9L’antre d’Araigne
C’était peut-être le jour, comme l’affirmait Gollum, mais les hobbits ne voyaient guère de différence, sinon que le ciel lourd était peut-être moins entièrement noir, semblable plutôt à un vaste plafond de fumée ; tandis que les ténèbres nocturnes, encore tapies dans les fissures et les trous, avaient laissé place à une ombre grise et incertaine qui s’étendait tel un voile devant le monde pierreux alentour. Ils poursuivirent leur ascension, Gollum en tête, les hobbits maintenant côte à côte. Le long ravin s’étirait entre les colonnes de pierre érodées et déchiquetées, dressées de part et d’autre comme d’énormes statues auxquelles on n’aurait jamais donné forme. Il n’y avait pas un son. À quelque distance en avant, un mille ou à peu près, se voyait un grand mur gris, ultime rempart de pierre montagneuse. Son imposante masse se fit plus sombre et plus haute à leur approche, et bientôt, elle se dressa devant eux telle une haute tour, bloquant la vue de tout ce qui se trouvait au-delà. Une ombre profonde s’étendait à ses pieds. Sam huma l’air.
« Pouah ! Quelle odeur ! dit-il. Ça empeste de plus en plus. »
Ils se tinrent bientôt sous cette ombre, et là, au milieu, ils aperçurent l’entrée d’une caverne. « C’est par là, dit doucement Gollum. C’est l’entrée du tunnel. » Il n’en prononça pas le nom : Torech Ungol, l’Antre d’Araigne. Une puanteur en émanait, non pas l’écœurante odeur de pourriture des prairies de Morgul, mais un relent nauséabond, comme d’une ordure innommable, lentement accumulée dans les ténèbres à l’intérieur.
« C’est le seul chemin, Sméagol ? » demanda Frodo.
« Oui, oui, répondit-il. Oui, il faut entrer par là, maintenant. »
« Tu veux dire que t’es déjà passé au travers de c’trou ? dit Sam. Peuh ! Mais c’est pas ça qui te dérange, toi, les mauvaises odeurs, si ça se trouve. »
Les yeux de Gollum étincelèrent. « Il ne sait pas ce qui nous dérange, hein, trésor ? Non, il ne sait pas. Mais Sméagol peut endurer des choses. Oui. Il est passé au travers. Oh oui, d’un bout à l’autre. C’est le seul chemin. »
« Qu’est-ce qui peut bien puer autant, je me le demande, dit Sam. C’est comme… enfin, j’aime mieux pas le dire. Un horrible trou à orques, je gage, avec un siècle de leurs ordures dedans. »
« Eh bien, dit Frodo, Orques ou non, si c’est le seul chemin, nous devons le prendre. »
Avec une profonde inspiration, ils passèrent à l’intérieur. Après seulement quelques pas, ils se retrouvèrent dans l’obscurité la plus totale et la plus insondable. Frodo et Sam n’avaient pas connu pareilles ténèbres depuis les sombres galeries de la Moria ; et elles étaient ici plus profondes et plus denses, si la chose était possible. Là-bas, il y avait des mouvements d’air, des échos, une sensation d’espace. Ici, l’air était inerte, stagnant, lourd, et le son retombait sans vie. Ils avaient l’impression d’avancer dans une vapeur noire, de respirer les ténèbres mêmes, ce qui aveuglait non seulement les yeux mais aussi la pensée ; tant et si bien que le souvenir des formes et des couleurs, et de toute lumière visible, en était effacé. La nuit avait toujours été, et elle serait toujours : la nuit était tout.
Mais pour l’instant, ils pouvaient encore sentir, et de fait, les sensations sous leurs pieds et au bout de leurs doigts leur parurent aiguisées au début, au point de sembler douloureuses. À leur grand étonnement, les murs étaient lisses au toucher, et le sol, hormis une marche ici et là, était uni et droit, gardant toujours la même pente raide. Le tunnel était haut et large, si large que, même en marchant côte à côte et en se contentant de frôler les murs latéraux de leur main tendue, les hobbits étaient séparés, isolés au milieu des ténèbres.
Gollum était entré en premier et semblait n’être qu’à quelques pas en avant. Tant qu’ils furent capables de s’aviser de tels détails, ils entendirent, juste devant eux, le son sifflant de sa respiration entrecoupée. Mais au bout d’un moment, leurs sens s’émoussèrent : le toucher et l’ouïe parurent s’engourdir chez eux, et ils continuèrent à marcher et à tâtonner, toujours plus avant, presque par la seule volonté qui les avait fait entrer, la volonté de traverser et le désir d’arriver enfin à la haute porte au-delà.
