DAENERYS

Les bras levés, son frère tenait la robe en suspens pour la lui faire contempler : « Superbe, n’est-ce pas ? Hé bien, touche ! palpe-moi ce tissu… »

En y risquant ses doigts, Daenerys éprouva la sensation fluide que procure l’eau. Si loin qu’elle remontât dans ses souvenirs, jamais elle n’aurait rien porté de si fin. Effrayée, elle retira vivement sa main. « Et c’est à moi, vraiment ?

— Un cadeau de maître Illyrio », sourit Viserys. Il était décidément de belle humeur, ce soir. « Son coloris rehaussera le violet de tes yeux. Tu auras aussi de l’or, et toutes sortes de joyaux. Il l’a promis. Ce soir, tu dois avoir l’air d’une princesse. »

L’air d’une princesse… Elle avait oublié à quoi cela ressemblait. Si elle l’avait jamais su. « Pourquoi se montre-t-il si généreux ? demanda-t-elle, qu’attend-il au juste de nous ? » Depuis près de six mois, ils avaient chez lui le vivre et le couvert, ses serviteurs les mignotaient. Pour n’avoir que treize ans, elle ne s’y trompait pas : les prodigalités désintéressées n’avaient guère cours, en la cité libre de Pentos…

« Pas si fou », répondit le jeune homme, auquel ses mains nerveuses, son regard fiévreux, ses prunelles de lilas pâle donnaient un aspect peu aimable. « Il sait pertinemment que, le jour où je recouvrerai mon trône, je n’oublierai pas mes amis. »

Elle demeura muette. Marchand d’épices, de gemmes, d’os de dragon et de denrées moins ragoûtantes, maître Illyrio possédait, paraît-il, des amis dans chacune des neuf cités libres et même au-delà, du côté de Vaes Dothrak et des contrées fabuleuses qui bordent la mer de Jade. On ajoutait qu’il n’avait jamais eu d’ami qu’il n’eût de tout son cœur désiré trahir au plus juste prix. Les rues bruissaient de commérages là-dessus, et Daenerys avait l’ouïe fine. Mais mieux valait, irascible comme il l’était, ne pas tracasser son frère ou, comme il disait lui-même, « réveiller le dragon », lorsqu’il tissait sa trame de chimères.

Tout en raccrochant la robe auprès de la porte, Viserys reprit :

« Quand les esclaves d’Illyrio viendront te baigner, veille à ce qu’ils t’ôtent cette puanteur d’écurie. Khal Drogo a beau posséder mille chevaux, c’est d’une tout autre monture qu’il rêve, aujourd’hui. » Puis, la détaillant d’un regard critique : « Toujours aussi gauche ! – redresse-toi », il lui repoussa les épaules. « Montre-leur donc que tu es une femme, désormais », insista-t-il en balayant d’un geste désinvolte la gorge naissante avant d’en pincer un bouton, « et gare à toi, si tu me manques, ce soir. Tu ne souhaites pas réveiller le dragon, je pense ? » A travers le tissu grossier de la tunique, l’étau resserré de ses doigts opéra une torsion blessante. « Si ?

— Non, dit-elle humblement.

— Bon ! sourit-il, presque affectueux, en lui caressant les cheveux. Vois-tu, sœurette, lorsqu’on écrira l’histoire de mon règne, on datera de ce soir mon avènement. »

Après qu’il se fut retiré, elle s’approcha, songeuse, de sa fenêtre et tristement se mit à regarder la baie. Le jour déclinait. Contre le crépuscule, les tours en briques du rempart carraient de noires silhouettes. Des rues montaient, mêlés aux litanies des prêtres rouges en train d’allumer leurs feux nocturnes, les piaillements de mioches miséreux jouant à des jeux invisibles. Que ne pouvait-elle se joindre a eux, pieds nus, vêtue de haillons, hors d’haleine et sans passé, sans avenir, sans obligation de paraître à la fête de Khal Drogo…

