IX
LE MESTRE DE CAMP ET LE DRAPEAU
C’est à cette époque que mourut Maurice de Nassau, pour la plus grande douleur des hérétiques et la plus grande joie des bons chrétiens, non sans nous avoir arraché, en guise d’au revoir, la ville de Goch, incendié nos magasins de vivres à Ginneken et tenté de nous prendre Anvers lors d’un coup de main qui se retourna contre lui. Mais l’hérétique, paladin de l’abominable secte de Calvin, s’en fut en enfer avant de voir se réaliser son obsession : lever le siège de Breda. En guise de condoléances, nos canons employèrent la journée à battre fort joliment avec des boulets de soixante livres les murs de la cité. Au point du jour, nous fîmes sauter un bastion où se trouvaient trente des leurs, les réveillant de bien vilaine façon. Comme quoi l’avenir n’appartient pas toujours à ceux qui se lèvent tôt.
Breda ne présentait plus d’intérêt militaire pour les Espagnols, mais il y allait de notre réputation. Le monde était en suspens, guettant le triomphe ou l’échec des armes du roi catholique. Jusqu’au sultan des Turcs – que le Christ lui donne des sueurs froides – qui attendait le dénouement pour voir si le roi Philippe IV allait sortir grandi ou diminué de cette aventure. Et de l’Europe entière convergeaient les yeux de tous les rois et princes, en particulier ceux de France et d’Angleterre, toujours prêts à tirer profit de nos disgrâces et à pleurer les succès espagnols, comme c’était aussi le cas en Méditerranée avec les Vénitiens et même avec le pape de Rome. Bien que vicaire de Dieu sur terre et tout ce qu’on voudra, malgré le fait que les Espagnols accomplissaient en Europe le plus dur de la besogne, se ruinant pour la défense de Dieu et de la Très Sainte Marie, Sa Sainteté essayait de nous nuire tant qu’elle pouvait et même plus, jalouse de notre influence en Italie. Rien ne vaut d’être grand et craint pendant deux siècles pour que vos ennemis, animés des pires intentions, qu’ils portent ou non la tiare, se multiplient de tous côtés et, sous couleur de bonnes paroles, de sourires et de diplomatie, réussissent à vous faire consciencieusement la branlette. Quoique, dans le cas du souverain pontife, son fiel était d’une certaine façon compréhensible. Après tout, juste un siècle avant le siège de Breda, son prédécesseur Clément VII avait dû prendre ses jambes à son cou, relevant sa soutane pour courir plus vite et se réfugier dans le château Saint-Ange, quand les Espagnols et les lansquenets de l’empereur Charles Quint – qui n’avaient pas touché leur solde depuis le temps où le Cid Campeador était caporal – assaillirent ses murailles et mirent Rome à sac sans respecter les palais des cardinaux, ni les femmes, ni les couvents. Tant il est vrai que les papes ont eux aussi une bonne mémoire et un amour-propre quelque peu mal placé.
— Il y a une lettre pour toi, Íñigo.
Surpris, je levai les yeux pour regarder le capitaine Alatriste. Il était debout devant la cahute de couvertures, de fascines et de terre où je tuais le temps avec quelques camarades. Il était coiffé de son chapeau et portait sur ses épaules sa capote élimée dont les basques étaient légèrement soulevées par le fourreau de son épée. Le large bord de son chapeau, sa moustache fournie et son nez aquilin amincissaient son visage, qui paraissait pâle, bien que tanné par les intempéries. En vérité, il était plus maigre que d’habitude. Il avait été malade pendant quelques jours après avoir bu de l’eau corrompue – le pain était moisi et la viande, quand il y en avait, grouillait d’asticots –, le corps brûlant de fièvre tierce. Mais le capitaine n’aimait ni les saignées ni les purgatifs – selon lui, le remède était pire que le mal. Il revenait donc du champ des vivandiers, où un homme de sa connaissance, tantôt barbier, tantôt apothicaire, lui avait préparé certaine décoction d’herbes pour faire tomber la fièvre.
— Une lettre pour moi ?
— A ce qu’il paraît.
