Le chouette bol d’air

Nous sommes invités à passer le dimanche dans la nouvelle maison de campagne de M. Bongrain. M. Bongrain fait le comptable dans le bureau où travaille Papa, et il paraît qu’il a un petit garçon qui a mon âge, qui est très gentil et qui s’appelle Corentin.

Moi, j’étais bien content, parce que j’aime beaucoup aller à la campagne et Papa nous a expliqué que ça ne faisait pas longtemps que M. Bongrain avait acheté sa maison, et qu’il lui avait dit que ce n’était pas loin de la ville. M. Bongrain avait donné tous les détails à Papa par téléphone, et Papa a inscrit sur un papier et il paraît que c’est très facile d’y aller. C’est tout droit, on tourne à gauche au premier feu rouge, on passe sous le pont de chemin de fer, ensuite c’est encore tout droit jusqu’au carrefour, où il faut prendre à gauche, et puis encore à gauche jusqu’à une grande ferme blanche, et puis on tourne à droite par une petite route en terre, et là c’est tout droit et à gauche après la station-service.

On est partis, Papa, Maman et moi, assez tôt le matin dans la voiture, et Papa chantait, et puis il s’est arrêté de chanter à cause de toutes les autres voitures qu’il y avait sur la route. On ne pouvait pas avancer. Et puis Papa a raté le feu rouge où il devait tourner, mais il a dit que ce n’était pas grave, qu’il rattraperait son chemin au carrefour suivant. Mais au carrefour suivant, ils faisaient des tas de travaux et ils avaient mis une pancarte où c’était écrit : « Détour » ; et nous nous sommes perdus ; et Papa a crié après Maman, en lui disant qu’elle lui lisait mal les indications qu’il y avait sur le papier ; et Papa a demandé son chemin à des tas de gens qui ne savaient pas ; et nous sommes arrivés chez M. Bongrain presque à l’heure du déjeuner, et nous avons cessé de nous disputer.

M. Bongrain est venu nous recevoir à la porte de son jardin.

— Eh bien, il a dit M. Bongrain. On les voit les citadins ! Incapables de se lever de bonne heure, hein ?

Alors, Papa lui a dit que nous nous étions perdus, et M. Bongrain a eu l’air tout étonné.

— Comment as-tu fait ton compte ? il a demandé. C’est tout droit !

Et il nous a fait entrer dans la maison.

Elle est chouette, la maison de M. Bongrain ! Pas très grande, mais chouette.

— Attendez, a dit M. Bongrain, je vais appeler ma femme. Et il a crié : « Claire ! Claire ! Nos amis sont là ! »

Et Mme Bongrain est arrivée, elle avait des yeux tout rouges, elle toussait, elle portait un tablier plein de taches noires et elle nous a dit :

— Je ne vous donne pas la main, je suis noire de charbon ! Depuis ce matin, je m’escrime à faire marcher cette cuisinière sans y réussir !

M. Bongrain s’est mis à rigoler.

— Évidemment, il a dit, c’est un peu rustique, mais c’est ça, la vie à la campagne ! On ne peut pas avoir une cuisinière électrique, comme dans l’appartement.

— Et pourquoi pas ? a demandé Mme Bongrain.

— Dans vingt ans, quand j’aurai fini de payer la maison, on en reparlera, a dit M. Bongrain. Et il s’est mis à rigoler de nouveau.

Mme Bongrain n’a pas rigolé et elle est partie en disant :

— Je m’excuse, il faut que je m’occupe du déjeuner. Je crois qu’il sera très rustique, lui aussi.

— Et Corentin, a demandé Papa, il n’est pas là ?

— Mais oui, il est là, a répondu M. Bongrain ; mais ce petit crétin est puni, dans sa chambre. Tu ne sais pas ce qu’il a fait, ce matin, en se levant ? Je te le donne en mille : il est monté sur un arbre pour cueillir des prunes ! Tu te rends compte ? Chacun de ces arbres m’a coûté une fortune, ce n’est tout de même pas pour que le gosse s’amuse à casser les branches, non ?

Et puis M. Bongrain a dit que puisque j’étais là, il allait lever la punition, parce qu’il était sûr que j’étais un petit garçon sage qui ne s’amuserait pas à saccager le jardin et le potager.

Corentin est venu, il a dit bonjour à Maman, à Papa et on s’est donné la main. Il a l’air assez chouette, pas aussi chouette que les copains de l’école, bien sûr, mais il faut dire que les copains de l’école, eux, ils sont terribles.

— On va jouer dans le jardin ? j’ai demandé.

