Un bout de ficelle.
Un fragment de flotteur en polystyrène.
Trois lambeaux de matière plastique.
Deux canettes de Coca.
Un morceau de miroir.
Un conditionnement de produits surgelés « Confifrost ».
Quatre segments de filets de pêche, de quelques centimètres carrés de surface.
Des éclats de bois flotté…
— Je ne vois pas ce que tu vas foutre avec ça, fit Crosnier d’un ton agressif.
Anaïs ne répondit pas. Il s’agissait des objets et débris collectés sur la scène d’effraction d’Icare. Les vestiges crachés par le ressac sur le rivage de Sormiou, dans un rayon de vingt mètres autour du cadavre. Le matin même, elle avait demandé à ce qu’on regroupe ces éléments et qu’on les lui emballe sous plastique comme des scellés. Le butin venait d’arriver.
— Notre service technique a joint une liste détaillée, continua le flic. On a pas mis le biodégradable. En fait, on a déjà foutu pas mal de trucs à la poubelle. Pourquoi tu veux tout ça ?
— Je vais les donner à la PTS de Toulouse. Pour une analyse approfondie.
— On aurait mal fait notre boulot ?
Anaïs chassa ses cheveux en arrière et sourit :
— Je connais juste un mec là-bas. Peut-être qu’il en tirera quelque chose, un détail, un indice…
— Tu regardes trop « Les Experts ».
Sans répondre, elle leva les yeux et observa les écrans alignés devant elle. Il était 18 heures. Ils se tenaient dans le Centre de supervision urbain de Nice — l’installation nouvelle génération de la police qui étrennait depuis quelques semaines ses six cents caméras braquées sur la ville. À l’image, Janusz sautait du balcon de la Maison Arbour, dégringolait le long de la gaine de gouttière, roulait sur le bitume, évitait un tramway puis disparaissait dans l’avenue de la République. La scène se répétait en boucle.
— Putain d’enfoiré, marmonna Crosnier. C’est un pro.
— Non. C’est un désespéré. C’est pas pareil.
Face au mur d’écrans 16/9e, assis dans de vastes fauteuils violets, les deux flics ressemblaient à des réalisateurs de show TV. Anaïs n’était pas loin de penser qu’il ne s’agissait que de ça. Du pur spectacle. Ils avaient passé l’après-midi dans ce studio et pas le moindre résultat à l’horizon.
Les appels du PC radio, les géolocalisations des quatre-vingts patrouilles en action, les six cents caméras dotées de zooms, offrant une rotation de 360 degrés, les analyseurs de plaques d’immatriculation n’avaient rien pu faire contre Janusz. Un homme d’une intelligence hors norme, d’une volonté extrême, et qui avait, pour l’imposture, un sixième sens inconscient.
Au début de la traque, flics et gendarmes étaient confiants. Nice était la ville la mieux surveillée de France. Des groupes d’intervention étaient venus en renfort de Cannes, de Toulon, de l’arrière-pays… Des flics à pied, des flics à cheval, des flics en voiture… Maintenant, le moral était à plat. Huit heures de recherches n’avaient donné aucun résultat.
Cette fois, Anaïs encaissait. Pas de crise de rage à l’horizon. Seulement une profonde lassitude. Janusz leur avait échappé une nouvelle fois. Point barre.
— Qu’est-ce qu’il va foutre à ton avis ? finit par demander Crosnier.
— Il faut que je parle à Fer-Blanc.
— Ne dis pas de conneries.
Elle but son café sans relever. Après la séance du matin, le moribond avait sombré dans le coma — il était maintenant à l’article de la mort au CHU de Nice. Les Pénitents d’Arbour avaient porté plainte contre les forces de police, les accusant d’avoir achevé leur patient par une action violente mal maîtrisée.
Le goût amer du café rencontra une partie de son corps en adéquation avec cette rancœur. Âpre, grillée, conquérante. Elle était une terre brûlée. Une terre en friche. Il n’y avait plus qu’à reconstruire. Pour l’instant, elle se repassait mentalement la bande des galères qui avaient tout fait rater. D’abord, un accident sur l’A8 les avait retardés sur la route de Nice. Ils étaient arrivés aux environs de 9 heures. Le temps de rejoindre l’avenue de la République et de retrouver les autres groupes, ils avaient été doublés par une escouade qui l’avait joué Starsky et Hutch, gyrophares et armes au poing.
Tout ce qu’il fallait éviter.
Plus tard, les problèmes avaient convergé sur elle. Pascale Andreu, la juge de Marseille, l’avait appelée. Philippe Le Gall, le magistrat de Bordeaux, l’avait appelée. Deversat l’avait appelée. Les coups de fil pleuvaient comme des coups de poing et elle encaissait, acculée au fond des cordes. Sans compter les mecs de l’IGS qui l’attendaient à Bordeaux. Le tourniquet, en attendant le Conseil de discipline et les sanctions.
Pourtant, comme toujours, elle pensait Janusz. Respirait Janusz. Vivait Janusz.
— Toi, qu’est-ce que tu vas foutre ?
Anaïs remballa ses objets dérisoires sous scellés — un butin de petite fille au bord d’une plage. Même si elle avait voulu renoncer, elle n’aurait pas pu. Le fugitif était plus fort que son esprit. Il la dévorait, la submergeait. Elle sentait son ombre l’envahir, la saturer.
Elle froissa son gobelet en plastique et le balança dans la poubelle :
— Je rentre à Bordeaux.
— Tu étais peintre.
— Quel genre de peintre ?
— Tu faisais des autoportraits.
— Ce n’est pas ma question. J’étais un professionnel ? Un amateur ? Je peignais… ici ?
— Ici, oui. À la villa Corto.
Le vieil homme eut un sourire d’orgueil :
— Jean-Pierre Corto, c’est mon nom. J’ai fondé ce lieu il y a plus de quarante ans.
— Un asile de fous ?
Nouveau sourire, nuancé d’indulgence.
— Tu peux l’appeler comme ça si tu veux. Je préfère les termes de lieu spécialisé.
— Je connais ces foutaises. Dans une autre vie, j’ai été psychiatre. Cette baraque est un HP.
— Pas tout à fait. Cette villa est réellement spécialisée.
— En quoi ?
— En arthérapie. Mes pensionnaires sont des malades mentaux, c’est vrai, mais ils sont soignés exclusivement par l’art. Ils peignent, sculptent, dessinent toute la journée. De vrais artistes. Leur traitement chimique est réduit au minimum. (Il rit.) Parfois, j’ai même l’impression qu’on a inversé le processus. Ce sont eux qui soignent l’art par leur talent et non le contraire.
— Narcisse, c’est mon nom de famille ?
— Je ne sais pas. Tu signais tes toiles ainsi. Tu n’as jamais donné d’autre précision. Tu n’as jamais eu de documents d’identité.
Je suis désormais Narcisse, se répéta-t-il. Je dois penser, bouger, respirer dans sa peau.
— Je suis arrivé quand ?
— Début septembre 2009. Tu es d’abord passé par Saint-Loup, une clinique près de Nice.
— Comment j’ai atterri là-bas ?
Corto chaussa ses lunettes et alluma son ordinateur. Âgé de la soixantaine, c’était un petit homme à la silhouette sèche. Des cheveux blancs plantés dru, des lèvres épaisses qui semblaient bouder en permanence, des lunettes aux verres fumés. Sa voix était grave, grasse, d’une neutralité hypnotique.
Ils se trouvaient dans son bureau. Une sorte de datcha plantée au bas des jardins de l’institut. Parquets, murs, plafonds, tout était en pin. Une forte odeur de résine, chaude et réconfortante, planait sous les poutres. Une fenêtre s’ouvrait sur l’arrière-pays niçois. Pas un seul tableau des pensionnaires n’ornait les murs.
La prestation du carnaval s’était achevée sans problème. Avec ses camarades, il avait défilé, dansé, braillé jusqu’à revenir place Masséna où un fourgon les attendait. Il n’était pas dépaysé : le véhicule était un Jumpy. Ses nouveaux compagnons n’étaient pas loin des délirants de l’UHU, dans une version plus propre.
Ils avaient quitté Nice sous une pluie battante puis remonté dans les terres jusqu’à Carros. La villa se trouvait plus haut encore, à quelques kilomètres du village. De temps à autre, ils avaient croisé des véhicules de police sirènes hurlantes. Il souriait. On le cherchait. On n’était pas près de le trouver. Victor Janusz n’existait plus.
En route, il avait eu la confirmation de ce qu’il avait pressenti lors de la parade. Chaque année, les pensionnaires de la villa Corto participaient au carnaval. Ils dessinaient leur char. Les ateliers de Nice réalisaient les sculptures. Il avait posé d’autres questions, faisant mine de s’intéresser au côté artistique de la prestation. L’instigateur des hommes-rats et de leur manège, c’était lui, Narcisse, disciple de Corto durant les mois de septembre et d’octobre… Aucun souvenir, évidemment.
— Voilà, fit le vieux psy qui avait retrouvé sa fiche informatique. On t’a récupéré à la fin du mois d’août, aux abords de la sortie 42 de l’autoroute A8. La sortie Cannes-Mougins. Tu avais perdu la mémoire. Tu as subi un examen médical à l’hôpital de Cannes — tu n’étais pas blessé mais tu refusais toute radiographie — puis on t’a envoyé à Saint-Loup. Là, tu as récupéré quelques souvenirs. Tu disais t’appeler Narcisse. Tu venais de Paris. Tu n’avais aucune famille. Tu étais peintre. Les psys de Saint-Loup ont pensé à notre centre de soins.
— Je ne suis pas Narcisse, dit-il sèchement.
Corto ôta ses lunettes et sourit encore une fois. Ses airs de bon papy bienveillant lui foutaient les nerfs en pelote.
— Bien sûr. Pas plus que tu n’es celui que tu prétends être aujourd’hui.
— Vous connaissez ma maladie ?
— Quand tu t’es installé ici, tu m’as raconté pas mal de choses. Les écoles d’art que tu avais fréquentées. Les galeries où tu avais exposé. Les quartiers que tu avais habités, à Paris. Ton mariage et ton divorce. J’ai vérifié. Tout était faux.
Il savoura l’ironie de la situation. Corto avait joué le rôle qu’il avait joué lui-même avec Patrick Bonfils. Derrière chaque fugue psychique, il y avait un psychiatre qui se chargeait de découvrir que la coquille était vide.
— Pourtant, continua le maître des lieux, quelque chose dans cette affabulation était vrai. Tu étais réellement peintre. Tu faisais preuve à la fois d’un don éclatant et d’un vrai métier. Je n’ai pas hésité une seconde à t’accueillir. Il faut dire que personne ne voulait de toi. Sans état civil, sans prise en charge par la Sécurité sociale, tu n’étais pas un cadeau.
— Il y a eu une enquête ? Je veux dire : à mon sujet ?
— Les gendarmes ont mené des recherches. Sans excès de zèle. Tu ne représentais aucun enjeu judiciaire. Un simple type errant, souffrant de troubles psychiques, sans nom ni origine. Ils n’ont rien trouvé de plus.
— Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?
— Ça.
Corto tourna son ordinateur dans la direction de Narcisse, assis de l’autre côté du bureau.
— En deux mois, tu as réalisé chez nous une trentaine de toiles…
Narcisse ne s’attendait à rien en particulier. Pourtant, c’était encore autre chose qui venait à lui. Chaque tableau qui apparaissait à l’écran le représentait, dans un costume différent. Un amiral. Un facteur. Un clown. Un sénateur romain… Toujours le même âge, la même position de trois quarts, bombant le torse, pointant le menton. Chaque fois, on avait l’impression d’admirer un héros épique.
Mais la facture présentait un contraste. D’un côté, la posture évoquait l’art des dictatures — Narcisse était représenté en contre-plongée, ce qui lui donnait l’air de dominer le monde. De l’autre, son visage était marqué par une violente expressivité, qui rappelait au contraire des écoles en lutte contre les esthétiques totalitaires. Comme la Nouvelle Objectivité, née en Allemagne dans les années 20. Otto Dix. Georg Grosz… Des artistes qui avaient choisi de peindre la réalité sans fard, l’enfonçant dans sa laideur, sa nature grotesque, afin de tordre le cou à l’hypocrisie bourgeoise.
Ses toiles possédaient le même caractère sarcastique, grimaçant. Couleurs vives, torturées, toujours dominées par le rouge. Pâte épaisse, striée, tournoyant au fil des coups de brosse. Une peinture autant à toucher qu’à contempler, pensa Narcisse, qui n’avait pas le moindre souvenir d’avoir effectué ces portraits. C’était la limite de sa quête. Il voulait réintégrer des personnalités qui ne voulaient pas de lui. Il ne pouvait que les endosser de l’extérieur.
— À la fin du mois d’octobre, conclut Corto, tu as disparu. Sans laisser d’adresse. J’ai compris que ton errance psychique avait repris.
Des accessoires accompagnaient chaque personnage. Un ballon et une trompette pour le clown. Un vélo et une gibecière pour le facteur. Une longue-vue et un sextant pour l’amiral…
— Pourquoi ces autoportraits ? demanda-t-il, désorienté.
— Une fois, je t’ai posé la question. Tu m’as répondu : « Il ne faut pas se fier à ce qu’on voit. Ma peinture n’est que repentir. »
Narcisse blêmit. Ma peinture n’est que repentir. Ses empreintes digitales dans la fosse de Saint-Jean… Sa présence auprès du corps de Tzevan Sokow… Il se visualisa en tueur psychopathe. Un homme comme le héros de ses toiles. Dominateur. Indifférent. Sarcastique. Changeant d’identité à chaque nouvelle victime. Un peintre qui noyait ses crimes dans le sang.
Il eut une autre idée. Ces œuvres contenaient peut-être une vérité sur ses origines. Un aveu. Un message subliminal, qu’il avait lui-même déposé, à son insu.
— Ces tableaux, je peux les voir ? Je veux dire : en vrai ?
— Nous ne les avons plus. Je les ai déposés dans une galerie.
— Quelle galerie ?
— La galerie Villon-Pernathy. À Paris. Mais les toiles n’y sont plus.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elles sont vendues ! On a organisé une exposition en novembre dernier qui a très bien marché.
Une remarque oblique le traversa :
— Je suis donc riche ?
— Disons que tu as un pécule, oui. L’argent est ici. Il est à toi.
— En cash ?
— En cash, oui, dans un coffre. Je te le donnerai quand tu voudras.
Narcisse vit soudain la perspective de reprendre son enquête grâce à ce capital. Un confort qui tombait à pic : il n’avait plus un euro en poche.
— Le plus tôt sera le mieux.
— Tu veux déjà repartir ?
Il ne répondit pas. Corto hocha la tête d’un air compréhensif. Ces manières chaleureuses exaspéraient Narcisse. Il avait été psychiatre — au moins deux fois dans sa vie, à Pierre-Janet et sans doute bien avant. Il savait qu’il n’y a rien à gagner à accepter la folie de l’autre. La psychiatrie, c’est comprendre la démence sans jamais la cautionner.
— Aujourd’hui, reprit Corto, qui crois-tu être ?
Nouveau silence. Dans cette clinique, personne ne semblait être au courant de la situation. Freire. Janusz. Sa tête partout dans les médias. Les accusations qui pesaient sur lui. Cette ignorance ne l’étonnait pas du côté des malades, mais Corto ? N’avait-il aucun contact avec le monde extérieur ?
— Aujourd’hui, fit-il mystérieusement, je suis celui qui ouvre les poupées russes. Je remonte chacune de mes identités. Je cherche à les comprendre. À décrypter leur raison d’être.
Corto se leva, fit le tour de son bureau, posa une main amicale sur son épaule.
— Tu as faim ?
— Non.
— Alors, viens. Je vais t’installer dans ta chambre.
Ils sortirent dans la nuit. Il pleuvait une bruine légère, poisseuse. Narcisse grelottait. Il portait toujours son costume crasseux. La sueur de la poursuite lui collait à la peau. Encore heureux qu’il ait ôté sa cagoule de rat…
Ils prirent un escalier de dalles grises. Les jardins s’échelonnaient en terrasses, comme des rizières sur lesquelles on aurait cultivé des palmiers, des cactus, des plantes grasses, par catégories spécifiques. Entre les gouttes serrées, Narcisse respirait un air qui comptait double. L’air de la montagne, des sanatoriums et des remises en forme au plus près des nuages.
Ils atteignirent la villa. Un grand « L » composé de deux bâtiments dont l’un se situait en contrebas. Des toits plats. Des lignes ouvertes. Des murs sans ornement. Les édifices devaient dater de près d’un siècle, l’époque où les architectes privilégiaient les lignes claires, la fonctionnalité, la sobriété.
Ils s’orientèrent vers le bâtiment inférieur. Au premier étage, s’alignaient des fenêtres en bandeaux horizontaux. Sans doute les chambres des pensionnaires. Au-dessous, de larges portes-fenêtres donnaient sur une coursive : les ateliers. Plus bas encore, parmi les marches et les buissons, des extrémités incandescentes de cigarettes brûlaient…
Trois hommes fumaient sur un banc. Narcisse ne distinguait pas les visages mais leur manière de s’agiter, de rire, trahissait le désordre mental.
Les voix se mirent à scander à voix basse :
— Nar-cis-se… Nar-cis-se… Nar-cis-se…
Il frissonna. Il les revoyait sur le char, avec leur gueule de travers et leur museau de rat sur le front. Ces cinglés étaient-ils vraiment des artistes, comme lui ? Était-il fou, comme eux ?
Sa chambre était petite, carrée, bien chauffée, sans excès de confort mais accueillante. Murs de ciment, plancher de bois, rideaux de gros tissu. Un lit, une armoire, une chaise, un bureau. Dans un coin, la salle d’eau paraissait plus haute que large.
— C’est spartiate, fit Corto, mais je n’ai jamais eu de réclamation.
Narcisse acquiesça. Les proportions, les tons gris et brun, le plancher et le mobilier de bois diffusaient des ondes de bienvenue. Cette chambre avait quelque chose de monastique, de protecteur.
Après quelques paroles d’explication sur les rouages de la « maison », Corto lui donna des affaires de toilette et des vêtements de rechange. Le côté prise en charge lui fit du bien. Depuis des heures, depuis des jours, il était sur le fil — et le fil était près de casser.
Une fois seul, Narcisse prit une douche et enfila sa nouvelle panoplie. Un jean trop grand, un tee-shirt informe, un pull camionneur, embaumant l’adoucissant. Que du bonheur. Il glissa dans ses poches son Eickhorn, son Glock et la petite clé des menottes piquée au vigile (il la gardait comme un fétiche). Il sortit de son cartable les chemises d’enquête et les défroissa avec les paumes. Il n’avait pas le courage de se replonger là-dedans.
Il s’allongea sur le lit, éteignit la lumière. Il percevait le bruit de la mer. Non, pas la mer, réagit-il au bout de quelques secondes. Le bruissement des pins.
Il se laissa aller au rythme du monde extérieur. Un rythme lancinant, hypnotique. Il était épuisé. Son esprit n’était qu’une marée de fatigue.
Il avait l’impression d’avoir vécu dix vies depuis le matin. Il se rendit compte qu’il n’avait plus peur des flics. Ni même des hommes en noir. Il avait peur de lui-même. Ma peinture n’est que repentir…
Il était le tueur.
Il ouvrit les yeux dans la nuit.
Ou bien : un homme qui enquêtait sur le tueur.
Il chercha à se persuader de cette hypothèse, qui l’avait déjà effleuré à la bibliothèque Alcazar. Un sacré enquêteur puisqu’il se trouvait toujours sur les lieux avant la police et avant le moindre témoin. Il s’était presque convaincu quand il secoua la tête sur son oreiller. Ça ne tenait pas debout. Il pouvait admettre que, dans la peau de Janusz, il avait été sur la piste du tueur de clochards, mais pas dans celle de Freire. Même en imaginant de violentes crises de somnambulisme, un versant caché de son esprit, il se serait souvenu d’une telle enquête. Une enquête qui l’aurait mené dans la fosse de la gare Saint-Jean…
Il ferma de nouveau les paupières et appela de toutes ses forces le sommeil pour échapper à ces questions qui le torturaient. Tout ce qu’il vit, au fond des limbes, c’était un corps nu qui se balançait au-dessus de lui.
Anne-Marie Straub.
Encore une mort dont il était, indirectement, responsable.
Il se souvint de ses réflexions sur la plage de Nice, la veille au soir. Cette mort pouvait l’aider à remonter à ses origines. Il avait la quasi-certitude que les faits s’étaient passés dans un hôpital psychiatrique parisien ou en région parisienne. Dès demain, il se lancerait sur cette piste… Anne-Marie Straub. Le seul souvenir qui traversait ses personnalités. Le fantôme qui escortait ses vies… Le spectre qui hantait ses rêves…
— Mêtis ne date pas d’hier.
Patrick Koskas tirait sur sa cigarette, adossé à un poteau électrique. Derrière lui, le pont d’Aquitaine se détachait sur le ciel de ténèbres. Le journaliste avait choisi ce lieu de rendez-vous, sur les bords de la Garonne, dans une rue déserte du vieux Lormont, rive droite.
Il se comportait comme un espion en danger. Ne cessant de lancer des regards derrière lui, il parlait vite, à voix basse, comme si la nuit avait des oreilles. En réalité, tout dormait à cette heure. Au pied du colossal pylône du pont, les petites maisons aux toits rouges évoquaient des champignons groupés autour d’un arbre gigantesque.
Anaïs était épuisée — elle avait largué sa bagnole à Nice et pris un avion pour Bordeaux à 20 heures. Le Coz l’attendait, avec une nouvelle voiture, une Smart piquée à sa baronne. Il était 23 heures. Elle grelottait dans son blouson. Son cerveau flottait sous son crâne. Elle avait un mal fou à s’intéresser à l’histoire de Mêtis :
— Au départ, dans les années 60, c’est un groupe de mercenaires français. Une bande de potes. Des baroudeurs qui ont fait l’Indochine, l’Algérie. Ils se spécialisent dans les conflits africains. Cameroun. Katanga. Angola… Leur coup de génie, c’est de changer de camp. Au départ, ils sont chaque fois embauchés par les autorités coloniales pour lutter contre les mouvements d’indépendance. Mais ils comprennent vite que leur bataille est perdue et qu’il y a plus de fric à se faire du côté des rebelles, qui prendront un jour ou l’autre le pouvoir. Les gars de Mêtis soutiennent les fronts révolutionnaires, ne se font pas payer puis attendent leur retour sur investissement. Les nouveaux dictateurs se souviennent de leur aide et leur allouent des territoires immenses, des mines, parfois même des exploitations pétrolières.
« Bizarrement, les mercenaires ne s’intéressent pas aux minerais ni aux hydrocarbures. Ce qui les branche, c’est l’agriculture. Ce sont des mecs d’ici, de Bordeaux. Des héritiers de familles de paysans. Ils plantent, cultivent, développent de nouvelles techniques, se diversifient dans les engrais, les pesticides. Peu à peu, ils se penchent aussi sur les armes chimiques. Ils se spécialisent en gaz neurotoxiques, qui attaquent les systèmes nerveux et respiratoire, comme le sarin, le tabun ou le soman.
Koskas alluma une nouvelle cigarette avec la précédente :
— Il n’y a rien d’étonnant à cette évolution. Traditionnellement, ce sont les producteurs d’engrais et de pesticides qui fabriquent les armes chimiques. À la fin des années 70, Mêtis est un groupe international, réputé dans les domaines de l’agriculture et de la chimie.
Anaïs n’avait pas sorti son carnet. Paranoïa oblige. Elle espérait mémoriser ces informations — peut-être Koskas allait-il lui remettre un dossier, des photocopies. Elle n’y croyait pas trop. Pas de traces matérielles.
— La guerre Iran-Irak leur offre un marché majeur, reprit-il. Pour la première fois depuis la guerre de 14, et malgré la convention de Genève, les Irakiens décident d’utiliser des armes chimiques contre leurs ennemis. Mêtis est leur fournisseur. Le groupe livre des tonnes de gaz à Saddam Hussein. Le 28 juin 1987, l’Irak utilise ces stocks contre la ville de Sardasht, en Iran. Le 17 mars 1988, nouvelle utilisation de poisons chimiques et biologiques contre la ville kurde de Halabja. Au total, des centaines de milliers de victimes exposées à ces armes non conventionnelles. Grâce à Mêtis.
Tout cela était consternant, mais Anaïs se méfiait de ce genre de données invérifiables sur le thème « On nous cache tout, on nous dit rien. »
— Quelles sont vos sources ?
— Faites-moi confiance. Il suffit de consulter des documents ouverts, disponibles aux Archives nationales. Tout ça est de notoriété publique. Dans un certain milieu de spécialistes, ces faits ne posent plus le moindre problème.
Dans tous les cas, Anaïs ne voyait aucun rapport entre ces éléments de géopolitique et les meurtres mythologiques. Encore moins avec Victor Janusz.
— Où en est aujourd’hui Mêtis ? Que font-ils exactement ?
— Après les années 80, ils ont compris que les armes chimiques n’avaient aucun avenir. Même l’Irak avait renoncé à empoisonner le monde. Ils se sont orientés vers la production pharmaceutique. En particulier les médicaments psychotropes. Vous savez sans doute que c’est un marché qui a explosé. Chaque année, les pays développés consomment pour 150 milliards d’euros de médicaments. Sur ce chiffre, les substances psycho-actives se taillent la part du lion. Le Sertex, le Lantanol, le Rhoda100 sont des produits phares dans ce domaine. Ils proviennent des unités de Mêtis.
Des noms qu’elle connaissait bien. Elle en avait consommé des centaines de boîtes.
— Le groupe n’a plus d’activité dans l’armement ?
— Il y a des rumeurs.
— Quel genre ?
Le journaliste inhala une longue bouffée.
— Mêtis travaillerait sporadiquement avec la recherche militaire française.
— Sur quoi ?
— Des molécules brisant la volonté. Des sérums de vérité, ce genre de trucs. C’est à peine secret. Les autorités se sentent autorisées à creuser dans cette voie. L’arme la plus dangereuse du monde reste le cerveau humain. Si Hitler avait pris des anxiolytiques, l’histoire du monde aurait changé.
Anaïs faillit éclater de rire. Koskas sentit son scepticisme.
— Je n’ai pas de preuves de la collaboration de Mêtis avec l’armée française. Mais ce n’est pas absurde. N’oubliez pas ce fait crucial : les fondateurs de Mêtis possédaient un domaine d’expertise spécifique, la torture. Ils ont fait leurs armes en Algérie. Ils sont à la croisée du savoir chimique et d’une expérience, disons, plus humaine.
— Vous parlez des fondateurs. Ils sont tous morts, non ?
— Oui. Mais leurs enfants ont pris la relève. La plupart sont des notables de la région. Je vous donnerais les noms, vous seriez sidérée.
— Je n’attends que ça.
— Si je publiais une liste aujourd’hui, j’aurais dans l’heure un procès qui me coûterait ma place. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ces hommes appartiennent à la haute société bordelaise. Certains d’entre eux sont maires des villages les plus prestigieux. D’autres possèdent quelques-uns des meilleurs crus de la Gironde.
Le mot « crus » agit comme un signal.
— Mon père, que fait-il dans ce groupe ?
— C’est un actionnaire minoritaire mais suffisamment important pour participer aux Conseils d’administration. Il exerce aussi un rôle de consultant.
— Dans le vin ?
Koskas ricana. Elle avait parfois des réflexions de conne.
— Vous connaissez mieux que moi la carrière de votre père. Il possède, disons, le profil idéal pour appartenir à Mêtis.
Elle ne répondit pas. Koskas alluma une nouvelle clope. Elle ne voyait pas son visage mais elle était sûre qu’il souriait encore. Un sourire narquois et satisfait de fouineur, heureux de semer le trouble.
Elle serra les poings et se décida à revenir au cœur du sujet. Les meurtres du Minotaure et d’Icare.
— Dans la nuit du 12 au 13 février, un cadavre a été retrouvé aux abords de la gare Saint-Jean.
— Sans blague ?
— La société Mêtis pourrait être mêlée, indirectement, à cette affaire.
— De quelle manière ?
La voix du journaliste avait changé. Curiosité. Avidité.
— Je n’en sais rien, avoua Anaïs. La veille, un homme amnésique a été retrouvé dans les mêmes parages. Trois jours plus tard, cet homme et sa compagne ont été abattus par deux snipers à Guéthary. Des tireurs qui pourraient être liés au groupe Mêtis.
— Vous avez des éléments ? des liens concrets ?
— Plus ou moins. Ils travaillent sans doute pour une société de sécurité appartenant au groupe.
— Quelle société ?
— Les questions, c’est moi.
— Vous ne me dites pas le principal. En quoi les deux affaires sont associées ? Je veux dire : le meurtre de Saint-Jean et ceux de Guéthary ?
— Je ne sais pas, admit-elle encore une fois.
Koskas se rencogna dans l’ombre.
— Vous ne savez pas grand-chose.
Anaïs préféra ne rien répondre. Koskas fit quelques pas. La fumée le coiffait d’une auréole de mystère.
— Je croyais que vous aviez identifié le tueur de Saint-Jean.
— Nous avons un suspect. Rien de plus.
— Un suspect en fuite.
— Nous n’allons pas tarder à l’attraper.
Le journaliste rit à nouveau. Anaïs coupa court à son ironie :
— Le groupe Mêtis a-t-il un lien, de près ou de loin, avec la mythologie grecque ?
— À part son nom, aucun. Mêtis, c’est du grec ancien. Ça signifie : « Sagesse ». (Il cracha une bouffée vers l’arc de lumière du réverbère.) Tout un programme.