Quelque part, là-bas, au-delà du crépuscule et par-delà le bras de mer, s’étendait un pays de vertes collines et de plaines en fleurs où couraient de grandes rivières, où la pierre sombre des tours se détachait sur le merveilleux gris-bleu des montagnes, où, tout armés pour le combat, des chevaliers galopaient sous la bannière de leurs suzerains. Les Dothrakis nommaient ce pays Rhaesh Andahli, le pays des Andals, tandis que les habitants des cités libres l’appelaient Westeros, les royaumes du soleil couchant. Viserys, lui, disait tout simplement « notre pays ». Deux mots qu’il prononçait comme une prière. Comme si, à force de les redire, il devait s’attirer la faveur des dieux. « Nôtre par droit du sang. Nôtre toujours et, quoique dérobé par traîtrise, nôtre à jamais. Le voler au dragon ? nenni. Le dragon se souvient. »

Peut-être, en effet, se souvenait-il. Daenerys, elle, ne le pouvait. Elle n’avait jamais vu ce pays que son frère déclarait leur, ce royaume de l’autre rive. Tous ces noms : Castral Roc, les Eyrié, Hautjardin ou le Val d’Arryn, Dorne ou l’Ile-aux-Faces, dont il se délectait, des mots, pour elle, rien de plus. Car si Viserys était âgé de huit ans lorsque, talonnés par l’Usurpateur, ils avaient dû quitter Port-Réal, elle-même, à l’époque, tressaillait à peine dans le sein maternel.

A force toutefois de se les entendre ressasser, il arrivait qu’elle se représentât la fuite, en pleine nuit, vers Peyredragon, les frissons blêmes de la lune sur la voile noire ; l’affrontement de leur frère Rhaegar avec l’Usurpateur dans les eaux sanglantes du Trident, sa mort pour la femme aimée ; le pillage de Port-Réal par ceux que Viserys nommait les chiens de l’Usurpateur, lord Lannister et lord Stark ; les supplications de la princesse Elia de Dorne quand, arrachant de son sein le fils de Rhaegar, on le massacrait sous ses yeux ; les squelettes polis des derniers dragons béant aveuglément, sur les parois de la salle du trône, alors que le Régicide égorgeait Père avec une épée d’or…

Neuf lunes après ces drames, elle voyait le jour à Peyredragon. Durant un typhon d’été si épouvantable que, non content de manquer rompre, à ce qu’on disait, les amarres de l’île elle-même, il fracassa la flotte targaryenne à l’ancre, arracha aux remparts et précipita dans les flots déchaînés d’énormes blocs de pierre. Et, là-dessus, crime irrémissible aux yeux de Viserys, Mère était morte en la mettant au monde.

De Peyredragon, aucun souvenir non plus. Leur fuite avait repris, juste avant que n’appareillât le frère de l’Usurpateur avec de nouveaux bateaux. Ancien berceau de leur maison, l’île était alors le dernier vestige de sa souveraineté sur les Sept Couronnes. Vestige précaire… Et d’autant plus menacé que la garnison s’apprêtait à vendre les orphelins à l’Usurpateur. Ceux-ci ne durent la vie qu’à la loyauté de ser Willem Darry qui, escorté de quatre braves, les enleva, une nuit, ainsi que leur nourrice, et, faisant force de voiles à la faveur des ténèbres, les mena sains et saufs jusqu’à la côte de Braavos.

Elle se rappelait vaguement ser Willem : un grand diable d’ours gris, à demi aveugle, et qui, depuis son grabat, rugissait des ordres. Mais, s’il terrifiait ses valets, de lui ne connut-elle que la bonté. Il l’appelait « petite princesse », parfois « dame », ses mains avaient la douceur du vieux cuir. Seulement, à vivre toujours alité, l’odeur de maladie lui collait à la peau, une odeur douceâtre, moite, souffreteuse. A Braavos, ils habitaient une grosse maison dont la porte était rouge. Elle y avait une chambre à elle, et sa croisée donnait sur un citronnier. A la mort de ser Willem, le peu d’argent qu’il leur restait leur fut volé par la valetaille, et on ne tarda guère à les expulser. Dieux ! que de larmes quand la porte rouge s’était définitivement refermée sur eux…

Ils n’avaient cessé, depuis lors, d’errer. De Braavos à Myr, de Myr à Tyrosh puis à Qohor, à Volantys, à Lys, sans jamais séjourner longtemps nulle part. Viserys ne l’eût pas permis. A l’en croire, les tueurs à gages de l’Usurpateur ne les lâchaient pas d’une semelle. Sans doute étaient-ils invisibles ?