Corentin a regardé son papa, et son papa a dit :

— J’aimerais mieux pas, les enfants. On va bientôt manger et je ne voudrais pas que vous ameniez de la boue dans la maison. Maman a eu bien du mal à faire le ménage, ce matin.

Alors, Corentin et moi on s’est assis, et pendant que les grands prenaient l’apéritif, nous, on a regardé une revue que j’avais déjà lue à la maison. Et on l’a lue plusieurs fois la revue, parce que Mme Bongrain, qui n’a pas pris l’apéritif avec les autres, était en retard pour le déjeuner. Et puis Mme Bongrain est arrivée, elle a enlevé son tablier et elle a dit :

— Tant pis... A table !

M. Bongrain était tout fier pour le hors-d’œuvre, parce qu’il nous a expliqué que les tomates venaient de son potager, et Papa a rigolé et il a dit qu’elles étaient venues un peu trop tôt, les tomates, parce qu’elles étaient encore toutes vertes. M. Bongrain a répondu que peut-être, en effet, elles n’étaient pas encore tout à fait mûres, mais qu’elles avaient un autre goût que celles que l’on trouve sur le marché. Moi, ce que j’ai bien aimé, c’est les sardines.

Et puis Mme Bongrain a apporté le rôti, qui était rigolo, parce que dehors il était tout noir, mais dedans, c’était comme s’il n’était pas cuit du tout.

— Moi, je n’en veux pas, a dit Corentin. Je n’aime pas la viande crue !

M. Bongrain lui a fait les gros yeux et il lui a dit de finir ses tomates en vitesse et de manger sa viande comme tout le monde, s’il ne voulait pas être puni.

Ce qui n’était pas trop réussi, c’était les pommes de terre du rôti ; elles étaient un peu dures.

Après le déjeuner, on s’est assis dans le salon.

Corentin a repris la revue et Mme Bongrain a expliqué à Maman qu’elle avait une bonne en ville, mais que la bonne ne voulait pas venir travailler à la campagne, le dimanche. M. Bongrain expliquait à Papa combien ça lui avait coûté, la maison, et qu’il avait fait une affaire formidable. Moi, tout ça ça ne m’intéressait pas, alors j’ai demandé à Corentin si on ne pouvait pas aller jouer dehors où il y avait plein de soleil. Corentin a regardé son papa, et M. Bongrain a dit :

— Mais, bien sûr, les enfants. Ce que je vous demande, c’est de ne pas jouer sur les pelouses, mais sur les allées. Amusez-vous bien, et soyez sages.

Corentin et moi nous sommes sortis, et Corentin m’a dit qu’on allait jouer à la pétanque. J’aime bien la pétanque et je suis terrible pour pointer. On a joué dans l’allée ; il y en avait une seule et pas très large ; et je dois dire que Corentin, il se défend drôlement.

— Fais attention, m’a dit Corentin ; si une boule va sur la pelouse, on pourrait pas la ravoir !

Et puis Corentin a tiré, et bing ! sa boule a raté la mienne et elle est allée sur l’herbe. La fenêtre de la maison s’est ouverte tout de suite et M. Bongrain a sorti une tête toute rouge et pas contente :

— Corentin ! il a crié. Je t’ai déjà dit plusieurs fois de faire attention et de ne pas endommager cette pelouse ! Ça fait des semaines que le jardinier y travaille ! Dès que tu es à la campagne, tu deviens intenable ! Allez ! dans ta chambre jusqu’à ce soir !

Corentin s’est mis à pleurer et il est parti ; alors, je suis rentré dans la maison.

Mais nous ne sommes plus restés très longtemps, parce que Papa a dit qu’il préférait partir de bonne heure pour éviter les embouteillages. M. Bongrain a dit que c’était sage, en effet, qu’ils n’allaient pas tarder à rentrer eux-mêmes, dès que Mme Bongrain aurait fini de faire le ménage.

M. et Mme Bongrain nous ont accompagnés jusqu’à la voiture ; Papa et Maman leur ont dit qu’ils avaient passé une journée qu’ils n’oublieraient pas, et juste quand Papa allait démarrer, M. Bongrain s’est approché de la portière pour lui parler :

— Pourquoi n’achètes-tu pas une maison de campagne, comme moi ? a dit M. Bongrain. Bien sûr, personnellement, j’aurais pu m’en passer ; mais il ne faut pas être égoïste, mon vieux ! Pour la femme et le gosse, tu ne peux pas savoir le bien que ça leur fait, cette détente et ce bol d’air, tous les dimanches !


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