le pavillon comme un fantôme.
Il rejoignit son taxi. Sa douleur derrière l’œil pulsait selon un rythme lancinant. Il avait envie de vomir. Son cœur battait comme un marteau-piqueur.
— Où je vous emmène ?
— À l’aéroport de Bordeaux-Mérignac, zone internationale.
Au fil des kilomètres, des voitures sérigraphiées passaient, lancées à fond, sirènes hurlantes. Il ne pouvait croire qu’il était l’objet de cette agitation. Mais il ne pensait pas aux flics. Ni même aux tueurs. Il pensait à lui-même. Qui était-il au juste ? Des éléments lui revenaient, confirmant que son passage à Bordeaux n’avait été qu’une imposture. Son malaise récurrent à l’hôpital. Le vide qu’il éprouvait, le soir, dans son pavillon anonyme. Le trouble qu’il ressentait lorsqu’il tentait d’évoquer son passé.
Il n’avait pas de vrais souvenirs. Quant à ceux qui se formaient spontanément dans son cerveau, ils n’étaient que fiction. Les pierres patientes d’un mur opaque, dressé entre son passé et son présent.
Une seule image lui paraissait réelle : le corps d’Anne-Marie Straub, pendu au-dessus de son visage… Les noms et les dates étaient peut-être inventés mais les faits, eux, étaient réels. Était-il vraiment psychiatre à cette époque ? Ou déjà le pensionnaire d’un institut ? Était-ce ce suicide qui avait déclenché sa première fugue psychique ?
— On est arrivés.
Freire paya. Il pénétra dans le hall de l’aérogare au pas de charge. La sueur l’enveloppait tout entier, à la manière d’une combinaison de plongeur, chaude, poisseuse. Il repéra un distributeur automatique de billets et tira le maximum qu’il put — 2 000 euros, son plafond mensuel. En attendant les billets, il lançait des coups d’œil de droite à gauche. Les caméras de sécurité l’observaient. Tant mieux.
Il fallait qu’on le voie.
Il fallait qu’on pense qu’il prenait l’avion.
Il chercha un angle mort et attrapa son téléphone portable. Il effaça tous ses numéros mémorisés puis appela l’Horloge parlante. Sans couper, il balança l’appareil dans une poubelle. Son imper prit le même chemin. Alors, beaucoup plus discrètement, il s’esquiva. Et prit un car en direction du centre-ville.
Les flics devaient être chez lui, constatant qu’il avait fait son sac. Ils allaient d’abord chercher sa voiture. Ne la trouvant pas, ils penseraient que Freire s’était enfui par la route. Ils placeraient des barrages partout et fixeraient leur attention sur ces check-points.
Première fausse piste.
Ensuite, ils localiseraient son portable, toujours connecté, à l’aéroport. Ils fileraient à Bordeaux-Mérignac. Ils vérifieraient les vols. Ne trouvant pas le nom de Freire, ils visionneraient les vidéos de sécurité et le repéreraient. Ils vérifieraient le DAB de l’aéroport. Retrouveraient le chauffeur de taxi. Tous les signaux convergeraient. Victor Janusz, alias Mathias Freire, s’était bien envolé en fin d’après-midi. Sous une fausse identité.
Deuxième fausse piste.
Il serait alors déjà loin. Il parvint à la gare Saint-Jean. Des meutes de flics circulaient. Des vigiles avec des chiens bouclaient les issues. Des fourgons stationnés cernaient le parking.
Il contourna le bâtiment. Des travaux gigantesques, barricades, grues, excavations, facilitèrent sa manœuvre. Il repéra un porteur — un de ces hommes armés d’un caddy escortant les voyageurs jusqu’à leur train. Il l’aborda, le poussa dans un coin discret et lui proposa d’aller acheter un billet de train à sa place.
L’homme, bonnet rasta et chasuble orange réglementaire, tiqua :
— Pourquoi vous y allez pas vous-même ?
— J’ai des coups de fil urgents à passer.
— Pourquoi j’vous ferais confiance ?
— C’est moi qui te fais confiance, fit Freire en lui donnant 200 euros. Achète-moi le premier billet possible pour Marseille.
L’homme hésita quelques secondes puis demanda :
— Quel nom je donne ?
— Narcisse.