Au début, patrices, archontes, princes négociants, tout se flattait d’accueillir à sa table et sous son toit les derniers Targaryens mais, au fil des ans, le spectacle de l’Usurpateur toujours titulaire du Trône de Fer avait fermé chaque porte une à une, et l’existence des exilés ne cessa de devenir plus chiche. Peu à peu réduits à liquider les ultimes débris de l’époque faste (même la couronne de Mère y passa), ils se trouvaient désormais si démunis que, dans les venelles et les gargotes de Pentos, on affublait Viserys du sobriquet de « roi gueux ». Quant à celui qui la désignait personnellement, elle préférait l’ignorer.

« Un jour, sœurette, nous rentrerons dans tous nos biens », disait-il volontiers. Ses mains, fébriles dès qu’il en parlait… « Bijoux, soieries, Peyredragon et Port-Réal, le Trône de Fer et les Sept Couronnes, tout ce qu’ils nous ont pris, tu verras, tout ! » Il ne vivait que pour ce jour-là. Alors que l’unique vœu de Daenerys était de revenir dans la grosse maison, de revoir la porte rouge et le citronnier, derrière la croisée, de vivre enfin l’enfance dont jusqu’alors l’avait frustrée la vie.

Entendant heurter discrètement à la porte, elle se détacha de la fenêtre. « Entrez », dit-elle, et, sur une révérence, les servantes s’affairèrent à leur tâche. Illyrio les avait reçues en présent de l’un de ses nombreux amis dothrak. La cité libre de Pentos avait beau prohiber l’esclavage, esclaves elles étaient. Aussi grise et menue qu’une souris, la vieille ne pipait mot. La jeune compensait amplement. Ses yeux bleus, sa blondeur gaillarde et ses seize ans lui valaient la faveur du maître et, tout en travaillant, elle jacassait sans arrêt.

Après avoir empli la baignoire avec l’eau chaude montée de la cuisine, elles y versèrent des essences capiteuses et, une fois dévêtue par leurs soins, Daenerys s’y plongea, au risque de s’ébouillanter, mais sans cri ni grimace. Elle aimait la chaleur et le sentiment de propreté que celle-ci lui procurait. Au surplus, son frère répétait à qui voulait l’entendre que rien n’était jamais trop brûlant pour un Targaryen. « A nous, la demeure du dragon, telle était sa rengaine, dans nos veines coule le feu. »

Sans desserrer les dents, la vieille lui lava sa longue chevelure argentée puis la démêla patiemment, tandis que la jeune, tout en lui frottant le dos, les pieds, lui vantait sa bonne fortune. « Drogo est tellement riche qu’il fait porter même à ses esclaves des colliers d’or. Cent mille cavaliers montent dans son khalasar, et son palais de Vaes Dothrak comporte deux cents pièces dont les portes sont d’argent massif. » Et, sans parler du reste, de tout le reste, quel bel homme que le khal, et si grand, si féroce, si brave au combat, le meilleur cavalier de tous les temps, et quel archer, ah, démoniaque. Daenerys se taisait. Depuis toujours, elle s’attendait, le moment venu, à épouser son frère, car cela faisait des siècles et des siècles, très précisément depuis qu’Aegon le Conquérant s’était donné pour femmes ses propres sœurs, que les Targaryens se mariaient ainsi. Il fallait en effet, Viserys le martelait assez, préserver la pureté de la lignée ; leur sang était le sang royal par excellence, le sang d’or de l’antique Valyria, le sang du dragon. Les dragons s’accouplaient-ils avec le bétail des champs ? Les Targaryens ne compromettaient pas davantage leur sang avec celui d’êtres inférieurs. Et voilà que Viserys envisageait de la vendre à un étranger, un barbare ?

