« C’est à la fois le monde de la psychiatrie et l’univers de la peinture qui est aujourd’hui en deuil. François Kubiela est mort mardi 29 janvier 2009 sur l’autoroute A31, non loin de la frontière luxembourgeoise, aux environs de 23 heures. On ignore comment il a perdu le contrôle de sa voiture. Le psychiatre est entré en collision avec la glissière de sécurité peu avant la sortie de Thionville-Metz nord, à une vitesse estimée à 140 kilomètre-heure. Le véhicule a aussitôt pris feu. Le temps que les premiers secours interviennent, le corps de François Kubiela était gravement brûlé… »
Chair de poule. Encore sous le choc de la découverte de sa nouvelle identité — sans doute la seule véritable —, Kubiela devait maintenant encaisser l’annonce de sa propre mort.
Il avait couru, affolé, parmi les rues du treizième arrondissement, puis trouvé un cybercafé ouvert près de la station de métro Glacière. À peine assis, il avait frappé son nouveau patronyme sur le clavier de l’ordinateur.
La première occurrence de Google était une notice nécrologique du Monde daté du 31 janvier. C’était bien de lui qu’il s’agissait. La page 25 du journal proposait une photo en noir et blanc du psychiatre décédé : lui-même, en blouse blanche, quelques rides en moins, sourire ravageur en plus.
Avant d’essayer de comprendre ce tour de magie — il était à la fois mort et vivant —, il se plongea dans l’histoire de feu François Kubiela, psychiatre et peintre reconnu, commençant par l’encadré qui résumait sa biographie en quelques dates.
18 novembre 1971. Naissance à Pantin, Seine-Saint-Denis (93)
1988. Commence ses études de médecine.
1992. Premières expositions personnelles.
1997. Publie sa thèse de doctorat en psychiatrie sur l’évolution de l’identité chez les jumeaux.
1999. Intègre l’EPS Paul-Guiraud de Villejuif.
2003. Rétrospective de ses œuvres à la galerie MEMO, à New York.
2004. Devient chef de service (le plus jeune de France) au Centre hospitalier Sainte-Anne.
2007. Publie Le jeu des moi sur le syndrome des personnalités multiples.
29 janvier 2010. Mort sur l’autoroute A31.
Ses suppositions se confirmaient. Il avait à peu près l’âge de ses faux papiers. Il avait mené deux chemins parallèles, psychiatrie et peinture. Côté personnel, pas d’épouse, pas d’enfant, pas même de compagne officielle. Mais il était certain, rien qu’en contemplant son propre sourire, qu’il n’était pas souvent resté célibataire.
Les bribes de souvenirs qui l’avaient traversé dans les jardins de Corto lui revenaient. Vacances hivernales au ski. Soirées intimes dans un appartement bourgeois à Paris. Crépuscules dans le sud de la France. Kubiela avait mené une existence aisée et brillante, sans jamais s’attacher ni s’engager. Chercheur solitaire ou prédateur égocentrique ? La réponse devait se situer quelque part entre les deux. Un homme sûr de ses aptitudes scientifiques et artistiques. Qui donnait à tous mais à personne en particulier.
1997.
Sa thèse de doctorat l’avait fait connaître. Disciple du psychologue de l’enfance René Zazzo, auteur de travaux sur la gémellité, il avait étudié durant plusieurs années des paires de jumeaux homozygotes. Comme Zazzo, il avait observé leur identité respective à travers leur évolution. Il avait analysé les liens invisibles qui les unissaient, les rendant perméables l’un à l’autre. Les ressemblances de caractère, les similitudes dans les réactions, et même les connexions télépathiques qui fascinent depuis des siècles chez ces frères et sœurs nés du même œuf. Tout cela, c’était le domaine de Kubiela.
À travers la gémellité, c’était déjà la problématique de l’identité qui l’intéressait. Qu’est-ce qui forge le moi ? Comment se fonde une personnalité ? Quels sont les rapports entre l’héritage de l’ADN et l’expérience du vécu ?
Les conclusions de Kubiela avaient surpris la communauté scientifique. Il rejetait dos à dos le principe fondateur de la psychanalyse (« on est ce qu’on a vécu durant l’enfance ») et le credo des nouvelles sciences neurobiologiques (« notre psyché se résume à une série de phénomènes physiques »). Sans nier la légitimité de ces tendances, Kubiela se référait, pour décrire et expliquer la personnalité de chaque être humain, à un petit quelque chose d’inné, de mystérieux qui provenait d’une machine supérieure — peut-être un mécanisme divin. Une théorie qui sortait délibérément des voies rationnelles et scientifiques.
Des voix nombreuses s’étaient élevées contre ce « spiritualisme de bazar ». Mais personne ne mettait en doute la qualité de ses études. D’ailleurs, parallèlement à ses écrits, il menait une carrière hospitalière sans faille, d’abord à Villejuif puis au CHU de Sainte-Anne, à Paris.
Dix ans après la publication de sa thèse, Kubiela avait écrit un nouveau livre, synthèse de ses travaux sur les personnalités multiples. Une fois encore, le livre avait provoqué des remous. D’abord parce que ce syndrome n’est pas officiellement reconnu en Europe. Ensuite, parce que Kubiela traitait chacune des personnalités de ces patients comme une cellule autonome, qui existerait en soi, et non comme les éclats d’une seule et même psychose. On retrouvait l’idée que ces identités avaient été déposées dans un seul esprit par une sorte de main céleste…
Il comprenait au moins une vérité : rien d’étonnant à ce que le chercheur ait été fasciné par le cas de Christian Miossens et par sa fugue psychique. Il avait trouvé là une nouvelle voie d’investigation. Après les jumeaux et les schizophrènes, le psychiatre avait jeté son dévolu sur les « voyageurs sans bagage ».
Il devinait la suite. Kubiela avait cherché d’autres cas en France. Il était tombé sur le fugueur dont lui avait parlé Nathalie Forestier, venu de Lorient. Il avait établi un lien entre ces deux patients. Il avait creusé, enquêté, remonté la piste de Sasha.com. Il s’était inscrit au club puis avait rencontré Feliz. Plus tard, dans des circonstances qu’il ne pouvait imaginer, il avait été lui-même sélectionné comme cobaye pour le protocole d’essais cliniques de Mêtis.
Bien sûr, pas un mot sur ces dernières recherches dans l’article — on se demandait seulement ce que le psychiatre faisait en pleine nuit sur l’autoroute A31. Qu’y faisait-il en effet ? Il n’existait aucune réponse puisque ce n’était pas lui qui était mort…
Kubiela s’attarda sur cette mise en scène. Qui était le corps calciné dans la voiture ? Un autre cobaye de Mêtis ? Un homme qu’on avait dû tuer d’une injection mortelle — les traces de brûlures avaient suffi à effacer la véritable cause de sa mort. À l’évidence, l’enquête avait été sommaire. Aucune raison de douter de l’identité du conducteur du véhicule — l’immatriculation, le signalement, les vêtements, la montre, les vestiges des documents retrouvés, tout correspondait à François Kubiela. Pourquoi Mêtis s’était-il donné tout ce mal ? Les responsables de l’expérience craignaient-ils que la disparition d’un psychiatre en vue pose plus de problèmes que les habituels « paumés » du protocole ?
Il passa au versant artiste de son existence. Autodidacte — voilà pourquoi il n’avait rien trouvé lors de son étude croisée —, Kubiela avait commencé à peindre parallèlement à ses études de médecine, présentant ses premières toiles dans des expositions collectives. Tout de suite, ses tableaux avaient été remarqués. On était à la fin des années 1990.
En quelques clics, Kubiela trouva des illustrations. Les tableaux rappelaient les autoportraits de Narcisse mais le contexte était différent. Il était toujours présent sur la toile, mais perdu cette fois dans des environnements plus larges, plus surréalistes. Des places vides à la Chirico, des sites antiques, des architectures étranges, hors du temps et de l’espace. De dos, Kubiela errait dans ces décors. Sur chaque toile, il tenait un miroir et s’observait du coin de l’œil. Ainsi, on voyait deux fois son visage, trois quarts avant, trois quarts arrière. Qu’avait-il voulu exprimer avec cette mise en abyme ?
Le prix de ses toiles n’avait cessé de monter — pour exploser après sa mort. Où était passé cet argent ? Qui avait hérité ? Ce détail lui rappela Narcisse. Curieux que personne n’ait fait le rapprochement entre les œuvres du peintre fou et celles de Kubiela, offrant le même personnage central : lui-même. Les réseaux étaient sans doute différents…
Il passa aux origines. François Kubiela était né dans une famille d’immigrés polonais à Pantin. Père ouvrier, mère au foyer — assurant sans doute des boulots domestiques pour arrondir les fins de mois. Le couple s’était saigné pour financer les études de leur fils unique. Le père, Andrzej, était mort en 1999. L’article ne disait rien sur la mère, Francyzska — elle était donc encore vivante. François n’avait conservé aucun lien avec ses racines polonaises mais, selon l’article, il avait gardé une nostalgie de son enfance en banlieue et des valeurs simples défendues par ses parents. D’ailleurs, il n’avait jamais caché ses opinions marquées à gauche, bien qu’exécrant tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin au communisme — Kubiela n’avait pas oublié ses origines.
Il stoppa sa lecture. Prit soudain conscience de son état, de sa position. Pas rasé, hirsute, enroulé dans son manteau, afin de cacher les déchirures de sa chemise violette raidie de sang. Réellement coupable cette fois de deux meurtres. Il partit se chercher un café. Il était sonné. À la fois groggy et fébrile. La violence de la nuit. La nouvelle de sa mort. La découverte de sa véritable identité. Il y avait de quoi perdre les pédales.
Il but une gorgée de café dont il ne sentit que la brûlure. La sensation lui rappela les breuvages infects de la machine de l’unité Henri-Ey. Combien de temps depuis Bordeaux ? Deux semaines ? Trois ? Combien de vies, de morts ? Il retourna s’asseoir devant son écran. La photo de François Kubiela, blouse blanche et tignasse noire, l’attendait. Il leva son gobelet à sa santé.
Maintenant, il devait avancer. Il n’avait plus le choix. Il avait voulu confier son destin à Kubiela et n’avait trouvé que lui-même. Il devait donc repartir en chasse… Pour commencer, dénicher une planque. Il avait de l’argent mais ne pouvait plus retourner dans un hôtel. Il détenait des faux papiers mais pour quel usage ? Après le double assassinat du loft, sa tête allait revenir au premier plan dans les médias.
Une idée lui vint. La plus simple qui soit.
Retourner chez sa mère.
Qui irait le chercher chez Francyzska Kubiela, mère d’un psychiatre décédé ? Il effaça l’historique de ses recherches puis se connecta à l’annuaire de l’Île-de-France.
Il existait une Francyzska Kubiela à Pantin.
Elle habitait au 37, impasse Jean-Jaurès.
Ces noms, ces chiffres ne lui disaient rien. Sa mémoire personnelle était toujours cadenassée. Il vivait avec un cerveau de plâtre, il y était habitué. Mais sa mère ? Comment allait-elle réagir ? Quand elle ouvrirait la porte à son fils mort depuis un an, elle allait sans doute avoir une attaque cardiaque.
S’agissait-elle d’une vieille femme encore vive ?
Ou au contraire d’une momie claquemurée dans son pavillon ?
Un seul moyen de le savoir.
Il plia ses affaires et prit le chemin de la sortie.
Anaïs Chatelet sortit de la maison d’arrêt pour femmes de Fleury-Mérogis à 10 heures du matin. Les procédures administratives avaient duré plus de quarante minutes. Elle avait répondu aux questions, signé des documents. On lui avait rendu ses bottes, son blouson, ses papiers d’identité, son portable. En résumé, elle était libre. Avec une convocation ferme chez le juge le lundi suivant et une obligation de rester à Paris. Son contrôle judiciaire démarrait ce jour. Elle devait pointer une fois par semaine au commissariat où elle avait été arrêtée la première fois, place des Invalides.
Sur le seuil de la prison, elle ferma les paupières et inhala l’air frais à pleins poumons. La bouffée lui parut d’un coup purifier tout son système respiratoire.
Une voiture était stationnée à cent mètres, se découpant très net sur fond d’abribus et de ciel de zinc. Elle reconnaissait le véhicule. En tout cas son style. Une Mercedes noire aux allures de corbillard. Son père. Mi-grand patron, mi-général de dictature.
Elle se dirigea vers la bagnole. Après tout, elle lui devait sa libération. Elle n’était pas parvenue à cinq mètres que Nicolas jaillit de la voiture :
— Mademoiselle Anaïs…
Le petit trapu avait encore la larme à l’œil. Elle se demandait comment un tortionnaire du calibre de son père avait pu se trouver un aide de camp aussi sensible. Elle lui fit une bise sur la joue et plongea à l’arrière.
Jean-Claude Chatelet l’attendait, confortablement installé, toujours bronzé, toujours magnifique. Sous l’éclairage du plafonnier, il évoquait une arme dangereuse et scintillante, à l’abri dans son écrin de cuir sombre.
— Je suppose que je dois te remercier ?
— Je ne t’en demande pas tant.
La portière claqua. Nicolas s’installa au volant. Quelques secondes plus tard, ils étaient en route pour la N104, direction Paris. Anaïs observait son père du coin de l’œil. Chemise de lin turquoise et pull en V bleu marine. Il paraissait avoir directement été téléporté du pont de son yacht jusqu’aux méandres gris des échangeurs de l’Essonne.
Obscurément, Anaïs était contente de le retrouver. Le revoir, c’était renouer avec sa haine. C’est-à-dire sa colonne vertébrale.
— Tu es encore venu me porter un message ?
— Cette fois, il s’agit d’un ordre.
— Elle est bonne.
Il ouvrit l’accoudoir en bois de ronce qui les séparait. Une cavité aux parois isolantes abritait des boissons gazeuses mais aussi des Thermos brillantes comme des torpilles.
— Tu veux boire quelque chose ? Café ? Coca ?
— Café, très bien.
Chatelet la servit dans un verre gansé d’un treillis de rotin. Anaïs but une gorgée. Elle ferma les yeux malgré elle. Le meilleur café du monde. Elle se ressaisit. Pas question de se laisser gagner par ce poison familier : la chaleur, la douceur, le raffinement apportés par ces mains meurtrières.
— Tu vas rester quelques jours à Paris, fit le bourreau avec son accent modulé. Je t’ai réservé un hôtel. Tu iras voir ton contrôleur judiciaire puis le juge. Pendant ce temps, nous ferons transférer ton dossier à Bordeaux et je te ramènerai en Gironde.
— Dans ton fief ?
— Mon fief est partout. Ta présence dans cette voiture le prouve.
— Je suis impressionnée, fit-elle sur un ton ironique.
Chatelet se tourna vers elle et lui planta son regard dans les yeux. Il avait des iris clairs, enjôleurs, corrupteurs. Par chance, elle avait hérité des yeux de sa mère. Des yeux de Chilienne gris anthracite, un minerai qu’on trouve à des milliers de mètres sous terre, au pied de la cordillère des Andes.
— Je ne déconne pas, Anaïs. La fête est finie.
Après l’avertissement du dimanche précédent, on passait à la sanction. Retour au bercail et basta. Elle n’avait quitté Fleury que pour cette liberté surveillée. La poigne de fer de la prison pour le gant de velours de son père.
— Je te l’ai dit une fois, reprit-il. Ces gars-là ne plaisantent pas. Ils sont missionnés. Ils représentent un système.
— Parle-moi de ce système.
Chatelet soupira et s’enfonça dans son siège. Il paraissait comprendre que lui non plus, il n’avait pas le choix. S’il voulait convaincre sa fille, il lui fallait se mettre à table.
La pluie martela le pare-brise avec une violence soudaine, fouettant les vitres en de longues traînées bruissantes. D’un geste sec, l’œnologue ouvrit une canette de Coca Light.
— Il n’y a pas de complot, fit-il à voix basse. Ni machination ni plan caché comme tu le crois.
— Je ne crois rien. Je t’écoute.
— Mêtis a été fondée par des mercenaires français et belges, dans les années 60. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts. Il y a longtemps que la société n’a plus rien à voir avec ce genre d’activités.
— Mêtis fait partie des compagnies majeures en matière de psychotropes. Ses scientifiques mènent des recherches sur le contrôle du cerveau.
— Mêtis est un groupe chimique et pharmaceutique, au même titre que Hoechst ou Sanofi-Aventis. Ça ne fait pas d’eux des conspirateurs de la manipulation mentale.
— Et ses boîtes de sécurité ?
— Elles protègent les unités de production. Pur usage interne.
Anaïs avait parcouru la liste des clients de l’ACSP. Son père mentait — ou se trompait. La boîte louait ses services à d’autres entreprises en Gironde, toutes activités confondues. Mais peut-être que ses clients principaux appartenaient à la nébuleuse Mêtis. Passons.
— Je connais deux hommes qui ont une étrange conception des métiers de la sécurité.
— Mêtis n’est pas en cause. Les responsables de ce bordel sont ceux qui ont utilisé l’ACSP pour couvrir leurs… intervenants.
Il était donc au courant des détails de l’opération. Un coup de tonnerre retentit, comme l’onde de choc d’un séisme. Le ciel paraissait en granit, ou un quelconque minerai qui craquait de l’intérieur.
— Qui ? demanda-t-elle d’une voix nerveuse.
— Mêtis développe de nouveaux produits. Des anxiolytiques, des antidépresseurs, des somnifères, des neuroleptiques… En amont des sites de production, des laboratoires isolent des molécules, synthétisent, mettent au point des pharmacopées. C’est le fonctionnement normal d’un groupe pharmaceutique.
— Quel rapport avec les mercenaires de l’ACSP ?
Le Boiteux buvait lentement son Coca. Il observait à travers l’averse les lignes grises, parfois tachées de couleurs, derrière la vitre. Des usines, des entrepôts, des centres commerciaux.
— L’armée garde un œil sur ces recherches. Le cerveau humain est et restera toujours la cible fondamentale. Mais aussi, si tu préfères, l’arme primordiale. Nous avons passé la dernière moitié du siècle dernier à développer l’arme nucléaire. Tout ça pour surtout ne pas l’utiliser. Contrôler l’esprit, c’est une autre manière d’éviter le combat. Comme dit Lao-tseu : « Le plus grand conquérant est celui qui sait vaincre sans bataille. »
Anaïs détestait les gens qui utilisent des citations. Une façon sournoise de se hisser au niveau du penseur. Elle n’avait pas l’intention de se faire enfumer une fois encore.
— Mêtis a découvert une molécule.
— Pas Mêtis. Un de ses laboratoires satellites. Une unité de recherches dont le groupe est actionnaire.
— Quel est le nom du laboratoire ?
— Je ne sais pas.
— Tu me prends pour une conne ?
— Je n’insulterais pas ma famille. Je participe à des réunions où ce genre de détails n’est pas mentionné. C’est un labo en Vendée. Un centre d’essais cliniques qui mène des recherches à blanc. En général inutilisables.
— Une molécule qui provoque des fissions mentales ? Inutilisable ?
— C’est ce qu’on nous a vendu. En réalité, la molécule n’est pas stabilisée. Ses effets sont ingérables.
— Tu ne peux pas nier que des cobayes ont fait des fugues psychiques, provoquées par un médicament inédit.
Chatelet hocha lentement la tête. Un mouvement qui pouvait tout signifier. La pluie cernait la Mercedes, comme les brosses frémissantes d’une station de lavage.
— Ce qui nous intéresse, c’est le contrôle du cerveau. Pas de provoquer des feux d’artifice.
— « Nous », c’est qui ?
— Les forces de défense du pays.
— Tu es devenu un militaire français ?
— Je ne suis qu’un consultant. Un go-between entre Mêtis et le gouvernement. Je suis actionnaire minoritaire du groupe. Et je connais aussi les dinosaures qui ont encore droit de cité dans l’armée française. À ce titre, j’ai participé à l’élaboration du protocole. C’est tout.
— Comment s’appelle ce protocole ?
— Matriochka. Poupée russe. À cause de la fission en série que provoque la molécule. Mais le programme est définitivement arrêté. Tu enquêtes sur quelque chose qui n’existe plus. Le scandale a déjà eu lieu, chez nous, et c’était un pétard mouillé.
— Et les éliminations ? Les rapts ? Les tortures mentales ? Vous vous croyez au-dessus des lois ?
Chatelet but encore une gorgée de Coca. Anaïs se sentait brûlante. Par contraste, elle percevait chaque pétillement glacé sur les lèvres de son père.
— Qui est mort exactement ? demanda-t-il en jouant de son accent du Sud-Ouest. Quelques paumés solitaires ? Une ou deux putes qui n’ont pas su tenir leur langue ? Allons ma fille, tu es déjà trop âgée pour jouer les idéalistes. Au Chili, on dit : « Ne pèle pas le fruit s’il est pourri. »
— Il faut l’avaler tel quel ?
— Exactement. Nous sommes en guerre, ma chérie. Et quelques expérimentations humaines ne sont rien comparées aux résultats escomptés. Chaque année, les attentats terroristes provoquent des milliers de morts, déstabilisent les nations, menacent l’économie mondiale.
— Parce que l’ennemi, c’est le terrorisme ?
— En attendant d’autres tendances.
Anaïs secoua la tête. Elle ne pouvait admettre que de telles manœuvres se déroulent impunément sur le sol français.
— Comment pouvez-vous enlever des civils ? leur injecter des produits aux effets inconnus ? les abattre ensuite comme si de rien n’était ?
— Les cobayes humains, c’est vieux comme la guerre. Les nazis étudiaient les limites de la résistance humaine sur les Juifs. Les Japonais injectaient des maladies aux Chinois. Les Coréens et les Russes inoculaient leurs poisons aux prisonniers américains.
— Tu parles de dictatures, de régimes totalitaires qui ont nié l’intégrité humaine. La France est une démocratie, régie par des lois et des valeurs morales.
— Dans les années 90, un général tchèque, Jan Sejna, a raconté publiquement aux États-Unis ce qu’il avait vu de l’autre côté du Mur. Les expériences humaines sur des GI, les manipulations mentales, l’utilisation de drogues ou de poisons sur les détenus… Pas une seule voix ne s’est élevée pour dénoncer cette horreur. Pour une raison simple : la CIA avait fait exactement la même chose.
Anaïs tenta de déglutir. Sa gorge brûlait :
— Ton cynisme te donne une réalité… effroyable.
— Je suis un homme d’action. Je ne peux pas être choqué. C’est bon pour les politiques de l’opposition ou les journalistes braillards. Il n’y a pas de périodes de paix. La guerre continue toujours, en mode mineur. Et quand il est question de substances psycho-actives, il est impossible de travailler sur des animaux.
Jean-Claude Chatelet avait prononcé son discours sur un ton posé et presque enjoué. Elle avait envie de lui écraser son sourire contre la vitre mais se dit encore une fois que c’était cette haine qui l’empêchait de sombrer totalement dans la dépression. Merci papa.
— Qui sont les chefs du programme ? Ses instigateurs ?
— Si tu veux des noms, tu seras déçue. Tout ça se perd dans les méandres du pouvoir. Dans les romans et les livres d’histoire, les complots et les opérations secrètes sont rationnels, organisés, cohérents. Dans la réalité, ils n’échappent pas au bordel routinier. Ils avancent à la va-comme-je-te-pousse. Oublie la liste des coupables. Quant à la situation actuelle, ce que tu appelles un « massacre » n’est au contraire qu’une façon de limiter les dégâts. De couper le membre gangrené.
Un silence. Le bruissement rageur de la pluie. Ils roulaient maintenant sur le boulevard périphérique. À travers les dislocations de l’averse, la ville ne paraissait pas plus accueillante ni plus humaine que les structures de béton et d’acier qui les avaient accompagnés jusqu’ici. La maladie de la banlieue avait contaminé la capitale.
Il lui restait un dernier point à éclaircir :
— Dans le sillage de ces expériences, des meurtres différents ont été commis. Des meurtres à connotation mythologique.
— C’est un problème majeur du programme.
— Tu es au courant ?
— Matriochka a accouché d’un monstre.
Anaïs ne s’attendait pas à cette interprétation.
— Chez un des patients, continua-t-il, la molécule a libéré une pulsion meurtrière d’une grande complexité. Le gars a mis en place un rituel dément, à base de mythologie. Mais tu es au courant.
— Vous avez identifié ce… patient ?
— Ne fais pas l’imbécile. Nous le connaissons tous. Nous devons l’arrêter et le faire disparaître avant que la situation ne nous explose à la gueule.
C’était donc ça. Freire était le coupable désigné. Il n’était pas un nom parmi d’autres sur la liste noire. Il était l’homme à abattre en priorité. Anaïs ouvrit la fenêtre et se prit en pleine face une giclée de pluie. Ils longeaient maintenant la Seine. Un panneau indiquait : PARIS-CENTRE.
— Arrête-moi là.
— Nous ne sommes pas arrivés dans le quartier de ton hôtel.
— Nicolas, hurla-t-elle, arrête la bagnole ou je descends en marche !
L’aide de camp lança un coup d’œil au rétroviseur en direction de son chef, qui acquiesça d’un signe de tête. Nicolas se rabattit sur la droite et stoppa. Elle sortit de la voiture et atterrit sur un trottoir minuscule, alors que les voitures filaient sur la rive express dans un long chuintement continu.
En guise d’adieu, elle se pencha vers l’habitacle et hurla à travers les cordes :
— Ce n’est pas lui le tueur.
— J’ai l’impression que cette affaire est devenue une histoire personnelle.
Elle éclata de rire :
— C’est toi qui dis ça ?
Le quartier lui faisait penser à un pôle magnétique. Un point sur la carte qui aurait eu le pouvoir d’attirer les orages, la misère, le désespoir. Le taxi le déposa à l’entrée de l’impasse, au 54, rue Jean-Jaurès. La pluie frappait le bitume aussi fort que des impacts de balles. Le macadam éclatait sous ses pas. Chaplain voyait à peine le décor qui l’entourait. Le tonnerre gronda et un éclair révéla un quartier de pavillons en meulières qui grimpaient sur une colline de faible pente.
Kubiela attaqua l’ascension. L’atmosphère se déglinguait un peu plus à chaque pas. Des murs ruisselants ou des palissades pourries protégeaient des pavillons à demi enterrés. Les numéros étaient peints à la main sur des pancartes. Derrière les enclos, des chiens se jetaient gueule la première sur les grillages et aboyaient à se fendre la gorge. Les poteaux électriques plantés dans les flaques évoquaient des potences.