Les syllabes s’étaient formées sur ses lèvres sans passer par sa conscience. L’homme tourna les talons.
— Attends. 100 euros de plus pour ton bonnet et ta chasuble.
L’homme eut un sourire narquois. Il paraissait rassuré par cette nouvelle offre. Au moins, les choses étaient claires. Une cavale. Au même instant, il parut réaliser que la gare grouillait de flics. Son sourire s’élargit. L’idée de tromper tout ce beau monde parut lui plaire. Il se débarrassa de son bonnet et de son gilet fluo. Il portait de longues dreadlocks à la Bob Marley.
— Je te garde ton chariot, fit Freire, qui enfila son déguisement en quelques gestes.
Il attendit durant plus de dix minutes, accoudé au caddy, l’air le plus détaché possible. Les flics passaient devant lui sans le regarder. Ils cherchaient un homme en fuite. Une ombre longeant les murs. Pas un caddyman désœuvré, portant un bonnet aux couleurs de la Jamaïque et une chasuble de la SNCF.
Bob Marley réapparut :
— Le dernier train direct pour Marseille vient de partir. J’t’ai pris un billet pour Toulouse-Matabiau à 17 h 22. Tu changes de train à Agen, vers 19 heures. T’arrives à Toulouse à 20 h 15. Un autre train, avec couchettes, repart pour Marseille à 0 heure 25. T’arriveras là-bas à 5 heures du mat’. C’était ça ou partir demain matin.
L’idée de passer la nuit entre deux destinations, dans une espèce de no man’s land, ne lui parut pas si négative. Personne ne le chercherait cette nuit au cœur du Midi-Pyrénées. Il laissa la monnaie au rastaman et conserva son déguisement jusqu’au départ du train.
Une heure d’attente. Les patrouilles rôdaient toujours sans le voir. Avec son chariot soutenant son propre sac, il avait simplement l’air d’un porteur attendant un client parti chercher des journaux. Lui-même ne prêtait aucune attention aux flics. Il essayait de réfléchir.
Il ne pouvait pas être le tueur du Minotaure. Il avait fallu décapiter un taureau. Trouver une héroïne de grande qualité. Repérer et attirer Philippe Duruy dans un piège. Transporter le corps et la tête jusqu’à la fosse… À l’extrême rigueur, Freire pouvait envisager un versant caché — une main droite ignorant ce que faisait la gauche — mais pas des crises à répétition, suivies, chaque fois, d’amnésie totale, qui lui auraient permis d’organiser, à son insu, un tel projet. Le meurtre de Philippe Duruy était l’œuvre d’un autre. Pourtant, ses empreintes démontraient qu’il était passé, lui aussi, dans cette fosse. À quel moment ? Avait-il surpris le tueur ? Était-il avec Patrick Bonfils ?
Son train entra en gare. Freire largua bonnet, gilet, chariot et monta dans sa voiture. Dès qu’il fut installé, il recommença à gamberger. Il était décidé à ordonner toutes ces questions jusqu’à Agen, mais le train n’était pas parti depuis dix minutes qu’il dormait à poings fermés.
Mathias Freire était introuvable.
Le Coz et Zakraoui avaient foncé chez lui. Conante et Jaffar avaient filé au CHS Pierre-Janet. Il n’était à aucune de ces deux adresses. Anaïs n’avait pas attendu ces résultats pour lancer la surveillance des gares ferroviaires et routières, des aéroports, des entrées d’autoroute, des nationales et des départementales.
Elle avait diffusé le portrait de Janusz/Freire dans tous les commissariats du sud de la France. Elle avait contacté les journaux régionaux afin qu’ils publient la photo dès le lendemain matin. Les radios locales pour qu’elles lancent un appel à témoins. Un numéro téléphonique gratuit allait être mis en service, assorti d’un site sur le Net. Le grand jeu.
Une voix intérieure lui répétait qu’elle avait tort. Elle livrait Mathias Freire en pâture aux médias, au public — et à ses supérieurs — avant même d’avoir les preuves directes de sa culpabilité. Le commissaire l’avait appelée : « Retrouvez-le avant ce soir. » Véronique Roy l’avait appelée : « C’est dingue cette histoire ! » Le préfet l’avait appelée : « Alors, ça y est ? Vous l’avez identifié ? » Les journalistes l’avaient appelée : « Un meurtrier est en fuite ? » Tout ça était bon pour son avancement, son image, sa réputation. Mais personne ne lui avait posé la seule question qui comptait : Janusz était-il le tueur du Minotaure ?
