39

Notre navire était à l’ancre et nous montâmes à bord. Nous fûmes accueillis par le capitaine – un homme du nom de Khrisch – lequel nous salua par nos noms d’emprunt. Nous prîmes la mer en fin d’après-midi. À aucun moment au cours du voyage le capitaine Khrisch ne nous questionna sur les motifs de notre déplacement, pas plus que ses dix hommes d’équipage. Ils étaient sûrement dévorés de curiosité à l’idée des mobiles pouvant pousser quelqu’un jusqu’à Sumara Borthan ; mais ils étaient si reconnaissants d’avoir échappé à leur escale forcée, même pour cette courte croisière, qu’ils se gardaient de nous offenser en se montrant trop inquisiteurs.

Une fois que la côte de Velada Borthan eut disparu à notre vue, plus rien ne s’étendit devant nous que la large ouverture du détroit de Sumar. Aucune terre n’était en vue, où que se portât le regard. Cela m’effraya. Durant ma brève carrière de marin, jamais je ne m’étais éloigné de la côte, et au cours des tempêtes je me consolais avec l’illusion qu’il me serait toujours possible de nager jusqu’au rivage en cas de naufrage. Mais ici, maintenant, l’univers entier semblait composé d’eau. À la tombée du soir, un crépuscule gris-bleu s’abattit sur nous, faisant se rejoindre la mer et l’horizon, et pour moi cela devint encore pire : maintenant, il n’y avait plus que notre coquille de noix qui dérivait, fragile et vulnérable, dans ce vide sans dimensions et sans direction, cet antimonde où tout se fondait en un lieu unique pareil plutôt à une absence de lieu. Je ne m’étais pas attendu à ce que le détroit eût une telle largeur. Sur la carte que j’avais regardée quelques jours encore auparavant dans mon bureau, il ne dépassait pas la dimension de mon petit doigt ; je m’étais figuré aussi, que les falaises de Sumara Borthan seraient visibles pour nous dès les premières heures du voyage ; et, au contraire, nous voguions en ce moment au milieu du néant. Je regagnai ma cabine et m’allongeai à plat ventre sur ma couchette, secoué de tremblements, appelant à mon secours la protection du dieu des voyageurs. Puis j’en vins à me mépriser pour cette couardise. Je me rappelai mes nobles origines, l’importance de ma fonction à Manneran, mais cela ne suffisait pas toutefois à calmer ma peur. À quoi sert-il d’être bien né à l’instant où l’on se noie ? J’en étais là quand je sentis une main se poser sur mon épaule. C’était Schweiz. « Le navire est sûr, murmura-t-il. C’est une courte traversée. Calmez-vous. Il ne peut rien nous arriver. »

Si n’importe qui d’autre m’avait trouvé dans cet état, à l’exception peut-être de Noïm, j’aurais pu le tuer ou me tuer moi-même afin d’enterrer le secret de ma honte.

Je lui dis : « Si c’est ainsi pour traverser le détroit de Sumar, comment peut-on voyager entre les étoiles sans devenir fou ?

— On s’y accoutume.

— La peur qu’on éprouve… Tout ce vide…

— Venez sur le pont, fit-il d’une voix douce. La nuit est très belle. »

Il ne mentait pas. Maintenant que le crépuscule avait pris fin, une immense coupole noire parsemée de scintillantes étoiles s’étalait au-dessus de nous. Dans les villes, on ne voit pas aussi bien les étoiles. J’avais déjà connu la splendeur du ciel au cours des expéditions de chasse dans les Terres Arides, mais à cette époque j’ignorais leurs noms. Maintenant, Schweiz et le capitaine Khrisch se tenaient à mes côtés sur le pont, en citant ces noms d’étoiles et de constellations à tour de rôle, se renvoyant la balle pour montrer leur savoir, me donnant une leçon d’astronomie comme si j’étais un enfant terrifié qu’il fallait distraire pour l’empêcher de hurler. « Regardez ici. Et regardez là. » Et je regardais. L’essaim des soleils voisins de notre planète et quatre ou cinq des planètes voisines dans notre système, et même, cette nuit-là, une comète errante. Ce qu’ils m’ont appris est resté gravé en moi. Je pourrais sortir cette nuit même de ma cabane, ici dans les Terres Arides, et nommer à nouveau les étoiles comme le faisaient Schweiz et le capitaine à bord de notre navire cette nuit-là dans le détroit de Sumar. Combien me reste-t-il encore de nuits, je me le demande, pour être libre de contempler les étoiles ?