Anaïs réfléchit. Tout ça ne tenait pas debout. Par expérience, elle savait qu’un meurtre possédait son propre champ lexical. Ses mots. Ses techniques. Ses motivations. Aucun lien entre un producteur pharmaceutique et un meurtrier en série. Entre un fournisseur d’antidépresseurs et un attentat à l’Hécate II.
— Vous faites fausse route, confirma Koskas. Mêtis est un groupe industriel reconnu. Les seuls problèmes qu’ils ont à gérer, ce sont les éternelles attaques que subit ce genre de sociétés. Sur leurs essais cliniques, les cobayes humains, ce genre de trucs. On les accuse aussi de pousser les masses à la consommation, de vouloir droguer tout le monde… Mais c’est tout. Jamais une compagnie de ce calibre ne serait impliquée dans des meurtres qui font la « une » des journaux.
— Et ses éventuels liens avec l’armée ?
— Justement. S’il y avait un problème à régler par la manière forte, les partenaires de Mêtis s’en chargeraient et vous ne seriez pas au courant.
Anaïs acquiesça. Cette dernière remarque lui rappela un détail. Elle songea à la déclaration de vol du Q7 datée du 12 février qui innocentait l’ACSP, propriétaire du véhicule et filiale du groupe.
— Les gens de Mêtis auraient-ils les moyens de falsifier un rapport de Gendarmerie ?
— Vous n’avez pas l’air de comprendre, souffla Koskas. Si les rumeurs sont vraies, Mêtis, c’est l’armée. Les gendarmes. Les flics. Tout ce qui porte un uniforme en France. Tout ce qui représente la loi et l’ordre. Le ver n’est pas dans le fruit. Le ver et le fruit se sont associés pour affronter de nouveaux ennemis. Les terroristes. Les espions. Les saboteurs. Tout ce qui peut agresser notre pays, d’une manière ou d’une autre.
Elle voulut encore poser une question mais l’espion-journaliste s’était évaporé dans la nuit. Il ne restait plus que le pont, le ciel et le silence. Elle savait ce qui lui restait à faire. Dormir d’abord, puis prendre le taureau par les cornes.
Affronter le Minotaure de sa mythologie personnelle.
Interroger son père.
Il s’était levé tôt.
Il avait trouvé la cuisine du réfectoire et s’était préparé un café. Maintenant, il observait le paysage à travers la baie vitrée de la salle. Le jour se levait et il découvrait un décor qu’il n’avait qu’aperçu la veille, sous la pluie. Fini les galets, les palmiers, les oliviers… C’étaient maintenant des gorges abruptes, des falaises rouges, des forêt de sapins, des lacets suspendus au-dessus des abîmes.
Surtout, la vue s’ouvrait sur une vallée d’ombre, comme étranglée par les montagnes. Un décor étroit, rugueux, glacé, qui semblait prêt à broyer des carcasses d’avion dans ses mâchoires. Narcisse contemplait ces déserts avec plaisir. La vallée était comme un royaume de pierre qui se refermait sur lui — et le protégeait.
Café en main, il s’orienta vers une autre salle qu’il avait repérée. Il remonta le corridor. Il aimait aussi l’architecture de l’institut. Les murs porteurs étaient de béton brut. Les parois des couloirs en ciment peint. Pas l’ombre d’une fioriture ni d’un ornement inutile. Des lignes, des surfaces, et rien d’autre.
L’atelier informatique. Cinq ordinateurs s’alignaient sur un comptoir de bois clair. Cliquant sur le premier clavier, il s’assura que les machines étaient connectées à Internet. Il lança une recherche sur Google.
MATRIOCHKA.
Le mot mystérieux, à consonance russe, qu’il était censé avoir prononcé au chevet d’Icare. 182 000 résultats étaient proposés mais les images en haut de l’écran donnaient la principale réponse : les célèbres poupées russes de bois coloré, s’enchâssant les unes dans les autres. Matriochka signifiait simplement « poupée russe ».
Il observa les petites grands-mères, fichus rouges et joues rubicondes. Têtes rondes, yeux ronds, corps en forme de culbuto. Cela avait l’air d’une blague. Que venait foutre ce mot, cette poupée, au milieu de son enquête ? Pourquoi avait-il répété ces syllabes à la manière d’une prière, à genoux près d’un homme mort reposant sur de grandes ailes brûlées ? Une autre idée le taraudait : le prédateur de Bougainville avait précisé que le mot de passe des assassins en costume était un mot russe. Matriochka ?
Il fit défiler les réponses. Poupées gigognes à peindre, à colorier, à broder, à utiliser en porte-clefs… Puis « Matriochka » devint un restaurant, un livre de contes, un film, un groupe de rock, une recette de cuisine, un atelier d’écriture, une vodka, une série de coussins…
Il aurait pu en rire mais le cœur n’y était pas. Tout en pianotant, il remarqua que le terme « poupée russe » était aussi celui qu’il utilisait pour désigner sa propre pathologie. Simple hasard ? Ou bien Victor Janusz, au chevet d’un ange aux ailes grillées, avait-il voulu dire qu’il n’était qu’une poupée russe ? Un voyageur sans bagage, lié aux crimes mythologiques ?
Il passa à sa seconde recherche.
ANNE-MARIE STRAUB.
Tout ce qu’il obtint avec ce nom, ce furent des profils sur Facebook et des articles consacrés au cinéaste Jean-Marie Straub. Il attaqua sous un autre angle. Frappa « suicide » et « asile psychiatrique ». Ce fut comme s’il avait ouvert une benne à ordures. Des dizaines d’articles virulents contre la psychiatrie, les antidépresseurs, les médecins spécialisés s’affichèrent, avec des titres du genre : « LA PSYCHIATRIE TUE », « HALTE À LA MANIPULATION MENTALE ! » ou « LE MARKETING DE LA DÉRAISON »…
Il affina sa recherche et décrocha des listes statistiques sur le nombre de suicides en hôpital psychiatrique pour les décennies 1990 et 2000. Des chiffres, des commentaires, des analyses, mais jamais de noms propres, jamais de cas particuliers. Confidentialité oblige. Il tenta d’associer « Anne-Marie Straub », « hôpital psychiatrique » et « Île-de-France ». Pour un résultat qui partait dans tous les sens, sans rien donner de cohérent.
Que lui restait-il ? Le bon vieux contact humain. Appeler les instituts spécialisés de Paris et de la région parisienne, trouver un psychiatre dans chaque HP, lui demander s’il se souvenait d’une suicidée — pendue avec une ceinture d’homme — durant les dix dernières années.
Absurde.
Surtout un dimanche à 9 heures du matin.
Il s’y colla pourtant. Dressa une liste approximative des hôpitaux et cliniques privés dans la région francilienne, en obtint près d’une centaine. Il décida de limiter sa quête aux quatre Établissements publics de santé mentale de Paris : Sainte-Anne, dans le treizième arrondissement, Maison-Blanche, dans le vingtième, Esquirol, dans le 94, et Perray-Vaucluse, dans le 91. Auxquels il ajouterait ensuite le Centre hospitalier spécialisé Paul-Guiraud, à Villejuif, et l’Établissement public de santé mentale de Ville-Évrard, à Neuilly-sur-Marne…
Une demi-heure plus tard, il avait usé sa salive sans obtenir le moindre résultat. Dans le meilleur des cas, il avait réussi à interroger un interne qui n’était là que depuis quelques années. La plupart du temps, il avait parlé à des standardistes qui lui expliquaient qu’il n’y avait aucun chef de service ce matin à l’hôpital. Nouvelle impasse.
10 heures du matin. On s’agitait dans le couloir. Des voix engourdies, des ricanements, des gémissements. Le murmure caractéristique des asiles. Il baissa les yeux et remarqua qu’il griffonnait nerveusement sur un bloc. Malgré lui, il avait dessiné la silhouette d’une pendue. Le tracé précis rappelait les animations d’Alexandre Alexeïeff sur des écrans d’épingles. Il fut heureux de cette référence — il n’avait donc pas tout oublié.
Corto avait dit :
« Quelque chose était vrai. Tu es réellement peintre… »
Comme le souvenir d’Anne-Marie Straub, comme ses connaissances de psychiatre, le don pour le dessin et la peinture avait traversé ses identités. Peut-être avait-il été à la fois peintre et psychiatre ?
Il se décida pour une nouvelle étude croisée. D’un côté, la liste des élèves des facultés parisiennes de psychiatrie dans les années 90 — il avait a priori dans les 40 ans, il avait donc suivi sa spécialisation vingt ans auparavant. De l’autre, la liste des étudiants des écoles d’art durant les mêmes périodes.
S’il trouvait un nom commun aux deux listes, il se trouverait lui-même… À cette réserve près qu’il pouvait être, côté peinture, autodidacte… Sur Internet, il n’eut aucun mal à établir les listes des anciens élèves des facultés parisiennes, des Beaux-Arts, de l’école du Louvre, le Web regorge d’anciennes photos de classe, de contacts entre promotions, de retrouvailles mélancoliques… La nostalgie est une des valeurs sûres de la Toile.
Il imprima les listes, se bornant d’abord aux universités et aux écoles parisiennes, les répartissant en deux groupes, art et psychiatrie, puis les ordonnant par année. La comparaison n’était pas impossible, les listes suivant toutes un ordre alphabétique, mais il en avait pour plusieurs heures…
Il aurait aimé aller se chercher un café mais les rires et les plaintes du couloir le dissuadèrent de sortir de sa planque. Stylo en main, il plongea parmi les milliers de noms.
Revenir ici, un dimanche, lui paraissait plus pénible encore.
Dans la solitude dominicale, il n’y avait rien ni personne pour atténuer le choc frontal. Ni voitures sur les routes. Ni ouvriers dans la cour du château. Ni techniciens du côté des chais. Rien d’autre que cette présence à l’intérieur : son père prenant son petit déjeuner.
Elle n’avait pas sonné au portail. Les grilles étaient toujours ouvertes. Pas de caméra. Pas de système d’alarme. Une énième provocation de Jean-Claude Chatelet qui semblait dire : « N’ayez pas peur, venez voir le monstre. » En réalité, cette invitation était une ruse, à l’image du bourreau et de ses méthodes tordues. Un bataillon de chiens attendaient en planque, au plus près du corps principal des bâtiments.
Elle se gara dans la cour, retrouvant les lieux comme elle les avait quittés. Peut-être un peu plus usés, plus gris, mais toujours dotés de la même puissance. Un château fort plutôt qu’un manoir Renaissance. Ses fondations dataient du XIIe ou du XIIIe siècle, on ne savait plus. Une grande façade de moellons percée de fenêtres étroites, encadrée par deux tours d’angle, coiffées de toits pointus. Les pierres étaient par endroits couvertes de vigne vierge. Ailleurs, elles brillaient de mousse verdâtre ou de lichen argenté.
On racontait que Montaigne avait fui ici l’épidémie de peste en 1585. C’était faux mais son père aimait entretenir la légende. Il s’imaginait sans doute lui aussi protégé contre d’autres épidémies : la rumeur, le jugement, l’œil inquisiteur des médias et des politiques…
Elle sortit de sa Smart et laissa les bruits lointains et familiers venir à elle. Des cris d’oiseaux déchirant l’air cristallin. La girouette rouillée grinçant sur la toiture. Un tracteur s’activant, plus loin encore. Elle attendait les chiens, qui allaient jaillir d’une seconde à l’autre. Cavalcade sur les graviers. La plupart la reconnurent. Les nouveaux suivirent le mouvement, agitant la queue plutôt que montrant les crocs.
Elle distribua quelques caresses et marcha vers les portes vitrées qui s’ouvraient sur toute la longueur de la façade. À droite, se dressaient les chais, les ateliers, les entrepôts. À gauche, les vignes. Des milliers de pieds qui ressemblaient à des mains suppliantes. Quand Anaïs avait compris qui était son père, elle avait imaginé que ses victimes étaient enterrées ici et qu’elles tentaient de sortir de terre, comme dans un film d’épouvante.
Elle sonna. 10 h 15. Elle avait attendu cette heure précise. Avant cela, elle avait envoyé les vestiges de la calanque de Sormiou à Abdellatif Dimoun, le coordinateur de la Police scientifique, reparti à Toulouse, et avait soigneusement évité la route du CIAT de la rue François-de-Sourdis…
Elle connaissait par cœur l’emploi du temps dominical de son père. Il s’était levé tôt. Il avait prié. Il avait fait ses exercices de gymnastique, puis ses longueurs dans la piscine du sous-sol. Ensuite, il avait marché parmi ses vignes. Le tour du propriétaire.
Maintenant, il prenait son petit déjeuner dans la salle des tapisseries, alors qu’au premier étage, dans sa chambre, une série de chaussures aux talons asymétriques l’attendaient. Bottes de cheval, pompes de golf, pataugas, souliers d’escrime… Son père était le Boiteux le plus actif du monde.
La double porte centrale s’ouvrit. Nicolas apparut. Lui non plus n’avait pas changé. Anaïs aurait toujours dû se douter que son daron était un ancien militaire. Qui d’autre aurait pu avoir une femme de ménage avec cette gueule-là ? Nicolas était un petit homme trapu d’une soixante d’années. Le torse en barrique, chauve, il avait une tête de bouledogue et paraissait avoir fait toutes les guerres, comme dans la chanson de Francis Cabrel. Son cuir n’était pas tanné : il était blindé. Un jour, adolescente, Anaïs avait vu au ciné-club de sa boîte privée Sunset boulevard de Billy Wilder. Quand Erich von Stroheim s’était présenté sur le seuil de la grande maison délabrée de Gloria Swanson, vêtu d’un frac de majordome, elle avait fait un bond sur sa chaise. « Merde, s’était-elle dit, c’est Nicolas. »
— Mademoiselle Anaïs…, fit l’aide de camp d’une voix bouleversée.
Elle lui fit la bise, sans effusion. Il était au bord des larmes. Anaïs, qui sentait la même émotion l’étreindre, balaya le pathos d’un geste :
— Va le prévenir.
Nicolas fit volte-face. Elle demeura encore quelques secondes sur le seuil. Elle tenait à peine debout. Elle s’était enfilé deux Lexomil avant de partir, en vue de l’affrontement. Pour être précise, elle s’était envoyé deux Lexomil sécables — soit huit quarts d’anxiolytique. Pour être plus claire encore, elle était complètement shootée. Elle avait failli s’endormir plusieurs fois au volant.
L’aide de camp revint et fit un bref signe de tête. Il ne prononça pas un mot et ne l’accompagna pas. Il n’y avait rien à dire et elle connaissait le chemin. Elle traversa une première salle puis une deuxième. Ses pas résonnaient comme dans une église. Une odeur minérale et glacée pesait sur ses épaules. Son père refusait toute espèce de chauffage à part les feux de cheminée.
Elle pénétra dans la pièce des tapisseries — on l’appelait ainsi à cause des tentures d’Aubusson qui représentaient des scènes si usées qu’elles paraissaient plongées dans la brume.
Quelques pas encore et elle se trouva face à son père, assis dans un rai de soleil, qui se livrait à son rituel sacré du petit déjeuner. Il était toujours aussi beau. Des cheveux épais et soyeux, d’une blancheur éclatante. Des traits qui rappelaient la douceur des galets au fond d’un torrent, lentement polis par des milliers de crues glacées, des milliers de printemps effervescents. Ses yeux brillaient d’une clarté de lagon et contrastaient avec sa peau mate, toujours bronzée. Jean-Claude Chatelet ressemblait à un vieux play-boy de Saint-Tropez.
— Tu m’accompagnes ?
— Pourquoi pas.
Elle s’assit avec décontraction. Merci Lexomil.
— Thé ? fit-il de sa voix grave.
Nicolas avait déjà disposé une tasse. Il saisit la théière. Elle regarda couler le liquide cuivré. Son père ne buvait qu’un Keemun importé de la province de l’Anhui, à l’est de la Chine.
— Je t’attendais.
— Pourquoi ?
— Les gens de Mêtis. (Il reposa la théière.) Ils m’ont appelé.
Elle était donc sur la bonne voie. Elle prit une tartine puis le couteau d’argent de son père. Un bref instant, elle se vit en reflet dans la lame. Assure ma fille. Elle beurra avec lenteur, sans trembler, son toast parfaitement doré — une autre obsession du Pater.
— Je t’écoute, murmura-t-elle.
— Le vrai chrétien ne meurt pas dans son lit, commença-t-il avec grandiloquence. Le vrai chrétien doit se salir les mains. Pour le salut des autres.
En dépit de ses années au Chili, il avait conservé l’accent du Sud-Ouest.
— Comme toi ?
— Comme moi. La plupart des faibles, ceux qui ne font rien et se posent toujours en juges, ceux-là pensent que les soldats des régimes totalitaires sont des sadiques, qu’ils prennent plaisir à torturer, à violer, à tuer.
Il marqua un temps. Le soleil tournait déjà. Le vieil homme n’était plus dans la lumière mais dans une flaque d’ombre. À l’intérieur, ses yeux clairs brillaient intensément.
— Je n’ai rencontré des sadiques, des pervers qu’au bas de l’échelle. Et encore, dans ce cas, les sanctions tombaient toujours. Personne n’agissait par plaisir. Ni pour le pouvoir, ni pour l’argent.
Il mentait. Les exemples d’exactions gratuites et vicieuses étaient innombrables dans l’histoire des guerres et des dictatures. Sous toutes les latitudes, à toutes les époques. L’homme est une bête. Il suffit de lui lâcher la bride pour qu’il repousse les limites de l’ignoble.
Mais elle joua le jeu et posa la question qu’il attendait :
— Pourquoi alors ?
— La patrie. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour protéger le Chili.
— On est d’accord qu’on parle de torture, là ?
Les dents éclatantes de Chatelet jaillirent dans le demi-jour. Son rire ne produisait aucun bruit. Seulement de la lumière.
— Je protégeais mon pays du pire poison.
— Le bonheur ? La justice ? L’égalité ?
— Le communisme.
Anaïs soupira et croqua dans sa tartine :
— Je ne suis pas venue ici pour écouter tes salades. Parle-moi de Mêtis.
— Je suis en train de te parler de Mêtis.
— Comprends pas.
— Eux aussi agissent par foi, devoir, patriotisme.
— Comme lorsqu’ils ont vendu plusieurs tonnes de gaz neurotoxique à l’Irak ?
— Tu devrais vérifier tes sources. Mêtis n’a jamais fabriqué d’armes chimiques. Tout juste ses ingénieurs ont-ils assuré une mission de conseil lors du transfert des produits. À l’époque, Mêtis commençait sa diversification pharmaceutique. Un marché beaucoup plus intéressant que celui d’armes déjà passées de mode. Tout groupe international…
Anaïs lui coupa la parole :
— Que font les gens de Mêtis aujourd’hui ? Travaillent-ils toujours avec des militaires ? Pourquoi sont-ils mêlés à l’assassinat d’un pêcheur du Pays basque et de sa femme ?
— Même si je savais quelque chose, je ne te dirais rien et tu le sais.
Un bref instant, elle eut envie de le convoquer au poste. Garde à vue. Fouille au corps. Interrogatoire. Mais elle ne possédait aucun élément concret, ni même aucune légitimité. Elle était en sursis. Son badge dans sa poche et son calibre à la ceinture étaient déjà illégaux.
— J’avais pourtant cru que tu avais quelque chose à me dire.
— Oui. Oublie Mêtis.
— C’est leur message ?
— C’est le mien. Ne t’approche pas d’eux. Ces gens-là ne font pas de tri sélectif.
— Jolie image. Je suis donc une poubelle ?
— Tu n’es pas de taille, c’est tout.
Elle n’avait que faire de ces menaces. Elle voulait en revenir aux faits. Ils étaient minces. Ils se résumaient à l’éventuelle connexion entre deux tueurs conduisant un 4 × 4 appartenant à une société elle-même intégrée à la constellation Mêtis. Elle essaya de présenter ses arguments de la manière le plus convaincante possible mais son père parut déçu.
— C’est tout ce que tu as ? Je dirai à mes amis qu’ils vieillissent. Avec l’âge, ils s’inquiètent pour un rien. Passe vite ton chemin, ma petite fille, avant de tout perdre. Ton boulot, ta réputation, ton avenir.
Elle se pencha sur la table. Tasses et couverts cliquetèrent :
— Ne me sous-estime pas. Je peux les coincer.
— Comment ?
— En démontrant qu’ils ont falsifié une déclaration de vol, qu’ils ont corrompu le cours d’une enquête, qu’ils ont engagé deux tueurs pour remplir un contrat. Je suis flic, putain !
— Tu n’entends pas ce que je te dis. Il ne peut y avoir d’enquête.
— Pourquoi ?
— La police ou les gendarmes agissent pour maintenir l’ordre. Et l’ordre, c’est Mêtis.
Les mots de Koskas. Le ver n’est pas dans le fruit. Le ver et le fruit se sont associés. Anaïs détourna son regard. La grande tapisserie déployait ses marques d’usure, ses fragments voilés. Une scène de chasse. Il lui sembla que les chiens dévoraient des cadavres humains au fond des brumes.
Anaïs regarda son père, les yeux dans les yeux :
— Pourquoi te consultent-ils ?
— Ils ne me consultent pas. Je possède des parts dans le groupe, voilà tout. Mêtis a de nombreuses activités prospères dans le Bordelais. J’étais parmi les principaux investisseurs quand ils sont passés à l’activité pharmaceutique. Je connaissais les fondateurs de longue date.
Il ajouta avec une nuance de perversité :
— Mêtis, c’est ce qui nous a nourris, toi et moi. Il est un peu tard pour cracher dans la soupe.
Anaïs ne releva pas la provocation :
— On m’a dit qu’ils menaient des programmes de recherche. Qu’ils travaillaient sur des molécules. Des sérums de vérité, en collaboration avec l’armée. Ton expérience de la torture pourrait leur servir.
— Je ne sais pas où tu vas pêcher tes informations mais ce sont de purs fantasmes de bandes dessinées.
— Tu nies que les recherches chimiques pourraient être l’avenir des activités de renseignement ?
Il eut un mince sourire. Une sorte d’équilibre entre sagesse et cynisme :
— Nous rêvons tous de ce genre de produits. Une pilule qui éviterait la torture, la cruauté, la violence. Je ne pense pas que quiconque ait trouvé une molécule de ce genre.
— Mais Mêtis s’en occupe.
Il ne répondit pas. Elle eut un cri du cœur :
— Comment à ton âge peux-tu encore tremper dans de telles combines ?
Il s’étira dans son beau pull Ralph Lauren, puis l’enveloppa de son regard curaçao.
— Le vrai chrétien ne meurt pas dans son lit.
— On a compris. Où vas-tu mourir, toi ?
Il rit puis se leva avec difficulté. Il attrapa sa canne et se déplaça vers la fenêtre, de cette démarche claudicante, qui faisait mal à Anaïs quand elle était petite.
Il observa les cépages qui semblaient brûler dans la lumière glacée de l’hiver.
— Dans mes vignes, murmura-t-il. Je voudrais mourir dans mes vignes, abattu par une balle.
— D’où viendra la balle ?
Il tourna lentement son visage et lui fit un clin d’œil :
— Qui sait ? De ton arme, peut-être.
Ses études comparées n’avaient rien donné. À l’exception d’une brûlure aux yeux, d’une crampe à la main et d’une vague nausée dans la gorge. Son point lancinant était revenu au fond de l’orbite gauche. Les noms dansaient sous son crâne — et il n’avait pas relevé un patronyme commun entre les listes d’apprentis médecins et les étudiants en Beaux-Arts. Le bide.
Il fit une boule de sa dernière liste et la balança dans la corbeille. Il était presque midi. Une matinée de grillée. Seul point positif : personne n’était venu l’emmerder. Même si, dans les pièces voisines, les bruits caractéristiques d’un asile psychiatrique continuaient : voix désespérées, hurlantes, ou au contraire d’une extrême douceur, ricanements, pas traînants ne menant jamais nulle part…
La matinée lui avait au moins permis de mieux saisir où il en était : il avait échappé à la police mais était revenu à la case départ. Seul changement : de psy, il était passé patient.
— On te cherche partout.
Corto se tenait dans l’entrebâillement de la porte.
— C’est bientôt l’heure du déjeuner. On a juste le temps de visiter les ateliers.
Narcisse lui fut reconnaissant de ne poser aucune question sur les heures qu’il venait de passer dans la salle informatique. Ils reprirent le couloir et se retrouvèrent dans le réfectoire, grande pièce nue quadrillée de tables en inox, où deux infirmiers costauds disposaient assiettes et couverts en plastique.
— Tu es ici.
Corto désignait de l’index une photographie de groupe fixée au mur. Narcisse s’approcha et se reconnut. Il portait une blouse d’artiste, très fin XIXe. Il avait l’air jovial. Les autres riaient aussi, avec quelque chose de déglingué, de détraqué dans leur allure.
— Nous avons pris cette photo pour l’anniversaire de Karl, le 18 mai dernier.
— Qui est Karl ?
Le psychiatre montra un gros homme hilare, aux côtés de Narcisse, portant un tablier de cuir et brandissant une brosse maculée de noir. Il évoquait un forgeron du Moyen Âge.
— Viens. Je vais te le présenter.
Ils remontèrent un nouveau couloir qui menait à une porte coupe-feu. Ils sortirent et prirent un escalier en direction du deuxième édifice, en contrebas. Sous le soleil de midi, le paysage se révélait dans toute sa splendeur. Une beauté froide, indifférente, sans pitié. Des pics, des aiguilles, des fragments de roches rouges se dressaient comme des pierres votives. Des totems qui faisaient jeu égal avec les dieux qu’ils représentaient. Au fond de la vallée, des forêts noires s’épanchaient et révélaient un biosystème farouche et sélectif. La terre nourrissait seulement ici ceux qui supportaient l’altitude, le froid et le vide. Les autres pouvaient crever.
Ils pénétrèrent dans le bâtiment et dédaignèrent le premier étage — les chambres — pour descendre au rez-de-chaussée. Corto frappa à la première embrasure du couloir — il n’y avait pas de porte — et attendit la réponse.
— Hereinkommen !
Narcisse marqua un temps sur le seuil. L’atelier était uniformément noir, plafond compris. Sur les murs, des monochromes, noirs eux aussi. Au centre de la pièce, se tenait le colosse de la photo. La version grandeur nature mesurait près de deux mètres pour 150 bons kilos. Il portait un tablier en cuir, comme passé au cirage.
— Salut Karl. Comment ça va aujourd’hui ?
L’homme s’inclina en ricanant. Il portait un masque filtrant. Les effluves chimiques étaient irrespirables dans la pièce.
Corto se tourna vers Narcisse :
— Karl est allemand. Il n’est jamais parvenu à apprendre correctement notre langue. Il était interné dans un asile en RDA, près de Leipzig. Après la chute du Mur, j’ai visité tous les instituts d’Allemagne de l’Est en quête de nouveaux artistes. J’ai découvert Karl. Malgré les punitions, les électrochocs, les privations, il s’obstinait à peindre en noir tout ce qui lui tombait sous la main. À l’époque, il utilisait surtout du charbon.
— Et maintenant ?
— Maintenant, Karl fait le difficile ! rit Corto. Aucun produit ne lui donne satisfaction. Pour ses monochromes, il essaie des mélanges, à base d’aniline et d’indanthrène. Il me donne des listes de produits chimiques incompréhensibles ! Il cherche la non-couleur absolue. Quelque chose qui absorberait vraiment la lumière.
Le malabar s’était remis au travail, penché sur un bac où il pétrissait une sorte de goudron chaud et souple. Il ricanait encore sous son masque.
— Karl a un secret, murmura le psychiatre. Il mixe sa peinture avec son propre sperme. Il prétend que cette substance donne une vie souterraine à ses monochromes.
Narcisse observait les grosses mains qui barattaient la matière. Il imaginait l’artiste, avec ces mêmes mains, s’astiquer le manche. Privilège de l’arthérapie de Corto : la libido s’agitait encore. À Henri-Ey, ses patients abrutis de psychotropes avaient tous le cigare en berne.
Il s’approcha d’un des tableaux uniformément noirs :
— C’est censé représenter quoi ?
— Le néant. Comme beaucoup d’obèses, Karl est sujet à des apnées profondes durant son sommeil. Il ne respire plus. Ne rêve plus. Il meurt, en quelque sorte. Il prétend peindre ces trous noirs.
Narcisse se pencha sur une toile et décela une fine écriture en relief qu’il aurait fallu plutôt lire avec les mains, comme du braille.
— Ce n’est pas de l’allemand ?
— Ni aucun autre idiome connu.
— Un langage qu’il a inventé ?
— Selon lui, la langue parlée par les voix qui le visitent au fond de l’apnée. Au fond de la mort.
Karl continuait à rire sous cape. Ses mains se tordaient maintenant dans le bac. La peinture qu’il malaxait jaillissait des bords comme un puits de pétrole réveillé.
— Allons-y, proposa Corto. Il s’énerve quand les visiteurs restent trop longtemps.
Dans le couloir, Narcisse demanda :
— Pour quoi était-il interné à Leipzig ? De quoi souffre-t-il ?
— Pour dire la vérité, il était en prison. L’équivalent de nos UMD. Il a arraché les yeux de sa femme. Il dit que c’est sa première œuvre. Toujours l’obscurité…
— Il ne prend aucun médicament ?
— Aucun.
— Pas de mesure de sécurité ?
— On veille seulement à bien lui couper les ongles. En Allemagne, il y a eu un problème avec un infirmier.
