Un jour, peu avant de partir, K. fut appelé au téléphone et invité à se rendre au parquet sur-le-champ. On le mettait soigneusement en garde contre la tentation de désobéir. Les réflexions inouïes auxquelles il se livrait, disant que les interrogatoires étaient inutiles, n’avaient pas de résultat et n’en pouvaient avoir, qu’il ne s’y rendrait plus, qu’il ne tiendrait plus compte d’aucune convocation par lettre ou téléphone, et qu’il jetterait les messagers à la porte, tout cela avait été enregistré et lui avait déjà beaucoup nui. Pourquoi cette indocilité? Ne s’évertuait-on pas à régler son affaire, une affaire si compliquée, sans jamais regarder au temps, à la dépense? Voulait-il contrarier ce travail de gaieté de cœur et provoquer les mesures violentes qu’on lui avait épargnées jusqu’ici? La convocation de ce jour représentait une dernière tentative. Qu’il en fît à sa tête, mais qu’il réfléchît bien que la haute justice ne pouvait entendre raillerie.
K. avait promis à Elsa de lui rendre visite ce soir-là et, ne fût-ce que pour cette raison, ne pouvait se rendre au tribunal; il fut heureux de pouvoir se justifier ainsi de ne pas y aller, encore que cette justification ne dût jamais trouver son emploi, et qu’il se fût sans doute également abstenu même s’il n’avait pas eu la moindre obligation. Quoi qu’il en soit, fort de son droit, il demanda au téléphone ce qui se produirait s’il ne venait pas. «On saura vous trouver», lui fut-il répondu. «Et serai-je puni de n’être pas venu de mon plein gré?» demanda-t-il en souriant, curieux de ce qu’il allait entendre. «Non», lui dit-on, «Parfait», dit K., «mais quelle raison aurais-je alors d’obéir à la convocation d’aujourd’hui?» «On n’aime pas en général provoquer les mesures violentes de la justice» dit la voix qui devint plus faible et s’éteignit. «Il est très imprudent au contraire de ne pas le faire», pensa K. tout en s’en allant, «il faut essayer de savoir ce que sont ces mesures violentes.»
Il se rendit chez Elsa sans une hésitation. Confortablement rencogné dans la voiture, les mains dans les poches de son manteau – il commençait déjà à faire froid – il regardait la rue s’agiter à ses pieds. Ce n’était pas sans satisfaction qu’il se disait que le tribunal, s’il était vraiment en fonction, lui devait en ce moment de sérieuses difficultés. Il n’avait pas dit clairement s’il viendrait ou ne viendrait pas; le juge l’attendait donc, et peut-être toute une foule; le seul K. ne paraîtrait pas, pour la déception de la galerie. Sans se soucier de la justice il se rendait où il voulait. Il se demanda un moment s’il n’avait pas par distraction donné l’adresse du tribunal à son cocher et lui lança bruyamment celle d’Elsa; le cocher approuva de la tête: c’était bien ce qu’on lui avait dit. À partir de ce moment-là, K. cessa petit à petit de penser au tribunal, et l’idée de la banque se mit comme autrefois à l’accaparer tout entier.
L’idée lui vint soudain à table, au repas de midi, de rendre visite à sa mère. Le printemps tirait sur sa fin, de sorte qu’il y avait trois ans qu’il ne l’avait vue. À cette époque-là, elle lui avait demandé de venir pour son anniversaire; il l’avait fait malgré bien des difficultés et lui avait même promis de passer tous les ans ce jour-là auprès d’elle; il venait d’y manquer deux fois de suite. Pour se rattraper, au lieu d’attendre la journée traditionnelle, ce qui n’eût pris pourtant que quinze jours, il allait s’embarquer tout de suite. Il se disait bien qu’il n’y avait pas de raison urgente; au contraire, le cousin qui tenait un commerce dans la petite ville de Mme K., et qui administrait l’argent que K. envoyait à sa mère, en adressait de plus rassurantes que jamais (il en donnait régulièrement tous les deux mois). La vue de Mme K. était bien près de s’éteindre; mais K. s’y attendait déjà depuis des années après ce qu’avaient dit les médecins, et l’état général s’était amélioré; divers inconvénients de l’âge, loin de s’être aggravés, se trouvaient en régression; en tout cas elle s’en plaignait moins. Cela tenait, selon le cousin, à ce que dans les dernières années K. en avait déjà observé les symptômes au cours de son dernier passage avec un sentiment proche de la répulsion, elle était devenue excessivement pieuse. Le cousin avait peint au vif dans une lettre cette vieille femme, qui ne faisait jusqu’alors que se traîner péniblement, sortant bravement à son bras pour aller le dimanche à l’église. Et K. pouvait l’en croire; le cousin était timoré et ses nouvelles exagéraient plutôt le mauvais que le bon.
Quoi qu’il en fût, cette fois-ci, sa décision était bien prise: il partirait; il avait constaté nouvellement chez lui, entre autres choses déplaisantes, une pitoyable et assez molle tendance à céder à tous ses désirs: pour une fois sa mauvaise habitude tournerait au profit du bien.
