III Le Peuple de Durin

Sur la genèse des Nains, on trouve d’étranges récits tant chez les Eldar que chez les Nains eux-mêmes ; mais, puisque ces questions remontent à une époque très lointaine de la nôtre, elles ne seront ici que brièvement abordées. Durin est le nom que donnaient les Nains à l’aîné des Sept Pères de leur race, et qui est l’ancêtre de tous les rois des Longues-barbes38. Il dormit seul, jusqu’au jour où, aux profondeurs du temps, à l’éveil de son peuple, il vint à Azanulbizar et, dans les cavernes au-dessus du Kheled-zâram sur la face orientale des Montagnes de Brume, il établit sa résidence, là où furent plus tard les Mines de la Moria célébrées dans les chants.

Là, il vécut si longtemps que sa renommée s’étendit de par les terres, et on le surnomma Durin l’Immortel. Il mourut pourtant, avant la fin des Jours Anciens, et sa tombe se trouve à Khazad-dûm, mais sa lignée ne s’éteignit jamais, et par cinq fois naquit dans sa Maison un héritier si semblable à son Aïeul qu’il reçut le nom de Durin. Les Nains le prenaient en fait pour une nouvelle incarnation de l’Immortel ; car ils ont d’étranges récits et croyances au sujet de leur propre race, et du sort qui leur est réservé dans le monde.

À la fin du Premier Âge, la puissance et la richesse de Khazad-dûm s’accrurent de manière considérable ; car le royaume bénéficia de la connaissance et du savoir-faire de nombreuses gens, quand disparurent, dans la ruine du Thangorodrim, les antiques cités de Nogrod et de Belegost au cœur des Montagnes Bleues. La puissance de la Moria se perpétua à travers les Années Sombres et sous la domination de Sauron, car bien que l’Eregion fût dévasté et les portes de la Moria refermées, les salles de Khazad-dûm était trop profondes et trop fortes, leur peuple si nombreux et d’une telle hardiesse, que Sauron ne pouvait les conquérir de l’extérieur. Ainsi, ses richesses demeurèrent longtemps inviolées, bien que sa population fût alors en déclin.

Il advint qu’au milieu du Troisième Âge, Durin, sixième du nom, y fut de nouveau roi. Le pouvoir de Sauron, serviteur de Morgoth, était alors en recrudescence, encore que l’Ombre dans la Forêt qui faisait face à la Moria ne fût pas, pour lors, comprise pour ce qu’elle était. Toutes choses mauvaises se remuaient. Les Nains creusaient profondément à cette époque, forant sous le Barazinbar en quête de mithril, ce métal sans prix qui devenait chaque année plus difficile à obtenir39. Ainsi, ils réveillèrent une chose terrible40 qui, ayant fui le Thangorodrim, était restée cachée aux fondations de la terre depuis la venue de l’Armée de l’Ouest : un Balrog de Morgoth. Il tua Durin, et, l’année suivante, son fils Náin Ier ; puis la gloire de la Moria s’évanouit, et ses habitants furent décimés ou bien s’enfuirent.

La plupart des survivants cherchèrent refuge dans le Nord, et Thráin Ier, fils de Náin, gagna l’Erebor, la Montagne Solitaire, à la lisière orientale de Grand’Peur, et il entreprit là-bas de nouvelles œuvres et devint Roi sous la Montagne. À Erebor, il découvrit un suprême joyau, la Pierre Arcane, Cœur de la Montagne41. Mais son fils Thorin Ier émigra vers les Montagnes Grises dans le Nord lointain, où convergeait alors une grande partie du peuple de Durin ; car ces montagnes étaient riches et peu explorées. Mais les étendues désertes au-delà étaient peuplées de dragons ; et bien des années plus tard, ils revinrent en force et proliférèrent, et ils firent la guerre aux Nains et pillèrent leurs œuvres. Enfin, Dáin Ier, avec Frór, son deuxième fils, tomba aux portes de sa salle, terrassé par un grand drac-froid.