Narcisse réagit en psychiatre : Corto jouait avec le feu. Il était surpris que les autorités médicales et sociales le laissent faire. L’atelier suivant était occupé par une petite femme âgée d’au moins 70 ans. Vêtue d’un ensemble Adidas rose, les cheveux bleutés, elle offrait une image très soignée — une Américaine à la retraite. L’atelier était à son image : le parfait intérieur d’une ménagère irréprochable. Sauf qu’elle tenait une clope pincée entre ses lèvres fines.
Ni l’Allemand ni cette femme n’étaient sur le char de Nice. Ils avaient sans doute obtenu une dérogation. L’un à cause du poids, l’autre à cause de l’âge.
— Bonjour, Rebecca. Comment vous sentez-vous ?
— Le problème, c’est les douanes, fit-elle d’une voix rocailleuse. Pour faire passer mes œuvres…
Elle était penchée sur une feuille qu’elle couvrait toujours du même visage, à l’aide d’un minuscule crayon tenu à deux doigts. Pour apprécier son œuvre, il fallait se reculer. Les milliers de figures s’articulaient comme une marqueterie et formaient des vagues, des motifs, des arabesques.
— Le travail avance ?
— Ce matin, on m’a poussée dans les waters. Hier, la viande n’était pas mixée.
Syndrome de Ganser. Un trouble plutôt rare, qui se caractérise par des réponses toujours à côté. Face à ces artistes, Narcisse comprit qu’il réagissait en psychiatre. Il n’admirait pas leurs œuvres : il les traitait en malades. Malgré ses efforts, il n’était pas Narcisse. Il restait Mathias Freire.
— Je connais cette tête, remarqua-t-il en désignant le visage démultiplié sur la page.
— C’est Albert de Monaco.
Corto expliqua — la femme était absorbée par son dessin.
— Il y a une trentaine d’années, Rebecca travaillait au palais monégasque. Femme de ménage. Elle est tombée amoureuse du prince, d’une manière… irraisonnée. Elle ne s’est jamais remise de ce trauma affectif. En 1983, elle est entrée à l’hôpital pour ne plus en sortir. Quelques années à Saint-Loup, puis chez nous.
Narcisse lui lança un coup d’œil. Rebecca travaillait de manière automatique — comme si une force invisible lui tenait la main. Jamais son crayon ne se levait ni ne revenait sur un trait. Cette ligne était comme le fil rouge de sa folie. Corto était déjà sorti.
— Vous avez cherché ces artistes à travers toute l’Europe ? demanda Narcisse après l’avoir rattrapé.
— Oui. Dans le sillage de mes prédécesseurs. Hans Prinzhorn, en Allemagne. Leo Navratil, en Autriche. Grâce à eux, l’art brut existe.
— L’art brut : c’est quoi au juste ?
— L’art des fous, des marginaux, des médiums, des amateurs. Le nom a été inventé par Jean Dubuffet. D’autres l’appellent « l’art outsider », « art psychotique »… Les Anglais disent « raw art », « l’art cru ». Les termes parlent d’eux-mêmes. C’est un art libéré de toute convention, de toute influence. Un art libre ! Souviens-toi de ce que je t’ai dit : « Ce n’est pas l’art qui nous soigne, c’est nous qui soignons l’art ! »
Corto franchit le troisième seuil. Ici, de grandes œuvres crayonnées mettaient en scène des silhouettes étirées — des femmes — enjambant des arcs-en-ciel, se baignant dans des ciels d’orage, sommeillant sur des nuages. Les feuilles étaient fixées aux murs mais leurs motifs débordaient sur le ciment, comme si l’impulsion créatrice avait tout éclaboussé.
— Voici Xavier, fit le directeur. Il est chez nous depuis huit ans.
L’homme, âgé d’une quarantaine d’années, était assis sur une couchette, pieds amarrés au sol, face à une petite table, en tenue de combat : débardeur kaki, pantalon de treillis. L’agressivité de ses vêtements était atténuée par ses poches remplies de crayons de couleur et aussi par les vieilles savates de corde qu’il portait pieds nus. Un tic compulsif agitait ses traits à intervalles réguliers.
— Xavier pense avoir appartenu à la Légion étrangère, murmura Corto alors que l’autre attrapait un crayon et le fourrait dans un taille-crayon fixé à la table. Il croit avoir participé à la guerre du Golfe, au sein de la Division Daguet.
Il y eut un silence. Narcisse essaya d’engager la conversation.
— Vos tableaux sont très beaux.
— C’sont pas des tableaux. C’sont des boucliers.
— Des boucliers ?
— Contre les cellules cancéreuses, les microbes, toutes ces merdes biologiques qu’on m’envoie à travers la terre.
Corto saisit Narcisse par le bras et l’emmena à l’écart.
— Xavier croit avoir subi une attaque chimique en Irak. En réalité, il n’y a jamais mis les pieds. À 17 ans, il a jeté son petit frère qu’il tenait sur ses épaules dans une rivière au courant très fort. L’enfant s’est noyé. Quand Xavier est rentré chez lui, il ne savait plus où était passé son frère. Il ne se souvenait de rien. Il a passé près de quinze ans en UMD. J’ai réussi à le récupérer.
— Comme ça ? Sans la moindre consigne de prudence ?
— Durant ses années en UMD, Xavier n’a jamais posé de problème. Les experts ont considéré qu’on pouvait me le confier.
— Que prend-il comme traitement ?
— Rien. Ses dessins occupent tout son temps. Et son esprit.
Le psychiatre observait son patient avec bienveillance, qui taillait toujours ses crayons l’un après l’autre, avec des yeux fiévreux. Narcisse conservait le silence. Un silence sceptique, réprobateur.
— Ne fais pas cette tête, fit Corto. On évite ici pratiquement tous les accès maniaques. Nous n’avons jamais eu d’agression ni de suicide. La peinture focalise, aspire, absorbe le délire. Mais à la différence des psycholeptiques, elle n’abrutit pas. La peinture les réconforte. Elle est leur seul soutien. Je peux t’assurer que les jours de visite, on ne se bouscule pas devant notre portail. Personne ne vient jamais les voir. Ce sont des oubliés, des déshérités de l’amour. Viens. La visite continue !
Le poste de Gendarmerie de Bruges était aussi mort que le cimetière de la ville. Un peu plus mort, peut-être. Au cimetière, au moins, le dimanche, on a de la visite. Anaïs poussa la porte d’une humeur massacrante. Après l’inutile entrevue avec son père, elle avait fait le point avec Le Coz. Du vite vu. Pas le moindre élément nouveau à l’horizon. L’enquête sur les meurtres — Philippe Duruy, Patrick Bonfils, Sylvie Robin — ne les concernait plus. Mêtis était inaccessible. Quant à son sort au sein de la police française, aucune date de convocation par l’IGS n’était tombée. On se demandait pourquoi elle était rentrée à Bordeaux.
Crosnier l’avait aussi appelée :
— Comment ça va ?
— La petite merdeuse va bien. Des nouvelles de Nice ?
— Aucune trace de Janusz. Il s’est définitivement volatilisé. Je suis de retour à Marseille. J’ai interrogé personnellement les gars du foyer où il a passé la nuit. Il a donné « Narcisse » comme nom mais c’est lui, aucun doute.
— Ses agresseurs ?
— On a un témoin. Un clodo qui n’a pas dû décuiter depuis dix ans.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Les types qui ont attaqué Janusz seraient des hommes politiques. Des gars en costard-cravate. Encore une fois, il faut tenir compte du degré d’imprégnation du mec.
Les tueurs de Guéthary. Les conducteurs du Q7. La voix de son père : L’ordre, c’est Mêtis. Des meurtriers qui étaient à la fois le crime et le glaive. Des meurtriers qui pouvaient infiltrer la police. Des meurtriers qui étaient la police…
La salle d’accueil du poste était une caricature : comptoir en bois élimé, sol en lino, murs en agglo, deux gendarmes ensommeillés… Peu de chances pour qu’un scoop jaillisse d’un tel décor. Elle demanda à voir le lieutenant Dussart — celui qui avait rédigé la déclaration de vol du Q7. Il était de repos. Les gars de permanence reluquèrent d’un œil soupçonneux sa carte de flic et écoutèrent avec scepticisme les raisons de sa démarche : un complément d’enquête sur le vol d’un 4 × 4 Audi Q7 S-Line TDI, immatriculé 360 643 AP 33, signalé le 12 février 2010.
Il n’était pas question de lui transmettre les coordonnées personnelles de Dussart. Ni de lui faire lire le PV de déclaration de vol. Anaïs n’insista pas. Elle rebroussa chemin et trouva les coordonnées de Patrick Dussart en appelant les renseignements téléphoniques. Le gendarme vivait à Blanquefort, au nord, au-delà de la réserve naturelle de Bruges.
Elle prit la route du village. On était dimanche midi et la mort l’escortait au fil du chemin. Des rues désertes. Des pavillons silencieux. Des jardins vides. Elle trouva celui de Dussart — un bloc grisâtre, assorti d’une pelouse impeccable et d’un cabanon de bois au fond du jardin. Elle se gara à un bloc, dans l’ombre d’un château d’eau, puis revint sur ses pas. Elle ouvrit le portail sans sonner. Elle était décidée à la jouer à l’esbroufe — faire peur, arracher les infos, partir en courant.
Un chien vint à sa rencontre en aboyant. Elle lui balança un coup de saton. L’animal recula en gémissant. Elle remonta l’allée de gravier, jonchée de jouets d’enfants, et découvrit sur le seuil du pavillon une femme sans âge ni traits distinctifs.
Sans dire bonjour, sans un mot d’excuse, elle brandit sa carte tricolore :
— Anaïs Chatelet, capitaine de police à Bordeaux. Votre mari est là ?
La femme resta bouche bée. Au bout de longues secondes, elle désigna le cabanon du jardin. Deux enfants s’étaient précipités dans ses jambes, observant l’intruse avec des yeux ronds. Anaïs s’en voulait de bouleverser cette tranquillité dominicale mais une part d’elle-même, plus profonde, plus obscure, se réjouissait au contraire de secouer ce bonheur sans histoire. Un bonheur auquel elle n’aurait jamais droit.
Elle traversa la pelouse, sentant les trois paires d’yeux dans son dos. Elle frappa. Une voix lui dit d’entrer. Elle tourna la poignée et découvrit un bonhomme à l’air étonné. Il s’attendait à une visite plus familière.
— Anaïs Chatelet, capitaine de police nationale, du poste central de Bordeaux.
D’étonnée, l’expression vira stupéfaite. Patrick Dussart, vêtu d’un survêtement bleu pétrole, se tenait devant une large table où des avions en balsa s’alignaient comme sur un porte-avions. La cabane était le paradis de l’aéromodélisme. Des ailes, des cockpits, des fuselages se partageaient le moindre recoin de la pièce alors que des odeurs de sciure, de colle et d’essence se mélangeaient dans l’air.
Elle fit deux pas en avant. Le gendarme recula, une armature d’aile entre les mains. Anaïs prit la mesure de l’adversaire. Un petit gabarit avec une tête chauve, lourde et nue comme une pierre. Lunettes au rabais, traits incertains, expression craintive. Elle ne ferait qu’une bouchée de cet avorton — mais elle devait faire vite.
— J’agis ici sur commission rogatoire du juge Le Gall, bluffa-t-elle.
Dussart tripotait son aile en balsa blanc.
— Un… un dimanche ?
— Le 12 février dernier, vous avez enregistré une déclaration de vol de véhicule au poste de Gendarmerie de Bruges. Un 4 × 4 Audi Q7 S-Line TDI, immatriculé 360 643 AP 33, propriété de la société ACSP, une entreprise de gardiennage implantée dans la zone tertiaire Terrefort, à Bruges.
Dussart était déjà très pâle, mais il blêmit encore.
— Qui est venu faire cette déclaration ?
— Je me souviens pas du nom. Il faudrait que je revoie le rapport…
— Pas la peine, claqua-t-elle. Nous savons qu’il est faux.
— Qu… quoi ?
— Personne n’est venu le 12 février déclarer ce vol.
L’homme passa au translucide. Il se voyait déjà dégradé, privé de ses prérogatives de fonctionnaire — et de sa retraite. Ses doigts serraient l’armature au point de la faire couiner.
— Vous… vous m’accusez d’avoir antidaté un PV ?
— Nous n’avons aucun doute à ce sujet.
— Quelles preuves vous avez ?
— On verra ça au poste. Mettez un manteau et…
— Non. Vous bluffez… Vous…
Anaïs mit les choses au point :
— D’après nos témoignages, le véhicule est toujours conduit à ce jour par des membres de l’ACSP.
— Qu’est-ce que j’y peux ? se rebiffa Dussart. Ils l’ont déclaré volé le 12 février. S’ils ont menti, ils…
— Non. Ils sont venus plus tard et vous ont ordonné de rédiger une déclaration antidatée.
— Qui pourrait m’ordonner ça ?
— Votre manteau. Ne m’obligez pas à utiliser la force. Il nous sera facile de démontrer que pas un seul acte n’a été rédigé, pas une seule démarche n’a été effectuée sur ce dossier depuis le 12 février.
Dussart éclata d’un rire qui s’étrangla dans sa gorge :
— Qu’est-ce que ça prouve ? On n’enquête jamais sur un vol de voiture !
— Une bagnole de cette valeur ? Appartenant à une société de sécurité de la zone industrielle de votre juridiction ? Presque des collègues ? Si nous ne trouvons rien, c’est que le 12 février, personne n’a rien déclaré.
Un éclair passa dans les yeux du gendarme — il prévoyait déjà d’antidater d’autres documents. Des PV d’audition. Des actes d’enquête de proximité. Anaïs lui coupa l’herbe sous le pied.
— Mes hommes sont déjà en train de perquisitionner vos locaux. Mettez votre putain de manteau !
— Un dimanche ? Vous… vous avez pas le droit.
— Dans le cas d’un double meurtre, on a tous les droits.
L’aile de balsa se brisa entre ses doigts :
— Un double meurtre ?
Anaïs poursuivit, du ton sec qu’on n’apprend pas à l’école de police mais qui est inné chez tous les flics :
— Le 16 février, au Pays basque. Les tueurs conduisaient le Q7. Si tu continues à traîner, je te jure que je te mets les pinces.
— C’est un crime de l’ETA ?
— Rien à voir. (Elle sortit ses menottes.) Je te propose un deal. Parle ici, maintenant, et on pourra peut-être s’arranger. Sinon, je t’inculpe de complicité d’homicide volontaire. Les conducteurs du Q7 ont déjà tenté de tuer un autre type le 19. Cette bagnole, c’est ton ticket pour perpète. Soulage ta conscience !
Maurice suait comme un gigot sur la broche. Ses lèvres tremblaient.
— Vous… vous pouvez rien prouver…
Anaïs eut une idée — elle se maudit de ne pas l’avoir eue auparavant :
— Bien sûr que si. L’ACSP n’a jamais contacté sa compagnie d’assurances. Aucune déclaration. Aucun sinistre. Tu trouves ça normal, toi, de ne pas se faire rembourser une bagnole de plus de 60 000 euros ?
À force de reculer, le gendarme s’était coincé dans un angle.
— Jamais le traqueur de la bagnole n’a été activé, ajouta Anaïs, prise d’une soudaine inspiration. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le vol de ce véhicule ne motive pas les troupes !
— Pas les menottes, pas les…
Elle sauta sur la table. Ses rangers écrasèrent les avions. À l’âge de 12 ans, elle avait été championne d’Aquitaine de gymnastique. La petite gymnaste de papa. Elle bondit sur Dussart qui hurla. Ils tombèrent tous les deux. Anaïs immobilisa le type, un genou sur sa poitrine, et lui enfonça une menotte ouverte dans la gorge.
— Accouche, enculé !
— NON !
— Qui est venu te voir ?
L’homme faisait « non » en secouant violemment la tête. La sueur et les larmes brillaient sur son visage violacé. Anaïs serra les pinces sur sa glotte.
— QUI ?
Il passa au teint betterave. Il ne pouvait plus respirer. Encore moins parler. Elle relâcha légèrement la tenaille.
Le gendarme cracha :
— Ils… ils étaient deux.
— Leurs noms ?
— Je sais pas.
— Ils t’ont filé du fric ?
— Jamais de la vie ! Je… j’ai pas besoin d’argent !
— Avec le crédit de ta baraque ? Celui de ta bagnole ? Les fringues de tes mômes ?
— Non… non… non…
Elle serra à nouveau les mâchoires du bracelet. Au fond d’elle-même, elle était terrifiée. Par sa propre violence. Par l’ampleur de son dérapage. L’IGS se délecterait du témoignage du lieutenant Patrick Dussart.
— PARLE ! POURQUOI AS-TU RÉDIGÉ CE FAUX ?
— Ils… ils m’en ont donné l’ordre.
Elle donna du mou à la prise :
— L’ordre ?
— C’étaient des officiers. Ils… Ils ont parlé de raison d’État.
— Ils étaient en uniforme ?
— Non.
— Ils t’ont montré leurs papiers officiels ?
— Non.
Dussart se releva sur un coude et essuya ses larmes.
— Ces mecs-là étaient des officiers, bon Dieu… J’ai servi quatre ans dans la Marine, sur le Charles-de-Gaulle. Je sais reconnaître un gradé quand j’en vois un.
— Quel corps ?
— Je sais pas.
— À quoi ressemblaient-ils ?
— Des gars sérieux, en costume noir. Les militaires n’ont pas la même façon de porter les tenues civiles.
C’était la première phrase censée du connard.
— Ils sont venus à la gendarmerie ?
— Non. Chez moi, le soir du 17. Ils m’ont donné les grandes lignes du rapport que je devais rédiger, et la date à apposer. C’est tout.
Ces visiteurs ne pouvaient pas être les tueurs de la plage de Guéthary. À cet instant, les salopards étaient à Marseille, en train d’attaquer Victor Janusz. Qui d’autre ? Des collègues ? De toute façon, ce témoignage ne lui servait déjà plus à rien. Dussart nierait en bloc et c’est elle qui se retrouverait en garde à vue pour agression.
Son idée de la balise non activée lui parut beaucoup plus utile. Elle se releva et rangea ses pinces.
— Qu’est-ce… Qu’est-ce qui va m’arriver ? chevrotait l’autre en se massant le cou.
— Tiens-toi à carreau et tout se passera bien, fit-elle entre ses dents.
Elle sortit et trébucha sur le seuil. La lumière la frappa au fond des yeux. Elle rajusta son blouson, balaya les échardes de balsa qui couvraient ses fringues. De rage, elle envoya un coup de pied dans un petit tricycle qui traînait là.
À grandes enjambées, elle atteignit le portail. Sur le seuil du pavillon, la femme et ses deux enfants pleuraient.
Sa main se crispa sur la grille.
Elle aussi chialait à pleines larmes.
Elle ne tiendrait pas longtemps à ce régime.
Tout était intact.
Comme si Narcisse avait quitté son atelier la veille.
— J’étais sûr que tu reviendrais, expliqua Corto.
Après déjeuner, il avait enfin pu prendre le chemin de son propre atelier. Le psychiatre avait tenu à l’accompagner. L’espace n’excédait pas cinquante mètres carrés. Les murs n’en étaient ni noirs, ni crayonnés, mais le lieu n’était pas non plus impeccable comme le repaire de Rebecca.
Des toiles vierges s’alignaient contre le mur de gauche. Des bâches se déployaient sur le sol, constellées de taches de couleur. Des pots de peinture industrielle, des bacs maculés, des sacs de pigments, des Tupperware s’entassaient un peu partout. Des planches sur des tréteaux supportaient des tubes séchés, tordus, écrasés, mais aussi, curieusement, de grosses seringues en métal. Des pinceaux jaillissaient en bouquets de boîtes de conserve chromées.
— Tu fabriquais toi-même ta peinture, commenta Corto. Tu étais aussi exigeant que Karl. Tu mélangeais tes pigments. Tu les passais à la broyeuse et tu réglais leur onctuosité, en les mélangeant avec l’essence de térébenthine et l’huile de lin. Je me souviens : pour lier les pigments, tu utilisais une huile clarifiée spécifique. Tu te fournissais auprès d’une raffinerie industrielle qui a plutôt l’habitude de livrer ses clients par tonnes. Ensuite, tu injectais tes couleurs dans des seringues à graisse pour tracteurs que j’avais moi-même récupérées auprès des fermiers du coin…
Narcisse s’approcha des bacs où des mélanges noirâtres, rougeoyants, violacés avaient séché. Les bidons, les récipients en aluminium, les sacs poussiéreux distillaient encore de violents effluves chimiques ou minéraux. Il saisit des brosses, caressa des tubes, respira les odeurs — il n’éprouvait rien. Pas le moindre souvenir. Il en aurait chialé.
Il remarqua, parmi les objets pétrifiés, un carnet aux pages collées de peinture. Il le feuilleta. D’une écriture minuscule, on avait inscrit des listes de noms, de chiffres, de pourcentages.
— Ton carnet à secrets, fit Corto. Tes mélanges, tes proportions pour obtenir, exactement, les tons que tu souhaitais.
Narcisse empocha le carnet puis demanda :
— Parlez-moi de ma façon de travailler.
— Je n’en ai aucune idée. Il n’y a pas de portes aux ateliers mais tu avais fixé un rideau sur le chambranle. INTERDICTION FORMELLE D’ENTRER. Le soir, tu retournais tes tableaux contre les murs.
— Pourquoi ?
— Tu disais : « Marre de voir ma gueule. »
Daniel Le Guen, le compagnon d’Emmaüs de Marseille, lui avait raconté que la seule vision d’une illustration de Courbet l’avait rendu malade.
— Je t’ai déjà parlé de Gustave Courbet ?
— Bien sûr. Tu disais que c’était ton maître, ton mentor.
— Dans quel sens ?
— Je ne sais pas. Formellement, tes toiles n’avaient rien à voir avec ses œuvres. Mais Courbet est un maître de l’autoportrait. Il adorait se représenter. Je ne suis pas spécialiste de cette période mais son autoportrait Le désespéré est sans doute un des tableaux les plus célèbres au monde…
Narcisse ne répondit pas. Des dizaines d’autoportraits jaillissaient sur les murs de son esprit. Sa mémoire culturelle fonctionnait sans problème. Dürer. Van Gogh. Le Caravage. Degas. Schiele. Opalka… Mais pas une seule image de Courbet. Bon Dieu. Il suffisait que ce peintre et son œuvre se soient immiscés dans sa vie personnelle pour qu’ils soient absorbés par le trou noir de sa maladie.
— Je me souviens maintenant, continuait Corto. De tous les autoportraits de Courbet, tu étais obsédé par L’homme blessé.
— C’est quoi ?
— Le peintre s’est représenté mourant, au pied d’un arbre, une tache de sang près du cœur.
— Pourquoi je m’intéressais particulièrement à ce tableau ?
— Je t’ai posé la question. Tu m’as répondu : « Lui et moi, on fait le même boulot. »
Narcisse fit encore quelques pas dans cet atelier qui avait été son antre, son repaire, sa caverne. Rien de familier ne s’en dégageait. Sa quête lui parut sans espoir.
— Reste avec nous, fit Corto comme s’il sentait le désespoir de Narcisse. Remets-toi à peindre. La mémoire va…
— Je pars demain matin. D’ici là, je veux mon fric.
— C’est vous qu’avez appelé ?
— À ton avis ?
Sur le seuil de l’entrepôt, Anaïs braquait sa carte de flic sous le nez d’un jeune gars qui avait les yeux rouges et la mèche grasse. 17 heures. Elle était quelque part dans la banlieue de Toulouse, dans une zone industrielle composée de grands hangars aveugles et sombres. Elle n’avait mis que deux heures pour rejoindre Toulouse, mais presque autant de temps pour débusquer le bon site dans ce labyrinthe du secteur tertiaire.
Le bon site, c’était le poste de contrôle de la société CAMARAS, gestionnaire de traceurs pour plusieurs marques automobiles en France, dans les régions Aquitaine, Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon, Provence-Alpes-Côte-d’Azur.
Anaïs avait appelé la permanence à 14 heures 30. L’agent qui lui avait répondu était surpris par sa démarche. Normalement, c’était la compagnie d’assurances qui… Elle ne l’avait pas laissé achever son discours.
— J’arrive.
Maintenant, elle se trouvait devant un geek vêtu d’un pull camionneur et d’un jean baggie — visiblement un étudiant qui avait trouvé ici la combine pour réviser le week-end tout en étant rémunéré. Mais il ne devait pas réviser grand-chose : pupilles dilatées, nez humide, dents branlantes. Un consommateur de coke.
Il recula pour la laisser entrer. Elle découvrit un large entrepôt qui, au premier coup d’œil, paraissait vide. En réalité, une console surmontée d’écrans était disposée le long du mur de droite. Le matériel rappelait le Centre de supervision urbain de Nice, version clandestine.
Le gars sortit de sa poche une petite bouteille de collyre, renversa la tête et s’envoya une giclée sous chaque paupière.
— J’ai pas très bien compris au téléphone…
Anaïs saisit un fauteuil à roulettes et le tourna vers lui.
— Assieds-toi.
— De quoi il s’agit au juste ? demanda-t-il en s’installant.
Du pied, elle le poussa contre la console et lui murmura à l’oreille :
— Le 12 février dernier, on a déclaré le vol d’un 4 × 4 Audi Q7 S-Line TDI, immatriculé 360 643 AP 33, au poste de Gendarmerie de Bruges. Tu en as entendu parler ?
— Ça me dit rien. Moi, je travaille ici que le week-end. J’suis étudiant et…
— Je posais la question pour la forme. Je veux que tu déclenches la balise qui est fixée sur la bagnole.
— C’est pas une balise, c’est un traceur GPS.
— Peu importe. Fais-le. Maintenant.
Le gars s’agita :
— Mais ça se passe pas comme ça ! La copie du PV de déclaration de vol à la Gendarmerie doit être envoyée à notre siège ainsi que le contrat d’assurances qui…
Elle attrapa de nouveau le siège et lui fit faire volte-face.
— Je peux aussi appeler une équipe de Toulouse pour te faire un test salivaire multidrogues : qu’est-ce que t’en penses ?
— Vous… vous avez l’immatriculation du véhicule ? bafouilla-t-il.
Anaïs extirpa de sa poche la feuille sur laquelle elle avait inscrit le numéro de la bagnole. Elle plaqua le document sur la console. Le choc alluma l’écran d’un ordinateur en veille. Des corps nus entremêlés apparurent. D’autres fenêtres jaillirent. Le visage d’une femme en pleine fellation. Le gros plan d’un anus dilaté. Des publicités aux noms suggestifs éclatèrent aux quatre coins du moniteur…
— Ton programme de révisions ? sourit Anaïs.
L’étudiant piqua un fard et éteignit maladroitement l’ordinateur. En se raclant la gorge, il se mit à pianoter sur le clavier du PC de surveillance. Les écrans affichèrent des cartes satellites de France. L’un d’eux zooma sur une partie du pays, trop rapidement pour que Anaïs puisse identifier la région.
— C’est instantané ? demanda-t-elle, surprise.
— Vaut mieux. Ça sert à pécho les voleurs.
— Où sont-ils ? Je veux dire : où est la bagnole ?
— Sur la D2202, dans la vallée du Var.
Anaïs se pencha :
— C’est où exactement ?
Il actionna une molette intégrée à la console et zooma encore :
— Ici, au-dessus de Nice.
— La bagnole bouge ?
— Ouais. Ils parviennent à la hauteur du pont Durandy.
Elle réfléchit. Étaient-ils sur la trace de Janusz ? Avaient-ils repéré sa planque ? Pourquoi auraient-ils réussi là où des dizaines d’escouades de flics avaient échoué ? Peut-être rentraient-ils au contraire vers une base quelconque…
Elle fouilla dans sa poche et posa son iPhone sur la console. Elle attrapa un bloc de service et griffonna ses coordonnées :
— Appelle ce numéro et envoie-moi le programme qui permet de suivre, en temps réel, les déplacements de la bagnole.
— J’ai pas le droit. C’est un logiciel protégé.
— T’as bien compris qu’on était sortis du droit chemin, toi et moi ? Alors, tu composes ce numéro et tu m’envoies, via Internet, le programme, capisci ?
Il joua du clavier. Le bruit des touches ressemblait aux claquettes d’une danse macabre.
Le mobile d’Anaïs vibra. Elle décrocha. Le mail était arrivé. En document joint, le programme du traceur.
Elle tendit son portable au type — elle était nulle en technique :
— Installe le logiciel et fous-le-moi à l’écran.
Quelques secondes plus tard, la carte de l’arrière-pays niçois s’affichait. Le signal symbolisant le 4 × 4 se déplaçait en clignotant. Sans pouvoir expliquer sa conviction, Anaïs était certaine qu’elle devait faire vite.
— Je vous ai aussi chargé un programme GPS, commenta le geek. Si vous vous paumez, vous pouvez associer les deux logiciels. Ils vous remettront sur la bonne route.
Elle le remercia d’un signe de tête. Sortant sa bouteille de collyre, il se rinça les deux yeux en un seul mouvement.
— Tu connais la conclusion, non ?
— J’vous ai jamais vue, sourit-il. J’ai jamais entendu parler du Q7.
— T’es un bon p’tit gars, lui fit-elle en lui envoyant un clin d’œil.
Elle se dirigea vers la porte puis pivota une dernière fois. Elle fit le geste de masturber un pénis imaginaire.
— Et fais gaffe aux cals !
L’étudiant rougit sans répondre.