Le matin mit fin à ma peur. Le soleil était brillant, le ciel légèrement floconneux, le grand détroit était calme, et il m’était égal maintenant que la terre ne soit pas en vue. Nous glissions vers Sumara Borthan selon une progression imperceptible ; il me fallait étudier la surface de l’eau pour me rappeler que nous étions en mouvement. Un jour passa, puis une nuit, puis encore un jour et une nuit, et alors une ligne verte se dessina à l’horizon ; c’était Sumara Borthan. Le continent Sud grossit régulièrement comme si c’était lui qui venait à notre rencontre, et finalement ce fut une barrière rocheuse d’un vert jaunâtre qui s’étendit face à nous d’est en ouest ; au sommet de ces falaises poussait une végétation dense, une véritable jungle d’arbres touffus où s’entrelaçaient des plantes grimpantes. Je savais que ces arbres et ces plantes n’étaient pas les mêmes que ceux de Velada Borthan ; que les bêtes sauvages, les serpents, les insectes de cet endroit n’étaient pas non plus ceux de mon continent natal ; ce qui se dressait devant nous était une terre étrangère et peut-être hostile, tel un monde inconnu attendant qu’on y pose le pied pour la première fois. Il me semblait remonter le cours du temps, et je m’imaginais être un explorateur découvrant une nouvelle planète. Cette jungle sombre était la porte ouverte sur quelque chose d’étrange et de terrible. Et pourtant je n’avais pas peur ; j’étais simplement fasciné par cette vision. Ce spectacle était celui du monde tel qu’il existait avant la venue de l’homme. C’était comme si les maisons divines, les purgateurs, la justice du port, rien de tout cela n’avait existé. Comme si la seule réalité était celle de ces silencieuses avenues d’arbres, des rivières houleuses parcourant les vallées, des lacs aux profondeurs insondées, des longues et lourdes feuilles chargées des vapeurs de la jungle, des bêtes préhistoriques s’ébattant dans le limon sans être chassées, des créatures volantes déployant leurs ailes sans connaître la peur, et des plateaux herbeux, et des veines de métal précieux. Un royaume vierge, sur lequel planait la présence des dieux, du Dieu, le Dieu qui attendait le temps de ses adorateurs. Les dieux solitaires qui ne savaient pas encore qu’ils étaient d’essence divine. Le Dieu solitaire.

La réalité, bien sûr, était moins romantique. En un endroit où les falaises s’abaissaient au niveau de la mer pour former une crique s’était installée – une petite agglomération de masures, dont les habitants – au nombre de quelques douzaines – vivaient là pour profiter du passage des bateaux. J’avais pensé que tous les natifs de Sumara habitaient à l’intérieur du continent, et je me les représentais comme des tribus sauvages. Ce fut donc avec surprise que je vis le capitaine Khrisch amarrer notre navire à une jetée de bois vermoulu, sur laquelle se tenait une délégation venue nous accueillir.

Comme je l’avais fait dans mon enfance pour les Terriens, je m’étais plus ou moins attendu à trouver un aspect différent à ces peuplades du continent Sud. Je savais que c’était irrationnel, puisque, après tout, nous sommes tous de la même lignée. Mais leurs siècles de vie dans la jungle n’avaient-ils pas transformé ces individus ? Leur désaveu de la Convention ne les avait-il pas conduits à se laisser envahir par les exhalaisons de la jungle, à devenir des êtres inhumains ? Eh bien, non. Ils ressemblaient aux paysans de n’importe quelle province de notre continent. Certes, ils portaient des ornements insolites, des pendentifs et des bracelets d’une facture exotique, mais rien d’autre en eux, ni la teinte de leur peau, ni la forme de leur figure, ni la couleur de leurs cheveux, ne les différenciait des hommes que j’avais toujours connus.

Il y en avait huit ou neuf. Deux, visiblement les chefs, parlaient le dialecte de Manneran, mais avec un accent gênant. Les autres ne témoignant en rien qu’ils comprenaient les langues du Nord, bavardaient entre eux en un jargon à la fois cliquetant et guttural. Schweiz trouva la communication plus facile que moi, et il engagea une longue conversation, que j’eus tant de peine à suivre que je cessai bientôt d’y prêter attention. Je m’écartai pour aller explorer le village, fus inspecté par des enfants aux yeux à fleur de tête – ici, les filles allaient nues même après l’âge où leurs seins s’étaient formés. Et quand je rejoignis Schweiz, il me dit : « Tout est arrangé.

— C’est-à-dire ?

— Cette nuit, nous dormons ici. Demain, ils nous guideront vers un village qui produit la drogue. Ils ne garantissent pas qu’on nous permette d’en acheter.

— Elle n’est vendue qu’à certains endroits ?

— Évidemment. Ils jurent qu’il n’y en a pas ici.

— De quelle durée, le trajet ?

— Cinq jours à pied. Vous aimez les jungles, Kinnal ?

— Je ne les connais pas encore.

