IV

Marjolin fut trouve au marche des Innocents, dans un tas de choux, sous un chou blanc, enorme, et dont une des grandes feuilles rabattues cachait son visage rose d'enfant endormi. On ignora toujours quelle main miserable l'avait pose la. C'etait deja un petit bonhomme de deux a trois ans, tres-gras, tres-heureux de vivre, mais si peu precoce, si empate, qu'il bredouillait a peine quelque mots, ne sachant que sourire. Quand une marchande de legumes le decouvrit sous le grand chou blanc, elle poussa un tel cri de surprise, que les voisines accoururent, emerveillees; et lui, il tendait les mains, encore en robe, roule dans un morceau de couverture. Il ne put dire qui etait sa mere. Il avait dos yeux etonnes, en se serrant contre l'epaule d'une grosse tripiere qui l'avait pris entre les bras. Jusqu'au soir, il occupa le marche. Il s'etait rassure, il mangeait des tartines, il riait a toutes les femmes. La grosse tripiere le garda; puis, il passa a une voisine; un mois plus tard, il couchait chez une troisieme. Lorsqu'on lui demandait: " Ou est ta mere? " il avait un geste adorable: sa main faisait le tour, montrant les marchandes toutes a la fois. Il fut l'enfant des Halles, suivant les jupes de l'une ou de l'autre, trouvant toujours un coin dans un lit, mangeant la soupe un peu partout, habille a la grace de Dieu, et ayant quand meme des sous au fond de ses poches percees. Une belle fille rousse, qui vendait des plantes officinales, l'avait appele Marjolin, sans qu'on sut pourquoi.

Marjolin allait avoir quatre ans, lorsque la mere Chantemesse fit a son tour la trouvaille d'une petite fille, sur le trottoir de la rue Saint-Denis, au coin du marche. La petite pouvait avoir deux ans, mais elle bavardait deja comme une pie, ecorchant les mots dans son babil d'enfant; si bien que la mere Chantemesse crut comprendre qu'elle s'appelait Cadine, et que sa mere, la veille au soir, l'avait assise sous une porte, en lui disant de l'attendre. L'enfant avait dormi la; elle ne pleurait pas, elle racontait qu'on la battait. Puis, elle suivit la mere Chantemesse, bien contente, enchantee de cette grande place, ou il y avait tant de monde et tant de legumes. La mere Chantemesse, qui vendait au petit tas, etait une digne femme, tres-bourrue, touchant deja a la soixantaine; elle adorait les enfants, ayant perdu trois garcons au berceau. Elle pensa que " cette roulure-la semblait une trop mauvaise gale pour crever, " et elle adopta Cadine.

Mais, un soir, comme la mere Chantemesse s'en allait, tenant Cadine dela main droite, Marjolin lui prit sans facon la main gauche.

-Eh! mon garcon, dit la vieille en s'arretant, la place est donnee... Tu n'es donc plus avec la grande Therese! Tu es un fameux coureur, sais-tu?

Il la regardait, avec son rire, sans la lacher. Elle ne put rester grondeuse, tant il etait joli et boucle. Elle murmura:

-Allons, venez, marmaille... Je vous coucherai ensemble.

Et elle arriva rue au Lard, ou elle demeurait, avec un enfant de chaque main. Marjolin s'oublia chez la mere Chantemesse. Quand ils faisaient par trop de tapage, elle leur allongeait quelques taloches, heureuse de pouvoir crier, de se facher, de les debarbouiller, de les fourrer sous la meme couverture. Elle leur avait installe un petit lit, dans une vieille voiture de marchand des quatre saisons, dont les roues et les brancards manquaient. C'etait comme un large berceau, un peu dur, encore tout odorant des legumes qu'elle y avait longtemps tenus frais sous des linges mouilles. Cadine et Marjolin dormirent la, a quatre ans, aux bras l'un de l'autre.

Alors, ils grandirent ensemble, on les vit toujours les mains a la taille. La nuit, la mere Chantemesse les entendait qui bavardaient doucement. La voix flutee de Cadine, pendant des heures, racontait des choses sans fin, que Marjolin ecoutait avec des etonnements plus sourds. Elle etait tres-mechante, elle inventait des histoires pour lui faire peur, lui disait que, l'antre nuit, elle avait vu un homme tout blanc, au pied de leur lit, qui les regardait, en tirant une grande langue rouge. Marjolin suait d'angoisse, lui demandait des details; et elle se moquait de lui, elle finissait par l'appeler " grosse bete. " D'autres fois, ils n'etaient pas sages, ils se donnaient des coups de pieds, sous les couvertures; Cadine repliait les jambes, etouffait ses rires, quand Marjolin, de toutes ses forces, la manquait et allait taper dans le mur. Il fallait, ces fois-la, que la mere Chantemesse se levat pour border les couvertures; elle les endormait tous les deux d'une calotte, sur l'oreiller. Le lit fut longtemps ainsi pour eux un lieu de recreation; ils y emportaient leurs joujoux, ils y mangeaient des carottes et des navets voles; chaque matin, leur mere adoptive etait toute surprise d'y trouver des objets etranges, des cailloux, des feuilles, des trognons de pommes, des poupees faites avec des bouts de chiffon. Et, les jours de grands froids, elle les laissait la, endormis, la tignasse noire de Cadine melee aux boucles blondes de Marjolin, les bouches si pres l'une de l'autre, qu'ils semblaient se rechauffer de leur haleine.