Tout en courant vers sa voiture, elle fit ses comptes. Elle était bonne pour traverser encore une fois la France d’ouest en est. Elle pouvait couvrir les six cents bornes qui la séparaient de Nice en moins de cinq heures. Ensuite, il lui faudrait trouver son chemin dans l’arrière-pays. Et même avec un GPS, elle n’était pas sûre de son coup.
Elle prit la direction de l’autoroute. Le vrai problème était ailleurs. Elle n’avait dormi que quelques heures la veille, pas dormi du tout la nuit précédente et trois heures seulement celle d’avant. Elle tenait à peine debout — et c’était uniquement sur les nerfs.
Elle composa le numéro de Zakraoui. Le plus dangereux et le plus séduisant membre de son groupe. Le Maghrébin répondit à la deuxième sonnerie.
— Zak ? Anaïs.
— Comment ça va, ma belle ? (Il était le seul à se permettre ce ton familier.) Toujours en vacances ? On m’a parlé de ta virée à Nice !
— Il faut que tu m’aides. Je cherche un plan.
— Un plan… Un plan ?
Anaïs ne répondit pas. Réponse positive.
Il prit sa voix de velours :
— Précise ta pensée.
— Du speed.
Zakraoui, ou la brigade locale des Stups. Il connaissait, à l’échelle de la région Aquitaine et de ses alentours, les meilleures filières en matière de drogues. Ses connaissances étaient répertoriées par types de défonces, de fiabilité, de dangerosité. Du sûr. Pour une raison simple : il était lui-même un ancien junk. Il clamait qu’il était clean. On faisait semblant de le croire.
Le flic lui expliqua où elle pourrait se procurer les meilleures amphétamines dans sa zone. Elle s’arrêta sur le bas-côté et prit carrément des notes — Grand Mirail, quartier de la Reynerie, cité des Tournelles… Les noms allumaient vaguement des souvenirs. Des histoires de violences urbaines, de bagnoles brûlées…
— Tu veux que je passe quelques coups de fil ? demanda Zak.
— Ça ira. Où sont tes mecs ?
— Par-ci, par-là. La cité des Tournelles est une barre en forme de « Y ». Si tu roules au pas, à cette heure-ci, et que tu réussis à pas trop avoir l’air d’une keuf, les petits oiseaux viendront à toi.
Elle balança son carnet sur le siège passager, passa une vitesse, coinça son mobile contre son oreille et accéléra :
— À la boîte, c’est comment ?
— Ta tête est pas encore mise à prix mais ça va venir.
Elle raccrocha, l’image du flic en mémoire. Son petit chapeau, son sourire tunisien. Outre ses ennuis de drogue, l’IGS le gardait sur le feu pour un autre dossier : on le soupçonnait de polygamie. Avec Jaffar, recherché par le juge aux affaires familiales parce qu’il refusait de payer la pension alimentaire de sa femme et Le Coz qui vivait aux crochets d’une baronne sur le retour, cela faisait une sacrée brochette de don juans. Les seuls hommes de ma vie, se dit-elle.
Une heure plus tard — elle s’était perdue plusieurs fois sous la pluie —, elle était en pleine négociation avec une kaïra minuscule en survêtement vert fluo, la gueule enfouie sous sa capuche — il ressemblait à un lutin.
— D’abord la thune.
Anaïs s’était arrêtée à un DAB. Elle donna ses 100 euros. Le fric disparut, la main s’ouvrit sur 10 comprimés.
— Fais gaffe à toi. C’est pas pour les bâtards. T’en prends qu’un à chaque fois.
Elle fourra huit comprimés dans sa poche et en garda deux dans sa paume.
— T’as quelque chose pour les faire passer ?
Le nain sortit une canette de Coca Light.
— Garanti sans coke, ricana-t-il.
Elle avala les deux amphètes avec une gorgée. Quand elle lui rendit le Coke, le gars avait déjà reculé dans la nuit.
— Cadeau de la maison. Salut.
Anaïs démarra sous la pluie. Elle sentait déjà, ou croyait sentir, la dopamine qui se libérait au fond de son cerveau. Elle passa une nouvelle vitesse et reprit la direction de l’A61. À la première station-service, elle fit le plein. Elle paya et se rendit compte, en lorgnant vers les rayons de sandwiches et de biscuits, qu’elle n’avait pas faim. La drogue avait aussi un effet coupe-faim. Tant mieux. Elle resterait tous sens en alerte, aiguisés comme des couteaux.
Elle repartit en trombe et observa le programme du traceur sur son iPhone. Les salopards avaient quitté la D2202 en direction d’un bled du nom de Carros. Où allaient-ils ? Avaient-ils retrouvé Janusz ?
Elle passa la cinquième et s’aperçut qu’elle avait dépassé les 200 kilomètre-heure. Pour l’instant, sa petite Smart était sa meilleure alliée.
La nuit ne faisait que commencer.
— Combien il y a ? demanda Narcisse en regardant l’enveloppe Kraft dans sa main.
— 45 000 euros.
Il lança un regard sidéré à Corto.
— Je te l’ai dit. Tu as fait un carton à Paris. La plupart de tes tableaux se sont vendus aux alentours de 4 000 euros. Tu en avais peint une trentaine. La galerie a pris sa part, à peu près 50 %. Nous avons ponctionné 15 % sur ce qui te revenait, pour nos frais généraux. Il te reste cette somme. Tu es un peintre à la mode ! Si tu voulais, tu pourrais redevenir Narcisse et gagner confortablement ta vie.
Il entrouvrit l’enveloppe. Les billets brillaient à l’intérieur comme s’ils étaient en satin.
— Je ne serais pas capable de peindre comme Narcisse.
— Tu en es sûr ?
Il ne répondit pas. En réalité, il avait l’intime conviction que son savoir-faire, son talent avaient traversé ses différentes identités, comme ses connaissances psychiatriques. Pouvait-il reprendre la carrière de Narcisse, là où il l’avait laissée ? Il avait mieux à faire. Retrouver ses tableaux. Les observer. Les étudier. Il était certain qu’il y avait glissé une vérité inconsciente. La signature de sa personnalité d’origine.
— À votre avis, demanda-t-il en empochant le fric, j’en ai pour combien de temps ? Je veux dire : avant de perdre à nouveau la mémoire ?
Ils étaient sortis dans les jardins. La nuit était tombée. Le vent était monté en puissance. Les arbres se tordaient comme agités par de violentes crampes. Janusz avait gâché une journée d’enquête mais il était maintenant riche, nourri, régénéré. Une pause nécessaire pour mieux repartir.
— Impossible de le savoir, répondit le psychiatre. Il n’y a pas de règle. Mais n’oublie jamais que chaque fugue est une fuite. Une réponse à un trauma. Tes crises sont aussi motivées par ce que tu vis chaque jour.
Narcisse était d’accord. La pire des hypothèses : il était un tueur et, chaque fois qu’il tuait, il changeait de peau. Il secoua la tête pour lui-même : il se refusait à admettre cette culpabilité.
Ils descendaient maintenant parmi les terrasses. Le ciel était pur et bleu, déjà scintillant d’étoiles. Le parfum des pins stagnait à bonne hauteur, comme pour mieux enivrer les sens. Le psychiatre prit à droite. Un jardin de cactus apparut. Narcisse n’en avait jamais vu autant à la fois. Des cactus en terre. Des cactus en pots. Des cactus en serre. Certains ressemblaient à des oursins enveloppés dans du coton hydrophile. D’autres montaient à plus de deux mètres. D’autres écartaient les bras comme des candélabres.
— Tu sens, n’est-ce pas ?
— Quoi ?
— Les parfums. (Corto gonfla ses poumons dans l’obscurité.) Tout notre corps s’éveille à cet appel. C’est comme lorsqu’on voit la mer. L’eau qui nous habite frémit au plus profond de nous. Tu venais souvent ici, le soir…
Narcisse se demandait où le psychiatre voulait en venir.
— Je suppose que tu as lu les ouvrages de Jung.
— Oui.
Narcisse avait répondu sans hésitation.
— Pour Jung, notre conscience — ou plutôt notre inconscient — est traversée par des archétypes, des grands schémas primitifs qui appartiennent à l’aube de l’espèce humaine : les mythes, les légendes, les peurs primitives… Quand un fait, un tableau, un détail nous rappelle une de ces trames, nous sommes alors touchés en profondeur, et même submergés par une émotion qui nous dépasse, qui appartient à toute l’humanité.
Corto parlait d’une voix lancinante, hypnotique.
— Et alors ?
— Pour notre corps, je pense que c’est pareil. Il existe des archétypes… physiologiques. La mer. La forêt. La pierre. Le ciel. Des règnes qui à la fois nous touchent et nous transcendent. À leur contact, d’un coup, notre corps se réveille. Notre chair se souvient qu’elle a été mer, forêt, pierre, étoile… Nos cellules s’agitent, frémissent, réagissent.
Corto lui saisit brutalement l’épaule :
— Retrouve tes toiles, murmura-t-il. Retourne à Paris. Je sais que c’est ton projet. Au contact de ta peinture, au contact de la ville, ton corps te guidera. La peinture et la capitale appartiennent à ton histoire. Et d’une certaine façon, tu appartiens à la leur.
Il comprit ce que voulait dire Corto. Il ferma les yeux et commença instantanément l’expérience, in situ. Il se laissa pénétrer par les fragrances humides du jardin, le bruissement des cimes qui rappelait le ressac, l’odeur de la montagne froide et immémoriale. Des vagues le traversèrent. Il devint le sable foulé par des pieds nus, sous la pluie. Le crissement des insectes, cuits au soleil d’un pays où il était toujours midi. Le bruissement de la neige, la fraîcheur blanche d’une piste qui craque sous les skis. Il respirait. Il riait. Il embrassait. Tout son corps devenait le vernis d’une lumière dorée, un soir d’été, auprès d’une femme, dans un grand salon bourgeois…
Il ouvrit les paupières. Corto avait disparu.
Il venait de percevoir des pas, bien réels, provenant des terrasses inférieures. Il chercha du regard. En bas, les cactus bougeaient. Son cœur se bloqua.
Les cactus étaient les fossoyeurs, en costume strict et noir.
Ils avançaient, sans prendre de précaution particulière, piétinant des plantes, balayant les autres avec les bras. Dans les ténèbres, Narcisse distinguait le « V » de leur veste fermée jusqu’au dernier bouton. Ils tenaient chacun un calibre muni d’un silencieux. Face à ce détail, une pensée réflexe : son Glock était resté dans sa chambre.
Les hommes posèrent le pied sur la première dalle du chemin. Ils lancèrent un regard en hauteur, vers les bâtiments : Narcisse était déjà à couvert, parmi les taillis. La scène avait un air de déjà-vu : lui à Marseille, épiant les zonards, planqué en haut des escaliers.
Ils commencèrent leur ascension. Enfoui dans la végétation, Narcisse remonta les derniers mètres qui le séparaient des ateliers. Par chance, sa vareuse et son pantalon étaient de couleur sombre. Il faisait corps avec les arbres, l’obscurité.
Il fila sur la coursive le long des ateliers — il se souvenait d’avoir laissé sa porte-fenêtre entrouverte. Il se glissa par l’ouverture. Le contact avec le sol de ciment le rassura. Il verrouilla le châssis sans bruit et reprit brièvement son souffle.
Le couloir. Si ses souvenirs étaient bons, sur sa gauche, un escalier extérieur menait à l’étage des chambres. Tout était désert : l’heure du dîner concentrait les troupes dans l’autre bâtiment. Dans sa cellule, il passa la main sous son matelas et trouva le calibre. Le dossier d’Icare était là, lui aussi, ainsi que son couteau Eickhorn et le petit carnet de Narcisse. Ses seuls biens. Ses seuls bagages. Il glissa son automatique dans son dos, son couteau dans sa poche, les documents dans sa veste, qu’il enfila par-dessus la vareuse. Il roula sous son bras son pantalon de costume qu’il comptait enfiler plus tard.
Coup d’œil de droite à gauche dans le couloir : personne. Son cœur propulsait son sang avec violence dans ses artères. Déjà trop tard pour reprendre les escaliers. Il partit dans la direction opposée. Au bout, une fenêtre. Il l’ouvrit, se glissa à l’extérieur et atterrit sur un parapet qui courait le long du mur. Sous ses pieds, trois mètres de vide. Le saut était possible — surtout s’il visait les frondaisons des arbres. Il ferma les yeux et plongea. La chute lui parut durer des siècles. L’atterrissage aussi. Frottements, craquements, déchirures… Quand il fut certain d’être coincé parmi les branches, il libéra ses bras et fit courir ses mains sur son visage et sur son corps. Pas de sang. Pas d’os brisés. Pas de points douloureux. Il s’en tirait avec les honneurs. Il s’ébroua et parvint à enfoncer un pied à travers le treillis végétal. À force d’efforts, il toucha la terre ferme. Il se remit debout et s’extirpa des buissons. Il ôta sa veste et la noua autour de sa taille.
Il n’y avait plus qu’à courir. Il s’élança parmi les broussailles, avec toujours son pantalon sous le bras. Les branches lui fouettaient la face, les troncs se dressaient devant lui, les pierres roulaient sous ses pieds. Très vite, la pente l’emporta. Il freina des deux talons mais sa vitesse l’empêchait d’éviter la plupart des obstacles. Sonné, cinglé, frappé, il s’accrochait à un espoir. Une route bitumée finirait par croiser son chemin. Il la suivrait à pied. Il ferait du stop. Il trouverait un village. N’importe quoi, mais il s’en tirerait. Une question le brûlait à travers sa peur : comment les assassins l’avaient-ils retrouvé ? Que savaient-ils au juste sur lui ?
Les coordonnées GPS s’étaient fixées aux alentours de 21 heures. Quelque part dans la montagne, au-dessus du village de Carros. Le 4 × 4 était resté là-bas jusqu’à 2 heures du matin. Quand Anaïs était parvenue aux abords de Nice, le signal s’était remis en mouvement : les tueurs repartaient. Elle avait été tentée de reprendre l’autoroute sur leur trace, mais elle voulait voir le lieu où ils avaient passé une partie de la nuit. Dans ses pires hypothèses, ils avaient retrouvé Janusz. Ils l’avaient torturé. Ils l’avaient tué. Ils l’avaient mutilé…
Elle parvint à la destination GPS aux environs de 3 heures du matin. C’était un institut spécialisé, nommé Villa Corto. Elle suivit le chemin de terre avec prudence. Bientôt, ce qu’elle aperçut dans la lumière de ses phares lui fit penser qu’elle subissait un bad trip. Un clown, le visage peint en blanc, pleurait au bord du sentier. Plus loin, au-dessus des pins parasol, un homme marchait dans les airs. Il évoluait à deux mètres du sol. Sur le seuil du premier bâtiment de l’institut, se tenait un géant entièrement peint en noir — de la pointe des cheveux aux semelles des godillots.
Elle sortit de la voiture, une main sur son arme, et comprit qu’elle n’hallucinait pas. Tout était vrai.
Le clown s’approcha, s’essuyant les yeux. Ses larmes déchiraient son maquillage et lui donnaient l’air d’un Auguste défiguré. L’homme qui marchait en hauteur était là aussi. La clé du prodige était simple : il se déplaçait sur des échasses. Il parlait aux cimes des arbres comme s’il avait définitivement quitté le monde terrestre et compris le secret des oiseaux.
Anaïs se dirigea vers le bâtiment principal, dont les fenêtres étaient allumées. Elle faillit buter contre une vieille femme assise par terre, maquillée de manière outrancière. Elle avait préparé un feu sur lequel elle cuisinait des pâtes dans une casserole. Tout en les goûtant à l’aide d’une longue spatule, elle gémissait.
Anaïs la salua d’un signe de tête puis l’interrogea. Tout ce qu’elle obtint, ce fut :
— Le problème, avec mes toiles, c’est les douanes…
Elle n’insista pas et pénétra dans un réfectoire. Le carnaval continuait. Un Pierrot, aux yeux cerclés de noir, sautait sur une table, en poussant des grognements. Un autre portait un chapeau de fée prolongé par des cheveux d’ange. Il mordillait son poing enfoui dans son pull, produisant un filet de salive. Un autre coiffé d’un canotier jouait de la flûte assis en tailleur sur une table — un air lent et mélancolique, aux accents japonais. Anaïs remarqua qu’il s’était pissé dessus.
Que s’était-il passé ici ?
Où étaient les responsables ?
Elle monta au premier étage. Couloir de ciment. Portes de bois. L’atmosphère rappelait un funérarium. C’était la même froideur, la même nudité. L’impression se transforma en pressentiment, puis en évidence. Dans la deuxième pièce à droite, trois macchabées étaient entassés. Deux hommes, plutôt balèzes, avaient le torse crevé par des impacts de gros calibre. Un troisième, nu, était ligoté derrière un bureau, dans un état bien plus terrifiant que les deux autres.
Anaïs enfila des gants de latex, referma la porte. Les fous l’avaient suivie. Reconstitution. Les tueurs étaient arrivés sur le coup des 21 heures. Ils avaient abattu les infirmiers à bout touchant —.45 ou.44. Ils s’étaient ensuite occupés de celui qui devait être le directeur. Impossible de lui donner un âge précis, disons au-delà de la soixantaine. Il était défiguré. Les yeux écrasés. Le nez réduit à une cavité sanglante. Les joues lacérées, laissant voir des gencives meurtries, des plaies de dents arrachées. La tête penchait de côté — quelque chose avait été rompu du côté de la nuque.
Avait-il parlé ? A priori, n’importe qui serait passé à table sous l’emprise d’une telle souffrance. Et il n’y avait aucune raison de penser qu’un psychiatre maigrichon, visiblement âgé, ait joué les héros. Mais il suffisait d’une fois pour démontrer son courage… Toutes les guerres le prouvaient. Par ailleurs, la pièce avait été fouillée, retournée, saccagée. Ce qui pouvait laisser supposer que les salopards n’avaient pas obtenu de réponses à leurs questions.
Anaïs était étonnée par son propre calme, son sang-froid. Ces marques de barbarie lui brûlaient les yeux mais pas le cœur. Ces actes étaient comme de vieilles connaissances. Des nuits entières, elle avait imaginé ce qu’avait pu faire son père aux prisonniers politiques du Chili. Elle en voyait maintenant la réalité, en chair et en sang.
Elle balaya du regard les décombres et les livres tombés au sol. Pas la peine de fouiller. Les visiteurs ne lui avaient rien laissé. L’ordinateur sur le bureau avait été éventré. Le disque dur emporté. Les fichiers volés.
Anaïs passa aux conclusions. Janusz, dans une autre vie, avait séjourné dans cet institut — un asile de fous. Peut-être était-il revenu ici chercher refuge après sa fuite de Nice. Dans tous les cas, les tueurs avaient rappliqué avec cette idée en tête. Peut-être les avait-on prévenus. Un infirmier ? Un patient ? Si Janusz était passé ici, ils étaient arrivés trop tard. Ils avaient interrogé le directeur. Ils avaient pris leur temps. Anaïs savait qu’ils étaient restés quatre heures dans la clinique. Quatre heures de pure torture…
Elle attrapa son iPhone et se connecta avec le logiciel de géolocalisation. Les salopards dépassaient à cet instant la ville de Lyon, en direction de Paris. Possédaient-ils des infos sur la nouvelle direction de Janusz ? Elle rengaina son Glock et se décida pour un rapide tour du propriétaire avant de prendre la même route.
Elle fouilla le deuxième bâtiment sans rien découvrir d’intéressant. À l’évidence, le lieu se consacrait à l’arthérapie — un étage abritait des ateliers, remplis d’œuvres les plus diverses. Les fous la suivaient toujours. Ils avaient l’air d’espérer qu’elle les soignerait, les guiderait, les aiderait. Ils tombaient mal — elle se sentait plutôt dans leur camp.
Traversant de nouveau le réfectoire, elle remarqua sur le mur des portraits de groupe. Sur celui de l’année précédente, elle n’eut aucun mal à repérer Janusz. Il portait une blouse d’artiste. Pour la première fois, elle le voyait sourire avec sincérité. Elle le trouva plus que jamais mignon et…
Un doigt crasseux vint se poser sur le visage de Janusz. Anaïs sursauta : c’était le Pierrot aux cernes charbonneux.
— Narcisse, murmura-t-il en frappant de son index la photo. Narcisse ! NARCISSE ! Il est parti !
— Quand ?
Le Pierrot parut réfléchir avec difficulté. Il avait les yeux exorbités et ressemblait à Robert Smith, le chanteur des Cure.
— Hier, fit-il avec effort.
Elle arracha le portrait et l’empocha, histoire qu’on ne fasse pas de lien entre son protégé et ce nouveau massacre. Au passage, elle se souvint d’un détail. Selon Crosnier, « Narcisse » était le nom que Janusz avait donné au foyer de Marseille. Son nouveau nom ? Une identité précédente, à l’époque de l’institut ?
Elle marcha au pas de charge vers sa voiture, ignorant les déments qui lui couraient après. Elle faillit en écraser un en démarrant. Alors qu’elle filait dans le chemin, une idée battait sous son crâne. Malgré tout, ce massacre signifiait que Janusz était vivant. Elle s’en voulut de se réjouir à cette idée et fit le signe de croix, par réflexe, en pensant au vieux directeur et à ses infirmiers.
Dans son rétroviseur, elle aperçut plusieurs pensionnaires qui couraient derrière sa voiture, à travers la poussière du sentier. Impossible de laisser ces pauvres fêlés dans un tel marasme.
Elle ouvrit son portable et appela un numéro mémorisé.
— Crosnier ?
Les toiles ressemblaient à des partitions de musique. Des portées, des notes, des hampes fléchées. Les lignes n’étaient pas droites mais dessinaient des circonvolutions, contournant des têtes, des personnages, des symboles qui semblaient s’être invités au sein de cette musique circulaire.
Narcisse se pencha pour mieux discerner les figures. Un homme masqué. Des dauphins. Des hélices. L’ensemble, dans des tons ocre et or, évoquait une cosmogonie révélée au peintre. Sur les murs blancs de la galerie, les toiles mordorées brillaient comme des icônes géantes.
— Touchez pas, malheureux ! Ce sont des Wolfli !
Narcisse se retourna. Un homme en costume gris moiré, dont la couleur s’accordait à la chevelure, s’approchait. La soixantaine, lunettes siglées, silhouette soignée. Narcisse lui lança un large sourire. Ce matin, il aurait souri à n’importe qui. Il n’en revenait toujours pas d’être parvenu ici, à Paris, et plus précisément à la galerie Villon-Pernathy, 18, rue de Turenne, à la frontière du quartier du Marais.
La veille, au bout de la forêt, il avait trouvé une départementale. Presque aussitôt, un camion était passé. Par réflexe, Narcisse avait levé le pouce. Le chauffeur s’était arrêté. Il livrait des pièces en résine époxy à Aubervilliers, en région parisienne. Il voulait bien l’emmener à condition qu’il prenne le volant de temps en temps. Narcisse ne pouvait pas rêver meilleure aubaine. Ils avaient ainsi roulé toute la nuit, échangeant le volant et des propos sans queue ni tête, entre veille et sommeil.
À 6 heures du matin, Narcisse s’était retrouvé dans le métro parisien, porte de la Chapelle. « Souvenir » était un mot trop fort mais il était ici chez lui. Il connaissait les lignes de métro, les quartiers, les noms. Il pouvait s’orienter dans la capitale. Il avait acheté un ticket et pris la ligne 12, direction Mairie d’Issy. En regardant défiler les stations, il se répétait qu’une nouvelle fois, il s’en était sorti. Pour combien de temps ? Comment les croque-morts l’avaient-ils retrouvé ? Allaient-ils fouiller les bâtiments ? Allaient-ils interroger le directeur ? Aucun moyen de savoir.
Il était descendu à Madeleine, avait remonté à pied la rue Royale. Il sentait dans sa poche son enveloppe remplie d’euros — ce seul contact le rassurait, plus encore que le Glock dans son dos. Place de la Concorde, il avait bifurqué à droite et pénétré dans un des hôtels les plus luxueux de la capitale : le Crillon. Il misait sur deux postulats. Un tel palace était le genre de lieu où il pourrait retarder la présentation de ses papiers d’identité. À ce prix-là, on se montrait toujours compréhensif. L’autre hypothèse, c’était que le Crillon était le dernier endroit où on chercherait un fuyard présumé clodo.
Narcisse avait prétendu avoir perdu son portefeuille. Il avait payé d’avance sa chambre en cash — près de 1 000 euros — et promis de fournir sa déclaration de perte dans la journée du lendemain. Le personnel d’accueil n’avait même pas tiqué sur sa veste déchirée. Par pure provocation, par jeu, il avait donné l’identité et le pedigree de Mathias Freire. Il ne craignait rien. Il avait compris, depuis qu’il avait plongé dans le métro, que personne ne le cherchait à Paris. Ce qui passait pour une catastrophe nationale à Bordeaux ou à Marseille était noyé dans la masse à Paris.
Il avait visité sa chambre, pris une douche, s’était découvert une certaine familiarité avec le confort cinq étoiles. Il avait ensuite planqué dans le coffre son dossier d’enquête. Tout avait l’air d’un rêve. Il avait échappé aux assassins. Il avait les poches pleines. Il disposait d’une liberté de mouvement inespérée dans la capitale.
Il s’était fait monter un nécessaire de rasage et refait une tête acceptable. Il avait dormi deux heures. Puis avait pris un taxi et s’était arrêté rue François-Ier, dans une boutique chic pour hommes. Il avait opté pour un costume sombre et sobre, en laine, du pur fil-à-fil. Une chemise bleu ciel, pas de cravate, des mocassins de daim noir. Narcisse avait de nouveau visage humain. Dans la cabine, à l’abri des regards, il avait transféré le carnet de Narcisse qu’il avait emporté et la petite clé des menottes du vigile du TGI de Marseille — son fétiche, resté dans sa poche. Il avait aussi acheté deux ceintures. L’une pour maintenir son pantalon — et son calibre dans le dos. L’autre pour enserrer son mollet droit et y glisser son Eickhorn, à la manière d’un couteau de chasse sous-marine.
— Narcisse ? C’est bien vous ?
L’homme en gris — sans doute le galeriste — se tenait maintenant devant lui. Il avait changé d’expression.
— C’est moi. On se connaît ?
— Je connais vos autoportraits. Corto m’avait dit que vous aviez disparu…
— C’était temporaire.
L’hôte ne paraissait pas à l’aise. S’agitant dans son costume, il tendit la main :
— Je suis Philippe Pernathy, le propriétaire de la galerie. Votre exposition a été un franc succès.
— C’est ce qu’on m’a dit.
— Vous… vous peignez toujours ?
— Non.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Chaque seconde le confirmait : Pernathy n’était pas heureux de sa présence. Pourquoi ?
— Je veux voir mes toiles.
Le galeriste parut soulagé. Il prit Narcisse par le bras et l’entraîna dans son bureau, au fond de la salle :
— Aucun problème. Je les ai ici en photo et…
— Non. Je veux voir les originaux.
— Impossible. J’ai vendu tous vos tableaux.
— Je sais. Je veux la liste et les coordonnées des acheteurs.
— Pas question. C’est confidentiel.
Narcisse comprit enfin. Le problème était d’ordre financier. Le lascar avait sans doute vendu les toiles beaucoup plus cher qu’il ne l’avait dit à Corto. Il redoutait que l’artiste entre en contact avec ses clients.
— Je me fous de vos trafics, prévint-il. Je dois les voir, c’est tout !
— Non. C’est… c’est impossible.
Narcisse l’empoigna par les revers de sa veste :
— Vous savez qui je suis, non ? Avec les fous, un accident est vite arrivé !
— Je… je ne peux pas vous donner cette liste, bredouilla-t-il. Ce sont des clients privilégiés qui veulent garder l’anonymat, je…
Le galeriste s’arrêta net. Narcisse venait de dégainer son Glock. Il l’enfonçait maintenant sous sa mâchoire.
— La liste, siffla-t-il entre ses dents. Avant qu’une bouffée délirante nous emporte tous les deux.
Pernathy parut s’affaisser, mais à l’intérieur de lui-même, comme si une vertèbre ou deux avaient lâché. Tremblant, rouge vif, il contourna la table et attrapa la souris de son ordinateur. Il cliqua plusieurs fois — Narcisse pouvait voir la liste se refléter dans ses lunettes. D’une main vibrante, l’escroc mit en route l’imprimante.
— Buvez un coup, conseilla Narcisse, ça ira mieux.
Docile, l’homme ouvrit un petit réfrigérateur planqué derrière une fontaine d’eau, dans un coin du bureau. Il en sortit une canette de Coca Zéro.
— Vous en avez une pour moi ?
Quelques secondes passèrent ainsi, surréalistes. Narcisse tenait toujours le mec en joue. Ils buvaient en silence alors que l’imprimante ronronnait. Sur la droite, il aperçut un grand cliché noir et blanc représentant un homme chauve, au regard noir et intense, en pantalon à bretelles. Il tenait une trompette en papier.
— Qui c’est ?
— Adolf Wolfli. J’organise une rétrospective. Le plus grand peintre d’art brut de tous les temps.
Narcisse fixait les yeux incandescents.
— Il était fou ?
Pernathy se mit à parler très vite, virant de sa syntaxe points et virgules :
— On peut dire ça, oui. Après plusieurs tentatives de viol sur des enfants, il a été déclaré irresponsable. On l’a interné dans un asile, près de Berne. Il ne l’a plus jamais quitté. C’est là-bas qu’il a commencé à dessiner. Il n’avait droit qu’à un crayon et à deux feuilles de papier journal non imprimé par semaine. Parfois, il dessinait avec une mine de seulement quelques millimètres. Il a couvert des milliers et des milliers de pages. Quand il est mort, sa cellule était encombrée du sol au plafond de dessins et de livres reliés à la main.