En lisant sa notice nécrologique, il avait bien compris qu’il possédait des origines modestes. Mais ce qu’il découvrait abaissait encore la barre. Il provenait d’une misère crasse, qu’il croyait révolue depuis longtemps — celle des bidonvilles, des terrains vagues, des ghettos sans électricité ni eau courante. Il était né d’une chute de carriole, d’un obscur exode slave.
À mi-montée, le sol n’était plus bitumé. Des morceaux de ferraille, des cuisinières, des pièces détachées de voitures baignaient dans la boue. Kubiela sentait monter en lui une appréhension de bourgeois craintif. Il s’attendait presque à trouver, en lieu et place de son domicile familial, une roulotte avec dedans quelques Roms crasseux et édentés.
En réalité, le 37 était un pavillon en briques, sali par des décennies d’oubli. Il se découpait au sommet de la colline, entouré de chiendent et de clapiers à lapins. La pluie battait le bois, la terre, les murs, au point de pétrir le tout en un seul bloc de glaise grise. Seule la toiture rouge brillait comme une plaie fraîche.
Les volets clos, le délabrement général attestaient qu’on ne vivait plus ici depuis longtemps. Sa mère avait décampé. Il ne pouvait imaginer, compte tenu du décor, une retraite dorée sur la Côte d’Azur. À moins qu’elle ait touché le produit de ses œuvres.
Il fit sauter le fil de fer qui fermait l’enclos et toucha au passage la cloche suspendue qui grelotta dans le fracas de la pluie. Le jardin de quelques mètres carrés, où ne poussaient plus que des pneus et des parpaings, ajoutait encore à l’atmosphère de désolation. Chaplain pataugea jusqu’au porche, surmonté d’une marquise à moitié brisée. La pluie, avec ses milliers de têtes d’épingle, le poursuivait jusque sous son abri.
Il appuya sur le bouton de sonnette par réflexe. Aucun résultat. Il frappa, toujours pour la forme, sur les motifs de fer forgé qui protégeaient la lucarne de la porte. Rien ne bougeait à l’intérieur. Il ramassa une barre de fer et força les volets de la fenêtre la plus proche, sur sa gauche. Utilisant toujours son levier, il frappa la vitre qui se brisa dans un claquement sec. Il commençait à avoir l’habitude.
Il agrippa le châssis et jeta un dernier regard sur le paysage. Pas un pékin à l’horizon. Il plongea à l’intérieur. Le pavillon avait été complètement vidé. L’idée que sa mère était décédée après sa propre disparition l’effleura. Après tout, sa seule source d’informations était l’article du Monde et il datait d’une année.
Vestibule. Cuisine. Salon. Pas un meuble, pas une lampe, pas un rideau. Des murs beiges ou marron, tendance putride. Un parquet crevassé, dont on apercevait les solives. À chaque pas, il écrasait quelque chose sous ses pieds. Des cafards larges comme des dattes. Il était certain qu’il arpentait là le théâtre de son enfance. Il imaginait sa rage de se sortir de ce bourbier, à coups de diplômes et de connaissances.
Une victoire sociale et matérielle, mais pas seulement. En suivant ses études de psychiatrie, il avait voulu changer la qualité de son esprit, de ses ambitions, de son quotidien. Autre certitude : il n’avait jamais méprisé ses parents et leurs boulots manuels. Au contraire, l’un des ressorts de sa volonté avait été la gratitude — et l’esprit de revanche. Il sortirait ses parents de cette merde. Il les vengerait de leur destin à la marge. Leur avait-il offert une autre maison ? Aucun souvenir.
Un escalier. Le bois n’était plus qu’une boue de moisissure. À chaque marche, un jus verdâtre en jaillissait alors que d’autres insectes, dans la pénombre, se carapataient. Il s’accrocha à la rampe, s’attendant à ce qu’elle s’effrite sous sa main. Mais non. L’idée absurde lui vint que la maison l’acceptait — elle voulait qu’il achève sa visite.
Couloir. Une première chambre, volets fermés. Noire. Vide. Il passa à la suivante. Même tableau. Une autre encore. Idem. Enfin, il tomba sur une porte fermée à clé. On avait même installé un verrou tout neuf. Cette attention lui donna un vague espoir. D’un coup d’épaule, il essaya de l’enfoncer, s’attendant à ce qu’elle lui tombe sur le crâne. L’assaut s’avéra plus difficile. Il dut même redescendre chercher sa barre de fer. Finalement, au bout de dix minutes de travail des gonds et du bois, il parvint à pénétrer dans l’espace protégé.
Encore une pièce vide. Seuls, deux cartons couverts par des sacs-poubelle occupaient un angle. Il avança dans la pénombre. Il souleva l’un des plastiques avec prudence, s’attendant à voir jaillir des rats ou des vers. Il découvrit des cahiers Clairefontaine d’apparence récente, couvertures bleues plastifiées. Il en feuilleta un et sentit son cœur bondir dans sa gorge. C’étaient les notes personnelles de François Kubiela sur les cas de fugues psychiques.
Il n’aurait pu tomber sur trésor plus précieux.
Il arracha le sac-poubelle du deuxième carton. Des enveloppes, des photographies, des papiers administratifs… Toute la vie des Kubiela en chiffres, attestations, clichés et formulaires… Celui qui avait entreposé tous ces documents avait pris soin de les protéger de l’humidité — l’intérieur des cartons était doublé par un autre sac-poubelle.
Qui avait placé ces archives ici ? Lui-même. Au fil de son investigation, il avait senti le danger et installé son QG dans le pavillon de ses parents, remisant dans cette chambre les pièces à conviction de son enquête et de son propre passé.
Il ouvrit la fenêtre et poussa les volets. Des bourrasques de pluie s’engouffrèrent avant qu’il ne referme le châssis. Il se tourna vers l’espace. Une cheminée close par une plaque d’acier occupait le mur de droite. Le papier des murs portait les traces des meubles de jadis. Un lit. Une armoire. Une commode. Des rectangles aussi qui devaient correspondre à des posters. Kubiela devina qu’il s’agissait de sa chambre. Celle qu’il avait occupée quand il était môme, puis adolescent. Il se tourna vers les cartons. L’étude de tous ces documents allait lui prendre des heures.
Il se frotta les mains, comme devant un bon feu, et se mit à genoux face à son butin. Un sourire animait ses lèvres.
Il y avait une logique amère dans son destin.
Son enquête avait commencé avec des cartons vides — ceux de Bordeaux.
Elle s’achevait avec des cartons pleins — ceux de Pantin.
La tête de Solinas valait le détour. Le commandant savait qu’Anaïs sortait de Fleury ce matin mais il ne s’attendait pas à ce qu’elle déboule directement dans son bureau. Il supposait sans doute qu’elle profiterait de sa libération pour reprendre son enquête en solitaire.
— Remets-toi, Solinas. Ce n’est que moi.
L’homme releva ses lunettes sur son front :
— Je suis assez surpris.
— On a un deal, non ?
Il balaya l’air d’un geste vague :
— Les deals, de nos jours…
Elle empoigna une chaise et s’assit face à son bureau. L’atmosphère était toujours impeccable et un rien glacée. Elle planta ses coudes sur le plateau et attaqua :
— Je suis sous contrôle judiciaire. Lundi, je vois le juge qui va peut-être me refoutre en taule. S’il ne le fait pas, je serai réexpédiée à Bordeaux, grâce à la bienveillance de mon père. Ce qui fait que je dispose d’aujourd’hui et du week-end pour avancer sur l’enquête.
Solinas sourit. Il commençait à comprendre.
— Ce que j’appelle « avoir la paille au fion ».
— Et je dois faire fissa si je ne veux pas qu’on me l’enfonce jusqu’à la garde.
Le sourire s’élargit.
— Où en es-tu ? enchaîna-t-elle.
Solinas esquissa une moue d’indécision. Il avait repris son manège avec son alliance :
— Nulle part, sauf que le cadavre est bien celui de Medina Malaoui. On a fait des prélèvements ADN dans son appartement.
— Vous allez l’exhumer ?
— Pour gagner quoi ? Vaut mieux oublier ce macchab’. Quant à Medina de son vivant, pas moyen de suivre sa trace.
— Vous avez remonté ses derniers contacts ?
— On n’est même pas sûrs de la date de sa disparition. Par ailleurs, aucun agenda ni ordinateur portable chez elle. Soit Janusz les a embarqués, soit d’autres avant lui.
— Ses appels détaillés ?
— C’est en route. Mais mon petit doigt me dit qu’elle utilisait un autre mobile pour ses contacts-clients.
— Ses comptes en banque ?
— Pas grand-chose non plus. Michetonner, c’est vivre au black.
— Le porte-à-porte ?
— Dans son quartier, ça n’a rien donné. Personne ne la voyait. Elle vivait la nuit.
— Elle était aussi étudiante.
— Ses clients ont dû plus souvent voir son cul que ses profs ses boucles blondes.
La vulgarité du chauve l’irritait mais, chez les flics, c’était comme dans la vie : on ne choisit pas sa famille.
— Pas de maquereau, de réseau ?
— On cherche.
— Vous avez contacté la BRP, l’OCRTEH ?
La Brigade de répression du proxénétisme et l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains constituaient les organes majeurs pour secouer les draps sales de la République — les successeurs de la légendaire Brigade des mœurs.
— Non, fit Solinas, catégorique. Je veux aucune aide sur le coup.
— Personne ne sait que le cadavre a été identifié ?
— Non.
Anaïs sourit. Malgré sa position, ou plutôt à cause de sa position, le flic était plus seul qu’un ours réintroduit dans un parc national. Voulant élucider cette affaire en solo, il ne pouvait rien demander à personne. Plus que jamais, il avait besoin d’elle.
— Sol’ (c’était la première fois qu’elle l’appelait ainsi et cela lui allait bien), je veux un bureau, un ordinateur en ligne, une voiture banalisée et deux hommes en parfait état de marche. Je veux que tu appelles le commissariat des Invalides et que tu te démerdes pour devenir mon contrôleur judiciaire.
— Et pis quoi encore ?
— Avec moi aux commandes, fit-elle comme si elle n’avait pas entendu, tu obtiendras des résultats avant 24 heures.
Solinas conserva le silence. Il ne cessait de faire coulisser son alliance sur son annulaire. Le geste évoquait une sorte de masturbation.
Elle insista :
— Je suis ta seule chance d’obtenir ce que tu veux. Tes gars ne sont pas formés pour un travail d’enquête criminelle. Tu ne peux appeler personne, et lundi, le Parquet nommera un juge qui saisira la Crim.
Toujours pas de réponse.
— Tu le sais depuis le départ. C’est pour ça que tu es venu me chercher au fond de ma cage, à Fleury.
Le flic avait les traits crispés. Sa calvitie permettait d’observer les plis de réflexion de son front. On lisait ses pensées à livre ouvert.
— C’est oui ou c’est non ?
Le visage de Solinas se détendit. Il éclata de rire.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? se raidit Anaïs.
— Je pense à ton daron.
— Quoi, mon daron ?
— Tu ne devais pas être une fille facile.
— Il était un père impossible. Tu me donnes ce dont j’ai besoin ou non ?
— Va te chercher un café. Je dois m’organiser.
Elle sortit sans un mot. Les couloirs moquettés, l’air conditionné, les plafonniers blafards n’étaient pas loin de lui rappeler l’atmosphère de la maison d’arrêt, dans une version high-tech. C’était le même emprisonnement. Pas de couleur, pas de contact avec le dehors, pas de liberté.
Devant la machine à café, elle chercha sa monnaie. Ses mains tremblaient, mais c’était une fébrilité positive. Elle avait déjà pris sa décision. Scinder l’enquête en deux. Pour les gars de l’Office, le versant Medina. Pour elle, une piste que personne ne connaissait : les daguerréotypes. Et pas un mot à Solinas. Elle voulait conserver une longueur d’avance sur cette bande de machos.
Le café coula dans son gobelet. La première gorgée la brûla. La deuxième passa mieux, mais sans le moindre arôme. Son ventre racla, couina, gargouilla. Elle n’avait pas mangé depuis… depuis combien de temps déjà ?
Quand elle revint dans le bureau, Solinas n’était plus seul. Deux armoires à glace, aux allures de voyous, se tenaient près de lui.
— Je te présente Fiton, le gothique, et Cernois, le classique. Deux de mes meilleurs gars. Ils vont t’aider jusqu’à lundi.
Anaïs cadra les lascars. L’un, grand et sec, pas rasé, portait un jean crasseux, des baskets sombres et une veste noire. Dessous, son tee-shirt affichait la gueule d’hyène d’Iggy Pop. Coiffé en queue-de-canard, il avait les yeux cernés de khôl et semblait complètement défoncé. L’autre, tout aussi grand mais pesant le double, arborait un costume de marque chiffonné, une cravate tachée et une barbe de trois jours qui contrastait avec sa coupe en brosse. Tous deux portaient leur calibre bien en évidence à la ceinture.
Tout de suite, ils lui plurent. Ces bouffeurs d’asphalte lui rappelaient son équipe de Bordeaux. Tout de suite aussi, elle devina qu’ils étaient faits pour une enquête criminelle comme elle pour le tricot. Des champions du « saute-dessus », pas du travail de fourmi qui caractérise toute investigation criminelle.
— Mon bureau ?
— Celui d’à côté. Je te garde à l’œil. Tu feras pas un geste sans que je sois au courant.
Elle songea aux daguerréotypes et chercha une esquive. Elle n’en trouva pas.
— C’est à prendre ou à laisser, conclut Solinas. Je crois même que c’est à prendre tout court.
Deux heures de lecture pour obtenir la confirmation, dans les grandes lignes, de ses hypothèses les plus récentes. Le journal de bord de François Kubiela tenait en cinq cahiers Clairefontaine, petit format à grands carreaux, que le psychiatre avait noircis d’une écriture serrée, penchée et régulière, au stylo-bille. Il l’avait joué à l’ancienne : pas d’ordinateur, pas de clé USB, pas de connexion Internet. Rien d’autre que ces cahiers d’écolier, planqués au fond d’un pavillon décrépit.
Il avait commencé son journal le 4 septembre 2008, quand il avait accueilli dans son service du Centre hospitalier Sainte-Anne un quadragénaire amnésique. Kubiela avait décidé de consigner chaque étape de son évolution. Très vite, le patient, qui refusait de passer le moindre scanner ou radiographie, avait retrouvé ses souvenirs. Il s’appelait David Gilbert. Il était ingénieur. Il vivait en banlieue parisienne, au sud de la capitale.
Kubiela avait vérifié : tout était faux.
Dans le même temps, l’enquête de police menée au sujet de la disparition de Christian Miossens avait convergé vers Sainte-Anne : David Gilbert était Miossens. Lentement, comme à regret, le patient avait réintégré son identité. Après un mois de soins, il était retourné auprès de sa sœur, Nathalie Forestier. Kubiela avait confirmé son diagnostic : Miossens avait fait une fugue psychique. Un syndrome quasiment inconnu en France.
Le psychiatre s’était plongé dans la documentation anglo-saxonne sur le sujet. Il avait aussi interrogé ses confrères. Il avait entendu parler d’un autre cas, Patrick Serena, soigné à l’Hôpital spécialisé des Châtaigniers, dans la région de Lorient. L’homme avait été découvert en septembre 2008, errant le long d’une nationale près de Saint-Nazaire, prétendant s’appeler Alexandre. C’était en réalité un cadre commercial dans l’édition numérique, célibataire, habitant Puteaux dans le 92, disparu en avril 2008 en pleine tournée de vente. Comment s’était-il retrouvé en Bretagne ? Qu’est-ce qui avait provoqué sa fugue ? Qu’avait-il fait entre avril et septembre 2008 ? L’homme avait signé une demande d’hospitalisation libre et était resté interné aux Châtaigniers.
Kubiela avait noté les similitudes entre les deux cas, notamment les dates rapprochées des fugues. Il avait fait le voyage jusqu’à Lorient. Il avait interrogé Serena. Il l’avait convaincu de venir à Sainte-Anne, toujours en hospitalisation libre. Le patient s’était montré motivé pour répondre aux questions du psychiatre, mais il avait toujours refusé, comme Miossens, de subir le moindre examen d’imagerie médicale.
Le praticien avait sondé la mémoire des deux hommes. Médicaments, hypnose, conversations… Peu à peu, il avait relevé d’autres similitudes dans leurs souvenirs elliptiques. D’abord, l’usage répété d’un pseudo. Christian Miossens s’appelait parfois « Gentil-Michel », Serena « Alex-244 ». Le psy ne parvenait pas à expliquer ces surnoms. Les patients évoquaient aussi des lieux, d’une manière confuse, qui se ressemblaient. Un bar de pêcheurs dont les boxes étaient cernés de voilages. Un sous-sol argenté dont les canapés revêtaient des formes de protozoaires.
Kubiela avait écumé les bars de Paris et avait découvert le Pitcairn, dans le quatrième arrondissement, puis le Vega, le bar rétro-futuriste du neuvième arrondissement. Sasha.com, un club de speed-dating, y organisait ses rendez-vous. Kubiela s’était souvenu des pseudos et en avait conclu que Miossens et Serena, tous deux célibataires, s’étaient inscrits sur le site pour trouver l’âme sœur.
Décembre 2008. L’enquêteur en était à son troisième cahier de notes quand un collègue de Sainte-Anne lui avait parlé d’un autre cas de fugue psychique, évoqué dans un séminaire de psychiatrie à Blois. Kubiela avait retrouvé le patient au Centre de la Ferté, dans la banlieue de Tours. Les similitudes avec les deux autres sujets étaient frappantes.
Encore une fois, un amnésique qui croyait avoir retrouvé la mémoire. Encore une fois un homme qui avait refusé tout scanner et avait été rattrapé par sa véritable origine. L’homme s’appelait Marc Kazarakian. D’origine arménienne, il était passé par de nombreux métiers avant de sombrer dans une dépression qui l’avait réduit à l’inactivité. Habitant Sartrouville, il avait disparu en juillet 2008 pour réapparaître en Indre-et-Loire, sans le moindre souvenir.
Kubiela l’avait accueilli dans son service. L’homme utilisait aussi un pseudo : Andromak. Il connaissait le Pitcairn et le Vega. Le doute n’était plus permis. Les trois hommes, solitaires, vulnérables, paumés, en quête d’une relation sentimentale durable, avaient utilisé les services de Sasha.com.
Plutôt que d’interroger les dirigeants du site ou de prévenir la police, Kubiela avait décidé de s’inscrire dans le club. Les premières semaines n’avaient rien donné. Le psy doutait même de ses soupçons — enlèvements, manipulations mentales, essais cliniques — quand il avait rencontré Feliz, alias Anne-Marie Straub.
Son enquête avait brutalement pris un nouveau virage. Kubiela était un enquêteur inexpérimenté mais un grand séducteur. Feliz, brune ravissante, froide et énigmatique, avait craqué. Elle s’était livrée à des confidences. Elle était escort-girl. Elle était payée pour repérer parmi les candidats de Sasha.com des hommes solitaires, sans famille ni attaches, psychiquement fragiles. Elle n’en savait pas plus : elle ignorait l’identité de ses commanditaires ainsi que leurs intentions.
Stupéfait, l’enquêteur amateur avait envisagé le système : des professionnelles infiltrées dans un réseau de rencontres. Des rabatteuses chargées de repérer des proies vulnérables. Quand un bon profil était identifié, il était enlevé et traité psychiquement. Par qui ? De quelle façon ? Dans quel but ?
François Kubiela s’interrogeait au début du cinquième et dernier cahier. Comment poursuivre l’enquête ? Dépassé par la situation, il s’était résolu à prévenir les flics — d’autant plus qu’il venait d’apprendre par Nathalie Forestier, la sœur de Miossens, que ce dernier avait été retrouvé mort, défiguré, après avoir de nouveau disparu. Il avait réussi à convaincre Feliz de témoigner à ses côtés…
Les notes du psychiatre s’arrêtaient là. Kubiela devinait la suite. Les hommes de l’ACSP avaient agi. À la fin du mois de janvier 2009, ils avaient éliminé Feliz par pendaison puis enlevé le psychiatre afin de lui faire subir le traitement Matriochka. Kubiela ne comprenait pas ce point de l’histoire. Pourquoi ne pas l’avoir tué lui aussi ? Pourquoi avoir pris le risque d’intégrer dans le programme un spécialiste qui n’avait pas le profil psychologique des cobayes ? Mais peut-être avait-il tort… Il vivait seul, n’avait jamais fondé de foyer. Quant à son équilibre psychique, il n’avait aucun élément pour en juger. Finalement, il correspondait peut-être parfaitement au casting.
François Kubiela, 38 ans, était devenu un cobaye de Mêtis. Il avait fait sa première fugue psychique en mars 2009 et s’était retrouvé sur les quais du canal de l’Ourcq, persuadé de s’appeler Arnaud Chaplain. La suite, il la connaissait plus ou moins. Il avait enchaîné les fugues, alors même que les tueurs de Mêtis cherchaient à l’éliminer et que les meurtres mythologiques se multipliaient. À chaque identité, Kubiela s’était interrogé et avait repris son enquête, suivant les mêmes pistes, dévoilant peu à peu la machine Matriochka et se rapprochant du tueur de l’Olympe… Jusqu’où avait-il été ? Avait-il découvert l’identité du tueur ? Éternelles questions. Et aucune réponse dans ces cahiers.
Il passa au deuxième carton — celui qui concernait la famille Kubiela. Les documents ne lui apprirent que deux éléments d’importance. Le premier, c’était que sa mère, Francyzska, ne l’avait pas élevé. Elle avait été internée dans un institut spécialisé en 1973, deux ans après sa propre naissance. Elle n’avait plus jamais quitté les asiles. Elle appartenait au triste club des chroniques. D’après les documents, elle était toujours vivante, au Centre hospitalier Philippe-Pinel à Amiens. À cette idée, Kubiela n’éprouvait aucune émotion. Avec la mémoire, on lui avait aussi arraché les réseaux de sa sensibilité.
Il passa aux données techniques. Les dossiers médicaux de Francyzska évoquaient à la fois une « schizophrénie aiguë », une « bipolarité récurrente », des « troubles de l’angoisse ». Les diagnostics étaient variés et même contradictoires. Il parcourut en diagonale les bilans, les prescriptions, les HDT, les Hospitalisations à la demande d’un tiers. Chaque fois, c’était son père, Andrzej, qui avait signé la demande. Jusqu’en 2000. Après cette date, c’était lui-même, François Kubiela, qui avait rempli la paperasse.
Ce dernier fait s’expliquait par la deuxième information majeure du dossier : son père était mort en mars 1999, à 62 ans. Le certificat de décès évoquait un accident chez des amis — Kubiela Senior était tombé d’une toiture alors qu’il installait une gouttière. Entre les lignes : le Polonais était sans doute mort sur un chantier au noir mais ses commanditaires avaient prétendu être des amis pour faire jouer les assurances et éviter les emmerdes avec les flics. Requiescat in pace, papa…
Kubiela trouva une photo. Ses parents à leur arrivée en France, en 1967, sur l’esplanade du Trocadéro. Deux hippies, cheveux longs et pattes d’ef, avec quelque chose de paysan, de mal dégrossi, en droite provenance de leur Silésie natale. Francyzska était une frêle jeune femme, blonde et diaphane. Elle ressemblait aux créatures de David Hamilton. Andrzej répondait à un autre cliché : le bûcheron polonais. Tignasse jusqu’aux épaules, barbe de Raspoutine, sourcils à l’avenant. Sa carrure de colosse était serrée dans une veste en velours élimé. Les deux exilés se tenaient amoureusement par les épaules, fin prêts pour leur destin français.
Les autres documents ne disaient pas grand-chose sur leur vie quotidienne, excepté qu’Andrzej Kubiela était le roi des cumulards. Venu en France en qualité de réfugié politique, il avait été embauché dans une entreprise de travaux publics. En 1969, il avait eu un premier accident professionnel qui lui avait permis de toucher une pension d’invalidité. Quelques années plus tard, il avait commencé à encaisser une allocation au nom de sa femme handicapée mentale. Il avait également obtenu plusieurs aides de l’État et d’autres subventions — Andrzej vivait sous perfusion sociale, alors même qu’il n’avait sans doute jamais cessé de travailler sur des chantiers.
Le psychiatre passa aux documents qui le concernaient directement. Scolarité primaire et secondaire dans des établissements publics de Pantin. Faculté de médecine et internat à Paris. Pas de petits boulots à côté de ses études. François avait grandi comme un fils à papa. Andrzej la magouille avait tout misé sur son fils et François le lui rendait bien. Du primaire à sa thèse de doctorat, il avait toujours obtenu les meilleures notes.
Au fond du carton, il tomba sur une boîte plate de grande dimension qui avait dû contenir, des années auparavant, une tarte ou une galette des rois. Des photographies et des coupures de presse y étaient répertoriées dans un ordre antéchronologique. Les premières enveloppes concernaient les années 2000. Articles scientifiques, comptes rendus sur ses travaux, ménageant parfois un espace pour une photo. Kubiela s’observa sur papier imprimé : toujours cet air de savant à la coule, tignasse noire et sourire enjôleur…
Dans les enveloppes suivantes, il trouva seulement des photos. 1999 offrait les images d’un Kubiela visiblement éméché, entouré d’autres gaillards dans le même état. Une fête quelconque, organisée en l’honneur de son internat réussi. 1992 proposait un Kubiela plus jeune encore, souriant, solitaire. Son cartable sous le bras, il se tenait devant l’université de médecine de la Pitié-Salpêtrière. Il portait un maillot Lacoste, un jean 501, des mocassins de bateau. Un jeune étudiant, bien propre sur lui, qui avait rompu les amarres avec ses origines ouvrières.
1988. 17 ans, cette fois avec son père. L’homme dépassait d’une tête son fils et portait maintenant une coiffure et une barbe disciplinées. Les deux personnages souriaient à l’objectif, visiblement complices et heureux.
Kubiela essuya ses larmes et jura. Ce n’était pas l’effet de la mélancolie. Il pleurait de rage. De déception. Même devant ces photos intimes, il ne se souvenait de rien. Depuis sa fuite, deux semaines auparavant, il avait affronté des tueurs, traversé des identités, traqué un assassin, se demandant toujours s’il ne s’agissait pas de lui-même. Tout cela, il l’avait fait en s’accrochant à un espoir : quand il découvrirait sa véritable identité, tout lui reviendrait.