Bientôt, le Peuple de Durin abandonna massivement les Montagnes Grises. Grór, fils de Dáin, partit pour les Collines de Fer avec bon nombre de suivants ; mais Thrór, l’héritier de Dáin, ainsi que Borin, le frère de son père, rentrèrent à Erebor avec le reste des Nains. Thrór ramena la Pierre Arcane dans la Grand-Salle de Thráin, et lui et ses gens prospérèrent et s’enrichirent, et ils gagnèrent l’amitié des Hommes de la région. Car ils ne fabriquaient pas seulement de beaux et merveilleux objets, mais aussi des armes et des armures de grande valeur ; et il y avait grand commerce de minerai entre eux et leurs parents dans les Collines de Fer. Ainsi les Hommes du Nord, qui vivaient entre la Celduin (la Rivière Courante) et la Carnen (l’Eau Rouge), devinrent de puissants guerriers, et ils chassèrent de l’Est tous les ennemis ; et les Nains vécurent dans l’abondance, et les Salles d’Erebor retentissaient du son des chants et des réjouissances42.

La rumeur de l’opulence d’Erebor se répandit alors à travers les terres et vint à l’oreille des dragons, et c’est ainsi que Smaug le Doré, le plus puissant dragon de son époque, prit enfin les airs ; et sans prévenir, il assaillit le roi Thrór et descendit sur la Montagne en flammes. Tout ce royaume ne tarda pas à disparaître, et la ville voisine, le Val, fut laissée à l’état de ruines et vidée de ses habitants ; mais Smaug entra dans la Grand-Salle et s’allongea sur un grand amas d’or.

De nombreux parents de Thrór échappèrent aux flammes et à la mise à sac ; et, dernier de tous, par une porte secrète conduisant hors des salles, vint Thrór lui-même avec son fils Thráin II. Ils partirent au sud avec leur famille43, sans asile, dans de longues errances. Quelques-uns de leurs parents et de leurs plus fidèles suivants étaient également avec eux.

Des années plus tard, Thrór, désormais vieux, appauvri et au désespoir, remit à son fils Thráin le seul véritable trésor qui lui restait, le dernier des Sept Anneaux, puis il partit avec un seul vieux compagnon, du nom de Nár. Au sujet de l’Anneau, il dit à Thráin, le jour de leur séparation :

« Ceci pourrait être pour toi l’assise d’une nouvelle fortune, bien que la chose soit peu probable. Mais il faut de l’or pour engendrer de l’or. »

« Vous ne songez tout de même pas à retourner à Erebor ? » dit Thráin.

« Pas à mon âge, dit Thrór. Notre vengeance contre Smaug, je te la lègue à toi et à tes fils. Mais je ne supporte plus la pauvreté et le mépris des Hommes. Je m’en vais voir ce que je puis trouver. » Il ne dit pas où.

Peut-être le vieil âge l’avait-il rendu un peu fou, l’âge, l’infortune, et sa trop longue rumination des splendeurs de la Moria du temps de ses ancêtres ; ou peut-être était-ce l’Anneau qui, dès lors que s’éveillait son maître, exerçait sa nocive influence, l’amenant à la folie et à la destruction. Quittant la Dunlande où il s’était établi, il s’en fut vers le nord avec Nár, et ils franchirent tous deux le Col de Cornerouge et descendirent à Azanulbizar.

En arrivant à la Moria, Thrór trouva la Porte béante. Nár le supplia de prendre garde, mais Thrór ne fit pas attention à lui et entra la tête haute, tel un héritier retrouvant son domaine. Toutefois, il ne reparut pas. Nár demeura sur place pendant bien des jours, mais il resta caché. Un jour, il entendit un cri féroce et le hurlement d’un cor, puis quelqu’un jeta au-dehors un cadavre qui vint rouler au milieu des marches. Craignant que ce ne fût Thrór, Nár s’avança discrètement, mais une voix jaillit de l’intérieur :

« Viens-t’en petit barbu ! On te voit. Mais tu n’as rien à craindre aujourd’hui. Tu dois nous servir de messager. »

Nár s’approcha alors, et il vit que le corps était bien celui de Thrór ; mais la tête était tranchée et gisait face contre terre. S’agenouillant auprès, il entendit des rires d’Orques parmi les ombres, et la voix poursuivit :

« Quand des gueux ne peuvent attendre à la porte, mais entrent en catimini pour essayer de nous voler, voilà ce qu’on leur fait. S’il y en a encore parmi vous qui viennent traîner leur sale barbe par ici, ils connaîtront le même sort. Va en informer tes gens ! Mais si sa famille désire savoir qui est le roi de nos jours en ces lieux, regarde son visage : le nom est écrit dessus. C’est moi qui l’ai écrit ! C’est moi qui l’ai tué. C’est moi le maître ! »