Cette chambre de la rue au Lard etait un grand galetas, delabre, qu'une seule fenetre, aux vitres depolies par les pluies, eclairait. Les enfants y jouaient a cache-cache, dans la haute armoire de noyer et sous le lit colossal de la mere Chantemesse. Il y avait encore deux ou trois tables, sous lesquelles ils marchaient a quatre pattes. C'etait charmant, parce qu'il n'y faisait pas clair, et que des legumes trainaient dans les coins noirs. La rue au Lard, elle aussi, etait bien amusante, etroite, peu frequentee, avec sa large arcade qui s'ouvre sur la rue de la Lingerie. La porte de la maison se trouvait a cote meme de l'arcade, une porte basse, dont le battant ne s'ouvrait qu'a demi sur les marches grasses d'un escalier tournant. Cette maison, a auvent, qui se renflait, toute sombre d'humidite, avec la caisse verdie des plombs, a chaque etage, devenait, elle aussi, un grand joujou. Cadine et Marjolin passaient leurs matinees a jeter d'en bas des pierres, de facon a les lancer dans les plombs; les pierres descendaient alors le long des tuyaux de descente, en faisant un tapage tres-rejouissant. Mais ils casserent deux vitres, et ils emplirent les tuyaux de cailloux, a tel point que la mere Chantemesse, qui habitait la maison depuis quarante-trois ans, faillit recevoir conge.

Cadine et Marjolin s'attaquerent alors aux tapissieres, aux baquets, aux camions, qui stationnaient dans la rue deserte. Ils montaient sur les roues, se balancaient aux bouts de chaine, escaladaient les caisses, les paniers entasses. Les arriere-magasins des commissionnaires de la rue de la Poterie ouvraient la de vastes salles sombres, qui s'emplissaient et se vidaient en un jour, menageant a chaque heure de nouveaux trous charmants, des cachettes, ou les gamins s'oubliaient dans l'odeur des fruits secs, des oranges, des pommes fraiches. Puis, ils se lassaient, ils allaient retrouver la mere Chantemesse, sur le carreau des Innocents. Ils y arrivaient, bras dessus, bras dessous, traversant les rues avec des rires, au milieu des voitures, sans avoir peur d'etre ecrases. Ils connaissaient le pave, enfoncant leurs petites jambes jusqu'aux genoux dans les fanes de legumes; ils ne glissaient pas, ils se moquaient, quand quelque roulier, aux souliers lourds, s'etalait les quatre fers en l'air, pour avoir marche sur une queue d'artichaut. Ils etaient les diables roses et familiers de ces rues grasses. On ne voyait qu'eux. Par les temps de pluie, ils se promenaient gravement, sous un immense parasol tout en loques, dont la marchande au petit tas avait abrite son eventaire pendant vingt ans; ils le plantaient gravement dans un coin du marche, ils appelaient ca " leur maison. " Les jours de soleil, ils galopinaient, a ne plus pouvoir remuer le soir; ils prenaient des bains de pieds dans la fontaine, faisaient des ecluses en barrant les ruisseaux, se cachaient sous des tas de legumes, restaient la, au frais, a bavarder, comme la nuit, dans leur lit. On entendait souvent sortir, en passant a cote d'une montagne de laitues ou de romaines, un caquetage etouffe. Lorsqu'on ecartait les salades, on les apercevait, allonges cote a cote, sur leur couche de feuilles, l'oeil vif, inquiets comme des oiseaux decouverts au fond d'un buisson. Maintenant, Cadine ne pouvait se passer de Marjolin, et Marjolin pleurait, quand il perdait Cadine. S'ils venaient a etre separes, ils se cherchaient derriere toutes les jupes des Halles, dans les caisses, sous les choux. Ce fut surtout sous les choux qu'ils grandirent et qu'ils s'aimerent.

Marjolin allait avoir huit ans, et Cadine six, quand la mere Chantemesse leur fit honte de leur paresse. Elle leur dit qu'elle les associait a sa vente au petit tas; elle leur promit un sou par jour, s'ils voulaient l'aider a eplucher ses legumes. Les premiers jours, les enfants eurent un beau zele. Ils s'etablissaient aux deux cotes de l'eventaire, avec des couteaux etroits, tres attentifs a la besogne. La mere Chantemesse avait la specialite des legumes epluches; elle tenait, sur sa table tendue d'un bout de lainage noir mouille, des alignements de pommes de terre, de navets, de carottes, d'oignons blancs, ranges quatre par quatre, en pyramide, trois pour la base, un pour la pointe, tout prets a etre mis dans les casseroles des menageres attardees. Elle avait aussi des paquets ficeles pour le pot-au-feu, quatre poireaux, trois carottes, un panais, deux navets, deux brins de celeri; sans parler de la julienne fraiche coupee tres fine sur des feuilles de papier, des choux tailles en quatre, des tas de tomates et des tranches de potiron qui mettaient des etoiles rouges et des croissants d'or dans la blancheur des autres legumes laves a grande eau. Cadine se montra beaucoup plus habile que Marjolin, bien qu'elle fut plus jeune; elle enlevait aux pommes de terre une pelure si mince, qu'on voyait le jour a travers; elle ficelait les paquets pour le pot-au-feu d'une si gentille facon, qu'ils ressemblaient a des bouquets; enfin, elle savait faire des petits tas qui paraissaient tres-gros, rien qu'avec trois carottes ou trois navets. Les passants s'arretaient en riant, quand elle criait de sa voix pointue de gamine:

-Madame, madame, venez me voir... A deux sous, mon petit tas!