— La trompette de papier : pourquoi ?
— Il jouait sa propre musique avec ce rouleau. Il n’était pas musicien mais prétendait entendre des notes au fond de son cerveau.
Narcisse fut pris d’un vertige. Un fou criminel qui avait noyé ses pulsions violentes dans des portées et des arabesques infinies. Comme lui ?
— Ma liste, fit-il d’une voix creuse.
Le galeriste tendit la feuille imprimée. Son visage congestionné retrouvait des couleurs raisonnables. Son corps se redressait sous les riches tissus. Il semblait surtout pressé de se débarrasser du forcené.
Narcisse jeta un coup d’œil sur les noms — tous inconnus. La plupart vivaient à Paris. Il pourrait les retrouver facilement. Face à chaque nom, le titre de l’œuvre vendue était indiqué. Le sénateur. Le facteur. L’amiral…
Il glissa son calibre dans son dos et reculait vers la porte, quand une autre idée lui vint :
— Parle-moi de Courbet, ordonna-t-il en passant soudain au tutoiement.
— Cour… Courbet ? Quoi, Courbet ?
— Parle-moi de L’homme blessé.
— Je ne suis pas spécialiste de cette période.
— Dis-moi ce que tu sais.
— Je crois que Courbet a peint cet autoportrait dans les années 1840, 1850. Quelque chose comme ça. C’est un exemple célèbre de repentir.
— Un quoi ? Qu’est-ce que t’as dit ?
— Un repentir. C’est comme ça qu’on appelle une toile que l’artiste a corrigée d’une manière importante. Ou sur laquelle il a carrément peint un autre tableau.
La phrase éclata au fond de son cerveau. Ma peinture n’est que repentir. Narcisse ne voulait pas dire que son art exprimait un remords. Il signifiait qu’il avait d’abord peint autre chose sur ses toiles. D’ailleurs, sa réflexion exacte était :
Il ne faut pas se fier à ce qu’on voit. Ma peinture n’est que repentir. Ses autoportraits n’étaient que des camouflages…
— L’homme blessé. Raconte-moi.
— C’est un cas d’école, déclara Pernathy d’une voix moins précipitée. Les historiens se sont toujours demandé pourquoi Courbet s’était représenté sous les traits d’un homme couché sous un arbre, blessé au cœur. On a compris, longtemps plus tard, que ce tableau abritait un secret. Au départ, Courbet s’était peint avec sa fiancée. Le temps qu’il achève son tableau, la fille l’avait plaqué. Meurtri, Courbet l’a effacée du tableau et l’a remplacée, symboliquement, par cette tache de sang au cœur. La blessure de l’homme était une blessure d’amour.
À travers sa propre fébrilité, Narcisse apprécia l’anecdote :
— Toute cette histoire, comment la connaît-on ?
— On a passé la toile aux rayons X en 1972. Sous la peinture de surface, la silhouette de la fiancée apparaît nettement, dans le creux de l’épaule de Courbet allongé.
Le sang cognait sous son crâne. Ses doigts tremblaient. Sous chacun de ses autoportraits, il existait une autre œuvre. Une vérité qui concernait son identité d’origine ou les crimes du tueur de clochards.
Une vérité qu’il pourrait voir apparaître aux rayons X.
Avant de franchir le seuil, il avertit :
— Pour toi comme pour moi, il vaut mieux qu’on ne se soit jamais vus.
— Je comprends.
— Tu ne comprends rien et c’est mieux comme ça. Et ne t’avise pas de prévenir tes clients de ma visite. Sinon, je reviendrai.
Narcisse avait l’impression de posséder la liste des membres d’un club secret. Un groupe d’initiés qui se nourrissaient de sa propre folie. Des vampires psychiques. Des voyeurs pervers. Pour chaque collectionneur, le document indiquait non seulement l’adresse mais aussi le code d’entrée, les initiales de l’interphone, le numéro de portable. La galerie Pernathy avait livré chaque tableau à domicile. Les renseignements pratiques avaient été reportés au fichier. Il n’y avait plus qu’à sonner aux portes.
Narcisse se sentait revivre à Paris. C’était un jour gris comme seule la capitale sait en produire. Pas de nuages ni de pluie. Seulement un rideau âcre, humide, pollué, un linge sale qui pesait sur toute la ville. Quelque chose qui semblait n’avoir ni début ni fin, aucune chance d’évolution dans la journée. Il jubilait. Cette crasse, cette monotonie, c’était le tissu de ses origines.
Le premier acheteur de la liste, Whalid El-Khoury, habitait en bas de l’avenue Foch. Il demanda au chauffeur de taxi de l’attendre devant l’immeuble et franchit patiemment chaque obstacle. Code du portail. Code de l’immeuble. Interphone. La visite n’alla pas plus loin. El-Khoury était absent. Narcisse essaya de négocier avec le majordome : pouvait-il monter livrer son colis ? Il espérait au moins pénétrer dans l’appartement et voir sa toile. Le larbin lui conseilla de remettre son paquet au concierge.
Narcisse donna au chauffeur de taxi une autre adresse, la plus proche de l’avenue Foch : une impasse située avenue Victor-Hugo. Il avait déjà organisé mentalement son périple, en fonction de la situation géographique de chaque collectionneur.
Dans la ruelle, villas et immeubles se dissimulaient soigneusement derrière des sapins et des cyprès. Chaque résidence semblait illustrer l’adage : Pour vivre heureux, vivons cachés. Mais l’hôtel particulier de Simon Amsallem, sa deuxième cible, allait à contre-courant de cette tendance. C’était une bâtisse du début du XXe siècle, chargée d’ornements d’inspiration à la fois mauresque et italienne, revêtue de stuc blanc. Tourelles, rotondes, caryatides, balcons, balustrades : tout se bousculait sans le moindre souci de logique ni d’équilibre. La demeure d’Amsallem claquait dans le froid comme un bouchon de champagne.
Narcisse se présenta à l’interphone. Il fut aussitôt reçu par un majordome philippin. Il donna son nom d’artiste. Sans un mot, l’homme partit avertir son boss. Il resta seul dans un vestibule dallé de blanc et de noir. Sur les murs, simplement éclairées par des rampes de leds, des toiles étaient accrochées. De l’art brut, et du plus pur.
Un grand tableau, constitué de cartons d’emballage crayonnés, représentait la vue aérienne d’un petit village, cerné de routes et de chemins. Si on se plaçait à bonne distance, on voyait que les axes traçaient le visage d’une sorcière, bouche ouverte, prête à engloutir le bourg. Un triptyque à la craie représentait le même visage, déformé par trois expressions distinctes. Stupeur. Angoisse. Terreur. Les yeux injectés, les ombres violacées, les fonds torturés — tout semblait avoir été tracé avec du sang.
D’autres toiles décrivaient, dans un style proche des comics américains des années 60, des scènes de la vie quotidienne française : courses au marché, apéritifs au café, banquets campagnards… Les tableaux auraient pu être réconfortants mais les personnages hurlaient en silence, montrant les dents, entourés de cadavres pourrissants et d’animaux écorchés…
— Narcisse, c’est bien toi ?
Il se retourna et découvrit un homme d’âge mûr, corpulent, en survêtement blanc. Il arborait des Ray-Ban Aviator et une kippa épinglée dans sa chevelure poivre et sel. En sueur, il portait une serviette éponge blanche autour du cou. Il devait sortir d’une séance de gymnastique. Narcisse se demanda s’il avait gardé sa kippa durant ses exercices.
L’homme le serra dans ses bras comme s’ils se retrouvaient après une longue absence puis l’observa quelques secondes, en éclatant de rire.
— Content de te voir en vrai, mon gars ! Ça fait des mois que je dors avec ta tête au-dessus de mon lit !
D’un geste, il désigna un grand salon à droite. Narcisse pénétra dans la pièce qui renouait avec le style ostentatoire du dehors. Canapés de velours mordoré. Coussins de fourrure blanche. Tapis orientaux disposés selon des angles variés sur le sol de marbre. Une menora, le chandelier à sept branches des Hébreux, trônait sur la cheminée. Imposante, démesurée, elle méritait son surnom de « Sept yeux de Dieu ».
Et toujours, de l’art outsider. Des sculptures aux exagérations primitives, construites en boîtes de conserve. Des toiles naïves, peintes sur des supports de récupération. Des esquisses cernées d’inscriptions mystérieuses. Narcisse songea à une fanfare pleine de couacs, de cuivres, de percussions. L’ensemble ne dépareillait pas dans le décor « bling-bling » de l’hôtel.
Le collectionneur s’affala dans un des canapés. Sous sa veste de survêtement ouverte, il portait un tee-shirt affichant « FAITH » en lettres gothiques :
— Assieds-toi. Cigare ?
— Non, merci, fit Narcisse en s’installant en face de son interlocuteur.
Amsallem piqua un barreau de chaise dans une boîte en laque chinoise et referma le couvercle d’un revers. Il attrapa un cran d’arrêt au manche d’ivoire et cisailla l’extrémité du cigare. Enfin, il le cala entre ses dents éclatantes et l’alluma à grand renfort de nuages bleutés. La machine était lancée.
— Ce qui me passionne dans l’art brut, attaqua-t-il comme si une interview commençait, c’est la liberté. La pureté. Tu sais comment Dubuffet le définissait ?
Narcisse fit poliment « non » de la tête.
L’autre poursuivit sur un ton moqueur :
— « Nous entendons par là des ouvrages artistiques exécutés par des personnes indemnes de toute culture artistique. De l’art où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe. » Pas mal, non ?
Il cracha une grosse bouffée et devint soudain sérieux.
— Le seul poison, fit-il à voix basse, c’est la culture. Elle étouffe l’originalité, l’individualité, la créativité. (Il brandit son cigare.) Elle impose son putain de message politique !
Narcisse acquiesçait toujours. Il se donnait cinq minutes avant de passer à l’objet de sa visite. L’orateur posa ses pieds sur la table basse — des Nike aux motifs dorés.
— Tu veux un exemple ? En voilà un. Prends les Vierges à l’enfant de la Renaissance. Vinci, Titien, Bellini… Magnifique, d’accord, mais y a un détail qui cloche, mon gars. Le petit Jésus n’est jamais circoncis ! Mazel tov ! Chez les cathos, le Christ n’est même plus juif !
Amsallem rangea ses jambes et se pencha vers Narcisse, l’air d’un conspirateur.
— Pendant des siècles, l’art a léché le cul du pouvoir ! Il a entretenu les pires mensonges. Il a nourri la haine du Juif en Europe ! Tous ces tableaux, avec leurs petites bites de goyim, ont fait le lit de l’antisémitisme !
Il regarda sa montre et demanda brutalement :
— Qu’est-ce que tu veux au juste ?
Narcisse répondit du tac au tac :
— Voir mon tableau.
— Rien de plus facile. Il est dans ma chambre. C’est tout ?
— Non. Je veux… Je voudrais l’emprunter pour une journée.
— Pourquoi ?
— Je dois vérifier quelque chose. Je vous le rendrai aussitôt après.
Sans la moindre hésitation, Amsallem tendit sa main ouverte au-dessus de la table basse :
— Done ! Tu l’as, mon gars. Je te fais confiance.
Narcisse topa, désorienté. Il s’attendait à plus de difficultés. Amsallem devina sa surprise. Il arracha son cigare de sa bouche charnue et souffla un long trait de fumée :
— En France, vous avez un truc qui s’appelle le droit moral des artistes. J’suis d’accord avec ça. J’ai acheté ton tableau, mec, mais t’en restes l’auteur. Cette toile sera toujours à toi, par-delà les siècles ! (Il se leva d’un bond.) Suis-moi.
Narcisse lui emboîta le pas dans un couloir tapissé de satin noir. Dorures, tentures et marbres jaillissaient à chaque seuil de chambre. Des bustes italiens, des tapisseries, des meubles vernis foisonnaient comme chez un antiquaire vénitien.
Amsallem pénétra dans une pièce où trônait un lit blanc et or. Au-dessus du traversin, dans un cadre de 100 cm sur 60, son tableau était là. Le collectionneur possédait le Clown. Impeccable, avec son visage fariné, ses deux lignes noires qui barraient les yeux, sa trompette et son ballon.
Narcisse s’approcha. Il retrouvait les tons rougeoyants, la violence des traits, la distorsion sarcastique du visage, mais il découvrait maintenant le relief de sa toile. Une peinture autant à toucher qu’à contempler. Les couleurs se soulevaient comme des torrents de lave et dessinaient des sillons tourmentés, rageurs, véhéments. Le clown était représenté en contre-plongée et semblait dominer le monde.
En même temps, son maquillage dérisoire, son expression angoissée, misérable, lui ôtait toute souveraineté. Le tableau montrait à la fois un tyran et un esclave, un dominateur et un dominé. Peut-être le symbole de son destin en trompe-l’œil…
Amsallem lui envoya une claque dans le dos :
— T’as du génie, mon gars. Aucun doute là-dessus !
— Matriochka, demanda-t-il, ça vous dit quelque chose ?
— Les poupées russes ? Non. Pourquoi ?
— Pour rien.
D’un seul geste, Amsallem décrocha le tableau et prit le ton obséquieux d’un vendeur de magasin :
— J’vous l’emballe, m’sieur ?
— Qu’est-ce qui se passe avec Narcisse aujourd’hui ?
Philippe Pernathy s’agitait dans son costume de flanelle grise. Autour de lui, des toiles étranges se multipliaient sur les murs blancs. Des sortes de partitions bizarres, aux portées circulaires, déployant des notes par milliers et des figures inquiétantes.
Anaïs se sentait dans une forme éclatante. Les amphètes continuaient de faire leur effet. Après avoir prévenu Crosnier, elle avait directement filé à l’aéroport de Nice. Le flic marseillais avait pris le relais. Il avait même accepté d’occulter sa présence sur la scène de crime. Elle avait attrapé un vol pour Paris à 10 h 20 — elle suivait toujours le périple des mercenaires sur son iPhone : quand elle avait embarqué, ils parvenaient porte de la Chapelle.
Elle avait atterri une heure plus tard. Les gars avaient rejoint la rue de Turenne où ils avaient passé près de 20 minutes, à hauteur du 18–20. Dans le même temps, elle avait loué une voiture à Orly — craignant un moment que la fille du comptoir Avis ne refuse de lui faire un contrat tant elle avait l’air défoncé. Finalement, elle avait pris la route à bord d’une Opel Corsa, dotée d’un GPS — elle ne connaissait pas assez Paris pour s’y retrouver seule.
Entre-temps, les hommes avaient quitté la rue de Turenne pour l’avenue Foch. À l’évidence, ils suivaient un itinéraire précis mais Anaïs ne pouvait encore imaginer lequel. Tout ce qu’elle espérait, c’était qu’ils ne paveraient pas leur route de cadavres.
Quand elle était arrivée rue de Turenne, elle avait poussé la porte de la galerie Pernathy par pur feeling. Bonne pioche. L’homme venait de lui livrer des informations capitales. Narcisse était un peintre de la Villa Corto. Pernathy avait récemment vendu toutes les toiles connues du maître — une trentaine, réalisées entre septembre et octobre 2009 — à des collectionneurs parisiens.
Ces réponses étaient plus ou moins celles qu’elle attendait. Avant d’avoir été Mathias Freire, psychiatre, Victor Janusz, SDF, le beau ténébreux avait été Narcisse, peintre fou interné dans les environs de Nice…
Le galeriste lui avait montré plusieurs polaroïds de ses toiles : des autoportraits bizarres, où l’artiste s’était peint dans la peau de personnages costumés. Les tableaux tiraient sur le rouge — le sang — et se partageaient entre deux tendances : mi-épiques, mi-sarcastiques. On aurait dit des hymnes, mais des hymnes massacrés par un orchestre qui jouait faux.
— Qui est venu aujourd’hui vous parler de Narcisse ?
L’homme laissa échapper un soupir serré, convulsif :
— Narcisse lui-même.
— À quelle heure ?
— Vers 11 heures.
C’était l’heure où les tueurs stationnaient devant la galerie. Elle avait donc vu juste. Ils avaient retrouvé leur proie. Ils la suivaient en attendant l’opportunité de l’abattre. Son cœur sauta dans sa poitrine.
— Que voulait-il ?
— Voir ses tableaux.
— Vous les lui avez montrés ?
— Impossible. Je les ai tous vendus. Il m’a demandé la liste des collectionneurs qui avaient acquis ses toiles.
— Vous lui avez donnée ?
— Il était armé !
Anaïs jeta un coup d’œil à son iPhone : le Q7, après avoir stationné avenue Victor-Hugo, repartait en direction du Trocadéro. À l’instinct, elle devina : Janusz faisait la tournée des collectionneurs, les chasseurs à ses trousses.
— Faites-moi une copie de la liste. Tout de suite.
— C’est confidentiel. C’est…
— Je vous conseille de me l’imprimer avant que les choses n’empirent. Pour vous.
Le galeriste contourna son bureau, se pencha sur son ordinateur, cliqua. Presque aussitôt, l’imprimante se mit en route. Anaïs observa de nouveau son écran. Les assassins étaient passés rive Gauche.
— Voilà.
Le galeriste déposa la liste sur son bureau.
— Vous avez un stabilo ? demanda-t-elle.
Pernathy lui donna un surligneur orange. La série comportait une vingtaine de noms — la plupart sur Paris. Elle coloria celui de Whalid El-Khoury, avenue Foch, puis celui de Simon Amsallem, Villa Victor-Hugo. Qui serait le prochain collectionneur ? Coup d’œil au traceur : les tueurs remontaient les quais en direction du boulevard Saint-Germain.
— Narcisse, que voulait-il d’autre ? demanda-t-elle en revenant à Pernathy.
— Rien. Il est parti avec sa liste. C’est tout.
— Vous n’avez pas reçu d’autres visites ce matin ?
— Non.
Quelque chose ne cadrait pas. Si les pros avaient voulu abattre Janusz, ç’aurait déjà été fait. Qu’attendaient-ils ? Voulaient-ils savoir ce qu’il cherchait ? Et lui, pourquoi voulait-il revoir ses toiles ? Ces tableaux contenaient peut-être une information. Un secret que Narcisse y avait déposé. Un secret qu’il avait oublié et qu’il cherchait à découvrir.
Le Q7 filait toujours. D’après sa liste, ils auraient pu s’arrêter au domicile de Hervé Latannerie, 8, rue Surcouf 75007 PARIS, mais ils dépassèrent cette rue et rejoignirent la place des Invalides.
— Narcisse vous a-t-il dit autre chose ?
— Non. Enfin, si. Il m’a posé des questions sur Gustave Courbet.
— Quel genre ?
— Il s’intéressait à un de ses autoportraits. L’homme blessé.
— Soyez plus précis. Je veux savoir, mot pour mot, ce qu’il vous a demandé.
— Il voulait savoir ce qu’est un repentir.
— Je vous le demande aussi.
— Une toile qu’un artiste a beaucoup corrigée. Ou qu’il a entièrement repeinte.
Des picotements sur la nuque. Elle s’approchait d’une vérité cruciale.
— L’homme blessé est un repentir ?
— Un des plus célèbres, oui. On s’est toujours demandé pourquoi Courbet s’était représenté sous les traits d’un homme mourant sous un arbre, blessé au cœur. Dans les années 70, on a passé la toile aux rayons X et on a découvert qu’il avait d’abord esquissé une autre scène, avec sa fiancée de l’époque. Avant qu’il n’ait achevé son tableau, la fille l’avait quitté. Courbet a transformé son tableau et s’est représenté agonisant, touché au cœur. Le symbole parle de lui-même.
L’idée enflamma son cerveau. Les toiles de Narcisse étaient des repentirs. Sous ses autoportraits, l’artiste avait peint autre chose — un secret qu’il cherchait lui-même à identifier, et que les salopards traquaient eux aussi. Narcisse récupérait ses toiles pour les passer aux rayons X.
L’iPhone. Les chasseurs empruntaient la rue du Bac et stoppaient au coin de la rue de Montalembert. Elle relut sa liste. Un nom lui sauta au visage : Sylvain Reinhardt habitait au numéro un de cette rue.
Elle fonçait vers la sortie quand un dernier réflexe la retint :
— L’Homme blessé, vous en avez une illustration ?
— Peut-être, oui. Dans une monographie. Je…
— Allez la chercher.
— Mais…
— Magnez-vous.
Pernathy disparut. Anaïs ne tenta pas d’ordonner ses idées. Les battements de son sang avaient remplacé toute réflexion, tout raisonnement.
— Voilà.
Pernathy tenait un livre ouvert entre ses mains. L’Homme blessé reposait au pied d’un arbre, son manteau posé sur lui comme une couverture. La scène flottait dans une pénombre feuilletée d’or, frémissante, solennelle. L’ombre sur laquelle sa tête s’appuyait évoquait un rêve d’écorce noire. Le bel endormi serrait sa main gauche sur un pli du tissu alors que son bras droit disparaissait sous le manteau.
Sur le pan gauche de la chemise blanche, une tache rouge crevait la toile. Près du peintre, une épée reposait. Anaïs réagit en flic. Elle se dit que ce tableau était une scène de crime et que cette lame était un leurre. La victime avait voulu cacher aux autres son véritable meurtrier — non pas un rival, avec qui il avait croisé le fer, mais une femme, avec qui il avait croisé sa chair…
— Vous avez la radiographie du tableau ?
— Elle est là.
Pernathy tourna une page. Anaïs vit apparaître le même tableau en noir et blanc. Une lumière blanche l’irradiait et le transformait en songe lunaire. Un détail changeait : à la place des plis du manteau, une femme se logeait dans le creux de l’épaule du peintre. Un spectre immatériel — qui rappelait ces clichés truqués du début du XXe siècle, soi-disant pris lors de séances de spiritisme.
La femme était restée sous la peinture.
Elle remercia le galeriste et partit d’un pas mal assuré. Dans la confusion de son esprit, elle comprit qu’elle redoutait une possibilité plus que toutes les autres.
Que les toiles de Narcisse ne cachent, elles aussi, le fantôme d’une ex.
Sylvain Reinhardt vivait dans les ténèbres.
Il avait ouvert sa porte avec précaution, émergeant de l’ombre, laissant la chaîne barrer l’entrebâillement. Dans la cage d’escalier, les appliques diffusaient une faible lumière, à la manière de lampes à paraffine au fond d’une mine.
— Je vous reconnais, dit l’homme. Vous êtes Narcisse.
Il s’inclina en signe d’acquiescement.
— Je n’achète jamais directement aux artistes, prévint Reinhardt.
Narcisse tenait sous son bras le tableau enveloppé dans du papier-bulle.
— Je ne suis pas vendeur.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je pourrais d’abord entrer ?
À contrecœur, Sylvain ôta sa chaîne, ouvrit la porte et recula dans le vestibule. Narcisse plongea dans l’obscurité. Il devina les volumes, les parquets, les plafonds très hauts, les lignes spacieuses d’un appartement haussmannien.
Quelques secondes passèrent ainsi, dans le silence, l’immobilité. Enfin, Reinhardt referma la porte et la verrouilla. Les yeux de Narcisse s’habituaient à l’ombre. Un double séjour. Des volets clos. Des meubles couverts de housses grises. Il régnait ici une chaleur suffocante.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Le ton était agressif. Narcisse considéra son hôte. Il portait un jean délavé, un pull ras du cou, des mocassins de bateau. Pour l’instant, il n’avait pas de visage.
— Je voulais vous rencontrer, fit Narcisse prudemment.
— J’évite les contacts avec les artistes dont j’achète les œuvres. C’est ma règle. Quoi qu’on en dise, l’émotion artistique doit rester neutre, objective, impartiale.
Reinhardt esquissa un mouvement vers le salon de droite. Narcisse prit cette direction. La pièce n’était pas en désordre mais elle trahissait l’abandon, la négligence. Un voile de poussière couvrait chaque objet. Une odeur de renfermé crispait les narines. Des flaques plus sombres se détachaient sur le sol — des tapis. Narcisse les imaginait souillés, velus, couverts de cheveux…
Il avança encore. Des lustres à pendeloques, des fauteuils, des guéridons flottaient dans les ténèbres. Un bas-relief était sculpté sur le mur de droite — des colosses de profil, qui rappelaient des hiéroglyphes égyptiens. Un appartement de famille, se dit-il. Ces murs, ce mobilier, ces tapis appartenaient au sang de Sylvain Reinhardt aussi sûrement que la forme de son nez ou d’autres atavismes de ses ancêtres. Ce lieu n’était qu’un prolongement de son patrimoine génétique.
Il se retourna et sourit :
— Vous avez une collection d’art brut ?
Il distinguait mieux son interlocuteur. Reinhardt avait une tête de mort, au sens propre. Sa peau, fine, tendue, parcheminée, moulait chaque détail de ses muscles et de ses os. Un front dégarni. Des orbites profondes. Des mâchoires et des dents proéminentes. Impossible de lui donner un âge. En le voyant, on ne pensait pas en termes d’années, mais de générations. Un pur fin de race.
— Elle est ici. Autour de vous.
Alors il les repéra. Les tableaux n’étaient ni encadrés ni suspendus. Seulement posés le long des murs. Dans le demi-jour, ils se confondaient avec le papier peint terne. Des imbrications inextricables, de forme curviligne. Des petits personnages crayonnés, portant des becs d’oiseaux. Des têtes rondes, aux dents innombrables…
— Pourquoi vivez-vous ainsi ? demanda Narcisse. Dans le noir ?
— Pour mes tableaux. La lumière détériore les couleurs.
Narcisse se demanda si son hôte plaisantait. Il avait une prononciation hautaine. Comme si chaque mot, chaque syllabe le dégoûtait.
— La lumière est la raison d’être de la peinture.
La phrase lui avait échappé — c’était l’artiste qui s’était exprimé. Reinhardt lui répondit par un ricanement. Une sorte de gloussement méprisant.
Il s’approcha des autres œuvres. Des hommes à museaux de chat. Des fillettes au teint de spectre. Des masques de carton brun, aux yeux écarquillés.
— Mon père était un ami de Dubuffet, fit Reinhardt comme une excuse. Je continue sa collection.
Narcisse ne s’était pas trompé. Ce fils de famille était prisonnier de ses origines comme il était prisonnier de sa collection. Ces œuvres, ces murs évoquaient les grands pétales noirs d’une plante carnivore qui le dévorait lentement.
— Qu’est-ce que tu veux au juste, salopard ? demanda-t-il brutalement. Qu’est-ce que tu viens foutre chez moi ?
Narcisse se retourna, surpris par le changement de ton. Reinhardt tenait un petit pistolet. On distinguait seulement le canon dans l’obscurité. L’engin avait l’air factice.
— Tu veux me voler, c’est ça ?
Sans quitter son calme, Narcisse passa au tutoiement :
— Un jour, au musée du Luxembourg, les gardiens ont surpris un vieil homme, armé d’une palette et de pinceaux qui repeignait furtivement un tableau exposé de Pierre Bonnard. Les types ont jeté le cinglé dehors. C’était Bonnard lui-même.
Reinhardt ricana encore. Ses dents étaient pourries.
— On raconte la même histoire avec Oskar Kokoschka.
— Un peintre n’en a jamais fini avec son œuvre.
— Et alors ?
— Je veux retoucher mon tableau. Celui que tu as acheté. Le Facteur. Je veux le récupérer. Un jour ou deux.
Reinhardt ne s’attendait pas à cette requête. Son attention se relâcha une seconde. Narcisse frappa son poignet avec le tranchant de la main gauche et dégaina de l’autre. L’héritier poussa un cri aigu — un hurlement de belette. Narcisse l’attrapa à la gorge et le plaqua contre le mur, canon sous le nez. Son Glock était beaucoup plus convaincant que l’arme miniature.
— Où est ma toile ?
Pas de réponse. L’homme s’affaissa, sans perdre conscience.
— File-moi mon tableau, siffla-t-il, lèvres serrées, et je te laisse à ton vivarium.
À genoux, le fin de race le regarda avec hébétude. Ses yeux pleins de larmes brillaient comme une paire de bougies, lui donnant tout à coup un air solennel.
— Où est mon tableau, putain ?
— Pas… pas ici.
— Où est-il ?
— Dans mon entrepôt.
— Où c’est ?
— En bas. Dans la cour. Un atelier.
Narcisse le releva sur ses pieds d’une traction et lui montra la porte :
— Après toi.
— Les flics de nice m’ont rappelé. Ils grattent sur la Villa Corto.
— Et alors ?
— Que dalle. Pas de traces, pas d’indice. Impossible de savoir qui a tué le psychiatre et ses infirmiers. Quant aux témoins, tu les as vus.
— Personne n’a parlé de moi ?
— Personne n’est en état de parler de quoi que ce soit.
Dans sa voiture de location, Anaïs écoutait la voix de Crosnier comme si elle provenait d’une autre planète. Elle était en planque depuis dix minutes, rue du Bac, au coin de la rue de Montalembert, une artère oblique, très courte, qui butait contre un édifice prestigieux, celui des éditions Gallimard, marqué simplement du sigle « NRF ».
— C’est tout ?
— Fer-Blanc est mort.
Anaïs n’avait jamais cru qu’il se réveillerait. Et de toute façon, on n’en était plus là. Elle avait posé son calibre sur ses genoux. Les deux cerbères se tenaient sous ses yeux, à quelques dizaines de mètres, debout près du Q7 stationné devant le Monoprix qui faisait le coin de la rue du Bac. Elle avait déjà vérifié l’immat’ et les hommes répondaient au signalement qu’elle possédait. Manteaux de laine noire. Costards Hugo Boss. Deux têtes de hauts fonctionnaires sûrs de leur allure et de leur pouvoir.