Il se trompait. Il s’était toujours trompé. Il était un passager éternel. Il n’y avait pas de destination finale. Il avait atteint son identité première mais ce but n’était encore qu’une étape. Bientôt, il perdrait de nouveau la mémoire. Il se bricolerait une nouvelle personnalité puis comprendrait qu’il n’était pas celui qu’il prétendait être. Alors l’enquête reprendrait, toujours avec cet espoir de retrouver son véritable « moi ».
Mais ce moi n’existait plus.
Il l’avait perdu pour toujours.
Il passa aux photos d’enfance. François, 13 ans, en kimono de judo, souriant à la caméra, sans parvenir à se débarrasser de cet air de solitude et de détresse vague déjà présent sur les autres photos. Maintenant, cette tristesse remplissait tout le visage. Détail : ses cheveux n’étaient pas encore bruns mais blonds. Le petit Kubiela avait changé de couleur de cheveux avec la puberté.
1979. François, âgé de huit ans, à la foire du Trône. Chemise aux épaules larges, pantalon serré aux chevilles, chaussettes blanches : un pur uniforme eighties. Sur fond de manèges et d’attractions, le petit garçon souriait encore, mains dans les poches. Toujours ce sourire discret, un peu triste, qui ne voulait pas déranger.
1973. Cette fois, il se tenait entre les bras de sa mère — sans doute l’une des dernières photos avant que la femme ne soit internée. On ne voyait pas le visage de Francyzska qui baissait la tête, mais le regard fixe de l’enfant, âgé de deux ans, irradiait l’image. Au fond de ses iris, on percevait déjà la même tristesse éblouie, solaire.
Kubiela leva les yeux. La pluie avait cessé. À travers les fenêtres encore liquides, le terrain vague s’égouttait. Des filets d’eau, le long des pneus, des clapiers, des débris, s’étoilaient et décochaient des étincelles. Quelque part, invisible, le soleil lançait ses rayons. Cette vision aurait dû lui remonter le moral mais elle l’enfonçait plutôt dans sa mélancolie. Pourquoi cet air de chien battu sur les photos ? D’où venait sa détresse ? L’ombre de la folie de sa mère ?
Il restait une enveloppe de grande dimension, frappée d’un tampon d’hôpital. Peut-être l’explication. Une pathologie, une anémie quelconque dans son enfance. Il ouvrit l’enveloppe Kraft et ne réussit pas à sortir tout à fait les documents, collés par l’humidité.
Des clichés médicaux.
Il tira encore. Des échographies. Celles du ventre de sa mère, captées en mai 1971 — il pouvait voir la date dans le coin du premier tirage. On était au tout début de cet usage en obstétrique.
Il parvint, enfin, à extraire les images.
Il fut terrassé par ce qu’il voyait.
Dans le liquide amniotique, il n’y avait pas un, mais deux fœtus.
Deux embryons face à face, poings serrés. Deux jumeaux en chiens de fusil, qui s’observaient dans le silence des eaux prénatales.
Les jumeaux à naître de Francyzska et Andrzej Kubiela.
Une terreur brûlante coula en lui comme d’un robinet ouvert. Il saisit les autres échographies. Trois mois. Quatre mois puis cinq… Au fil des images, une anomalie apparaissait. Les fœtus n’évoluaient pas de la même façon. Un des deux était plus imposant que l’autre.
Aussitôt, Kubiela s’identifia au plus petit qui lui paraissait reculer avec crainte, face à son jumeau plus fort.
Une vérité éclata sous son crâne. Le dominant était son frère caché. Un enfant qui avait été écarté de la famille Kubiela pour une raison qu’il ne pouvait encore imaginer. L’idée monta, s’amplifia, se dilata dans sa tête au point de tout occulter.
Théorie.
Il avait été le jumeau dominé au fond du ventre de sa mère.
Mais il avait été choisi par ses parents pour jouer le rôle de fils unique.
L’autre avait été rejeté, oublié, renié.
Et il revenait aujourd’hui des limbes pour se venger.
Pour lui faire endosser la responsabilité des meurtres qu’il commettait.
Le musée de la photographie contemporaine de Marne-la-Vallée prenait place dans un solide bâtiment en briques du XIXe siècle, sans doute une ancienne manufacture. Un de ces lieux où des ouvriers avaient sué sang et eau et qui étaient aujourd’hui recyclés en ateliers branchés où des hommes « faisaient de l’art ». Des musées d’art contemporain, des salles de concerts, des espaces d’expression corporelle…
Anaïs méprisait ce genre d’endroits mais cette bâtisse avait de la gueule. Sur la façade, des frontons, des ornements, des châssis plus clairs donnaient à l’ensemble une noblesse artisanale. Des décorations en faïence lui conféraient même un petit air de station maritime comme celle qu’on voit sur le Bosphore à Istanbul.
Elle n’avait eu aucun mal à fausser compagnie aux sbires de Solinas. À 15 heures, après leur avoir donné des consignes concernant l’enquête sur Medina Malaoui, elle avait fait mine d’aller chercher un autre café puis avait pris l’ascenseur. Tout simplement. Elle avait un badge, les clés d’une voiture. Il lui avait suffi d’actionner la télécommande pour trouver le véhicule. L’adrénaline suppléait à son épuisement.
Elle n’avait pas d’illusions sur le boulot mené par les cerbères. Pas grave. Dans sa petite tête obstinée, elle misait tout sur sa piste des daguerréotypes.
À l’intérieur, une grande pièce d’un seul tenant de plus de 300 mètres carrés, au plancher de bois et aux piliers vernis, sentait bon la sciure, la colle et la peinture fraîche. Une exposition se mettait en place. C’était précisément cette exposition qui l’intéressait : celle d’un artiste-photographe, Marc Simonis, qui occupait le poste de président de la fondation de Daguerréotypie. L’ouverture était pour le lendemain. Elle espérait tomber sur l’artiste en plein accrochage de ses œuvres.
Quand elle aperçut un gros homme engueulant des ouvriers indifférents, à genoux dans la sciure ou debout sur des escabeaux, elle sut qu’elle avait trouvé sa cible. Elle marcha vers lui à pas lents afin de lui laisser le temps d’achever sa tirade. Du coin de l’œil, elle repéra les cadres déjà fixés. Elle s’arrêta pour mieux les voir. Les daguerréotypes avaient une particularité qu’elle n’avait pu capter dans les livres de reproductions : c’étaient des miroirs. Des surfaces polies, argentées ou dorées, réfléchissantes. Cette singularité devait plaire au tueur. En admirant son œuvre — son crime —, il se contemplait lui-même.
Elle retrouvait aussi les singularités des illustrations, mais renforcées ici par la clarté naturelle. Ombre et lumière s’y mélangeaient en un clair-obscur tamisé. L’image était rectangulaire mais la partie éclairée plutôt ovale, comme rongée par une brume grisâtre. On y retrouvait le charme des images des films muets, vacillantes, tremblantes. Le centre éclatant, d’une précision aiguë, faisait presque mal aux yeux. Il avait la violence d’une coupure.
Simonis prenait des portraits contemporains. Des musiciens, des acrobates, mais aussi des traders, des secrétaires, des agents immobiliers — sanglés dans leur costume moderne, saisis dans une lumière qui paraissait jaillir du XIXe siècle. L’effet était contradictoire : on avait tout à coup l’impression d’être projeté dans un futur non défini où le temps présent serait déjà une époque révolue, vieille de plus d’un siècle.
— Qu’est-ce que vous cherchez, vous ?
Le gros photographe se tenait devant elle, l’air furieux. Elle réalisa qu’elle n’avait pas de carte de flic. Il y eut un moment d’incertitude, durant lequel elle détailla le bonhomme. Il mesurait plus de 1,90 mètre et dépassait largement le cap des 110 kilos. Un géant qui s’était laissé vivre et qui, à la cinquantaine, évoquait plus une montagne de graisse qu’une stèle de marbre. Il portait un pull à col roulé noir et un jean énorme qui ressemblait plus à un sac à patates. Elle devinait la raison du col roulé : cacher son goitre de crapaud.
Simonis carra ses poings sur ses hanches :
— Vous ne voulez pas répondre ?
In extremis, elle trouva la force de sourire :
— Excusez-moi. Je m’appelle Anaïs Chatelet. Je suis capitaine de police.
Effet d’annonce garanti. L’homme se raidit et déglutit. Elle put voir son double menton se gonfler puis s’aplatir comme un monstrueux boa avalant une gazelle.
— Ne vous inquiétez pas, fit-elle. Je cherche seulement quelques informations sur la technique du daguerréotype.
Simonis se détendit. Ses épaules retombèrent. Son goitre se mit au repos. Haussant la voix pour couvrir le bruit des ponceuses et des marteaux, il se lança dans un discours technique qu’elle n’écouta pas. Mentalement, elle lui accorda environ cinq minutes de déblatérations avant d’entrer dans le vif du sujet.
Pendant qu’il parlait, elle pesait le pour et le contre. Pouvait-il être l’assassin ? Il avait la puissance mais certainement pas la rapidité. Elle le voyait bien scier la tête d’un taureau ou émasculer un clochard mais… Les cinq minutes étaient passées.
— Excusez-moi, le coupa-t-elle. À votre avis, combien y a-t-il de daguerréotypistes en France ?
— Nous ne sommes que quelques dizaines.
— Combien exactement ?
— Une quarantaine.
— Et en Île-de-France ?
— Une vingtaine, je pense.
— Je pourrais avoir la liste ?
L’obèse se pencha vers elle. Il la dépassait de vingt bons centimètres :
— Pour quoi faire ?
— Vous avez vu assez de films pour savoir que les flics posent les questions. Ils n’y répondent jamais.
Il agita sa main grasse :
— Excusez-moi mais… vous avez un mandat, quelque chose ?
— Les mandats, c’est bon pour la poste. Si vous voulez parler d’une commission rogatoire signée par un juge, je ne l’ai pas sur moi. Je peux revenir avec mais ça me fera perdre un temps précieux et je vous jure que je vous ferai payer chaque minute gaspillée.
L’homme déglutit à nouveau. Le boa digérait encore une fois. Il fit un geste vague vers le fond de la salle.
— Il faudrait que je retourne dans mon bureau pour imprimer cette liste.
— Allons-y.
Simonis eut un regard circulaire : les ouvriers travaillaient sans lui prêter la moindre attention. Des ponceuses ponçaient, des perceuses perçaient. Une odeur de métal chauffé à blanc tournait dans l’air. Il paraissait désolé d’abandonner son chantier mais se dirigea vers un bureau vitré au bout de la pièce. Anaïs lui emboîta le pas.
— Je vous préviens : tous les daguerréotypistes ne sont pas inscrits dans ma fondation.
— Je m’en doute, mais nous avons d’autres moyens de les tracer. Nous allons contacter les fournisseurs des produits qu’ils utilisent.
— Nous ?
Elle lui fit un clin d’œil :
— Ça ne vous plaît pas de jouer aux détectives ?
Le boa s’agita encore une fois. Anaïs prit ça pour un assentiment.
Une heure plus tard, les deux associés avaient dressé une liste exhaustive des daguerréotypistes de Paris, de la région parisienne et de toute la France. En croisant les réponses des fournisseurs et les membres de la fondation, ils avaient noté dix-huit artistes en Île-de-France et plus d’une vingtaine dans le reste de l’Hexagone. Anaïs estimait qu’elle pourrait visiter les Franciliens avant le lendemain soir. Pour les autres, on verrait plus tard.
— Vous les connaissez tous ?
— Pratiquement oui, répondit le photographe, du bout des lèvres.
— Parmi ces noms, quelqu’un vous paraît-il suspect ?
— Suspect de quoi ?
— De meurtre.
Ses sourcils se haussèrent, puis il agita ses bajoues :
— Non. Jamais de la vie.
— Parmi ces types, y en a-t-il un qui fasse des photos violentes ?
— Non.
— Des photos malsaines, des photos mythologiques ?
— Non. Vos questions sont absurdes : vous parlez de daguerréotypes ?
— Exactement.
— Avec cette technique, le sujet doit rester parfaitement immobile durant plusieurs secondes. Impossible de fixer une scène en mouvement.
— Je pensais à des natures mortes. Des cadavres.
Simonis se frotta le front. Anaïs avança d’un pas et le força à reculer contre la vitre :
— Un de vos membres a-t-il eu des ennuis avec la justice ?
— Mais non ! Enfin, je ne sais pas.
— Jamais de réflexions bizarres ?
— Non.
— Des troubles psychiques ?
Le colosse fixa Anaïs de ses yeux lourds, sans répondre. Il paraissait prisonnier de son bureau vitré comme un cétacé de son aquarium.
Elle passa au chapitre crucial :
— D’après ce que j’ai compris, la chimie joue un rôle important dans votre technique.
— Bien sûr. Il y a d’abord l’étape des vapeurs d’iode, puis celle des vapeurs de mercure. Ensuite, on…
— Parmi ces étapes, pourrait-on intégrer du sang ? Du sang humain ?
— Je ne comprends pas la question.
— Le sang contient de l’oxyde de fer, entre autres. Un tel composant pourrait-il se glisser dans l’une des transmutations chimiques ? Par exemple lors de la dernière étape : quand on passe du chlorure d’or sur l’image ?
Marc Simonis paraissait effaré. Il comprenait qu’Anaïs en savait plus qu’elle n’avait voulu le dire.
— Peut-être… Je sais pas.
— Parmi ces noms, reprit Anaïs en brandissant sa liste, quelqu’un a-t-il déjà évoqué ce genre de recherches ?
— Bien sûr que non.
— Y a-t-il des chimistes plus doués que d’autres ? Des daguerréotypistes qui pourraient se lancer dans des directions… organiques ?
— Je n’ai jamais entendu parler de ça.
— Merci, monsieur Simonis.
Elle tournait les talons. L’homme la retint par le bras :
— Vous soupçonnez un de nous d’avoir commis un meurtre ?
Elle hésita, puis quitta d’un coup son ton autoritaire :
— Franchement, je n’en sais rien. C’est une piste qui se fonde sur des présomptions… (Elle regarda autour d’elle : des pots de mercure, des boîtes d’iode et de brome sur les étagères.) Plus légères que n’importe laquelle de vos vapeurs.
Cinq minutes plus tard, elle consultait un plan de la banlieue parisienne sur le parking du musée. Elle essayait, d’après sa liste de noms et d’adresses, d’organiser son itinéraire.
Son portable sonna. Solinas. Elle soupesa son mobile dans sa paume et se demanda si elle était tracée. Elle aurait dû le balancer à sa sortie de Fleury.
À la cinquième sonnerie, elle décrocha, fermant les yeux comme quand on s’attend à une détonation :
— T’es vraiment la pire salope que j’aie jamais rencontrée.
— J’étais obligée. Je dois avancer sur une autre piste.
— Laquelle ?
— Je ne peux pas en parler.
— Dommage pour toi.
— Les menaces ne peuvent plus m’atteindre.
— Et deux cadavres à peine froids ?
— Qui ?
— Pas encore identifiés. Deux mecs en costard noir, de grande marque. Un gars tué par deux balles de.45. L’autre a un tesson de verre planté dans la gueule. Ils ont été retrouvés dans un loft, au 188 rue de la Roquette. Le locataire répond au nom d’Arnaud Chaplain. Ça te dit quelque chose ?
— Non, mentit-elle.
Il lui semblait que le sang avait quitté son cerveau.
— On a retrouvé leur bagnole à deux blocs de là, rue Bréguet. Un Q7 noir. Immatriculé 360 643 AP 33. Ça te dit toujours rien ?
Anaïs conservait le silence, cherchant à connecter de nouveau ses neurones. Janusz s’en était donc sorti une nouvelle fois. Les seules bonnes nouvelles qu’elle pouvait espérer désormais de sa part, c’étaient des cadavres.
— D’après les premières constatations, le locataire du loft répond au signalement de Janusz.
— Comment es-tu au courant ? demanda-t-elle en tournant sa clé de contact.
— Une indiscrétion de couloir. Y a rien de plus spongieux que les murs de la Boîte.
— Qui est sur le coup ?
— La Crim. Mais je vais appeler le proc. Cette affaire est liée à la fusillade de la rue de Montalembert. Elle me revient.
— Tu peux le prouver ?
— Je le prouverai si on me file l’affaire.
— Où sont les corps ?
— À ton avis ? À l’IML.
Elle ne savait pas où c’était mais elle trouverait.
— On se retrouve là-bas ?
— Je sais pas ce que tu m’as fait, ricana-t-il. Tu me la mets profond et j’en redemande. Peut-être qu’on s’engage dans une relation SM ?
— Dans une demi-heure ?
— Je suis en route. Je t’attends là-bas.
Les deux fœtus flottent dans le liquide amniotique comme des petits astronautes. Entre sang et eau, air et esprit. Ils sont légers, imbriqués l’un dans l’autre. Le premier est le plus imposant. Pourtant, c’est lui qui plane en hauteur. Le deuxième est blotti sur la paroi inférieure de l’utérus. Un vaincu. Au-dessus d’eux, un réseau de vaisseaux dessine des arabesques, des sillons à la manière de racines volantes, comme celles des plantes qu’on cultive en apesanteur dans les stations spatiales.
— Nous avons un problème.
Un cabinet médical. Le médecin fixe l’homme et la femme enceinte qui se tiennent de l’autre côté de son bureau. Une jeune blonde, aux cheveux presque blancs, un barbu imposant. La pièce possède les couleurs de l’automne. Du rouge, de l’ocre, du mordoré. Rien que du bois verni et des tentures pourpres.
— Quel problème ?
La femme, mains serrées sur son ventre rebondi, a posé la question sur un ton agressif qui dissimule mal sa peur. Elle a le type slave. Des pommettes hautes. Des yeux de chat. Des cheveux si fins qu’ils s’irisent dans les rayons du soleil. Sur son torse, entre ses seins tendus de femme enceinte, une croix étincelle.
L’homme est la version masculine du type slave. Chemise de bûcheron, épaules larges, barbe fournie. Mâchoire en soc de charrue.
Le médecin paraît mal à l’aise. Une figure d’imprécateur. Jeune mais déjà presque plus de cheveux. Son front lustré prolonge une figure osseuse, comme le développement d’une idée entêtante, obsessionnelle. Ses lèvres fines produisent des mots secs, sans chair ni fioriture.
— Je vous rassure, sourit-il, c’est assez fréquent.
— Quel problème ?
— Comme vous le savez, vous faites une grossesse monochoriale.
L’homme et la femme se regardent.
— On parle pas très bien le français, murmure la femme avec un fort accent, où se mêle une sorte de rancœur froide.
— Excusez-moi. Personne ne parle ce français-là. Je veux dire que vos jumeaux sont monozygotes. Ils sont issus du même œuf fécondé. On a déjà dû vous expliquer ça plusieurs fois. Ils évoluent dans la même poche et possèdent le même placenta. C’est-à-dire qu’ils se nourrissent à la même source.
— Et alors ?
— Normalement, chaque fœtus est relié au placenta par son propre réseau de vaisseaux sanguins. Il arrive que ces vascularisations soient intriquées et que les deux enfants partagent le même réseau. C’est ce qu’on appelle une anastomose. Dans ce cas, il y a un risque de déséquilibre. L’alimentation de l’un peut défavoriser l’autre.
— C’est ce qui se passe dans mon ventre ?
Le spécialiste acquiesce.
— C’est un problème qui survient dans 5 à 15 % des cas. Je vais vous montrer.
Il se lève et attrape une série d’échographies sur un comptoir derrière lui. Il les dispose sur son bureau afin que le couple puisse profiter des images.
— Cet embryon est plus développé que l’autre. Il se nourrit au détriment de son frère. Mais la situation peut évoluer…
La mère a les yeux rivés sur les échographies :
— Il le fait exprès. (Les mots sifflent entre ses dents.) Il veut tuer son frère.
Le médecin agite les mains et sourit de nouveau.
— Non, non, non. Rassurez-vous. Votre enfant n’y est pour rien. C’est simplement le jeu des vaisseaux sanguins qui le favorise. On voit bien ici que la vascularisation se…
Le père l’interrompt :
— Il y a un traitement ?
— Malheureusement, non. Nous n’avons qu’une solution : attendre. La vascularisation peut évoluer naturellement et…
— Il le fait exprès, répète la mère à voix basse, en triturant son crucifix. Il veut tuer son frère. Il est maléfique !
Maintenant, les parents roulent en voiture. Le père conduit, serrant son volant comme s’il voulait l’arracher. La femme, pupilles dilatées, un chat dans la nuit, fixe la route.
Retour au bureau de l’obstétricien.
— Je suis désolé. La situation devient critique.
Il n’a plus la force de sourire. La femme, désincarnée, garde ses mains crispées sur son ventre. La peau de son visage est aussi fine que du vélin. On aperçoit les veines bleues sous ses tempes.
Sur le bureau, de nouvelles échographies. Les deux fœtus, en chiens de fusil. L’un occupe les deux tiers de l’utérus. Il paraît narguer son frère. Le dominé.
— Il continue à mieux s’alimenter. Pour être précis, il reçoit la quasi-totalité du débit sanguin placentaire. À cette cadence, l’autre ne survivra pas plus de quelques semaines et…
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
Le médecin se lève, observe un instant le paysage à travers la fenêtre. La pièce paraît plus que jamais rouge et dorée.
— Vous avez le choix. Laisser faire la nature ou…
Il hésite puis revient vers le couple. Il ne parle plus qu’à la femme.
— Privilégier l’autre enfant, celui qui ne parvient pas à se nourrir. Pour le sauver, il n’y a qu’une seule solution. Je veux dire…
— Ça va. J’ai compris.
Plus tard, dans la nuit, la douleur réveille la mère. Avec difficulté, elle titube jusqu’à la salle de bains. Elle s’affaisse dans un gémissement. Le père, à son tour, se lève. Il se précipite dans la salle d’eau, allume la lumière. Il découvre son épouse accroupie par terre : son ventre proéminent a déchiré la chemise de nuit. La surface de la peau se tend par à-coups. Un des fœtus la frappe. Il est en colère. Il veut sortir. Il veut être seul…
— Il faut le tuer ! hurle la mère, le visage noyé de larmes. C’est… c’est l’esprit du Mal ! To jest duch zl ego !
Kubiela se réveilla en sursaut. Il était recroquevillé sur le parquet moisi, en chien de fusil. Première sensation. Le goût salé de ses larmes. Deuxième : l’humidité du plancher. Enfin, l’obscurité.
Quelle heure pouvait-il être ? À peine 16 heures. La nuit était déjà tombée. La pluie sur les vitres. Les cafards sur le parquet. Comment avait-il pu s’endormir ici ? Peut-être le refus d’envisager la vérité, telle qu’il la devinait au fil des bilans médicaux et des résultats d’analyse.
Il chancela jusqu’à la fenêtre. Il ne vit rien, excepté le rideau flou de l’averse. Pas un réverbère, pas une lumière. Son esprit était plongé dans une confusion extrême. Pas moyen d’attraper une pensée et de s’y fixer. En même temps, il avait l’impression d’être plus lucide que jamais. Dans son cauchemar, il avait réécrit l’histoire des jumeaux Kubiela. C’était un rêve mais il savait que ça s’était passé ainsi. À ses pieds, les rapports médicaux, les bilans, les chiffres qu’il avait trouvés avec les échographies… Il savait, dans ses tripes, ce que sa mère avait décidé. Il savait qu’il était né d’un meurtre. Le fœtus dominé, sauvé in extremis par la volonté de ses parents…
Que pouvait-il faire maintenant ? À court d’idées. Prisonnier du pavillon des origines. Prisonnier des ténèbres. Il leva les yeux vers le plafond : une ampoule nue était suspendue. Il actionna le commutateur et n’obtint aucun résultat. Sans se décourager, il redescendit et chercha le transformateur. Il appuya sur le bouton rouge et obtint un claquement sec, qui lui parut de bon augure.
Quand il remonta dans sa chambre, l’ampoule était allumée.
Il tomba à genoux et ramassa toutes ses feuilles.
Une minute plus tard, il était de nouveau plongé dans le détail de ses origines.
— Où est le commandant Solinas ?
18 heures. Institut médico-légal de Paris. Anaïs s’était perdue plusieurs fois sur la route de Paris. Elle avait enfin trouvé le quai de Bercy, gyrophare et sirène en marche.
Elle se tenait face à la secrétaire derrière son bureau d’accueil :
— Où est Solinas ?
— Ils sont à l’intérieur mais vous n’avez pas le droit de…
Elle traversa le hall alors que les bustes de marbre de l’entrée la suivaient du regard. Elle avait déjà repéré les portes blanches.
La secrétaire hurla dans son dos :
— VOUS N’AVEZ PAS LE DROIT !
Sans se retourner, elle brandit sa carte tricolore et l’agita sous les plafonniers. Une seconde plus tard, elle était dans un couloir fortement éclairé, ponctué de portes fermées. Tout était impeccable. Pas un brancard ne traînait. Encore moins un macchabée. Seule l’odeur violente des désinfectants et l’air glacé avertissaient qu’on ne traitait plus ici des corps en activité.
Une porte.
Deux portes.
Trois portes.
À la quatrième, elle trouva ce qu’elle cherchait alors qu’un homme en blouse blanche accourait dans son dos. Elle était déjà à l’intérieur, en arrêt face à un spectacle stupéfiant.
Dans la pièce éclairée par des scialytiques, trois hommes en noir, des vrais quartiers de bœuf, se tenaient debout parmi les cadavres couverts par des draps. Solinas était un des trois. Le contraste entre leur costard noir et l’éclat de la salle blanche était presque insoutenable.
Elle se concentra sur leurs paroles — l’infirmier sur ses traces était resté en arrêt lui aussi, choqué par ces corbeaux modèle XXL qui s’engueulaient au-dessus des corps.
— Je vois pas c’que tu fous là, fit un des mecs.
— Ces deux cadavres sont en rapport direct avec la fusillade de la rue Montalembert.
— Sans déc ? D’où tu sors ça ?
Solinas n’avait pas été assez rapide. Les officiers de la Crim étaient déjà sur place, saisis par le procureur de la République. Le chauve n’avait rien à faire là mais il disputait tout de même âprement sa part du gâteau.
— Le Proc a été clair.
— Le Proc, je l’emmerde. Je vais contacter le juge de mon affaire.
— Viens pas foutre ta merde dans ce dossier.
— Quel dossier ? On sait pas de quoi il s’agit. Un type fumé au calibre, c’est ma came.
Le ton montait à chaque réplique. Les gars étaient à deux doigts — deux poings — de passer à l’acte. Anaïs les regardait. Ils étaient maintenant entourés de plusieurs sbires en blouse blanche qui n’osaient pas intervenir.