Je laissai Jaime Correas et les autres, secouant ma culotte pour en faire tomber la poussière. Nous étions hors de portée des murailles, à côté d’abris proches de l’enclos où l’on gardait les chariots à bagages et les bêtes de somme, non loin de certaines baraques qui faisaient fonction de tavernes, quand il y avait du vin, et de bordels pour la troupe, avec leurs Allemandes, Italiennes, Flamandes et Espagnoles. Nous autres les valets avions pour habitude de traîner dans les parages, avec toute l’astuce et la malice que notre fonction et nos jeunes années nous donnaient, cherchant à mener joyeuse vie. Nous rentrions presque toujours de nos expéditions avec deux ou trois œufs, quelques pommes, des chandelles de suif et tout ce qui pouvait se vendre ou s’échanger. Je faisais profiter de mon industrie le capitaine Alatriste et ses camarades. Et quand j’avais un coup de chance, je m’occupais de mes propres affaires, qui consistaient notamment à visiter avec Jaime Correas la baraque de la Mendoza, dont personne ne s’était avisé de me disputer l’entrée depuis cette conversation que Diego Alatriste et le Valencien Candau avaient eue quelque temps plus tôt, sur la berge de la digue. Le capitaine, qui était au courant, m’avait discrètement grondé, m’expliquant que les femmes qui suivent les soldats amènent avec elles bubons, pestilences et estocades. J’ignore ce que furent ses relations avec ces putains en d’autres occasions. Mais je peux dire qu’en Flandres je ne le vis jamais entrer dans une maison ou dans une tente portant l’enseigne du cygne. En revanche, je sus qu’une ou deux fois, avec la permission du capitaine Bragado, il s’était rendu à Oudkerk, où était alors cantonnée une compagnie de Bourguignons, pour rendre visite à la Flamande dont j’ai parlé plus haut. On disait que, la fois précédente, Alatriste avait eu des mots avec le mari et qu’il l’avait jeté dans le canal à coups de pied au derrière. Il avait même dû sortir son épée quand deux Bourguignons voulurent chanter matines alors que personne ne les y conviait. Depuis ce jour, il n’était pas retourné là-bas.
Quant à moi, mes sentiments à l’égard du capitaine étaient partagés, même si je n’en étais qu’à peine conscient. D’une part, je lui obéissais au doigt et à l’œil, avec la dévotion que vous me connaissez.
D’autre part, comme tout garçon qui voit grandir sa vigueur, je commençais à sentir le poids de son ombre. Les Flandres avaient opéré en moi les transformations qui apparaissent souvent chez un garnement qui vit parmi les soldats et qui, de plus, se voit offrir la possibilité de se battre pour sa vie, sa réputation et son roi. Depuis quelque temps, je me posais beaucoup de questions qui ne trouvaient pas leur réponse dans les silences de mon maître. Je jouais avec l’idée de me faire une place dans l’armée. Il est vrai que je n’avais pas encore l’âge – il était rare à cette époque de trouver un soldat de dix-sept ou dix-huit ans, et ceux-là avaient dû mentir sur leur âge véritable –, mais j’espérais qu’un coup de chance me faciliterait les choses. Au bout du compte, le capitaine Alatriste lui-même s’était enrôlé alors qu’il avait à peine quinze ans, lors du siège de Hulst. Durant cette fameuse journée, pour tromper l’ennemi sur nos intentions – qui étaient de donner l’assaut au fort de l’Étoile –, pages, valets et jeunes recrues étaient sortis armés de piques, avec tambours et drapeaux, puis on les avait fait marcher sur une digue afin que l’ennemi les prenne pour des renforts. L’assaut fut sanglant. Se voyant armées, les recrues, excitées par la bataille, coururent prêter main-forte à leurs maîtres avec beaucoup de courage. Diego Alatriste, qui était alors tambour de la compagnie du capitaine Ferez de Espila, s’avança avec les autres. Certains se battirent si bien que le prince-cardinal Albert, qui était déjà gouverneur des Flandres et commandait en personne les assiégeants, leur procura des places de soldats. Alatriste fut du nombre.
— Elle est arrivée ce matin, par le courrier d’Espagne.