On poursuivait maintenant un fugitif. On ne cherchait plus l’assassin de Philippe Duruy. Ce qui n’était pas tout à fait la même chose. Jusqu’à preuve du contraire, Freire, alias Janusz, n’était qu’un témoin dans le dossier. Il était trop tôt pour le déclarer coupable.
En fait, il était trop tard.
En prenant la fuite, le psychiatre avait scellé son destin. Disparaît-on quand on a la conscience tranquille ? Durant ces dernières heures, en feuilletant les différents bilans et rapports qu’elle recevait minute par minute, Anaïs ne décolérait pas contre Mathias. Il aurait dû lui faire confiance. L’attendre sagement au poste. Elle l’aurait protégé, elle…
Elle classa les liasses imprimées et en fit une synthèse rapide. On avait d’abord cru que Mathias Freire avait fui en voiture. Renseignements pris, l’homme possédait un break Volvo 960 diesel immatriculé 916 AWX 33. Le véhicule n’avait pas été retrouvé à son adresse personnelle, ni sur le parking du CHS Pierre-Janet. Puis on avait découvert que le fugitif avait rejoint l’aéroport Bordeaux-Mérignac, son portable avait été localisé là-bas. Il y avait également retiré 2 000 euros en cash.
Mais la piste avait tourné court. Sa voiture restait introuvable autour de l’aéroport. Aucun vol de l’après-midi n’avait un passager enregistré au nom de Mathias Freire ou Victor Freire. Anaïs sentait l’embrouille. Freire les avait volontairement placés sur une fausse piste pour gagner du temps. D’ailleurs, une heure plus tard, on avait découvert le mobile et l’imper du fugitif dans une poubelle de l’aérogare.
Depuis, aucune nouvelle, aucun indice.
L’appel à témoins avait produit son habituelle moisson de renseignements incohérents, fantaisistes ou contradictoires. Aucun barrage n’avait repéré la Volvo. Aucun flic, aucun gendarme n’avait aperçu Mathias Freire. Le bide sur toute la ligne.
Anaïs en était sûre : Mathias était déjà loin. Du moins elle l’espérait. Elle ne souhaitait pas l’attraper. Elle voulait d’abord faire la lumière sur toute l’affaire. Il n’était qu’un des maillons de l’enquête et il lui restait les autres pistes. Elle avait hâte de s’y remettre. Elle avait déjà décidé de filer à Guéthary à l’aube, afin de faire parler l’amnésique.
18 h 50.
Autant bouger plutôt que de fulminer ici dans son bureau. Elle prit sa voiture et se rendit directement au quartier Fleming. Sirène. Gyrophare. Bordeaux n’avait jamais vu autant de voitures de flics, de phares tournoyants, d’uniformes dans les rues. Merci Janusz.
Anaïs ralentit d’un coup. Elle était parvenue à destination. La zone était métamorphosée. Fourgons de police. Voitures sérigraphiées. Véhicules de l’Identité judiciaire. Tout le monde était de la fête.
Elle stoppa le moteur et imagina les flics retournant la maison vide. Cette baraque où la veille encore elle sirotait un château-lesage avec un homme séduisant. Elle eut l’impression qu’on lui piétinait son souvenir.
Les plantons la reconnurent et s’écartèrent. Le salon grouillait de flics et de techniciens de l’IJ. Le Coz se matérialisa entre les cosmonautes de papier. Il lui tendait des protège-chaussures.
— Tu veux mettre ça ?
— Ça ira.
— Mais s’il y a des indices…
— T’es con ou quoi ? Il n’y a rien ici pour nous.
Le flic acquiesça en silence. Elle enfila seulement des gants de latex. Le lieutenant tenta d’abonder dans son sens.
— T’avais raison. Ce mec est un vrai fantôme. Tous les cartons sont vides. On n’a pas trouvé un objet personnel ou un document à son nom dans toute la baraque.