Ils ne marchaient pas depuis bien longtemps – peut-être ; mais il perdit bientôt toute notion du temps et des distances – quand Sam, tâtant le mur à droite, constata qu’il y avait une ouverture sur le côté : pendant un moment, il sentit un faible souffle d’air, moins pesant ; puis ils le dépassèrent.
« Il y a plus d’un passage ici », chuchota-t-il avec effort ; il semblait difficile de produire le moindre son. « Un sale trou à orques, s’il en fut jamais ! »
Par la suite, lui d’abord à sa droite, puis Frodo à gauche, remarquèrent trois ou quatre de ces ouvertures, parfois larges, quelquefois plus étroites ; mais il n’y avait pour l’instant aucun doute sur la galerie principale, car elle était droite et ne tournait pas, et elle poursuivait sa régulière montée. Mais sur quelle distance s’étirait-elle, combien de temps encore devraient-ils endurer cela, ou parviendraient-ils à l’endurer ? L’air devenait de plus en plus irrespirable à mesure qu’ils grimpaient ; et il leur arrivait souvent, à présent, de sentir dans les ténèbres aveugles une résistance plus forte que l’air vicié. Tandis qu’ils avançaient, ils sentaient des choses leur frôler la tête, ou encore les mains – de longs tentacules, ou des excroissances pendantes, peut-être ; ils n’auraient su dire ce que c’était. Et la puanteur ne cessait d’augmenter. Elle augmenta, au point où ils eurent presque l’impression de n’avoir plus que l’odorat, pour leur plus grand tourment. Une heure, deux heures, trois heures : combien de temps avaient-ils passé dans ce trou dépourvu de lumière ? Des heures – des jours, des semaines plutôt. Sam, laissant le côté du tunnel, se rapprocha de Frodo : leurs mains se rencontrèrent et s’unirent, et ils poursuivirent ainsi leur marche ensemble.
Enfin, Frodo, tâtonnant le long du mur de gauche, sentit soudain un vide. Il faillit s’écrouler de côté, dans le néant. Il y avait là quelque ouverture dans le rocher, beaucoup plus large qu’aucune de celles qu’ils avaient passées jusque-là ; et il s’en dégageait une odeur si nauséabonde et une sensation si intense de malignité cachée, que Frodo en fut tout étourdi. Et au même moment, Sam aussi vacilla et s’effondra sur le sol devant lui.
Malgré la peur et les haut-le-cœur, Frodo agrippa la main de Sam. « Debout ! dit-il sans voix, en un souffle rauque. Tout émane d’ici, la puanteur et le danger. Allons-nous-en ! Vite ! »
Rassemblant ce qu’il lui restait de force et de détermination, il tâcha de remettre Sam sur pied et contraignit ses propres jambes au mouvement.
Sam se traînait à côté de lui. Un pas, deux pas, trois pas ; enfin, six pas. Peut-être venaient-ils de passer l’horrible ouverture invisible ; en tout cas, il était soudainement plus facile de se mouvoir, comme si une volonté hostile les avait momentanément relâchés. Ils poursuivirent leur pénible marche, toujours main dans la main.
Mais presque aussitôt, ils rencontrèrent une nouvelle difficulté. Le tunnel bifurquait, semblait-il, et dans le noir, ils ne pouvaient dire quelle voie était la plus large, ni laquelle des deux restait davantage dans le droit chemin. Alors laquelle prendre : celle de gauche ou celle de droite ? Rien ne semblait le leur indiquer ; or, un mauvais choix risquait de leur être fatal.
« De quel côté est parti Gollum ? dit Sam d’une voix haletante. Et pourquoi il a pas attendu ? »
« Sméagol ! dit Frodo, essayant d’appeler. Sméagol ! » Mais sa voix se cassa, et le cri retomba presque aussitôt sorti de sa bouche. Il n’y eut pas de réponse, pas un écho, pas même un tremblement de l’air.