Nár retourna alors la tête, et il vit marqué au fer rouge sur le front, en runes naines pour qu’il puisse le lire, le nom AZOG. Ce nom devait rester marqué dans son cœur, comme dans celui de tous les Nains. Nár se baissa pour ramasser la tête, mais la voix d’Azog44 dit :

« Lâche ça ! Va-t’en ! Voici tes honoraires, barbe-gueuse ! » Une petite bourse vint le heurter. Elle renfermait quelques pièces de peu de valeur.

En pleurs, Nár s’enfuit le long de l’Argentine ; mais il se retourna une fois et vit que des Orques étaient sortis pour tailler le cadavre en pièces, qu’ils jetaient aux corneilles noires.

Tel fut le récit que Nár rapporta à Thráin ; et Thráin, quand il eut fini de pleurer et de s’arracher la barbe, se réfugia dans le silence. Sept jours durant, il resta assis sans mot dire. Puis il se leva et s’écria : « Ceci est intolérable ! » Ainsi commença la Guerre des Nains et des Orques, longue et meurtrière, livrée en grande partie dans les profondeurs de la terre.

Thráin envoya aussitôt des messagers au nord, à l’est et à l’ouest afin de propager cette histoire ; mais il fallut trois ans aux Nains pour rassembler leurs forces. Le Peuple de Durin rallia tous ses soldats, rejoints par de grandes forces venant des Maisons des autres Pères ; car l’outrage subi par l’héritier de l’Aîné des leurs les avait mis en grand courroux. Quand tout fut prêt, ils assaillirent et saccagèrent, l’une après l’autre, toutes les places fortes des Orques qu’ils purent trouver entre le Gundabad et la Rivière aux Flambes. Les deux camps furent sans merci, semant la mort et multipliant les actes cruels, dans le noir comme à la lumière. Mais les Nains eurent le dessus grâce à leur force, leurs armes hors pair, et l’ardeur de leur courroux ; et ils fouillèrent tous les repaires sous les montagnes à la recherche d’Azog.

Enfin, tous les Orques qui les avaient fuis se trouvèrent réunis en Moria, et l’armée naine à leur poursuite vint à Azanulbizar. Cette grande vallée, qui s’étendait entre les épaulements des montagnes autour du lac de Kheled-zâram, avait fait partie autrefois du royaume de Khazad-dûm. Apercevant l’entrée de leurs anciens palais au flanc de la colline, ils poussèrent un grand cri qui gronda comme le tonnerre dans la vallée. Mais une grande armée était déployée sur les pentes au-dessus d’eux ; et une multitude d’Orques, tenus en réserve par Azog, se déversa des portes pour l’ultime confrontation.

Au début, la fortune tourna contre les Nains, car c’était un sombre jour d’hiver sans soleil, et les Orques n’hésitèrent point : ils étaient les plus nombreux, et ils occupaient les hauteurs. Ainsi commença la Bataille d’Azanulbizar (ou Nanduhirion en langue elfique), dont le souvenir fait encore frémir les Orques et pleurer les Nains. Le premier assaut de l’avant-garde, sous le commandement de Thráin, fut repoussé avec pertes, et Thráin fut refoulé dans un bois de haut fût qui se dressait encore à cette époque non loin du Kheled-zâram. Là, tomba son fils Frerin et Fundin son cousin, ainsi que de nombreux autres, et Thráin et Thorin furent tous deux blessés45. Sur les autres fronts, la bataille penchait d’un côté puis de l’autre, causant grand massacre ; mais elle prit une tournure décisive avec l’arrivée tardive de troupes fraîches venues des Collines de Fer : les guerriers de Náin, fils de Grór, dans leurs fières cottes de mailles. Au cri de « Azog ! Azog ! », ils fendirent la presse d’Orques jusqu’au seuil même de la Moria, terrassant de leurs pioches tous ceux qu’ils trouvaient sur leur chemin.