Elle avait des pratiques, ses petits tas etaient tres-connus. La mere Chantemesse, assise entre les deux enfants, riait d'un rire interieur, qui lui faisait monter la gorge au menton, a les voir si serieux a la besogne. Elle leur donnait religieusement leur sou par jour. Mais les petits tas finirent par les ennuyer. Ils prenaient de l'age, ils revaient des commerces plus lucratifs. Marjolin restait enfant tres-tard, ce qui impatientait Cadine. Il n'avait pas plus d'idee qu'un chou, disait-elle. Et, a la verite, elle avait beau inventer pour lui des moyens de gagner de l'argent, il n'en gagnait point, il ne savait pas meme faire une commission. Elle, etait tres-rouee. A huit ans, elle se fit enroler par une de ces marchandes qui s'assoient sur un banc, autour des Halles avec un panier de citrons, que toute une bande de gamines vendent sous leurs ordres; elle offrait les citrons dans sa main, deux pour trois sous, courant apres les passants, poussant sa marchandise sous le nez des femmes, retournant s'approvisionner, quand elle avait la main vide; elle touchait deux sous par douzaine de citrons, ce qui mettait ses journees jusqu'a cinq et six sous, dans les bons temps. L'annee suivante, elle placa des bonnets a neuf sous; le gain etait plus fort; seulement, il fallait avoir l'oeil vif, car ces commerces en plein vent sont defendus; elle flairait les sergents de ville a cent pas, les bonnets disparaissaient sous ses jupes, tandis qu'elle croquait une pomme, d'un air innocent. Puis, elle tint des gateaux, des galettes, des tartes aux cerises, des croquets, des biscuits de mais, epais et jaunes, sur des claies d'osier; mais Marjolin lui mangea son fonds. Enfin, a onze ans, elle realisa une grande idee qui la tourmentait depuis longtemps. Elle economisa quatre francs en deux mois, fit l'emplette d'une petite hotte, et se mit marchande de mouron.

C'etait toute une grosse affaire. Elle se levait de bon matin, achetait aux vendeurs en gros sa provision de mouron, de millet en branche, d'echaudes; puis elle partait, passait l'eau, courait le quartier Latin, de la rue Saint-Jacques a la rue Dauphine, et jusqu'au Luxembourg. Marjolin l'accompagnait. Elle ne voulait pas meme qu'il portat la hotte; elle disait qu'il n'etait bon qu'a crier; et il criait sur un ton gras et trainant:

-Mouron pour les p'tits oiseaux!

Et elle reprenait, avec des notes de flute, sur une etrange phrase, musicale qui finissait par un son pur et file, tres haut:

-Mouron pour les p'tits oiseaux!

Ils allaient chacun sur un trottoir, regardant en l'air. A cette epoque, Marjolin avait un grand gilet rouge qui lui descendait jusqu'aux genoux, le gilet du defunt pere Chantemesse, ancien cocher de fiacre; Cadine portait une robe a carreaux bleus et blancs, taillee dans un tartan use de la mere Chantemesse. Les serins de toutes les mansardes du quartier Latin les connaissaient. Quand ils passaient, repetant leur phrase, se jetant l'echo de leur cri, les cages chantaient.

Cadine vendit aussi du cresson. " A deux sous la botte! a deux sous la botte! " Et c'etait Marjolin qui entrait dans les boutiques pour offrir " le beau cresson de fontaine, la sante du corps! " Mais les Halles centrales venaient d'etre construites; la petite restait en extase devant l'allee aux fleurs qui traverse le pavillon des fruits. La, tout le long, les bancs de vente, comme des plates-bandes aux deux bords d'un sentier, fleurissent, epanouissent de gros bouquets; c'est une moisson odorante, deux haies epaisses de roses, entre lesquelles les filles du quartier aiment a passer, souriantes, un peu etouffees par la senteur trop forte; et, en haut des etalages, il y a des fleurs artificielles, des feuillages de papier ou des gouttes de gomme font des gouttes de rosee, des couronnes de cimetiere en perles noires et blanches qui se moirent de reflets bleus. Cadine ouvrait son nez rose avec des sensualites de chatte; elle s'arretait dans cette fraicheur douce, emportait tout ce qu'elle pouvait de parfum. Quand elle mettait son chignon sous le nez de Marjolin, il disait que ca sentait l'oeillet. Elle jurait qu'elle ne se servait plus de pommade, qu'il suffisait de passer dans l'allee. Puis, elle intrigua tellement, qu'elle entra au service d'une des marchandes. Alors, Marjolin trouva qu'elle sentait bon des pieds a la tete. Elle vivait dans les roses, dans les lilas, dans les giroflees, dans les muguets. Lui, flairant sa jupe, longuement, en maniere de jeu, semblait chercher, finissait par dire: " Ca sent le muguet. " Il montait a la taille, au corsage, reniflait plus fort: " Ca sent la giroflee. " Et aux manches, a la jointure des poignets: " Ca sent le lilas. " Et a la nuque, tout autour du cou, sur les joues, sur les levres: " Ca sent la rose. " Cadine riait, l'appelait " beta, " lui criait de finir, parce qu'il lui faisait des chatouilles avec le bout de son nez. Elle avait une haleine de jasmin. Elle etait un bouquet tiede et vivant.