« Cette fois, il est vraiment parti, je gage, marmonna Sam. En plein là où il voulait nous amener. Gollum ! Si jamais je te mets de nouveau la main dessus, tu vas le regretter. »
Fouillant à tâtons dans le noir, ils découvrirent que le passage de gauche était bloqué : soit il était aveugle, soit une grande pierre avait obstrué la voie. « Ça ne peut être le bon chemin, murmura Frodo. Bon ou mauvais, il faut prendre l’autre. »
« Et vite ! dit Sam, haletant. Y a quelque chose de pire que Gollum aux alentours. Je sens quelque chose qui nous regarde. »
Ils n’avaient pas parcouru plus d’une dizaine de pieds lorsqu’un son se fit entendre derrière eux, un son horrible et surprenant, dans le lourd silence feutré : une sorte de gargouillis et de bouillonnement, suivis d’un long sifflement venimeux. Brusquement ils se retournèrent, mais ne purent rien discerner. Ils se tinrent immobiles comme des pierres, les yeux écarquillés, à attendre ils ne savaient quoi.
« C’est un piège ! » dit Sam, et il posa la main sur la poignée de son épée ; et ce faisant, il songea à l’obscurité du tertre d’où elle provenait. « Je voudrais bien que le vieux Tom soit près de nous ! » se dit-il. Et alors, comme il se tenait là entouré de ténèbres, le cœur noirci par la colère et le découragement, il lui sembla voir une lumière : une lumière dans son esprit, d’une clarté presque intolérable au début, comme un rayon de soleil aux yeux d’un prisonnier longtemps tenu à l’ombre. Puis la lumière se colora : de vert et d’or, d’argent, de blanc. Très loin, comme dans une petite image tracée par des doigts elfiques, il vit la dame Galadriel debout dans l’herbe de Lórien, ses mains chargées de cadeaux. Et toi, Porteur de l’Anneau, l’entendit-il dire, d’une voix lointaine mais claire, pour toi, j’ai préparé ceci.
Le sifflement bouillonnant s’approcha, et il y eut un grincement comme d’une grande créature se mouvant dans le noir avec une lente détermination dans ses mouvements articulés. Un relent nauséabond la précédait. « Maître, maître ! s’écria Sam, sa voix retrouvant vigueur et instance. Le cadeau de la Dame ! Le globe d’étoile ! Une lumière pour vous dans les endroits sombres, qu’elle disait que ce serait. Le globe d’étoile ! »
« Le globe d’étoile ? murmura Frodo, comme un dormeur répondant sans comprendre. Mais oui ! Comment ai-je pu l’oublier ? Une lumière quand toutes les autres lumières s’éteindront ! Et c’est bien la seule chose qui puisse nous aider, à présent. »
Lentement, il porta la main à sa poitrine ; et lentement, il éleva la Fiole de Galadriel. Pendant quelques instants, elle scintilla d’une lueur faible, comme une étoile montante empêtrée dans les brumes terrestres, puis, à mesure que son pouvoir croissait et que l’espoir sourdait dans l’esprit de Frodo, elle se mit à brûler, s’allumant d’une flamme argentée, infime noyau d’éblouissante lumière, comme si Eärendil lui-même était descendu des hauts sentiers du couchant avec le dernier Silmaril à son front. Les ténèbres reculèrent devant elle, et bientôt, elle parut briller au milieu d’un globe de cristal aérien, et la main qui le tenait étincelait d’un feu blanc.
Frodo contempla, enchanté, ce merveilleux cadeau qu’il avait si longtemps porté sur lui, sans avoir idée de sa pleine valeur et de son véritable pouvoir. Il s’en était rarement souvenu sur la route, jusqu’à ce qu’ils atteignent le Val de Morgul ; et il ne s’en était jamais servi par crainte de sa lumière, trop révélatrice. Aiya Eärendil Elenion Ancalima ! cria-t-il, sans savoir ce qu’il disait ; car on eût dit qu’une autre voix parlait à travers la sienne, claire, inaltérée par l’air vicié du souterrain.