Il s’approcha de la fenêtre pour réunir un peu ses idées, fit immédiatement desservir et envoya le domestique à Mme Grubach pour aviser celle-ci de son départ et prendre une valise dans laquelle elle mettrait ce qu’elle jugerait utile; puis il donna quelques instructions à M. Kühne pour la durée de son absence, sans se fâcher, cette fois, ou à peine, de le voir, avec une grossièreté qui était déjà devenue habitude, écouter ses discours la tête de côté, comme s’il savait fort bien ce qu’il avait à faire et ne souffrît ces instructions qu’à titre de formalité; et pour finir il se rendit chez le directeur. Quand il sollicita un congé de deux jours parce qu’il était obligé de voir sa mère, le directeur lui demanda naturellement si Mme K. était malade: «Non, dit K. sans plus s’expliquer, il se tenait debout au milieu de la pièce, les mains croisées derrière le dos. Il réfléchissait, le front plissé. Ne s’était-il pas trop hâté dans ses préparatifs de départ? N’était-il pas mieux de rester? Qu’allait-il donc chercher là-bas? Ne partait-il pas par sensiblerie? Ne risquait-il pas, par cette sensiblerie, de manquer une affaire d’importance, de laisser passer une occasion d’intervenir, qui pouvait se produire chaque jour, à toute heure, depuis des semaines, maintenant que son procès semblait en veilleuse et qu’il n’en apprenait plus rien? Et, de plus, ne s’exposait-il pas à faire peur à sa vieille mère, ce qu’il ne voulait pas, bien sûr, mais qui pouvait fort bien se produire malgré lui, maintenant que tant de choses arrivaient de cette façon? Sa mère ne le réclamait pas. Autrefois les lettres du cousin étaient remplies de ses invitations pressantes, mais ce n’était plus le cas depuis longtemps. Par conséquent, ce n’était pas sa mère qui était la cause de son voyage, c’était bien clair. Et si c’était quelque espoir personnel, K. était complètement fou et il irait chercher là-bas, au bout du compte, le désespoir pour salaire de sa folie. Mais, tout comme si ces doutes n’eussent pas été les siens, mais des doutes que des étrangers eussent cherché à lui inspirer, il persista, se réveillant littéralement, dans son intention de partir. Le directeur, entre-temps – par hasard, ou plutôt par égard pour K. – s’était penché sur un journal. Il releva les yeux, se leva, tendit la main à K. et, sans autre question, lui souhaita bon voyage.
Ensuite K. attendit encore le domestique en faisant les cent pas dans son bureau; il éloigna par son mutisme le directeur adjoint qui venait à tout instant se renseigner sur la cause de ce voyage, et, dès qu’il fut en possession de sa valise, se hâta de descendre pour prendre la voiture qu’il avait commandée d’avance. Il se trouvait dans l’escalier lorsque surgit en haut à la dernière minute, tenant une lettre commencée, l’employé Kullich qui, sans doute, désirait quelque explication. K. lui fit de la main signe de s’en aller, mais, épais comme l’était ce grand homme blond à grosse tête, il s’y méprit et se précipita derrière K. par une série de bonds mortels. K. en conçut une telle irritation que, quand Kullich le rattrapa sur le perron, il lui prit la lettre des mains et la déchira. Lorsqu’il se retourna, ensuite, dans la voiture, Kullich, qui n’avait pas encore compris sa faute, était toujours à la même place, regardant les chevaux qui partaient, à côté du portier qui saluait très bas. K. restait donc l’un des plus hauts employés de la banque; s’il eût voulu le nier le portier l’eût contredit. Sa mère le prenait même, quoi qu’il pût objecter, pour le directeur en personne, et cela depuis des années… Dans son esprit à elle il ne baisserait pas, quelques dommages que sa réputation eût déjà soufferts. Peut-être était-ce bon signe que, juste avant de partir, il se fût persuadé qu’il pouvait encore arracher une lettre des mains d’un employé dont les relations s’étendaient jusqu’au tribunal, qu’il pût la déchirer sans excuse, sans en avoir les doigts brûlés.
Rayé à partir d’ici.
… À vrai dire, il n’avait pu faire ce qu’il aurait aimé le mieux: donner deux claques retentissantes sur les grosses joues pâles de Kullich. D’autre part il est très bon, naturellement, que K. haïsse Kullich, et non seulement Kullich, mais encore Rabensteiner et Kaminer. Il croit qu’il les a toujours haïs; c’est seulement quand ils ont apparu dans la chambre de Mlle Bürstner qu’il a commencé à les remarquer, mais sa haine date de plus vieux. Et dans les derniers temps K. souffre presque de cette haine, car il ne peut l’assouvir; comment avoir prise sur eux? Ce sont les employés du degré le plus bas, et les dernières des nullités; ils n’avanceront pas, sinon par la force de l’ancienneté, et, même à l’ancienneté, plus lentement que tout autre, aussi est-il à peu près impossible de leur mettre un bâton dans les roues; nulle main étrangère ne saurait élever sur leur route obstacle égal à la sottise de Kullich, la paresse de Rabensteiner, la rampante servilité du répugnant Kaminer. La seule chose que l’on pourrait entreprendre contre eux serait de provoquer leur renvoi, ce serait même très facile, il suffirait de quelques mots de K. au directeur, mais K. recule devant cette solution. Peut-être l’adopterait-il si le directeur adjoint qui favorise ouvertement ou en secret tout ce que K. déteste, devait intervenir pour eux, mais, fait étrange, il y a là exception, le directeur adjoint, ici, veut comme K.