Elle se rendit dans la cuisine sans répondre. La pièce était propre. Impeccable même. Freire ne devait jamais manger chez lui. Elle ouvrit les placards. Des assiettes. Des couverts. Des casseroles. Aucune nourriture. Sur une étagère, elle découvrit seulement des boîtes de thé. Elle ouvrit, par réflexe, le réfrigérateur. Rien non plus. À l’exception de son château-lesage, dont la bouteille n’était pas terminée. Le con. Un bordeaux au frais…
Des pas précipités résonnèrent dans le salon, couvrant la rumeur des flics et des techniciens. Anaïs traversa la cuisine. Conante, essoufflé, arrivait au pas de charge.
— Vous l’avez logé ? demanda-t-elle.
— Non. Mais y a un problème.
— Quoi ?
— Le mec de Saint-Jean, l’amnésique. Patrick Bonfils. Il s’est fait fumer ce matin, sur la plage de Guéthary. Avec sa meuf.
— Quoi ?
— J’te jure. Y se sont fait canarder. Les flics de Biarritz vont nous rappeler.
Anaïs recula dans la cuisine et s’appuya des deux mains contre l’évier. Une nouvelle pièce sur l’échiquier. Peut-être un élément révélant un niveau supérieur ou transversal de l’affaire.
— Y a un autre problème, ajouta Conante.
— Je t’écoute.
— La bagnole du psy. Le break Volvo, on l’a retrouvé sur le sentier de la plage. D’une façon ou d’une autre, le psy a dû participer à la fusillade. La bagnole est une vraie passoire et… ça va pas ?
Anaïs s’était retournée et avait plongé sa tête dans l’évier. Elle faisait couler de l’eau glacée et buvait directement au robinet. La pièce tournait autour d’elle. Le sang avait quitté son cerveau, stagnant dans son ventre, ses membres inférieurs. Elle était au bord de l’évanouissement.
— Freire, murmura-t-elle, tout près de l’eau fraîche, dans quel merdier tu t’es fourré ?
Marseille Saint-Charles, 6 heures 30.
Contre toute attente, Freire se sentait reposé. Il avait dormi durant le trajet Bordeaux-Agen. Il avait dormi entre Agen et Toulouse. Il avait somnolé dans la gare de Toulouse-Matabiau, en attendant son train de minuit. Puis il avait encore dormi jusqu’à Marseille, dans sa voiture-couchettes. Ce n’était plus une cavale, c’était une cure de sommeil. En réalité une autre manière de fuir. Dans l’inconscience.
Les structures de la gare de Marseille passaient lentement devant la fenêtre. On devinait le froid de la nuit, l’entrelacs glacé des rails. Freire n’était pas sûr de son idée… Marseille était la dernière direction qu’on s’attendrait à le voir prendre. En ce sens, c’était une bonne direction. Mais l’enquête reprendrait aussi dans cette ville. Quelle chance avait-il d’échapper aux patrouilles, aux flics qui, tous, auraient la mémoire rafraîchie et son visage en tête ?
Le train s’arrêta dans un long mugissement. Il avait près d’une heure et demie de retard. Freire attendit plusieurs minutes, par précaution, avant de descendre. Quand le quai fut rempli de voyageurs, il plongea dans la foule, sac à l’épaule, ordinateur sous le bras.
La gare Saint-Charles ressemblait à la gare Saint-Jean. Même verrière. Mêmes charpentes d’acier. Mêmes quais interminables, éclairés par des luminaires blanchâtres.
Freire marchait au rythme des autres passagers quand il s’arrêta net.
Des flics, au bout du quai.
Ils étaient vêtus en civil mais leurs gueules patibulaires, leurs carrures de voyou, leur assurance dans le regard ne laissaient aucun doute. Anaïs Chatelet et les autres avaient donc suivi le même raisonnement que lui. Ou du moins ils n’avaient pas exclu l’impossible : qu’il revienne sur ses pas…
Le flux des voyageurs continuait. Des valises lui cognaient les jambes. Des épaules le bousculaient. Il se remit en marche, plus lentement, tentant de réfléchir, le cœur en staccato. Fuir par un côté ? Plonger dans une des fosses ? Impossible. Deux trains cernaient le quai, formant un couloir sans faille.
