12.
Le lendemain matin, Max se réveilla avec la sensation d’avoir la tête remplie de gélatine. Ce que l’on devinait depuis sa fenêtre promettait une journée resplendissante de soleil. Il se leva paresseusement et prit sa montre de gousset sur la table de nuit. La première chose qui lui vint à l’esprit fut qu’elle était détraquée. Il la porta à son oreille et constata que le mécanisme fonctionnait parfaitement. C’était lui qui était en tort. Il était midi.
Il sauta du lit et se précipita dans l’escalier. Sur la table de la salle à manger, il trouva un mot, de la fine écriture de sa sœur.
Bonjour, Belle au bois dormant.
Quand, tu liras ça, je serai déjà sur la plage avec Roland. Je t’ai emprunté la bicyclette, j’espère que tu ne seras pas fâché. Comme j’ai vu que, cette nuit, tu t’es offert une séance de cinéma, je n’ai pas voulu te réveiller. Papa a appelé à la première heure. Ils ne savent pas encore quand ils pourront rentrer à la maison. Irina est toujours dans le même état, mais les médecins disent qu’elle devrait bientôt sortir du coma. J’ai convaincu papa de ne pas s’inquiéter pour nous (et ça n’a pas été facile.)
Naturellement, il n’y a rien pour le breakfast.
Fais de beaux rêves.
Alicia
Max relut trois fois le billet avant de le reposer sur la table. Il remonta l’escalier en courant et se débarbouilla à la va-vite. Il enfila un costume de bain et une chemise bleue, et se dirigea vers la remise pour prendre la seconde bicyclette. Il n’était pas encore sur le chemin de la plage que déjà son estomac réclamait à grands cris que lui soit administrée sa dose matinale. En arrivant au village, il fit un détour pour se rendre à la boulangerie de la place de la mairie. Les odeurs que l’on percevait à cinquante mètres de l’établissement et les subséquents gargouillements d’approbation de son estomac lui confirmèrent qu’il avait pris la bonne décision. Trois madeleines et deux tablettes de chocolat plus tard, il put reprendre le chemin de la plage avec un sourire qui lui fendait le visage d’une oreille à l’autre.
La bicyclette d’Alicia était posée contre la barre de bois du chemin qui conduisait à la cabane de Roland. Max laissa la sienne à côté de celle de sa sœur tout en pensant que, même si le village n’avait pas l’air d’être un repaire de chapardeurs, il ne serait pas inutile d’acheter des cadenas. Il s’arrêta pour observer le phare en haut de la falaise, puis se dirigea vers la plage.
Un peu avant de quitter le sentier d’herbes hautes qui débouchait sur la petite baie, il s’immobilisa.
À une vingtaine de mètres de l’endroit où il se tenait, Alicia était étendue à mi-chemin de l’eau et du sable. Penché sur elle, Roland, la main posée sur la hanche de sa sœur, se rapprochait et l’embrassait sur les lèvres. Max recula et se cacha derrière les herbes, en espérant ne pas avoir été vu. Il demeura là immobile un moment en se demandant ce qu’il devait faire ensuite. Apparaître en souriant comme un stupide promeneur et leur dire bonjour ? Ou partir faire un tour ?
Il ne se sentait pas l’âme d’un espion, mais il ne put réprimer son envie de regarder de nouveau à travers les buissons dans la direction de sa sœur et de Roland. Il pouvait entendre leurs rires et voir les mains de Roland parcourir timidement le corps d’Alicia, avec un tremblement qui indiquait que c’était la première ou tout au plus la seconde fois qu’il se risquait dans pareille aventure. Il se demanda si, pour Alicia aussi, c’était la première fois et, à sa surprise, il constata qu’il était incapable de trouver une réponse. Ils avaient beau avoir toujours vécu sous le même toit, sa sœur Alicia était pour lui un mystère.
La voir là, couchée sur la plage, en train d’embrasser Roland, était déconcertant et tout à fait inattendu. Il avait subodoré, dès le début, qu’il y avait entre sa sœur et son ami une attirance évidente ; mais s’il lui avait été loisible de l’imaginer, le voir de ses propres yeux était très différent. Il se pencha encore une fois pour regarder et sentit tout de suite qu’il n’avait pas le droit de rester là, que ce moment n’appartenait qu’à Alicia et à Roland. Silencieusement, il revint sur ses pas jusqu’à la bicyclette et s’éloigna de la plage.