Le tableau lui plaisait. Dans l’odeur d’éther et les lumières froides, elle savourait le spectacle saturé de testostérone. Trois mâles prêts pour l’affrontement. Solinas sortait la tête des épaules, décidé à en jouer comme d’une massue. Son premier interlocuteur, très brun, mal rasé, anneau à l’oreille, avait l’air de penser avec ses couilles. Son acolyte avait déjà la main sur son arme.
Soudain, elle reçut dans la hanche un brancard lancé à pleine vitesse. Elle glissa et tomba à terre. Les hommes étaient passés aux choses sérieuses. Des cris. Des insultes. Des bousculades. Solinas empoigna le gars de la Crim alors que le troisième dégainait son feu, impuissant à séparer les deux adversaires. Les infirmiers se précipitèrent mais ils n’étaient pas de taille pour arrêter les fauves.
Anaïs craignait une nouvelle fusillade quand deux autres hommes apparurent dans la salle. Deux gars taillés sur le même format, coiffés en brosse, serrés dans des costards gris qui ressemblaient à des uniformes. Ils braquaient sur les flics des semi-automatiques 9 mm munis de prolongateurs.
— La fête est finie, mes canards.
Solinas et son adversaire stoppèrent leur manège. Le flic de l’OCLCO se passa la main sur le visage : il saignait du nez. L’autre se tenait l’oreille — une giclure rouge lui barrait la face. Sa boucle avait été arrachée dans la bataille.
— C’est quoi ? grogna Solinas.
— C’est l’armée, ducon, fit le premier soldat. Vous vous tirez d’ici fissa et on oublie que vous bandez pour la viande froide.
Solinas hésita. Les officiers de la Crim reculèrent pour mieux cadrer leurs nouveaux ennemis. Les infirmiers sortirent du périmètre de danger. Anaïs restait pétrifiée. Elle regardait la scène à hauteur d’enfant. Ce qu’elle était redevenue. Une petite fille qui contemple le monde des adultes sans le comprendre. Pas n’importe quels adultes. Le monde de son père.
— Affaire réservée, dit l’autre en brandissant un document officiel.
Personne ne regarda la feuille : tout le monde avait compris.
— Allez vous faire soigner et tirez-vous. Cette affaire ne vous concerne plus.
Le flic de la Crim, toujours la main sur l’oreille, répéta d’un ton rauque :
— Vous êtes qui au juste ?
— Vous lirez la paperasse du Proc. Ils ont sans doute trouvé des initiales pour nous désigner. Mais les initiales, ils en chient tous les matins et ça veut rien dire.
— Ça veut rien dire, tu l’as dit ma gueule, fit Solinas en avançant d’un pas. Alors quoi ?
Le deuxième tondu s’approcha d’un des corps, recouvert d’un drap. Il attrapa son avant-bras gauche, remonta sa manche et le brandit vers les flics — le cadavre portait une aiguille de perfusion plantée dans sa chair.
— Tu sais ce que ça signifie, non ?
Pas de réponse. Les combattants d’élite portent parfois une aiguille dans une veine à titre préventif, afin qu’on puisse les infuser plus rapidement en cas de blessures graves. Ça n’avait pas servi à grand-chose pour ces deux-là.
— Ils sont des nôtres, conclut le soldat, en relevant sa propre manche et révélant le même système. C’est à nous de trouver le salopard qui les a refroidis. Vous, vous rentrez à la niche.
— Et la procédure ?
Les deux paras éclatèrent de rire. Anaïs sourit à son tour. Au fond d’elle-même, elle était heureuse de les voir. Les soldats. Les mercenaires. Les tueurs. Ceux qui avaient envahi son existence depuis deux semaines. Infiltré son enquête. Dormi avec elle. Respiré avec elle…
Ils avaient tiré les ficelles et maintenant, tout simplement, ils les coupaient.
L’affaire Matriochka s’arrêtait sur le seuil de cette chambre des morts.
— On se fera toujours enculer. C’est dans l’ordre des choses. La vie nous prend par-derrière.
Solinas, coton dans les narines, avait trouvé le mot de la fin, fidèle à sa philosophie anale. En sortant de l’IML, Anaïs avait forcé le flic à monter dans sa voiture. Elle n’avait roulé que quelques centaines de mètres, traversé un pont et stoppé devant le portail d’un grand parc qu’elle devinait être le Jardin des Plantes.
Elle avait balancé à Solinas ses dernières infos. Le programme Matriochka. La molécule. Les hommes-cobayes. Le ménage opéré par l’armée, sous la couverture de Mêtis. Elle avait conclu sa tirade en répétant sa conclusion personnelle : « fin du coup ».
Solinas secoua lentement la tête. Il paraissait abattu, mais pas étonné. En revanche, il coinçait sur un détail.
— Je suis plutôt surpris que toi, tu lâches ton os aussi facilement.
— Je ne lâche rien. Les magouilles de Mêtis et de l’armée ne nous mèneront à rien. On ne lutte pas contre son propre camp et ce n’est pas l’objet de mon enquête.
— Qu’est-ce que tu cherches exactement ? J’ai perdu le fil.
— Je veux sauver Janusz.
Solinas éclata d’un rire lugubre :
— C’est pas avec ça que je vais devenir préfet.
— Derrière Janusz, il y a l’assassin. Et celui-là, on peut se le faire.
Le chauve haussa un sourcil. Un sillon sec sur une montagne pelée.
— On suit chacun sa voie. Aussi bizarre que ça puisse paraître, je suis sûre que Medina Malaoui a un lien avec Matriochka.
— Tu viens de me dire qu’il fallait lâcher ces histoires de complot.
— Sauf que l’assassin, le tueur mythologique, appartient d’une façon ou d’une autre à ce dossier. Les gens de Mêtis sont convaincus que leur molécule a réveillé un monstre parmi leurs cobayes. En l’occurrence Janusz. Je suis certaine qu’ils se trompent, mais à demi seulement. Le meurtrier est un des cobayes, c’est certain.
— Que vient foutre Medina là-dedans ? C’était une pute.
Elle soupira. À travers l’insulte, c’était toutes les femmes qui étaient souillées.
— Elle est liée au réseau des cobayes. C’est pour ça que Janusz est retourné chez elle.
— Pendant que tu étais partie on ne sait où, mes gars ont remonté ses connexions Internet par son serveur, et ses communications téléphoniques par son opérateur.
— Et alors ?
— Rien. Elle ne contactait aucun micheton de cette façon-là. Le seul truc bizarre, c’est qu’elle était inscrite sur un site de rencontres. Un club de speed-dating.
— Quel genre ?
— Tout ce qu’il y a de plus banal. Sasha.com. Un site moyen pour cadres moyens.
Un tel réseau ne cadrait pas avec le profil de l’escort écumant le huitième arrondissement et ses rupins.
— Qui dirige le site ?
— Une dénommée Sasha. En réalité Véronique Artois. Plusieurs faillites commerciales avant de se lancer dans l’arrangement de rancards. Au moment où on parle, Fiton et Cernois l’interrogent.
Elle changea de cap :
— Parle-moi d’Arnaud Chaplain.
— J’ai cru que t’allais jamais me le demander.
Il plongea sa main dans son manteau. Ce seul geste fit sursauter Anaïs. L’homme suintait une violence, une brutalité animales, même s’il avait l’air d’un con avec ses mèches dans les narines. Il extirpa un dossier plié en deux et le posa sur ses genoux, le lissant de l’avant-bras. Anaïs découvrit, sans surprise, le portrait agrafé sur la couverture.
— Arnaud Chaplain, commenta Solinas. Gueule connue, air différent. Soi-disant dessinateur publicitaire et peintre abstrait à ses heures.
— Pourquoi soi-disant ?
— On a pris de vitesse les mecs de la Crim. On a le dossier que Chaplain a fourni à l’agence immobilière du loft en mai 2009. Tout est faux.
— Où trouvait-il son fric ?
— J’ai mis des gars sur le coup. Dépôts de cash à la banque. Jamais un chèque, ni dans un sens ni dans un autre. Ça pue la combine à plein nez.
Anaïs ouvrit le dossier et découvrit d’autres photos. Des documents administratifs. Mais aussi des plans volés aux vidéos de sécurité du quartier de la rue de la Roquette. Janusz ne ressemblait plus à un psychiatre négligé, ni à un clochard, ni à un peintre fou. Ni même à celui qui l’avait visitée à Fleury.
Sur une des images, la boucle de sa ceinture scintillait comme une étoile de shérif.
— Il est innocent, répéta-t-elle. Il faut le protéger.
— Les cerbères de tout à l’heure auront sa peau.
— Pas si nous l’arrêtons avant. Notre monnaie d’échange, c’est notre dossier. Une fois Janusz à l’abri, on les menacera de tout révéler aux médias.
— Tu viens de me dire qu’on pouvait rien faire contre ces mecs.
— Personne n’aime ce genre de menaces. Et si on parvient à retrouver le vrai meurtrier, alors la balance penchera du bon côté.
— A priori, Janusz a tout de même buté deux des leurs.
— Pour sauver sa peau. Dommage collatéral. C’est une logique que des officiers peuvent comprendre.
Solinas ne répondit pas. Peut-être voyait-il l’opportunité lointaine, en arrêtant le meurtrier, de gagner tout de même du galon.
— Ça ne me dit toujours pas pourquoi tu nous as faussé compagnie cet après-midi.
Il n’était plus temps de jouer aux cachottières. En quelques mots, elle expliqua la piste des daguerréotypes. Le fragment de miroir vaporisé d’iode aux pieds d’Icare. L’hypothèse d’un tueur photographe. La méthode spécifique, vieille de cent cinquante ans, et les 40 artisans pratiquant encore cette technique dans toute la France.
— C’est : « Anaïs et les quarante branleurs ».
— Je dois finir ce que j’ai commencé. Je visiterai les 20 daguerréotypistes d’Île-de-France. Je vérifierai leurs alibis pour les périodes supposées des meurtres. Après, on verra.
Solinas se racla la gorge et rajusta sa veste, plus calme. L’énergie de sa petite collègue le rassérénait.
— Tu me déposes à la boîte ?
— Non, désolée. Pas le temps. Appelle une bagnole de service. Ou un taxi. Si je mouline toute la nuit, j’aurai fini d’exploiter ma liste demain en milieu de journée.
Le commissaire sourit et considéra son paysage immédiat : les grilles du Jardin des Plantes, le boulevard de l’Hôpital et son trafic saturé, la gare d’Austerlitz, toute rénovée, qui ressemblait à un décor de stuc.
Il finit par ouvrir la portière et lui fit un clin d’œil :
— Ton tocard, tu l’as dans la peau, hein ?
Maintenant, Kubiela avait les idées claires.
À la lueur de l’ampoule de sa chambre (il avait fermé les volets), il analysait les documents médicaux de l’enveloppe Kraft. Les noms. Les chiffres. Les dates. Il pouvait reconstituer ce qui s’était réellement passé durant la grossesse de Francyzska. Il le pouvait d’autant mieux qu’il maîtrisait parfaitement le sujet de la gémellité.
Jumeaux monozygotes. Deux fœtus, un seul placenta. Nés de la même cellule, leur patrimoine génétique est rigoureusement identique. Dans le ventre de la mère, ils sont seulement séparés par une fine membrane. Leur contact est permanent. Ils se touchent, se poussent, se regardent. Chacun devient un champ d’exploration pour l’autre. Peu à peu, une connexion cérébrale particulière se met en place. Ils sont deux et en même temps, ils sont « un ». À partir du quatrième mois, les cinq sens fonctionnent. Les sensations, les émotions naissent. Les jumeaux les partagent. Chaque fœtus devient la source et la résonance de l’autre.
Habituellement, le principe fondateur de ce lien est l’amour.
Pour les Kubiela, la haine.
Dès le troisième mois, les fœtus avaient manifesté une différence de comportement. L’un se tenait prostré. L’autre s’étirait, s’agitait, gagnait de l’espace. Au quatrième mois, le premier se cachait le visage entre les mains. Le second frappait des poings et des pieds la paroi qui le séparait de son double. Au cinquième mois, ces disparités avaient été relayées, et comme incarnées, par le problème alimentaire.
Comme dans le cauchemar de Kubiela, les gynécologues avaient averti les parents. Il fallait choisir. Laisser faire la nature ou au contraire éliminer le dominant pour sauver le dominé. Le ventre de Francyzska Kubiela était devenu le lieu d’une lutte à mort.
Les parents n’avaient pas hésité. Un premier compte rendu évoquait l’hypothèse d’une réduction embryonnaire en juillet 1971. Selon une lettre manuscrite du gynécologue traitant, Francyzska, Polonaise très pieuse, envisageait son enfant dominant comme un être diabolique doté de pouvoirs paranormaux. Son hyperactivité n’avait qu’un but : tuer son frère. C’était un être hostile, méchant, vicieux qui ne voulait pas partager son refuge.
Kubiela lisait entre les lignes. La santé mentale de Francyzska se dégradait chaque jour davantage. La perspective de l’intervention n’avait pas dû arranger les choses, même s’il s’agissait pour elle d’éliminer le mal incarné. Comme toujours, les termes médicaux jetaient un voile pudique sur la réalité des choses. Ce qu’on appelle une réduction embryonnaire consiste, ni plus ni moins, à tuer un fœtus pour en sauver un ou plusieurs autres (dans le cas de triplés par exemple).
Après la première lettre envisageant cette solution, le dossier s’arrêtait net. Plus un seul bilan, une seule échographie ni le moindre rapport. Les Polonais avaient-ils effacé toute trace de l’acte ? Kubiela avait une autre explication. La réduction n’avait jamais eu lieu. La situation intra-utérine avait évolué. L’alimentation des fœtus s’était rééquilibrée naturellement.
La double grossesse avait été conduite à son terme.
Deux enfants étaient nés le 18 novembre 1971.
Mais pour Francyzska, le jumeau dominant demeurait le « fils du diable ». Elle n’avait pas voulu l’élever ni le garder auprès d’elle. Andrzej s’était chargé de le placer, de l’écarter, de le faire disparaître.
Ainsi s’était développée la famille Kubiela.
Sur un secret. Un abandon. Un mensonge.
Le jumeau noir avait survécu. Il avait grandi, mûri, pressenti la vérité. Au fil des foyers, des familles d’accueil, il s’était interrogé sur sa véritable origine. Adulte, il avait mené une enquête. Il avait découvert son histoire et décidé de reprendre les choses là où elles en étaient restées, en 1971, au fond du ventre de leur mère.
Jamais vengeance n’avait connu source plus profonde.
Kubiela observait encore les échographies. Elles lui paraissaient rouges. Baignées de sang et de haine. Brûlantes comme un cratère. Il voyait les deux frères ennemis, Abel et Caïn, flottant en apesanteur, prêts pour le duel.
Kubiela était le jumeau faible, l’être prostré des images, celui qui se cachait les yeux avec les mains. À la naissance, tout s’était inversé. Il était devenu l’élu, le préféré, le vainqueur. Il avait grandi dans la chaleur d’une famille alors que son frère croupissait quelque part, dans un foyer anonyme ou une famille rémunérée par l’État.
Maintenant, il payait ses dettes. On n’échappe pas à son destin. Tout se passait comme dans la mythologie grecque. La grossesse de Francyzska faisait figure d’oracle. On y lisait l’avenir, en transparence.
Kubiela n’avait aucune preuve qui confirmait son hypothèse, mais il sentait, dans ses tripes, qu’il voyait juste. Au fond, il l’avait toujours su. Voilà pourquoi, à chaque fugue psychique, il s’était fait appeler « Janusz », « Freire », « Narcisse », « Nono »… Des noms exprimant, d’une façon ou d’une autre, la dualité.
Il aurait dû y penser plus tôt. Freire pouvait s’écrire « frère ». Janus était le dieu aux deux visages. Narcisse était tombé amoureux de son reflet. Quant à Nono, avec ses deux syllabes identiques, il reproduisait, graphiquement, le face-à-face des fœtus in utero…
Ces noms étaient autant de signaux. Ils invitaient l’autre à surgir, à se matérialiser. L’appel avait été entendu. Le jumeau noir était revenu, à travers des crimes en série. Le fils du diable, renié, rejeté, éloigné, avait commis ces meurtres en s’inspirant de mythes immémoriaux parce qu’il se considérait le juste héros d’une histoire universelle. Le retour du fils exilé. La vengeance du héros malmené. Œdipe. Jason. Ulysse.
Il avait tout organisé pour que Kubiela endosse la culpabilité des meurtres.
Pour qu’il finisse sous les verrous ou abattu par les flics.
Amiens, 11 heures du matin.
Le Centre hospitalier Philippe-Pinel est une forteresse de briques entièrement dédiée à la folie. Une citadelle construite au XIXe siècle, une époque où les asiles étaient des villes en soi, où les aliénés cultivaient leurs potagers, élevaient leur bétail, fondaient des familles entre eux. Une époque où la démence, ne pouvant être soignée, représentait seulement une anomalie à bannir, éloigner, cacher.
Le site Philippe-Pinel couvre plus de trente hectares de terrain.
Le premier portail franchi, Kubiela remonta une longue allée encadrée d’arbres, en direction de la seconde enceinte, qui se présente comme une cité fortifiée, rouge et brune.
Il s’était endormi au milieu de la nuit parmi ses paperasses et ses échographies. Il n’avait même pas eu la force d’éteindre son ampoule. Il avait rêvé encore de fœtus s’affrontant dans une forêt de vaisseaux sanguins. Quand il s’était réveillé, trempé de sueur, il faisait encore nuit. Seule la lumière électrique l’enveloppait comme un beurre rance et écœurant. Malgré ses courbatures et ses pensées poisseuses, il avait eu une révélation : son enquête ne pouvait plus avancer sans un retour aux sources — sa mère. Il avait pris le train, gare du Nord, jusqu’à Amiens, puis s’était rendu en taxi au CHU, situé à Dury, dans la périphérie de la préfecture de la Picardie.
Deuxième enceinte. Le psychiatre était habitué aux HP mais il fut impressionné par l’épaisseur des murs. Les moellons paraissaient si profonds qu’on aurait pu y creuser des tunnels. Construit selon un plan rectangulaire autour d’une chapelle, le site présentait des édifices de différentes tailles, évoquant une vraie ville : gare, mairie, boutiques… Kubiela ignora le pavillon d’accueil et essaya de se repérer grâce aux panneaux. En vain. Les blocs portaient seulement des numéros, sans la moindre précision sur les spécialités ou l’origine géographique des usagers.
Il marcha au hasard. Pas un rat dans les allées, sous les galeries ouvertes. En plus d’un siècle, les bâtiments avaient subi des aménagements mais l’esprit restait le même. Des façades sans fioriture, des frontispices gravés en lettres romaines, des voûtes arc-boutées sur des zones d’ombre. Comme à Sainte-Anne : du solide.
Le soleil était apparu à travers les nuages. Un soleil d’hiver, terne et tiède. Cette pâle chaleur répondait à sa propre fièvre. Il marchait et grelottait en même temps. Il ne pouvait croire à cette perspective : il allait retrouver sa propre mère. Cette idée l’angoissait. Et en même temps, il se sentait blindé. Sa mémoire aussi fermée que les remparts de briques qui l’entouraient.
Il croisa enfin deux infirmières. Il expliqua qu’il venait voir sa mère, internée ici depuis des années. Elles se regardèrent : avec ses vêtements froissés, sa barbe de deux jours, Kubiela ressemblait plutôt à un hospitalisé d’office. Sans compter l’autre question : comment un fils pouvait-il ignorer où se trouvait sa propre mère, hospitalisée depuis des lustres ? Les femmes ne connaissaient pas le nom : il y avait ici plus de 500 usagers. Elles lui expliquèrent que le pavillon 7, celui des chroniques, se situait à l’ouest, trois blocs plus loin.
Kubiela se remit en route, sentant leurs regards appuyés dans son dos. Cela aurait pu être pire. Il craignait surtout d’être reconnu. Sans doute, du temps de son existence officielle, venait-il régulièrement voir sa mère et le personnel du pavillon était-il au courant de sa propre mort. Ou peut-être un infirmier avait-il vu sa tête à la télévision ?
Pavillon 7. Il reconnut l’enclos grillagé et les portes à doubles serrures spécifiques des espaces réservés aux patients dangereux. Il sonna et vit arriver une femme aux épaules de culturiste, l’air pas commode. Aucune lueur dans son regard : elle ne le reconnaissait pas. Il donna le nom de sa mère. Francyzska Kubiela séjournait bien dans ce pavillon. L’infirmière était nouvelle.
À travers le grillage, Kubiela s’expliqua, inventant des missions médicales à l’étranger et d’autres prétextes à son absence, redoutant que la marâtre lui demande des papiers d’identité. Pour créer un écran de fumée, il lâcha quelques termes psychiatriques qui firent mouche. L’infirmière déverrouilla le portail.
— Je vous accompagne, fit-elle d’un ton sans appel.
Ils marchèrent à travers les allées bordées de pelouses et d’arbres centenaires. Les branches nues ressemblaient à des câbles électriques arrachés. Ils croisèrent plusieurs usagers. Bouches baveuses ou commissures asséchées. Regards apathiques. Bras ballants. La routine.
— Elle est là-bas, fit l’infirmière en ralentissant.
Kubiela aperçut une silhouette emmitouflée dans une doudoune bleu éclatant, assise sur un banc. Il ne distinguait pas son visage, dissimulé sous des cheveux raides et gris. Elle portait d’énormes baskets blanches de rappeur, dont les semelles semblaient montées sur ressorts.
Il se dirigea vers l’étrange personnage. L’infirmière lui emboîta le pas.
— C’est bon. Vous pouvez me laisser maintenant.
— Non. Je dois vous accompagner. Il y a des consignes. (Elle sourit pour atténuer sa conclusion :) Elle est dangereuse.
— Je suis de taille à me défendre.
— Dangereuse pour elle-même. On sait jamais comment elle va réagir.
— Alors, restez là. En cas de problème, vous pourrez intervenir.
L’infirmière croisa les bras, position sentinelle. Kubiela poursuivit sa route. Il s’attendait à un spectre livide, aux traits émaciés, la peau sur les os. Sa mère était bouffie. Joues, bajoues, paupières : tout paraissait gonflé de mauvaise graisse. Un effet secondaire des cachets et des injections. Il nota aussi des signes de syndrome extrapyramidal, spécifiques aux prises de neuroleptiques : membres en tuyaux de plomb, doigts tremblants…
Francyzska fumait une cigarette, la main près de la bouche, le visage crispé par une espèce de colère amorphe. La peau était brouillée par des taches sombres. Ses cheveux raides mangeaient son visage porcin. Elle tenait son paquet et son briquet dans sa main libre.
— Maman ?
Aucune réaction. Un pas encore. Il répéta son appel. Ce mot lui donnait l’impression de cracher une lame de rasoir. Enfin, Francyzska tourna les yeux dans sa direction. Sans bouger la tête. À la manière d’une possédée.
Kubiela s’assit à son côté sur le banc :
— Maman, c’est moi : François.
Elle l’observa. Son visage se contracta un peu plus, puis elle hocha la tête avec lenteur. Peu à peu, autre chose se dessina. L’effroi sur ses traits. Avec difficulté, elle croisa les bras et les serra sur son ventre. Ses lèvres frémirent. Kubiela sentit des picotements sur sa peau. Il espérait des confidences. Il allait avoir droit aux électrochocs.
— Co chcesz ?
— S’il te plaît, parle français.
— Qu’est-ce que tu veux ?
La voix était hostile. Raclant dans les graves comme un moteur qui n’aurait pas tourné depuis longtemps. Ses lèvres minces coupaient ses chairs boursouflées à la manière de pointes de ciseaux.
— Je veux te parler de mon frère.
Elle serra plus fortement son ventre. Il imagina : l’utérus qui les avait portés, lui et son jumeau noir. Un lieu de haine et de menace. Un ventre qui n’était plus aujourd’hui qu’un gargouillis torturé par les médocs.
— Quel frère ? fit-elle en allumant une clope avec le mégot de la précédente.
— Celui qui est né avec moi.
— T’as pas de frère. J’l’ai tué à temps.
Kubiela se pencha — malgré le vent et le grand air, il pouvait sentir la puanteur de la femme. Sueur sèche, relents d’urine, de liniment.
— J’ai lu ton dossier médical.
— Te tuer. Il voulait te tuer. Je t’ai sauvé.
— Non, maman, dit-il doucement. L’opération n’a jamais eu lieu. La réduction embryonnaire n’était plus utile, mais je ne sais pas pourquoi. Je n’ai trouvé aucun document à ce sujet.
Pas de réponse.
— Je suis allé dans ta maison, insista-t-il. Impasse Jean-Jaurès, à Pantin, tu te souviens ? J’ai trouvé les échographies, les bilans, les rapports. Mais rien sur l’accouchement. Il n’y avait même pas d’actes de naissance. Qu’est-ce qui s’est passé au juste ?
Pas un mot. Pas un geste.
— Réponds-moi ! fit-il plus fort. Pourquoi mon frère a survécu ?
Francyzska Kubiela ne bougeait toujours pas, pétrifiée dans son anorak gonflé comme un pneu. De temps à autre, ses doigts se portaient à ses lèvres et elle tirait une taffe rapide, furtive.
— Raconte-moi, maman. Je t’en prie…
La Polonaise restait de marbre, les yeux fixes, regardant droit devant elle. Avec un temps de retard, il se rendit compte qu’il manquait à tous ses devoirs. Il ne lui parlait pas en psychiatre raisonné mais en fils indigné. Il tentait d’entrer dans son cerveau par effraction, sans même frapper ni s’annoncer. Il n’avait pas dit un mot sur son absence d’une année. Pas un mot non plus sur les raisons qui lui faisaient ressortir le passé avec cette brutalité.
— Raconte-moi, maman, répéta-t-il plus calmement. Le 18 novembre 1971, je suis né dans une clinique de Pantin. Je n’étais pas seul. Mais tu as refusé d’élever mon frère. Il a grandi de son côté, loin de nous, souffrant sans doute de cet abandon, de cette solitude… Où est-il aujourd’hui ? Je dois lui parler.
Un coup de vent, et la puanteur de la femme le gifla en pleine face. Le froid et le soleil s’associaient pour accroître ce fumet abject. Francyzska rôtissait au soleil.
— Mon frère est de retour, chuchota-t-il, à quelques centimètres de ses cheveux gras. Il se venge de moi. Il se venge de nous. Il tue des clochards et tente de me faire accuser. Il…
Kubiela stoppa son discours. La schizophrène ne l’écoutait pas. Ou ne le comprenait pas. Toujours le même regard fixe. Les taffes à la dérobée. Ce n’était pas ici qu’il obtiendrait des réponses.