Ils faisaient les cent pas autour de leur véhicule comme de vulgaires chauffeurs, levant de temps à autre les yeux vers la façade du 1, rue Montalembert. Narcisse était à l’intérieur. Quelque part dans les étages, chez Sylvain Reinhardt.
— Je te rappelle.
Narcisse venait de sortir de l’immeuble, deux tableaux sous le bras. L’un enveloppé de papier-bulle, l’autre emmailloté dans un drap ficelé. Les mercenaires se mirent en mouvement. Anaïs ouvrit sa portière. Victor Janusz, alias Mathias Freire, alias Narcisse, tournait le dos aux éditions Gallimard et se dirigeait vers la rue du Bac.
Il croisa le portail de l’hôtel Montalembert, le seuil de l’hôtel Pont-Royal, longea un restaurant, l’Atelier de Robuchon. Ses cadres à la main, il avait l’air d’un somnambule. Il regardait droit devant lui mais paraissait ne rien voir. Il avait dû perdre trois ou quatre kilos depuis la dernière fois, dans son pavillon anonyme.
Les tueurs traversaient déjà la rue, dans la fumée des gaz, contournant les voitures stoppées dans le trafic. Anaïs referma sa portière sans bruit et fit sauter la sûreté de son calibre. Les chasseurs n’étaient plus qu’à quelques mètres de leur proie. Anaïs plaça son index sur la détente. Elle marchait dans leur direction, prête à traverser la chaussée. Les tueurs glissèrent la main sous leur manteau. Anaïs leva le bras.
Rien ne se passa.
Les chiens de chasse se figèrent.
Narcisse venait de pénétrer dans un centre d’imagerie médicale qui jouxtait une pharmacie, au 9, rue de Montalembert. Anaïs fourra son arme sous son blouson. Le panneau indiquait : SCANNER — RADIOLOGIE NUMÉRISÉE — MAMMOGRAPHIE — ÉCHOGRAPHIE…
Narcisse suivait son idée. Il avait récupéré un tableau chez Simon Amsallem, un autre chez Sylvain Reinhardt. Il allait maintenant les passer aux rayons X.
Les deux hommes se replacèrent près de leur véhicule. Anaïs les imita, revenant vers son Opel. Elle plongea dans l’habitacle. Elle était certaine qu’ils ne l’avaient pas repérée. La circulation était au point mort. Les voitures pare-chocs contre pare-chocs. Klaxons convulsifs. Visages fermés derrière les pare-brise. Que pouvait-il se passer ici ?
Elle observait ses ennemis du coin de l’œil. Elle admirait leur calme, leur élégance, leur familiarité tranquille avec la mort. 1,85 mètre, carrure large. Sous leur manteau, la veste était fermée haut et le pli de pantalon impeccable, à l’italienne. L’un d’eux arborait une chevelure argentée et des lunettes d’écaille, modèle Tom Ford. Le second était blond roux, le cheveu déjà rare. Deux belles gueules aux traits réguliers. Qui respiraient la proximité avec le pouvoir, l’assurance de l’impunité.
Par contraste, elle se sentit plus bas que terre. Elle puait. Elle était en sueur. Elle était chiffonnée. Ses mains tremblaient. Elle songea aux westerns italiens qu’elle regardait avec son père. Les duels sur fond d’arènes ou de cimetières hiératiques. L’absolue maîtrise des héros. Leur sang-froid incorruptible. Les deux mercenaires possédaient ce flegme. Pas elle.
Un bref instant, elle fut tentée de prévenir les forces de police du quartier. Non. Ils remarqueraient dans la seconde l’arrivée des keufs. Ils disparaîtraient aussi sec. Or, elle voulait savoir qui ils étaient, ce qu’ils avaient dans le ventre et pour qui ils travaillaient. Autre hypothèse. Rejoindre Narcisse dans le centre d’imagerie médicale. Le maîtriser. Fuir avec lui par une issue de secours. Pas possible non plus. Il paniquerait. Il ferait usage de son arme. On ne pouvait pas faire confiance aux amateurs.
Elle reposa son calibre sur ses genoux. Serra son volant de toutes ses forces, tentant de réprimer les à-coups dans ses avant-bras. Avec un Lexomil, ça irait mieux. Mais associer l’anxiolytique aux amphètes revenait à pisser sur un feu ardent.
Attendre.
Il fallait attendre.
— Monsieur Narcisse ?
Il se leva d’un bond, ses toiles sous le bras. Il avait donné ce nom au comptoir d’accueil sans réfléchir. Il n’avait ni carte Vitale ni ordonnance mais les secrétaires s’étaient montrées compréhensives. Il avait prétendu souffrir du coude après une chute. On l’avait installé dans la salle d’attente. Les autres visiteurs ne lui accordaient aucune attention.
— Par ici, s’il vous plaît.
La secrétaire prit à droite dans le couloir. Il cogna ses tableaux contre l’angle du mur.
— Vous voulez nous les laisser au standard ? Vous serez plus à l’aise dans le vestiaire.
— Merci. Je les garde avec moi.
Il marchait dans les pas de la femme. Il se sentait dans un état critique. La séance de violence chez Reinhardt avait aggravé son anxiété. La deuxième toile, dans l’entrepôt, l’avait achevé. Cette fois, il s’était représenté dans un costume de facteur des années 80. Casquette et veste bleu-gris, estampillées du logo de l’époque : un avion en origami. Que cachaient ces portraits absurdes ?
L’assistante stoppa devant une porte et revint à la charge :
— Vous êtes sûr de vouloir les garder ?
— Merci. Ça ira très bien.
Elle tourna une poignée et l’invita à pénétrer dans une cabine étroite qui donnait sur une autre porte.
— Déshabillez-vous. La radiologue va venir vous chercher.
Narcisse s’enferma et attendit, sans même retirer sa veste, posant ses toiles sur le banc du sas. Au bout d’une minute, une nouvelle femme ouvrit la seconde porte.
— Vous ne vous êtes pas déshabillé ? demanda-t-elle sèchement.
Narcisse la jaugea du regard. Brune, très maquillée, talons hauts, elle représentait des forces contradictoires. Science et rigueur du côté de la blouse blanche, provocation et sensualité du côté de la vie civile.
Il opta pour la manière douce :
— Ma requête est un peu spéciale, fit-il en souriant. J’ai besoin de faire une radiographie de ces deux tableaux et…
— C’est impossible, coupa la technicienne. Nos machines ne sont pas conçues pour ça.
— Je vous assure que c’est une pratique très courante. Dans les laboratoires de recherche des Musées de France, ils…
— Désolée. Vous vous êtes trompé d’adresse.
Elle le repoussa dans la cabine. Narcisse transpirait abondamment, un sourire crispé sur les lèvres :
— Je me permets d’insister. Il suffit de…
— Soyez gentil, monsieur. D’autres patients attendent. Nous…
Elle recula d’un coup. Narcisse braquait sur elle son Glock. Il attrapa ses tableaux de la main gauche, pénétra dans la salle d’examen et referma la porte avec le pied.
— Qu’est-ce… qu’est-ce que…?
Toujours de la main gauche, Narcisse arracha le papier-bulle du Clown.
— Aidez-moi, nom de Dieu !
Elle se précipita. Ses ongles vernis crevèrent les bulles, déchirèrent la surface de plastique, dénudèrent la toile aux couleurs sanguines. Le clown avec son visage fariné et son sourire triste jaillit.
Narcisse s’était reculé — il tenait en joue la radiologue, les deux mains serrées sur la crosse du Glock.
— Foutez le tableau dans l’appareil !
Maladroitement, elle centra la toile sur la table d’examen.
— La cassette, maintenant. Dans le statif.
Il avait prononcé ces mots sans réfléchir — des termes techniques de médecin. La femme lui lança un regard abasourdi. Elle manœuvra et déclencha le rayonnement. Sur la table d’acier, le clown fixait Narcisse de ses yeux noirs. Il paraissait se foutre de lui. Comme s’il connaissait déjà la surprise qu’il lui préparait, sous le vernis et les couleurs.
— L’autre, maintenant, siffla-t-il entre ses dents. Vite.
La radiologue arracha la cassette du tiroir. L’objet lui échappa des mains, atterrit sur le sol dans un bruit de ferraille. Elle plongea pour le ramasser, le posa sur un chariot, attrapa une autre cassette. Pendant ce temps, Narcisse avait fait sauter les ficelles du drap qui enveloppait Le Facteur.
— Magnez-vous.
La femme s’exécuta. Narcisse avait l’impression de recevoir, à l’intérieur de son corps, la décharge du tube à rayons X. Elle ouvrit le statif. Attrapa la deuxième boîte d’acier.
— Où se passe la visualisation ?
— À… à côté.
Un bureau jouxtait la salle d’examen. Narcisse la désigna de son calibre. Elle s’assit face aux écrans, glissa les cassettes au sein d’un râtelier dans une imposante machine qui évoquait une photocopieuse à l’ancienne.
— Il faut attendre quelques secondes, fit-elle à court de souffle.
Narcisse se pencha au-dessus de son épaule, observant l’écran noir.
— Vous savez ce que disaient les Gnostiques ? demanda-t-il à la manière d’un fou, enfonçant son arme dans les reins de la radiologue.
— Non… Non.
— Le monde n’est pas un visage de Dieu mais un mensonge du démon.
Elle ne répondit pas. Il n’y avait rien à répondre. Il l’entendait haleter. Il la sentait transpirer. Plus profondément encore, il captait le battement de son cœur affolé. Sa démence décuplait ses sens. Son intuition. Sa conscience. Il avait l’impression d’embrasser la nature secrète du cosmos.
Soudain, l’écran s’alluma et révéla la première radiographie.
Il y avait bien un tableau sous le tableau. Un dessin, plutôt. Dans le style des illustrations à la plume qui accompagnaient les feuilletons du début du XXe siècle. Positions théâtrales. Détails appuyés. Fines rayures pour exprimer les ombres, les mouvements, les clairs-obscurs…
L’esquisse représentait un meurtre.
Sous le pont d’Iéna ou le pont Alexandre III.
Le tueur exultait au-dessus d’un corps nu. Une hache dans une main, il brandissait de l’autre un trophée organique. Narcisse s’approcha et observa le fragment arraché. Des organes génitaux. L’assassin venait d’émasculer sa victime. Il aurait voulu réfléchir à la signification rituelle de ce geste, se souvenir d’une scène mythologique qui intégrait une castration, mais il ne le pouvait pas.
À cause du visage du tueur.
Un visage dissymétrique, qui partait sur le côté droit et s’étirait en une grimace abominable. Un œil était rond, l’autre fendu. La bouche formait un rictus béant, s’ouvrant du côté de l’œil rond, hérissée de dents disparates. Mais il y avait pire : il comprenait, à travers sa stupeur, qu’il s’agissait d’un ultime autoportrait. Ce tueur au visage dantesque, c’était lui-même.
— Vous… vous voulez voir l’autre radio ?
Narcisse mit plusieurs secondes à revenir dans le monde réel.
— Envoyez-la, fit-il d’une voix qu’il ne reconnut pas.
L’autre dessin représentait la même scène, mais quelques secondes plus tard. Le tueur — les traits à l’encre lui donnaient une précision cruelle, insoutenable, et en même temps une sorte d’universalité mythique — lançait les organes dans le fleuve noir, brandissant sa hache de l’autre main. Narcisse remarqua que l’arme était un outil primitif — un objet concocté avec un silex affûté, des liens de cuir, du bois.
Il recula. Son dos trouva un mur. Il ferma les yeux. Les questions s’amplifiaient sous son crâne au point de tout occulter. Combien de clochards avait-il ainsi éliminés ? Pourquoi s’acharnait-il sur ces êtres déclassés ? Pourquoi s’était-il représenté avec cette gueule tordue, abominable ?
Il rouvrit les yeux in extremis, évitant l’évanouissement. La radiologue l’observait. Son expression avait changé : la pitié se lisait sur ses traits. Elle n’avait plus peur pour elle mais pour lui.
— Vous voulez un verre d’eau ?
Il aurait souhaité répondre mais n’y parvint pas. Il attrapa ses deux tableaux, les enveloppa avec maladresse dans le drap. Fit plusieurs tours de ficelle et boucla l’ensemble.
— Développez les clichés, parvint-il à articuler, et foutez-les dans une enveloppe.
Quelques minutes plus tard, il sortait du centre d’imagerie médicale d’un pas d’automate. Il marchait avec l’impression de chuter, de sombrer, de se dissoudre. Il leva les yeux et vit le ciel qui s’effondrait. Les nuages roulaient comme des rochers le long d’une falaise, se précipitaient vers lui…
Il baissa les yeux et chercha son équilibre.
Les énarques assassins étaient devant lui.
Ils avançaient, manteau au vent, la main déjà à la ceinture.
Il lâcha ses tableaux et attrapa son Glock dans son dos.
Il ferma les yeux et tira plusieurs fois.
Anaïs vit la flamme sortir de la bouche de l’automatique. Elle jaillit de sa bagnole et plongea vers le trottoir. D’autres détonations retentirent. Le temps qu’elle se relève, une marée de corps s’affaissait dans une rumeur de panique. Des voitures pilaient. Des hommes couraient. Nouvelles détonations. Elle se glissa entre deux voitures et tendit la tête. Cette fois, elle aperçut un des tueurs allongé sur la chaussée — mort. Des pas sur l’asphalte, entrecoupés de gémissements. Elle se demandait s’il y avait des blessés — des victimes collatérales. Le mot lui paraissait absurde mais il avait crevé sa conscience.
Pas moyen de viser qui que ce soit. Les passants occultaient son champ de vision. Le charivari des silhouettes, des bagnoles occupait toute la scène. Enfin, elle repéra Narcisse devant une pharmacie. Face à face avec le deuxième tueur. L’un visant l’autre. Ils s’empoignaient pour dévier les tirs, piétinant les toiles, luttant pour se projeter au sol, comme dans un combat de catch maladroit.
Nouveau coup de feu. Une vitre éclata, couvrant de verre les deux combattants. Narcisse glissa sur une enveloppe de radiographie. Tomba à la renverse, entraînant l’autre dans sa chute. Il tentait toujours de viser son agresseur qui en faisait autant. Ils disparurent derrière une voiture. Elle ne voyait plus que leurs pieds qui s’agitaient. Des hurlements s’élevaient de partout à la fois. Les gens se recroquevillaient, s’accrochaient les uns aux autres comme en plein naufrage.
Elle essaya de passer à l’attaque mais trébucha sur une femme agrippée à son sac. Elle s’étala, perdit son flingue, le retrouva sous une bagnole. Quand elle se releva, ce fut pour voir le deuxième mercenaire bondir de nouveau, arme braquée. Narcisse reculait sur le cul, hébété, mains nues, sans défense.
Anaïs cala son poing droit dans sa paume gauche et visa. À l’instant où elle allait tirer, un groupe passa devant ses yeux. Deux coups de feu claquèrent. Une autre vitrine s’effondra. Un pare-brise se givra d’un coup. Anaïs se déporta sur la gauche, roula sur le capot d’une voiture, recadra son objectif.
Narcisse tenait le poignet de son agresseur. La gueule du canon cracha des étincelles. Le bitume s’ébrécha. Narcisse se démenait toujours, suspendu au bras de son adversaire. Anaïs visa les jambes du mec, se disant que la force de recul allait lui faire atteindre son flanc gauche. Son doigt appuyait sur la détente quand des sirènes retentirent.
Des pneus qui crissent. Des portières qui claquent. Des cris, des ordres qui s’élèvent au-dessus de la panique générale. La nature même de l’air avait changé — une trame qui se serait resserrée, densifiée.
Elle se concentra sur sa cible. Le combat était passé à l’arme blanche. Narcisse, dos au sol, tenait un cran d’arrêt. Il fourrageait le ventre de son agresseur qui tentait de le mordre au visage. L’homme en Hugo Boss se releva d’un coup. Les pans de son manteau flottaient. Il recula en titubant, plié en deux, alors que des voix amplifiées les sommaient de se rendre. Narcisse s’était redressé lui aussi, couteau en main.
Elle vit un policier en tenue le mettre en joue. Sans réfléchir, elle tira en l’air, en direction des flics. Elle se récolta une volée d’acier en retour. Elle plongea et se cramponna au trottoir. Les balles crépitèrent sur les carrosseries, crevèrent les façades du Monoprix, cinglèrent les bornes de Vélib qui se trouvaient là. Les bleus avaient identifié un autre ennemi et ne faisaient plus de quartier.
Elle releva la tête et vit la fin de l’affrontement. Une escouade de flics avait profité de la diversion pour se rapprocher de Narcisse. Ils le matraquaient à bras raccourcis. Elle voulut crier quelque chose. Aucun son ne sortit de sa bouche. À la place, un flux tiède jaillit de ses lèvres. Elle pensa à du sang. C’était de la salive. La tête lui tournait. Elle n’entendait plus rien. Il lui semblait que l’hémoglobine saturait son cerveau, jusque dans ses plus infimes vaisseaux.
Alertée par un pressentiment, elle se retourna. Des hommes casqués étaient sur elle. Elle voulut lever les bras, lâcher son arme, sortir sa carte de flic — tout ça à la fois. Avant qu’elle n’ait pu faire le moindre geste, une matraque s’écrasa sur son visage.
— J’veux un sandwich ! Bande d’enculés ! J’connais mes droits !
L’homme frappa la vitre blindée avec le poing puis y alla à coups de pied. Anaïs l’aurait bien fait taire mais elle était occupée à éviter les filets de glaire qui serpentaient entre ses pieds. Un clochard venait de glisser du banc et était soulevé de convulsions. À chaque secousse, un jet de vomi se répandait sur le sol.
— Bandes de Nazis ! J’veux parler à mon avocat !
Anaïs se prit la tête à deux mains. Son mal de crâne ne fléchissait pas. Depuis plus de trois heures, elle était enfermée dans une cellule de cinq mètres sur cinq, au commissariat central de la rue Fabert, sur l’esplanade des Invalides.
On l’avait ranimée. On l’avait fouillée. On l’avait déshabillée. On l’avait photographiée. On avait pris ses empreintes. Puis on l’avait enfermée dans cette cage vitrée, en compagnie d’une Cour des miracles braillarde et agitée.
Anaïs connaissait la musique. Pour l’année 2010, le nombre des gardes à vue en France, avoisinait le million. On arrêtait les conducteurs sans permis, les couples qui s’engueulaient, les fumeurs de joints, les clodos, les voleurs de supermarchés… Elle ne pouvait pas se plaindre de faire partie du lot. Après tout, elle avait ouvert le feu sur ses propres collègues. Et on avait découvert des amphétamines dans sa poche.
Elle regarda ses doigts encore maculés d’encre. Bizarrement, elle se sentait calme, résignée. Le principal était acquis : Narcisse était arrêté et sauvé. On allait enfin comprendre la vérité. On allait identifier les deux salopards. On allait éclaircir chaque point de l’imbroglio. Peut-être même réussirait-on à attraper le tueur de clochards…
Elle le sentait : l’affaire touchait à sa fin.
Elle aussi touchait à sa fin.
— Salauds ! Espèces de bâtards ! J’veux voir le commissaire !
Anaïs souleva encore les pieds. Le clodo venait d’envoyer une nouvelle salve. L’odeur de mauvais vin tournait en tempête, associée à la puanteur de pisse et de crasse de la cage. Elle lança un regard distrait à ses compagnons de cellule. Hormis le gueulard et l’épave à terre, il y avait deux kaïras recroquevillés sur leur banc qui paraissaient épuisés. Un punk tressautait sur place, se grattant les bras à les écorcher. Un homme en costume avait l’air abasourdi — sans doute un conducteur sans permis. Deux baby-rockers, aux jeans soigneusement déchirés et tachés de couleurs — des tagueurs — ricanaient en faisant les marioles.
Elle était la seule femme.
D’ordinaire, on ne mélangeait pas les sexes dans l’aquarium mais ce principe n’avait peut-être plus cours à Paris. Ou bien on l’avait confondue avec un mec. Ou bien on l’avait fait exprès, pour lui foutre la pression. À aucun moment, elle n’avait résisté ni protesté. La procédure était en cours. Elle allait comparaître devant le juge. Elle s’expliquerait à ce moment-là…
Déclic de serrure. Tous les regards convergèrent vers le bruit — le seul qui puisse signifier quelque chose ici. Un bleu était accompagné d’un flic en civil. Anaïs cadra tout de suite le personnage : un amateur de gonflette, nourri aux stéroïdes, prompt à cogner et à dégainer.
L’OPJ s’avança vers elle :
— Viens avec moi.
Elle ne releva pas le tutoiement, ni le ton méprisant. Jean baggie, blouson de cuir, Glock bien apparent : le flic devait peser plus de cent kilos. Une aura de crainte s’était imposée dans la cellule.
Elle se leva et emboîta le pas au culturiste. Elle s’attendait à rejoindre le hall puis les bureaux des officiers mais le colosse prit à droite, dans un couloir étroit qui puait la poussière, puis à droite encore. L’odeur de poussière passa à celle de la merde.
Des hurlements. Des coups assourdis. Des portes en fer, avec des commutateurs et des chasses d’eau extérieurs. Les cellules de dégrisement. Le gars en uniforme joua de son trousseau. Une porte pivota. Quatre murs de ciment. Un ragoût de vomi, d’excréments. Des cafards galopants en guise de spectateurs.
— Assieds-toi.
Anaïs s’exécuta. La porte claqua de nouveau.
— On a vérifié. T’es bien flic.
— Ça vous gênerait de ne pas me tutoyer ?
— Ta gueule. Mais t’as oublié de nous préciser un truc.
— Quel truc ?
— T’es suspendue depuis ce matin. Sur ordre du Parquet de Bordeaux.
Anaïs sourit en émettant un râle d’épuisement :
— J’ai demandé un 32 13. Un envoi d’office à l’infirmerie. On m’a frappée, on…
— Ferme ta gueule. T’as ouvert le feu sur des flics, avec une arme que t’avais plus le droit d’utiliser.
— Je voulais éviter une bavure policière.
L’homme éclata de rire, les pouces glissés dans la ceinture. Elle baissa la tête, feignant l’humilité. Il fallait jouer la pièce dans le sens de l’auteur.
— La bavure, c’est toi.
— Je vais voir le juge ?
— C’est en cours. Mais t’es pas près de sortir de là. Ça, j’te le jure. Un Glock et des amphètes, ça fait pas bon ménage.
Le souleveur de fonte semblait se réjouir de la situation. Pour une raison inexpliquée, il avait envie de casser du flic.
— Durant l’opération, vous avez interpellé un homme. Où est-il ?
— Tu veux le dossier d’enquête ? Qu’on t’installe un bureau ?
— Il est blessé ? Vous l’avez interrogé ?
— T’as pas compris, ma grande. Ici, t’es plus rien. T’es même un peu en dessous des autres. Une Judas ou quelque chose de ce genre.
Elle ne répondit pas. Elle crevait de trouille face à ce monstre. Ses épaules et son torse tendaient sa chemise et son blouson, comme des érections de muscles. Son visage n’exprimait rien : il avait la gueule placide d’un herbivore.
— Deux hommes ont été abattus dans l’affrontement, reprit-elle avec obstination. Vous les avez identifiés ? Vous avez réquisitionné leur véhicule ? Un Q7 stationné devant l’hôtel Pont-Royal…
Le flic hocha la tête d’un air consterné. Il la considérait maintenant comme une démente qu’il vaut mieux laisser parler.
— Vous avez commencé l’enquête de voisinage ? insista-t-elle. Il faut interroger en priorité le personnel du centre d’imagerie médicale du 9, rue de Montalembert. Il…
— Je serais toi, je réfléchirais surtout à me trouver un bon avocat.
— Un avocat ?
Il se pencha vers elle, les deux mains en appui sur les genoux. Il prit un ton différent, presque conciliant.
— Qu’est-ce que tu crois, ma poule ? Qu’on peut jouer au tir au pigeon avec les collègues, comme ça, sans la moindre conséquence ? Ça se passe comme ça à Bordeaux ?
Anaïs se rencogna sur le banc de ciment.
— Vous devez interroger Sylvain Reinhardt, s’acharna-t-elle à voix basse. Il habite au 1, rue de Montalembert. Et aussi Simon Amsallem, 18, Villa Victor-Hugo.
— Je t’écoute et je commence à hésiter. Plutôt qu’un avocat, y te faudrait plutôt un bon psy.
Anaïs bondit de son siège et propulsa le gars contre la porte en fer :
— C’est mon enquête, salopard ! Réponds à mes questions !
L’homme la repoussa avec violence, sans le moindre effort. Anaïs rebondit contre le mur puis retomba sur le banc, glissa, se ramassa sur le sol. Le flic la souleva d’une main et attrapa ses pinces de l’autre. Toujours d’une main, il la retourna et lui plaça les poignets dans le dos. Les bracelets claquèrent. Elle sentit le sang lui inonder la bouche. Il l’attrapa par le col de son blouson et l’assit de force sur le banc.
— Va falloir te calmer, ma belle.
— Vous ne savez pas ce que vous faites.
Le flic éclata d’un nouveau rire :
— Alors on est deux.
— Les gars de la Force publique ont dû trouver sur le terrain deux tableaux et deux radiographies, dit-elle en sentant le goût de fer sur ses lèvres. Il faut absolument les récupérer. Il faut que je les voie !
Il marcha vers la porte et frappa, sans même répondre :
— Connard ! Salaud ! Enculé ! Retire-moi les pinces !
Le planton ouvrit la porte. La paroi de fer claqua en signe de réponse.
Anaïs éclata en sanglots.
Elle avait pensé que sa chute prenait fin.
Elle ne faisait que commencer.
J’ai tué deux hommes.
La seule idée qui flottait dans sa conscience.
Une idée noire, brûlante, confuse.
J’ai tué deux hommes.
Les détonations du Glock dans son sang. L’onde de recul dans sa main. Le contact de sa lame dans le ventre du deuxième tueur. Il avait enfoncé son Eickhorn, encore et encore.
J’ai tué deux hommes…
Il cligna les yeux plusieurs fois. Plafonniers blancs. Négatoscopes. Chariot scintillant chargé de produits antiseptiques. Une salle d’examen d’hôpital, surchauffée. Il était allongé sur un brancard de métal, sous une couverture de survie. Son corps était traversé de courbatures. Des tiges de fer dans sa chair.
Il ferma de nouveau les yeux et fit un bilan. Pas si négatif. Il était passé à un cheveu de la fin mais il était bien vivant, en état de marche. Il pouvait presque sentir le sang circuler dans son corps endolori. Chaleur. L’enquête. Les meurtres. Les énigmes. Tout ça lui paraissait loin, vain, irréel.
Depuis des jours, il accumulait les questions.
La police se chargerait des réponses.
Un cliquetis lui confirma la nouvelle donne : un bracelet de menottes fixait son bras gauche au cadre de la civière alors qu’une perfusion s’écoulait dans le pli de son coude droit. Il allait tranquillement attendre en prison que l’enquête suive son cours. Le temps du repos était venu…
Avec un temps de retard, il devina une présence dans la pièce. Il rouvrit les paupières. Sur sa droite, un homme en blouse blanche, de dos, marmonnait dans un dictaphone à quelques mètres — sans doute un rapport qui le concernait. Il tourna la tête à gauche et remarqua des radiographies fixées sur le négatoscope. Les clichés montraient une boîte crânienne de face et de profil. Les cartilages du nez abritaient une balle de pistolet. L’éclat de métal se découpait parfaitement, blanc sur noir, orienté vers le sinus gauche.
Les radiographies de sa victime.
Il avait atteint le tueur près de l’orifice nasal.
Une soudaine poussée de sueur constella son visage. La douleur se resserra sur son crâne. J’ai tué deux hommes… Alors, les dessins sous rayons X lui revinrent. Et cette certitude qu’il était aussi le tueur de clochards.
— Vous êtes réveillé ?
Le médecin se tenait devant lui, mains dans les poches. Ses lunettes offraient un reflet clair, limpide — une eau cristalline qui donnait envie d’y plonger, de s’y purifier, d’y absoudre ses péchés.
— Je suis le docteur Martin. L’urgentiste qui s’est occupé de vous.
— Où on est ? parvint-il à demander.
— À l’Hôtel-Dieu. J’ai insisté pour qu’on vous sorte de la salle Cusco.
— C’est quoi ?
— La salle des Urgences médico-judiciaires. Une espèce de Cour des miracles remplie de suspects, de victimes, de flics.
— Et moi, qu’est-ce que je suis ?
Le toubib désigna du menton les menottes :
— À votre avis ? Vous êtes placé sous contrôle judiciaire. Moi-même, j’agis sur réquisition du procureur. Bref, vous êtes autant en taule qu’à l’hôpital mais dans ce service, vous aurez au moins une nuit de répit. Comment vous sentez-vous ?
Narcisse mit plusieurs secondes à répondre. La sirène d’une ambulance ou d’un fourgon policier mugit au loin.
— Je… J’ai des courbatures.
— Ils vous ont tapé dessus, fit-il sur un ton de confidence. Mais vous avez la tête dure !
Narcisse désigna les clichés fixés sur le négatoscope :
— Ce sont les clichés de ma victime ?
— Il n’y a pas de victime. À part vous.
— J’ai tué deux types.
— Vous vous trompez. Aucun cadavre n’a été retrouvé. Tout ce que je sais, c’est qu’une femme a aussi été arrêtée. Une flic de Bordeaux, paraît-il. Un sacré bordel.
