VII
LE SIEGE
De la tranchée, on entendait les Hollandais creuser. Diego Alatriste colla l’oreille sur un madrier planté pour soutenir les fascines et les paniers remplis de terre du fossé. Il entendit leurs coups sourds et réguliers qui venaient des entrailles de la terre. Il y avait une semaine que les défenseurs de Breda travaillaient nuit et jour pour couper la tranchée et le souterrain que les assaillants creusaient en direction de la demi-lune dite du Cimetière. Pouce après pouce, les nôtres avançaient avec leur mine et nos adversaires avec leur contre-mine, les premiers prêts à faire sauter des barils de poudre sous les fortifications des Hollandais, les seconds employés au même joli travail sous les pieds des sapeurs du roi catholique, et c’était à qui prendrait l’autre de vitesse et serait le premier à allumer ses mèches.
— Maudit animal, dit Garrote.
Absorbé dans ses pensées, la tête penchée sur le côté, l’œil attentif, il était posté derrière les paniers de terre avec son mousquet coincé entre deux planches en guise de meurtrière, mèche fumante. Dégoûté, il faisait la grimace. Le maudit animal en question était une mule morte depuis trois jours et qui était restée sous le soleil, à quelques pas de la tranchée, entre les lignes des deux camps. Elle s’était échappée du camp espagnol, le temps de faire un petit tour, puis un coup de mousquet parti de la muraille l’avait laissée les quatre fers en l’air. Et maintenant, entourée d’un nuage de mouches, elle puait.
— Ta langue s’agite plus que ton épée.
— C’est ce qu’on va voir.
Mendieta était assis au fond de la tranchée, aux pieds de Garrote, s’épouillant avec la minutie solennelle des Basques – dans les tranchées, non contents de vivre à leur aise dans nos cheveux et nos hardes, les poux se promenaient partout avec beaucoup d’insolence. Absorbé par sa tâche, le Biscayen avait parlé sans manifester beaucoup d’intérêt. Comme les autres et comme le capitaine Alatriste, il avait une barbe de plusieurs jours et ses vêtements noirs de terre étaient en lambeaux.
— Tu peux le voir ?
Garrote secoua la tête. Il avait ôté son chapeau pour offrir une moins bonne cible à ceux d’en face. Ses cheveux gras et frisés faisaient une tresse sale sur sa nuque.
— Pas maintenant. Mais on voit sa tête de temps en temps… La prochaine fois, je m’occupe de ce fils à putain.
Alatriste jeta un bref coup d’œil par-dessus le parapet en essayant de rester à l’abri derrière les planches et les fascines. Le Hollandais était peut-être l’un des sapeurs qui travaillaient dans la bouche de la galerie, à une vingtaine de pas devant nous. Il avait beau faire, sa tête dépassait de temps en temps, juste ce qu’il fallait pour que Garrote, un bon tireur, le mette en joue sans se presser et lui fasse payer l’odeur de la mule morte.
Il y avait une vingtaine d’Espagnols dans la tranchée, l’une des plus avancées, qui zigzaguait tout près des positions hollandaises. L’escouade de Diego Alatriste y passait deux semaines sur trois, avec les autres soldats de la compagnie du capitaine Bragado qui occupaient les tranchées et les fossés voisins, principalement entre la demi-lune du Cimetière et la Merck, à deux tirs d’arquebuse de la muraille principale et de la citadelle de Breda.
— Le voilà, ce foutu hérétique, murmura Garrote.
Mendieta, qui venait de trouver un pou et l’observait avec une curiosité familière avant de l’écraser entre ses doigts, releva les yeux un instant.
— Tu as le Hollandais en joue ?
— Oui.
— Alors, expédie-le en enfer.
— C’est bien ce que je vais faire.
Après s’être passé la langue sur les lèvres, Garrote souffla sur la mèche et mit soigneusement son mousquet en joue, l’œil gauche fermé. Son index caressait le chien, comme si c’était le mamelon d’une fille de joie à un demi-ducat. Alatriste se redressa un peu plus et il aperçut l’espace d’un instant une tête nue qui se détachait prudemment dans la tranchée hollandaise.
— Encore un qui meurt en état de péché mortel, dit très lentement Garrote.