Il se leva, mais s’arrêta net. Une main s’enfonçait dans son bras. Il baissa les yeux. Francyzska avait lâché son briquet. Ses doigts étaient devenus des serres de glace, agrippées à sa manche. Kubiela attrapa la main crochue. Il parvint à la décoller du tissu, comme il aurait fait avec le membre pétrifié d’une morte.
La femme riait maintenant. Elle était prise d’un fou rire flûté mais irrésistible, qui sifflait entre ses joues flasques.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
Elle rit encore, puis s’arrêta brusquement pour tirer sur sa cigarette par brèves bouffées, comme s’il s’agissait d’un masque à oxygène.
— Bon sang mais explique-toi !
— Frère jumeau est né, dit-elle enfin. En même temps que toi. Mais il était mort ! On l’avait tué trois mois avant. Avec longue, longue, longue aiguille… Psia krew ! (Elle empoigna de nouveau son abdomen dans une attitude outrancière.) J’ai gardé diable mort dans mon ventre… Il pourrissait, il empoisonnait mes eaux… Il t’empoisonnait, toi…
Kubiela s’effondra sur le banc.
— Qu’est-ce… qu’est-ce que tu racontes ?
Il tremblait sur place. Il avait l’impression que des vaisseaux sanguins lui pétaient à la surface des tempes.
— Vérité, murmura Francyzska entre deux taffes.
Elle essuya posément ses yeux. Ses larmes de rire.
— On l’a tué, kotek. Mais on n’a pas pu le sortir avant accouchement. Trop risqué pour toi. Alors, son esprit est resté là. (Elle serra son ventre.) Il t’a contaminé, moj syn…
Elle alluma encore une cigarette avec la précédente, puis fit un signe de croix.
— Il t’a contaminé, répéta-t-elle. M’a contaminée aussi…
Elle observait l’extrémité incandescente de sa cigarette. Souffla dessus comme un artificier attise sa mèche de dynamite.
— Aujourd’hui toujours dans mon ventre… Je dois le purifier…
Elle ouvrit sa doudoune. Elle portait dessous une chemise de nuit douteuse. D’un geste, elle releva le tissu. Sa peau était constellée de brûlures et de scarifications en forme de croix chrétienne.
Le temps que Kubiela comprenne, l’infirmière se précipitait. Trop tard. La femme avait écrasé sa cigarette sur sa chair grise, en murmurant une prière en polonais.
— Chaque daguerréotype est une œuvre d’art unique. Il est non reproductible, vous comprenez ? Quand vous glissez la plaque dans la chambre, il n’y a pas de deuxième chance !
11 heures du matin.
La veille, Anaïs n’avait réussi qu’à rencontrer quatre daguerréotypistes. Des artisans sympathiques, 100 % innocents. Grâce à un GPS qui marchait une fois sur cinq, elle s’était perdue des heures dans la banlieue parisienne et avait finalement échoué, épuisée, dans un hôtel Ibis de la porte de Champerret sur le coup des 2 heures du matin.
Maintenant, elle se trouvait chez Jean-Michel Broca, au Plessis-Robinson. Le troisième de la matinée. Un artiste branché qui prétendait réinventer le langage photographique : « Le vrai ! Celui des contrastes vibrants, du noir et blanc scintillant, des détails à vous couper le souffle ! » Elle n’avait rien appris auprès de lui. Seulement acquis la conviction qu’il n’était pas le tueur — il revenait d’un voyage de quatre mois en Nouvelle-Calédonie.
En guise de conclusion, Anaïs glissa sa question qui tuait :
— À votre avis, pourrait-on intégrer du sang humain dans le processus chimique du daguerréotype ?
— Du… du sang humain ?
Elle expliqua de nouveau son idée. L’hémoglobine. L’oxyde de fer. La chaîne de révélation de l’image. Broca était choqué mais elle sentit aussi qu’il appréciait l’idée. Les déjections organiques étaient très tendance dans l’art contemporain. Cadavres d’animaux découpés en lamelles pour Damien Hirst. Crucifix plongés dans l’urine pour Andres Serrano. Pourquoi pas des images incrustées de sang ?
— Il faudrait que j’étudie la question…, bafouilla-t-il. Faire des essais…
Anaïs roula encore et finit par trouver, aux alentours de midi, Yves Peyrot au fond d’un pavillon discret de Neuilly-Plaisance, au-delà de la Marne. C’était le 8e de sa liste. Si on excluait deux autres photographes absents de France depuis plusieurs mois, il lui resterait après celui-là huit gus à visiter.
Après l’artiste visionnaire, elle découvrit l’artisan consciencieux. Peyrot lui montra chaque objet nécessaire au procédé, précisant qu’il les avait fabriqués lui-même. Anaïs regardait sa montre. Peyrot n’était pas le tueur. 70 ans et 60 kilos tout mouillé…
— Je cherche à renouer avec la perfection des maîtres de 1850, fit-il en sortant sa collection de plaques. Eux seuls réussissaient à exprimer une échelle tonale aussi large, partant des lumières les plus aiguës jusqu’aux détails les plus denses dans les ombres…
Anaïs le félicita et s’orienta vers la sortie.
13 heures.
Elle reprit la direction de Paris. Sa prochaine cible : un photographe qu’elle avait manqué la veille. Remy Barille, dans le onzième arrondissement. Un historien. Il l’assomma de dates, de noms, d’anecdotes. Il était plus de 15 heures. Elle posa pour la forme sa question sur le sang humain et n’obtint en réponse qu’un coup de sourcils offusqué. Il était vraiment temps de se tirer.
Elle partit à reculons. L’historien agitait les bras :
— Mais on n’a pas fini ! Je dois vous expliquer les techniques de l’anté-daguerréotype, de l’héliochrome et du diorama !
Anaïs dévalait déjà la cage d’escalier.
Il avait identifié l’obstétricien qui avait accouché Francyzska.
Mort.
Il avait cherché la sage-femme présente lors de l’intervention.
Disparue dans la nature.
Il avait foncé à la mairie de Pantin pour consulter les archives de l’état civil.
Fermée — on était samedi.
Il était retourné dans son pavillon et avait étudié chaque document au point que les papiers s’effritaient sous ses doigts. Il avait remarqué un détail : sur les derniers bilans, en haut à droite, étaient portés les noms des personnes qui en recevaient une copie. Parmi elles, un psychiatre, ancien externe des hôpitaux de Paris : Jean-Pierre Toinin, directeur du dispensaire Esquirol. Kubiela devinait. À partir du cinquième mois de grossesse, Francyzska avait commencé à vraiment dérailler. On avait appelé du renfort. Un spécialiste.
Kubiela s’était mis en quête de Jean-Pierre Toinin et l’avait localisé : l’homme était toujours domicilié à Pantin, rue Benjamin-Delessert. L’adresse n’était située qu’à quelques rues de son propre repaire. Il vit dans cette coïncidence un signe. Le psychiatre se souviendrait peut-être de quelque chose.
Il partit à pied, longeant les murs, col relevé, mains enfoncées dans les poches. Une caricature de détective. Il se répétait à mi-voix sa version de l’histoire. Sa mère délirait. Son frère jumeau avait bel et bien survécu, en 1971. On l’avait déclaré sous X. On l’avait renié. On l’avait écarté. Après le psy, il lui faudrait retrouver, d’une façon ou d’une autre, la trace de son jumeau et remonter son parcours. Il irait à sa rencontre, de la même façon que ce dernier l’avait retrouvé et cerné à coups de cadavres.
Au terme d’un dédale de ruelles et de pavillons sinistres, il découvrit enfin un portail de fer. Il se hissa sur la pointe des pieds. Un vieil homme se tenait à genoux dans son potager, en pleine opération de jardinage. Il paraissait absorbé par ses coups de sécateur. Se souviendrait-il de quelque chose ? Il était sans doute le dernier homme sur terre à savoir ce qui s’était passé le jour de sa naissance.
Il retomba sur ses talons et appuya sur la sonnette. Une minute passa. Il se rehaussa encore et aperçut le vieux, toujours en plein boulot. Il sonna à nouveau, avec insistance. Enfin, le jardinier se redressa, regarda vers la porte, puis ôta ses écouteurs — il travaillait en musique. Au-dessus de la grille, Kubiela lui fit signe. L’homme planta son sécateur dans la terre et se mit debout. Grand, costaud, il se tenait légèrement voûté. Il portait un bleu de chauffe croûté de terre sous un anorak informe, des bottes de caoutchouc, des gants matelassés et un panama d’été hors d’âge sur le crâne. Enfin, il vint ouvrir le portail.
— Excusez-moi, fit-il en souriant, je vous avais pas entendu.
Il avait dépassé 70 ans mais le regard était vif. Il avait un visage superbe, à la Paul Newman. Des rides innombrables, comme si chaque année avait porté une entaille sur cette gueule d’écorce. Des mèches d’argent dépassaient de son chapeau et cet éclat, ajouté à celui des yeux, lui donnait l’air de scintiller dans le morne après-midi. Il sentait la terre retournée et l’insecticide.
— Vous êtes bien Jean-Pierre Toinin ?
— C’est moi.
— Je m’appelle François Kubiela.
Le vieil homme retira un gant et lui serra la main.
— Excusez-moi. On s’connaît ?
— Vous avez soigné ma mère, Francyzska Kubiela, en 1971. Elle était enceinte de deux jumeaux dont un seul pouvait survivre à sa grossesse.
Toinin passa deux doigts sous son galure pour se gratter la tête :
— Kubiela, bien sûr… Ça date pas d’hier, hein ?
— J’ai 39 ans. Je pourrais… Enfin, on pourrait en parler ?
— Oui, évidemment, dit-il en se reculant. Entrez. Je vous en prie…
Kubiela suivit son hôte et découvrit un jardin au fouillis calculé. Des arbres veillaient sur des bosquets fraîchement taillés. Des trous de terre côtoyaient des buissons trapus, comme en hibernation. Tout cela semblait négligé, hasardeux, et en même temps très étudié. Une sorte de dandysme végétal.
— Février, fit-il en déployant son bras vers le décor, c’est le mois où faut tailler les plantes. Attention : celles qui fleurissent en été. Faut pas toucher à celles du printemps !
Il s’orienta vers un trou plus vaste près duquel un monticule de terre se dressait. Il laissa tomber son cul sur le tertre et attrapa une gibecière de toile. Une bouteille Thermos et deux gobelets en plastique apparurent entre ses doigts. Les odeurs d’humus retourné et d’herbes coupées emplissaient les narines.
— Café ?
Kubiela acquiesça et trouva un coin pour s’asseoir. Deux fossoyeurs en train de faire une pause devant une tombe.
— Vous avez du bol de me trouver là, dit Toinin en remplissant avec précaution les tasses en plastique. Je ne viens que le week-end.
— Vous ne vivez pas à Pantin ?
Il tendit un café à Kubiela. Il avait les ongles noirs, les mains tannées.
— Non, mon grand, sourit-il. Malgré les apparences, j’exerce encore.
— Dans un dispensaire ?
— Non. Je dirige un petit service dans une clinique psychiatrique près de La Rochelle. (Il haussa une épaule.) On m’a donné de quoi m’occuper pour mes vieux jours ! Des incurables, comme moi !
Kubiela approcha le gobelet de ses lèvres, tout en contemplant le visage de Toinin. Il avait l’impression de contempler une carte satellite. Reliefs, fleuves, sillons d’érosion : tout était là, écrit à fleur de peau, racontant la genèse d’une vie, ses mouvements tectoniques, ses éruptions volcaniques, ses refroidissements.
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
Le passage au tutoiement le surprit, puis, avec un temps de retard, lui plut. Après tout, cet homme l’avait vu naître, ou presque.
— J’enquête sur mes origines. Sur les circonstances exactes de l’accouchement.
— C’est bien naturel. Tes parents t’ont jamais rien dit ?
Il opta pour un raccourci :
— Mon père est mort. Quant à ma mère…
Toinin hocha la tête, scrutant l’intérieur de son café, puis prit la parole :
— Après ta naissance, j’ai suivi son dossier. À l’époque, je dirigeais un dispensaire, ici, à Pantin. Ce qu’on appellerait aujourd’hui un Centre d’accueil thérapeutique. Ta mère souffrait de troubles très graves. Tu le sais comme moi. En accord avec ton père, après l’accouchement, on a signé une HDT. Tu sais ce que c’est, non ?
— Je suis psychiatre.
L’homme sourit et leva son gobelet, façon de dire : « À la nôtre. » Son visage exprimait un certain cynisme, presque une cruauté désabusée, mais la pigmentation de ses iris, très claire, lui donnait aussi un air de sérénité limpide. Un petit lac parmi les plis d’une montagne austère.
— Ta mère : elle est toujours de ce monde ?
— Toujours. Mais sa santé mentale ne s’est pas améliorée. Elle est persuadée que la réduction embryonnaire a eu lieu. Que mon frère jumeau a été éliminé au sein de son utérus durant la grossesse.
Le retraité leva un sourcil :
— T’es pas d’accord ?
— Non.
— Pourquoi ?
— J’ai la preuve que mon frère jumeau est en vie.
— Quelle preuve ?
— Je ne peux pas vous donner plus de détails.
Toinin poussa son chapeau de l’index, à la manière d’un cow-boy, et expira un profond soupir :
— Je suis désolé, mon grand, mais tu te trompes. J’étais présent lors de la réduction embryonnaire.
— Vous voulez dire…
— Je me souviens plus de la date exacte. Ta mère en était à six mois de grossesse environ. Un seul fœtus pouvait vivre. Il fallait faire un choix. Ta mère l’a fait, dans un état d’esprit disons… plutôt confus. Mais ton père a confirmé.
Kubiela ferma les yeux. Ses doigts s’enfonçaient dans son gobelet. Du café coula sur sa main. Il ne sentit pas la brûlure. Il avait un pied dans le vide, au-dessus de la falaise.
— Vous vous trompez.
— J’étais là, répéta Toinin en frappant la terre du talon. J’ai assisté à l’opération. C’était mon rôle d’accompagner ta mère dans cette épreuve. Bien qu’à mon avis, elle eût préféré la présence d’un prêtre.
Kubiela laissa tomber son gobelet et se prit la tête entre les mains. Il sombrait dans le gouffre tant redouté. Trois meurtres pour un seul coupable. Lui-même.
Il releva les yeux et fit une dernière tentative :
— Je n’ai pas retrouvé la moindre trace de l’intervention parmi les papiers de mes parents. Pas un bilan, pas une prescription, rien. Il n’existe aucun document qui prouve que la réduction ait eu lieu.
— Ils ont sans doute tout détruit. C’est pas le genre de trucs dont tu gardes des souvenirs.
— Il n’y avait aucune trace non plus de l’accouchement, continua-t-il d’un ton buté. Du séjour à l’hôpital. Aucun acte de naissance !
Le vieil homme se leva et se posta à genoux face à Kubiela. Comme pour consoler un enfant.
— Il faut que tu piges une chose…, chuchota-t-il en posant ses mains sur ses épaules. Ta mère n’a pas accouché seulement de toi, mais aussi de ton frère jumeau décédé. Au moment de la réduction, il était impossible de provoquer une fausse-couche. Sinon, t’y serais passé toi aussi. On a donc attendu. Elle a donné naissance, en une seule fois, aux deux enfants. Un vivant, un mort…
Kubiela retint un gémissement. Il n’y avait pas de frère diabolique. Pas de double vengeur. Il ne restait plus que lui. Les deux jumeaux survivaient au sein de son seul esprit. Il était hanté, possédé par l’autre. Il était à la fois le dominant et le dominé.
Il se mit debout, avec difficulté. Il lui semblait que la terre s’enfonçait sous ses pieds. Il salua le vieil homme et retrouva le portail. Il marcha, longtemps, dans un brouillard. Quand il se réveilla de sa transe, il était dans une rue inconnue. Il voyait son ombre se détacher sur les murets, les façades de briques, le trottoir. Il se souvenait du rêve blanc de Patrick Bonfils. Celui qu’il avait fait lui-même. Le rêve du personnage qui perd son ombre… Il vivait maintenant le contraire. Le destin de l’homme qui retrouve son ombre. Son versant maudit. Son double négatif. C’était sa mère qui avait raison. Au fond des eaux prénatales, le jumeau noir l’avait imprégné, infiltré, contaminé…
Toute sa vie, il avait maintenu cette menace à distance. Toute sa vie, il avait réussi à contenir le mal en lui. Ainsi s’expliquait son expression de détresse sur les photos. Le petit François avait peut-être peur des autres. Il avait surtout peur de lui-même. Ainsi s’expliquaient ses choix. La psychiatrie. Sa thèse de doctorat sur les jumeaux. Ses thèmes de recherche : les personnalités multiples, la schizophrénie…
À force d’étudier la folie des autres, il avait réussi à endiguer sa propre démence. L’ironie de l’histoire, c’était que cette passion l’avait ramené à la source du mal. Il avait suivi les cas de Christian Miossens, de Patrick Serena, de Marc Karazakian. Il avait mené son enquête. Il s’était infiltré dans le réseau Matriochka. Puis il était devenu un cobaye parmi d’autres. Un voyageur sans bagage.
Mais pas seulement.
La molécule de Mêtis avait réveillé le jumeau noir. La délivrance du produit avait ruiné ses efforts pour endiguer cette force négative. Le double maléfique avait repris ses droits sur l’âme de Kubiela.
Il était le meurtrier de l’Olympe. D’une façon ou d’une autre, son frère fantôme menait une vie réelle au sein de sa propre existence. Mais comment Kubiela pouvait-il devenir un autre sans jamais s’en souvenir ? Était-il une sorte de Docteur Jekyll et Mister Hyde ?
Il releva la tête et se rendit compte qu’il pleurait sous un porche, assis par terre, les genoux contre son torse. À travers ses larmes se glissait un rire.
Il venait de saisir l’évidence de sa situation.
S’il voulait éliminer le tueur mythologique, il devait se tuer lui-même.
— Sasha s’est mise à table.
Elle eut un temps d’hésitation.
— Sasha ?
— La patronne du site de rencontres.
— OK. Ça donne quoi ?
— Pas grand-chose. La fille ne sait plus où elle en est. Elle nous a parlé de mystérieuses disparitions au sein de son club.
— Des femmes ?
— Des femmes. Des hommes. N’importe quoi. Elle ne comprend rien et refuse de regarder ses problèmes en face. Sa boîte est pratiquement en faillite. Son bateau coule mais elle reste à la barre.
18 heures.
Elle en était au douzième nom. À cette cadence, elle aurait peut-être achevé sa liste avant minuit. Elle roulait sur le boulevard périphérique quand Solinas l’avait appelée. Elle se dirigeait vers les portes du nord de la capitale.
— Que dit-elle à propos de Medina ?
— La fille a fréquenté son club au début de l’année 2009. Elle a disparu aux environs du mois d’août. Elle ne sait rien de plus.
— Elle n’avait pas remarqué que Medina n’avait pas le genre de la maison ?
— Si. Mais elle ne crachait pas sur un canon pour attirer le chaland.
— Elle sait ce que Medina cherchait ?
— Non. Elle m’a parlé d’une autre inscrite du même genre. Anne-Marie Straub, alias Feliz. Une escort aussi, selon elle.
— Elle n’a vraiment aucune idée de ce qu’elles foutaient là ?
— Aucune. Une chose est sûre. Le réseau Sasha s’adresse à des cadres modestes. Aucun intérêt pour des professionnelles de ce calibre.
— Feliz : on peut l’interroger ?
— Non. Elle s’est suicidée au mois de janvier 2009.
Deux escort-girls décédées en l’espace de quelques mois, inscrites sur le même site de rencontres. La coïncidence devenait une connexion.
— On sait pourquoi ?
— On sait rien du tout. Elle s’est pendue. Mais selon Sasha, elle avait pas le look dépressif.
— Il y a eu enquête ?
— Bien sûr. C’est comme ça que Sasha a été mise au courant. On est en train de remonter le fil.
— Sasha, tu lui as parlé de Janusz ?
— Je lui ai montré sa photo.
— Elle l’a reconnu ?
— Ouais. Mais sous un autre nom. Deux, en réalité. Il s’est inscrit une première fois, en janvier 2009, sous le nom de François Kubiela. Puis il a disparu. Il s’est réinscrit en mai. Cette fois sous le nom d’Arnaud Chaplain. L’homme du loft.
— Sasha n’a pas trouvé ça bizarre ?
— Elle a pris ça pour de la discrétion. Par ailleurs, elle n’est pas claire sur ses rapports avec lui. J’ai l’impression qu’ils ont été plus proches qu’elle ne veut bien l’avouer.
Anaïs éprouva un frisson de jalousie et le chassa aussi sec. Pourquoi s’inscrire deux fois dans le même club ? L’enquête de Janusz le poussait chaque fois vers ce site. Aucun doute : il existait un lien entre Sasha.com et Matriochka.
— Sur François Kubiela, vous vous êtes rancardé ?
— C’est en cours. Pour l’instant, on sait que c’était un psychiatre renommé.
— C’était ?
— Mort dans un accident de voiture, le 29 janvier 2009, sur l’autoroute A31.
Les rouages de son cerveau fonctionnaient à mille à l’heure :
— Tu veux dire que Janusz a pris son identité ?
— Non. Janusz est réellement mort ce jour-là. J’ai la photo de Kubiela sous les yeux : c’est notre lascar. Je ne sais par quel miracle il est revenu à la vie.
L’accident maquillé ne ressemblait pas aux méthodes de Janusz. Le passage de Kubiela à Chaplain était-il une imposture consciente et préméditée ?
Elle garda cette fausse note dans un coin de sa tête et demanda :
— Vous creusez son passé ?
— À ton avis ?
— Kubiela a peut-être travaillé pour Mêtis. Ou pour les gars autour de Matriochka.
— C’est en cours, je te dis. La cerise sur le gâteau, c’est qu’il est réapparu dans le club il y a quelques jours.
Anaïs attendait cette nouvelle depuis un moment. Janusz poursuivait son enquête. Ou plutôt, il la reprenait chaque fois à zéro. Matriochka. Medina. Sasha. Tout était lié.
— Quel nom a-t-il utilisé cette fois ?
— Nono. C’est-à-dire Arnaud Chaplain.
— Il cherchait quelqu’un en particulier ? Medina ?
— Non. Il était cette fois sur les traces d’une dénommée Leïla. Une fille dans le genre des deux autres.
— Une pro ?
— Sasha n’en est pas certaine. La fille est canon en tout cas. D’origine maghrébine. Compte tenu du contexte, on ne peut écarter l’hypothèse que ton tocard ait refroidi les deux premières. Peut-être n’est-il pas le tueur mythologique mais un banal zigouilleur de radasses. Ou bien les deux, soyons fous.
Elle réprima un renvoi de bile brûlante. Pourquoi Janusz chassait-il ces filles ? Elle aperçut, in extremis, la sortie du boulevard périphérique qu’elle cherchait. Elle se rabattit d’un coup de volant, provoquant une série de coups de klaxon rageurs.
Il lui fallut quelques secondes pour retrouver le fil de la discussion :
— Et Sasha ?
— On la garde au frais. On remonte les autres disparitions dont elle nous a parlé.
— Les hommes ?
— Ouais. Elle nous a donné des noms. On vérifie. Ce réseau cache quelque chose. Mais à mon avis, tout se passe à son insu. Aussi absurde que ça puisse paraître, quelque chose là-bas est lié au programme Matriochka et Sasha n’est au courant de rien.
Ils étaient sur la même longueur d’ondes.
— Et toi ? tes photographes ? relança Solinas.
Elle baissa les yeux sur sa liste de noms et son plan de la banlieue, ouvert sur ses genoux :
— J’avance. Mais ça irait mieux si ton GPS marchait.
— Spécialement agréé par la préfecture de Paris. Tes mecs ont l’air casher ?
— Pour l’instant, oui. Mais il m’en reste six. J’aurai fini dans la nuit.
— Bon courage. On se retrouve à la brigade.
Elle raccrocha en se demandant, pour la millième fois depuis ce matin, si elle ne perdait pas son temps. Elle balaya ses doutes en se disant que les tueurs en série étaient toujours arrêtés parce qu’ils avaient commis une erreur. Malgré tout ce qu’on racontait, il n’y avait pas d’autre moyen pour les choper. L’assassin de l’Olympe avait brisé une plaque argentée en photographiant Icare. Il avait ramassé les débris mais un fragment lui avait échappé — c’était ce fragment qui allait le faire tomber.
Elle se concentra sur sa route. Il faisait nuit mais la circulation était fluide. Elle suivait les panneaux à travers la ville. Deux virages et elle trouva la rue qu’elle recherchait, sans difficulté. Une fois n’est pas coutume. Face aux résultats de Solinas, sa piste lui paraissait maintenant nulle et sans intérêt. Le coup brûlant, c’était ces escorts disparues…
Une place devant le portail de la maison. La chance continuait. Anaïs sortit de sa voiture en se promettant d’accélérer encore le mouvement. Elle sonna à la grille du pavillon, frappant dans ses mains pour se réchauffer. Les panaches de buée qu’elle crachait accrochaient la lumière des lampes à arc. Le portail de fer pivota. Quand elle découvrit le vieil homme coiffé d’un panama défraîchi, elle sut qu’elle n’avait même pas besoin de poser ses questions. Impossible que ce septuagénaire soit le tueur.
Elle eut envie de bondir dans sa voiture, mais le bonhomme lui souriait avec chaleur :
— Que puis-je pour vous, mademoiselle ?
Deux questions, se dit-elle, et cassos.
— Vous êtes bien Jean-Pierre Toinin ?
Une perceuse-visseuse sans fil DS 14DL.
12 planches de chêne brut de 160 mm et 2 mètres de longueur.
200 vis autoperceuses TF Philips 4.2 × 38.
Un caméscope Handycam numérique.
Un pied photo/vidéo 143 cm/3 500 g.
6 cartes-mémoire SD de 32 gigas.
Une lampe-projecteur.
Un tapis de sol fitness en mousse.
Une couette 220 × 240 en duvet d’oie…
Un « eye-pillow » de mousse.
Kubiela posa son matériel sur le plancher de sa chambre. Il avait tout acheté dans la zone commerciale de Bercy 2, proche de son refuge. Les armes de sa contre-attaque. Il avait gambergé. Si l’autre existait à l’intérieur de lui-même, il n’y avait qu’un moment où il pouvait agir : durant ses heures de sommeil.
Quand le jumeau blanc s’endormait, le jumeau noir se réveillait.