Une flic de Bordeaux. Narcisse n’avait pas besoin d’explications. Anaïs Chatelet avait participé à la fête. Depuis tout ce temps, elle n’avait donc pas lâché l’affaire.
Il revit encore une fois les fragments de la scène. Les coups de feu. Les coups de couteau. Les hurlements de la foule. Les sirènes. Où étaient passés les deux tueurs ? Ses deux victimes ?
Il se releva sur un coude et désigna à nouveau les clichés sur le négastocope :
— S’il n’y a pas de cadavre, le mec avec une balle dans la tête, c’est qui ?
— C’est vous.
Narcisse s’affaissa, dans un cliquetis de menottes.
— Ces radiographies sont les vôtres. On les a faites dès votre arrivée.
Il passa une compresse antiseptique sur les veines de la main gauche de Narcisse.
— Je vais vous administrer un calmant, ça ne peut pas vous faire de mal.
Narcisse ne broncha pas. L’odeur de l’antiseptique était à la fois rassurante et agressive. La chaleur lui donnait l’impression que ses organes étaient des pierres brûlantes dans un sauna. L’ombre blanche de la balle scintillait avec une précision douloureuse sur la vitre.
— Ce truc dans mon crâne, qu’est-ce que c’est ?
— Si vous ne le savez pas, ce n’est pas moi qui peux vous renseigner. J’ai consulté des collègues. Personne n’a jamais vu ça. J’ai passé quelques coups de fil. Il pourrait s’agir d’un implant. Un diffuseur d’hormones, comme les implants contraceptifs. Ou encore une de ces micropompes informatisées, en silicium, qu’on utilise dans certaines pathologies. Vous n’êtes pas épileptique ? diabétique ?
— Non.
— De toute façon, on attend les résultats de vos examens sanguins.
— Mais ce truc, je vais le garder ?
— On a prévu de vous opérer dans la matinée. En l’absence de dossier médical, on doit rester très prudent. Respecter les étapes de chaque analyse, chaque diagnostic.
L’idée d’un dossier administratif en appela une autre :
— Je vous ai donné un nom en arrivant ?
— Rien de très clair. Ce sont les flics qui ont rempli votre dossier d’admission.
— Mais j’ai dit quelque chose ?
— Vous déliriez. On a d’abord conclu à une forme d’amnésie liée aux coups que vous aviez reçus. Mais c’est plus compliqué que ça, non ?
Narcisse laissa retomber sa tête, sans quitter des yeux les images radiographiques. L’objet était placé à la naissance de la cloison nasale gauche, penchée vers le sinus gauche. Était-il un blessé de guerre ? le sujet d’une expérience ? Depuis quand abritait-il cet implant ? Une certitude. Ce corps étranger expliquait sa douleur lancinante au fond de l’œil gauche.
Le médecin tenait dans sa main gantée une seringue.
— C’est quoi ?
— Je vous l’ai dit : un calmant. Vous avez un sacré hématome derrière le crâne. Ça va vous soulager.
Narcisse ne répondit pas. Il essaya de se calmer et s’immobilisa. Il crut sentir le liquide couler dans ses veines. L’effet était à la fois brûlant et bienfaisant. Le toubib balança sa seringue dans la poubelle et se dirigea vers la porte.
— On va vous transférer dans une autre chambre tout à l’heure. Demain, il faut que vous soyez en forme. Vous allez avoir de la visite. Les OPJ chargés de l’enquête. L’avocat commis d’office. Le substitut du procureur… Après ça, vous verrez le juge qui vous a déjà placé sous contrôle judiciaire.
Narcisse fit cliqueter son bracelet de menottes contre la civière :
— Et ça ?
— Ce n’est pas de mon ressort. Voyez avec les flics. D’un point de vue médical, il n’y a aucune raison de vous signer une dispense. Désolé.
Narcisse leva le bras droit vers la porte :
— Je suis surveillé ?
— Deux plantons sont là, oui. (Il sourit une dernière fois.) Vous êtes très dangereux, paraît-il. Salut. Dormez bien.
La lumière s’éteignit. La porte se referma. Le déclic du verrou retentit. Malgré la piqûre, calme et bien-être s’étaient déjà envolés. Il se voyait accusé d’au moins deux meurtres — le Minotaure, Icare. Sans compter le troisième : l’émasculé du pont parisien, qu’on finirait par identifier d’après les dessins radiographiés. Était-il vraiment un assassin ? Pourquoi avait-il ce truc incrusté dans le nez ? Qui l’y avait placé ?
Il imaginait des experts diagnostiquer chez lui des déficiences mentales, une folie chronique. Des fugues psychiques, scandées par des meurtres mythologiques. Son cas ne poserait aucun problème. Direction UMD sans la moindre hésitation.
Il s’agita sur son brancard. Sentit le bracelet entraver son poignet. Son corps était perclus de courbatures. La seule sensation agréable était la douceur des plis de son pantalon…
Il tressaillit. Il portait toujours son pantalon. Pris d’un espoir absurde, il plongea sa main libre dans sa poche droite. Il se revoyait transférer la petite clé des menottes d’un froc à l’autre. Avec un peu de chance, elle avait échappé à la vigilance des flics.
Il ressortit sa main. Rien. En se contorsionnant, il effectua le même manège dans sa poche gauche, fourrageant à l’intérieur de chaque pli. La clé était là. Il la sortit d’une main tremblante, en se répétant que oui, l’objet était un porte-bonheur.
Ce genre de clés devait être standard. Il se redressa, la glissa dans la serrure du bracelet. En un seul clic, le mécanisme s’ouvrit. Narcisse s’assit sur la table d’examen et se massa le poignet dans les ténèbres.
Il riait dans le silence de la nuit.
Il ôta avec précaution la perfusion fichée dans son bras et bondit à terre. Le linoléum absorba ses pas. Ses pupilles se dilatèrent : il voyait mieux. Il se dirigea vers les casiers en fer, les ouvrit sans le moindre bruit. Sa veste, sa chemise et ses chaussures étaient là. Son fric avait disparu, ainsi que son Glock, son Eickhorn et le carnet où il notait jadis ses couleurs. Il ne fallait pas trop en demander.
Il s’habilla, toujours sans le moindre froissement.
Il colla son oreille à la porte. Le médecin parlait aux plantons.
— Avec ce que je lui ai donné, il va dormir jusqu’à demain matin.
Il devait faire vite avant de sombrer dans l’inconscience. Il traversa l’espace et essaya d’ouvrir la baie vitrée. Aucun problème. Le froid le gifla ainsi que cette certitude : tous les signaux étaient au vert pour une évasion. Il n’était plus question de s’abandonner aux mains des flics. De rendre les armes. De laisser les réponses aux autres…
Il jeta un dernier coup d’œil à la salle et aperçut, suspendue à la barre métallique du brancard, son graphique médical. Il revint sur ses pas et emporta la feuille fixée sur un support plastifié. Il avait déjà son idée.
La fiche sous le bras, il enjamba le châssis de la fenêtre, atterrit sur une corniche. Plan large sur la cour intérieure. La rumeur de Paris grondait comme un orage. La cathédrale Notre-Dame, plus vaste qu’une montagne, découpait ses blocs et ses pics sur le ciel sombre. Sa taille colossale, plus que le vide sous ses pieds, lui colla le vertige. Il se rattrapa in extremis au rebord et se concentra sur son environnement proche.
Il se trouvait au deuxième étage. Au premier, courait la galerie du cloître. S’il parvenait à descendre à ce niveau, il pourrait se glisser sous une des voûtes, trouver un escalier, disparaître. À vingt mètres à droite, une gaine d’écoulement descendait jusqu’au rez-de-chaussée. Il se déporta lentement, sentant ses pieds s’enfoncer dans le revêtement de zinc. Le froid le soutenait, crispant ses muscles, l’empêchant de s’endormir.
En quelques secondes, il atteignit la canalisation. En s’accrochant avec les mains au premier collier métallique, il trouva le second avec les pieds. Il s’arc-bouta puis permuta : le support des pieds devint celui des mains, ses talons trouvèrent le collier suivant. Et ainsi de suite. Il atteignit le balcon de pierre du premier étage et sauta à l’intérieur de la galerie.
Personne. Il longea le mur jusqu’à trouver une cage d’escalier. En bas, dans la cour, des patrouilles de flics devaient aller et venir. L’urgence : trouver un déguisement pour traverser la fosse aux lions.
Renonçant à descendre, il tourna à droite, trouva un couloir. Toujours désert. Des murs beiges. Du lino au sol. Des chambres en série. Il s’élança en quête d’une infirmerie, un vestiaire, un local technique. Il croisa plusieurs portes numérotées — 113, 114, 115… — puis une autre qui prévenait : INTERDIT AU PUBLIC.
Il tourna la poignée et se glissa à l’intérieur. À tâtons, il trouva un commutateur et jura. Il n’y avait ici que des draps, des housses, des couvertures, ainsi que des produits d’entretien disposés sur des rayonnages. Son regard parcourait les étagères quand la porte s’ouvrit dans son dos. Un cri de frayeur retentit. Narcisse se retourna. C’était une femme de ménage, d’origine africaine, armée de son chariot et de ses balais.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? demanda-t-il avec autorité.
— Vous… vous m’avez fait peur.
Le temps que l’intruse ouvre la porte, il avait trouvé une blouse. Il l’enfila sans perdre son aplomb. Il n’avait pas de badge mais sa mauvaise humeur faisait office d’autorité.
— Je répète ma question : qu’est-ce que vous foutez là ?
La femme retrouva ses moyens et fronça les sourcils :
— Et vous ?
— Moi ? Je fais votre boulot. Je viens de la 113. La patiente a dégueulé partout. Elle a foutu en l’air ma blouse. Ça fait dix minutes que je sonne. Personne ne vient. C’est intolérable !
La technicienne hésita :
— Moi, j’suis chargée des couloirs, je…
Narcisse attrapa une serpillière sur un rayon et lui lança :
— La propreté, c’est votre responsabilité. Filez à la 113 !
Disant cela, il l’écarta et sortit du réduit sans un regard. Marchant droit devant lui, boutonnant sa blouse, il sentait les yeux de la femme braqués sur son dos. Quelques pas encore et il saurait si son coup de bluff avait fonctionné.
— Docteur !
Il se retourna, le cœur palpitant.
— Vous avez oublié ça.
Elle lui tendait le graphique médical qu’il avait posé sur les draps. Il revint sur ses pas et se dérida.
— Merci, et bon courage.
Il repartit d’un pas sûr. Quand il entendit les bruits du seau, du balai et du chariot qui s’orientaient vers la chambre, il sut qu’il avait gagné.
Il tourna à gauche et plongea dans la cage d’escalier.
La ligne 7 sillonnait les IXe, Xe et XIXe arrondissements. Exactement ce qu’il lui fallait. Il trouverait bien un hôtel dans les environs des stations Château-Landon ou Crimée. Le temps du luxe était fini. D’ailleurs, il n’avait même pas de quoi se payer une chambre dans un bouge de dernière zone. Il avait même dû tricher pour franchir les portiques du métro.
Il s’écroula sur un des sièges du quai, direction La Courneuve, plus ou moins soulagé, mais surtout épuisé. Les effets de l’analgésique ne cessaient de monter en vagues puissantes. Ses paupières pesaient des tonnes. Ses muscles étaient en berne…
Il avait traversé le cloître de l’Hôtel-Dieu sans problème, faisant mine de lire sa propre fiche. Il avait compris qu’il pouvait éviter la cour de l’UMJ en empruntant la porte principale. Il avait bifurqué et sillonné le hall d’accueil sans manifester la moindre hésitation. Il était sorti par la grande porte et avait longé, sur la gauche, le parvis de Notre-Dame, balançant discrètement blouse et fiche dans une poubelle. Île Saint-Louis. Rue du Cloître.
Quai de Bourbon puis quai d’Anjou jusqu’au pont de Sully. Enfin, il avait rejoint la rive droite et plongé dans la station de métro Sully-Morland.
Le quai était d’un calme de chambre funéraire. Une odeur de pneu brûlé flottait sous la voûte. Il décida que personne ne s’était rendu compte de sa fuite. Paris était calme. Paris dormait. Paris ignorait que le tueur mythologique était de nouveau en fuite…
La rame arriva. Dès qu’il fut assis, son engourdissement redoubla. Les secousses du métro le berçaient. Il n’allait pas faire long feu. Il se leva et consulta le plan, histoire de rester éveillé. Il choisit la station Poissonnière, la dixième à partir de Sully-Morland. Il espérait qu’il tiendrait jusque-là. Il se rencogna sur son siège et s’agrippa à ses dernières idées, qu’il essaya de mettre en ordre. En vain. Pas moyen d’assembler deux éléments.
Les panneaux Poissonnière apparurent à travers la vitre alors qu’il était en phase d’endormissement avancé. In extremis, il se leva et s’extirpa de la voiture. Il s’enfouit parmi les rues du Xe arrondissement. L’air du dehors le ranima.
Dans un petit hôtel de la rue des Petites-Écuries, l’homme du comptoir lui demanda de payer d’avance.
— Demain, fit Narcisse, en prenant le plus de hauteur possible, je n’ai pas de cash sur moi.
— Une carte de crédit ira très bien.
— Écoutez, sourit Narcisse, je dors quelques heures et je vous paye demain matin.
— Pas de fric, pas de piaule.
Il ouvrit les pans de sa veste et changea de ton :
— Écoute, mon vieux. Rien qu’avec cette veste, je pourrais me payer un mois dans ton gourbi, tu piges ?
— Restez poli. Fais voir la veste.
Narcisse l’ôta sans hésiter — il avait déjà signé son aller simple pour la taule. L’homme, en écoutant les nouvelles le lendemain, se souviendrait de ce mec bizarre, sans un euro en poche. Pour l’instant, il appréciait le fil-à-fil italien.
— Vous prenez la piaule. Je garde la veste. En gage.
— C’est de bonne guerre, souffla Narcisse.
Le gars fit glisser une clé sur le comptoir. Narcisse l’attrapa et monta l’escalier étroit. Les murs, le sol et le plafond étaient uniformément tapissés de moquette orange. Même chanson pour l’intérieur de la chambre. Sans allumer, il tira le rideau de la fenêtre et se rendit dans la salle d’eau.
Il alluma le néon qui surplombait le lavabo. Il s’observa dans le miroir. Traits creusés, yeux cernés, chevelure hirsute. Une sale gueule, mais cela aurait pu être pire.
Depuis sa fuite de l’hôpital, une idée courait dans sa tête. Le corps étranger sous sa cloison nasale. Il retournait cette énigme dans tous les sens. Il n’avait pas une réponse précise mais une conviction confuse. Le toubib avait évoqué un « diffuseur d’hormones » ou « une micropompe informatisée ». Narcisse était d’accord. Sauf que cet objet ne visait pas à le soigner mais au contraire à provoquer la maladie. Cet implant lui injectait un produit au fond du cerveau qui provoquait ses fugues psychiques. Cela sonnait comme un délire, flirtant avec la science-fiction et les scénarios d’anticipation hollywoodiens. Mais ce qu’il vivait depuis deux semaines était bien dans ce registre.
Il ôta sa chemise, ferma la bonde du lavabo, retint son souffle, puis se regarda encore une fois comme s’il considérait l’image de son pire ennemi. Sans le moindre compte à rebours, il envoya de toutes ses forces son nez contre l’angle de l’évier.
Du noir. Des étoiles. Il tomba à genoux et se releva aussitôt, rouvrant les paupières. Ce qu’il vit d’abord, ce fut son sang au fond du lavabo. Puis son nez brisé dans le miroir. Les réseaux de la douleur s’insinuaient jusqu’au tréfonds de son cerveau. La salle de bains tournait autour de lui. Il s’agrippa au bord de l’évier pour ne pas tomber.
D’une main tremblante, il tâtonna dans la flaque sombre du lavabo. Rien. Du pouce et de l’index, il saisit son arête nasale et la bougea avec lenteur. En même temps, il souffla fortement par le nez. Comme pour se moucher.
Tout ce qu’il obtint, ce fut un nouveau jet de sang.
Il prit son élan et frappa encore le rebord, visant à hauteur des yeux. Le choc lui traversa la tête. Une onde de douleur enflamma son crâne. Il réussit à rester debout mais n’eut pas le courage de se regarder dans le miroir. À demi évanoui, les yeux brûlés de larmes, il se pinça le nez, le tordit avec précaution, souffla. Rien.
Un autre coup. Nouvelle palpation. Rien. Un autre coup. Encore une manipulation. Il sentait ses os, ses cartilages brisés sous ses doigts. Rien.
Il n’y eut pas de cinquième fois.
Il s’était effondré sur le sol, inanimé.
Quand il se réveilla, il sentit d’abord le sang qui collait sa peau au linoléum. La douleur n’était pas si atroce. Plutôt un énorme engourdissement qui lui prenait toute la tête, lui compressait la boîte crânienne, dressant une barre noire devant ses yeux. Il se releva sur un coude. Son nez ne devait plus être qu’un trou sanglant. Il tendit son autre bras, attrapa le robinet et parvint à remonter jusqu’au niveau du miroir.
Du sang, partout. Sur la glace. Sur les murs. Au fond du lavabo. Il avait l’impression d’être un terroriste kamikaze, dont la bombe venait de lui exploser à la gueule. Il trouva le courage de se regarder dans la glace. Son visage n’était pas défiguré. Seul son nez était tuméfié et partait de travers. Un os avait crevé la peau et opéré une fissure dans la chair.
Peut-être que l’implant avait jailli par cette faille…
Maîtrisant sa nausée, il plongea sa main dans l’évier poisseux. Il palpa, tâtonna, trouva. La capsule était là, entre ses doigts gluants de sang. Une sorte de balle très fine de deux centimètres de long. Il fit couler dessus de l’eau froide et découvrit un tube chromé, sans trace de soudure ni de segmentation. Le toubib avait parlé de silicium : il ignorait ce que c’était. Mais le truc avait une allure futuriste, coulé en une seule pression. S’il s’agissait d’une micropompe, par où sortait le produit ? Dans tous les cas, un prodige de miniaturisation.
Il fallait analyser ce truc, l’étudier, le décrypter. Où ? À qui le donner ? Aucune réponse. Il le fourra dans sa poche, ouvrit la bonde, fit couler de l’eau glacée sur son visage. Alors que le froid anesthésiait ses os, il se pinça encore une fois le nez avec ses deux paumes plaquées et le remit en place d’un coup sec.
La dernière chose qu’il entendit, ce fut le craquement de ses os.
La seconde suivante, il était de nouveau évanoui.
Anaïs n’avait jamais vu un visage aussi terrifiant.
L’œil droit était rond, exorbité, à fleur de tête. Celui de gauche effilé, sournois, enfoui sous les chairs. Toute la figure partait vers la gauche. La bouche évoquait un rictus malsain, mais aussi une plaie béante. Un visage sous le signe du mal. Le mal qu’il faisait, le mal qu’il subissait…
Les dessins à l’encre de Chine rappelaient les illustrations des romans-feuilletons du début du XXe siècle. Les méfaits de Fantômas. Les enquêtes d’Harry Dickson… Il fallait les regarder en transparence. Cette circonstance ajoutait encore à la violence maléfique de la scène. L’assassin semblait appartenir à une dimension spectrale, phosphorescente, de la cruauté. À genoux face à un corps démesuré et nu, il arrachait des organes sanglants d’une plaie béante. Aucun doute sur leur nature : une verge et des testicules.
Les deux radiographies représentaient la même scène, captée à des moments rapprochés. Derrière, on reconnaissait un pont parisien — Iéna, Alma, Invalides, Alexandre III… — et les flots noirs de la Seine qui coulait au fond.
Anaïs frissonna. Elle tenait entre les mains les radiographies des deux autoportraits de Narcisse. Sous ses œuvres, le peintre avait retracé un sacrifice dont il avait été le témoin. Ou l’auteur. Au choix.
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
Anaïs baissa les documents et considéra le commandant de police qui lui posait la question. Elle se trouvait dans les bureaux de l’OCLCO, l’Office central de lutte contre le crime organisé. Même dans la police, la connerie a ses limites. À 9 heures, ce matin, on l’avait emmenée au tribunal de grande instance de Paris. Le magistrat ne s’était pas montré particulièrement compréhensif mais il avait admis qu’elle possédait des informations de première importance concernant la fusillade de la veille. On l’avait donc emmenée à Nanterre, rue des Trois-Fontanot, afin d’être entendue par le chef de groupe responsable de l’enquête, le commandant Philippe Solinas.
Elle brandit ses menottes :
— On peut d’abord me retirer ça ?
L’homme se leva avec souplesse :
— Bien sûr.
Solinas était un grand gaillard d’une cinquantaine d’années, plus flic tu meurs, serré dans un costume noir au rabais. Tout son corps était le théâtre d’une lente transformation : celle des muscles de la jeunesse en embonpoint de l’âge mûr. Chauve, il portait, en guise d’éléments de substitution, des lunettes relevées sur le front et une barbe de trois jours, poivre et sel.
Une fois ses poignets libérés, Anaïs désigna les radiographies :
— Il s’agit de la représentation d’un meurtre qui a été commis à Paris, dans le monde des clochards.
— Dites-moi quelque chose que je ne sais pas déjà.
— Ce meurtre a eu lieu avant le printemps 2009.
— Pourquoi ?
— Ces tableaux ont été réalisés en mai ou juin de la même année.
Le commandant s’était replacé derrière son bureau. Épaules larges, mains nouées devant lui, prêt à plonger dans la mêlée. Anaïs remarqua son alliance : large, dorée. Il l’arborait comme un trophée. Ou comme un fardeau. Il ne cessait de la faire coulisser le long de son annulaire.
— Que savez-vous au juste sur cette affaire ?
— Quel deal avez-vous à me proposer ?
Solinas sourit. Son alliance allait et venait sur son doigt :
— Vous n’êtes pas en position de négocier, capitaine. J’ai parlé avec le juge. Le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est mal barré pour vous.
— Je passe ma vie à trouver des compromis avec des malfrats. Je pense que vous pouvez faire un effort avec une flic. Je possède des informations cruciales sur ce dossier.
Il hocha la tête. La manière de batailler d’Anaïs, avec ses petits poings, semblait lui plaire.
— Quels seraient les termes de l’accord ?
— Tout ce que je sais sur l’affaire en échange de ma remise en liberté immédiate.
— Rien que ça.
— Je serais prête à accepter une conditionnelle.
Solinas ouvrit une chemise contenant des PV d’auditions. Son dossier. Pas trop épais. Pas encore. Pendant qu’il survolait les documents, elle contempla le décor. La pièce était lambrissée de bois clair, rappelant une cabine de voilier. Des lampes filiformes rehaussaient l’atmosphère de touches lumineuses, en douceur.
— Chacun y trouvera son compte, poursuivit-elle. Vous aurez vos infos, j’aurai ma liberté. Ce n’est d’ailleurs pas contradictoire. Je peux vous aider pour la suite de l’enquête.
Le flic brandit une liasse de feuillets agrafés :
— Vous savez ce que c’est ?
Anaïs ne répondit pas.
— Votre suspension jusqu’à nouvel ordre.
— Je pourrais jouer le rôle de consultant extérieur.
Solinas glissa ses mains derrière sa nuque et s’étira.
— Tout ce que je peux faire, c’est vous donner trois jours, avant de filer le dossier au pénal et à l’IGS. En tant que flic, vous devez pouvoir bénéficier d’une remise en liberté provisoire, sous ma tutelle. Disons : « Dans l’intérêt de la manifestation de la vérité. »
Il planta son index dans la surface du bureau :
— Mais attention, ma belle. Vos infos, c’est ici, maintenant, sans réserve. Si je m’aperçois que vous avez gardé le moindre truc pour vous, je vous l’enfoncerai jusqu’à la garde et la merde vous ressortira par les oreilles.
— Très élégant.
Il reprit sa position de demi de mêlée, attrapant son alliance à deux doigts :
— Tu te crois où ? chez Ladurée ?
— Qui me dit qu’une fois que je me serai mise à table, vous tiendrez votre engagement ?
— Ma parole de flic.
— Que vaut-elle ?
— Vingt-cinq ans de bons et loyaux services. L’opportunité d’un superbe coup de levier dans ma carrière. La perspective d’enculer mes petits camarades de la Crim. Mets tout ça dans la balance et regarde l’aiguille.
Ces arguments étaient bidon. La seule vérité dans ce discours, c’était qu’elle n’avait pas le choix. Elle était l’otage de Solinas.
— Je marche, fit-elle. Mais vous éteignez votre portable et votre ordinateur. Vous coupez la caméra au-dessus de votre tête. Vous ne prenez aucune note. Il ne doit rester aucune trace concrète de ce que je vais dire. Pour l’instant, rien n’est officiel.
Solinas se leva avec des airs de prédateur fatigué. Il déroula son bras et éteignit la caméra de sécurité. Il sortit son mobile, le déconnecta, le posa en évidence sur la table. Enfin, il se rassit, mit en veille son PC et ordonna sur sa ligne fixe qu’on ne le dérange plus.
Se carrant profondément dans son fauteuil, il demanda :
— Café ?
— Non.
— Alors, je t’écoute.
Elle déballa tout. Les meurtres chez les clochards. Le Minotaure à Bordeaux. Icare à Marseille. La cavale de Mathias Freire, alias Victor Janusz, alias Narcisse. Le profil pathologique du suspect, qui multipliait les fugues psychogènes. Sa volonté d’enquêter lui-même sur les meurtres au lieu de fuir la France. Une démarche qu’on pouvait prendre pour une preuve d’innocence, ou de perte de mémoire, ou des deux.
Anaïs parla une demi-heure et termina son discours, la bouche sèche, en demandant :
— Vous avez un peu d’eau ?
Solinas ouvrit un de ses tiroirs et posa sur le bureau une petite bouteille d’Évian.
— La rue de Montalembert, pourquoi ?
Anaïs ne répondit pas tout de suite. Elle buvait à pleines gorgées.
— Dans une de ses vies, reprit-elle, Freire a été peintre. Narcisse. Un artiste souffrant de troubles psychiques. Il a été soigné à la Villa Corto, un institut spécialisé dans l’arrière-pays niçois.
L’évocation de la Villa Corto était un test. Solinas ne réagit pas. Il n’était donc pas au courant du carnage. Elle n’avait pas évoqué non plus cet épisode. À part Crosnier, personne n’était censé savoir qu’elle était passée par cette case.
— Narcisse peignait exclusivement des autoportraits. Freire a compris qu’il avait lui-même dissimulé sous le tableau un autre tableau. Ses toiles avaient été vendues par le biais d’une galerie parisienne. Il a rejoint Paris et s’est procuré les noms des acheteurs. Il s’est mis en quête des œuvres pour les radiographier. C’était le seul moyen pour découvrir le secret des toiles.
— Les acheteurs : ce sont les noms que vous avez donnés à Ribois ?
— Ribois ?
— Monsieur Muscles.
— C’est ça. Il a récupéré un autoportrait chez un collectionneur dans le seizième arrondissement puis un autre rue de Montalembert. Il s’est ensuite précipité dans le premier centre d’imageries médicales pour découvrir le secret des tableaux. Les radiographies que vous venez de me soumettre.
Solinas saisit un des clichés et l’observa, l’orientant vers la baie vitrée. Il avait abaissé ses lunettes. Il ressemblait maintenant à un toubib en plein diagnostic.
— Ce meurtre appartiendrait à la série mythologique ? demanda-t-il en reposant le cliché.
— Aucun doute.
À ces mots, Anaïs eut une révélation. Le visage du tueur, tordu, sarcastique, était un masque. Une référence à une légende ? Elle aurait plutôt penché pour un objet ethnique. L’apparat d’une tribu primitive. Elle se souvint du témoignage du clochard à Bordeaux, Raoul : Philippe Duruy lui avait raconté que son tentateur était un homme au visage voilé. Le tueur jouait des rôles. Se glissait dans la peau de personnages de légendes.
Solinas demanda justement :
— Quel mythe cette fois-ci ?
— Je ne sais pas. Il faudrait se renseigner. À mon avis, les meurtres par castration, dans la mythologie grecque, ne doivent pas manquer. Mais l’urgence, c’est de retrouver la trace de ce meurtre, à Paris.
— Merci du conseil. Ça va être coton. Les clochards s’entre-tuent régulièrement.
— Avec émasculation ?
— Ils ne sont jamais à court d’idées. On va contacter l’IML.
Solinas reprit sa position de départ, arc-bouté sur son fauteuil. Nouveau jeu avec son alliance.
— Y a pas mal de trous noirs dans ton histoire, dit-il d’un ton sceptique. D’abord, comment toi, tu t’es retrouvée à Paris ?
Elle attendait cette question. Sa réponse passait par les deux tueurs Hugo Boss.
— Il y a un autre versant dans cette affaire, fit-elle après une hésitation.
— Faut tout me dire, ma petite.
Elle prit son élan et remonta au premier amnésique, Patrick Bonfils. Décrivit son élimination sur la plage de Guéthary, avec sa femme. Elle évoqua sa seule piste : le Q7 identifié sur les lieux du crime, appartenant à la société ACSP, membre de la constellation Mêtis.
— Mêtis, qu’est-ce que c’est ? la coupa Solinas.
Anaïs tenta une synthèse. Un groupe agronomique, devenu pharmaceutique dans les années 80. Les liens obscurs entre ce secteur de recherche et les forces de défense françaises. Solinas haussait des sourcils incrédules. Elle revint à du concret. Le prétendu vol du Q7, conduit par deux tueurs expérimentés, qui lui avait permis, en lançant le traceur du véhicule, de retrouver les salopards, eux-mêmes sur les traces de Narcisse.