Malgré la connaissance des hommes et l’expérience du monde que K. s’était acquises par ses longues années de banque, la société que formaient ses compagnons de table lui avait toujours paru digne d’une extraordinaire considération, et il ne se dissimulait pas que ce fût pour lui un grand honneur d’appartenir à une telle société. Elle se composait presque exclusivement de juges, de procureurs et d’avocats; on y souffrait aussi quelques jeunes secrétaires des études ou du parquet, mais ils étaient relégués au bas bout de la table et n’avaient le droit de se mêler aux débats que directement interrogés. Ces interrogations, d’ailleurs, n’avaient généralement pour but que d’amuser la société; le procureur Hasterer surtout, le voisin ordinaire de K., aimait à provoquer ainsi la confusion de cette jeunesse. Dès qu’il plaquait au milieu de la table, avec les cinq doigts écartés, sa grande main couverte de poils, tout le monde dressait l’oreille. Et quand ensuite, au bout de la table, un des clercs essayait de répondre, mais, ou n’avait même pas réussi à déchiffrer le sens de la question, ou regardait pensivement dans sa bière, ou, au lieu de parler, agitait seulement les mâchoires ou même – et c’était le pire – défendait un point de vue ou faux ou non homologué dans un torrent inendiguable de paroles, les vieux messieurs se détendaient sur leurs sièges et semblaient commencer à éprouver enfin une vraie sensation de confort. Ils conservaient le monopole des propos réellement techniques et sérieux.
K. avait été introduit dans cette société par un avocat, le représentant juridique de la banque. Il y avait eu toute une période pendant laquelle il s’était trouvé obligé de conférer au bureau avec cet avocat jusqu’à une heure avancée de la soirée; les circonstances l’avaient ainsi amené à prendre son repas du soir à la table habituelle de son interlocuteur et il avait pris plaisir à la compagnie qui s’y trouvait. Il n’y voyait que des gens instruits, considérés, et puissants en un certain sens, dont la distraction consistait à résoudre des problèmes ardus qui n’avaient que des rapports lointains avec l’existence ordinaire et à s’y donner un grand mal. S’il n’y pouvait intervenir que faiblement, il y trouvait la possibilité d’apprendre un grand nombre de choses qui le serviraient tôt ou tard à la banque, et de nouer avec le parquet ces relations personnelles qui sont toujours utiles. La sympathie, d’ailleurs, paraissait réciproque. Il ne tarda pas à être classé comme un homme expert en affaires et – même si la chose n’alla pas sans quelque soupçon d’ironie – son opinion fit loi dans sa spécialité. Il ne fut pas rare que deux des messieurs, jugeant différemment d’un point de droit commercial, lui demandassent son avis sur la matière de la cause, et que son nom revint alors dans les discours et les contre-discours, qu’il figurât dans des quintessences de raisonnement que K. ne pouvait plus suivre depuis longtemps. À vrai dire, petit à petit il s’ouvrit à beaucoup de choses, et d’autant mieux qu’il avait en son voisin, le procureur Hasterer, un excellent conseil qu’il fréquentait aussi sur le plan de l’amitié. Il le raccompagnait assez souvent chez lui, mais il lui fallut très longtemps pour s’habituer à se promener bras dessus bras dessous avec cet homme gigantesque qui aurait pu le cacher dans son manteau sans que personne s’en aperçût.
Avec le temps cependant ils finirent par se trouver sur un pied qui effaçait toute différence d’âge, de métier et d’éducation. Ils se fréquentaient comme s’ils s’étaient connus de toujours, et s’il arrivait par hasard que l’un des deux parût supérieur, ce n’était pas Hasterer, mais K., son expérience pratique se laissant rarement réfuter, car elle était directement puisée à des sources qu’on n’atteint pas du siège des juges.
Cette amitié, naturellement, fut vite connue de toute la table; on ne se rappela plus guère qui avait introduit K., c’était maintenant Hasterer qui le couvrait; si le droit de K. de s’asseoir là se heurtait un jour à un doute, il pourrait se réclamer hautement d’Hasterer. Il en acquit une position singulièrement privilégiée, Hasterer étant craint autant que respecté. Hasterer avait en effet un raisonnement juridique d’une puissance et d’une souplesse prodigieuses, encore que nombre de ces messieurs ne lui fussent pas inférieurs sur ce point, mais surtout nul ne l’égalait pour la violence avec laquelle il défendait son opinion. K. avait l’impression que si Hasterer ne pouvait convaincre l’adversaire, il l’épouvantait tout au moins; dès qu’il tendait l’index, beaucoup reculaient déjà. Il semblait que l’adversaire ne sût plus qu’il était avec des collègues, de bons amis, qu’il ne s’agissait que de théorie, et que rien, de toute façon, ne pouvait lui arriver; il perdait l’usage de la voix et rien que pour secouer la tête il lui fallait déjà du cran. Quand l’adversaire était assis très loin, c’était un pénible spectacle, et Hasterer reconnaissait que nulle entente n’était possible à cette distance si, par exemple, il repoussait son assiette pleine et se levait lentement pour aller chercher l’homme. Ses voisins, dans ces occasions, se penchaient en arrière pour observer ses traits. Ce n’étaient d’ailleurs que des incidents relativement rares; il ne pouvait guère s’enflammer qu’à propos de questions juridiques, et surtout celles qui touchaient des procès dirigés par lui. S’il s’agissait de toute autre chose il était calme et amical, son rire aimable, et sa passion allait au boire et au manger. Il arrivait même qu’il n’écoutât pas ce qui se disait, se tournât vers K., un bras sur le dossier de sa chaise, et l’interrogeât sur la banque, puis se mît à parler de son propre travail ou des dames de sa connaissance qui lui donnaient presque autant de besogne que le tribunal. On ne le voyait causer ainsi avec nul autre de ces messieurs, et bien souvent, quand on avait une prière à lui adresser – en général c’était en vue d’organiser une réconciliation avec quelque confrère – on venait d’abord trouver K. et lui demander de s’entremettre, ce qu’il faisait toujours volontiers et avec un facile succès. D’ailleurs il n’abusait jamais de ses relations avec Hasterer; extrêmement poli, modeste avec tout le monde, il avait l’art, plus important encore que politesse et modestie, de discerner très justement toutes les nuances dans la hiérarchie de ces messieurs et de traiter chacun selon son rang. À vrai dire, Hasterer ne cessait de l’y former; ce code secret de la hiérarchie était le seul dont il ne violât pas les lois dans l’emportement des pires disputes. Et c’est pourquoi il ne s’adressait jamais aux jeunes messieurs du bas bout qui étaient encore presque sans grade – que d’une façon générale, non comme à des individus mais comme à un bloc d’un seul tenant. Or, c’étaient justement ceux-là qui lui rendaient le plus d’honneurs, et quand il se levait, à onze heures, pour rentrer à son domicile, il s’en trouvait toujours quelqu’un de déjà prêt pour l’aider à mettre son lourd manteau, et un autre qui ouvrait la porte avec une profonde révérence, et continuait, évidemment, pour K quand K. quittait la salle à la suite d’Hasterer.