Je pris la lettre que le capitaine me tendait. Adressé à mon nom, le pli de beau papier était cacheté :
Don Diego Alatriste
À l’attention d’Íñigo Balboa
Compagnie du capitaine Don Carmelo Bragodo
Du Tercio de Carthagène
Poste militaire des Flandres
Mes mains tremblaient quand je retournai le pli. Le cachet portait les initiales A. d’A. Sans dire un mot, sentant sur moi les yeux d’Alatriste, je m’écartai un peu, là où les femmes des Allemands lavaient leur linge dans un bras de la rivière. Les Allemands, comme certains Espagnols, avaient coutume de prendre femme parmi les putains à la retraite. En plus de les soulager à bon compte, celles-ci lavaient aussi leurs vêtements ou vendaient de l’eau-de-vie, du bois de chauffage, du tabac et des pipes à qui en voulait. Je vous ai déjà dit que, à Breda, j’ai même vu des Allemandes travailler aux tranchées pour aider leurs maris. Bref, près du lavoir se dressait un arbre que l’on avait étêté pour faire des bûches. Il y avait une grande pierre dessous. Je m’y assis sans quitter des yeux ces initiales, incrédule, la lettre entre mes mains. Je savais que le capitaine me regardait. J’attendis donc que s’apaisent les battements de mon cœur. Puis je brisai le cachet et dépliai la missive en m’efforçant de dissimuler mon impatience.
Don Íñigo,
J’ai entendu parler de vos aventures et je me réjouis de vous savoir dans les Flandres. Croyez bien que je vous envie.
J’espère que vous ne m’en voulez pas trop pour les ennuis que vous avez eus depuis notre dernière rencontre. Après tout, je vous ai entendu dire un jour que vous seriez prêt à mourir pour moi. Prenez-les donc comme une de ces choses de la vie qui tantôt vous font passer de mauvais moments, tantôt vous donnent la satisfaction de servir Sa Majesté le roi ou, peut-être, de recevoir cette lettre.
Je dois avouer que je ne peux m’empêcher de me souvenir de vous chaque fois que je me promène à la fontaine de l’Alcéro. Je crois savoir que vous avez perdu la jolie amulette dont je vous avais fait présent, ce qui est impardonnable chez un galant aussi accompli que vous.
J’espère vous revoir un jour à la Cour, avec épée et éperons. En attendant ce jour, comptez sur mon souvenir et mon sourire.
Angélica d’Alquézar.
PS : Je me félicite de ce que vous soyez encore vivant. J’ai des projets pour vous.
Je lus la lettre trois fois, passant de la stupeur à la félicité, puis à la mélancolie – et je restai longtemps à contempler cette feuille de papier dépliée sur ma culotte rapiécée aux genoux. J’étais en Flandres, à la guerre, et elle pensait à moi. J’aurai l’occasion, si j’en ai le goût et suis toujours en vie, de vous en dire davantage sur les aventures du capitaine Alatriste et sur les miennes, et notamment sur ces projets qu’Angélica d’Alquézar avait pour moi en cette vingt-cinquième année du siècle, alors qu’elle avait douze ou treize ans et que j’allais sur mes quinze ans – projets qui, si j’avais pu m’en faire une idée, m’auraient fait trembler de peur et de joie. Pour le moment, je dirai seulement que cette bellissime et méchante tête aux boucles blondes et aux yeux bleus, pour quelque obscure raison qui ne s’explique que dans le secret que certaines femmes singulières renferment au plus profond de leur âme depuis qu’elles sont petites, allait encore maintes fois mettre mon cou et mon salut éternel en péril. Et elle allait toujours le faire de la même manière contradictoire, froide, délibérée, dont elle m’aima, je le crois, tout en travaillant à ma perte. Il allait en être ainsi jusqu’à ce que sa mort précoce et tragique l’arrache à moi, ou peut-être – mais comment échapper à cette contradiction – me libère d’elle.
— Tu as peut-être quelque chose à me raconter, dit le capitaine Alatriste.
Il avait parlé doucement, d’une voix égale. Je me retournai. Assis à côté de moi, sur la pierre qui se trouvait au pied de l’arbre étêté, il était resté là, sans m’interrompre dans ma lecture. Son chapeau à la main, il regardait au loin d’un air absent, dans la direction des murs de Breda.
— Il n’y a pas grand-chose à dire, lui répondis-je.