Maintenant, la petite se levait a quatre heures, pour aider sa patronne dans ses achats. C'etait, chaque matin, des brassees de fleurs achetees aux horticulteurs de la banlieue, des paquets de mousse, des paquets de feuilles de fougere et de pervenche, pour entourer les bouquets. Cadine restait emerveillee devant les brillants et les valenciennes que portaient les filles des grands jardiniers de Montreuil, venues au milieu de leurs roses. Les jours de Sainte Marie, de Saint Pierre, de Saint Joseph, des saints patronymiques tres-fetes, la vente commencait a deux heures; il se vendait, sur le carreau, pour plus de cent mille francs de fleurs coupees; des revendeuses gagnaient jusqu'a deux cents francs en quelques heures. Ces jours-la, Cadine ne montrait plus que les meches frisees de ses cheveux au-dessus des bottes de pensees, de reseda, de marguerites; elle etait noyee, perdue sous les fleurs; elle montait toute la journee des bouquets sur des brins de jonc. En quelques semaines, elle avait acquis de l'habilete et une grace originale. Ses bouquets ne plaisait pas a tout le monde; ils faisaient sourire, et ils inquietaient, par un cote de naivete cruelle. Les rouges y dominaient, coupes de tons violents, de bleus, de jaunes, de violets, d'un charme barbare. Les matins ou elle pincait Marjolin, ou elle le taquinait a le faire pleurer, elle avait des bouquets feroces, des bouquets de fille en colere, aux parfums rudes, aux couleurs irritees. D'autres matins, quand elle etait attendrie par quelque peine ou par quelque joie, elle trouvait des bouquets d'un gris d'argent, tres-doux, voiles, d'une odeur discrete. Puis, c'etaient des roses, saignantes comme des coeurs ouverts, dans des lacs d'oeillets blancs; des glaieuls fauves, montant en panaches de flammes parmi des verdures effarees; des tapisseries de Smyrne, aux dessins compliques, faites fleur a fleur, ainsi que sur un canevas; des eventails moires, s'elargissant avec des douceurs de dentelle; des puretes adorables, des tailles epaissies, des reves a mettre dans les mains des harengeres ou des marquises, des maladresses de vierge et des ardeurs sensuelles de fille, toute la fantaisie exquise d'une gamine de douze ans, dans laquelle la femme s'eveillait.

Cadine n'avait plus que deux respects: le respect du lilas blanc, dont la botte de huit a dix branches coute, l'hiver, de quinze a vingt francs; et le respect des camelias, plus chers encore, qui arrivent par douzaine, dans des boites, couches sur un lit de mousse, recouverts d'une feuille d'ouate. Elle les prenait, comme elle aurait pris des bijoux, delicatement, sans respirer, de peur de les gater d'un souffle; puis, c'etait avec de precautions infinies qu'elle attachait sur des brins de jonc leurs queues courtes. Elle parlait d'eux serieusement. Elle disait a Marjolin qu'un beau camelia blanc, sans piqure de rouille, etait une chose rare, tout a fait belle. Comme elle lui en faisait admirer un, il s'ecria, un jour:

-Oui, c'est gentil, mais j'aime mieux le dessous de ton menton, la, a cette place; c'est joliment plus doux et plus transparent que ton camelia... Il y a des petites veines bleues et roses qui ressemblent a des veines de fleur.

Il la caressait du bout des doigts; puis il approcha le nez, murmurant:

-Tiens, tu sens l'oranger, aujourd'hui.

Cadine avait un tres-mauvais caractere. Elle ne s'accommodait pas du role de servante. Aussi finit-elle par s'etablir pour son compte. Comme elle etait alors agee de treize ans, et qu'elle ne pouvait rever le grand commerce, un banc de vente de l'allee aux fleurs, elle vendit des bouquets de violettes d'un sou, piques dans un lit de mousse, sur un eventaire d'osier pendu a son cou. Elle rodait toute la journee dans les Halles, autour des Halles, promenant son bout de pelouse. C'etait la sa joie, cette flanerie continuelle, qui lui degourdissait les jambes, qui la tirait des longues heures passees a faire des bouquets, les genous plies, sur une chaise basse. Maintenant, elle tournait ses violettes en marchant, elle les tournait comme des fuseaux, avec une merveilleuse legerete de doigts; elle comptait six a huit fleurs, selon la saison, pliait en deux un brin de jonc, ajoutait une feuille, roulait un fil mouille; et, entre ses dents de jeune loup, elle cassait le fil. Les petits bouquets semblaient pousser tout seuls dans la mousse de l'eventaire, tant elle les y plantait vite. Le long des trottoirs, au milieu des coudoiements de la rue, ses doigts rapides fleurissaient, sans qu'elle les regardat, la mine effrontement levee, occupee des boutiques et des passants. Puis, elle se reposait un instant dans le creux d'une porte; elle mettait au bord des ruisseaux, gras des eaux de vaisselle, un coin de printemps, une lisiere de bois aux herbes bleuies. Ses bouquets gardaient ses mechantes humeurs et ses attendrissements; il y en avait de herisses, de terribles, qui ne decoleraient pas dans leur cornet chiffonne; il y en avait d'autres, paisibles, amoureux, souriant au fond de leur collerette propre. Quand elle passait, elle laissait une odeur douce. Marjolin la suivait beatement. Des pieds a la tete, elle ne sentait plus qu'un parfum. Lorsqu'il la prenait, qu'il allait de ses jupes a son corsage, de ses mains a sa face, il disait qu'elle n'etait que violette, qu'une grande violette. Il enfoncait sa tete, il repetait:

-Tu te rappelles, le jour ou nous sommes alles a Romainville? C'est tout a fait ca, la surtout, dans ta manche... Ne change plus. Tu sens trop bon.