Mais il est d’autres pouvoirs à l’œuvre en Terre du Milieu, les puissances de la nuit, et elles sont vieilles et fortes. Et Celle-là qui marchait dans les ténèbres avait entendu les Elfes lancer ce cri, loin dans la nuit des temps ; et elle ne l’avait pas écouté, et elle ne ploya pas devant lui à présent. Tandis même qu’il parlait, Frodo sentit qu’une grande malignité était fixée sur lui et qu’un regard mortel l’examinait. Non loin dans le tunnel, entre eux et l’ouverture qui les avait fait vaciller et trébucher, il s’aperçut que des yeux devenaient visibles, deux grandes grappes d’yeux aux multiples lucarnes – la menace qui les guettait, enfin dévoilée. Les rayons du globe d’étoile furent brisés et réfractés par leurs mille facettes, mais derrière ce miroitement, un feu pâle et mortel se mit à luire d’une flamme constante, allumée dans quelque profond fourneau de malveillance. Monstrueux, abominables étaient ces yeux, bestiaux et en même temps remplis d’une volonté calculatrice et d’une ivresse affreuse, une joie perverse de voir leur proie ainsi piégée, sans aucun espoir d’évasion.
Frodo et Sam, frappés d’épouvante, se mirent à reculer lentement, eux-mêmes tenus sous le regard terriblement fixe de ces yeux menaçants ; mais tandis qu’ils reculaient, les yeux avançaient de même. La main de Frodo vacilla et, peu à peu, la Fiole retomba. Puis soudain, libérés du sortilège qui les retenait, ne serait-ce que pour aller courir dans une vaine panique sous le regard amusé des yeux, ils tournèrent les talons et se sauvèrent ensemble ; mais tout en courant, Frodo regarda derrière son épaule et constata avec horreur que les yeux bondissaient aussitôt derrière lui. L’odeur de mort l’enveloppait comme un nuage.
« Volte-face ! cria-t-il désespérément. Rien ne sert de fuir. »
Lentement, les yeux s’approchèrent.
« Galadriel ! » implora-t-il ; et rassemblant tout son courage, il éleva de nouveau la Fiole. Les yeux s’arrêtèrent. Leur regard se relâcha pendant un moment, comme en proie à un léger doute. Alors Frodo sentit son cœur s’embraser, et, sans savoir ce qu’il faisait, si c’était folie, désespoir ou acte de courage, il prit la Fiole dans sa main gauche et tira son épée de sa droite. Dard jaillit du fourreau avec un éclair, et sa fine lame elfique étincela dans la lumière argent ; mais ses bords luisaient d’une flamme bleutée. Puis, levant l’étoile en l’air et tenant sa brillante épée, Frodo, hobbit du Comté, marcha résolument à la rencontre des yeux.
Ils hésitèrent. Un doute les assaillit à mesure qu’avançait la lumière. Un à un, ils s’estompèrent et lentement se retirèrent. Aucune clarté aussi mortelle ne les avait jamais affligés auparavant. Ni soleil, ni lune, ni étoile n’étaient jamais venus les troubler dans leur antre souterrain, mais voici qu’une étoile était descendue au sein de la terre même. Elle continuait d’approcher, et les yeux vacillèrent. Un à un, ils s’éteignirent jusqu’au dernier et se détournèrent ; puis une masse volumineuse, que la lumière n’atteignait pas, interposa son ombre boursouflée. Ils étaient partis.
« Maître, maître ! » s’écria Sam. Il n’était pas loin derrière lui, épée au clair, prêt à se battre. « Étoiles et gloire ! Les Elfes en feraient une chanson à coup sûr, s’ils en entendaient parler ! Et puis-je vivre assez longtemps pour leur dire et les entendre chanter. Mais arrêtez-vous, maître ! Ne descendez pas dans ce repaire ! C’est notre seule chance. Sortons de ce trou horrible ! »
Ainsi, ils firent demi-tour une fois de plus, d’abord marchant, puis courant ; car à mesure qu’ils avançaient, le tunnel se faisait de plus en plus raide, et chaque enjambée les portait au-dessus des horribles relents de l’antre invisible et leur redonnait vigueur et courage. Mais la haine de la Guetteuse couvait encore derrière eux, aveuglée pour un temps, peut-être, mais invaincue dans sa soif de mort. Et c’est alors qu’un souffle d’air vint à leur rencontre, froid et ténu. La sortie, la fin du tunnel, enfin ils la voyaient. Pantelants, avides de voir disparaître le plafond au-dessus de leurs têtes, ils se précipitèrent vers l’ouverture ; mais bientôt, ils furent projetés vers l’arrière, stupéfaits, et tombèrent à la renverse. L’issue était bloquée par une sorte de mur, mais non de pierre : il semblait mou et un peu élastique, quoique solide et inerte : l’air filtrait au travers, mais pas la moindre lueur. Ils chargèrent une fois de plus, mais furent violemment repoussés.