Cependant, les femmes l’aidaient à sortir du bain, et elles entreprirent de l’éponger. La jeune lui brossa les cheveux jusqu’à ce qu’ils prissent l’aspect brillant de l’argent liquide, la vieille la parfuma d’épice-fleur dothrak, une touche à chaque poignet, une derrière chaque oreille, une à la pointe des tétons, une, la dernière, la toute dernière, fraîche, sur les lèvres et, de là, sur la plus stricte intimité. Alors, après lui avoir enfilé les chemises envoyées par maître Illyrio, elles lui passèrent la robe de soie prune censée mettre en valeur ses yeux. Et, pendant que l’une la chaussait de sandales dorées, l’autre la parait d’une tiare puis de bracelets d’or sertis d’améthystes. Vint enfin lui cerner le col un torque massif, d’or également, où serpentaient d’antiques glyphes valyriens.

« Vous avez tout d’une princesse, maintenant », s’extasia la petite esclave, souffle enfin coupé. Et comme Illyrio n’avait rien négligé, Daenerys put se mirer dans un miroir d’argent. Une princesse, songea-t-elle et, sur-le-champ, lui revint en mémoire que Khal Drogo était assez riche pour que ses esclaves eux-mêmes portent des colliers d’or. Du coup la parcourut un frisson glacial, et la chair de poule marqua ses bras nus.

Assis au frais, dans le vestibule, sur la margelle du bassin dont l’une de ses mains fustigeait les eaux, son frère l’attendait. Il se leva, l’examina de pied en cap. « Ne bouge pas…, tourne? oui…, bon. Ça me paraît…

— Royale ! » décréta maître Illyrio qui émergeait à l’instant d’un passage voûté. Malgré les bourrelets qui faisaient à chacun de ses pas valser ses amples vêtements de soie feu, il déplaçait son énorme masse avec une grâce des plus surprenante. A tous ses doigts étincelaient des pierreries, et l’on avait, à force d’onguents, donné au fourchu de sa barbe jaune l’éclat véritable de l’or. « Puisse le Seigneur de Lumière, débita-t-il en lui prenant la main, faire pleuvoir ses bénédictions sur votre personne, en ce jour entre tous heureux, princesse Daenerys ! » S’ensuivit un brin de courbette qui trahit dans labarbe d’or de furtifs crocs jaunes. « Une vision, Votre Altesse, une vision, dit-il à l’adresse du prince, elle va captiver Drogo.

— Pas assez de chair», grinça Viserys. Du même argent blond que ceux de sa sœur, ses cheveux, plaqués vers l’arrière, étaient retenus sur la nuque par une broche en os de dragon. Et cette coiffure sévère exagérait la dureté de ses traits maussades. Légèrement déhanché, un poing sur la garde de l’épée prêtée par Illyrio, il reprit : « Puis êtes-vous sûr que Khal Drogo les aime aussi jeunes ?

— Du moment qu’elle a ses règles, il la trouvera à son gré, je me tue a vous le répéter. Regardez-la. Cette blondeur d’or et d’argent, ces yeux violets…, mais c’est le sang même de l’antique Valyria, là, aucun doute, aucun… Et si haut parage : fille du précédent roi, sœur de l’actuel…, allons donc ! comment notre Drogo n’en serait-il pas transporté ?

— Admettons, dit Viserys avec une moue dubitative. Ces barbares ont des goûts tellement bizarres… Chevaux, moutons, garçons…

— Pas un mot de ça à Drogo, si vous m’en…

— Me prenez-vous pour un idiot ? le coupa Viserys, ses yeux lilas flambant de fureur.

— Je vous prends pour un roi, rétorqua l’autre en esquissant une révérence, et les rois manquent de prudence avec le commun. Mais mile excuses, si je vous ai offensé. » Sur ces mots, il se détourna, manda ses porteurs d’un claquement de mains, et son palanquin tarabiscoté ne tarda guère à se ranger devant le perron.