Elle ne changea plus. Ce fut son dernier metier. Mais les deux enfants grandissaient, souvent elle oubliait son eventaire pour courir le quartier. La construction des Halles centrales fut pour eux un continuel sujet d'escapades. Ils penetraient au beau milieu des chantiers, par quelque fente des clotures de planches; ils descendaient dans les fondations, grimpaient aux premieres colonnes de fonte. Ce fut alors qu'ils mirent un peu d'eux, de leurs jeux, de leurs batteries, dans chaque trou, dans chaque charpente. Les pavillons s'eleverent sous leurs petites mains. De la vinrent les tendresses qu'ils eurent pour les grandes Halles, et les tendresses que les grandes Halles leur rendirent. Ils etaient familiers avec ce vaisseau gigantesque, en vieux amis qui en avaient vu poser les moindres boulons. Ils n'avaient pas peur du monstre, tapaient de leur poing maigre sur son enormite, le traitaient en bon enfant, eu camarade avec lequel on ne se gene pas. Et les Halles semblaient sourire de ces deux gamins qui etaient la chanson libre, l'idylle effrontee de leur ventre geant.

Cadine et Marjolin ne couchaient plus ensemble, chez la mere Chantemesse, dans la voilure de marchand des quatre saisons. La vieille, qui les entendait toujours bavarder la nuit, fit un lit a part pour le petit, par terre, devant l'armoire; mais, le lendemain malin, elle le retrouva au cou de la petite sous la meme couverture. Alors elle le coucha chez une voisine. Cela rendit les enfants tres-malheureux. Dans le jour, quand la mere Chantemesse n'etait pas la, ils s'eprenaient tout habilles entre les bras l'un de l'autre, ils s'allongeaient sur le carreau, comme sur un lit; et cela les amusait beaucoup. Plus tard, ils polissonnerent, ils chercherent les coins noirs de la chambre, ils se cacherent plus souvent au fond des magasins de la rue au Lard, derriere les tas de pommes et les caisses d'oranges. Ils etaient libres et sans honte, comme les moineaux qui s'accouplent au bord d'un toit.

Ce fut dans la cave du pavillon aux volailles qu'ils trouverent moyen de coucher encore ensemble. C'etait une habitude douce, une sensation de bonne chaleur, une facon de s'endormir l'un contre l'autre, qu'ils ne pouvaient perdre. Il y avait la, pres des tables d'abatage, de grands paniers de plume dans lesquels ils tenaient a l'aise. Des la nuit tombee, ils descendaient, ils restaient toute la soiree, a se tenir chaud, heureux des mollesses de cette couche, avec du duvet pardessus les yeux. Ils trainaient d'ordinaire leur panier loin du gaz; ils etaient seuls, dans les odeurs fortes des volailles, tenus eveilles par de brusques chants de coq qui sortaient de l'ombre. Et ils riaient, ils s'embrassaient, pleins d'une amitie vive qu'ils ne savaient comment se temoigner. Marjolin etait tres bete. Cadine le battait, prise de colere contre lui, sans savoir pourquoi. Elle le degourdissait par sa cranerie de fille des rues. Lentement, dans les paniers de plumes, ils en surent long. C'etait un jeu. Les poules et les coqs qui couchaient a cote d'eux, n'avaient pas une plus belle innocence.

Plus tard, ils emplirent les grandes Halles de leurs amours de moineaux insouciants. Ils vivaient en jeunes betes heureuses, abandonnees a l'instinct, satisfaisant leurs appetits au milieu de ces entassements de nourriture, dans lesquels ils avaient pousse comme des plantes tout en chair. Cadine a seize ans, etait une fille echappee, une bohemienne noire du pave, tres gourmande, tres sensuelle. Marjolin, a dix-huit ans, avait l'adolescence deja ventrue d'un gros homme, l'intelligence nulle, vivant par les sens. Elle decouchait souvent pour passer la nuit avec lui dans la cave aux volailles; elle riait hardiment au nez de la mere Chantemesse, le lendemain, se sauvant sous le balai dont la vieille tapait a tort et a travers dans la chambre, sans jamais atteindre la vaurienne, qui se moquait avec une effronterie rare, disant qu'elle avait veille " pour voir s'il poussait des cornes a la lune. " Lui, vagabondait; les nuits ou Cadine le laissait seul, il restait avec le planton des forts de garde dans les pavillons; il dormait sur des sacs, sur des caisses, au fond du premier coin venu. Ils en vinrent tous deux a ne plus quitter les Halles. Ce fut leur voliere, leur etable, la mangeoire colossale ou ils dormaient, s'aimaient, vivaient, sur un lit immense de viandes, de beurres et de legumes.

Mais ils eurent toujours une amitie particuliere pour les grands paniers de plumes. Ils revenaient la, les nuits de tendresse. Les plumes n'etaient pas triees. Il y avait de longues plumes noires de dinde et des plumes d'oie, blanches et lisses, qui les chatouillaient aux oreilles, quand ils se retournaient; puis, c'etait du duvet de canard, ou ils s'enfoncaient comme dans de l'ouate, des plumes legeres de poules, dorees, bigarrees, dont ils faisaient monter un vol a chaque souffle, pareil a un vol de mouches ronflant au soleil. En hiver, ils couchaient aussi dans la pourpre des faisans, dans la cendre grise des alouettes, dans la soie mouchetee des perdrix, des cailles et des grives. Les plumes etaient vivantes encore, tiedes d'odeur. Elles mettaient des frissons d'ailes, des chaleurs de nid, entre leurs levres. Elles leur semblaient un large dos d'oiseau, sur lequel ils s'allongeaient, et qui les emportait, pames aux bras l'un de l'autre. Le matin, Marjolin cherchait Cadine, perdue au fond du panier, comme s'il avait neige sur elle. Elle se levait ebouriffee, se secouait, sortait d'un nuage, avec son chignon ou restait toujours plante quelque panache de coq.