Les premiers temps, K. n’allait qu’un instant dans la direction d’Hasterer, ou Hasterer dans celle de K., mais par la suite, en règle générale, Hasterer invita K., à la fin de ces soirées, à venir chez lui un moment. Ils y passaient encore une heure à fumer des cigares en face d’un verre de schnaps. Hasterer prenait tant de plaisir à ces soirées qu’il ne voulut même pas y renoncer pendant les quelques semaines où habita chez lui un personnage féminin du nom d’Hélène. C’était une grosse femme sur le retour, à peau jaunâtre, avec des boucles brunes qui frisottaient autour du front. K. ne la vit d’abord qu’au lit; elle s’y tenait couchée sans vergogne, occupée à lire en général un de ces romans qui se publient par fascicules, et ne s’inquiétait en rien de la conversation. C’était seulement quand il se faisait tard qu’elle s’étirait, bâillait et, si elle ne pouvait attirer autrement l’attention, lançait sur Hasterer un de ses fascicules. Hasterer se levait alors en souriant et K. prenait congé.
Par la suite, à vrai dire, lorsque Hasterer commença à se fatiguer de cette Hélène, elle troubla sensiblement les réunions. Elle attendait les deux messieurs en grande tenue, une tenue, généralement, qu’elle trouvait sans doute à la fois très luxueuse et très seyante, mais qui était en réalité une vieille robe de bal surchargée de fioritures, et qui frappait surtout désagréablement par plusieurs étages de longues franges dont elle s’entourait à titre ornemental. K. ignorait l’aspect exact de cette toilette; il refusait pour ainsi dire de regarder, restant assis pendant des heures, les yeux baissés, tandis qu’Hélène se promenait dans la chambre en se balançant sur les hanches, ou s’asseyait à côté de lui, essayant même, lorsque sa position devint de plus en plus intenable, essayant en une telle urgence, de rendre Hasterer jaloux de lui par une préférence marquée. Ce n’était qu’urgence, non méchanceté, si elle s’appuyait sur la table en dévoilant un dos gras et dodu et si elle rapprochait son visage de K. pour l’obliger à lever les yeux. Elle n’obtint d’autre résultat que d’empêcher K. d’accepter désormais les invitations d’Hasterer; lorsqu’il revint quand même, au bout de quelque temps, Hélène était à jamais congédiée; K. prit la chose comme allant de soi. Ils prolongèrent longtemps la soirée ce jour-là, et fraternisèrent solennellement sur l’initiative d’Hasterer, si bien que sur le chemin du retour, K. se sentait un peu étourdi par la boisson et la fumée.
Le lendemain matin, à la banque, le directeur, au cours d’un entretien d’affaires, fit la remarque qu’il croyait avoir vu K. la veille au soir. S’il ne s’était pas trompé, K. se promenait bras dessus bras dessous avec le procureur Hasterer. Le directeur semblait trouver cela si curieux qu’il nomma même – c’était d’ailleurs dans le ton de sa précision habituelle – l’église sur le côté de laquelle, près de la fontaine, cette rencontre avait eu lieu. S’il eût voulu raconter un mirage, il n’aurait pu s’exprimer autrement. K. lui expliqua que le procureur était en effet de ses amis et qu’ils avaient passé la veille devant l’église. Le directeur sourit avec étonnement et pria K. de prendre un siège. C’était là l’un de ces instants à cause desquels K. aimait le directeur, un de ces instants pendant lesquels, chez cet homme faible, malade, toussotant, surchargé de besognes et des plus graves responsabilités, se faisait jour un certain souci du bonheur et de l’avenir de K., souci qu’on pouvait à vrai dire qualifier de froid et de superficiel, selon l’expression de certains employés qui avaient fait la même expérience dans le bureau du directeur; sans doute n’était-ce qu’un moyen de s’attacher, pour des années, au prix de deux minutes, des auxiliaires précieux. Quoi qu’il en fût, dans ces instants, K. était vaincu par le directeur. Peut-être aussi le directeur parlait-il avec K. un peu autrement qu’avec les autres; non qu’il parût faire abstraction de la supériorité de son rang pour se mettre sur le pied de K. – cela, c’était plutôt le ton courant de ses relations dans le travail – non, cette fois, c’était la situation de K. qu’il semblait avoir oubliée pour parler avec lui comme avec un enfant ou comme avec un jeune homme ignorant qui cherche à obtenir un poste pour la première fois de sa vie et qui a provoqué on ne sait trop comment la sympathie de son directeur.