Il acquiesça lentement, comme s’il pesait mes paroles, puis il se caressa légèrement la moustache entre deux doigts, sans rien dire. Son profil immobile me faisait penser à celui d’un aigle noir, tranquille, se reposant sur un rocher escarpé. Je regardai les deux cicatrices de son visage – l’une à un sourcil, l’autre sur le front – et celle qui barrait le dos de sa main gauche, souvenir de Gualterio Malatesta et de la Porte des Ames. Il y en avait d’autres sous ses vêtements, ce qui faisait huit au total. Puis je me mis à examiner la poignée brunie de son épée, ses bottes rapiécées et lacées avec des mèches d’arquebuse, laissant voir des chiffons par les trous des semelles, les reprises de sa capote élimée de drap brun. Peut-être, me dis-je, a-t-il aimé un jour lui aussi. Peut-être continuait-il à aimer à sa manière Caridad la Lebrijana et la Flamande blonde et tranquille d’Oudkerk.
Je l’entendis pousser tout bas un soupir, comme s’il vidait ses poumons, puis il fit le geste de se lever. Je lui tendis alors la lettre. Il la prit sans rien dire et m’observa un moment avant de se mettre à la lire. Cette fois, ce fut moi qui contemplai les murs de Breda dans le lointain, sans aucune expression, comme lui un moment plus tôt. Du coin de l’œil, je remarquai qu’il levait de nouveau sa main à la cicatrice pour caresser sa moustache entre deux doigts. Finalement, j’entendis la lettre se froisser quand il la replia et la remit entre mes mains.
— Il y a des choses… dit-il au bout d’un moment.
Puis il se tut, et je crus qu’il n’allait pas en dire plus, ce qui n’aurait rien eu d’étonnant chez un homme qui préférait le silence aux paroles.
— Des choses, reprit-il enfin, qu’elles savent depuis leur naissance… Même à leur insu…
Il s’interrompit encore. Je sentis qu’il était mal à l’aise et qu’il cherchait le moyen de mettre fin à cette conversation.
— Des choses que les hommes mettent toute une vie à apprendre.
Puis il se tut, pour de bon cette fois. Aucun des conseils que l’on aurait pu attendre dans les circonstances : « Fais attention, méfie-toi de la nièce de notre ennemi. » Comme il le savait certainement, j’aurais fait la sourde oreille avec l’insolente arrogance de mon âge. Il resta encore un moment, regardant la ville dans le lointain. Ensuite, il enfonça son chapeau sur sa tête, se releva et remonta sa capote sur ses épaules. Je le vis reprendre le chemin des tranchées tandis que je me demandais combien de femmes, combien de coups d’épée, combien de chemins et combien de morts, les siennes comme celles des autres, doit connaître un homme pour prononcer de telles paroles.
Vers la mi-mai, Henri de Nassau, successeur de Maurice, voulut tenter la chance une dernière fois et venir au secours de Breda, croyant pouvoir sauver la mise. Le mauvais sort voulut que, la veille du jour prévu par les Hollandais pour attaquer, notre mestre de camp et quelques officiers de son état-major eussent passé en revue les digues du Nord-Ouest. L’escouade du capitaine Alatriste avait été détachée depuis une semaine pour servir d’escorte. Entouré d’une demi-douzaine d’hommes à cheval, Don Pedro de la Daga faisait montre de son ostentation habituelle, avec son drapeau de mestre de camp, ses six Allemands armés de hallebardes et une douzaine de soldats, parmi lesquels Alatriste, Copons et leurs camarades, à pied, arquebuses et mousquets à l’épaule, qui ouvraient et fermaient le cortège. J’étais parmi les derniers, mon sac chargé de provisions, de poudre et de balles, regardant se refléter dans l’eau paisible des canaux cette file d’hommes et de chevaux, alors que le soleil rougissant commençait à se coucher. C’était un après-midi tranquille. Le ciel était dégagé et la température agréable. Rien n’annonçait les événements qui étaient sur le point de se déchaîner.