Ils trouverent un autre lieu de delices, dans le pavillon de la vente en gros des beurres, des oeufs et des fromages. Il s'entasse la, chaque matin, des murs enormes de paniers vides. Tous deux se glissaient, trouaient ce mur, se creusaient une cachette. Puis, quand ils avaient pratique une chambre dans le tas, ils ramenaient un panier, ils s'enfermaient. Alors, ils etaient chez eux, ils avaient une maison. Ils s'embrassaient impunement. Ce qui les faisait se moquer du monde, c'etait que de minces cloisons d'osier les separaient seules de la foule des Halles, dont ils entendaient autour d'eux la voix haute. Souvent, ils pouffaient de rire, lorsque des gens s'arretaient a deux pas, sans les soupconner la; ils ouvraient des meurtrieres, hasardaient un oeil; Cadine, a l'epoque des cerises, lancait des noyaux dans le nez de toutes les vieilles femmes qui passaient, ce qui les amusait d'autant plus, que les vieilles, effarees, ne devinaient jamais d'ou partait cette grele de noyaux. Ils rodaient aussi au fond des caves, en connaissaient les trous d'ombre, savaient traverser les grilles les mieux fermees. Une de leurs grandes parties etait de penetrer sur la voie du chemin de fer souterrain, etabli dans le sous-sol, et que des lignes projetees devaient relier aux differentes gares; des troncons de cette voie passent sous les rues couvertes, separant les caves de chaque pavillon; meme, a tous les carrefours, des plaques tournantes sont posees, pretes a fonctionner. Cadine et Marjolin avaient fini par decouvrir, dans la barriere de madriers qui defend la voie, une piece de bois moins solide qu'ils avaient rendue mobile; si bien qu'ils entraient la, tout a l'aise. Ils y etaient separes du monde, avec le continu pietinement de Paris, en haut, sur le carreau. La voie etendait ses avenues, ses galeries desertes, tachees de jour, sous les regards a grilles de fonte; dans les bouts noirs, des gaz brulaient. Ils se promenaient comme au fond d'un chateau a eux, certains que personne ne les derangerait, heureux de ce silence bourdonnant, de ces lueurs louches, de cette discretion de souterrain, ou leurs amours d'enfants gouailleurs avaient des frissons de melodrame. Des caves voisines, a travers les madriers, toutes sortes d'odeurs leur arrivaient: la fadeur des legumes, l'aprete de la maree, la rudesse pestilentielle des fromages, la chaleur vivante des volailles. C'etaient de continuels souffles nourrissants qu'ils aspiraient entre leurs baisers, dans l'alcove d'ombre ou ils s'oubliaient, couches en travers sur les rails. Puis, d'autres fois, par les belles nuits, par les aubes claires, ils grimpaient sur les toits, ils montaient l'escalier roide des tourelles, placees aux angles des pavillons. En haut, s'elargissaient des champs de zinc, des promenades, des places, toute une campagne accidentee dont ils etaient les maitres. Ils faisaient le tour des toitures carrees des pavillons, suivaient les toitures allongees des rues couvertes, gravissaient et descendaient les pentes, se perdaient dans des voyages sans fin. Lorsqu'ils se trouvaient las des terres basses, ils allaient encore plus haut, ils se risquaient le long des echelles de fer, ou les jupes de Cadine flottaient comme des drapeaux. Alors, ils couraient le second etage de toits, en plein ciel. Au dessus d'eux, il n'y avait plus que les etoiles. Des rameurs s'elevaient du fond des Halles sonores, des bruits roulants, une tempete au loin, entendue la nuit. A cette hauteur, le vent matinal balayait les odeurs gatees, les mauvaises haleines du reveil des marches. Dans le jour levant, au bord des gouttieres, ils se becquetaient, ainsi que font des oiseaux, polissonnant sous les tuiles. Ils etaient tout roses, aux premieres rougeurs du soleil. Cadine riait d'etre en l'air, la gorge moiree, pareille a celle d'une colombe; Marjolin se penchait pour voir les rues encore pleines de tenebres, les mains serrees au zinc, comme des pattes de ramier. Quand ils redescendaient, avec la joie du grand air, souriant en amoureux qui sortent chiffonnes d'une piece de ble, ils disaient qu'ils revenaient de la campagne.

Ce fut a la triperie qu'ils firent connaissance de Claude Lantier. Ils y allaient chaque jour, avec le gout du sang, avec la cruaute de galopins s'amusant a voir des tetes coupees. Autour du pavillon, les ruisseaux coulent rouges; ils y trempaient le bout du pied, y poussaient des tas de feuilles qui les barraient, etalant des mares sanglantes. L'arrivage des abats dans des carrioles qui puent et qu'on lave a grande eau les interessait. Ils regardaient deballer les paquets de pieds de moutons qu'on empile a terre comme des paves sales, les grandes langues roidies montrant les dechirements saignants de la gorge, les coeurs de boeuf solides et decroches comme des cloches muettes. Mais ce qui leur donnait surtout un frisson a fleur de peau, c'etaient les grands paniers qui suent le sang, pleins de tetes de moutons, les cornes grasses, le museau noir, laissant pendre encore aux chairs vives des lambeaux de peau laineuse; ils revaient a quelque guillotine jetant dans ces paniers les tetes de troupeaux interminables. Ils les suivaient jusqu'au fond de la cave, le long des rails poses sur les marches de l'escalier, ecoutant le cri des roulettes de ces wagons d'osier, qui avaient un sifflement de scie. En bas, c'etait une horreur exquise. Ils entraient dans une odeur de charnier, ils marchaient au milieu de flaques sombres, ou semblaient s'allumer par instants des yeux de pourpre; leurs semelles se collaient, ils clapotaient, inquiets, ravis de cette boue horrible. Les becs de gaz avaient une flamme courte, une paupiere sanguinolente qui battait. Autour des fontaines, sous le jour pale des soupiraux, ils s'approchaient des etaux. La, ils jouissaient, a voir les tripiers, le tablier roidi par les eclaboussures, casser une a une les tetes de mouton, d'un coup de maillet. Et ils restaient pendant des heures a attendre que les paniers fussent vides, retenus par le craquement des os, voulant voir jusqu'a la fin arracher les langues et degager les cervelles des eclats des cranes. Parfois, un cantonnier passait derriere eux, lavant la cave a la lance; des nappes ruisselaient avec un bruit d'ecluse, le jet rude de la lance ecorchait les dalles, sans pouvoir emporter la rouille ni la puanteur du sang.