Élevant la Fiole, Frodo regarda, et il vit devant lui comme un voile de gris que les rayons du globe d’étoile ne traversaient pas et n’illuminaient pas ; comme une ombre qui, ne procédant d’aucune lumière, ne pouvait être dissipée par elle. Sur toute la largeur et la hauteur du tunnel était tissée une vaste toile, parfaitement régulière, comme celle de quelque gigantesque araignée, mais plus dense et beaucoup plus grande, et chaque fil avait l’épaisseur d’une corde.
Sam eut un rire sinistre. « Des toiles d’araignée ! dit-il. Rien que ça ? Des toiles d’araignée ! Mais quelle araignée ! À bas ! Disparaissez ! »
Furieux, il leur asséna un grand coup d’épée, mais le fil heurté par sa lame ne cassa pas. Il céda un peu et rebondit comme une corde d’arc, détournant la lame et repoussant à la fois l’épée et le bras. Par trois fois, Sam frappa de toutes ses forces ; et enfin une corde, une seule parmi la multitude, vint à se rompre, et elle frisa et claqua dans l’air en tournoyant. L’une des extrémités cingla la main de Sam et il cria de douleur, reculant alors et pressant sa main contre ses lèvres.
« Il faudrait des jours pour libérer le passage de cette façon, dit-il. Qu’est-ce qu’on va faire ? Les yeux sont-ils revenus ? »
« Non, pas le moindre signe d’eux, dit Frodo. Mais j’ai encore le sentiment qu’ils me regardent ou qu’ils pensent à moi – le temps de concocter un nouveau plan, peut-être. Si je laissais baisser cette lumière, ou si elle s’éteignait, ils ne tarderaient pas à revenir. »
« Pris au piège en fin de compte ! dit Sam avec amertume, sa colère prenant de nouveau le pas sur la fatigue et le désespoir. Comme des mouches dans un filet. Que la malédiction de Faramir vienne croquer ce Gollum et qu’elle le croque tout de suite ! »
« Ça ne nous aiderait pas maintenant, dit Frodo. Allons ! Voyons ce que Dard est capable de faire. C’est une lame elfique. Des toiles d’horreur étaient tissées aussi dans les sombres ravins du Beleriand où elle fut forgée. Mais tu devras monter la garde et tenir les yeux en respect. Tiens, prends le globe d’étoile. N’aie pas peur ! Tiens-le bien haut et ouvre l’œil ! »
Alors, Frodo s’avança jusqu’à la grande toile grise et, d’un grand coup de taille, il passa rapidement le tranchant de son arme sur une série de fils rapprochés, la retirant aussitôt après. La lame bleutée les sectionna comme une faux passant à travers l’herbe, et ils claquèrent et se tordirent avant de retomber mollement. Une grande déchirure était faite.
Il continua d’asséner de grands coups jusqu’à ce qu’enfin, toute la toile à sa portée fût rompue, et que la partie du haut flottât comme un voile dans le courant d’air. Le piège était brisé.
« Allez ! s’écria Frodo. En avant, en avant ! » Son esprit s’emplit soudain d’une joie folle : ils réussiraient à s’échapper, de la gueule du désespoir même. La tête lui tournait, comme après avoir bu d’un vin capiteux. Il s’élança au-dehors, hurlant dans sa course.
Ce pays obscur parut clair à ses yeux qui venaient de passer dans l’antre de la nuit. Les grandes fumées étaient plus hautes et moins épaisses, et les dernières heures d’une sombre journée s’écoulaient ; le rougeoiement du Mordor avait laissé place à une morne pénombre. Pourtant, Frodo eut l’impression d’ouvrir les yeux sur un matin tout à coup rempli d’espoir. Il était presque arrivé au sommet de la muraille. Encore un peu et ça y était. La Fente, Cirith Ungol, se dressait devant lui telle une faille sombre dans la crête noire, les cornes de rocher obscurcissant le ciel de part et d’autre. Encore un sprint et il serait de l’autre côté !