Ce faisant, il se demanda si, par hasard, il ne serait pas jaloux. Peut-être était-ce seulement que, après toutes ces années passées à croire que sa sœur n’était qu’une grande enfant, sans secrets d’aucune sorte, l’idée ne l’avait jamais effleuré qu’elle puisse embrasser le premier venu. Un instant, il se moqua de sa naïveté, et, peu à peu, commença à se réjouir de ce qu’il avait vu. On ne pouvait pas prévoir ce qui se passerait la semaine suivante ni ce qu’apporterait avec elle la fin de l’été, mais, ce jour-là, Max était sûr que sa sœur était heureuse. Et, après tout, c’était ça qui comptait, car c’était bien la première fois depuis des années.
Il pédala de nouveau jusqu’au centre du village et posa sa bicyclette contre le bâtiment de la bibliothèque municipale. Dans l’entrée, un vieux panneau vitré annonçait les horaires d’ouverture au public et d’autres informations ; y figuraient également l’affiche mensuelle de l’unique cinéma à des milles à la ronde ainsi qu’un plan. Max concentra son attention sur ce dernier et l’étudia en long et en large. La physionomie du village correspondait plus ou moins au modèle qu’il avait dessiné dans sa tête.
Le plan indiquait de façon détaillée le port, le centre urbain, la plage nord où les Carver avaient leur maison, la baie de l’Orpheus, le phare, les terrains de sport près de la gare et le cimetière municipal. Une étincelle jaillit dans son esprit. Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ? Il consulta sa montre et s’aperçut qu’il était deux heures passées. Il reprit sa bicyclette et s’engagea dans la grand-rue en remontant vers l’intérieur des terres, là où se trouvait le petit cimetière où il espérait trouver la tombe de Jacob Fleischmann.
Le cimetière était un classique enclos rectangulaire situé au bout d’un long chemin qui montait entre de hauts cyprès. Rien de particulièrement original. Les murs étaient modérément anciens et le lieu offrait l’aspect habituel des cimetières de village où, à l’exception de quelques jours par an et si l’on ne comptait pas les enterrements locaux, les visites étaient rares. Les grilles étaient ouvertes et un écriteau en métal rouillé annonçait que les heures d’ouverture étaient de neuf heures du matin à cinq heures de l’après-midi en été et de huit à quatre en hiver. S’il y avait un quelconque gardien, Max ne le vit pas.
En gravissant la côte, il s’était représenté un lieu sinistre et lugubre, mais le soleil rayonnant du début de l’été lui conférait l’aspect d’un cloître tranquille empreint d’une vague mélancolie.
Max laissa sa bicyclette contre le mur d’enceinte et entra. Le cimetière paraissait peuplé de modestes tombes qui appartenaient probablement aux familles des notables. Autour s’élevaient des murs de niches d’une construction plus récente.
Il avait envisagé l’éventualité que, peut-être, les Fleischmann avaient préféré enterrer le petit Jacob loin de là, mais son intuition lui soufflait que les restes de l’héritier du médecin reposaient dans le village qui l’avait vu naître. Il lui fallut presque une demi-heure pour découvrir la tombe de Jacob, à une extrémité du cimetière, à l’ombre de deux vieux cyprès. Il s’agissait d’un petit mausolée de pierre auquel le temps et les pluies avaient donné un air d’abandon et d’oubli. Il avait la forme d’une étroite chapelle en marbre noirci et couvert de mousse, avec une grille en fer forgé flanquée de deux statues d’anges qui levaient vers le ciel un regard empli d’affliction. Entre les barreaux rouillés, un bouquet de fleurs séchées attendait depuis des temps immémoriaux.
Il se dégageait de cet endroit une aura pathétique et, bien qu’il n’eût de toute évidence pas reçu de visites depuis très longtemps, les échos de la douleur et de la tragédie paraissaient encore récents. Max s’engagea sur le sentier dallé qui conduisait jusqu’à la chapelle mortuaire et s’arrêta sur le seuil. La grille était entrouverte et l’intérieur exhalait une intense odeur de renfermé. Autour, le silence était absolu. Il adressa un dernier regard aux anges de pierre qui gardaient le tombeau de Jacob Fleischmann et entra, conscient que s’il attendait une minute de plus, il ne pourrait s’empêcher de s’enfuir à toutes jambes.
L’intérieur était plongé dans l’ombre. Max entraperçut au sol une traînée de fleurs fanées qui s’achevait au pied d’une dalle, sur laquelle le nom de Jacob Fleischmann avait été gravé en relief. Mais il y avait encore autre chose : sous le nom, l’étoile à six branches dans son cercle marquait la pierre qui protégeait les restes de l’enfant.