Il y avait des mouvements de soldats hollandais dans les parages. Le général Spinola avait donné l’ordre à Don Pedro de la Daga de jeter un coup d’œil aux positions des Italiens à côté de la Merck, sur l’étroit chemin des digues de Sevenberge et de Strudenberge, afin de voir s’il fallait les renforcer par une compagnie d’Espagnols. Chie-des-Cordes comptait passer la nuit au quartier de Terheyden avec le sergent-major du Tercio de Campo Látaro, Don Carlos Roma, et prendre le lendemain les dispositions nécessaires. Nous arrivâmes aux digues et au fort de Terheyden avant le coucher du soleil. Tout se déroula comme prévu. Notre mestre et les officiers s’installèrent dans des tentes dressées pour eux et l’on nous assigna un petit réduit entouré de palissades et de gabions, à ciel ouvert, où nous nous installâmes en nous emmitouflant dans nos capotes, après avoir soupe d’une maigre bouchée que les Italiens, enjoués et bons camarades, nous offrirent à notre arrivée. Le capitaine Alatriste se présenta à la tente du mestre de camp pour lui demander s’il avait besoin de quelque chose. Avec sa grossièreté et sa morgue habituelles, Don Pedro de la Daga lui répondit qu’il n’avait besoin de rien et qu’il pouvait disposer. À son tour, comme nous nous trouvions en terrain inconnu et que dans le Tercio de Campo Látaro il y avait autant d’hommes sur lesquels on pouvait compter que de soldats auxquels on ne pouvait se fier, le capitaine décida que, avec ou sans les Italiens, nous monterions nous-mêmes la garde. Il désigna Mendieta pour le premier quart et l’un des Olivares pour le deuxième, se réservant le troisième. Mendieta resta donc devant le feu, son arquebuse chargée, sa mèche allumée, tandis que les autres s’installaient de leur mieux pour dormir.
Le soleil se levait quand je fus réveillé par des bruits étranges et des cris qui nous appelaient aux armes. J’ouvris les yeux dans la lumière sale et maussade du jour naissant et je vis autour de moi Alatriste et les autres, tous armés jusqu’aux dents, mèches d’arquebuses allumées, bassinet amorcé et bourrant à toute vitesse des balles dans les canons de leurs armes. Tout près, on entendait le bruit assourdissant d’une mousqueterie et, dans la plus totale confusion, des cris poussés dans les langues de toutes les nations. Nous sûmes plus tard qu’Henri de Nassau avait envoyé par l’étroite digue ses mousquets anglais, triés sur le volet, et deux cents corselets, tous équipés d’armes lourdes, guidés par Ver, le colonel anglais. Ils étaient soutenus par des Français et des Allemands, au nombre de six mille, qui précédaient une arrière-garde hollandaise de grosse artillerie, de voitures et de chevaux. À l’aube, les Anglais s’étaient précipités sur le premier réduit italien, défendu par un enseigne et quelques soldats. Ils les avaient tous tués ou délogés avec des grenades. Puis, grâce aux arquebuses récupérées dans le réduit, ils avaient emporté avec le même bonheur et la même audace la demi-lune qui défendait la porte du fort, et escaladé le mur. Voyant l’ennemi si près, alors qu’ils étaient à découvert de ce côté, les Italiens qui défendaient les tranchées avaient jeté le manche après la cognée et battu en retraite. Les Anglais combattaient fort honorablement, sans ménager leurs efforts, au point que la compagnie italienne du capitaine Camilo Fenice, venue secourir le fort, avait honteusement fait volte-face, peut-être pour fournir la preuve de ce que Tirso de Molina a dit de certains soldats :
Jurer tous ses grands dieux, pester au dépourvu, cueillir filles perdues, tirer profit au jeu ; mais sonne l’olifant, si l’on me cherche ennui, montrer à l’ennemi mes semelles de vent.