Il faisait une nuit de poix quand le cortège s’ébranla. Equipés de lanternes à huile biscornues dont les pans de verre laissaient filtrer une lueur bleuâtre, deux valets éclairaient la marche des douze malabars qui, le bâton sur l’épaule, allaient bon pas. Derrière les rideaux qui aveuglaient la chaise, y entretenant une douce chaleur, Illyrio exhalait, sous ses lourds parfums, de tels remugles de suif blafard que Daenerys pensait suffoquer.

Vautré près d’elle parmi les coussins, son frère n’y prenait garde, lui. Son esprit campait déjà sur la côte opposée. « Nous n’aurons pas besoin de tous les hommes du khalasar », dit-il, tout à sa lubie. Ses doigts taquinaient la garde de son épée d’emprunt. Comme s’il s’était jamais battu pour de bon, songea-t-elle. « Dix mille suffiront. Avec dix mille de ses gueulards, je me fais fort de rafler les Sept Couronnes. Le royaume se soulèvera en faveur de son souverain légitime. Tyrell, Redwyne, Darry, Greyjoy, tous. L’Usurpateur, ils le haïssent autant que je le hais. Les gens de Dorne brûlent de venger Elia et son fils. Et le petit peuple nous soutiendra. Ce n’est qu’un cri. Tous réclament leur roi. N’est-il pas vrai ? demanda-t-il à son hôte, non sans anxiété.

— Ils sont vos peuples, et ils vous aiment bien, confirma l’autre, d’un air aimable. Il n’est place forte où des hommes ne lèvent en secret leur verre à votre prospérité, où des femmes ne cousent le dragon sur des bannières qu’elles dissimulent en perspective de votre retour. Enfin, voilà, conclut-il, avec un haussement gélatineux d’épaules, ce que rapportent mes agents. »

Des agents, Daenerys n’en possédait pas, ni aucun moyen de savoir ce que faisait ou pensait quiconque, là-bas, tout près, mais les paroles suaves d’Illyrio lui paraissaient aussi dignes de foi que ses moindres faits et gestes. Son frère, lui, n’en abondait que plus passionnément. « Je tuerai l’Usurpateur de ma propre main, affirma-t-il en homme qui n’avait jamais tué personne, je le tuerai comme il a tué mon frère Rhaegar. Et Lannister, le Régicide, pour lui faire expier le meurtre de mon père.

— On ne saurait plus séant », opina maître Illyrio, non sans que l’ombre d’une malice animât sa lippe. Mais, loin de s’en aviser, Viserys se rengorgea sous l’approbation et, en le voyant écarter le rideau pour scruter la nuit, sa sœur comprit qu’il s’élançait pour la centième fois dans la bataille du Trident.

Surmontée de neuf tours, la résidence de Drogo dressait au bord de la baie ses hautes murailles de brique envahies de lierre livide. Les patrices de Pentos, expliqua Illyrio, l’avaient offerte au khal car, à l’instar de ses pareilles, la cité libre choyait les seigneurs du cheval. « Non que nous redoutions ces barbares, sourit-il d’un air fin, le Seigneur de Lumière préserverait nos murs contre un million de Dothrakis, du moins si j’en crois nos prêtres…, mais à quoi bon prendre des risques ? leur amitié, nous l’avons à si bon compte ! »

A la poterne, on arrêta leur palanquin, et un garde tira brusquement le rideau pour les jauger d’un regard froid. Bien qu’il eût le teint cuivré et les yeux sombres et bridés d’un Dothraki, sa face était glabre, et il portait la toque à pointe de bronze des Immaculés. Après que maître Illyrio lui eut grommelé quelque chose dans son rude idiome, il répliqua sur le même ton et leur fit signe de passer.

A voir se crisper les doigts de son frère sur la poignée de l’épée, Daenerys eut l’impression qu’il partageait la plupart de ses craintes. Mais il marmonna seulement : « L’insolence de cet eunuque ! » tandis que, cahin-caha, reprenait leur marche.

Maître Illyrio se fit tout miel : « Ce soir, Khal Drogo reçoit trop d’hôtes de marque pour négliger leur sécurité. Ils ont forcément des ennemis… Votre Grâce plus que quiconque. Doutez-vous que l’Usurpateur donne cher de votre tête ?