Freire ralentit encore. Le répit de la nuit était terminé. Il faisait de nouveau corps avec sa peur. Une autre idée. Faire mine d’avoir oublié quelque chose. Remonter dans une voiture. Attendre un moment plus propice pour fuir. Mais quel moment ? Une fois le quai déserté, les flics, aidés de vigiles et de leurs chiens, visiteraient chaque compartiment, ouvrant les toilettes, inspectant chaque siège.
Il serait fait comme un rat.
Mieux valait encore être à l’air libre.
Il marchait toujours, traînant les semelles. Les mètres se consumaient. Et l’inspiration ne venait pas.
— Pardon !
Il se retourna et découvrit une petite femme qui tirait une valise à roulettes d’une main, portait un sac de l’autre, un garçon d’une douzaine d’années, en prime, agrippé à son bras. Une opportunité.
— Excusez-moi, fit-il en souriant. Je peux vous aider ?
— Ça ira très bien, merci.
La femme le contourna. Elle avait un petit visage crispé et un regard furieux. Freire lui emboîta le pas et accentua son sourire. Il passa devant elle, pivota et tendit les mains.
— Laissez-moi vous aider. Vous avez l’air de ne pas vous en sortir avec…
— Foutez-moi la paix.
Elle ne lâchait ni sa valise, ni son sac. Le petit garçon le fusillait du regard. Deux petits soldats lancés dans la guerre de la vie. Freire avançait à reculons, face au couple.
Plus qu’une cinquantaine de mètres et il serait cueilli par les flics.
— Prenez-moi à l’essai, proposa-t-il. On tente l’aventure jusqu’au bout du quai. Ensuite, vous me mettez un bleu ou un rouge.
Le visage de l’enfant s’éclaira :
— Comme dans « La Nouvelle Star » ?
Freire avait dit ça sans réfléchir, faisant allusion à une émission de télévision qu’il avait aperçue une fois. Des apprentis chanteurs étaient jugés par un jury professionnel, à coups de phares colorés.
Ce détail provoqua un déclic. Dans le sillage de son fils, la femme se dérida d’un coup. Elle l’observa par en dessous et parut se dire : « Pourquoi pas après tout ? » Elle lui tendit sa valise et son sac. Freire ajusta le sien sur son épaule, glissa l’anse de son ordinateur par-dessus et empoigna les bagages. Il tourna les talons et se mit en marche, tout sourires. Le petit garçon s’accrocha à son bras, sautant d’un pied sur l’autre.
Les flics ne le remarquèrent même pas. Ils cherchaient un homme traqué, fuyant, paniqué. Pas un père de famille accompagné de son épouse et de son fils. Mais Freire n’était toujours pas rassuré. La gare, vaste aquarium planté de pins en plastique, lui semblait saturée de flics, de vigiles, d’agents de sécurité. Où aller ? Il n’avait aucun souvenir de Marseille.
— Je ne connais pas la ville, risqua-t-il. Pour le centre, je passe par où ?
— Vous pouvez prendre le bus ou le métro.
— Et à pied ?
— Prenez l’escalier Saint-Charles. Sur la gauche. En bas, descendez le boulevard d’Athènes. Vous croiserez la Canebière. Vous la descendez tout droit. Après, ça sera le Vieux-Port.
— Et vous, où allez-vous ?
— À la gare routière, là-bas, à gauche.
— Je vous accompagne.
Parvenu à destination, Freire salua la mère et son fils dans la nuit glacée. Puis il repartit au trot, cherchant l’issue à gauche dont la femme avait parlé. Il découvrit un escalier monumental, de plus d’une centaine de marches, qui plongeait vers la ville.
Il était à peine 7 heures du matin.
Il descendit et croisa, avachis contre la rampe de pierre, des SDF sous le halo d’un candélabre. Litrons de mauvais vin, chiens pelés, paquetages affaissés… Ils semblaient assis dans une flaque de crasse, dont la composition même intégrait la misère, le vin, la peur.
Mathias réprima un frisson.
Il contemplait son avenir immédiat.
Au bas des marches, il s’arrêta. De l’autre côté de la chaussée, un surplus militaire dressait son rideau de fer. Il traversa le boulevard et lut les horaires d’ouverture. 9 heures du matin. Il pouvait trouver à l’intérieur ce qu’il cherchait. Il pénétra dans un café, Le Grand Escalier, situé juste en face. Il s’installa à une table en retrait, avec vue sur l’artère, et commanda un café.