Alors Náin se tint devant la Porte et cria d’une voix puissante : « Azog ! Si vous êtes là, sortez ! Ou la joute est-elle trop rude pour vous dans la vallée ? »

Azog apparut sur ces entrefaites, et c’était un grand Orque à tête immense, casqué de fer, fort, mais d’une grande agilité. De nombreux autres, semblables à lui, l’accompagnaient, les combattants de sa garde ; et tandis qu’ils engageaient le fer avec la compagnie de Náin, Azog se tourna vers lui et dit :

« Quoi ? Encore un gueux à ma porte ? Faut-il que je te marque toi aussi ? » Sur ce, il se rua sur Náin et ils combattirent. Mais la rage de Náin le rendait quasi aveugle et le combat l’avait épuisé, tandis qu’Azog était frais, féroce, et plein de ruse. Bientôt, Náin porta un grand coup avec toute la force qui lui restait, mais Azog se jeta de côté et renversa Náin d’un coup de pied à la jambe ; le fer de la pioche se brisa contre la pierre et Náin s’affala sur le sol. Alors, Azog frappa vivement pour lui trancher le cou. Le collet de mailles de Náin repoussa le tranchant, mais le coup était si violent qu’il lui brisa la nuque, et il mourut.

Alors, Azog rit, et il leva la tête, prêt à hurler de triomphe ; mais le cri mourut dans sa gorge. Car il vit que toute son armée se débandait dans la vallée, et les Nains allaient de-ci de-là, massacrant à leur guise, et ceux qui trouvaient moyen de leur échapper fuyaient vers le sud, courant à toutes jambes et poussant des cris aigus. Et auprès, tous les soldats de sa garde gisaient morts. Il tourna les talons et s’enfuit vers la Porte.

Dans les marches, bondit après lui un Nain à la hache sanglante. C’était Dáin Piédefer, fils de Náin. Il saisit Azog juste devant les portes, et là, il le tua, et lui trancha la tête. Ce fut considéré comme une grande prouesse, car Dáin n’était alors qu’un tout jeune Nain, selon l’appréciation de ses semblables. Mais une longue vie l’attendait, et de nombreuses batailles, jusqu’au jour où, encore droit comme un chêne, il tomba enfin dans la Guerre de l’Anneau. Et pourtant l’on dit que, si intrépide et emporté qu’il fût, son visage était livide lorsqu’il redescendit de la Porte, comme quelqu’un qui aurait éprouvé une grande peur.

Quand la victoire fut enfin acquise, les Nains qui restaient se réunirent à Azanulbizar. Ils prirent la tête d’Azog et lui enfoncèrent dans la bouche la bourse de menue monnaie qu’il leur avait remise, puis ils plantèrent la tête sur un pieu. Mais il n’y eut cette nuit-là ni festin ni chanson ; car le nombre de leurs morts était plus incommensurable que le deuil. À peine la moitié d’entre eux, dit-on, pouvait encore tenir debout ou aspirer à la guérison.

Au matin, toutefois, Thráin se tint devant eux. Il était éborgné, et une blessure à la jambe le faisait boiter ; mais il dit : « Bien ! La victoire est à nous. Khazad-dûm aussi ! »

Mais ils répondirent : « Vous êtes peut-être l’Héritier de Durin, mais, même borgne, vous devriez voir plus clairement. Nous avons livré cette guerre par vengeance, et nous l’avons obtenue. Mais elle n’est pas douce. Si c’est là une victoire, nos mains sont trop petites pour la saisir. »

Et ceux qui n’étaient pas du Peuple de Durin dirent en outre : « Khazad-dûm n’a jamais été la maison de nos Pères. Qu’avons-nous gagné, sinon un espoir de richesses ? Mais s’il nous faut maintenant partir sans récompense, et sans compensation pour nos pertes, plus tôt nous aurons regagné nos foyers, plus nous seront satisfaits. »

Alors, Thráin se tourna vers Dáin : « Serai-je donc abandonné par mes propres parents ? » demanda-t-il. « Non, répondit Dáin. Vous être l’ancêtre de notre Peuple. Nous avons saigné pour vous, et nous saignerons encore. Mais nous n’entrerons pas à Khazad-dûm. Vous-même n’y entrerez pas. Moi seul ai regardé dans l’ombre de la Porte. Au-delà de cette ombre, il vous attend encore : le Fléau de Durin. Le monde devra changer, et voir un nouveau pouvoir apparaître, autre que le nôtre, avant que le Peuple de Durin ne revienne en Moria. »