« Le col, Sam ! cria-t-il sans faire attention à sa voix qui, délivrée de l’air étouffant du tunnel, retentit alors, aiguë et stridente. Le col ! Cours, cours, et on sera de l’autre côté – avant que quiconque puisse nous arrêter ! »
Sam le suivait aussi vite qu’il pouvait convaincre ses jambes de courir ; mais bien qu’heureux d’être libre, il n’en était pas moins inquiet, et tout en courant, il ne cessait de regarder en arrière, vers l’arche sombre du tunnel, craignant d’en voir surgir des yeux, ou quelque forme inimaginable s’élançant à leur poursuite. Lui et son maître savaient trop peu de chose des ruses d’Araigne. Son antre avait plus d’une issue.
Il y avait fort longtemps qu’elle y habitait, créature malveillante de forme arachnéenne, de la race même de celles qui vivaient autrefois au Pays des Elfes dans l’Ouest, lequel est désormais sous la Mer ; celles que Beren avait combattues dans les Montagnes de la Terreur du Doriath, avant d’apercevoir Lúthien sur l’herbe verte il y a longtemps, parmi les ciguës, au clair de lune. Comment Araigne s’était rendue là, fuyant la catastrophe, aucun récit ne l’a transmis ; car peu nous sont parvenus des Années Sombres. Mais elle y était néanmoins, et ce, avant Sauron, et avant la première pierre de Barad-dûr ; et elle ne servait personne d’autre qu’elle-même, buvant le sang des Elfes et des Hommes, bouffie et engraissée de ses innombrables festins, perpétuellement remâchés et restitués en toiles ombreuses ; car toutes choses vivantes étaient sa nourriture, et sa vomissure était de ténèbres. De tous côtés, ses faibles rejetons, bâtards de misérables mâles, sa propre progéniture, que souvent elle tuait, se répandaient de vallon en vallon, de l’Ephel Dúath aux collines de l’est, jusqu’à Dol Guldur et aux repaires de Grand’Peur. Mais aucun ne pouvait rivaliser avec elle, Araigne la Grande, dernier enfant d’Ungoliant à affliger le monde malheureux.
Déjà, maintes années auparavant, Gollum l’avait vue, Sméagol, lui qui furetait dans tous les trous ; et dans les jours récents, il s’était prosterné devant elle, et la noirceur de la malignité d’Araigne l’accompagnait sur tous les chemins de sa lassitude, le coupant de la lumière et du remords. Et il avait promis de lui apporter de quoi manger ; car elle ne convoitait pas la même chose que lui. Elle ne connaissait rien et n’avait cure des tours et des anneaux, ni de toutes ces créations de l’esprit ou des mains ; elle qui, à tout autre qu’elle, ne souhaitait que la mort, corps et âme, et pour elle-même une débauche de vie, seule au monde, enflée jusqu’à ce que les montagnes ne pussent plus la soutenir et les ténèbres la contenir.
Mais ce désir était encore loin de se réaliser, et depuis fort longtemps maintenant, elle avait faim, tapie dans son antre, pendant que le pouvoir de Sauron grandissait et que la lumière et les êtres vivants désertaient ses frontières ; et la cité dans la vallée était morte, et ni Elfe ni Homme n’y venaient plus, seulement les malheureux Orques. Piètre nourriture, et méfiante de surcroît. Mais il fallait bien qu’elle mange, et malgré toute l’ardeur avec laquelle ils creusaient de nouveaux passages tortueux venant du col et de la tour qu’ils occupaient, elle trouvait toujours une façon de les attraper. Mais elle avait envie d’une viande plus délicate. Et Gollum la lui avait apportée.
« On verra, on verra, s’était-il souvent dit, quand l’humeur malveillante le prenait sur la périlleuse route qui l’avait amené des Emyn Muil au Val de Morgul. On verra. Il se peut bien, oh oui, il se peut bien que, quand elle se sera débarrassée des os et des vêtements vides, on le trouvera, on l’aura, le Trésor, une récompense pour le pauvre Sméagol qui apporte bonne nourriture. Et on sauvera le Trésor, comme promis. Oh oui. Et quand on l’aura ramené en sécurité, alors Elle le saura, oui, Elle va payer, mon trésor. À ce moment-là, tout le monde va payer ! »
Voilà ce qu’il pensait, dans un intime recoin de sa cautèle qu’il espérait encore lui cacher, même après être revenu la voir pour s’humilier devant elle pendant que ses compagnons dormaient.