— Vous allez apprendre à le faire. »

Il se détourna pour s’entretenir avec le capitaine Khrisch, qui projetait une expédition pour son compte le long de la côte sumarienne. Schweiz se mit d’accord avec lui pour que le bateau nous attende à notre retour. Les matelots déchargèrent nos bagages – principalement des objets pour faire du troc : miroirs, couteaux, verroterie et autres, puisque les indigènes n’utilisaient pas la monnaie – et ils reprirent la mer avant la tombée de la nuit.

Schweiz et moi nous étions vu attribuer une cabane à notre usage, sur un rocher dominant le port. Matelas de feuilles, couvertures de peaux de bêtes, une seule fenêtre de guingois, pas de sanitaire : voilà ce que les milliers d’années de voyage de l’homme à travers les étoiles nous avaient apporté. Nous discutâmes du montant de notre loyer, aboutîmes à un accord à base de couteaux de chasse et de fulgureurs, et, au coucher du soleil, on nous apporta notre dîner. Un ragoût étonnamment savoureux de viandes épicées, des fruits rouges à la forme anguleuse, une marmite de légumes à demi cuits, un pot de ce qui ressemblait à du lait fermenté : nous mangeâmes de bon appétit, avec plus de plaisir que nous ne l’avions escompté, malgré les plaisanteries que nous échangions sur les maladies que nous allions attraper. J’adressai une libation au dieu des voyageurs, plus par habitude que par conviction. Schweiz remarqua : « Alors, vous avez toujours la foi ? » Je répondis que je ne voyais pas de raison de ne plus croire aux dieux, bien que ma foi dans les enseignements des hommes eût été considérablement affaiblie.

À la proximité où nous étions de l’équateur, la nuit tombait très vite, et ce fut comme un rideau noir qui s’abaissa brusquement. Nous restâmes dehors un moment, à parler d’astronomie, Schweiz vérifiant mes connaissances acquises et m’en inculquant d’autres. Puis nous allâmes nous coucher. Moins d’une heure plus tard, deux silhouettes se montrèrent à l’entrée de la cabane ; je me dressai, persuadé qu’il s’agissait de voleurs ou d’assassins, mais un rayon de lune éclaira de profil le corps d’un des intrus, et je vis de lourds seins de femme. Schweiz, dans son coin, observa : « Je pense qu’elles sont comprises dans le prix du loyer. » L’instant d’après, une chair nue et chaude se pressait contre la mienne. Je sentis une odeur âcre, touchai une hanche grasse et la trouvai recouverte d’une sorte d’huile épicée : un cosmétique utilisé par les femmes de Sumara, découvris-je par la suite. En moi la curiosité et la prudence se combattirent. Quand j’avais, étant jeune homme, séjourné à Glain, je craignais d’attraper des maladies en copulant avec des femmes étrangères. Mais n’aurais-je pas dû faire cette expérience amoureuse inédite ? Du côté de Schweiz, j’entendis des bruits de baisers et d’étreintes, des rires. La femme près de moi s’agitait impatiemment. Écartant les cuisses dodues, je me mis à la stimuler de la main. Elle se plaça dans la position qui devait leur être propre : sur le côté, face à moi, une jambe au-dessus de moi et le talon posé contre mes fesses. Je n’avais pas eu de femme depuis ma dernière nuit à Manneran ; ce fait, joint à mon vieux problème d’éjaculation prématurée, eut à nouveau raison de moi, et j’arrivai au terme dès les phases préliminaires. La femme cria quelque chose, probablement une plaisanterie à propos de ma virilité, à sa compagne, qui soupirait et gémissait dans le coin de Schweiz, et elle reçut une réponse accompagnée d’un ricanement. Avec rage et chagrin, je me forçai à faire renaître mon désir, et je la pris de nouveau, malgré la puanteur de son haleine qui me paralysait presque, malgré aussi le mélange nauséeux que formait sa sueur avec l’huile sur sa peau. Je finis par l’amener au plaisir, mais ce fut une corvée accomplie sans joie. Quand ce fut terminé, elle me mordilla le coude : leur façon d’embrasser, je suppose. En marque de gratitude et d’excuse. Finalement, je lui avais bien rendu hommage. Le matin suivant, je scrutai les filles du village, en me demandant laquelle m’avait honoré de ses caresses. Toutes avaient les dents écartées, les seins flasques, les yeux globuleux. Plût au Ciel que ma compagne de lit ne fût aucune de celles-ci ! Pendant plusieurs jours, je m’examinai avec inquiétude, en m’attendant chaque matin à voir l’apparition des symptômes d’une maladie vénérienne ; mais tout ce qu’elle me communiqua fut le dégoût de l’amour à la sumarienne.

Загрузка...