Puis on entendit le coup de feu et, derrière le nuage de poudre brûlée, Alatriste vit disparaître d’un coup la tête de l’ennemi. Il y eut des cris de fureur et trois ou quatre tirs firent voler la terre du parapet espagnol. Garrote, qui s’était laissé retomber au fond de la tranchée, ricanait, son mousquet fumant entre les jambes. Les Flamands s’étaient mis à tirer et nous abreuvaient d’insultes dans leur langue.
— Qu’ils aillent se faire foutre, dit Mendieta en découvrant un autre pou.
Sebastián Copons ouvrit un œil, puis le referma. Le coup de mousquet de Garrote l’avait dérangé dans sa sieste, qu’il faisait au pied du parapet, la tête appuyée sur une couverture crasseuse. Curieux, les frères Olivares dressèrent eux aussi leurs têtes hirsutes de Turcs dans un coude de la tranchée. Alatriste s’était accroupi jusqu’à se retrouver assis, le dos contre le terre-plein. Il glissa sa main dans sa poche pour en sortir un morceau de pain de munition, noir et dur, qu’il y gardait depuis la veille. Il en prit une bouchée qu’il humecta de salive avant de commencer à la mastiquer. Avec l’odeur de la mule morte et l’air vicié de la tranchée, cette collation n’avait rien d’exquis. Mais, n’ayant rien d’autre à se mettre sous la dent, ce pauvre croûton lui faisait l’effet d’un véritable festin. Personne n’allait ravitailler les nôtres avant la nuit, à la faveur de l’obscurité. De jour, nous étions trop exposés aux tirs de l’ennemi.
Mendieta laissait courir le nouveau pou sur le dos de sa main. Puis, fatigué de ce jeu, il finit par l’écraser d’une bonne tape. Garrote nettoyait avec sa baguette le canon de son arquebuse, encore chaud, en chantonnant un air italien.
— Si seulement on était à Naples, dit-il au bout d’un moment, en souriant de toutes ses dents blanches au milieu de son visage basané de Maure.
Tous savaient que Curro Garrote avait servi deux ans dans le Tercio de Sicile et quatre dans celui de Naples, contraint de changer d’air après diverses aventures fumeuses où il était question de femmes, de coups d’épée et de larcins nocturnes non sans effractions et quelques morts, ce qui lui avait valu un séjour forcé dans la prison de Vicaria et un autre, volontaire cette fois, comme réfugié dans l’église de la Capela, afin que ces vers s’accomplissent :
À qui m’a laissé sa cape et fuyant de moi s’échappe,
que peut Justice vouloir,
si son infâme pouvoir s’est mis en terre du pape ?
Le fait est que, bon an, mal an, Garrote avait eu le temps de parcourir sur les galères du roi la côte de Barbarie et les îles d’Orient, dévastant les terres des infidèles, pillant leurs caramousals et leurs navires de guerre. En ce temps-là, disait-il, il avait amassé suffisamment de butin pour jouir d’une retraite paisible. Et il en aurait été ainsi s’il n’avait pas rencontré trop de femelles sur son chemin et s’il n’avait adoré taper le carton. Devant un jeu de cartes, il était de ceux qui taillent fort et sont capables de jouer le soleil avant qu’il ne se lève.
— L’Italie… fit-il à voix basse, les yeux dans le vague, le sourire aux lèvres.