Ainsi, après Azanulbizar, les Nains se dispersèrent de nouveau. Mais d’abord, ils entreprirent la pénible tâche de dépouiller tous leurs morts, afin que les Orques ne puissent venir faire provision d’armes et d’armures. Tous les Nains qui rentrèrent de ce champ de bataille, raconte-t-on, ployaient sous un lourd fardeau. Puis ils élevèrent maints bûchers et y incinérèrent les corps de leurs semblables. Bon nombre d’arbres furent abattus dans la vallée, qui demeura à jamais nue ; et la fumée du brasier fut aperçue en Lórien46.

Les horribles feux réduits à l’état de cendres, les alliés regagnèrent chacun leur pays, et Dáin Piédefer ramena les gens de son père jusqu’aux Collines de Fer. Alors, debout près du grand pieu, Thráin dit à Thorin Lécudechesne : « D’aucuns diraient que cette tête fut chèrement payée ! Nous, du moins, l’avons payée de notre royaume. Reviendras-tu avec moi à l’enclume ? Ou iras-tu quémander ton pain aux plus augustes portes ? »

« À l’enclume, répondit Thorin. Le marteau tout au moins préserve la force des bras, jusqu’au jour où ils pourront manier de plus tranchants outils. »

Or donc, Thráin et Thorin, avec ce qui restait de leurs suivants (parmi lesquels se trouvaient Balin et Glóin), retournèrent en Dunlande ; mais ils repartirent peu après, errant de par l’Eriador, avant de poursuivre leur exil dans une nouvelle demeure à l’est des Ered Luin, au-delà du Loune. Et s’ils forgeaient surtout le fer à cette époque, ils prospérèrent comme ils purent, et leur population s’accrut lentement47. Mais comme l’avait dit Thrór, il fallait à l’Anneau de l’or pour engendrer de l’or ; et de ce métal, comme de tout autre métal précieux, ils étaient largement, sinon entièrement dépourvus.

Il convient de parler ici de cet Anneau en bref. Les Nains du Peuple de Durin croyaient qu’il s’agissait du premier des Sept à avoir été forgés ; et ils disent qu’il fut offert au Roi de Khazad-dûm, Durin III, par les forgerons elfes eux-mêmes, et non par Sauron, bien qu’il fût sans doute imprégné de son pouvoir maléfique, car il prit part à la façon de tous les Sept. Mais ceux qui le détenaient ne le montraient jamais et n’en parlaient pas, et la plupart ne s’en séparaient qu’à l’article de la mort, si bien qu’on ne savait jamais vraiment qui en était le dépositaire. Certains croyaient qu’il était resté à Khazad-dûm, dans les tombeaux secrets des rois, à supposer qu’ils n’eussent pas été découverts et pillés ; mais chez les proches de l’Héritier de Durin, on croyait (à tort) que Thrór le portait le jour où il eut l’imprudence de retourner là-bas ; et on ignorait ce qu’il était devenu. Il ne fut pas retrouvé sur le corps d’Azog48.

Il se peut bien toutefois, comme les Nains le pensent aujourd’hui, que Sauron, par le biais de ses artifices, ait découvert qui était en possession de cet Anneau, le dernier qui demeurât libre ; et que la singulière infortune des héritiers de Durin ait été due en grande partie à sa malveillance. Car les Nains s’étaient révélés indomptables par ce moyen. Le seul pouvoir que les Anneaux exerçaient sur eux consistait à attiser en leur cœur la convoitise de l’or et d’objets précieux, de sorte que, à défaut de ceux-ci, toutes les autres bonnes choses paraissaient sans valeur, et ils ressentaient une vive colère et un désir de vengeance contre tous ceux qui les spoliaient. Mais ils sont, depuis leur commencement, car c’est ainsi qu’ils ont été faits, d’une trempe farouchement résistante à toute domination. On pouvait les tuer ou les mutiler, mais on ne pouvait les réduire à des ombres soumises à une autre volonté ; et aucun Anneau, pour cette même raison, n’avait d’effet sur leur longévité, en l’augmentant ou en l’écourtant. Sauron n’en haïssait que davantage leurs détenteurs et cherchait d’autant plus à les déposséder.