Foin de poésie. Les Anglais étaient arrivés jusqu’aux tentes où notre mestre de camp et ses officiers avaient passé la nuit. Les nôtres sortirent précipitamment en chemise, saisirent les armes qu’ils avaient sous la main, distribuant coups d’épée et de pistolet entre les Italiens qui prenaient la fuite et les Anglais qui arrivaient. De l’endroit où nous étions, distant d’une centaine de pas, nous vîmes la débandade italienne et le troupeau des Anglais à la lumière des coups de feu qui perçaient partout l’aube grisâtre. Diego Alatriste pensa d’abord voler à la rescousse avec son escouade, mais à peine eut-il mis le pied sur le parapet qu’il se rendit compte que ses efforts seraient vains : les fugitifs passaient en courant sur la digue et personne ne fuyait vers nos lignes – une petite élévation de terre, bordée au fond par les eaux d’un marécage –, car il n’y avait pas d’issue derrière elles. Seuls Don Pedro de la Daga, ses officiers et l’escorte allemande reculaient vers le réduit, se battant sans perdre la face contre l’ennemi qui leur coupait la retraite par où couraient les autres, tandis que l’enseigne Miguel Chacón tentait de mettre le drapeau en lieu sûr. Pour protéger leur retraite, Alatriste aligna ses hommes derrière les gabions et fit donner un feu continu, calant sa propre arquebuse pour mitrailler l’ennemi. J’étais accroupi derrière le parapet et je courais de l’un à l’autre pour distribuer poudre et balles à ceux qui en manquaient. Sous le feu de l’ennemi, l’enseigne Chacón remontait la petite côte lorsqu’un coup d’arquebuse le toucha dans le dos. Il tomba par terre et nous vîmes son visage barbu, avec ses cheveux poivre et sel de vieux soldat, crispé par la douleur quand il tenta de se relever, cherchant maladroitement la hampe du drapeau qui lui avait glissé des mains. Il réussit à s’en emparer, se redressa un peu, mais un autre coup de feu le fit tomber à la renverse. Le drapeau resta sur le terre-plein, à côté du cadavre de l’enseigne qui s’était si honorablement acquitté de son devoir. Puis Rivas grimpa sur les gabions pour aller le ramasser. Je vous ai déjà dit que Rivas était du cap Finisterre, autant dire le bout du monde. C’était le dernier, morbleu, que l’on aurait imaginé quittant le parapet pour s’emparer d’un drapeau qui ne lui faisait ni chaud ni froid. Mais on ne sait jamais, avec les Galiciens, et certains hommes vous ménagent des surprises semblables. Toujours est-il que le bon Rivas s’en fut chercher le drapeau. Il fit six ou sept pas en descendant la côte avant de tomber sous le feu ennemi, criblé de balles, et de rouler en bas du terre-plein, presque aux pieds de Don Pedro de la Daga et de ses officiers, qui, débordés par les assaillants, se voyaient attaqués sans merci à l’arme blanche. Les six Allemands, comme des gens qui font leur travail sans imagination et ne se compliquent pas la vie lorsqu’ils sont bien payés, se firent tuer comme Dieu le veut, vendant cher leur peau autour de leur mestre de camp, qui avait eu le temps de mettre sa cuirasse, ce qui lui permit de rester debout, malgré les deux ou trois vilaines blessures qu’il avait reçues. Des Anglais continuaient d’arriver, vociférants, sûrs du succès de leur entreprise, aiguillonnés par ce drapeau jeté au beau milieu du terre-plein : un drapeau arraché à l’ennemi faisait de vous un brave, alors que la perte d’un étendard était source de honte pour ses défenseurs. Le nôtre, blanc et bleu en damier, avec une bande rouge, incarnait – ainsi le voulaient les usages de l’époque – l’honneur de l’Espagne et du roi.
— No quarter !… No quarter ! hurlaient ces fils à putains.
Notre mousqueterie en faucha plusieurs, mais on ne pouvait déjà plus rien pour Don Pedro de la Daga et ses officiers. L’un d’eux, méconnaissable à cause des blessures qui déchiraient son visage, tenta d’éloigner les Anglais pour que le mestre de camp puisse s’échapper. En bonne justice, il faut dire que Chie-des-Cordes fut fidèle à lui-même jusqu’à la fin. Se débarrassant d’une bourrade de l’officier qui le tirait par le coude et le poussait à escalader le talus, il perdit son épée, qui resta plantée dans le corps d’un Anglais, fit voler d’un coup de pistolet la tête d’un autre, puis, sans se baisser ni s’éloigner, aussi arrogant en route vers l’enfer qu’il l’avait été sa vie durant, il se laissa transpercer à mort par une meute d’Anglais qui l’avaient reconnu et se disputaient ses dépouilles.
— No quarter !… No quarter !