Il commença le boulot, condamnant la porte à coups de vis et de planches. La perceuse vrillait la chair du bois en sifflant, gémissant, couinant. La poussière et les copeaux lui volaient à la face. Son plan était simple. S’endormir dans une pièce totalement close, sous le regard d’une caméra en marche. La bête serait prisonnière. Il ne se passerait rien de dangereux. À son réveil, Kubiela verrait, pour la première fois, le visage de l’autre sur l’écran du caméscope. Le jumeau vicieux qui l’habitait depuis la vie intra-utérine. L’abcès qui le rongeait comme un cancer.
Il passa aux fenêtres. Des vis. Des planches. De la sciure. La chambre se transformait en cellule d’isolement. Boîte de Pandore qui ne pouvait plus s’ouvrir… Il n’avait plus de doute sur sa culpabilité. Les faits avaient maintenant la clarté des preuves directes. Ses empreintes digitales dans la fosse du Minotaure. Sa présence sur les scènes de crime d’Icare et d’Ouranos. Il s’était donné tant de mal pour refuser l’évidence… Il avait biaisé les indices, tordu les signes pour nier sa culpabilité. Maintenant, il jetait le masque. Il était le tueur. L’assassin de l’Olympe.
Deuxième fenêtre. Jamais il ne s’était senti aussi fort. L’autre profitait de son sommeil pour agir et tuer. Il allait le prendre à son propre piège. Au passage, un souvenir. Dans la mythologie grecque, Thanatos, le dieu de la Violence, de la Destruction et de la Mort, avait un frère jumeau : Hypnos, le dieu du Sommeil. Une nouvelle référence antique qui lui collait parfaitement à la peau.
Il stoppa la visseuse-perceuse et contempla le travail à la lueur de l’ampoule. La pièce n’avait plus d’issue. Il était emmuré. Totalement prisonnier. Avec l’autre. Sous le faisceau, la chambre maculée de sciure et de plâtre était blanche à éblouir. Il savait qu’il avait le visage dans le même état. Couleur cocaïne. Chacun de ses pas laissait une empreinte sur ce sol enneigé.
Il balança ses outils et se tourna vers le matériel vidéo. Il brancha la caméra sur le secteur électrique, installa le trépied, attendant que l’engin fasse le plein d’énergie. Il alluma le projecteur et l’orienta vers le sol, entre les deux fenêtres, à la manière d’une poursuite de théâtre. Il posa au centre du rayon le tapis de sol et sortit la couette de sa housse plastique.
Quand son lit fut prêt, il attrapa le caméscope chargé et le fixa sur le trépied. Selon le mode d’emploi, la carte-mémoire permettait d’enregistrer près de dix heures en continu dans une qualité normale. Il commença à filmer la pièce en plan large. Au centre de l’objectif, le lit.
Il sortit de son étui l’« eye-pillow » — un de ces masques de nylon comme on en donne dans les avions. Il l’enfila sur son front et se blottit sous la couette. Il abaissa le masque sur ses yeux et se concentra sur son sommeil. Il avait coupé son téléphone. Personne ne savait qu’il se trouvait ici. Personne ne pouvait le déranger d’aucune façon. Personne ne pourrait le retenir pour le grand saut.
Bientôt, il saurait…
— Nous t’exorcisons, esprit immonde, qui que tu sois, puissance satanique, invasion de l’esprit infernal, légion, réunion ou secte diabolique, au nom et par la vertu de Jésus-Christ, Notre Seigneur…
Sur la table d’opération, Francyzska Kubiela murmure sa prière, le ventre nu. Autour d’elle, deux médecins et plusieurs infirmières, tous masqués de vert, paraissent mal à l’aise. Un troisième est en retrait, portant lui aussi un masque chirurgical. Un des gynécologues passe le gel sur le ventre de la femme puis saisit la sonde échographique.
Il s’adresse à son confrère, de l’autre côté de la table :
— Qu’est-ce qu’elle raconte ?
L’autre hausse les épaules en signe d’ignorance — il tient une seringue dotée d’une longue aiguille.
— Une prière d’exorcisme, murmure l’homme à l’arrière. Elle l’a apprise par cœur. En français.
— Il te commande, le Dieu Très-Haut, auquel, dans ton orgueil, tu prétends encore être semblable…
L’obstétricien grogne sous son voile de papier :
— Il fallait l’anesthésier complètement… C’est bon pour toi ?
Le toubib à l’aiguille acquiesce. Le premier passe la sonde. Dans l’utérus, les ondes ricochent contre les petits corps, à la manière d’un sonar. On perçoit le battement précipité des deux cœurs…
Les jumeaux apparaissent à l’écran. Francyzska en est à son septième mois de grossesse. Un des fœtus mesure plus de 40 centimètres, l’autre n’en excède pas 20. Une forêt de vaisseaux sanguins les surplombe.
— Il te commande, le Christ, Verbe éternel de Dieu fait chair…
— Calmez-vous, Francyzska…, murmure le médecin. Vous n’allez rien sentir.
La Polonaise, coiffée d’une charlotte en papier verdâtre, ne paraît pas entendre. Le gynécologue relève les yeux et se concentre sur le moniteur. Les fœtus flottent dans le liquide amniotique. Le dominant s’agite légèrement. Le dominé se blottit au fond de la cavité. Avec leur grosse tête et leurs yeux transparents, ils sont comme deux sculptures de verre, différentes seulement par leur taille…
— Elle a pris ses antispasmodiques ?
— Oui, docteur, répond une infirmière.
Contraste des voix feutrées avec la violence des scialytiques qui n’accordent pas le moindre recoin d’ombre. Le chef des opérations, les yeux rivés sur l’écran, enfonce lentement son aiguille dans le ventre.
Francyzska monte la voix :
— Ils te commandent le signe sacré de la Croix et la vertu de tous les mystères de la foi chrétienne !
— Du calme… Quelques secondes encore et tout sera terminé.
— Elle te commande la puissante Mère de Dieu, la Vierge Marie, qui a écrasé ta tête trop orgueilleuse !
— Tenez-la ! Il ne faut plus qu’elle bouge d’un millimètre !
À l’écran, l’aiguille s’avance vers le fœtus de gauche — le plus développé. Les battements cardiaques des jumeaux s’accélèrent : tom-tom-tom-tom…
— Tenez-la, nom de Dieu !
Les infirmières saisissent les bras de la patiente, appuient fermement ses épaules, aidées par le troisième homme. Le toubib, front brillant de sueur, poursuit la ponction — il est près maintenant d’atteindre le thorax du fœtus.
C’est une question de millimètres…
— Elle te commande, la foi des Saints Apôtres Pierre et Paul…
La pointe va toucher le corps. À cet instant précis, le fœtus tourne la tête et fixe les médecins de ses yeux énormes. Ses poings partent en tout sens, cognant la paroi de l’utérus.
— IL TE COMMANDE LE SANG DES MARTYRS ! ZMILUJ SIE ZA NAMI !
Francyzska se cambre d’un coup, surprenant l’obstétricien. L’aiguille déchire la paroi intra-utérine qui sépare les jumeaux et atteint le deuxième fœtus, blotti, immobile, cible parfaite pour le poison.
— MERDE !
Il arrache sa seringue mais il est trop tard. L’injection a touché le cœur du jumeau. La femme prie toujours, salivant, crachant, sanglotant. Elle a joint ses deux mains au-dessus de son ventre.
À l’écran, le jumeau survivant paraît sourire.
Le mal a gagné…
Kubiela se réveilla en sursaut. Durant quelques secondes, il eut la sensation d’être totalement perdu. En chute libre dans un lieu sans contour, sans définition. Puis l’adrénaline lui rendit sa lucidité. Sensation contradictoire. Clairvoyance et confusion mêlées.
— Ça ne s’est pas passé comme ça, murmura-t-il.
Il arracha l’eye-pillow qui lui masquait les yeux. L’éclat du projecteur lui tira un cri douloureux. Par réflexe, il serra les poings sur ses orbites. Impossible d’ouvrir les yeux. Lumière trop blanche…
Ça ne s’est pas passé comme ça. Il le savait. Il était médecin. Tout d’abord, une patiente aussi nerveuse aurait subi d’office une anesthésie générale. Ensuite, les antispasmodiques prescrits avant l’opération auraient plongé l’utérus dans une léthargie complète. Enfin, on anesthésiait toujours le fœtus avant la réduction. Impossible d’imaginer qu’il s’agite comme dans le rêve.
Encore moins qu’il tourne la tête vers l’écran.
Lentement, il baissa les mains et affronta la lumière. En plissant les paupières, il distingua les contours de la chambre, le halo agressif du projecteur. Au fond de cette violence, il vit le caméscope sur son pied.
Alors, tout lui revint.
Le cauchemar n’était rien. Ce qui comptait, c’était ce qu’il avait pu faire pendant son sommeil. Le soupçon d’une double vie. Sa volonté de s’enfermer dans cette chambre. La caméra mise en route avant de s’endormir, afin de surprendre l’autre. Un pur délire.
À cet instant, il remarqua que la pluie pénétrait dans la chambre. Les rapports médicaux, les échographies et autres enveloppes étaient dispersés sur le sol, voletant à chaque bourrasque, maculés de sciure et de plâtre. Impossible.
Il avait barricadé les ouvertures avec des planches.
Il avait scellé la boîte de Pandore.
Il tourna la tête. La première fenêtre sur sa gauche était ouverte, ses battants claquaient au vent. Par terre, les planches étaient brisées, arrachées, éparses. Comme si une bête sauvage — un loup-garou — avait tout arraché à mains nues.
Kubiela n’y croyait pas. Il se leva pour vérifier la caméra. Il se pétrifia à mi-mouvement. Il était couvert de sang. Un sang à peine sec, qui poissait les plis de sa chemise. Il releva les pans de tissu. Se palpa. Pas de blessure. Aucune trace de plaie.
C’était le sang d’un autre.
Il arracha la caméra de son support et, s’y reprenant à plusieurs fois, la mit en position « lecture », notant au passage que ses mains n’étaient pas tachées de sang. Ce détail le rassura vaguement. Il cherchait au fond de son cerveau une lueur, un indice, un souvenir. Rien.
Lecture rapide. Le début était comique. Il se couchait sur le plancher, avec des gestes mécaniques et accélérés, puis s’endormait, disparaissant sous la couette blanche. Ensuite, l’immobilité de la scène donnait l’impression d’un arrêt sur image. Mais non. De temps à autre, Kubiela sursautait, se tournait, changeait de position.
Mais il ne se réveillait pas.
Il vérifia le compteur numérique. Il en était à 94 minutes et rien ne se passait. À la 102e minute, des feuilles, des clichés médicaux entré dans le champ de la caméra. Le vent. Quelqu’un était dans la pièce. Kubiela stoppa la lecture rapide et remonta de quelques secondes. On ne voyait rien mais on percevait, côté son, les coups portés à la fenêtre — bris de verre — puis aux planches — bruits du bois rompu, arraché, propulsé à l’intérieur de la pièce.
Tout se passait hors champ. Par réflexe, il bougea la caméra comme si ce mouvement avait pu modifier le cadre de vision.
À cet instant, une main gantée apparut.
Puis plus rien.
Image noire.
L’intrus avait stoppé le film à la 105e minute. Kubiela appuya de nouveau sur l’avance rapide au cas où la main mystérieuse aurait remis en marche l’enregistrement. Non. Il leva les yeux et fut presque surpris de ne pas découvrir son propre corps devant lui, à l’endroit où il avait dormi.
Qui était entré dans la chambre ?
Qui connaissait cette planque ?
Il éteignit le projecteur et alluma l’ampoule, moins forte. Il ferma la fenêtre. Ses membres lui obéissaient avec difficulté. Il était brisé de courbatures. Tout ça était terrifiant, et en même temps rassurant. S’il y avait un autre homme, peut-être n’était-il pas le tueur. Peut-être existait-il encore une autre explication…
Kubiela était tellement plongé dans ses réflexions qu’il réalisa avec un temps de retard qu’une sonnerie résonnait dans la pièce. Il avait coupé son portable et cette mélodie lui était inconnue.
Il lâcha la caméra et se mit en quête du téléphone, piétinant les comptes rendus, les photos et les images plastifiées dans la sciure humide.
Enfin, il aperçut un mobile posé par terre, près du tapis de sol.
— Allô ?
— Écoute-moi attentivement.
— Qui êtes-vous ?
— Écoute-moi, je te dis. Regarde par la fenêtre.
Kubiela se pencha vers le châssis brisé. Le vent de la nuit était puissant. La pluie le cingla au visage. Détail anormal : la chaleur. L’air du dehors était tiède. Rien à voir avec la température de la journée.
— Il y a une A5, stationnée devant ton portail.
Kubiela distingua la carrosserie noire. Un bloc de laque sous la pluie. Il renonça à se poser la moindre question. Peut-être rêvait-il encore ?
— Les clés sont sur le contact. Tu démarres et tu me rejoins.
— Où ?
— À La Rochelle.
Kubiela ne pouvait plus répondre. Les muscles de sa gorge étaient bloqués. Ses neurones formaient un kaléidoscope luminescent. Des formes, des arabesques de verre coloré, mais rien de cohérent. Pas une seule pensée intelligible.
Enfin, il parvint à articuler :
— Pourquoi je ferais ça ?
— Pour elle.
Soudain, des gémissements. Des cris étouffés. Une bouche bâillonnée. Le sang sur sa chemise.
— C’est qui ?
— Je l’appelle Eurydice. Mais tu la connais sous le nom d’Anaïs. Anaïs Chatelet.
Des crissements de freins furieux hurlèrent sous son crâne. Des bruits d’hélicoptère, de fusils d’assaut, des crépitements de mort.
— Tu bluffes, fit-il en passant au tutoiement. Anaïs est en prison.
— Tu as quelques métros de retard, mon grand.
Mon grand. Il connaissait cette voix, lente et grave. Pas moyen de se souvenir où il l’avait entendue.
— Qu’est-ce que tu lui as fait ?
— Rien. Pour l’instant.
— Passe-la-moi. Je veux lui parler.
Un rire sourd. Le ronronnement d’un chat.
— Elle ne peut pas te parler. Ses lèvres brûlent.
— Salopard ! Qu’est-ce que…
— Prends la route de La Rochelle. Je te rappellerai.
— Qui es-tu, nom de Dieu ?
De nouveau, le rire doucereux :
— Je suis celui qui t’a créé.
Sur L’A10, il ne lui fallut pas longtemps pour saisir que quelque chose dans l’atmosphère déconnait. Des bourrasques soulevaient l’A5 avec violence. Au bord des voies, les arbres se tordaient comme sous l’emprise de crampes furieuses. Une chaleur inexplicable montait dans l’habitacle. Que se passait-il ? Il était totalement seul sur la route.
Il alluma la radio.
Les premiers mots qu’il entendit furent :
— En raison de l’arrivée de la tempête Xynthia, les départements de la Charente-Maritime, de la Vendée, des Deux-Sèvres et de la Vienne sont placés en alerte rouge. Les risques sont réels. Des inondations, des coupures d’électricité, des dégâts matériels sont à prévoir. On a déjà mesuré ce soir des vents de plus de 150 kilomètre-heure et…
Kubiela serra les mains sur son volant. Il ne manquait plus que ça. Les forces célestes s’en mêlaient. Rien d’étonnant, au fond. Depuis le début, cette histoire s’écrivait sous le signe des dieux. Je suis celui qui t’a créé.
Kubiela tendit le bras et changea de station.
— On l’attendait et la voilà. Depuis le 23 février, Météo France nous parle d’une dépression située au cœur de l’Atlantique susceptible de se transformer en tempête. Le 25, le satellite Eumetsat a photographié l’évolution de cette dépression, qui se creusait de plus en plus au large de l’archipel portugais de Madère…
En guise de commentaire, sa voiture ne cessait de se cabrer, de sauter littéralement d’une voie à l’autre, soulevée par des convulsions puis aussitôt rabattue par une main invisible. Kubiela roulait à plus de 200 kilomètre-heure. Il contempla les lumières de son tableau de bord. Sa voiture était un prodige de technologie et d’ingénierie mais elle ne pesait rien face aux assauts de la nature.
— La dépression est remontée des régions subsahariennes jusqu’à devenir un cyclone extratropical déferlant le 26 février sur les îles Canaries, causant les premiers dégâts. Maintenant, Xynthia est sur le continent. La chaleur est le signal. 25 degrés en plein hiver sur la Côte basque : ce n’est pas le redoux, c’est la fin du monde !
Les commentateurs lui paraissaient s’exprimer comme des évangélistes annonçant l’Apocalypse. À moins qu’il leur prête des mots et des imprécations qu’ils ne prononçaient pas. Il était dans un tel état de nervosité que son cerveau tordait les phrases comme des métaux chauffés à blanc.
200 kilomètres à parcourir encore et il éprouvait la sensation de filer droit dans la gueule du monstre. Devait-il s’arrêter ? Se planquer au fond d’une chambre d’hôtel en attendant une accalmie ? Impossible. Le ton de la Voix se passait de commentaire. En écho, les questions revinrent lui fouetter l’esprit. Qui était le tueur ? Comment avait-il pris Anaïs en otage ? Quand était-elle sortie de prison ? Avait-elle continué son enquête et mis les pieds où il ne fallait pas ? Quel marché allait lui proposer l’assassin ? Et surtout : où avait-il déjà entendu cette Voix ?
Il dépassa Tours et s’orienta vers une station-service. L’auvent du site tremblait sur ses piliers. Les panneaux avaient été arrachés. Le long du parking, les conifères bouillonnaient à l’horizontale, frange d’écume noire et furieuse. Seules les pompes semblaient solidement plantées dans le bitume. Il avait assez d’essence pour parvenir à La Rochelle mais il voulait reprendre contact avec le monde humain.
Il s’était trompé d’adresse. Pas une voiture stationnée. Pas une silhouette dans le supermarché encore éclairé. Pilant devant les vitres qui tremblaient, il aperçut enfin quelques personnes en tenue rouge, tablier pour les femmes, combinaison pour les hommes. Ils pliaient bagage avec précipitation.
— Vous êtes malade de rouler encore ? lui demanda une femme quand il entra.
— La tempête m’a surpris sur la route.
Elle fermait sa caisse derrière le comptoir.
— Vous avez pas entendu les avertissements à la radio ? C’est l’alerte rouge.
— Je dois continuer. Je vais à La Rochelle.
— La Rochelle ? Vous voyez comment ça souffle ici ? Vous imaginez sur la côte ? À l’heure qu’il est, tout doit être submergé…
Kubiela n’entendit pas la fin de la phrase. Pas besoin d’une Cassandre pour se motiver. Il reprit la route dans la peau du héros mythologique qui ne peut échapper à son destin.
À trois heures du matin, il gagna la N11. Il avait mis six heures pour couvrir les 450 kilomètres qui séparent Paris de La Rochelle. Pas mal. Le temps qu’il se réjouisse, la pluie survint. D’un coup, l’averse ratura le paysage, comme pour l’effacer, l’annuler. Les giclées d’eau fouettaient ses vitres, cinglaient son capot, jaillissant de partout à la fois, d’en haut mais aussi d’en bas.
Il ne voyait pas les panneaux. Il songea au GPS mais n’imaginait pas s’arrêter, chercher le mode d’emploi, programmer l’engin… Autour de lui, tout paraissait dissous, disloqué, liquéfié. Il pensait être seul au monde quand il croisa d’autres phares. Cette vision le rassura mais le sentiment ne dura pas. Les voitures chassaient par l’arrière, dérivaient sur les bas-côtés, partaient en tête-à-queue. Les hommes avaient perdu le contrôle du réel.
Soudain, un panneau LA ROCHELLE 20 KM s’envola comme une aile de fer et vint percuter son capot. Kubiela s’en tira avec une fissure dans le verre feuilleté de son pare-brise. Des branches, des pierres frappaient son toit et son capot. Il avançait toujours. La nuit s’était transformée en maelström de fragments et de déchets.
Enfin, par miracle, la ville apparut. Des lumières flottaient à intervalles réguliers. Les maisons tremblaient sur leurs fondations. Les toitures claquaient. Parfois, des humains affolés jaillissaient. Des familles tentaient de consolider une antenne satellite, de protéger les vitres d’une voiture, de fermer des volets… Courageux mais inutile : la nature reprenait tout.
Sur le siège passager, le portable sonna. Dans le raffut, c’est à peine s’il l’entendit. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois pour décrocher.
— Allô ?
— Où es-tu ?
— À La Rochelle.
— Je t’attends à la base sous-marine de La Pallice.
La Voix résonnait maintenant comme dans une église. On percevait derrière elle un fracas sourd, sur un rythme lancinant. La respiration de la mer furieuse.
— C’est quoi ?
— Un bunker, près de l’entrée du port de commerce. Tu peux pas le rater.
— Je ne connais pas La Rochelle !
— Démerde-toi. Longe le bâtiment, côté est. La dernière porte sera ouverte, au nord. Je t’attends.
Il continua tout droit et atteignit le Vieux-Port. La première chose qu’il vit distinctement fut un panneau d’affichage électronique qui scintillait : « AVIS DE TEMPÊTE À 22 HEURES. RENTREZ CHEZ VOUS. » Il suivit un boulevard puis longea un bassin qui devait être un port de plaisance. Les coques des bateaux s’entrechoquaient. Les mâts croisaient le fer. Plus loin, des vagues de plusieurs mètres se fracassaient sur les quais.
Kubiela n’avait jamais vu ça. Le vent, la mer et la nuit se disputaient la ville à grands coups de gifles et de morsures. Les flots avalaient les berges, la chaussée, les trottoirs. Il roulait toujours. Comment trouver la base sous-marine ? Par déduction, il se dit qu’il devait longer les bassins. Il trouverait peut-être un panneau, une indication. À cet instant, dans une respiration d’essuie-glaces, il aperçut l’inconcevable : trois silhouettes qui marchaient contre le vent, de l’eau jusqu’aux genoux.
La vision disparut. Peut-être délirait-il… Au même moment, sa voiture chassa et vint buter contre un trottoir. Le choc lui donna l’impulsion. D’un coup d’épaules, il ouvrit sa portière et fut aussitôt aspiré par un tourbillon brûlant. Il avait oublié la chaleur et c’était le plus terrifiant. Le monde était en surchauffe. Le noyau central de la planète allait exploser.
Il n’avait pas rêvé. Trois pékins s’éloignaient, mains dans les poches, arc-boutés contre les rafales. Il marcha vers eux, avançant presque à l’horizontale. Les réverbères oscillaient aussi fort que les mâts des navires. Les câbles électriques sautaient comme des cordes de guitare. Sous ses pas, la terre glissait, fondait, se dissolvait : elle était rendue à la mer.
— Ho ! S’il vous plaît !
Ils n’étaient qu’à une vingtaine de mètres mais semblaient hors de portée. Il accéléra son pas d’équilibriste. Deux hommes les mains dans les poches. Une femme qui luttait pour conserver son sac. Engloutis par des capuches.
— S’il vous plaît !
Kubiela parvint à saisir l’épaule d’un des hommes. Le gars ne parut pas surpris — il s’attendait plutôt à recevoir un réverbère ou une bôme sur la tête.
— Je cherche la base sous-marine de La Pallice.
— Vous êtes cinglé. C’est au port de commerce. Tout doit être sous l’eau là-bas.
— C’est loin ?
— Vous lui tournez le dos. Au moins trois bornes.
— Je suis en voiture.
— En voiture ?
— Donnez-moi la direction.
— Prenez l’avenue Jean-Guitton. Toujours tout droit. À un moment, y aura un panneau « Port de commerce ». Suivez-le. Vous tomberez sur La Pallice. Mais franchement, ça m’étonnerait que vous arriviez jusque-là.
L’homme continua à parler mais Kubiela avait déjà tourné les talons, retournant péniblement à sa voiture. Elle n’était plus là. Les mains en visière, il l’aperçut à une cinquantaine de mètres, parmi d’autres, dans une compression digne de César. De l’eau à mi-jambe, il rejoignit la portière passager — l’autre était inaccessible —, l’ouvrit et se glissa à l’intérieur. Contact. Le moteur n’était pas noyé. À force de manœuvres, il se sortit de l’imbroglio de tôles.
Il roula plusieurs minutes dans une artère serrée d’arbres et de pavillons qui l’abritaient du vent. Le panneau apparut enfin : PORT DE COMMERCE. Il braqua à droite. D’un coup, le paysage changea. Des citernes, des sites industriels, des voies ferrées, et la tempête de retour en force. Il dérapait par l’arrière, par l’avant, glissait dans les flaques crépitantes. Au moment où il pensait ne plus avancer, deux remparts de terre s’élevèrent de part et d’autre de la route. Un gigantesque chantier de terrassement le protégea sur plus d’un kilomètre.
Enfin, il tomba sur le port autonome. Le bâtiment d’accueil était éteint. On ne voyait rien, à l’exception d’une barrière rouge et blanche et d’un panneau prévenant : INTERDIT AUX PIÉTONS ET VÉHICULES ÉTRANGERS AU TRAFIC PORTUAIRE. Dans le chaos de la nuit, l’avertissement paraissait dérisoire. Mais la Voix avait raison : il ne pouvait manquer le bunker. À gauche, une forteresse s’élevait, dressant ses remparts de béton armé dans les ténèbres.
La barrière de sortie était arrachée. Il recula et passa à contresens. Des grues. Des réservoirs. Des immenses pales d’éoliennes, arrimées au sol. Il contourna les obstacles. Le vent se déchaînait ici mais le port paraissait de taille à se défendre. Un sentiment de sécurité émanait de ces constructions industrielles.
Il se retrouva au pied du bunker, près d’une voie ferrée. Devant, s’ouvrait un vaste bassin. Des cargos de 100 mètres de long, pesant plusieurs milliers de tonnes, tanguaient comme des coques de noix. La fureur de l’océan était contagieuse. Ces eaux coupées de la mer se soulevaient en lames de plusieurs mètres de hauteur.
Il leva les yeux et considéra le blockhaus. Les murailles s’élevaient à plus de vingt mètres de hauteur et déployaient vers le bassin dix ouvertures d’égale largeur.
La Voix avait dit : « Longe le bâtiment côté est. La dernière porte sera ouverte, au nord. » Il mit en marche, enfin, son GPS qui lui indiqua, en guise de bienvenue, les quatre points cardinaux. Il se trouvait sur le côté sud du bunker, le bassin se situait à l’ouest. En résumé, il avait tout faux. Il fit marche arrière, contourna l’édifice et rattrapa la façade est, direction plein nord.