Il avait dit ce mot comme on prononce un nom de femme, et le capitaine Alatriste comprenait bien pourquoi. Lui aussi avait vu du pays, quoique moins que Garrote, et il avait lui aussi ses souvenirs d’Italie, qui, du fond d’une tranchée dans les Flandres, lui paraissaient encore plus agréables, si la chose est possible. Comme tous les vétérans d’Italie, il avait la nostalgie de ce pays ; ou peut-être regrettait-il sa jeunesse passée sous le ciel bleu et généreux de la Méditerranée. À vingt-sept ans, licencié de son tercio après la répression des Morisques rebelles de Valence, il s’était engagé dans celui de Naples et s’était battu contre les Turcs, les Barbaresques et les Vénitiens. Ses yeux avaient vu brûler l’escadre infidèle devant La Goulette avec les galères de Santa Cruz, les îles de l’Adriatique avec le capitaine Alonso de Contreras, et les eaux rougies de sang espagnol du gué fatidique des Querquenes, où, avec l’aide d’un compagnon appelé Diego duque de Estrada, il avait traîné un homme grièvement blessé, le jeune Álvaro de la Marca, futur comte de Guadalmedina. Durant ces années de jeunesse, les coups de chance et les délices de l’Italie lui avaient fait oublier les peines et les périls de la vie de soldat. Mais personne n’avait pu aigrir le doux souvenir qu’il avait gardé des vignes des coteaux du Vésuve, des camarades, de la musique, du vin de la Taverne del Chorillo et des belles femmes. L’année mille six cent treize avait été assombrie par la capture de sa galère dans l’embouchure du canal de Constantinople. Criblés de flèches turques jusqu’à la hune, la moitié de ses gens s’étaient fait tuer. Lui-même, blessé à la jambe, fut libéré quand le navire où il était captif fut pris à son tour. Deux ans plus tard, en mille six cent quinze, alors qu’il venait d’avoir l’âge du Christ, Alatriste avait été l’un des mille six cents Espagnols et Italiens qui, avec une flotte de cinq navires, saccagèrent durant quatre mois les côtes du Levant, pour débarquer ensuite à Naples avec un riche butin. C’est là que la roue de la fortune l’avait mis une fois de plus cul par-dessus tête. Une femme très brune, moitié espagnole et moitié italienne, cheveux noirs et grands yeux, de ces femelles qui prétendent s’effrayer quand elles voient une souris mais qui ne craignent pas de s’amuser avec une demi-compagnie d’arquebusiers, avait commencé par demander au capitaine Alatriste qu’il lui fasse cadeau de prunes de Gênes, puis d’un collier en or, et enfin de vêtements en soie. Un beau jour, l’aventure prit l’allure d’une comédie de Lope de Vega, quand le capitaine surgit à l’improviste alors qu’un pauvre diable en chemise se trouvait là où il n’aurait pas dû être. L’histoire du paroissien en chemise ôta tout crédit aux protestations de la mignonne, qui eut le front de prétendre qu’il s’agissait de son cousin à la mode de je ne sais trop quoi. Diego Alatriste n’avait plus l’âge de prendre ces balivernes pour argent comptant. De sorte que, après avoir marqué la joue de la fille avec une belle estafilade et mis dix pouces de fer entre la poitrine et le dos du pseudo cousin – qui dut se battre sans culotte, tenue sans grand panache à l’heure de se prouver au maniement des armes –, Diego Alatriste fut contraint de prendre la poudre d’escampette avant qu’on ne le jette en prison. Précaution qui consista à embarquer sans tarder pour l’Espagne, grâce à la faveur d’un ami de longue date dont j’ai déjà parlé, Alonso de Contreras – âgés tous deux de treize ans, ils étaient partis pour les Flandres, sous les drapeaux du prince Alberto.
— Voilà Bragado, dit Garrote.
Le capitaine Carmelo Bragado arrivait par la tranchée, tête baissée et chapeau à la main pour ne pas offrir à l’ennemi une trop bonne cible, cherchant des yeux les enfilades d’arquebusiers ennemis postés dans la demi-lune. Mais l’homme était un grand gaillard de Leonais et il ne lui était pas facile de soustraire ses six pieds aux yeux des Hollandais. Deux coups de mousquet sifflèrent au-dessus du parapet pour saluer son arrivée.
— Que le diable les emporte, grogna Bragado en se laissant choir entre Copons et Alatriste.
En sueur, il s’éventait avec son chapeau, qu’il tenait de la main droite. Sa main gauche, mutilée lors de l’échauffourée du moulin Ruyter, reposait sur la poignée de son épée. Il y manquait deux doigts, l’annulaire et l’auriculaire. Comme l’avait fait Diego Alatriste avant lui, il colla l’oreille contre l’un des madriers plantés en terre et fronça les sourcils.
— Les taupes hérétiques ont l’air pressées, dit-il.
Puis il se redressa en caressant sa moustache, où venaient se perdre les gouttes de sueur tombant de son nez.
— J’ai deux mauvaises nouvelles… reprit-il au bout d’un moment.
Il regarda autour de lui la misère des tranchées, la crasse qui recouvrait tout, la mine désastreuse des soldats. La puanteur de la mule morte le fit grimacer.
— … Même si entre Espagnols, continua-t-il, recevoir seulement deux mauvaises nouvelles est toujours une bonne nouvelle.
Il se tut un instant et se passa le doigt sur le nez.
— Ulloa s’est fait tuer hier.