K. n’eût sans doute souffert ce ton ni du directeur ni d’un autre, s’il n’y avait senti vraiment la manifestation d’une sollicitude ou si, du moins, la possibilité d’une sollicitude du genre de celle qui lui apparaissait au cours de semblables instants ne l’eût séduit et comme envoûté. Il reconnaissait sa faiblesse; peut-être venait-elle de ce qu’il y avait en lui d’enfantin à cet égard-là car il n’avait jamais connu la sollicitude d’un père (le sien étant mort bien trop jeune), il était parti de chez lui très tôt et avait toujours repoussé plutôt que provoqué la tendresse de sa mère qu’il n’avait pas vue depuis deux ans et qui habitait toujours là-bas, à demi aveugle maintenant, dans sa petite ville.
«Je ne savais rien de cette amitié», dit le directeur, et l’amabilité d’un léger sourire adoucit seule la sévérité de ces mots.
Sans lier d’intention précise à la question qu’il se posait, K., à diverses occasions, avait cherché à savoir où se trouvait le siège du service d’où lui était venue la première citation. Il l’apprit sans difficulté. Titorelli aussi bien que Wolfahrt lui dirent du premier coup le numéro de la maison. Par la suite, Titorelli compléta le renseignement avec le sourire réservé aux projets secrets qu’on oubliait de soumettre à son appréciation, en expliquant que ce service n’avait pas la moindre importance, que son seul rôle était de transmettre, et qu’il n’était que l’organe le plus superficiel de la Haute-Chambre des mises en accusation qui, elle, était inabordable. Si donc on désirait quelque chose de cette Chambre – on désirait toujours mille choses, mais il était souvent plus sage de ne pas le dire – il fallait s’adresser, bien sûr, au service inférieur dont nous venons de parler, mais on n’arriverait jamais soi-même jusqu’à la Chambre et on ne pourrait jamais non plus lui faire parvenir sa requête.
K. connaissait déjà la nature du peintre, aussi ne le contredit-il pas et ne lui demanda-t-il pas d’autres explications; il se contenta d’opiner du bonnet et d’enregistrer ses paroles. Il lui sembla, comme assez souvent les derniers temps, que Titorelli remplaçait largement l’avocat en matière de tracasserie. La seule différence était que K. dépendait moins de lui et pouvait l’envoyer promener quand il voulait; que Titorelli était extrêmement loquace, voire bavard, encore qu’il lui fût arrivé de l’être davantage; et qu’enfin K., de son côté, pouvait le tourmenter fort bien.
Ce fut ce qu’il fit, parlant de la maison du ton d’un homme qui en sait plus long qu’il n’en veut dire, comme s’il y avait déjà noué des relations, mais que l’affaire ne fût pas assez mûre pour qu’on l’éventât sans danger, puis, quand Titorelli le pressait de questions, détournant la conversation et n’y revenant plus de longtemps. Ces petits succès lui faisaient plaisir; il y puisait l’idée que maintenant il comprenait bien mieux les gens de l’entourage de la justice, qu’il pouvait jouer avec eux, s’insinuait presque dans leurs rangs, acquérait, tout au moins pendant quelques instants, ce point de vue supérieur d’où ils voyaient les choses, les découvrant, pour ainsi dire, du haut de la première marche de l’escalier du tribunal sur laquelle ils étaient juchés. Qu’importait qu’il perdît sa place au bout du compte à l’endroit (en bas) où il était? Une chance de salut resterait encore là-haut; il n’y avait qu’à se glisser parmi ces gens; s’ils n’avaient pu l’aider dans son procès, par manque de poids ou pour toute autre raison, ils pouvaient du moins l’accueillir et le cacher; il ne leur était même pas possible, si K. réfléchissait à tout et opérait secrètement, de refuser de l’aider ainsi, surtout Titorelli dont il était devenu un intime et un bienfaiteur.
K. ne se berçait pas chaque jour de tels espoirs; en général il distinguait encore très bien et se gardait de négliger ou de se dissimuler la moindre difficulté, mais parfois – dans la prostration qui l’accablait le soir après le travail – il cherchait un encouragement dans le plus mince et, qui plus est, le plus équivoque incident de la journée. Couché alors en général sur le divan de son bureau – il ne pouvait plus quitter le bureau sans s’être reposé une heure sur le divan – il opérait le montage de ses observations. Il ne les limitait pas scrupuleusement aux gens qui avaient des liens avec le tribunal, son demi-sommeil mêlait tout le monde; il oubliait l’immense travail qu’avait à fournir la justice, il lui semblait qu’il était le seul accusé et que tous les autres, pêle-mêle, allaient et venaient comme les employés et les juristes dans les couloirs d’un tribunal; les plus obtus avaient eux-mêmes le menton contre la poitrine, les lèvres retroussées et le fixe regard de la réflexion qui médite sur de lourdes responsabilités. Les locataires de Mme Grubach ne cessaient de revenir à part, en groupe compact, les têtes se touchant et la bouche grande ouverte, comme le chœur de l’accusation. Parmi eux beaucoup d’inconnus, car il y avait déjà longtemps que K. ne se souciait plus du tout des affaires de la pension.