Son ventre le torturait. La faim. Il dévora trois croissants, but un deuxième café. Aussitôt, la nausée se substitua aux gargouillis. La peur. Mais la victoire de la gare lui donnait une énergie nerveuse, fébrile. Il commanda un thé puis partit uriner, en résistant à son envie de gerber.
Lentement, le jour se levait. D’abord un coin de ciel mauve nacré. Puis un bleu de craie qui gagna peu à peu tout l’espace entre les immeubles. Freire discernait maintenant les arbres et les lampadaires rococo du boulevard. Ces détails lui parlaient. Il se souvenait. Ou plutôt : il ressentait. Dans son sang. Dans sa chair. Un fourmillement familier. Il avait pratiqué cette ville.
9 heures.
Le surplus militaire était toujours fermé. Les sensations se précisaient. La rumeur de la ville, la douceur de la pierre, la dureté de la lumière. Et ce petit quelque chose de méditerranéen qui planait partout, venu de la mer et de l’Antiquité. Freire n’avait ni passé, ni présent, ni avenir. Mais il se sentait chez lui ici.
Enfin, un colosse vêtu d’une veste de treillis, coupé en brosse, arriva et actionna le rideau de fer. Freire régla et sortit. En traversant, il aperçut, plus bas sur le boulevard, une pharmacie. Une autre idée. Il prit cette direction et acheta, en vrac, des produits insecticides, de la poudre contre la gale, plusieurs bouteilles de lotion anti-poux et deux colliers anti-puces pour chiens.
Il fourra l’ensemble dans son sac et remonta vers le surplus. Il découvrit une caverne d’Ali-Baba version militaire, remplie de frusques kaki, de duvets aux motifs camouflage, de toiles de protection, d’armes blanches et de chaussures pour conditions extrêmes. Le propriétaire collait au décor : tête de légionnaire, débardeur, tatouages à l’avenant.
— Je voudrais voir vos vêtements les plus usés.
— C’est-à-dire ? répondit l’autre d’un air méfiant.
— C’est pour une soirée costumée. Je veux me déguiser en clochard.
L’homme fit signe à Freire de le suivre. Ils empruntèrent un dédale de couloirs de briques peintes en blanc. Une forte odeur de feutre, de poussière, de naphtaline planait entre les murs. Ils descendirent un escalier de ciment.
Le maître des lieux alluma et révéla un vaste espace carré, moquette non collée au sol, murs peints à la chaux.
— Les invendables, fit-il en désignant un tas de fringues par terre. Choisissez. Mais je vous préviens, je fais pas de prix.
— Aucun problème.
Le tatoué remonta, laissant Freire parmi les oripeaux. Il n’eut aucun mal à trouver son bonheur. Seul dans la pièce, il se déshabilla. S’enduisit le corps avec les produits insecticides. Se badigeonna avec la poudre contre la gale. Fixa un collier antipuces à son bras, un autre à sa cheville. Alors seulement il passa un pantalon de treillis, usé et frangé. Enfila les uns sur les autres trois sweat-shirts élimés, troués, déchirés. Un pull bleu marine plus troué encore. Un anorak noir jadis matelassé, maintenant aussi plat qu’un tapis de sol. Il choisit des chaussures militaires racornies, qui s’ouvraient à leur extrémité en mâchoires de crocodile. La seule chose sur laquelle il ne lésina pas fut les chaussettes — chaudes, épaisses, sans trous. Il compléta le tableau avec un bonnet de marin, à fines rayures bleues et blanches.
Il s’observa dans la glace.
L’illusion ne fonctionnait pas.
Ses vêtements étaient usés, mais propres. Et lui-même — sa gueule, sa peau, ses mains — respirait le confort bourgeois. Il faudrait peaufiner le tableau avant de se jeter dans la fosse. Il ramassa ses anciennes frusques, les glissa dans son sac et emprunta l’escalier.
Le légionnaire l’attendait derrière son comptoir. 40 euros pour l’ensemble.
— Vous sortez comme ça ?
— Je veux tester la crédibilité de mon déguisement.
Freire sortait son cash quand il aperçut, près de la caisse, un râtelier supportant des couteaux commando et des crans d’arrêt scintillants.
— Lequel vous me conseillez ?