— Certes non, convint Viserys, rembruni. Et ce n’est pas faute, croyez-moi, de l’avoir tenté. Ses tueurs nous harcèlent en tous lieux. Il ne dormira que d’un œil aussi longtemps que je vivrai, moi, le dernier dragon. »

Là-dessus, le palanquin ralentit, s’immobilisa. On tira les rideaux, et un esclave aida Daenerys à descendre. Il portait un collier, mais de bronze vulgaire. Viserys suivit, le poing plus que jamais resserré sur son arme, et il fallut deux des malabars pour extirper maître Illyrio puis le jucher sur pied.

Dès le vestibule, où une mosaïque en pâte de verre multicolore retraçait la geste tragique de Valyria, des senteurs d’épices, d’oliban, ce cédrat, de cinname empoissaient l’atmosphère. Le long des murs étaient disposées des lanternes en fer noir. Aposté sous un arceau lettré de palmes sculptées dans la pierre, un eunuque annonça les invités en psalmodiant, d’une voix suave et perchée : « Viserys Targaryen, troisième du nom, roi des Andals, de Rhoynar et des Premiers Hommes, suzerain des Sept Couronnes, protecteur du royaume… Sa sœur, Daenerys du Typhon, princesse de Peyredragon… L’honorable Illyrio Mopatis, patrice de la cité libre de Pentos… »

Au-delà, ils pénétrèrent dans une cour à colonnade submergée de lierre livide dans le feuillage duquel, au fur et à mesure qu’ils s’y coulaient avec leur escorte, la lueur de la lune peignait des ombres d’os ou d’argent. Ils trouvèrent là nombre de seigneurs du cheval, tous hommes massifs à la peau cuivrée, aux longues bacchantes annelées de métal, aux cheveux noirs huilés, tressés et ornés de sonnailles. Parmi eux circulaient mercenaires et spadassins de Pentos, de Myr, de Tyrosh, un prêtre rouge encore plus gras qu’Illyrio, des hommes de Port d’Ibben, reconnaissables à leur pilosité, de même qu’à sa noirceur d’ébène, ici et là, tel hobereau des îles d’Eté. D’abord abasourdie de se trouver en telle compagnie, Daenerys s’aperçut soudain, terrifiée, qu’elle en était l’unique femme.

Cependant, Illyrio leur soufflait : « Vous voyez ces trois, là-bas ? Les sang-coureurs de Khal Drogo. Un peu plus loin, près du pilier, Khal Moro et son fils, Rhogoro. L’homme à la barbe verte est le frère de l’archonte de Tyrosh. Derrière lui, ser Jorah Mormont. »

Le titre du dernier frappa Daenerys : « Un chevalier ?

— Rien moins. » Illyrio sourit dans sa barbe. « Oint des sept huiles par le Grand Septon en personne.

— Que fait-il donc ici ? s’étonna-t-elle maladroitement.

— L’Usurpateur voulait sa tête. Pour la faute dérisoire d’avoir vendu quelques maraudeurs à un marchand d’esclaves de Tyrosh au lieu de les verser dans la Garde de Nuit. Cette loi absurde. Ne devrait-on pouvoir en agir à sa guise avec ses propres meubles ?

— J’aimerais lui toucher un mot avant la fin de la soirée », déclara Viserys, tandis que sa sœur se surprenait à regarder Mormont avec curiosité. Malgré son âge avancé – plus de quarante ans – et sa demi-calvitie, il conservait un air de force et de capacité. Au lieu de soieries et de cotonnades, il portait lainages et cuir. Sur sa tunique vert sombre était brodée l’effigie d’un ours noir dressé sur ses postérieurs.

Elle s’absorbait encore dans la contemplation de cet être étrange qui lui figurait tout l’inconnu de sa patrie, quand la main moite d’Illyrio vint se poser sur son bras nu : « De ce côté, Princesse exquise, susurra-t-il, voici que le khal paraît. »

Elle aurait voulu fuir, se cacher, mais le regard de son frère ne la lâchait pas, et le mécontenter réveillerait forcément le dragon. La gorge nouée, elle se tourna pour dévisager l’homme auquel il prétendait l’accorder pour femme dès cette nuit.