À cause de tous ces inconnus, il ne pouvait s’occuper du groupe sans malaise; et il devait pourtant le faire quand il y cherchait Mlle Bürstner. Ayant promené son regard sur ces gens, il avait vu soudain briller deux yeux qu’il ne connaissait pas et qui avaient retenu son attention. Il n’avait pas trouvé alors Mlle Bürstner, mais quand il revint à la charge afin d’éviter toute erreur, il l’aperçut au beau milieu du groupe, les bras passés derrière deux messieurs qui se tenaient à ses côtés. Cela l’impressionna très peu, d’autant moins que cette image n’avait rien de neuf pour lui: c’était le souvenir ineffaçable de la photo d’une scène de plage qu’il avait vue une fois chez Mlle Bürstner. Quoi qu’il en fût, ce tableau éloigna K. du groupe, et, quitte à y revenir encore assez souvent, il se mit à parcourir à grands pas le bâtiment du tribunal dans tous les sens. Il en connaissait toujours à fond toutes les pièces; des couloirs perdus, qu’il n’avait jamais pu voir, lui semblaient familiers comme s’il y avait passé sa vie, et de nouveaux détails s’imprimaient sans cesse dans son cerveau avec la plus douloureuse netteté; par exemple cet étranger qui se promenait dans une antichambre: il était vêtu en toréador, la taille dégagée comme au couteau; son petit boléro, court et raide, était fait de dentelles jaunâtres en gros fil, et l’homme, sans cesser un instant sa promenade, ne cessait de s’offrir à l’étonnement de K. K. tournait tout autour de lui, le buste penché en avant, et le regardait avec des yeux écarquillés. Il connaissait tous les dessins de la dentelle, toutes les franges qui avaient un défaut, tous les mouvements du boléro, et pourtant ses regards ne s’en rassasiaient pas. Ou plutôt ils étaient rassasiés depuis longtemps ou, plus exactement encore, il n’avait jamais voulu regarder, mais il ne pouvait s’en empêcher. Que de mascarades l’étranger nous présente! pensait-il en ouvrant des yeux encore plus grands. Et il resta à la suite de cet homme jusqu’au moment où il se retourna et plongea son visage dans le cuir du divan.
Biffé à partir d’ici.
Il demeura longtemps dans cette position, et cette fois se reposa entièrement. Il continuait à réfléchir sans doute, mais dans le noir, et sans que rien le dérangeât. C’est à Titorelli qu’il aimait le mieux penser. Titorelli était assis sur un siège; K. se tenait à genoux devant lui, il lui passait la main sur les bras et le cajolait de mille façons. Titorelli savait où K. voulait en venir, mais faisait comme s’il l’ignorait, ce qui tourmentait un peu K. Mais K. savait de son côté qu’en fin de compte il obtiendrait tout ce qu’il voudrait: Titorelli était un caractère léger, un être facile à gagner auquel manquait le sens exact du devoir, et il était même incroyable que la justice se fût commise avec cet homme. Si la cuirasse avait un défaut quelque part, il était là, K. le comprit, Il ne se laissa pas égarer par le rire effronté que Titorelli, la tête haute, adressait à la cantonade; il maintint sa demande et s’aventura jusqu’à caresser les joues de Titorelli. Il n’y mettait nulle passion excessive mais plutôt quelque négligence; étant sûr de gagner, il faisait durer le plaisir. Qu’il était simple de duper le tribunal! Titorelli, comme s’il eût obéi à une loi de la nature, finit enfin par se pencher vers K., et ferma lentement les yeux avec une expression d’amitié pour lui montrer qu’il était prêt à accéder à sa demande; il lui tendit la main et prit vigoureusement celle que K. mit dans la sienne. K. se leva un peu ému, il sentait naturellement la solennité de la minute, mais Titorelli n’admettait plus la solennité; lui passant le bras derrière le dos, il l’entraînait à toute allure. En un instant ils furent au tribunal; ils y sautaient les marches quatre à quatre, non seulement grimpant mais dévalant aussi, volant du bas en haut, comme du haut en bas, sans nul effort, légers tel un esquif sur l’onde. Et au moment précis où K. regardait ses pieds et en venait à la conclusion que cette belle façon de se mouvoir ne pouvait plus appartenir à la basse existence qu’il menait jusqu’alors, juste à ce moment, au-dessus de sa tête penchée, s’opéra la métamorphose. La lumière qui, l’instant d’avant, arrivait encore de derrière, changea et tout à coup arriva de devant: une cataracte éblouissante de lumière. K. leva les yeux, Titorelli lui adressa un signe de tête et lui fit tourner les talons. K. se retrouva dans le corridor du tribunal, mais tout y était plus tranquille et plus simple. Nul détail singulier n’y frappait plus les yeux; il embrassa tout d’un regard, se dégagea de Titorelli et alla son chemin. Il portait ce jour-là un costume neuf, un long vêtement de couleur foncée, voluptueusement léger et chaud. Il savait ce qui lui était arrivé, mais il en était si heureux qu’il ne voulait pas se l’avouer encore. Dans un angle du corridor, où de grandes fenêtres étaient ouvertes d’un côté, il trouva sur un tas ses anciens vêtements, sa jaquette noire, son pantalon aux raies cérémonieuses, et là-dessus, étalée, sa chemise aux bras tremblants.
Un matin, K. se sentit plus frais et plus résistant que d’ordinaire. Ce fut à peine s’il songea au tribunal; mais quand l’idée lui en vint, il lui sembla soudain qu’il pourrait facilement saisir cette immense organisation dont l’œil n’eût pu embrasser les limites, par quelque endroit évidemment pas très visible qu’il fallait commencer par trouver à tâtons, et qu’ensuite il arracherait le tout et le mettrait aisément en pièces. Dans cet état extraordinaire, il céda à la tentation d’inviter le directeur adjoint à venir conférer avec lui, dans son bureau, d’une affaire de service qui pressait depuis quelque temps. Dans ces occasions-là, le directeur adjoint faisait toujours comme si ses rapports avec K. ne s’étaient modifiés en rien depuis quelques mois.
