Le Poète est celui qui regarde. Et que voit-il? – Le Paradis.
Car le Paradis est partout; n’en croyons pas les apparences. Les apparences sont imparfaites: elles balbutient les vérités qu’elles recèlent; le Poète, à demi-mot, doit comprendre, – puis redire ces vérités. Est-ce que le Savant fait rien d’autre? Lui aussi recherche l’archétype des choses et les lois de leur succession; il recompose un monde enfin, idéalement simple, où tout s’ordonne normalement.
Mais, ces formes premières, le Savant les recherche, par une induction lente et peureuse, à travers d’innombrables exemples: car il s’arrête à l’apparence, et, désireux de certitude, il se défend de deviner.
Le Poète, lui, qui sait qu’il crée, devine à travers chaque chose – et une seule lui suffit, symbole, pour révéler son archétype; il sait que l’apparence n’en est que le prétexte, un vêtement qui la dérobe et où s’arrête l’œil profane, mais qui nous montre qu’Elle est là [2].
Le Poète pieux contemple; il se penche sur les symboles, et silencieux descend profondément au cœur des choses, – et quand il a perçu, visionnaire, l’Idée, l’intime Nombre harmonieux de son Être, qui soutient la forme imparfaite, il la saisit, puis, insoucieux de cette forme transitoire qui la revêtait dans le temps, il sait lui redonner une forme éternelle, sa Forme véritable enfin, et fatale, – paradisiaque et cristalline.
Car l’œuvre d’art est un cristal – paradis partiel et l’Idée refleurit en sa pureté supérieure; où, comme dans l’Éden disparu, l’ordre normal et nécessaire a disposé toutes les formes dans une réciproque et symétrique dépendance, où l’orgueil du mot ne supplante pas la Pensée, – où les phrases rythmiques et sûres, symboles encore, mais symboles purs, où les paroles, se font transparentes et révélatrices.
De telles œuvres ne se cristallisent que dans le silence; mais il est des silences parfois au milieu de la foule, où l’artiste réfugié, comme Moïse sur le Sinaï, s’isole, échappe aux choses, au temps, s’enveloppe d’une atmosphère de lumière au-dessus de la multitude affairée. En lui, lentement, l’Idée se repose, puis lucide s’épanouit hors des heures. Et comme elle n’est pas dans le temps, le temps ne pourra rien sur elle. Disons plus: on se demande si le Paradis, hors du temps lui-même, n’était peut-être jamais que là, – c’est-à-dire qu’idéalement…
Narcisse cependant contemple de la rive cette vision qu’un désir amoureux transfigure; il rêve. Narcisse solitaire et puéril s’éprend de la fragile image; il se penche, avec un besoin de caresse, pour étancher sa soif d’amour, sur la rivière. Il se penche et, soudain, voici que cette fantasmagorie disparaît; sur la rivière il ne voit plus que deux lèvres au-devant des siennes, qui se tendent, deux yeux, les siens, qui le regardent. Il comprend que c’est lui, – qu’il est seul – et qu’il s’éprend de son visage. Autour, un azur vide, que ses bras pâles crèvent, tendus par le désir à travers l’apparence brisée, et qui s’enfoncent dans un élément inconnu.
Il se relève alors, un peu; le visage s’écarte. La surface de l’eau, comme déjà, se diapre et la vision reparaît. Mais Narcisse se dit que le baiser est impossible, – il ne faut pas désirer une image: un geste pour la posséder la déchire. Il est seul. – Que faire? Contempler.
Grave et religieux il reprend sa calme attitude: il demeure – symbole qui grandit – et, penché sur l’apparence du Monde, sent vaguement en lui, résorbées, les générations humaines qui passent.
Ce traité n’est peut-être pas quelque chose de bien nécessaire. Quelques mythes d’abord suffisaient. Puis on a voulu expliquer; orgueil de prêtre qui veut révéler les mystères, afin de se faire adorer, – ou bien vivace sympathie, et cet amour apostolique, qui fait que l’on dévoile et qu’on profane en les montrant, les plus secrets trésors du temple, parce qu’on souffre d’admirer seul et qu’on voudrait que d’autres adorent.
(1891)