Peut-être le pouvoir maléfique de l’Anneau est-il donc en partie responsable de l’agitation et du mécontentement que l’on observa chez Thráin au bout de quelques années. La convoitise de l’or hantait sans cesse ses pensées. Enfin, n’y tenant plus, il tourna ses pensées vers Erebor et résolut d’y retourner. Il ne dit rien à Thorin du trouble qui l’agitait ; mais avec Balin, Dwalin et quelques autres, il se leva, fit ses adieux et s’en alla.

On sait peu de chose de ce qu’il advint de lui ensuite. Il apparaît aujourd’hui que, aussitôt parti de chez lui avec ses quelques compagnons, il fut pourchassé par les émissaires de Sauron. Poursuivi par des loups, assailli par des Orques, traqué du haut des airs par des oiseaux funestes, il s’efforça d’aller au nord, mais ses malheurs ne firent qu’empirer. Il vint une nuit sombre où lui et ses compagnons se trouvaient à errer dans le pays au-delà de l’Anduin, lorsqu’une pluie noire les poussa à chercher refuge sous les frondaisons de Grand’Peur. Au matin, Thráin avait disparu du campement, et ses compagnons l’appelèrent en vain. Ils le cherchèrent pendant bien des jours, après quoi ils perdirent espoir et rentrèrent finalement auprès de Thorin. Ce fut seulement bien plus tard que l’on apprit que Thráin avait été capturé vivant, emmené et jeté dans les culs-de-basse-fosse de Dol Guldur. Là-bas, il fut torturé, dépouillé de l’Anneau, et livré enfin à la mort.

Ainsi, Thorin Lécudechesne devint l’Héritier de Durin, mais un héritier sans espoir d’héritage. Quand disparut Thráin, il avait quatre-vingt-quinze ans, et c’était un Nain illustre et de fière allure ; mais il paraissait satisfait de demeurer en Eriador. Là, il travailla dur et s’enrichit tant qu’il le put par le commerce ; et son peuple s’accrut dans l’affluence des Gens de Durin qui avaient entendu parler de son établissement dans l’ouest et qui vinrent à lui dans leurs errances. Et voilà qu’ils avaient de belles demeures dans les montagnes, et abondance de biens, et leurs jours ne leur semblaient pas si sombres, bien qu’ils n’aient cessé d’évoquer dans leurs chants la Montagne Solitaire au loin.

Les années s’accumulèrent. Et dans le cœur de Thorin, les braises s’attisaient lorsqu’il ruminait l’injure faite à sa maison et le devoir de vengeance dont il avait hérité à l’encontre du Dragon. Et tandis que résonnait la forge sous les coups de son puissant marteau, il rêvait d’armes, d’armées, d’alliances ; mais les armées étaient dispersées, les alliances rompues, et peu nombreuses les haches de son peuple ; et une grande colère sans espoir le consumait comme il frappait le fer rougi sur l’enclume.

Puis survint par le plus grand des hasards cette fameuse rencontre entre Gandalf et Thorin, rencontre qui devait bouleverser les destinées de la Maison de Durin et conduire également à d’autres fins, plus grandes encore. Un jour49 Thorin, rentrant dans l’Ouest au terme d’un de ses voyages, décida de passer la nuit à Brie. Gandalf aussi y séjournait : il se rendait dans le Comté, qu’il n’avait pas visité depuis une vingtaine d’années. Il était las et comptait s’y reposer quelque temps.

Parmi ses nombreux soucis, il s’inquiétait du danger qui planait sur le Nord ; car il savait déjà alors que Sauron préparait la guerre, et que son intention, dès qu’il s’en sentirait les moyens, était d’attaquer Fendeval. Mais pour résister à toute attaque venue de l’Est dans le but de reprendre le pays d’Angmar et les passages du nord des montagnes, il n’y avait plus que les Nains des Collines de Fer. Et au pied de celles-ci s’étendait la désolation du Dragon. Ce Dragon, Sauron pourrait en faire un terrible usage. Comment donc mettre fin à la menace de Smaug ?