— Votre idée, c’est clodo ou Rambo ?
— Ça fait longtemps que je veux un couteau.
— Pour quel usage ?
— La chasse. Les balades en forêt.
Le para choisit un engin long comme l’avant-bras.
— Le Eickhorn KM 2000. La référence absolue en matière de couteaux de survie. Lame en acier semi-crantée. Manche en fibre de verre renforcé polyamide, avec système de bris de verre intégré. Avec ce bijou, les mecs d’Eickhorn Solingen ont décroché le marché des Forces Spéciales d’Intervention de l’armée allemande. Voyez le genre ?
Le tatoué n’avait pas dû prononcer autant de phrases depuis longtemps. Freire observait l’objet, posé sur le comptoir. La lame, avec ses dents, brillait comme un ricanement meurtrier.
— Vous n’avez pas… plus discret ?
Le légionnaire prit un air consterné. Il attrapa un couteau noir à cran d’arrêt qu’il ouvrit d’un geste-déclic.
— Le PRT VIII. Toujours Eickhorn Solingen. Lame crantée en acier, cran intérieur commandé. Manche en alu anodisé noir. Pic brise-vitre au bout du manche et coupe-ceinture de sécurité. Du discret, mais du solide.
Freire examina l’engin, plus court de dix centimètres. Beaucoup plus facile à cacher. Il le prit, le manipula, le soupesa.
— Combien ?
— 90 euros.
Il paya, replia le couteau, le glissa dans sa poche d’anorak.
Il rejoignit le boulevard ensoleillé et reprit le chemin de la gare. Le nombre des marches de l’escalier Saint-Charles lui sembla s’être multiplié par deux. Une fois dans le hall, il demanda où se trouvait la salle des consignes. Quai A, à l’extrême droite de la halle. Il traversa l’espace. Le nombre de flics et de vigiles lui paraissait avoir diminué. Celui des passagers aussi.
Il remonta le quai désert et trouva la salle. Sur le seuil, un sas de sécurité l’attendait, surplombé de caméras, doté d’un tapis roulant à rayons X et d’un portique anti-métal. Freire recula, sortit discrètement son couteau et le glissa derrière un banc du quai.
Puis il s’avança, tête baissée. Il posa son sac de voyage et son ordinateur sur le tapis roulant. L’agent de sécurité, au téléphone, lança un regard distrait à son écran. Il lui fit signe de passer. Freire franchit le portique anti-métal et déclencha une sonnerie mais personne ne vint le fouiller. Il récupéra ses affaires, lançant un bref regard aux caméras. Si les vidéos étaient visionnées dans la journée, il était foutu.
La salle évoquait un vestiaire de piscine. Des murs de casiers gris, un sol en linoléum, pas de fenêtre. Il choisit le casier 09A. Fourra ses deux sacs et son ordinateur à l’intérieur. Il ôta sa montre, la déposa dans son sac de voyage, ainsi que sa carte bleue, son portefeuille contenant tous ses papiers au nom de Mathias Freire.
Il paya 6,50 euros pour 72 heures, récupéra son ticket qui faisait office de clé et ferma la porte de fer. Tout ce qui restait de Mathias Freire se trouvait désormais de l’autre côté de cette paroi.
Il avait seulement conservé ses 2 000 euros et la carte de visite du dénommé Le Guen, le compagnon d’Emmaüs croisé dans le train de Biarritz. Sans doute aurait-il besoin de l’interroger…
Il sortit de la salle, récupéra son couteau et reprit le chemin de la sortie. Plusieurs fois, il croisa des flics en uniforme — son déguisement, pourtant inabouti, lui paraissait être une réponse solide à leurs coups d’œil inquisiteurs.
Quand il fut dehors, il obliqua à gauche, vers l’hôtel Ibis, et repéra un panneau de signalisation routière. Il coinça son ticket de consigne à l’arrière du cercle de métal. Il lui suffirait de passer par ce panneau pour redevenir Mathias Freire.
Il revint sur ses pas et, au sommet de l’escalier, prit le temps d’admirer la vue. La ville ressemblait à une plaine minérale distillant une poussière grise, filtrée par la lumière du matin et le vol des goélands. Au fond, des collines bleues couronnaient la cité. Au centre, Notre-Dame-de-la-Garde, avec sa Vierge de cuivre, ressemblait à un poing levé, muni d’une chevalière en or.