Il ne restait plus que deux officiers parmi les survivants. Ils se mirent à remonter le terre-plein en courant, profitant de ce que les assaillants en avaient surtout après le mestre de camp. Au bout de quelques pas, l’un d’eux reçut un coup de pique qui le perça de part en part. L’autre, celui qui s’était fait taillader la figure, trébucha jusqu’au drapeau, se baissa pour s’en emparer, se redressa et put encore faire trois ou quatre pas avant de tomber, criblé de balles de pistolet et de mousquet. Le drapeau se retrouva encore une fois à terre, mais personne ne s’en occupa car tous faisaient pleuvoir les coups d’arquebuse sur les Anglais qui commençaient à s’aventurer sur la côte, prêts à ajouter le corps du mestre de camp au trophée du drapeau. Quant à moi, je continuais à distribuer poudre et balles, dont la provision baissait dangereusement, profitant des temps morts pour charger l’arquebuse qu’avait laissée Rivas et tirer entre les gabions. Je chargeais maladroitement mon arme, car elle était énorme pour moi et ses ruades de mule me meurtrissaient l’épaule. Pourtant, je parvins à tirer cinq ou six fois. Je bourrais l’once de plomb dans la gueule du canon, je remplissais soigneusement le bassinet de poudre, puis je calais la mèche dans le serpentin en essayant de fermer le bassinet quand je soufflais sur la mèche, comme je l’avais vu tant de fois faire au capitaine et aux autres. Je n’avais d’yeux que pour le combat et d’oreilles que pour l’explosion de la poudre dont la fumée noire et acre me piquait les yeux, les narines et la bouche. Oubliée, la lettre d’Angélica d’Alquézar se trouvait contre ma poitrine, sous mon pourpoint. Si j’en réchappe, marmonnait Garrote en rechargeant à la hâte son arquebuse, je ne remets plus jamais les pieds en Flandres.
Pendant ce temps, le combat se poursuivait sur la digue et les murs du fort. Voyant fuir les gens du capitaine Fenice, qui mourut devant la porte alors qu’il faisait vaillamment son devoir, le sergent-major Don Carlos Roma, un de ces hommes qui savent porter la culotte, avait pris une rondache et une épée. Face aux fuyards, il tentait de les refouler vers leurs positions, sachant que s’il pouvait freiner les assaillants, la digue par laquelle ils arrivaient étant étroite, il serait possible de les repousser, car dans la bousculade seuls les soldats qui se trouvaient en première ligne pourraient se battre. Peu à peu, la partie devenait plus égale. Les Italiens s’étaient refaits et se battaient maintenant avec un courage renouvelé autour de leur sergent-major, comme de bons soldats – ce que les hommes de cette nation, quand ils en ont envie et sont de bonne composition, savent fort bien faire –, jetant les Anglais à bas du mur et bousculant l’avant-garde ennemie.
De notre côté, les choses allaient de mal en pis : une centaine d’Anglais, en rangs serrés, étaient sur le point d’arriver sur le terre-plein où gisait le corps de l’enseigne, parmi les gabions du réduit, gênés seulement par le feu roulant de nos arquebuses qui décimaient leurs rangs, crachant des balles à moins de vingt pas.
— Il n’y a plus de poudre ! Criai-je.
C’était vrai. Il n’en restait plus que la quantité nécessaire pour que chacun puisse encore tirer deux ou trois fois. Curro Garrote, blasphémant comme un galérien, s’accroupit derrière le parapet, vilainement touché à un bras par un coup de mousquet. Pablo Olivares prit les munitions de son camarade, de quoi tirer deux fois encore, épuisant bientôt ce qu’il lui restait. Juan Cuesta, de Gijón, était mort depuis quelque temps déjà, derrière les gabions. Antonio Sánchez, un vieux soldat de Tordesillas, l’accompagna bientôt. Fulgencio Puche, de Murcie, s’effondra ensuite, portant ses mains au visage, saignant entre ses doigts comme un verrat. Les autres tirèrent encore, jusqu’à ne plus avoir de munitions.
— Voilà qui est fait, dit Pablo Olivares.
Nous nous regardions les uns les autres, indécis, tandis que les cris des Anglais se rapprochaient sur la côte. Leurs hurlements m’emplissaient de terreur et d’un infini chagrin. Nous n’avions plus le temps de dire un Credo, coincés que nous étions entre les rangs des ennemis et les eaux du marais. Plusieurs dégainèrent leur épée.