La petite esclave ne s’était pas entièrement trompée. Khal Drogo dominait d’une tête toute l’assistance, et pourtant sa démarche avait quelque chose d’aérien, d’aussi gracieux que celle de la panthère dont s’enorgueillissait la ménagerie d’Illyrio. Et il était plus jeune, à peine trente ans, que Daenerys ne s’y attendait. Sa peau avait le ton du cuivre poli, et des anneaux de bronze et d’or enserraient sa moustache drue.

« Je dois aller lui présenter mes respects, dit maître Illyrio, ne bougez pas d’ici, je vous l’amènerai. »

A peine eut-il appareillé vers le khal que Viserys, saisissant le bras de la jeune fille, l’étreignit à lui faire mal : « Tu vois sa tresse, sœurette ?»

Noire comme la pleine nuit, lourde d’essences et d’huile, constellée de menues sonnettes qui tintaient au moindre mouvement, la tresse de Drogo tombait plus bas que sa ceinture et lui battait le dos des cuisses.

« Tu vois comme elle est longue ? Eh bien, quand un Dothraki subit une défaite, il rase sa tresse afin de signifier sa disgrâce au monde. Personne n’a jamais vaincu Khal Drogo. En sa personne est de retour Aegon Sire-Dragon, et tu seras sa reine. »

Daenerys regarda le khal. Il avait des traits durs et cruels, des yeux d’onyx, sombres et glacés. Quelque violent que pût se montrer son frère lorsque, par malheur, elle réveillait le dragon, il la terrifiait infiniment moins que cet homme-là. « Je ne veux pas être sa reine, s’entendit-elle répliquer d’une voix ténue, si ténue… Par pitié, Viserys, par pitié, je ne veux pas, je veux rentrer à la maison.

A la maison ? » Il continuait à parler tout bas, mais d’un ton vibrant de rage. « Comment rentrerions-nous à la maison, sœurette ? Ils nous l’ont prise, la maison ! » Il l’entraîna dans l’ombre, à l’abri des regards, et ses doigts lui broyaient le bras. « Comment rentrerions-nous à la maison ? » répéta-t-il avec une violence qui donnait au dernier mot la densité de toutes leurs pertes : Port-Réal et Peyredragon et le royaume entier…, quand Daenerys ne l’avait employé que pour désigner leurs chambres chez maître Illyrio. Pas une vraie maison, certes, mais qu’avaient-ils d’autre ? Or, voilà précisément ce qu’il ne voulait entendre à aucun prix. A ses yeux, il n’y avaitpas là de maison. Même la grosse maison à la porte rouge n’avait jamais été la maison, pour lui.

En lui meurtrissant de plus en plus sauvagement le bras, les doigts exigeaient cependant une réponse… « Je ne sais pas ! hoqueta-t-elle enfin, les yeux pleins de larmes.

— Moi, si, dit-il sèchement. Nous rentrerons à la maison, sœurette, avec une armée. Avec l’armée de Khal Drogo. Voilà comment nous rentrerons à la maison. Et, à cet effet, tu dois l’épouser, tu dois coucher avec lui. Tu le feras. » Il lui décocha un sourire. « Au besoin, j’aurais laissé tout son khalasar te baiser, sœurette. Chacun des quarante mille hommes, et leurs chevaux en prime, si cela devait me fournir mon armée. Remercie-moi : c’est seulement Drogo. A la longue, tu en viendras peut-être à l’apprécier. A présent, sèche-moi ces larmes. Le gros nous l’amène, et il ne te verra pas pleurer. »

En se retournant, Daenerys dut se rendre à l’évidence. Tout sourires et tout courbettes, maître Illyrio conduisait en effet le khal vers eux. D’un revers de main, elle acheva de ravaler ses larmes.

« Souris, chuchota fébrilement son frère en laissant retomber sa main sur la garde de son épée. Redresse ta taille. Montre-lui que tu as des seins. Le peu que tu en as, bons dieux ! »

Daenerys, bien droite, se mit à sourire.

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