Max éprouva un désagréable fourmillement dans le dos et se demanda pour la première fois pourquoi il était venu seul. Derrière lui, la lumière du soleil sembla pâlir. Il sortit sa montre et vérifia l’heure, avec l’idée absurde qu’il s’était peut-être attardé plus que de raison et que le gardien du cimetière avait fermé les portes, le retenant prisonnier. Les aiguilles de la montre indiquaient trois heures de l’après-midi à peine passées. Max prit une profonde inspiration et se rassura.
Il promena une dernière fois son regard autour de lui et, après avoir constaté que rien en ce lieu ne pouvait lui apporter de nouvelles lumières sur l’histoire du docteur Caïn, il s’apprêta à s’en aller. Il s’aperçut alors qu’il n’était pas seul à l’intérieur du mausolée. Une silhouette obscure se mouvait au plafond, silencieuse comme un insecte. Max sentit sa montre s’échapper de ses mains couvertes d’une sueur froide et leva les yeux. La forme s’arrêta et, scrutant Max, exhiba un sourire de loup et tendit vers lui un mince doigt accusateur. Lentement, les traits de ce visage se modifièrent, et la physionomie désormais familière du clown qui masquait le docteur Caïn affleura à la surface. Max lut une rage et une haine brûlantes dans son regard. Il voulut se précipiter vers la porte et s’enfuir, mais ses membres ne lui obéirent pas. Après quelques instants, l’apparition s’évanouit dans l’ombre, et Max demeura paralysé durant cinq longues secondes.
Une fois son souffle récupéré, il courut vers la sortie sans s’arrêter pour regarder derrière lui, jusqu’à ce qu’il retrouve sa bicyclette et mette une centaine de mètres entre lui et la grille du cimetière. Pédaler de toutes ses forces l’aida à reprendre lentement le contrôle de ses nerfs. Il comprit qu’il avait été l’objet d’un truc quelconque, d’une macabre manipulation de ses propres peurs. Même ainsi, l’idée de rebrousser chemin pour ramasser sa montre était, pour le moment, impensable. Le calme retrouvé, il reprit le chemin de la baie. Cette fois, il ne cherchait pas sa sœur et Roland, il voulait voir le vieux gardien du phare auquel il avait quelques questions à poser.
Le vieil homme écouta ce qui s’était passé au cimetière avec la plus grande attention. Le récit terminé, il hocha gravement la tête et fit signe à Max de s’asseoir près de lui.
— Est-ce que je peux vous parler en toute franchise ? s’enquit Max.
— C’est bien ce que j’attends de toi, jeune homme. Vas-y.
— J’ai l’impression qu’hier vous ne nous avez pas dit tout ce que vous savez. Et ne me demandez pas pourquoi je crois ça. C’est un pressentiment.
Le visage du gardien du phare resta imperturbable.
— Que crois-tu qu’il y a d’autre ? questionna Victor Kray.
— Je crois que ce docteur Caïn, ou quel que soit son nom, va faire quelque chose. Très prochainement. Et je crois que tous les événements de ces jours-ci sont les signes de ce qui se prépare.
— Ce qui se prépare, répéta le gardien de phare. Voilà une façon intéressante de dire les choses, Max.
— Écoutez, monsieur Kray, je sors à peine d’une peur mortelle. Ça fait déjà plusieurs jours que des choses très étranges se produisent, et je suis sûr que ma famille, vous, Roland et moi-même, nous sommes en danger. Je vous préviens que je ne suis pas disposé à accepter davantage de mystères.
Le vieil homme sourit.
— Ça me plaît. Direct et droit au but, dit-il en faisant suivre ces mots d’un rire qui manquait de conviction. Tu vas voir, Max, que je ne vous ai pas expliqué l’histoire du docteur Caïn pour vous distraire ou pour évoquer de vieux souvenirs. Je l’ai fait pour que vous sachiez ce qui se passe et que vous soyez prudents. Ça fait plusieurs jours que tu es inquiet ; moi, ça fait vingt-cinq ans que je suis dans ce phare avec un seul objectif : surveiller la bête. C’est le seul but de ma vie. Moi aussi, je serai franc avec toi, Max. Je ne vais pas jeter vingt-cinq années par-dessus bord parce qu’un gamin qui vient tout juste de débarquer décide de jouer les détectives. J’aurais probablement mieux fait de ne rien raconter. Le mieux serait peut-être que tu oublies tout ce que je t’ai dit et que tu te tiennes à l’écart de ces statues et de mon petit-fils.