Il vint aussi paisiblement qu’aux temps anciens de l’émulation quotidienne, écouta posément les explications de K., manifesta son intérêt par de petites remarques familières, sur le ton de la camaraderie, et ne troubla K. que par le fait – mais fallait-il nécessairement y découvrir une intention? – que rien ne le détourna de la question essentielle et qu’il s’ouvrit jusqu’au fond de l’âme à ce problème professionnel, alors que les pensées de K., en face de ce modèle du devoir, se mirent à voltiger aussitôt en tout sens, l’obligeant à abandonner presque sans aucune résistance l’affaire au directeur adjoint. À un moment ce fut si sérieux que K. ne s’en rendit compte qu’en voyant son interlocuteur se lever et retourner à son bureau sans mot dire. Il ne sut ce qui était arrivé; il se pouvait que la discussion fût parvenue normalement à son terme, il se pouvait tout aussi bien que le directeur adjoint eût brisé subitement parce que K. l’avait froissé sans s’en douter ou avait dit quelque sottise, ou parce que le directeur adjoint s’était parfaitement rendu compte que K. n’écoutait pas et pensait à autre chose. Il se pouvait même, qui plus est, que K. eût pris une décision ridicule ou que le directeur adjoint lui en eût extorqué une telle et qu’il la fît exécuter en ce moment en toute hâte pour nuire à K.
On ne revint d’ailleurs pas sur l’affaire; K. ne voulut pas la réchauffer et le directeur adjoint n’en lâcha plus un mot; d’ailleurs on n’en perçut nulle conséquence visible.
De toute façon K. n’avait pas été effrayé par l’incident; dès que l’occasion s’en présentait et qu’il se sentait la moindre force il était déjà à la porte du directeur adjoint pour lui rendre visite ou lui demander de venir. Ce n’était plus le moment de se cacher de lui comme il le faisait autrefois. Il n’espérait plus de succès rapide et décisif qui le délivrât d’un seul coup de tout souci et rétablît automatiquement les relations sur leur ancien pied. K. se rendait compte qu’il ne fallait pas lâcher; s’il reculait, comme l’exigeaient peut-être les circonstances, il risquait de ne plus pouvoir avancer. Il ne fallait pas permettre au directeur adjoint de se figurer que K. était fini; le directeur adjoint n’avait pas le droit de rester tranquille dans son bureau avec cette imagination, il fallait l’y inquiéter. Il fallait qu’il apprît le plus souvent possible que K. vivait et que, comme tout ce qui vit, et quelque inoffensif qu’il semblât aujourd’hui, il pouvait vous surprendre un jour par de nouvelles facultés. K. se disait bien parfois qu’avec cette méthode il ne combattait que pour l’honneur, car il n’avait nul bénéfice à retirer de s’opposer constamment au directeur adjoint dans l’état de faiblesse où il était; cela ne le menait qu’à confirmer l’ennemi dans le sentiment de sa force, à lui fournir la possibilité de faire des observations et de prendre des mesures selon les circonstances du moment. Mais K. n’aurait pas pu changer son attitude; dominé par des illusions, il éprouvait assez souvent la conviction que c’était précisément maintenant qu’il pouvait se mesurer sans crainte avec le directeur adjoint; les pires expériences ne lui enseignaient rien; dix fois vaincu il pensait gagner à la onzième, bien que tout tournât régulièrement à sa confusion. Quand il revenait épuisé de telles rencontres, en sueur et la tête vide, il ne savait si c’était l’espoir ou le désespoir qui l’avait poussé au combat; la fois suivante, ce n’était plus de nouveau que l’espoir, l’espoir total, qui l’emportait à tire-d’aile devant le bureau du directeur adjoint.
À partir d’ici: rayé jusqu’aux mots:
«…obtenir de lui des missions particulières.»
Ce matin-là, l’espoir se montra particulièrement justifié. Le directeur adjoint étant entré lentement, avait porté la main à son front et s’était plaint de maux de tête. K., qui avait voulu d’abord répondre un mot à ce sujet, réfléchit et se lança tout de suite dans les détails professionnels sans tenir aucun compte des maux de tête. Mais, soit que ces maux de tête ne fussent pas très violents, soit que l’intérêt de la chose les eût chassés pour quelque temps, le directeur adjoint, au cours de l’entretien, cessa de se tenir le front et répondit, comme toujours, avec une promptitude brillante, quasi sans réflexion, comme un élève modèle qui, les questions à peine posées, répond déjà, K., cette fois-là, se montra de force à faire face et marqua des points plusieurs fois, mais l’idée des maux de tête du directeur adjoint ne cessait de lui causer une gêne, comme s’ils eussent été non pas un handicap mais au contraire un avantage, une supériorité de l’ennemi. Ah! que le directeur adjoint les supportait avec grâce! qu’il les dominait brillamment! Il lui arrivait de sourire sans que ses paroles y fussent pour rien, comme s’il se glorifiait d’avoir des maux de tête mais de n’en être en rien gêné dans le fonctionnement de sa pensée. On parlait de tout autre chose, et en même temps se déroulait une conversation muette dans laquelle le directeur adjoint ne niait certes pas la violence de ses maux de tête, mais ne cessait de rappeler que c’étaient des maux de tête parfaitement innocents, par conséquent tout différents de ceux dont K. souffrait ordinairement. Et K. avait beau contredire, la façon dont le directeur adjoint venait à bout de ses maux de tête le réfutait. Mais en même temps elle lui fournissait un exemple. Il pouvait lui aussi se fermer aux soucis qui n’étaient pas de sa profession. Il suffisait de se tenir à la tâche plus strictement encore que d’habitude, d’organiser une tâche nouvelle qui réclamerait des soins constants, de resserrer par des visites et des voyages des relations un peu relâchées avec le monde des affaires, d’écrire au directeur des rapports plus fréquents et de chercher à obtenir de lui des missions particulières.