Gandalf était précisément assis à méditer ces questions lorsque Thorin se tint devant lui et dit : « Maître Gandalf, je ne vous connais que de vue, mais aujourd’hui, j’aimerais vivement m’entretenir avec vous. Car mes pensées se sont souvent tournées vers vous ces derniers temps, comme si l’on m’enjoignait de vous rechercher. En vérité, je l’aurais fait, si j’avais su où vous trouver. »

Gandalf le regarda avec étonnement. « Voilà qui est étrange, Thorin Lécudechesne, dit-il. Car j’ai pensé à vous également ; et si je me rends à présent dans le Comté, il ne m’a pas échappé que c’est aussi la route qui conduit à vos grandes salles. »

« Libre à vous de les appeler ainsi, dit Thorin. Ce ne sont que de pauvres demeures d’exil. Mais vous y seriez le bienvenu, si vous y veniez. Car on dit que vous êtes sage et que vous savez mieux que quiconque ce qui se passe dans le monde ; et j’ai de nombreux soucis que vos conseils pourraient alléger. »

« Je viendrai, dit Gandalf, car je devine que nous avons au moins un souci en commun. Le Dragon d’Erebor me préoccupe, et je ne pense pas que le petit-fils de Thrór l’aura oublié. »

Ce qu’il advint de cette rencontre est raconté ailleurs : comment Gandalf accoucha d’un étrange stratagème pour venir en aide à Thorin, et comment Thorin et ses compagnons quittèrent le Comté pour entreprendre la quête de la Montagne Solitaire aux répercussions aussi importantes qu’imprévues. Seules les choses qui touchent au Peuple de Durin seront évoquées ici.

Bard d’Esgaroth terrassa le Dragon, mais le Val fut le théâtre de combats. Car les Orques marchèrent sur l’Erebor sitôt qu’ils eurent vent du retour des Nains ; et leur chef n’était autre que Bolg, le fils d’Azog tué par Dáin dans son jeune temps. Dans cette première Bataille du Val, Thorin fut blessé à mort ; et on l’ensevelit dans une tombe sous la Montagne avec la Pierre Arcane sur son sein. Fíli et Kíli, ses fils de sœur, y périrent également. Mais Dáin Piédefer, son cousin, qui vint à son secours des Collines de Fer, et qui était aussi son légitime héritier, devint alors le roi Dáin II ; et le Royaume sous la Montagne fut rétabli comme Gandalf l’avait recherché. Dáin se révéla un grand roi et un homme de sagesse, et les Nains retrouvèrent puissance et prospérité sous son règne.

À la fin de l’été de la même année (2941), Gandalf réussit enfin à persuader Saruman et le Conseil Blanc d’attaquer Dol Guldur, et Sauron se retira et s’enfuit au Mordor, afin d’y être protégé, croyait-il, de tous ses ennemis. Ainsi donc, quand la Guerre arriva enfin, le principal assaut fut dirigé vers le sud ; mais même alors, Sauron, de sa main droite tendue au loin, eût pu causer de grands ravages dans le Nord, si le roi Dáin et le roi Brand ne s’étaient mis en travers de sa route. C’est là précisément ce que Gandalf dit à Frodo et à Gimli, lorsque après la Guerre ils séjournèrent un temps ensemble à Minas Tirith. Des nouvelles étaient parvenues quelques jours avant au Gondor, en rapport avec ces lointains événements.

« La chute de Thorin m’avait beaucoup peiné, dit Gandalf ; et maintenant, nous apprenons que Dáin est tombé à son tour, au Val encore une fois, alors même que nous combattions ici. Je dirais que c’est une lourde perte, si ce n’était pas un pur émerveillement de savoir que, dans son grand âge, il ait encore pu manier la hache aussi puissamment qu’on le décrit, debout sur le corps du roi Brand devant la Porte d’Erebor, jusqu’à la venue des ténèbres.

« Mais les choses auraient pu tourner autrement, et bien plus mal. Quand vous songerez à la grande Bataille du Pelennor, n’oubliez pas les batailles du Val et la valeur du Peuple de Durin. Songez à ce qui aurait pu advenir. Feu de dragon et coups d’épées barbares en Eriador ; la nuit à Fendeval. Le Gondor pourrait ne pas avoir de Reine. Nous n’aurions plus qu’à rentrer, après notre victoire ici, vers un pays de cendre et de ruine. Mais cela fut évité – parce que je rencontrai Thorin Lécudechesne, un soir au seuil du printemps, à Brie. Une pure rencontre de hasard, comme on dit en Terre du Milieu. »