Le mur aveugle se prolongeait sur deux cents mètres. Au bout du rempart, un portail de fer noir. La dernière porte sera ouverte. Kubiela attrapa les deux calibres, les glissa dans le creux de son dos, puis abandonna sa voiture. Il marcha vers la paroi. Le quai était totalement désert. Kubiela tournoyait dans le vent et la pluie mais il se sentait fort. L’heure de l’affrontement était venue.
Une phrase de la Voix lui revint :
— Je l’appelle Eurydice. Mais tu la connais sous le nom d’Anaïs.
Eurydice. Qui serait Orphée ? Lui ou le tueur ? Qu’avait prévu le cinglé ? Il considéra encore le bâtiment qui pouvait abriter une armée et ses vaisseaux amphibies. Une idée lui vint : s’il était Orphée, alors cette forteresse abritait les Enfers. Il cherchait presque, dans le déluge, Cerbère, le chien monstrueux qui gardait la porte du royaume des ténèbres.
Hypnotisé, obsédé, ruisselant, il poussa avec l’épaule la paroi de fer noir.
Elle était ouverte.
Pas si difficile de pénétrer en enfer.
La première chose qu’il vit, ce fut un long tunnel sombre, ouvert au loin sur la tourmente. Des vagues y pénétraient avec force puis s’amenuisaient pour se réduire à des flaques mousseuses. Kubiela s’avança. Le lieu évoquait une caverne immense et rectiligne. Une sorte de sédimentation géométrique. Il éprouvait ici le vide, la résonance intérieure qu’on ressent quand on pénètre dans une cathédrale. L’eau était partout. Dans la texture du béton. Dans les clapotis qui résonnaient au-dessus de lui. Dans les mares qui luisaient sur le sol. Régulièrement, le grondement montait au bout du boyau, roulait jusqu’à lui puis repartait, comme à regret. Il avait l’impression de se trouver dans la gorge d’un monstre, dont la salive était la mer.
Pas une lumière, pas un signe. Ses yeux encore brouillés de pluie ne distinguaient rien. Il réalisa qu’il avait laissé dans la bagnole le téléphone portable. Une connerie. Le tueur allait sans doute l’appeler pour le retrouver quelque part dans ces entrailles…
En guise de réponse, une source de lumière jaillit sur sa droite, à cinquante mètres ou plus — difficile d’évaluer le néant. Un feulement se fit entendre. Il plissa les yeux et aperçut une flamme concentrée, d’un orange cru, bleutée sur les côtés. La flamme d’un arc à souder, qui lançait des éclairs sporadiques sur un ciré trempé.
Un homme avançait vers lui.
Un marin-pêcheur.
Le personnage se précisa. Un homme de grande taille, portant ciré de pluie, salopette à bretelles, gilet auto-gonflant et cuissardes. Son visage était masqué par une capuche serrée à visière. Kubiela n’avait jamais tenté d’imaginer l’assassin de l’Olympe et après tout, ce fantôme de plastique et de feu pouvait faire l’affaire.
Le tueur n’était plus qu’à quelques mètres. Dans une main, il tenait le chalumeau. De l’autre, il tirait une bouteille de métal montée sur roulettes — elle contenait l’oxygène qui alimentait le rayon incandescent.
Kubiela tentait d’apercevoir son visage. Quelque chose dans l’allure générale du meurtrier, son maintien voûté, lui paraissait familier.
— Content de te revoir, fit l’hôte en abaissant sa capuche.
Jean-Pierre Toinin. Le psychiatre qui avait veillé sur sa naissance tragique et sur la folie de sa mère. L’homme qui avait assisté au sacrifice de son frère. Le vieillard qui connaissait toute son histoire. Et qui l’avait sans doute écrite. Je suis celui qui t’a créé.
— Excuse-moi mais je dois fermer cette bon Dieu de porte.
Kubiela s’écarta et laissa passer le croque-mitaine. Il sentit passer le souffle brûlant de l’arc. Il évalua la carrure de l’homme, sa force. Malgré son âge, il pouvait avoir porté sur ses épaules le Minotaure ou Icare. Il pouvait avoir transporté une tête de taureau ou affronté un géant comme Ouranos.
D’un mouvement brusque, il tira la porte puis régla sa flamme qui prit une couleur orange fruité. Le rugissement monta dans les aigus. Toinin visa la jointure de métal, à hauteur de la serrure. Kubiela ne respirait plus. Toute chance d’évasion était en train de fondre, littéralement, sous ses yeux. D’un côté, une porte soudée. De l’autre, la rage de l’océan.
— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous faites ?
Il parlait au tueur. Il croyait halluciner.
— Je condamne cette issue.
— Pour l’eau ?
— Pour nous. Nous ne pourrons plus sortir par là.
Le faisceau avait pris une blancheur de gel mais c’était un gel porté à plusieurs centaines de degrés. Kubiela voyait le métal se disloquer en un ruban rougeoyant qui noircissait aussitôt. D’un coup, il sortit de son apathie.
Il marcha vers le vieux débris qui œuvrait à genoux et le souleva du sol :
— Où est-elle ?
Toinin tourna son chalumeau et s’écria, d’un air faussement paniqué :
— Tu vas te brûler, malheureux !
Kubiela le lâcha mais répéta plus fort :
— Où est Anaïs ?
— Là-bas.
Le septuagénaire tendit sa flamme vers une porte latérale, sur la gauche. Un accès aux hangars. Kubiela vit ou crut voir une silhouette trempée des pieds à la tête, recroquevillée à terre. La prisonnière avait l’allure d’Anaïs mais elle portait une cagoule sur la tête.
Kubiela s’élança. Toinin lui barra le chemin de son faisceau mortel. La brûlure lui passa à hauteur des yeux.
— Ne l’approche pas, chuchota-t-il. Pas encore…
— Tu vas m’en empêcher ? hurla Kubiela en passant sa main dans son dos.
— Si tu l’approches, elle mourra. Tu peux me faire confiance.
Il s’immobilisa. Aucun doute à ce sujet. En matière de stratégies tordues, il pouvait faire confiance à Toinin. Il relâcha la crosse du CZ.
— Je veux la preuve que c’est Anaïs.
— Suis-moi.
Tirant son chariot à roulettes, le colosse s’orienta vers l’ombre. Kubiela lui emboîta le pas avec méfiance. Les reflets de la flamme virevoltaient dans les flaques. Le bruit râpeux du chalumeau se mêlait au grondement des vagues.
L’assassin s’arrêta à quelques pas de la captive. Il lâcha son chariot et tendit le bras vers elle. Kubiela crut qu’il allait arracher la cagoule. Au lieu de ça, il lui remonta les manches. Les marques d’automutilations barraient sa chair ruisselante.
Dans un flash, Kubiela revit leur brève soirée à Bordeaux :
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas qu’on ouvre ma bouteille ?
Anaïs avait les poignets entravés par un collier Colson. Elle parut se réveiller. Elle s’agita mollement. Chacun de ses gestes trahissait l’épuisement, la faiblesse — ou la came.
— Tu l’as droguée ?
— Un simple sédatif.
— Elle est blessée ?
— Non.
Kubiela ouvrit sa veste, révélant sa chemise tachée d’hémoglobine :
— Et ça ?
— Ce n’est pas son sang.
— À qui est-il ?
— Qu’importe ? Le sang, ce n’est pas ça qui manque.
— Sous la cagoule, elle est bâillonnée ?
— Elle a les lèvres collées. Une glu chimique très efficace.
— Salopard !
Il bondit. L’homme braqua sa flamme :
— Ce n’est rien. Elle pourra se faire soigner quand vous sortirez d’ici.
— Parce que nous allons sortir ?
— Tout dépend de toi.
Kubiela se passa la main sur le front : les embruns et la sueur se mélangeaient sur sa peau en une boue salée.
— Qu’est-ce que tu veux ? capitula-t-il.
— Que tu m’écoutes. Pour commencer.
— J’ai connu ta mère dans un dispensaire, en 1970. Je dirigeais un service d’accueil, à mi-chemin entre l’assistance sociale et la psychiatrie. Avec son mari, Francyzska s’était enfuie de Silésie. Ils n’avaient pas un sou. Andrzej bossait sur des chantiers. Francyzska gérait ses troubles mentaux. On a dit plus tard que c’était sa grossesse qui l’avait rendue folle, mais c’est faux. Je peux te dire qu’elle était déjà malade avant toute l’histoire…
— De quoi souffrait-elle ?
— Elle était à la fois bipolaire, schizophrène, dépressive… Tout ça à la sauce catho.
— Tu l’as soignée ?
— C’était mon boulot. Mais surtout, elle m’a servi pour mes expériences.
Son sang se glaça :
— Quelles expériences ?
— Je suis un pur produit des années 70. La génération des psychotropes, de l’anti-psychiatrie, de l’ouverture des asiles… À l’époque, on pensait que la chimie était le seul avenir pour notre discipline. On allait tout guérir par les drogues ! Parallèlement à mes activités de psychiatre, j’ai monté un labo de recherche. Pas grand-chose. Je n’avais aucun moyen. J’ai pourtant découvert une molécule, presque par hasard. L’ancêtre de la DCR 97, que j’ai réussi à synthétiser.
— La quoi ?
— La molécule du protocole Matriochka.
— À l’époque, que soignait-elle ?
— Rien. Elle favorisait seulement l’alternance des humeurs, des pulsions… Une espèce de bipolarité renforcée.
— Tu… tu l’as injectée à Francyzska ?
— Pas à elle. À ses fœtus.
La logique souterraine de toute l’histoire. Les jumeaux dont les tempéraments étaient si distincts étaient déjà des cobayes. Ils représentaient des esquisses des expériences à venir.
— Les résultats étaient extraordinaires. Encore aujourd’hui, je ne peux expliquer ces effets. La molécule n’avait pas modifié le patrimoine génétique des embryons mais leur comportement, dès la vie intra-utérine. Les pulsions négatives surtout étaient localisées chez un seul enfant. Un être hostile, agité, agressif, qui cherchait à tuer son frère.
Kubiela était abasourdi.
— J’aurais voulu faire naître les deux enfants mais c’était physiquement impossible. Les gynécologues ont donné le choix aux parents : sauver le dominant ou le dominé. Francyzska a bien sûr choisi le maillon faible. Toi. Elle pensait que tu étais un ange, un innocent. Pures conneries. Tu n’étais qu’un des éléments de mon expérience.
Obscur soulagement : il était donc bien le jumeau blanc.
— À partir de là, ton développement ne m’intéressait plus. J’ai stoppé les injections. J’ai interné Francyzska dans un institut où j’avais une consultation. Les années ont passé. J’ai revu Andrzej qui m’a expliqué que tu souffrais de cauchemars, de pulsions agressives incompréhensibles. Je t’ai interrogé. J’ai découvert que le jumeau noir continuait à vivre en toi. Ce que ma molécule avait séparé, ta psyché l’avait synthétisé. Dans un seul esprit !
— Tu m’as soigné ?
— Pourquoi ? Tu n’étais pas malade. Tu étais le prolongement de mes recherches. Malheureusement, ta force de caractère était en train de te sauver. Tu réussissais à maintenir le fantôme de ton frère au fond de ton inconscient.
Kubiela se plaça du point de vue délirant de Toinin :
— Pourquoi tu ne m’as pas injecté de nouveau ta molécule ?
— Parce que je n’ai pas pu, tout simplement. Andrzej se méfiait de moi. Malgré mon aide — c’est moi qui ai payé le pavillon à Pantin —, il me tenait à distance. Il a même tenu à me rembourser la maison ! Puis il a réussi à faire transférer Francyzska à Ville-Évrard, hors de ma portée.
— Il avait compris tes trafics ?
— Non. Mais il sentait que quelque chose ne cadrait pas. L’instinct du paysan. Entre-temps, il avait aussi obtenu la nationalité française. Il se sentait plus fort. Je n’ai rien pu faire. Sans compter qu’Andrzej était un colosse. La force physique : on en revient toujours là.
— Qu’est-ce qui m’est arrivé ensuite ?
— Aucune idée. J’ai abandonné ton cas et je me suis concentré sur d’autres travaux. M’inspirant de ton évolution, j’ai cherché un produit qui pourrait provoquer une fission dans un cerveau adulte, compartimentant plusieurs personnalités.
— La molécule de Mêtis.
— Tu vas trop vite. J’ai passé plus d’une dizaine d’années à travailler en solitaire, sans moyens, sans équipe. Je n’avançais pas. Il a fallu attendre les années 90 pour que Mêtis s’intéresse enfin à mes travaux.
— Pourquoi ?
— Simple effet de mode. Mêtis explosait sur le marché des anxiolytiques, des antidépresseurs. Le groupe s’intéressait à toute molécule ayant un effet inédit sur le cerveau humain. Je leur ai parlé de la DCR 97. Elle ne s’appelait pas encore comme ça. Elle n’existait même pas dans sa version… définitive.
— Ils t’ont donné des moyens ?
— Raisonnables. Mais j’ai pu affiner mes expérimentations. Synthétiser un produit qui provoquait une réaction en chaîne dans l’esprit humain.
— Ce produit, comment ça marche exactement ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne peux expliquer son principe actif. En revanche, j’ai longuement observé ses effets. Tout se passe comme une fission nucléaire. La mémoire éclate à la manière d’un noyau atomique. Mais le cerveau humain a sa propre logique. Une sorte de loi de la gravité qui fait que les désirs, les pulsions, les fragments de mémoire ont naturellement tendance à se regrouper entre eux pour reconstituer un nouveau moi.
Kubiela comprit qu’à travers ses propres recherches sur les jumeaux ou les personnalités multiples, c’était cette loi de la gravité qu’il recherchait.
— Tu as fait des essais cliniques ?
— C’était le problème. Mes travaux exigeaient du matériel humain. Impossible d’expérimenter une telle molécule sur des rats ou des singes. Or, Mêtis est un groupe puissant mais pas au point de tester n’importe quoi sur n’importe qui.
— Donc ?
— Ils m’ont permis d’ouvrir une clinique spécialisée. J’ai commencé à travailler sur des aliénés. Des êtres dont la personnalité souffrait déjà d’instabilité. Entre mes murs, je pouvais travailler plus librement. Les protocoles étaient secrets, entièrement financés par Mêtis.
— Quel intérêt de tester un tel produit sur des malades ? accentuer leur pathologie ?
— Le pouvoir d’aggraver une maladie contient déjà son contraire : celui de la guérir. Mais nous n’en étions pas là. Nous semions puis nous récoltions seulement des notes, des constatations.
De vieux fantômes ressurgissaient. Les expérimentations humaines des camps de concentration. Les manipulations mentales des asiles soviétiques. Tous ces travaux interdits dont les résultats vaudront toujours de l’or sur le marché du renseignement militaire.
— Nos résultats étaient chaotiques. Certains patients sombraient dans le délire. D’autres végétaient. D’autres au contraire retrouvaient une personnalité apparemment solide, mais qui s’effondrait au bout de quelque temps.
— Comme Patrick Bonfils ?
— Tu commences à comprendre. Bonfils est un de mes plus anciens sujets.
— Comment est venue l’idée de travailler sur des personnes saines d’esprit ?
— L’armée a voulu approfondir mes recherches. On m’a proposé de monter un vrai programme. Matriochka. Avec un véritable panel humain. Des êtres sains d’esprit qu’on allait pouvoir traiter. On m’a aussi donné les moyens financiers et technologiques de créer un microsystème qui permettrait de délivrer la DCR 97 sans intervention extérieure. Grâce à l’implant que nous avons mis au point, il devenait possible de lâcher dans la nature des sujets traités et voir comment ils se comportaient. Le programme était risqué. Même chez les militaires, il ne faisait pas l’unanimité mais certains responsables voulaient voir où ça pouvait mener.
— Tu parles de Mêtis, de l’armée : qui sont, concrètement, les responsables de ce protocole ?
— Je n’en sais rien. Personne ne le sait. Même pas eux. Tout se passe à coups de conseils, de comités, de missions. Les décisions s’étiolent, se diluent. Tu ne pourras jamais mettre un nom sur un coupable.
Kubiela se fit l’avocat du pire :
— Pourquoi ne pas avoir testé ta molécule sur des prisonniers, des coupables avérés, des terroristes ?
— Parce que ce sont les mieux protégés. Les avocats, les médias, les complices : tout le monde s’occupe des tueurs déclarés. Il est bien plus facile d’enlever et de faire disparaître des paumés anonymes. Mêtis et l’armée ont mis en place un système de sélection mais je ne me suis pas occupé de cet aspect des choses.
Sasha.com. Feliz, Medina, Leïla : Kubiela en savait beaucoup plus sur ce versant du programme que Toinin lui-même.
— Je recevais les « volontaires ». Je les traitais. Je les conditionnais aussi. Quoi qu’il arrive, ils devaient toujours refuser de se soumettre à un scanner ou une radiographie — l’implant serait tout de suite apparu. À partir de là, on les relâchait et on observait ce qui se passait.
Il connaissait la suite, ou presque. Autour d’eux, les murs tremblaient sur leurs fondations. D’après les grondements, on devinait que certaines vagues du dehors s’élevaient jusque sur le toit du bunker, à vingt mètres de hauteur.
— Aujourd’hui, où en est l’expérience ?
— Elle est close. Matriochka n’existe plus.
— Pourquoi ?
Le vieil homme secoua la tête, d’un air réprobateur :
— Mes résultats n’ont pas convaincu. Les sujets subissent des crises sporadiques. Ils changent de personnalité mais sans cohérence. Plusieurs d’entre eux ont même échappé à notre contrôle. L’armée et Mêtis ont conclu que mes travaux n’auraient jamais d’applications concrètes. Ni militaires, ni commerciales.
— Je suppose que tu n’es pas d’accord.
Il agita les doigts dans la pénombre éclairée par le chalumeau :
— Je me moque de leurs décisions. Je suis un démiurge. Je joue avec les destins des hommes.
Kubiela observa son interlocuteur. Traits magnifiques, rides innombrables, nuque altière. Un visage que les années avaient creusé jusqu’à ne laisser que le strict nécessaire — os et muscles dénués de chair. Un pur psychopathe, qui se situait au-dessus des lois, au-dessus des hommes.
— Vous avez éliminé tous les sujets ?
— Pas tous. Tu es là.
— Pourquoi ?
— Parce que je te protège.
— Comment ?
— En tuant des gens.
Kubiela ne comprenait plus. La clameur de la mer cernait toujours les flancs du refuge. Le fracas résonnait dans la salle jusqu’à se répercuter dans chaque hangar.
— Explique-toi.
— Fin 2008, on m’a parlé d’un psychiatre qui fourrait son nez partout. Je n’ai pas été étonné. Certains patients avaient échappé à notre surveillance. Qu’ils se retrouvent en HP était dans l’ordre des choses.
— Tu m’as reconnu ?
— On m’a donné un dossier d’enquête. On voulait savoir si j’avais entendu parler de toi en tant que psychiatre. Tu parles ! Le jumeau Kubiela ! J’étais sidéré de te retrouver, près de trente ans plus tard. J’ai compris alors que nos destins étaient liés. Le fatum grec.
— Ils voulaient déjà m’éliminer ?
— Je ne sais pas. J’ai proposé que tu sois un nouveau sujet d’expérience. Ils ont refusé : trop risqué. J’ai argumenté : je possédais ton dossier médical de jadis. J’ai décrit la genèse de ta naissance, la dualité de tes origines, la complexité de ta psyché. J’ai démontré que tu avais le profil idéal. Tu étais déjà deux, au plus profond de toi !
Kubiela hocha lentement la tête et prit le relais :
— J’ai finalement subi le traitement et j’ai multiplié les identités. Nono. Narcisse. Janusz… Le problème, c’est que chaque fois, j’ai repris l’enquête de Kubiela, cherchant à savoir d’où venait ce syndrome et quelle était ma véritable identité.
— Tu es devenu encore plus dangereux ! De plus, entre-temps, le comité avait décidé de stopper le programme. Dès le printemps 2009, ils ont commencé à effacer toute trace de Matriochka. Alors j’ai eu une idée pour te sauver du massacre.
— Un meurtre ?
— Un acte criminel, oui, dans lequel tu serais impliqué et qui provoquerait ton arrestation. Ainsi tu serais intouchable. En secouant un peu les médias, en te trouvant un avocat et un expert psychiatrique, je t’aurais placé à l’abri de leur liste noire.
Kubiela commençait à saisir la logique délirante du psy :
— C’est pour ça que tu as tué Ouranos ?
— Il fallait que le meurtre soit fou. Je me suis inspiré de la mythologie grecque. Ça a toujours été ma passion. Les êtres humains ne cessent de traverser les mythes comme des grandes salles qui les protégeraient et cadreraient leur destin. Un peu comme ces hangars pour sous-marins : des espaces qui nous limitent sans qu’on puisse même en voir les murs.
Le terrain de l’enquête criminelle pure. Il voulait des précisions :
— J’ai vu le meurtre. Je l’ai peint et repeint sur mes toiles. Comment ai-je pu être le témoin de cette boucherie ?
— Je t’avais donné rendez-vous. Je ne t’avais jamais perdu de vue. Je t’ai injecté un anesthésiant. J’ai tué le clochard et j’ai appelé la police. Rien ne s’est passé comme prévu. Tu t’es endormi trop tard, tu as vu toute la scène et ces abrutis ne se sont même pas déplacés.
— J’ai pu m’en sortir mais le choc du meurtre a provoqué une nouvelle fugue psychique. Je me suis retrouvé à Cannes, puis à Nice, me souvenant seulement du meurtre.
— Chez Corto. Le psychiatre des artistes. (Il agita la tête d’un air consterné.) Soigner la folie par la peinture… (Puis il changea d’expression.) Pourquoi pas, après tout ? Lui aussi était un pur produit des Seventies…
Kubiela poursuivit le récit sur un ton neutre :
— Je ne sais pas si j’ai subi un nouveau traumatisme mais j’ai perdu à nouveau la mémoire. Je me suis retrouvé clochard à Marseille et je suis devenu Victor Janusz. En novembre 2009.
Toinin s’enflamma d’un coup :
— Tu étais notre meilleur sujet ! Une fugue tous les deux mois ! Je n’arrêtais pas de leur répéter. La molécule avait sur toi un effet sidérant. (Il brandit un index.) Tu étais le patient parfait pour étudier le cheminement de la fission. (Sa voix s’éteignit.) Mais il était trop tard. Plus question de recherches, de programme…
— Les tueurs à mes trousses ont cette fois payé des zonards pour m’abattre.
— Je ne connais pas les détails mais je devais de nouveau agir pour te sauver.
— Alors tu as tué Icare.
— Pour rester dans la note mythologique. J’ai tout fait pour que tu te fasses arrêter.
— Tu m’as encore donné rendez-vous ?
— Je t’ai retrouvé à Marseille. Je t’ai fixé rendez-vous à la calanque de Sormiou, te promettant des informations capitales sur tes origines. J’ai à nouveau appelé les flics. Sans le moindre résultat. C’est à désespérer de payer ses impôts.
— J’ai perdu la mémoire à nouveau. Quelque temps plus tard, je suis devenu Mathias Freire.
— Tu as acquis une sorte d’expérience dans la fugue psychique. Ton nouveau personnage était parfait. Tu as réussi à te faire embaucher dans cet hôpital de Bordeaux, avec de faux papiers. Les hommes chargés de t’éliminer ont mis plus d’un mois à te retrouver. On m’a informé de ta nouvelle identité. On voulait savoir si tu avais repris ton enquête, interrogé d’autres psychiatres, ce genre de choses. J’ai passé des coups de fil. On était à la fin du mois de janvier. Tu étais complètement investi dans ton nouveau personnage. Le plus proche, finalement, de l’homme que tu es vraiment. J’ai expliqué que tu ne présentais aucun danger mais les comptes devaient être soldés.
— Tu as décidé de tuer encore à Bordeaux.
— J’ai voulu frapper un grand coup. Le Minotaure ! Cette fois, j’ai laissé tes empreintes dans la fosse de maintenance. J’étais certain que les flics finiraient par faire le lien avec Victor Janusz. Tu avais été arrêté à Marseille. Là-bas, ils se souviendraient de l’assassinat d’Icare. Tu serais arrêté pour la série des meurtres mythologiques. Tu subirais un examen psychiatrique. Avec ta mémoire en miettes, tu serais déclaré irresponsable.
— Il n’y avait pas plus simple pour me mettre à l’abri ? M’accuser d’une faute mineure ? M’interner pour maladie mentale ?
— Non. Tu devais être incarcéré dans une Unité pour malades difficiles. Hors de portée des tueurs. Je me serais débrouillé pour t’approcher et t’étudier encore. Personne n’aurait jamais cru à tes délires. Peu à peu, l’affaire aurait été oubliée. Et j’aurais pu continuer mes expériences sur ton esprit.
La folie de Toinin avait sa propre logique. Mais quelle en était la conclusion ? Peut-être cet instant même. Hors du temps, hors de l’espace, au fond d’un bunker. Peu importait l’issue, il voulait une réponse pour chaque énigme :
— Tu as tué tes victimes d’une overdose d’héroïne. Où as-tu trouvé cette drogue ?
— Je l’ai fabriquée. L’héroïne est un dérivé de la morphine, qui coule à flots dans ma clinique. Cela fait trente ans que je synthétise des molécules. Raffiner de l’héroïne était un jeu d’enfant.
— Parle-moi de Patrick Bonfils. Que faisait-il à la gare de Bordeaux ?
— Un problème collatéral. Bonfils appartenait à la première génération des patients. Il s’était stabilisé dans son personnage de pêcheur et plus personne ne pensait à lui. Mais il s’interrogeait sur ses origines. Il voulait comprendre. Ses pas l’ont guidé jusqu’à ma clinique en Vendée, où il avait déjà fait plusieurs séjours. J’ai programmé une intervention pour lui retirer l’implant après lui avoir injecté une dose massive de la molécule. De cette façon, je lui sauvais la vie.
— Mais il perdait tout. Ses souvenirs. Sa compagne. Son métier.
— Et alors ? Quelques heures avant l’intervention, il a paniqué. Il a pris la fuite en blessant plusieurs infirmiers.
— Avec un annuaire et une clé à molette.
— La suite est presque comique. Bonfils s’est caché dans une camionnette — précisément celle que j’utilise pour mes sacrifices. C’est ainsi que je l’ai emmené, sans le savoir, jusqu’à Bordeaux. Il m’a suivi sur les voies ferrées. Nous nous sommes battus dans la fosse. J’ai réussi à le piquer. Je l’ai abandonné dans une baraque le long des rails.