Quelqu’un lâcha un juron. Ulloa était caporal. Soldat d’expérience, il avait servi avec eux en bon camarade puis était monté en grade. En quelques mots, Bragado nous apprit qu’il était sorti pour reconnaître les tranchées hollandaises avec un sergent italien. Seul l’Italien était revenu.
— Il avait fait un testament ?
— Oui, en ma faveur, répondit Bragado. Avec un tiers en messes.
Ils restèrent silencieux un moment, et ce fut toute l’épitaphe d’Ulloa. Copons continua à faire la sieste et Mendieta était toujours occupé à s’épouiller. Garrote, qui avait fini de nettoyer son mousquet, se rongeait les ongles et recrachait des rognures aussi noires que son âme.
— Comment va notre mine ? demanda Alatriste. Bragado fit un geste de découragement.
— Lentement. Les sapeurs sont tombés sur de la terre trop molle et l’eau de la rivière s’infiltre. Il faut constamment étayer, ce qui nous fait perdre du temps… Les hérétiques risquent de nous tomber dessus d’un instant à l’autre pour nous faire sauter les roupettes.
Des tirs se firent entendre au bout de la tranchée, hors de notre vue, une mitraille nourrie qui ne dura qu’un instant. Puis tout redevint tranquille. Alatriste regardait son capitaine, attendant qu’il se décide à leur faire part de l’autre mauvaise nouvelle. Bragado ne visitait jamais ses soldats pour le simple plaisir de se dégourdir les jambes.
— C’est votre tour, annonça le capitaine, d’occuper la caponnière.
— Putain de Dieu, blasphéma Garrote.
Les caponnières étaient des galeries étroites, creusées par les sapeurs sous les tranchées. Recouvertes de bâches, de planches et de sacs de terre, on les utilisait autant pour faire échouer les travaux de l’ennemi que pour déboucher dans les fossés, les tranchées et les abris où l’on faisait sauter des pétards et où l’on enfumait le camp opposé en brûlant du soufre et de la paille humide. C’était une vilaine manière de combattre sous terre, dans l’obscurité, dans des passages si étroits que les hommes ne pouvaient souvent s’y traîner qu’un à la fois, suffoquant dans la chaleur, la fumée de la poudre et les relents de soufre, se battant avec leurs poignards et leurs pistolets, comme des taupes aveugles. Les caponnières voisines de la demi-lune du Cimetière serpentaient autour de la galerie principale des Espagnols et de celle des Hollandais, si proche de la nôtre que les soldats des deux camps se trouvaient parfois face à face, après avoir démoli un mur à coups de pioche ou avec un pétard, dans un tourbillon de coups de poignard et de coups de feu tirés à bout portant – sans parler des pelles courtes dont on aiguisait le tranchant avec une pierre pour qu’il coupe aussi bien qu’une lame de couteau.
— C’est l’heure, dit Diego Alatriste.
Il était blotti avec ses hommes devant l’entrée de la galerie principale. Le capitaine Bragado les regardait d’un peu plus loin, agenouillé dans la tranchée avec le reste de l’escouade et une douzaine d’hommes de sa compagnie, prêts à donner un coup de main si le besoin s’en faisait sentir. Quant à Alatriste, il était accompagné de Mendieta, Copons, Garrote, Rivas le Galicien et des deux frères Olivares. Manuel Rivas était un bel homme, blond aux yeux bleus, digne de confiance et très courageux, qui parlait un espagnol affreux avec un fort accent du cap Finisterre. Quant aux Olivares, ils se ressemblaient tant avec leurs traits gitans qu’on aurait pu les prendre pour des jumeaux. Leurs cheveux et leurs barbes noires et drues sous de grands nez sémites trahissaient à une lieue des bisaïeuls encore réticents à manger du cochon. Leurs camarades s’en moquaient éperdument, car les tercios ne s’étaient jamais souciés de la pureté du sang de leurs soldats. Pour eux, le sang versé au combat était bien assez pur. Les deux frères étaient toujours ensemble, dormaient dos à dos, partageaient le moindre morceau de pain et se protégeaient l’un l’autre quand ils se battaient.
— Qui va entrer le premier ? demanda Alatriste.