Vers le soir, entre quatre et cinq heures, Cadine et Marjolin etaient surs de rencontrer Claude a la vente en gros des mous de boeuf. Il etait la, au milieu des voitures des tripiers acculees aux trottoirs, dans la foule des hommes en bourgerons bleus et en tabliers blancs, bouscule, les oreilles cassees par les offres faites a voix haute; mais il ne sentait pas meme les coups de coude, il demeurait eu extase, en face des grands mous pendus aux crocs de la criee. Il expliqua souvent a Cadine et a Marjolin que rien n'etait plus beau. Les mous etaient d'un rose tendre, s'accentuant peu a peu, borde, en bas, de carmin vif; et il les disait en satin moire, ne trouvant pas de mot pour peindre cette douceur soyeuse, ces longues allees fraiches, ces chairs legeres qui retombaient a larges plis, comme des jupes accrochees de danseuses. Il parlait de gaze, de dentelle laissant voir la hanche d'une jolie femme. Quand un coup de soleil, tombant sur les grands mous, leur mettait une ceinture d'or, Claude, l'oeil pame, etait plus heureux que s'il eut vu defiler les nudites des deesses grecques et les robes de brocart des chatelaines romantiques.

Le peintre devint le grand ami des deux gamins. Il avait l'amour des belles brutes. Il reva longtemps un tableau colossal, Cadine et Marjolin s'aimant au milieu des Halles centrales, dans les legumes, dans la maree, dans la viande. Il les aurait assis sur leur lit de nourriture, les bras a la taille, echangeant le baiser idyllique. Et il voyait la un manifeste artistique, le positivisme de l'art, l'art moderne tout experimental et tout materialiste; il y voyait encore une satire de la peinture a idees, un soufflet donne aux vieilles ecoles. Mais pendant pres de deux ans, il recommenca les esquisses, sans pouvoir trouver la note juste. Il creva une quinzaine de toiles. Il s'en garda une grande rancune, continuant a vivre avec ses deux modeles, par une sorte d'amour sans espoir pour son tableau manque. Souvent l'apres-midi, quand il les rencontrait rodant, il battait le quartier des Halles, flanant, les mains an fond des poches, interesse profondement par la vie des rues.