C’était ainsi ce jour-là. Le directeur adjoint entra immédiatement, et resta debout près de la porte, essuya son lorgnon – une nouvelle habitude – regarda K. puis, pour ne pas s’occuper de lui de trop ostensible façon, examina aussi la pièce tout entière avec un peu plus d’attention. On aurait dit qu’il profitait de l’occasion pour mesurer son acuité visuelle. K. résista à ses regards; il esquissa même un sourire et l’invita à prendre place. De son côté il se jeta dans son fauteuil, le rapprocha le plus possible du siège du directeur adjoint, prit les papiers qu’il lui fallait sur son bureau et commença son rapport. Le directeur adjoint, d’abord, parut à peine prêter l’oreille. Le bureau de K. était bordé d’une petite balustrade sculptée. Le meuble était d’un travail parfait et la balustrade tenait solidement dans le bois. Mais le directeur adjoint faisait comme s’il venait de découvrir une partie moins bien encastrée et cherchait à y remédier en commençant par tapoter avec l’index pour détacher la balustrade K. fit donc mine d’interrompre son rapport, ce que le directeur adjoint ne souffrit pas, car, dit-il, il entendait tout, comprenait tout et ne laissait rien échapper. Mais, tandis que K. ne pouvait lui arracher nulle observation objective, la balustrade semblait demander des mesures particulières, car le directeur adjoint ayant sorti son canif, prenait maintenant la règle de K. comme levier et essayait de soulever la balustrade, pour pouvoir vraisemblablement la replanter ensuite plus profond. K. avait introduit dans son rapport une proposition d’un genre tout nouveau dont il se promettait beaucoup d’effet sur le directeur adjoint; en y arrivant dans sa lecture, il ne put s’imposer une pose, tant son propre travail le prit, ou plutôt, tant il fut heureux de retrouver à sa lecture la conscience de plus en plus rare qu’il signifiait encore quelque chose à la banque et que ses pensées avaient la force de le justifier. Peut-être même cette façon de se défendre était-elle la meilleure non seulement à la banque mais devant le tribunal, bien meilleure que toutes celles qu’il avait essayées ou qu’il projetait d’adopter.
Dans la hâte de son discours K. n’avait pas pu trouver le temps d’inviter formellement le directeur adjoint à se détourner de son travail sur la balustrade; deux ou trois fois seulement, sans cesser sa lecture, il avait promené sa main libre au-dessus de l’objet dans un geste apaisant, pour montrer, presque à son insu, que cette balustrade n’avait aucun défaut et que, même si elle en avait, écouter en ce moment était plus important, plus convenable aussi, que toute réparation du bureau. Mais, comme il arrive souvent aux gens vifs dont le travail n’occupe que le cerveau, cet ouvrage manuel avait enflammé l’ardeur du directeur adjoint; toute une partie de la balustrade était effectivement soulevée, et il s’agissait maintenant de faire rentrer les colonnettes dans les trous qui correspondaient. C’était le plus dur. Le directeur adjoint fut obligé de se lever et d’essayer avec les deux mains d’enfoncer la balustrade dans la table. Mais il eut beau y employer toute sa force l’opération ne réussit pas. K., qui lisait, et coupait sa lecture d’un grand nombre de commentaires, ne s’était que vaguement rendu compte que le directeur adjoint venait de se lever. Encore qu’il n’eût jamais perdu de vue le travail accessoire de son interlocuteur, il avait pensé que son geste devait trouver quelque motif dans le rapport, et s’était levé à son tour, tendant le papier, le doigt sous un chiffre, à son rival. Mais le directeur adjoint venait de se rendre compte que les mains ne suffisaient pas, et, prenant une prompte décision, s’asseyait de tout son poids sur la petite balustrade. Cette fois ce fut un succès; les colonnettes entrèrent en grinçant dans leurs trous, mais l’une d’elles fut fracturée dans l’impétuosité du choc, et la fragile moulure du haut se cassa en deux à un endroit.
«Mauvais bois» dit, vexé, le directeur adjoint.
Une pluie fine tombait quand ils quittèrent le théâtre. Déjà fatigué par la pièce et sa mauvaise représentation, K. se sentit complètement abattu à l’idée qu’il devrait encore héberger l’oncle. Il tenait beaucoup, ce jour-là justement, à s’entretenir avec F. B.; une occasion de la rencontrer se serait peut-être présentée, et si l’oncle était là ce serait impossible. Il y avait bien encore un train de nuit qu’il eût pu prendre, mais le décider à partir le soir même, quand le procès de son neveu le préoccupait tellement, il ne fallait pas y songer. Malgré son peu d’espoir, il essaya pourtant:
– Mon oncle, dit-il, je crains vraiment d’avoir bientôt besoin de ton aide. Je ne vois pas encore exactement en quoi, mais ce sera sûrement nécessaire.
– Tu peux compter sur moi, répondit l’oncle. Au fond, je ne cesse de songer à la façon dont on pourrait t’aider.
– Tu es bien toujours le même, dit K.; mais je ne voudrais pas indisposer ma tante quand je te demanderai de revenir.
– Ton affaire, dit l’oncle, a bien plus d’importance que ces petits désagréments.
– Je ne suis pas de ton avis, dit K. Quoi qu’il en soit, je ne veux pas t’enlever à ma tante sans nécessité, et je prévois que j’aurai besoin de toi les jours prochains; en attendant, ne veux-tu pas rentrer?
– Demain?
– Oui, demain, dit K. Ou même maintenant. Par le train de nuit. Ce serait plus pratique.