Garrote resta derrière, apparemment très occupé à essayer le fil de sa dague. Rivas fit mine de s’avancer, mais Copons, toujours avare de gestes et de paroles, ramassa par terre des brins de paille qu’il distribua à ses camarades. Le sort tomba sur Mendieta, qui regarda longuement le brin qui lui était échu. Puis, sans rien dire, il remonta sa dague, laissa par terre son chapeau et son épée, prit le petit pistolet chargé que lui tendait Alatriste et entra dans la galerie en tenant de l’autre main une pelle courte au tranchant affilé. Alatriste et Copons lui emboîtèrent le pas après s’être eux aussi débarrassés de leur épée et de leur chapeau. Ils ajustèrent leur casaque de buffle et s’avancèrent à la queue leu leu avec le reste des hommes, sous les yeux de Bragado et de ceux qui allaient rester dehors.
L’entrée de la galerie principale était éclairée par une torche de goudron dont la lumière grasse faisait reluire la sueur sur les torses nus des sapeurs allemands qui s’étaient arrêtés un moment dans leur travail pour les voir passer, accroupis derrière leurs pioches et leurs pelles. Les Allemands étaient aussi bons à creuser qu’à se battre, surtout quand ils étaient bien payés et qu’ils n’avaient pas bu. Même leurs femmes, qui allaient et venaient chargées comme des mules avec des vivres venant du campement, se rendaient utiles en portant outils et gabions. Leur chef, un homme à barbe rousse et aux bras comme des jambons des Alpujarras, guida le groupe à travers le dédale de galeries étayées avec des planches, recouvertes de bâches, protégées par des fascines et des gabions, qui diminuaient de hauteur et se faisaient plus étroites à mesure qu’elles s’avançaient plus profondément dans les lignes hollandaises. Finalement, le sapeur s’arrêta devant l’entrée d’une caponnière qui n’avait pas plus de trois pieds de haut. Une lanterne éclairait une mèche qui se perdait dans l’obscurité, sinistre comme un serpent noir.
— Eine aune, dit l’Allemand en montrant avec ses mains l’épaisseur du mur de terre qui séparait la fin de la caponnière de la galerie hollandaise.
Alatriste acquiesça et tous s’écartèrent de l’entrée de l’étroit passage en se collant contre le mur pendant qu’ils se protégeaient le nez et la bouche avec des chiffons. L’Allemand leur fit un sourire.
— Zum Teufel ! dit-il.
Puis il prit la lanterne et alluma la mèche.
Des os. La galerie serpentait sous le cimetière. Des os et de la terre tombaient de partout. Os longs et courts, crânes, tibias, vertèbres. Squelettes entiers enveloppés dans des linceuls sales et déchirés, habits en lambeaux, usés par le temps. Et partout de la fumée et des décombres, des éclats de bois pourri provenant des cercueils, des fragments de pierres tombales, et une puanteur qui envahit la caponnière quand, après l’explosion, Diego Alatriste se mit à quatre pattes avec les autres pour avancer vers la brèche, croisant des rats épouvantés qui poussaient des cris perçants. Il y avait un trou à ciel ouvert par où filtrait un peu de lumière et d’air. Ils passèrent sous cette lumière incertaine, voilée par la fumée de la poudre brûlée, avant de pénétrer dans le noir qui régnait de l’autre côté, d’où provenaient des gémissements et des cris poussés par d’étranges voix. La bouche sèche et terreuse sous le linge qui la protégeait de la poussière, Alatriste sentait la sueur couler sur son torse, sous sa casaque de cuir. Il avançait en se traînant sur les coudes. Un objet rond roula jusqu’à lui, délogé par les pieds de l’homme qui le précédait. C’était un crâne humain. Le reste du squelette, défait dans son cercueil par l’explosion et l’éboulement qu’elle avait provoqué, se prit entre ses bras quand il voulut passer par-dessus, tandis que des fragments d’os lui égratignaient les cuisses.