Freire se sentait d’humeur poétique.
Il baissa les yeux et aperçut les clodos qui lui remirent les idées en place.
Il dévala les marches et rejoignit le boulevard d’Athènes, en direction de la Canebière. Au coin de la place des Capucines, une papeterie lui donna une nouvelle idée. Il y acheta un bloc-notes et un feutre — de quoi prendre des notes. Il devait reconstituer, tel un archéologue, son passé à travers la moindre information qu’il pourrait récolter.
Plus bas encore, il croisa un épicier arabe. Il s’orienta vers le rayon des vins et se concentra sur les cubitainers, boîtes en carton abritant une outre de trois à cinq litres de vin bon marché. Son choix alla au moins cher. Un tonneau en plastique, équipé d’un robinet, qui devait abriter une sombre piquette.
Il parvint sur la Canebière.
Et se retrouva à Alger.
La plupart des passants étaient d’origine maghrébine. Les femmes étaient voilées, ou couvertes. Les hommes portaient la barbe, parfois la calotte blanche de prière. Des jeunes avançaient en bandes, mal rasés, l’œil sombre, le teint mat. Des panaches de buée s’élevaient de la foule. Des joggings, des parkas, des doudounes, tout ça descendait ou remontait l’avenue, se bousculait, s’écartait seulement pour laisser passer les tramways.
Côté boutiques, Freire s’attendait à des magasins coûteux, des marques prestigieuses. Il découvrit des braderies, des bazars qui proposaient des théières de cuivre, des tuniques et des tapis. Devant les cafés, des hommes emmitouflés, assis à des tables écaillées, sirotaient leur thé dans des petits verres décorés. Alger.
Freire repéra un porche qui menait à un patio. Des cartons écrasés et des cageots vides jonchaient l’entrée. Il enjamba les détritus et atteignit une cour intérieure cernée par des immeubles à coursives, où séchait du linge suspendu.
Personne sur les passerelles.
Personne aux fenêtres ni dans les cages d’escalier.
Au fond, de grandes poubelles vertes remplies jusqu’à la gueule. Freire fit son marché. Coquilles d’œufs. Fruits pourris. Déchets puants, non identifiés. Retenant sa respiration, il frotta chaque élément sur ses fringues et taillada pantalon et anorak avec son couteau. Puis il ouvrit le robinet du cubi et tendit le bras au-dessus de sa tête. Le vin se déversa sur ses cheveux, son visage, ses vêtements. Il en éprouva une telle répulsion qu’il lâcha le cubi qui rebondit sur le sol.
Plié en deux, il se mit à vomir café et croissants, éclaboussant ses vêtements et ses chaussures. Il ne chercha pas à éviter les giclées acides. Au contraire. Il demeura ainsi quelques secondes, s’appuyant contre une poubelle, attendant que le battement de ses tempes ralentisse.
Enfin, il se releva, chancelant, la gorge écorchée. La puanteur du vomi tournait autour de lui comme un cyclone. Il reboucha son cubi, contempla son pull maculé et comprit qu’il ne devait pas s’arrêter en si bon chemin.
Il ouvrit sa braguette et se pissa dessus.
— Ça va pas, non ?
Freire rengaina précipitamment et leva les yeux. Une femme, penchée à la balustrade, cadrée par des draps qui séchaient, le fusillait du regard :
— Allez faire ça chez vous ! Gros dégueulasse !
Il prit la fuite, serrant son cubi comme s’il s’agissait d’un trésor. Quand il parvint à nouveau sur la Canebière, il n’était plus Mathias Freire mais un sans-abri en errance. Il se jura de ne plus penser, un seul instant, en tant que Mathias Freire, psychiatre, mais seulement en tant que Victor Janusz, clochard en fuite.
De Janusz, il remonterait jusqu’à son identité précédente.
Et ainsi de suite jusqu’à découvrir son noyau d’origine.
Sa personnalité initiale.
La plus petite poupée russe.
Il suivit les rails du tramway, séchant sa puanteur au soleil.
Le Vieux-Port était en vue.
D’instinct, il devinait que les clodos étaient là-bas.
Il était certain qu’un des gars connaîtrait Victor Janusz.