Quant à Sauron : il savait où elle se terrait. Il était content de la voir là, affamée mais toujours aussi néfaste, plus sûre qu’aucun gardien qu’il eût pu concevoir pour surveiller cette ancienne voie d’accès à son territoire. Ses Orques étaient des esclaves utiles, mais il n’en manquait pas. Si Araigne en attrapait de temps à autre pour calmer son appétit, grand bien lui fasse : il pouvait s’en passer. Et parfois, comme un homme jette une friandise à sa chatte (il l’appelle sa chatte, mais elle ne le reconnaît point), Sauron lui envoyait des prisonniers pour lesquels il n’avait aucun autre usage : il les faisait conduire à son repaire et se faisait rendre compte de l’amusement qu’elle en avait tiré.
Ainsi vivaient-ils tous deux, jouissant de leurs manies respectives, et ne craignant aucun assaut, aucune colère, ni aucune fin à leur cruauté. Jamais une mouche n’avait encore échappé aux rets tendus par Araigne, et sa fin et sa rage n’en étaient que plus grandes, à présent.
Mais le pauvre Sam ne savait rien de ce mal qu’ils avaient attiré sur eux, sinon qu’une peur grandissait en lui, une menace qu’il ne pouvait voir ; et elle était devenue un tel poids qu’il lui était difficile de courir : ses jambes lui semblaient de plomb.
La terreur l’entourait, ses ennemis occupaient le col devant lui, et son maître, comme fou, courait étourdiment à leur rencontre. Détournant les yeux de l’ombre derrière lui et de la dense obscurité qui régnait sous la falaise à sa gauche, il regarda en avant et vit deux choses qui augmentèrent son désarroi. Il vit que l’épée que Frodo tenait encore dégainée étincelait d’une flamme bleue ; et il vit aussi que, même si le ciel au-delà s’était assombri, la fenêtre de la tour continuait de luire d’un éclat rouge.
« Des Orques ! dit-il entre ses dents. Jamais on pourra passer comme ça en coup de vent. Il y a des Orques alentour, et pire que des Orques. » Alors, retrouvant l’habitude du secret qu’il avait longtemps observée, il referma sa main sur la précieuse Fiole qu’il avait encore avec lui. Pendant un moment, elle brilla, rouge, du sang qui coulait dans ses veines ; puis il enfouit sa lumière par trop révélatrice dans une poche tout contre sa poitrine et serra sa cape elfique autour de lui. Il s’efforça alors de hâter le pas. Son maître le distançait : déjà, il le devançait d’une vingtaine de foulées, volant comme une ombre ; bientôt, il viendrait à s’effacer dans la grisaille du monde.
Sam venait à peine de cacher la lumière du globe d’étoile quand elle arriva. Un peu en avant et sur la gauche, il vit soudain, surgissant d’un trou d’ombre sous la falaise, la forme la plus répugnante qu’il lui eût été donné de voir, plus horrible que l’horreur d’un affreux cauchemar. Fort semblable à une araignée, elle était plus grande que les grandes bêtes de proie, et plus terrible qu’elles, étant donné la malveillance de ses yeux impitoyables. Ces mêmes yeux qu’il avait crus découragés et défaits, voilà qu’ils brillaient à nouveau d’un éclat redoutable, réunis en grappes sur sa tête penchée en avant. Elle avait de grandes cornes, et derrière son cou, semblable à une courte tige, était son corps enflé telle une immense boursouflure, un grand sac pendant qui se balançait entre ses pattes : sa grande masse était noire, tachetée de marques livides, mais le dessous du ventre était pâle et lumineux, et il répandait une odeur nauséabonde. Ses pattes repliées, dont les jointures noueuses pointaient bien au-dessus de son dos, étaient hérissées de poils tels des piquants d’acier, et chacune se terminait par une griffe.
Sitôt qu’elle eût pressé son corps spongieux et ses membres recroquevillés à travers l’entrée supérieure de son antre, elle se mit à avancer avec une horrible rapidité, tantôt courant sur ses pattes grinçantes, tantôt faisant un bond soudain. Elle se trouvait entre Sam et son maître. Soit elle ne vit pas Sam, soit elle évitait pour le moment le porteur de lumière, fixant toute son attention sur une seule proie, sur Frodo, privé de sa Fiole, courant à l’étourdie dans le sentier, encore inconscient du danger qui le guettait. Il courait vite, mais Araigne était plus rapide encore : plus que quelques bonds et elle l’aurait.
Sam, béant de surprise et d’effroi, rassembla tout son souffle pour crier. « Attention, derrière vous ! hurla-t-il. Attention, maître ! Je vais… » – mais son cri fut soudain étouffé.