— C’est du roman, ton truc.
— Et les deux morts, rue de Montalembert ?
— Il n’y a eu aucune victime lors de l’affrontement.
— Pardon ?
— Pas de cadavre en tout cas.
— Je les ai vus de mes yeux. Freire a fumé le premier. Il a poignardé le second.
— Si ces types ont le profil que tu décris, ils portaient des gilets pare-balles. Ton Narcisse n’a aucune expérience. Il a tiré sur le premier gars. Un miracle s’il l’a touché. D’ailleurs, son arme était chargée de munitions traditionnelles à faible pénétration. On a les douilles. Des chiures de mouches pour un gilet de Kevlar ou de carbone. Idem pour le couteau. Quand ton gars a planté son cran d’arrêt dans le torse du second, il n’a pas dû atteindre la deuxième couche de fibre.
— J’ai vu ces hommes de près, insista Anaïs. Ils portaient des costumes cintrés, ajustés au corps. Impossible qu’ils aient porté des gilets pare-balles là-dessous.
— Je te montrerai nos derniers modèles. Pas plus épais qu’une combinaison de plongée.
— Mais c’était bourré de flics ! Ça canardait dans tous les sens !
— Raison de plus. Ils ont dû profiter du chaos pour s’éclipser. Les premiers arrivés étaient des îlotiers. Tu peux imaginer leur expérience du combat. Quant à nous, on est arrivés trop tard. Il ne restait plus que toi et ton peintre cinglé.
Anaïs n’insista pas. C’était son tour de collecter des informations.
— Vous avez interrogé Narcisse. Que vous a-t-il dit ?
Solinas sourit avec ironie. Il avait repris son tic avec son alliance. Anaïs avait lu dans un magazine féminin que ce geste trahissait un fort désir de fuir son foyer conjugal.
— C’est vrai que tu es un peu retirée du monde, ces derniers temps.
— Quoi ?
— Ton chouchou nous a filé entre les pattes, cette nuit même.
— Je ne vous crois pas.
Le flic ouvrit un tiroir et lui tendit un télex de l’état-major. Le message d’alerte, adressé à tous les CIAT et autres postes de police de Paris, prévenait que Mathias Freire, appelé aussi Victor Janusz ou Narcisse, suspecté d’homicide volontaire, avait réussi à s’enfuir de l’Unité médico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu aux environs de 23 heures.
Elle manqua crier de joie. Puis, dans un déclic de culasse, l’angoisse revint aussitôt. C’était un retour complet à la case départ. Si les mercenaires n’étaient pas morts, ils partiraient à nouveau à ses trousses. Solinas se pencha au-dessus de son bureau. Sa voix descendit d’une octave.
— Où on doit chercher ?
— Aucune idée.
— Il a des contacts à Paris ? Une filière pour fuir ?
— Il ne cherche pas à fuir. Il cherche à remonter ses identités successives. Il ne les connaît pas. Et nous non plus.
— T’as rien d’autre à me dire ?
— Non.
— Sûr ?
— Certaine.
Il se recula et ouvrit la chemise cartonnée :
— Alors, j’ai quelque chose pour toi.
Il posa un nouveau feuillet devant elle, le disposant dans le sens de la lecture.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ton ordre de transfert, signé par le juge. T’es écrouée, ma belle, au Complexe pénitentiaire de Fleury-Mérogis. Effet immédiat.
— Qu… quoi ? Et… et votre parole ?
Solinas fit un signe rapide à travers le mur vitré qui donnait sur le couloir. Le temps qu’Anaïs réagisse, les menottes claquaient sur ses poignets, deux flics en uniforme la soulevaient de son siège.
— Personne n’est au-dessus des lois. Surtout pas une petite défoncée qui se prend pour une…
Le commandant n’acheva pas sa phrase. Anaïs venait de lui cracher au visage.
Il se réveilla avec une violente douleur entre les yeux.
Ou ce fut la douleur elle-même qui le réveilla.
Sensations. Son nez avait doublé de volume, occultant son champ de vision. Une poche de souffrance battait sous ses cartilages brisés, ne demandant qu’à crever en un hurlement. L’hémoglobine avait coagulé au fond de ses fosses nasales et de ses sinus maxillaires — il respirait avec difficulté. Ensuqué par son propre sang.
Au cœur de la nuit, il avait repris connaissance mais n’avait eu la force que d’éteindre la lumière et de s’écrouler, tout habillé, sur le lit. Sommeil noir.
Avec précaution, il se releva, s’y reprenant à plusieurs fois, avec des gestes mal assurés de convalescent. Il tituba jusqu’à la salle d’eau tout en réalisant qu’il faisait jour. Quelle heure était-il ? Il n’avait plus de montre. Il alluma le néon au-dessus du lavabo. Plutôt une bonne surprise. Son visage était tuméfié mais sans excès. L’arête du nez accusait plusieurs entailles croûtées de sang — les chocs du lavabo. Une blessure plus longue, plus profonde s’étirait sur le côté gauche — la faille par laquelle il avait pu accoucher de l’implant.
Par réflexe, il fouilla dans ses poches et le trouva. À l’idée que ce truc était greffé sous sa peau depuis des mois, il faillit défaillir une nouvelle fois. Il l’observa encore. Aucune faille, aucun relief. Si c’était une micro-pompe, il ne voyait pas comment elle agissait… Peut-être un matériau poreux qui laissait filtrer le produit ? Il replaça la pièce à conviction dans son pantalon.
Il fit couler de l’eau froide sur une serviette, la plaça sur son nez et retourna sur son lit. Ce simple mouvement provoqua une nouvelle vague de douleur. Il ferma les paupières et attendit. Les ondes de souffrance reculèrent, à la manière de plis disparaissant peu à peu à la surface d’un lac.
Malgré son état, sa résolution était intacte. Continuer le combat. Poursuivre l’enquête. Pas d’autre choix. Mais comment ? Sans un sou ? Sans allié ? Recherché par tous les flics de Paris ? Il balaya ces objections pour se concentrer sur ses nouvelles pistes.
D’abord rechercher les traces d’un meurtre par émasculation durant l’année 2009 à Paris, survenu sur les quais de la Seine. Aussitôt, il comprit qu’il n’avait aucun moyen, du fond de sa chambre, d’avancer dans cette direction. Il pensa ensuite à creuser du côté des mythes grecs comportant une castration. Il renonça aussi. Il lui aurait fallu trouver un cybercafé, une bibliothèque ou un Centre de documentation. Il s’imaginait déjà en bras de chemise — il ne pouvait pas récupérer sa veste — errer dans les rues de Paris…
L’évidence. Il était emmuré vivant dans cette pièce tapissée de moquette orange. Sans la moindre perspective…
Lentement, une autre idée lui vint.
Les murs de ses fugues étaient poreux. Ils laissaient filtrer des leitmotivs. Sa formation de psychiatre. Le souvenir d’Anne-Marie Straub. Son talent de peintre. Il avait tenté de remonter chaque filière. Il n’avait rien obtenu.
Restait pourtant la peinture. S’il avait été peintre dans une autre vie, il avait peut-être utilisé les mêmes produits, les mêmes techniques que Narcisse… Il revoyait les lignes serrées du petit carnet. La composition de ses pigments, les pourcentages de ses mélanges. Seul problème, il n’avait plus le document et il ne se souvenait plus de ces données…
Soudain, il se redressa. Corto lui avait expliqué que Narcisse, pour fabriquer ses couleurs, utilisait de l’huile de lin clarifiée — mais pas n’importe laquelle. Une huile industrielle qu’il commandait directement aux distributeurs. Des sociétés qui avaient plutôt l’habitude d’assurer des livraisons de plusieurs tonnes.
Il pouvait commencer par là. Les fournisseurs d’huile de lin de la capitale. S’il avait été peintre à Paris, il avait peut-être eu un contact privilégié avec un fournisseur de l’industrie chimique ou agro-alimentaire. On se souviendrait d’un peintre qui ne se faisait livrer que quelques bidons d’huile par an.
Sa chambre comportait un poste fixe. La ligne était connectée. Un réflexe le fit sourire. Il grimaça aussitôt de douleur. Ses muscles lui faisaient penser à des lambeaux organiques, déchirés et exposés au soleil. Son nez à un trou d’obus, crevant sa propre figure.
Il appela d’abord l’horloge parlante. 10 h 10 du matin. Puis il attaqua les renseignements téléphoniques. Sa nouvelle voix le surprit — nasale, caverneuse, étrangère. Il dut rappeler plusieurs fois le service pour obtenir, département par département, la liste des distributeurs d’huile de lin en Île-de-France.
La table de chevet comportait un bloc portant le sigle de l’hôtel, l’Excelsior, et un crayon. Il nota les noms, les villes, les numéros de téléphone. La région parisienne en comptait une douzaine. Les villes étaient disséminées autour de la ceinture parisienne : Ivry-sur-Seine, Bobigny, Trappes, Asnières, Fontenay-sous-Bois…
Premier coup de fil. Narcisse expliqua qu’il était peintre et qu’il souhaitait se fournir directement auprès d’un site industriel. Le directeur commercial de la société Prochimie le dissuada gentiment. Ils fournissaient les producteurs de mastic, de vernis, d’encre industrielle, de linoléum… Rien à voir avec les toiles et les pinceaux. Pour ça, il fallait contacter les spécialistes en Beaux-Arts : Old Holland, Sennelier, Talens, Lefranc-Bourgeois…
Narcisse remercia le gars et raccrocha. Il composa le numéro de CDC, à Bobigny, spécialiste en cires, vernis et résines. Même réponse. Kompra, distribuant métaux et plastiques. Idem… Les noms, les voix se succédaient. Chaque fois, il réussissait à parler au directeur commercial qui lui servait la même chanson. Il devait s’orienter vers ceux qui vendaient par litres, et non par tonnes.
Il en était à son septième appel, réalisant la vanité de sa démarche et voyant se rapprocher le gouffre des heures à venir, quand son nouvel interlocuteur, de la société RTEP, spécialiste en huiles naturelles, demanda :
— Arnaud, c’est toi ?
Narcisse réagit au quart de tour :
— C’est moi.
— Bon Dieu, mais où t’étais passé ?
Il manipula ses parois nasales dans l’espoir de retrouver sa voix d’origine. Tout ce qu’il obtint, c’est un cri de douleur qu’il réussit à étouffer.
— J’ai voyagé, fit-il sourdement.
— T’as une drôle de voix. J’ai failli pas te reconnaître.
— J’ai la crève.
— Ça marche toujours la peinture ?
— Toujours.
Narcisse baissa les yeux : sa main libre tremblait. Sa cervelle crépitait sur un gril. Miracle ou erreur ? L’homme s’adressait-il vraiment à un autre de ses personnages ?
— T’appelle pour une commande ?
— Exactement.
— Comme d’habitude ?
— Comme d’habitude.
— Attends. Je vérifie dans mes archives.
Les touches d’un ordinateur claquèrent.
— Tu sais que j’ai toujours ta petite toile dans mon bureau ? glissa-t-il pendant sa recherche. J’ai un succès d’enfer auprès de nos clients. Ils ne veulent pas croire que notre boîte contribue à ce genre de trucs !
Il éclata de rire. Narcisse ne répondit pas.
— On te livre où, toujours à la même adresse ?
— Laquelle tu as gardée ?
— 188, rue de la Roquette, 75011 ?
Il y avait un dieu pour les fugitifs.
— C’est ça, répondit-il, tout en notant les coordonnées. Pour la commande, je te rappelle. Je dois vérifier exactement mes stocks.
— Pas de problème, Picasso. Il faut qu’on se fasse une bouffe !
— Sans faute.
Il raccrocha, sidéré par la magnificence de l’instant. Il sentait la poussière de la moquette lui picoter le visage alors que son nez brisé lui faisait monter encore les larmes aux yeux. Mais la victoire était là. L’huile de lin clarifiée l’avait mené à un autre lui-même. Sans doute même le prédécesseur direct de Narcisse…
Le 188, Rue de La Roquette n’était pas l’adresse d’un immeuble mais d’un village d’anciennes usines rénovées en lofts d’artistes, bureaux de sociétés de production, ateliers de graphisme. Chaque bâtiment s’élevait sur deux étages et déployait ses verrières à lattes verticales avec une sorte d’orgueil lumineux. Les ruelles pavées se glissaient parmi ces blocs comme des ruisseaux de pierre, lustrés par le soleil.
Narcisse n’éprouvait aucune familiarité mais il ressentait la chaleur du site, le réconfort d’un monde à part, à la fois artisanal et familial.
— Nono ?
Il mit plusieurs secondes à saisir qu’on s’adressait à lui. Nono pour Arnaud… À vingt mètres, deux jeunes femmes fumaient sur le seuil d’un bâtiment. La pause cigarette.
— Comment ça va ? Ça fait longtemps qu’on t’a pas vu !
Narcisse s’efforça de sourire sans s’approcher. Il était en bras de chemise. Son nez tuméfié noircissait à vue d’œil. Les filles gloussèrent.
— Tu nous embrasses plus ?
— J’ai la crève.
— Où t’étais ?
— En voyage, fit-il en montant la voix. Des expos.
— T’as pas une super mine ! On t’a connu plus en forme !
Elles rirent encore, se poussant du coude. Il sentait chez ces jeunes femmes une excitation souterraine, une complicité moqueuse. Il se demanda s’il n’avait pas couché avec l’une ou l’autre. Ou avec les deux.
— Tu peux nous remercier. On a arrosé tes plantes !
— J’ai vu ça, dit-il pour donner le change. Merci !
Il s’enfonça dans la première ruelle qui s’ouvrait à lui, en espérant que c’était la bonne. Les filles ne firent aucune réflexion. Il était donc tombé juste. Cet accueil était inespéré. Il était bien Arnaud. Mais en admettant que ce personnage ait directement précédé Narcisse, cela faisait au moins cinq mois qu’il l’avait quitté…
Il ne s’attarda pas à ces considérations. Son cerveau était encore sous le coup d’une autre nouvelle. En marchant jusqu’à la rue de la Roquette, il s’était arrêté devant un kiosque et avait feuilleté les quotidiens, consultant la « une » et les pages des faits divers. Trop tôt pour qu’on évoque sa fuite de l’Hôtel-Dieu. On parlait seulement de la fusillade de la rue de Montalembert.
Mais d’autres titres le frappèrent.
Une catastrophe qu’il aurait dû prévoir, à mille kilomètres de là.
Les gendarmes de Carros avaient découvert la veille, aux environs de 9 heures, les cadavres de Jean-Pierre Corto et de deux infirmiers dans le bureau du psychiatre. Selon les premiers résultats de l’enquête, le médecin avait été longuement torturé.
— Vous l’achetez ou quoi ?
Narcisse n’avait pas répondu au kiosquier. Il avait pris la fuite. Il était le maudit. Il était Le Cri d’Edvard Munch. Comment avait-il pu penser que les tueurs se contenteraient de « passer » à la Villa Corto ? Le médecin avait été longuement torturé. Cette seule idée lui tordait l’estomac, lui crevait le cœur. La culpabilité lui remontait dans la gorge sous forme d’une bile acide. Partout où il passait, la destruction et la violence se déployaient. Il était un Blitzkrieg à échelle humaine.
Mais aussi, comme toujours, l’instinct de survie murmurait sous l’horreur. Pas une phrase n’évoquait la présence de Narcisse à la Villa Corto ces deux derniers jours. Il revoyait les artistes pensionnaires de l’institut : aucune chance que leur témoignage fasse avancer l’enquête. D’ailleurs, ce qu’il avait lu laissait entendre que les gendarmes s’orientaient vers une crise de folie intra-muros : on allait donc chercher le suspect parmi les peintres de la villa. Narcisse souhaitait bonne chance aux enquêteurs.
Il lisait à la sauvette les noms sur les boîtes aux lettres des ateliers. Pas l’ombre d’un « Arnaud ». L’artère s’achevait par une façade en verre, à moitié dissimulée par des bambous, des lauriers, des troènes. Les plantes de Nono ? Il plongea parmi les feuillages et trouva la boîte aux lettres. Une étiquette indiquait : ARNAUD CHAPLAIN.
Du courrier s’entassait dans la boîte. Il jeta un rapide coup d’œil à la liasse : les lettres étaient toutes adressées à Arnaud Chaplain. Des enveloppes administratives, des courriers bancaires, des publicités, des offres d’abonnements, des promotions envoyées par des sociétés de marketing. Rien de personnel.
Il souleva les pots de terre l’un après l’autre, en quête d’une clé cachée. Il n’était plus à un coup de chance près. Il ne trouva rien. À défaut de coup de chance, restait le coup de poing. Dissimulé derrière les bambous, il frappa avec violence la latte de verre la plus proche du châssis de la porte. Au troisième essai, la vitre claqua puis s’effondra à l’intérieur de l’atelier.
Narcisse passa son bras, ouvrit le verrou, actionna la poignée.
Il pénétra dans le loft, buta sur une nouvelle pile de courrier au sol, et referma la porte avec soin.
Des rideaux de tissu étaient tirés le long des vitres. Il était à l’abri de tous les regards. Il fit volte-face et respira avec émotion l’air chargé de poussière.
Il était chez lui.
C’était une grande pièce d’un seul tenant, couvrant plus de cent mètres carrés. Une structure en métal riveté soutenait une haute verrière. Le sol était en béton peint gris. À gauche et à droite, des structures maçonnées en briques cadraient l’espace. Celle de gauche supportait un timbre d’office en pierre et des plaques électriques, assorties d’un réfrigérateur et d’un lave-vaisselle. Celle de droite égrenait d’innombrables tubes de couleurs, palettes, produits chimiques, bacs aux teintes desséchées et aux croûtes pétrifiées, cadres, toiles roulées…
Un détail attira l’attention de Narcisse. Au fond du loft, sous une mezzanine, une table d’architecte inclinée s’appuyait sur une autre verrière, dont la vue était dissimulée par des bambous. Il s’approcha. Des dessins publicitaires, des « roughs » étaient encore visibles, au feutre ou au fusain. Certains étaient même encadrés et fixés au mur, au-dessus de la table.
Chaplain n’était donc pas peintre à plein temps. Il était aussi illustrateur et directeur artistique dans la pub. D’ailleurs, il n’y avait pas ici la moindre toile, la moindre esquisse qui aurait pu lui révéler quel genre de tableaux il peignait. Quant aux esquisses publicitaires, elles ne portaient ni logo, ni nom de marque. Impossible de deviner pour qui bossait Chaplain le « DA ». Une seule certitude : il travaillait à la maison — en free-lance.
Il revint au centre de la pièce. Des lampes new-yorkaises, coupoles en aluminium brossé, surplombaient l’espace. Des tapis aux motifs abstraits égayaient le sol. Des meubles de bois verni, sans ornement, tendaient leurs lignes épurées dans les coins. On était loin de Janusz le clodo ou de Narcisse le peintre fou. Avec quel fric Chaplain s’était-il payé tout ça ? Son boulot de publicitaire suffisait-il à honorer ces factures ? Vendait-il des toiles aussi chères que celles de Narcisse ?
D’autres questions, en rafales.
Combien de temps Narcisse avait-il été Chaplain ? Depuis quand louait-il ce loft ? Qui avait payé durant ses mois d’absence ? Il revint vers la porte où il avait posé le courrier accumulé. À travers les fenêtres des enveloppes, il devinait les envois administratifs, les demandes de cotisation, les lettres de rappel, les récapitulatifs de factures. Compagnies d’assurances. Banque. Abonnements téléphoniques… Avant d’ouvrir ces plis, il se décida pour un tour du propriétaire.
Il commença par la cuisine. Un comptoir de bois peint, des rangements chromés, des robots dernier cri. Tout était impeccable, quoique voilé de poussière. Chaplain était du genre maniaque. Avait-il une femme de ménage ? Avait-elle les clés du loft ? Il était sûr que non. Il ouvrit le réfrigérateur et découvrit des restes de nourriture, largement pourris, malgré l’effet du froid. Comme tout voyageur sans bagage, il était parti sans savoir qu’il ne reviendrait pas.
Il fouilla le tiroir du congélateur. Dans des sacs craquants de cristaux, des dimsums, des haricots verts, des pommes de terre sautées… La simple vue de ces aliments pétrifiés fit gargouiller son estomac. Il sortit les dimsums de leur conditionnement, les fourra directement dans le micro-ondes. Par réflexe, il ouvrit d’autres placards, trouva de la sauce soja, de la sauce Chili. En quelques minutes, il avait dévoré toutes les bouchées vapeur, tournées et retournées dans les sauces versées dans des tasses à café.
Une fois repu, sa première envie fut de vomir — il avait mangé trop vite. Il se retint. Il avait besoin de forces, d’énergie : la partie continuait. Il plaça l’assiette vide et les tasses dans l’évier de terre. Il reprenait les vieux mécanismes du célibataire.
Il contourna la cuisine et attrapa l’escalier en fer. La rampe était constituée par des câbles d’acier qui rappelaient des filières de voilier — à moins que cela ne soit vraiment des filières récupérées.
La passion pour la voile se confirma au premier étage. Des photos noir et blanc de voiliers anciens étaient suspendues aux murs. Des maquettes, avec coques de bois verni, ponctuaient le bord de la mezzanine. Pour le reste, un grand lit avec des draps noirs et une couette orange faisaient face à un écran géant. À droite, des portes de bois brun, cérusé, abritaient des rangements.
Narcisse les inspecta. Chemises de lin. Jeans et pantalons de toile. Costumes de marque… Les chaussures étaient au diapason. Boots Weston, mocassins Prada, « loafer » Tod’s… Chaplain était un dandy moderne, à l’élégance ostentatoire.
Il passa dans la salle de bains, située derrière une paroi de verre feuilleté. Les murs, tapissés de zinc sombre, donnaient l’impression de pénétrer dans une citerne, pure et fraîche. Au-dessus du double lavabo des mitigeurs « chutes d’eau » remplaçaient les robinets traditionnels. À chaque pas, Narcisse se posait la même question : d’où provenait le fric qui avait payé tout ça ?
Il se décida pour une douche presque froide. Dix minutes sous les rais crépitants le lavèrent du sang, de la violence, de la peur des dernières vingt-quatre heures. Il sortit de là avec un étrange sentiment de force et d’innocence retrouvées. Il chercha parmi les produits de soin de quoi désinfecter ses plaies. Il ne trouva que du parfum, Eau d’Orange Verte d’Hermès. Il en aspergea ses plaies, fixa sur son nez plusieurs pansements puis se choisit une tenue casual à la Chaplain. Pantalon de jogging Calvin Klein, tee-shirt et veste de molleton à capuche Emporio Armani.
Il commençait à savourer l’environnement familier de l’artiste quand il aperçut, au pied du lit, le répondeur d’une ligne fixe. Il s’assit sur la couette et observa la machine. La mémoire était saturée. Chaplain avait donc des amis qui s’étaient inquiétés de son absence. Il appuya sur la touche lecture, sans se soucier de laisser ses empreintes — elles étaient partout, et depuis longtemps.
Il s’attendait à des appels inquiets, des voix angoissées. Il eut droit à un gloussement de jeune femme :
— Bah Nono, qu’est-ce que tu fous ? Tu boudes ou quoi ? C’est Audrey qui m’a donné ton fixe. Rappelle-moi !
Le rire, la voix lui rappelèrent les minauderies des deux fumeuses du premier atelier. Narcisse regarda l’écran. L’appel datait du 22 septembre. Le deuxième appel était un miaulement, ou presque. Il datait du 19 septembre.
— T’es pas là, bébé ? chuchota une voix de satin. C’est Charlene. On n’a pas fini, tous les deux…
Le troisième message était du même tissu, daté du 13 septembre :
— Nono ? J’suis avec une copine, là, on s’demandait si on pouvait passer te voir… Rappelle-nous !
Éclats de rire. Baisers claquants. Les messages continuaient ainsi à rebours, toujours sur le même registre. Pas une seule fois, une voix d’homme ne retentit. Pas une seule fois, un appel ordinaire, c’est-à-dire neutre ou calme, encore moins inquiet.
Il considéra encore le décor qui l’entourait. Les voiliers. Les fringues de marque. La couette orange, les draps noirs. La salle de bains design. Il révisa son jugement. Il n’était pas dans un atelier d’artiste mais dans un piège à filles. Il n’était pas chez un peintre solitaire, torturé, à la Narcisse. Nono était un séducteur, un chasseur. Il semblait avoir réussi, par une combine quelconque, à gagner beaucoup d’argent. Il passait le reste de sa vie à le dépenser avec des partenaires consentantes. On était loin de l’homme en quête de son passé.
Soudain, une voix sérieuse et glaçante jaillit de la machine :
— Arnaud, c’est moi. Rendez-vous à la maison. Ça commence à craindre. Je flippe.
Tonalité. Narcisse regarda la date. 29 août. L’heure. 20 h 20. Encore une femme, mais la voix n’avait rien à voir avec les roucoulements précédents. Il ne s’agissait plus de « Nono » mais de « Arnaud ». L’ordre ne sonnait plus comme une promesse sexuelle mais comme un appel au secours.
C’était le dernier appel enregistré. Donc, chronologiquement, le premier. 29 août. Corto avait dit : « On t’a récupéré à la fin du mois d’août, aux abords de la sortie 42 de l’autoroute A8. La sortie Cannes-Mougins… »
Il se repassa plusieurs fois le message. C’étaient ces mots qui l’avaient fait sortir pour la dernière fois de chez lui. Il n’était plus jamais revenu dans son loft. Les appels suivants avaient retenti dans le vide. Nono était mort en rejoignant cette femme. Sur la route de Cannes, il était devenu Narcisse…
La femme habitait-elle Cannes ? Ou l’avait-il vue à Paris avant de fuir vers la Côte d’Azur ? Avait-il subi une crise avant de la rejoindre ? Non. S’il avait manqué son rendez-vous, elle l’aurait rappelé sur ce répondeur. Il l’avait donc vue et leur rencontre s’était soldée par une séparation définitive.
À moins qu’il ne soit arrivé trop tard…
Il scruta l’écran numérique. Le numéro était protégé. Une autre question le taraudait. Son réseau de connaissances était impressionnant. D’où sortait-il ces conquêtes ? Quel était son territoire de chasse ?
Toujours assis sur le lit, il aperçut, sous une verrière mansardée, un petit bureau de bois verni, style notaire début du XXe, qui supportait un MacBook. D’un coup, il sut qu’il avait trouvé l’arme du crime. Nono chassait sur Internet.
Il s’installa devant l’écran et, tandis qu’il allumait l’ordinateur de la main gauche, il tira une lourde tenture sur la verrière afin de se protéger de la lumière. D’instinct, il sut qu’il avait fait mille fois ce geste.
Le Mac se mit à ronronner et lui demanda un mot de passe. Sans hésiter, Narcisse tapa NONO. Le programme lui répondit que le password exigeait un minimum de six signes. Il frappa NONONO, pensant au même instant aux paroles d’une vieille chanson de Lou Reed : « And I said no, no, no / oh Lady Day… » La session s’ouvrit. Il cliqua sur Safari et consulta l’historique de ses dernières connexions.
D’un coup, il plongea dans un autre monde. L’univers du web 2.0, celui des réseaux sociaux, des sites de rencontres, des labyrinthes virtuels. Durant les dernières semaines de son existence, Nono avait surfé à tout-va, multipliant les contacts, les tchats, les messages… Les logos défilaient. Facebook, Twitter, Zoominfos, 123people, Meetic, Badoo ou Match.com…
Nono cherchait et s’exposait à la fois, chasseur et proie volontaire. D’après les horaires de consultation, il passait ses nuits à converser sur le Net, adoptant un ton rigolard, sérieux, amical ou lubrique selon ses interlocutrices.
Narcisse se dit que, derrière cette quête compulsive, Chaplain cherchait peut-être quelque chose, ou quelqu’un, précisément. Il nota les noms des différents sites consultés et fila sur leur page d’accueil. Nono sollicitait autant les réseaux dédiés aux rencontres sérieuses que les adresses à caractère purement sexuel, du type : « Tu cliques, tu niques. » Narcisse découvrait même des systèmes dont il n’avait jamais entendu parler. Comme celui qui vous alertait sur votre téléphone portable quand la « femme de votre vie » passait à moins de quinze mètres de vous, ou celui qui vous permettait d’identifier dans l’instant l’immatriculation d’une voiture conduite par une beauté sur laquelle vous veniez de flasher.
Il revint aux messages envoyés ou reçus par Nono, tous sites confondus. Il avait du mal à suivre. Les tchats, les messages étaient bourrés de fautes d’orthographe ou d’abréviations dont il devinait à peine la signification : « dsl » pour « désolé », « mdr » pour « mort de rire »… La lecture était encore opacifiée par des smileys qui jaillissaient sans rime ni raison. Toute cette littérature impliquait une fièvre, une excitation, mais aussi une solitude qui accablait Narcisse. Il n’était pas sûr de vouloir remonter de telles traces.
Pourtant, il fit une découverte. À l’évidence, un site intéressait Nono plus que les autres. Sasha.com, organisateur de speed-datings, ces soirées où des célibataires se rencontrent en série, disposant seulement de quelques minutes pour se séduire. L’accroche du site était claire : « Sept minutes pour changer de vie. »
Le site proposait un forum où on pouvait se présenter et esquisser des premiers dialogues avant d’effectuer les vraies rencontres dans un lieu public — les tchateurs parlaient de « dates » dans la « real life ».
Sans hésiter, Narcisse se connecta.
À l’instant où il écrivit les premiers mots, il sut qu’il réintégrait son identité précédente :
— C’est Nono,-). Je suis de retour !