Il ne pensait pas. Il rampait, la mâchoire serrée, les yeux fermés pour qu’ils ne se remplissent pas de terre, haletant sous le linge qui lui couvrait le visage. Il ne sentait rien. Ses muscles tendus ne cherchaient qu’à le maintenir en vie dans ce voyage au royaume des morts et à lui permettre de revoir la lumière du jour. Sa conscience n’abritait rien d’autre que la répétition consciencieuse des gestes mécaniques, professionnels, de son métier. Résigné à l’inévitable, il avançait, coincé entre le soldat qui le précédait et celui qui le suivait. Tel était le lieu que le destin lui assignait sur terre – ou, plus exactement, sous terre –, et rien de ce qu’il aurait pu penser ou sentir n’y aurait changé quoi que ce soit. Il eût été absurde de perdre son temps à penser à autre chose qui ne fût pas se traîner avec son pistolet dans une main et sa dague dans l’autre, sans autre but que de reproduire le rituel macabre que d’autres hommes avaient répété au cours des siècles : tuer pour rester en vie. À part cette certitude bien simple, rien n’avait de sens. Son roi et sa patrie – quelle que fût la vraie patrie du capitaine Alatriste – se trouvaient trop loin de ce souterrain, de cette noirceur au bout de laquelle continuaient à s’élever, chaque fois plus proches, les lamentations des sapeurs hollandais surpris par l’explosion. Mendieta devait être arrivé jusqu’à eux car Alatriste entendait à présent des coups sourds, des craquements d’os qui se brisaient sous la pelle que le Biscayen maniait apparemment de bon cœur. Derrière les décombres, les ossements et la poussière, la caponnière s’élargissait et rejoignait la galerie des Hollandais, devenue un pandémonium plongé dans le noir. Dans un coin brûlait encore la mèche de la chandelle de suif d’une lanterne sur le point de s’éteindre : une petite lumière ténue, rougeâtre, qui suffisait à peine à donner un profil incertain aux ombres qui gémissaient autour d’elle. Alatriste déboula dans le réduit, se mit à genoux, puis glissa son pistolet sous son ceinturon et tâtonna autour de lui de sa main libre. La pelle de Mendieta faisait froidement son ouvrage. Tout à coup, on entendit de grands cris en hollandais. Quelqu’un tomba de la sortie de la caponnière, heurtant le capitaine dans le dos. Alatriste sentit ses camarades se rassembler un par un dans l’abri. Soudain, un coup de pistolet éclaira un instant le réduit, laissant voir des corps qui se traînaient par terre ou gisaient immobiles et, dans un éclair fugace, la pelle rougie de sang que tenait Mendieta.
Un courant d’air emportait la poudre et la fumée de la galerie hollandaise vers la caponnière. Alatriste s’y dirigea à tâtons. Il tomba nez à nez avec un survivant, le temps qu’un juron hollandais précède l’éclair d’un coup de feu qui aveugla le capitaine, manquant de peu lui brûler le visage. Alatriste se rapprocha de son agresseur et lui donna deux coups de dague en croix qui se perdirent dans le vide, puis encore deux, de plus près. Le dernier fit mouche. On entendit un hurlement, puis le bruit d’un corps qui prend la fuite à quatre pattes. Alatriste se lança à la poursuite de l’ennemi, donnant des coups de lame et se laissant guider par les cris d’angoisse du fugitif. Il finit par le rattraper par un pied, puis enfonça sa dague pour l’étriper, plusieurs fois, jusqu’à ce que l’autre cesse de crier et de se débattre.
— Ik geef mij over ! Hurla quelqu’un dans les ténèbres.
Une exclamation bien inutile, car chacun savait qu’on ne faisait pas de prisonniers dans les caponnières. Lorsque la donne leur était contraire, les Espagnols n’espéraient pas, eux non plus, qu’on leur fasse de quartier. La voix se cassa dans un râle d’agonie quand l’un des assaillants, se guidant sur elle, arriva jusqu’à l’hérétique et le cribla de coups de poignard. L’oreille tendue, immobile et attentif, Alatriste entendit que d’autres soldats se battaient. On tira encore deux coups de feu et il put voir Copons aux prises avec un Hollandais. Les deux hommes luttaient par terre. Puis il entendit les frères Olivares s’appeler à voix basse. Copons et le Hollandais ne faisaient plus de bruit et, l’espace d’un instant, on ne sut qui était mort et qui était vivant.
— Sebastián, murmura le capitaine.
Copons répondit par un grognement qui dissipa ses doutes. On ne percevait plus qu’un faible gémissement, une respiration toute proche, un corps qui se traînait à terre. Alatriste recommença à s’avancer à genoux, une main devant lui, l’autre tenant sa dague, prêt à frapper. Dans un dernier grésillement, la flamme de la lanterne s’éteignit après avoir faiblement éclairé l’ouverture de la galerie qui menait aux tranchées ennemies, remplie de décombres et d’étais effondrés. Un corps se trouvait en travers de l’entrée et, après lui avoir donné deux coups de dague, pour plus de précautions, le capitaine l’enjamba à quatre pattes et s’approcha de la galerie, où il s’arrêta quelques instants. Tout était silencieux de l’autre côté, mais Alatriste sentit l’odeur.