Dís était la fille de Thráin II. Elle est la seule femme du peuple nain à être nommée dans ces récits. D’après ce que rapportait Gimli, les femmes naines sont peu nombreuses, ne constituant pas plus du tiers de la population, selon toute vraisemblance. Elles sortent peu au-dehors, sauf en cas d’extrême nécessité. Elles sont, par la voix et l’apparence, et par leur costume lorsqu’elles doivent voyager, si semblables à leurs pendants masculins que les yeux et les oreilles des autres peuples n’arrivent pas à les distinguer. Ceci est à l’origine de l’absurde croyance, fort répandue chez les Hommes, voulant qu’il n’y ait pas de femmes naines, et que les Nains soient « issus de la pierre ».

C’est à cause de la rareté de ses femmes que le peuple des Nains s’accroît avec lenteur, et qu’il en est péril lorsqu’ils ne disposent pas d’habitations sûres. Car les Nains ne prennent jamais qu’une seule femme ou un seul mari au cours de leur existence, et ils sont jaloux, comme dans tout ce qui touche à leurs droits. Chez eux, la proportion d’hommes mariés est en fait de moins d’un tiers. Car toutes les femmes ne prennent pas mari : certaines n’en veulent pas ; d’autres en désirent un qu’elles ne peuvent obtenir, et ne veulent d’aucun autre. Quant aux hommes, ils sont aussi fort nombreux à ne pas s’intéresser au mariage, trop absorbés par le travail manuel.











Annales des rois et dirigeants

Fondation d’Erebor, 1999.

Dáin I tué par un dragon, 2589.

Retour à Erebor, 2590.

Mise à sac d’Erebor, 2770.

Meurtre de Thrór, 2790.

Rassemblement des Nains, 2790-2793.

Guerre entre Nains et Orques, 2793-2799.

Bataille de Nanduihirion, 2799.

Thráin part en errance, 2841.

Mort de Thráin et perte de son Anneau, 2850.

Bataille des Cinq Armées et mort de Thorin II, 2941.

Balin se rend en Moria, 2989.

* Les noms ainsi marqués sont ceux des Nains considérés comme ayant été rois du Peuple de Durin, en exil ou non. Parmi les autres compagnons de Thorin Lécudechesne lors du voyage à Erebor, Ori, Nori et Dori étaient également de la Maison de Durin et des parents plus éloignés de Thorin ; Bifur, Bofur et Bombur étaient des descendants des Nains de la Moria, mais non de la lignée de Durin. Pour le signe †, voir ici.

Gimli fils de Glóin jouit d’une grande renommée, car il était des Neuf Marcheurs qui partirent avec l’Anneau ; et il demeura aux côtés d’Elessar tout au long de la Guerre. Il fut surnommé Ami-des-Elfes à cause du profond attachement qui se développa entre lui et Legolas, le fils du roi Thranduil, et de son adoration pour la dame Galadriel.

Après la chute de Sauron, Gimli fit venir une partie du peuple d’Erebor dans le Sud, et il devint Seigneur des Brillantes Cavernes. Lui et ses gens accomplirent de grands travaux, tant au Gondor qu’au Rohan. À Minas Tirith, ils façonnèrent des portes de mithril et d’acier en remplacement des anciennes, renversées par le Roi-Sorcier. Son ami Legolas fit également venir des Elfes de Vertbois, et ils vécurent en Ithilien, et ce devint comme autrefois le plus beau pays de toutes les terres de l’ouest.

Mais quand le roi Elessar renonça à la vie, Legolas suivit enfin le désir de son cœur et fit voile outre-Mer.






Suit l’une des dernières notes du Livre Rouge

On a entendu raconter que Legolas emmena Gimli fils de Glóin avec lui en raison de leur grande amitié, plus forte que toutes celles qui ont pu exister entre Elfe et Nain. Si cela est vrai, c’est pour le moins étonnant : qu’un Nain ait consenti à quitter la Terre du Milieu pour une quelconque amitié, que les Eldar aient voulu l’accueillir, ou que les Seigneurs de l’Ouest l’aient autorisé. Mais il est dit que Gimli s’en fut également par désir de revoir la beauté de Galadriel ; et il se peut que la Dame, puissante parmi les Eldar, lui ait obtenu cette faveur. Il est impossible d’en dire plus à ce sujet.

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