— Le drapeau, dit Alatriste.
Certains le regardèrent, comme s’ils ne comprenaient pas. D’autres, à la suite de Copons, se redressèrent et s’approchèrent du capitaine.
— Il a raison, dit Mendieta. Avec le drapeau.
Je le compris. Mieux valait mourir avec lui, se battre à ses côtés, que de rester derrière les gabions, comme des lapins. Ma peur se transforma alors en une profonde fatigue, vieille comme le monde. J’avais envie d’en finir une fois pour toutes. J’aurais voulu fermer les yeux pour dormir l’éternité. Alors que je cherchais ma dague dans mon dos, je remarquai que j’avais la chair de poule. Ma main tremblait et je serrai très fort mon arme. Alatriste vit mon geste et ses yeux clairs se posèrent sur moi un court instant, avec une expression qui était à la fois une excuse et un sourire. Puis il sortit son épée, ôta son chapeau et défit les courroies de ses douze apôtres. Sans mot dire, il se jucha sur le parapet.
España !… Cierra España ! crièrent plusieurs hommes en lui emboîtant le pas.
— Espagne, mon cul ! Marmotta Garrote qui se relevait en tirant la jambe, son épée dans sa main valide. Mes couilles !… En avant, mes couilles !
J’ignore comment, mais nous survécûmes. Mes souvenirs de la côte du réduit de Terheyden sont confus, comme le fut cette contre-attaque désespérée. Je sais seulement que nous nous hissâmes sur le parapet, que certains se signèrent à la hâte ; puis, telle une meute de chiens sauvages, nous dévalâmes la côte, hurlant comme des fous, brandissant épées et dagues quand les premiers Anglais furent sur le point de s’emparer de notre drapeau. Ils s’arrêtèrent net, épouvantés par cette apparition inattendue alors qu’ils croyaient avoir brisé notre résistance. Ils étaient encore là, les yeux levés vers nous, les mains tendues vers la hampe du drapeau, quand nous leur tombâmes dessus, les massacrant sans qu’ils opposent de résistance. Je le ramassai, le serrai dans mes bras, résolu à ne pas me laisser arracher ce bout d’étoffe, même au risque de ma vie. Je roulai en bas du terre-plein, le drapeau dans mes bras, et tombai sur les cadavres de l’officier, du porte-drapeau Chacón et du bon Rivas, ainsi que sur les Anglais qu’Alatriste et les autres attaquaient au fur et à mesure qu’ils descendaient la côte, avec un tel élan et une telle férocité – la force des désespérés est qu’ils n’espèrent aucun salut – que ceux-ci, épouvantés par notre contre-attaque, commencèrent à hésiter en voyant les blessures de leurs camarades. Ils trébuchaient les uns sur les autres quand l’un d’eux tourna le dos, imité par d’autres. Le capitaine Alatriste, Copons, les frères Olivares, Garrote et le reste des nôtres étaient rouges du sang ennemi, aveugles à force de tuer à droite et à gauche. Nous eûmes la surprise de voir les Anglais se mettre à courir, des dizaines d’entre eux, comme je vous le raconte, battant en retraite tandis que les nôtres les attaquaient dans le dos. Ils arrivèrent ainsi devant le cadavre de Don Pedro de la Daga, puis continuèrent leur débandade, laissant derrière eux une sanglante boucherie. Quant à moi, le drapeau bien serré entre mes bras, je continuais à hurler de toutes mes forces, criant mon désespoir, ma rage et le courage des hommes et femmes qui m’avaient fait. Pardieu, j’allais encore connaître bien des aventures et des combats, certains aussi acharnés que celui-ci. Mais, aujourd’hui encore, je me mets à pleurer comme le petit homme que j’étais alors, quand ces souvenirs me reviennent en mémoire, quand je me vois, âgé de quinze ans à peine, tenant dans mes bras cet absurde chiffon au damier bleu et blanc, criant et courant sur la côte ensanglantée du réduit de Terheyden, le jour où le capitaine Alatriste chercha un bon endroit pour mourir et où je le suivis au milieu des Anglais avec ses camarades, parce que nous allions nous aussi tomber tôt ou tard et que nous aurions eu honte de le laisser tout seul.