Une longue main poisseuse se plaqua contre sa bouche et une autre l’agrippa au cou, tandis que quelque chose s’enroulait autour de sa jambe. Pris de court, il tomba à la renverse dans les bras de son assaillant.
« On l’a ! siffla Gollum à son oreille. Enfin, mon trésor, on l’a, oui, le ssale, méchant hobbit. Nous, on prend celui-ci. Elle va prendre l’autre. Oh oui, Araigne va l’avoir, pas Sméagol : il a promis ; il va pas toucher à un cheveu du Maître. Mais il te tient, ssale petite fouine ! » Il cracha dans le cou de Sam.
La rage de se savoir trahi et le désespoir d’être retenu, alors que son maître courait un péril mortel, donnèrent à Sam un force et une violence soudaines, beaucoup plus grandes que ce à quoi pouvait s’attendre Gollum de la part de ce hobbit lent et stupide (pensait-il). Gollum lui-même n’aurait pu se retourner avec une plus grande agilité ou une volonté plus farouche. Sa main glissa de la bouche de Sam, et Sam, voulant se défaire de l’étreinte à son cou, se baissa vivement et plongea en avant. Il tenait encore son épée, et le bâton de Faramir pendait à son bras gauche, passé par la ganse. D’un geste désespéré, il voulut se tourner et poignarder son adversaire. Mais Gollum fut trop rapide. Son long bras droit jaillit brusquement, saisissant le poignet de Sam : ses doigts le tinrent dans un étau ; lentement, implacablement, il repoussa la main en avant et vers le bas, et alors Sam, avec un cri de douleur, finit par lâcher son arme qui tomba au sol ; pendant tout ce temps, l’autre main de Gollum se resserrait sur sa gorge.
Sam joua alors sa dernière carte. Usant de toute son énergie, il parvint à se dégager et à planter les jambes au sol ; puis soudain, dépliant les genoux, il se jeta vers l’arrière de toutes ses forces.
Sans attendre même cette simple ruse de la part de Sam, Gollum tomba à la renverse et reçut tout le poids du hobbit dans l’estomac. Il laissa échapper un sifflement perçant, et pendant une seconde, son étreinte sur la gorge de Sam se desserra ; mais ses doigts agrippaient encore la main qui tenait l’épée. Sam s’arracha à lui et se releva, puis, tournoyant à droite, il se laissa pivoter sur le poignet retenu par Gollum. Saisissant le bâton dans sa main gauche, Sam l’éleva d’un mouvement vif et, avec un sifflement, il retomba, crac, sur le bras tendu de Gollum, juste sous le coude.
Avec un cri aigu, Gollum lâcha prise. Puis Sam récidiva : sans prendre la peine de passer le bâton de la gauche à la droite, il porta un autre violent coup. Gollum se glissa de côté, vif comme un serpent, et le coup qui visait sa tête le frappa en travers du dos. Le bâton craqua et se brisa. C’en était trop pour lui. Saisir par-derrière était l’une de ses vieilles marottes, et il manquait rarement son coup. Mais cette fois, emporté par sa rancœur, il avait fait l’erreur de parler et de jubiler, avant d’avoir les deux mains au cou de sa victime. Tout son merveilleux plan s’était écroulé, depuis que cette horrible lumière avait surgi de nulle part au milieu des ténèbres. Et voici qu’il était devant un furieux adversaire, à peine moins grand que lui. Ce combat n’était pas pour lui. Sam ramassa son épée et la brandit. Gollum poussa un cri strident et, se laissant choir à quatre pattes, il s’éloigna avec un grand saut, comme une grenouille. Avant que Sam n’ait pu le rattraper, il était parti, courant vers le tunnel avec une rapidité incroyable.
Sam le poursuivit, l’épée à la main. Pour le moment, il avait tout oublié, sauf la fureur qui le dévorait et le désir de tuer Gollum. Mais avant qu’il n’ait pu le rejoindre, Gollum avait disparu. Puis, tandis qu’il se tenait devant l’ouverture sombre et que la puanteur lui montait aux narines, la pensée de Frodo aux prises avec le monstre fulgura dans sa tête, tel un claquement de tonnerre. Il fit volte-face et se précipita à corps perdu dans le sentier, appelant frénétiquement son maître. C’était trop tard. Jusque-là, le plan de Gollum avait fonctionné.