Max voulut protester, mais le gardien du phare leva la main pour lui faire signe de se taire.
— Ce que je vous ai raconté est plus que ce que vous aviez besoin de savoir. Ne force pas le sort, Max. Oublie Jacob Fleischmann et brûle aujourd’hui même ces films. C’est le meilleur conseil que je puisse te donner. Et maintenant, mon garçon, va-t’en.
Victor Kray suivit des yeux Max qui descendait la côte sur sa bicyclette. Les paroles qu’il avait adressées au garçon étaient dures et injustes, pourtant, dans le fond de son cœur, il était convaincu que c’était ce qu’il pouvait faire de plus prudent. Le garçon était intelligent et il n’avait pas pu le leurrer. Max savait qu’il leur cachait quelque chose, mais il ne parviendrait pas à deviner l’ampleur de ce secret. Les événements s’étaient précipités. Après vingt-cinq ans, la crainte et l’angoisse causées par la réapparition du docteur Caïn se manifestaient au déclin de sa vie, alors que lui-même ne s’était jamais senti aussi faible et aussi seul.
Victor Kray tenta de chasser de son esprit le souvenir amer de toute une existence liée à ce sinistre personnage, depuis le faubourg sordide de son enfance jusqu’à sa réclusion dans le phare. Le Prince de la Brume lui avait pris le meilleur ami de son enfance, la seule femme qu’il avait vraiment aimée et, finalement, il lui avait volé chaque minute de sa longue maturité en le transformant en l’ombre de lui-même. Durant les interminables nuits dans le phare, il lui arrivait souvent d’imaginer ce qu’aurait pu être son existence si le destin ne lui avait pas fait croiser ce puissant mage. Il savait aujourd’hui que les souvenirs qui l’accompagneraient dans ses ultimes années ne seraient que les inventions d’une biographie qu’il n’avait jamais vécue.
Son seul espoir reposait sur Roland et sur la ferme promesse qu’il s’était faite de lui offrir un avenir éloigné de ce cauchemar. Il ne lui restait plus beaucoup de temps, et ses forces n’étaient plus celles qui lui avaient permis de tenir le coup pendant des années. Dans deux jours à peine, il y aurait exactement vingt-cinq ans que l’Orpheus avait sombré à quelques mètres de là, et Victor Kray sentait, à chaque minute qui passait, à quel point Caïn acquérait plus de pouvoir.
Le vieil homme s’approcha de la fenêtre et contempla la forme noire de la coque de l’Orpheus gisant sous les eaux bleues de la baie. Quelques heures encore de soleil, puis l’obscurité tomberait, et avec elle ce qui pourrait bien être sa dernière nuit dans le couronnement du phare.
Quand Max entra dans la maison de la plage, le mot d’Alicia était toujours sur la table de la salle à manger, preuve irréfutable que sa sœur n’était pas encore rentrée et se trouvait toujours en compagnie de Roland. La solitude qui régnait dans la maison s’ajouta à celle qu’en cet instant il éprouvait intérieurement. Les paroles du vieil homme résonnaient encore dans sa tête. La manière dont l’avait traité le gardien du phare l’avait certes blessé, pourtant il ne lui en gardait pas rancune. Max avait la certitude que cet homme cachait quelque chose ; mais il était également sûr que seule une puissante raison le poussait à se conduire de la sorte. Il monta dans sa chambre et s’étendit sur le lit en pensant que cette affaire était trop compliquée pour lui et que, même si les pièces de l’énigme apparaissaient les unes après les autres, il serait incapable de trouver la manière de les ajuster.
Peut-être devait-il suivre les conseils de Victor Kray et tout oublier, ne fût-ce que pour quelques heures. Il regarda sur la table de chevet et vit que le livre de Copernic y était toujours, après plusieurs jours d’abandon, comme un antidote rationnel aux énigmes qui l’assiégeaient. Il ouvrit le livre à la page où il avait interrompu sa lecture et tenta de se concentrer sur les considérations à propos de la trajectoire des planètes dans le cosmos. L’aide de Copernic pouvait, pourquoi pas, venir à point pour démêler la trame de ce mystère. Mais, une fois de plus, il semblait évident que Copernic n’avait pas choisi la bonne époque pour passer ses vacances en ce monde. Dans un univers infini, trop de choses échappaient à la compréhension humaine.