24

Le juge suprême du port est l’un des plus importants personnages officiels de Manneran. C’est lui qui détient la juridiction sur toutes les affaires commerciales qui se traitent dans la capitale ; si un litige survient entre deux négociants, c’est devant lui que comparaissent les parties adverses ; et un traité lui accorde l’autorité sur les ressortissants de toutes les provinces, de sorte qu’un capitaine de Glin, de Krell, de Salla ou des provinces occidentales, une fois qu’il comparaît devant lui, tombe sous le coup de ses verdicts sans pouvoir faire appel auprès des autorités de son pays d’origine. C’est là l’ancienne fonction du juge suprême, mais s’il n’était rien de plus qu’un arbitre destiné à trancher des querelles mercantiles, il n’aurait pas atteint la grandeur qui est la sienne aujourd’hui. En réalité, au fil des siècles, d’autres responsabilités lui ont été attribuées. C’est lui, et lui seul, qui s’occupe de la réglementation du trafic maritime dans le port, en accordant un nombre donné de permis de commerce par an aux vaisseaux de chaque origine. La prospérité d’une douzaine de provinces dépend de ses décisions. C’est pourquoi il est l’objet des attentions des septarques, qui l’inondent de cadeaux et de marques de respect, dans l’espoir d’obtenir un droit d’entrée pour un ou deux vaisseaux de plus dans l’année. Le juge suprême, en somme, est le filtre économique de Velada Borthan, qui ouvre Borthan, qui ouvre et ferme les débouchés commerciaux à sa guise. Ce n’est pas le caprice qui le guide, mais la régulation du flux et du reflux qui doit être maintenue dans les liaisons économiques à travers le continent. Et il est donc impossible de ne pas estimer à sa juste valeur le rôle capital qu’il joue dans notre société.

La fonction n’est pas héréditaire, mais elle est attribuée à vie, et il faut pour destituer un juge suprême un entrelacs de procédures incroyablement compliquées. En conséquence, un juge suprême d’un tempérament fort, tel que l’était Segvord Helalam, peut arriver à détenir plus de puissance à Manneran que le premier septarque lui-même. D’ailleurs, la septarchie de Manneran est en état de décadence ; deux des sept trônes sont restés inoccupés depuis le siècle dernier, et les détenteurs des cinq autres ont cédé la plus grande partie de leur autorité à des adjoints civils pour ne plus être que des figures de cérémonie. Seul le premier septarque conserve des bribes de sa majesté, mais il doit prendre conseil auprès du juge suprême du port pour tout ce qui touche à l’économie, et le juge suprême s’est immiscé de façon si inextricable dans les mécanismes du gouvernement qu’il est difficile de dire lequel des deux est le gouvernant et lequel est l’adjoint civil.

Le troisième jour après mon arrivée, Segvord m’emmena pour me faire débuter dans mon nouvel emploi. Moi qui avais été élevé dans un palais, je fus ahuri en voyant le quartier général de la justice du port. Ce n’était pas son opulence qui m’étonnait (car elle était à peu près inexistante) mais ses vastes proportions. C’était un grand édifice de quatre étages, large et massif, qui couvrait apparemment la totalité de la longueur des quais. À l’intérieur, dans des salles hautes de plafond, des armées d’employés étaient assis à des bureaux, en train de remuer des papiers et d’appliquer des tampons, et j’eus un frémissement intérieur à la pensée que ce devait être ce qui m’attendait. Segvord me fit visiter tout le bâtiment, tout en recevant les hommages de son personnel à mesure qu’il traversait les bureaux ; il s’arrêtait ici et là pour saluer quelqu’un, pour jeter un coup d’œil à un rapport, pour étudier les tableaux où étaient portés les mouvements de vaisseaux à proximité du port. Puis nous pénétrâmes finalement dans une série de pièces imposantes, dont le calme contrastait avec le vacarme et l’agitation que nous venions de traverser. C’était le lieu où présidait le juge suprême. Me montrant une pièce splendidement meublée adjacente à celle où il se tenait, Segvord m’apprit que c’était là que j’allais travailler.

Le contrat que je signai ensuite était analogue à celui d’un purgateur : je m’engageais à ne rien révéler de ce que je pourrais apprendre dans le cours de mes activités professionnelles, sous peine d’encourir de terribles pénalités. De son côté, la justice du port me promettait un engagement à vie, avec des augmentations de salaire régulières et divers autres privilèges dont les princes ordinairement n’ont pas à se soucier.

Je ne tardai pas à découvrir que mon rôle n’était pas celui d’un humble employé aux doigts tachés d’encre. Comme Segvord m’en avait prévenu, mes appointements étaient bas et mon rang dans la hiérarchie bureaucratique à peu près nul, mais mes responsabilités s’avéraient importantes ; j’étais en effet son secrétaire privé. Tous les rapports confidentiels qui lui étaient destinés tombaient d’abord sous mes yeux. Ma fonction était de les trier, d’écarter ceux de moindre importance et de préparer un résumé des autres, sauf de ceux dont l’intérêt capital nécessitait qu’ils lui soient transmis intégralement. Si le juge suprême est le filtre économique de Velada Borthan, j’étais en somme le filtre de ce filtre, puisqu’il ne lirait que ce que je voudrais lui faire lire et qu’il prendrait ses décisions sur la base des données que je lui fournirais. Une fois que cet aspect des choses me fut apparu clairement, je compris que Segvord m’avait placé sur la route de la puissance.

Загрузка...