— Du soufre ! cria-t-il.
Le nuage avançait lentement, sans doute épaissi par les soufflets que les Hollandais actionnaient à l’autre extrémité de la galerie pour la noyer de fumée de paille, de goudron et de sulfure. Apparemment, ils se moquaient de leurs compatriotes qui pouvaient encore être en vie de ce côté-ci du boyau – ou peut-être pensaient-ils que leurs compagnons étaient tous morts. Le courant d’air facilitait l’opération. Le temps de dire un Pater, et la fumée délétère allait envahir la galerie. Pris d’une angoisse subite, Alatriste recula parmi les décombres et les cadavres, tomba sur ses camarades massés à l’entrée de la caponnière et, après quelques instants qui lui parurent des années, il se traîna à nouveau dans le tunnel, avançant aussi vite que possible sur ses coudes et ses genoux, entre les éboulements de terre et les restes du cimetière. Il entendait derrière lui le bruit de quelqu’un qui jurait – sans doute Garrote – en poussant ses bottes. Il passa sous le trou percé dans le plafond de la caponnière, respira à grandes goulées l’air du dehors, puis s’enfonça de nouveau dans l’étroit boyau, les dents serrées, retenant son souffle, jusqu’à voir s’éclaircir la bouche du passage par-dessus les épaules et distinguer la tête du camarade qui le précédait. Il sortit finalement dans la grande galerie qu’avaient abandonnée les sapeurs allemands, puis déboucha dans la tranchée espagnole, reprenant enfin son souffle, frottant son visage couvert de sueur et de terre. Autour de lui, tels des cadavres qui auraient retrouvé la vie, les visages sales et pâles, ses camarades épuisés et éblouis par la lumière se rassemblaient. Quand ses yeux se furent habitués à la clarté du jour, il vit le capitaine Bragado qui attendait avec les sapeurs allemands et le reste de la troupe.
— Tout le monde est là ? demanda Bragado.
Rivas et l’un des frères Olivares manquaient à l’appel. Pablo, le plus jeune, dont les cheveux et la barbe noirs étaient devenus gris à cause de la poudre et de la terre, fit le geste de revenir sur ses pas pour aller chercher son frère, mais Garrote et Mendieta parvinrent à le retenir. En face, furieux de ce qui venait de se passer, les Hollandais faisaient pleuvoir les balles d’arquebuse, qui sifflaient et claquaient en ricochant sur les gabions de la tranchée.
— Nous les avons bien eus, dit Mendieta.
Mais il n’y avait pas trace du moindre triomphe dans sa voix, qui était celle d’un homme épuisé. Il tenait encore sa pelle, souillée de terre et de sang. Prostré, Copons respirait avec difficulté, la sueur lui faisant un masque luisant de boue.
— Fils à putains ! criait le cadet des Olivares, désespéré. Hérétiques, fils à putains, allez tous en enfer !
Ses imprécations ne cessèrent que lorsque Rivas passa la tête par l’embouchure de la galerie, traînant l’autre Olivares, à moitié étouffé mais encore vivant. Les yeux bleus du Galicien étaient rouges, injectés de sang.
— Saloperie, dit-il.
De la fumée de soufre sortait encore de ses cheveux blonds. D’un geste brusque, il arracha le linge qui couvrait son visage et cracha de la terre.
— Merci, mon Dieu, dit-il en se remplissant les poumons d’air frais.
Un Allemand apporta une outre d’eau et les hommes, assoiffés, burent tour à tour.
— Je boirais de la pisse d’âne, murmura Garrote en faisant couler de l’eau sur sa barbe et sa poitrine.
Assis le dos au mur de la tranchée, Alatriste sentit que Bragado l’observait tandis qu’il essuyait sa dague pour en enlever la terre et le sang dont elle était salie.
— Et la galerie ? demanda enfin l’officier.
— Nettoyée, comme ma dague.
Sans un mot de plus, Alatriste rengaina sa biscayenne. Puis il retira l’amorce du pistolet dont il ne s’était pas servi.
— Merci, mon Dieu, répétait Rivas en se signant. Ses yeux bleus pleuraient de la terre.
Alatriste se taisait. Parfois, se dit-il en lui-même, Dieu semble rassasié. Lassé de répartir partout souffrance et sang, Il regarde de l’autre côté et se repose.