L’édifice tenait à peu près debout mais il manquait la pièce principale :
— Pourquoi t’acharner à me sauver la vie ? Simplement parce que je suis ton meilleur cobaye ?
— Si tu poses la question, c’est que tu n’as pas compris l’essentiel. Pourquoi à ton avis j’ai choisi les mythes d’Ouranos, d’Icare ou du Minotaure ?
— Aucune idée.
— Chaque fois, l’histoire d’un fils monstrueux, maladroit ou destructeur.
L’océan lui parut gronder plus profondément. Les vagues s’élever plus haut, plus fort. Le bunker allait finir par être arraché de ses bases. De ce tourbillon, jaillit soudain une vérité stupéfiante :
— Tu veux dire…
— Tu es mon fils, François. À l’époque de mon dispensaire, j’étais un sacré sauteur, crois-moi. Toutes mes patientes y sont passées ! Parfois, je les avortais. D’autres fois, je pratiquais des expériences sur les fœtus. J’injectais mes molécules et je voyais ce que ça donnait. On n’est jamais mieux servi que par soi-même !
Kubiela n’entendait plus. La dernière poupée russe se brisait entre ses doigts. Il fit une dernière tentative pour échapper au cauchemar ultime.
— Pourquoi je ne serais pas le fils d’Andrzej Kubiela ?
— Regarde-toi dans une glace et tu auras la réponse. C’est pour ça qu’Andrzej a coupé les ponts avec moi quand tu avais huit ans. À cause de cette ressemblance. Je pense qu’il avait compris mais il t’a élevé comme son véritable fils.
Maintenant, toute l’histoire prenait un autre sens. Jean-Pierre Toinin se prenait pour un dieu. Il voyait son fils comme un demi-dieu, à la manière d’Héraclès ou de Minos. Un fils qui lui avait constamment échappé, qui avait cherché à détruire son œuvre. Un fils maladroit et destructeur. Il était le Minotaure de Toinin, sa progéniture cachée et monstrueuse. Il était son Icare, qui voulait voler trop près du soleil. Son Cronos qui cherchait à le tuer en détruisant sa puissance…
Le vieil homme s’approcha et attrapa la nuque de Kubiela :
— Ces meurtres sont des hommages, mon fils. D’ailleurs, je possède des images uniques de…
Il s’arrêta : Kubiela avait dégainé et enfonçait son CZ dans les plis du ciré.
Toinin sourit d’un air indulgent :
— Si tu fais ça, elle mourra.
— Nous mourrons tous de toute façon.
— Non.
— Non ?
Kubiela relâcha son doigt sur la détente.
— Je n’ai pas l’intention de vous tuer. Vous pouvez survivre.
— À quelle condition ?
— Jouer le jeu dans les règles.
— Pour sortir d’ici, il n’y a plus qu’une issue. À l’autre bout de la base, sur la façade sud. Pour l’atteindre, il faut traverser les dix alvéoles que les Allemands ont construites à l’époque.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Les hangars destinés à leurs sous-marins. Les fameux U-boots.
Toinin tira à lui la porte découpée dans le haut portail de fer. Aussitôt, une flamme d’écume lui cingla le visage. Indifférent aux embruns, il l’ouvrit plus grande encore. Kubiela découvrit un long bassin bordé de quais, surmonté par une passerelle de béton peint en blanc, à dix mètres de hauteur. Juste au-dessus, les structures de métal croisaient leurs axes pour soutenir le toit.
— Vous allez prendre cette coursive et vous allez la suivre tout droit. Elle passe au-dessus de chaque hangar : avec un peu de chance, vous pourrez atteindre l’autre bout du bunker.
— Vous ?
— Toi et Anaïs. La seule difficulté est la mer. Cette nuit, les vagues remplissent presque entièrement les alvéoles mais, comme tu vois, il y a un parapet qui vous protégera.
— Tu nous laisses partir ?
— À une seule condition. Tu marcheras devant. Anaïs te suivra. Si tu te retournes, ne serait-ce qu’une seule fois pour vérifier si elle est là, elle mourra.
Je l’appelle Eurydice. C’était bien le rôle d’Orphée qui lui était dévolu. En quelques secondes, il se remémora l’histoire du joueur de lyre et de sa femme morte d’une piqûre de vipère. Orphée, armé des seuls pouvoirs de son instrument, traverse le Styx, charme Cerbère et parvient à convaincre Hadès, souverain des ténèbres, de libérer Eurydice. Le dieu accepte mais émet une condition : durant leur retour à la surface, Orphée marchera devant Eurydice et ne devra jamais se retourner.
La suite est connue. Au moment de sortir du royaume des morts, Orphée craque et lance un regard derrière lui. Eurydice est bien là mais il est trop tard. Le héros a trahi son serment. Sa bien-aimée disparaît à jamais dans les Enfers.
— Et toi ? demanda-t-il.
— Si tu tiens ta parole, je disparaîtrai.
— L’affaire s’arrête donc ici ?
— Pour moi, oui. Tu régleras tes problèmes avec le monde des mortels.
Toinin se pencha et attrapa sur le sol un dossier épais, enveloppé hermétiquement de plastique.
— Ton assurance pour l’avenir. Des extraits du programme Matriochka. Les dates. Les victimes. Les produits. Les responsables.
— La police étouffera l’affaire.
— Bien sûr. Mais pas les médias. Attention. Ne les diffuse pas. Fais simplement savoir à Mêtis que tu les possèdes. Qu’ils sont en sécurité quelque part.
— Et tes meurtres ?
— Le dossier contient aussi mes aveux.
— Personne n’y croira.
— J’ai précisé certains détails que seuls la police et l’assassin connaissent. Ainsi que des documents attestant où et comment je me suis procuré les matériaux pour chaque mise en scène. J’ai également indiqué le lieu secret où sont cachés mes daguerréotypes.
— Tes quoi ?
— Anaïs t’expliquera. Si elle survit, c’est-à-dire si tu suis les règles.
Kubiela nia de la tête :
— Depuis le début de cette histoire, deux hommes me poursuivent pour me tuer. C’est finalement moi qui ai eu le dessus. Mais il en viendra d’autres.
— Les choses vont se calmer, crois-moi.
— Tu ne veux plus me protéger ? Me foutre en taule ou m’interner ?
— Tu as survécu jusqu’ici. Tu es fait pour survivre, avec ou sans moi.
Kubiela soupesa le dossier : il y avait peut-être là en effet de quoi reprendre une vie normale. À un détail près. Fondamental.
— Et ma maladie ?
— Tu as extrait l’implant. Tu ne subis plus les effets de la molécule. Il n’y a aucune raison pour que tu fasses une nouvelle fugue psychique. Mais on ne peut jurer de rien. Tu es une expérience en marche. Sauve ta peau, François. Et celle d’Eurydice. C’est ton seul devoir pour l’instant.
Toinin se dirigea vers Anaïs. Kubiela comprit qu’il ne bluffait pas. Il les libérait pour de bon. Un dieu de l’Olympe qui accorde un sursis à deux mortels.
— On aurait pu commencer par ce dossier, non ? cria-t-il à travers le tumulte des vagues. Des innocents auraient eu la vie sauve !
— Ne néglige jamais le goût des dieux pour le jeu. Et pour le sang.
Toinin arracha la cagoule d’Anaïs. Ses lèvres étaient comme brûlées au fer rouge. La colle avait gonflé les chairs et irrité le pourtour des commissures. Anaïs ressemblait à un clown défiguré. Son corps était affaissé — elle n’était pas évanouie mais somnolente.
— Jamais elle ne pourra traverser la base dans cet état-là.
L’homme sortit une seringue sous plastique. D’un coup de dents, il déchira l’enveloppe et planta l’aiguille dans un flacon minuscule. La seconde suivante, il propulsait quelques gouttes vers le plafond.
— Je vais la réveiller.
— Et les liens ?
— Elle les garde. C’est à prendre ou à laisser.
— Qui me dit qu’elle sera derrière moi ?
Toinin attrapa le bras d’Anaïs et planta l’aiguille.
— La seule chose que je te demande : ta confiance. C’est la clé pour sortir d’ici.
Kubiela se dit que le dément avait sa propre cohérence. Comme pour ses meurtres, il suivrait le mythe à la lettre. Il agirait comme Hadès, qui avait libéré Eurydice. Lui, en revanche, devait éviter l’erreur d’Orphée.
Surtout ne pas se retourner.
Le vieil homme appuya lentement sur le piston puis ôta l’aiguille. Il marcha vers Kubiela et désigna la porte entrouverte qui crachait toujours ses salves d’écume :
— Monte les escaliers. Retiens ton souffle à chaque vague. Au bout des alvéoles, c’est la liberté.
Il observa une dernière fois le vieux fou. Ses traits tannés, ridés, laminés. Il eut l’impression de se contempler lui-même dans un miroir taché et ancestral. Derrière lui, Anaïs paraissait se réveiller.
— Commence à marcher, murmura Toinin. Dans quelques secondes, elle te suivra.
— Vraiment ?
Le tueur lui fit un clin d’œil :
— La réponse t’attend à la sortie du bunker.
Depuis longtemps, les alvéoles étaient des lieux morts qui n’accueillaient plus de sous-marins. Mais cette nuit, les vagues furieuses ranimaient ces cavernes oubliées. Immobile sur la coursive, planqué derrière un mur, Kubiela observait en contrebas les parties en lutte. Chaque lame pénétrait le hangar, saturant d’eaux noires le moindre millimètre de béton, puis se retirait avec rage, claquant contre les murs, moussant le long des quais… L’océan accordait alors un répit de quelques secondes à l’espace avant de revenir avec une colère redoublée.
Il fallait profiter de cette respiration pour traverser les vingt mètres qui surplombaient l’alvéole. Sans traîner : les vagues étaient d’une telle violence qu’elles pouvaient parfaitement l’arracher à son perchoir et le faire basculer par-dessus le parapet.
Il attendit un nouveau retrait pour courir en direction du mur suivant. Mauvais calcul. Au milieu de la passerelle, un bloc d’écume le surprit. Il se retrouva plaqué au sol. La déferlante le réduisit à quelques réflexes. Fermer les yeux. Retenir sa respiration. S’arc-bouter sur son propre poids pour être plus fort que le courant.
Il attendit que l’eau s’évanouisse autour de lui et se releva. Il se précipita en trébuchant vers le mur suivant. Il était trempé de la tête aux pieds. Il avait glissé le dossier dans son froc. Il ne savait même plus si ses calibres étaient encore dans son dos. Peu importait. Il parvint à l’abri et se plaqua derrière le bloc de deux mètres d’épaisseur qui le séparait du hangar suivant. Le grondement du bassin faisait vibrer les parois. Il avait l’impression d’être poursuivi par l’océan lui-même. Anaïs était-elle derrière lui ? Pas question d’entendre ses pas dans ce tumulte. Pas question de se retourner…
Une vague s’engouffra devant lui, dans le site suivant. Dès que la voie fut libre, il courut vers le mur d’après. Une nouvelle fois, ses prévisions furent déjouées. À peine à découvert, les flots le soulevèrent. Il s’agrippa à la balustrade. Le seul contact tangible était le muret.
La vague reflua. L’air revint. Il était passé par-dessus bord. Suspendu dans le vide, il n’avait pas lâché prise. Dans un effort désespéré, il balança sa jambe ruisselante vers la crête du parapet et coinça son pied. Première victoire. D’une traction, il fit passer sa jambe de l’autre côté puis ses hanches et son buste. Il retomba lourdement sur la passerelle, sonné, rincé, grelottant. Ses mains lui paraissaient paralysées. Le sel brouillait sa vue. Il avait de l’eau jusqu’aux genoux. De l’eau dans les oreilles. De l’eau dans la bouche.
Plus question du moindre calcul. Avec des gestes de robot, il s’achemina vers l’alvéole suivante. Ses vêtements trempés pesaient des tonnes. Anaïs ? Il fut tenté de lancer un regard par-dessus son épaule mais se retint. Aucun doute : Toinin avait les moyens de l’observer — de savoir s’il respectait le marché.
Quatrième hangar. Il passa. Sa nuque brûlait. Ses yeux pleuraient. Et le reste du corps tremblait de froid. Avait-il toujours le dossier dans son pantalon ? Il ne savait pas à quoi il tenait le plus : ce document ou la vie. En réalité, c’était la même chose.
Cinquième hangar. Le doute revint le saisir. Anaïs suivait-elle ? La panique monta en lui. Toinin avait pris la fuite, la gardant en otage — et il jouait son jeu en s’éloignant sans se retourner. Il allait vérifier mais s’immobilisa. Non. Il ne ferait pas l’erreur d’Orphée…
Il parvenait au sixième hangar quand le grondement roula sous le toit. L’eau était déjà là, à quelques mètres, se ruant dans l’espace. Il s’accroupit dos au mur. La vague le chercha, s’insinua dans le moindre recoin mais il tint bon, accroché au béton. Dès que l’onde reflua, il plongea dans son sillage et poursuivit sa route. À peine eut-il franchi les vingt mètres supplémentaires qu’un nouveau rouleau s’abattit dans son dos. Anaïs devait être de l’autre côté. Ou dessous. Tenait-elle le choc ? Réussissait-elle à se cramponner à la rambarde avec ses poignets attachés ? Un regard… Juste un regard…
La vague l’empêcha de se retourner. Les flots moussèrent, montèrent, virevoltèrent autour de lui, le submergeant encore. Il sentit le dossier qui lui échappait, arraché par la puissance du courant. Il tendit un bras mais se ravisa aussitôt. Il avait besoin de ses deux mains pour se cramponner. Quand l’eau se retira, il comprit qu’il ne lui restait plus que son souffle, et c’était déjà beaucoup.
Il s’élança vers le hangar suivant. Il avait perdu le fil. Septième ? Neuvième ? Était-il parvenu au bout de la base ? Anaïs. Il n’avait qu’une chance sur trois de gagner. Soit elle était sur ses pas, il ne se retournait pas et ils s’en sortaient tous les deux. Soit elle n’était pas derrière lui et il avait déjà perdu. Soit elle était là et il commettait l’erreur de lui lancer un coup d’œil. Un bref et simple coup d’œil…
Soudain, il réalisa ce qu’il voyait devant lui : un mur fermé. Il n’y avait plus d’autre hangar… Il était parvenu à destination. Il baissa les yeux vers les quais et aperçut la porte entrouverte, au bas de l’escalier. Toinin n’avait pas menti. L’issue était là, à quelques mètres sous ses pieds. Il ne restait plus qu’à descendre et à s’enfuir.
Mais cette plongée allait être dantesque. Impossible de ne pas aider Anaïs… De ne pas franchir à deux les derniers mètres… Il se retourna et découvrit la jeune femme, à l’autre bout de la passerelle. Il vit ses yeux sombres, sa peau blanche — il se souvint de la première fois qu’il l’avait vue. Le cri. Le lait. Alice au pays des cauchemars…
Kubiela comprit qu’il avait échoué. Exactement comme dans la légende. À cet instant, le tueur jaillit derrière Anaïs. Il portait son masque. Le visage tiré d’un seul côté, la bouche comme une scie circulaire. Il était enfoui dans un manteau à poils longs, rappelant les paletots des bergers d’Anatolie. Il brandissait une arme barbare, bronze frappé ou silex taillé.
Il se précipita mais il était trop tard. Toinin abattit sa hache. Avant que le tranchant n’atteigne le crâne d’Eurydice, une masse aveugle se rua sur la passerelle. L’océan emporta le bourreau et sa victime en un seul mouvement.
Kubiela n’eut qu’un millième de seconde pour se dire ceci : la vague avait la taille d’une maison. Aucun homme, aucun dieu n’aurait pu résister à ces milliers de mètres cubes d’eaux furieuses… Il fut balayé à son tour. Bascula par-dessus le parapet et sombra, tête à l’envers, dans le néant.
Au fond du bouillonnement, Anaïs perdit ses bras et ses jambes, sans la moindre douleur. Elle flottait, s’agitait, se tordait mais n’obtenait aucun résultat. Elle se dissolvait dans la vague. Se fondait en elle. Devenait fluide, longue, lisse…
Soudain, elle vit les daguerréotypes. Ceux que Toinin lui avait montrés avant de l’endormir. Ils étaient à la fois clairs et sombres. À travers ce contraste, les victimes la regardaient. Le Minotaure. Icare. Ouranos… Leurs visages figés scintillaient dans l’eau comme des algues luminescentes. Les héros d’un monde de dieux et de légendes. Elle pensa, ou crut penser : « Je suis morte. » Puis l’instant d’après : « Je rêve. »
La vague balaya les images. Anaïs se sentit soulevée, retournée, jetée à terre. Puis traînée sur des angles de béton dans un fracas d’écume. Elle essaya de comprendre. La mer l’avait aspirée, attirée hors du bunker, puis l’avait propulsée quelques mètres plus haut, sur une surface plane et dure. Le toit de la base. Elle était sortie du piège, par la manière forte.
Sa première pensée fut pour Freire. Où était-il ? Elle l’avait suivi sur la coursive, à travers la violence des vagues. Elle s’était accrochée tant bien que mal. Freire ne s’était pas retourné. Il avait tenu parole. Elle l’en remerciait mentalement. Toinin était sur ses pas, épiant son Orphée, mauvais génie assoiffé de sang, prêt à apporter le dénouement attendu au mythe. À la dernière seconde, Freire avait craqué. Il l’avait regardée. Elle avait encore dans les yeux sa stupeur, sa détresse alors qu’il comprenait son échec…
La vague éclata en fin de course contre une paroi de béton. Les bulles se transformèrent en mille étoiles sous son crâne. Sans savoir comment, elle fut debout. Elle avait retrouvé son corps, sa force, ses membres. L’eau, qui était encore il y avait un instant aussi dense que la pierre, s’était transformée en une mare à ses pieds, reculant en s’amenuisant, dans un bruissement d’écume.
Elle tenta de se repérer. Elle était bien au sommet de la base sous-marine, encadrée par de hauts murs de béton, comme si la terrasse était divisée en compartiments. Sans doute un système d’amortissement pour éviter le contact direct des bombes, à l’époque des attaques alliées. Bizarrement, des arbres poussaient entre ces blocs minéraux — le lieu ressemblait à une prison abandonnée dans la jungle.
Elle se mit à longer le mur, écartant les branches, recevant des fragments d’écorce arrachés. Où était le tueur ? Quelque part dans ce labyrinthe. Elle avait toujours les mains entravées par le collier de nylon. Elle titubait, cherchant son équilibre. Autour de ses chevilles, la prise de l’eau était aussi coupante que le lacet autour de ses poignets. Elle devait agir vite. Trouver la sortie. Trouver une échelle. Descendre sur le quai. Déjà, au loin, la mer reprenait son élan pour mieux s’abattre.
À la faveur d’un angle, elle découvrit une issue. Une autre partie du toit s’ouvrait, plat comme un parvis, fissuré comme une terre de séisme. Elle tendit le regard à gauche et aperçut les bassins, les cargos chahutés, les remorqueurs aux lumières clignotantes. Sans réfléchir, elle prit la direction opposée. S’éloigner de l’eau. Retrouver les parkings et les entrepôts.
Elle tomba dans une flaque. Se releva. Elle n’était qu’à une trentaine de mètres du bord du toit quand la vague s’abattit, la propulsant en avant. Elle crut qu’elle allait passer par-dessus bord mais à quelques mètres du vide, la même force la tira en arrière, la ramenant à son point de départ.
Anaïs en resta suffoquée. C’était une violence pleine, grave, qui jouait avec elle. En se recroquevillant, elle parvint à ralentir sa course contre le sol, au point de sortir la tête de l’eau. L’air libre. Ses lèvres collées l’empêchaient de respirer par la bouche. Elle souffla de toutes ses forces par les narines. Des ruisseaux salés lui brûlaient les sinus. Ses oreilles bruissaient comme des coquillages. Il fallait qu’elle rejoigne la bordure et qu’elle repère une échelle avant que la vague ne revienne et ne la propulse dans les airs. Le jeu était à double tranchant. L’extrémité du toit pouvait à la fois lui offrir son salut et une mort certaine.
Elle essaya d’accélérer le pas, sans y parvenir. Derrière elle, la clameur s’amplifiait, se levait comme un rideau de théâtre. Vingt mètres. Elle cherchait du regard des degrés, une échelle, un système pour descendre. Dix mètres. Le grondement sur ses pas. La déferlante arrivait, s’accélérait, allait la toucher… Il serait trop tard pour éviter la chute.
Ce fut une autre attaque qui survint.
Le tueur jaillit sur sa droite. Son visage n’était qu’un rictus déchiré. Il brandissait une hache de silex. Deux morts s’offraient à elle. D’un côté, la vague et le vide. De l’autre, le tueur et son arme. Elle fonça, tête la première sur Toinin. Frappé au ventre, il se plia en deux. Ils roulèrent au sol. Anaïs, plus rapide, se releva et cadra les deux menaces. La lame qui arrivait, l’assassin de l’Olympe qui se relevait…
Ce fut comme un signe. Un appel inconscient. Quelque chose lui murmura de tourner la tête vers la gauche. Les points d’ancrage d’une échelle d’acier étaient là, rivés dans la plate-forme. Les deux anses lui tendaient les bras. Elle courut. Le tueur était sur elle, hache brandie.
Ce fut la dernière chose qu’elle vit. La vague les engloutit tous les deux. Anaïs ferma les yeux. Des milliers de doigts d’écume l’enserrèrent en une seule prise. À la taille, au torse, à la tête. Monde assourdi de l’eau. Raclement de la pierre. Ne pas mourir sous les coups du meurtrier était déjà une victoire. Mais elle n’était plus assez forte pour remporter la seconde : survivre pour de bon.
Sa dernière pensée fut le sillon d’un moniteur surveillant les signes vitaux d’un malade. La ligne était verte, fluorescente, désespérément plate. Tout au fond de son tympan, le sifflement d’alerte de la machine résonnait. Mais il s’éloignait déjà, couvert par le bruit noir de l’océan…
Le choc dans son dos la réveilla. En un éclair de lucidité, elle comprit que l’échelle s’arrêtait. Sans savoir comment, elle se contorsionna, agita les bras, attrapa à l’aveugle un des barreaux. L’instant d’après, elle était suspendue dans le vide, gesticulant, ruisselante. La mer ne voulait pas d’elle. Elle cala ses pieds. Elle était groggy mais se sentait aussi étrangement neuve, lavée, régénérée.
Malgré ses doigts gourds, ses jambes flageolantes, elle parvint à descendre, respirant à pleines narines, brûlée de l’intérieur par le feu de la mer. Elle descendit, et descendit encore. Cette course n’avait pas de fin.
Elle allait se laisser tomber quand le sol se substitua aux barreaux. Elle vacilla sans y croire. Elle était sur la terre ferme. Elle voyait les voies ferrées. Les citernes. Les bâtiments sombres. Sa vision se troubla. Elle perdit l’équilibre. Quand ses genoux touchèrent le ciment, elle l’aperçut : le monstre avait eu moins de chance qu’elle. Son corps désarticulé épousait le bitume comme une sangsue recrachant son sang. Le crâne sous la cagoule avait éclaté. La toile évoquait un immonde sac de cervelle.
— Ça va mademoiselle ?
Des hommes en cirés de pluie. Des torches électriques. Des voix couvertes par le claquement des capuches. Un des gars aperçut le collier Colson qui lui liait les mains. Le montra à son collègue. Elle voulut dire quelque chose mais ses lèvres étaient désespérément closes.
Elle pensa à son héros. Où était-il ? S’en était-il sorti ? Avait-il fait le grand saut ? Les hommes l’aidèrent à se relever. Elle devait les prévenir. Il fallait chercher Mathias Freire. Victor Janusz. Narcisse. Arnaud Chaplain. François Kubiela…
En fait, elle pensait à lui sous un autre nom. Elle voulut l’appeler. Revenir sur ses pas. Le sauver.
Elle ne cessait de répéter :
— Orphée… Orphée… Orphée…
Mais aucun son ne sortait de sa bouche scellée.
Les ravages de la tempête se reflétaient dans les flaques, dans les verres brisés, dans les bassins à peine calmés. Le soleil était là et c’était pire. La lumière dévoilait chaque détail du carnage. L’eau étincelait partout mais avec un éclat triste, maussade, funèbre. Ce soleil tiède était comme une fièvre, suintant la maladie, la convalescence, la mort.
Il sortit à mi-corps des troncs d’arbres disséminés et préféra ne pas s’interroger sur sa présence dans cette planque. Sans doute un abri de fortune. D’une traction, il se hissa sur le dos d’un fût et observa le paysage. Des pales d’éoliennes, immenses, étaient couchées sur le flanc. Des grues étaient terrassées, à l’horizontale. Des voitures surnageaient et se cognaient sur le parking immergé. Des débris d’arbres flottaient comme des cadavres. Vision consternante.
Il attrapa un câble qui pendait et l’utilisa à la manière d’une corde de rappel, se laissant glisser le long du tronc. Il s’écrasa sur le goudron. Ses jambes ne le soutenaient plus. Son corps était devenu spongieux. Il se releva avec difficulté et découvrit de nouveaux détails. Des cailloux, des drisses, des fragments de mâts jonchaient le sol. La route était fissurée. Des plaques de bitume étaient retournées. Côté bassin, des cargos avaient ébréché les angles des berges. Un navire des douanes piquait du nez, un autre penchait de côté…
Il tituba le long du quai, évitant les dalles arrachées, les débris de voiles, de bois, de fer. Assis sur des bites d’amarrage, des marins se prenaient la tête. Des gendarmes et des pompiers évaluaient les dégâts, en état de choc. Il régnait ici un silence mêlé d’effroi. La nature avait parlé. Il n’y avait plus rien à répondre.
Pris de vertige, il s’arrêta, se pencha en avant, mains sur les genoux. Il n’était qu’un dégât parmi les autres.
— Ça va, monsieur ?
Il releva la tête et chercha d’où venait la voix. Deux pompiers — anorak noir et bandes fluorescentes — se tenaient devant lui.
— Vous vous sentez bien ?
Il ne répondit pas, n’étant pas sûr de son état.
— D’où vous venez ? Où vous habitez ?
Il ouvrit la bouche, puis sentit une main lui saisir le bras. Il s’était évanoui une fraction de seconde, frappé par le soleil.
— Comment vous vous appelez ?
Il les regarda sans répondre. Il cherchait ce qui n’allait pas chez lui. Le problème qui faisait de lui un véritable naufragé. Bien au-delà de la tempête.
— Monsieur, quel est votre nom ?
Il comprit enfin. Il murmura en esquissant un sourire désolé :
— Aucune idée.