Tous trois s'en allaient, trainant les talons sur les trottoirs, tenant la largeur, forcant les gens a descendre. Ils humaient les odeurs de Paris, le nez en l'air. Ils auraient reconnu chaque coin, les yeux fermes, rien qu'aux haleines liquoreuses sortant des marchands de vin, aux souffles chauds des boulangeries et des patisseries, aux etalages fades des fruitieres. C'etaient de grandes tournees. Ils se plaisaient a traverser la rotonde de la Halle au ble, l'enorme et lourde cage de pierre, au milieu des empilements de sacs blancs de farine, ecoutant le bruit de leurs pas dans le silence de la voute sonore. Ils aimaient les bouts de rue voisins, devenus deserts, noirs et tristes comme un coin de ville abandonne, la rue Babille, la rue Sauval, la rue des Deux-Ecus, la rue de Viarmes, bleme du voisinage des meuniers, et ou grouille a quatre heures la bourse aux grains. D'ordinaire, ils partaient de la. Lentement, ils suivaient la rue Vauvilliers, s'arretant aux carreaux des gargotes louches, se montrant du coin de l'oeil, avec des rires, le gros numero jaune d'une maison aux persiennes fermees. Dans l'etranglement de la rue des Prouvaires, Claude clignait les yeux, regardait, en face, au bout de la rue couverte, encadre sous ce vaisseau immense de gare moderne, un portail lateral de Saint-Eustache, avec sa rosace et ses deux etages de fenetres a plein cintre; il disait, par maniere de defi, que tout le moyen age et toute la renaissance tiendraient sous les Halles centrales. Puis, en longeant les larges rues neuves, la rue du Pont-Neuf et la rue des Halles, il expliquait aux deux gamins la vie nouvelle, les trottoirs superbes, les hautes maisons, le luxe des magasins; il annoncait un art original qu'il sentait venir, disait-il, et qu'il se rongeait les poings de ne pouvoir reveler. Mais Cadine et Marjolin preferaient la paix provinciale de la rue des Bourdonnais, ou l'on peut jouer aux billes, sans craindre d'etre ecrase; la petite faisait la belle, en passant devant les bonneteries et les ganteries en gros, tandis que, sur chaque porte, des commis en cheveux, la plume a l'oreille, la suivaient du regard, d'un air ennuye. Ils preferaient encore les troncons du vieux Paris restes debout, les rues de la Poterie et de la Lingerie, avec leurs maisons ventrues, leurs boutiques de beurre, d'oeufs et de fromages; les rues de la Ferronnerie et de l'Aiguillerie, les belles rues d'autrefois, aux etroits magasins obscurs; surtout la rue Courtalon, une ruelle noire, sordide, qui va de la place Sainte-Opportune a la rue Saint-Denis, trouee d'allees puantes, au fond desquelles ils avaient polissonne, etant plus jeunes. Rue Saint-Denis, ils entraient dans la gourmandise; ils souriaient aux pommes tapees, au bois de reglisse, aux pruneaux, au sucre candi des epiciers et des droguistes. Leurs flaneries aboutissaient chaque fois a des idees de bonnes choses, a des envies de manger les etalages des yeux. Le quartier etait pour eux une grande table toujours servie, un dessert eternel, dans lequel ils auraient bien voulu allonger les doigts. Ils visitaient a peine un instant l'autre pate de masures branlantes, les rues Pirouette, de Mondetour, de la Petite-Truanderie, de la Grande-Truanderie, interesses mediocrement par les depots d'escargots, les marchands d'herbes cuites, les bouges des tripiers et des liquoristes; il y avait cependant, rue de la Grande-Truanderie, une fabrique de savon, tres-douce au milieu des puanteurs voisines, qui arretait Marjolin, attendant que quelqu'un entrat ou sortit, pour recevoir au visage l'haleine de la porte. Et ils revenaient vite rue Pierre-Lescot et rue Rambuteau. Cadine adorait les salaisons, elle restait en admiration devant les paquets de harengs saurs, les barils d'anchois et de capres, les tonneaux de cornichons et d'olives, ou des cuillers de bois trempaient; l'odeur du vinaigre la grattait delicieusement a la gorge; l'aprete des morues roulees, des saumons fumes, des lards et des jambons, la pointe aigrelette des corbeilles de citrons, lui mettaient au bord des levres un petit bout de langue, humide d'appetit; et elle aimait aussi a voir les tas de boites de sardines, qui font, au milieu des sacs et des caisses, des colonnes ouvragees de metal. Rue Montorgueil, rue Montmartre, il y avait encore de bien belles epiceries, des restaurants dont les soupiraux sentaient bon, des etalages de volailles et de gibier tres-rejouissants, des marchands de conserves, a la porte desquels des barriques defoncees debordaient d'une choucroute jaune, dechiquetee comme de la vieille guipure. Mais, rue Coquilliere, ils s'oubliaient dans l'odeur des truffes. La, se trouve un grand magasin de comestibles qui souffle jusque sur le trottoir un tel parfum, que Cadine et Marjolin fermaient les yeux, s'imaginant avaler des choses exquises. Claude etait trouble; il disait que cela le creusait; il allait revoir la Halle au ble, par la rue Oblin, etudiant les marchandes de salades, sous les portes, et les faiences communes, etalees sur les trottoirs, laissant " les deux brutes " achever leur flanerie dans ce fumet de truffes, le fumet le plus aigu du quartier.

C'etaient la les grandes tournees. Cadine, lorsqu'elle promenait toute seule ses bouquets de violettes, poussait des pointes, rendait particulierement visite a certains magasins qu'elle aimait. Elle avait surtout une vive tendresse pour la boulangerie Taboureau, ou toute une vitrine etait reservee a la patisserie; elle suivait la rue Turbigo, revenait dix fois, pour passer devant les gateaux aux amandes, les saint-honore, les savarins, les flans, les tartes aux fruits, les assiettes de babas, d'eclairs, de choux a la creme; et elle etait encore attendrie par les bocaux pleins de gateaux secs, de macarons et de madeleines. La boulangerie, tres-claire, avec ses larges glaces, ses marbres, ses dorures, ses casiers a pains de fer ouvrage, son autre vitrine, ou des pains longs et vernis s'inclinaient, la pointe sur une tablette de cristal. retenus plus haut par une tringle de laiton, avait une bonne tiedeur de pate cuite, qui l'epanouissait, lorsque cedant a la tentation, elle entrait acheter une brioche de deux sous. Une autre boutique, en face du square des Innocents, lui donnait des curiosites gourmandes, toute une ardeur de desirs inassouvis. C'etait une specialite de godiveaux. Elle s'arretait dans la contemplation des godiveaux ordinaires, des godiveaux de brochet, des godiveaux de foies gras truffes; et elle restait la, revant, se disant qu'il faudrait bien qu'elle finit par en manger un jour. Cadine avait aussi ses heures de coquetterie. Elle s'achetait alors des toilettes superbes a l'etalage des Fabriques de France, qui pavoisaient la pointe Saint-Eustache d'immenses pieces d'etoffe, pendues et flottant de l'entresol jusqu'au trottoir. Un peu genee par son eventaire, au milieu des femmes des Halles, en tabliers sales devant ces toilettes des dimanches futurs, elle touchait les lainages, les flanelles, les cotonnades, pour s'assurer du grain et de la souplesse de l'etoffe. Elle se promettait quelque robe de flanelle voyante, de cotonnade a ramages ou de popeline ecarlate. Parfois meme, elle choisissait dans les vitrines, parmi les coupons plisses et avantages par la main des commis, une soie tendre, bleu ciel ou vert pomme, qu'elle revait de porter avec des rubans roses. Le soir, elle allait recevoir a la face l'eblouissement des grands bijoutiers de la rue Montmartre. Cette terrible rue l'assourdissait de ses files interminables de voitures, la coudoyait de son flot continu de foule, sans qu'elle quittat la place, les yeux emplis de cette splendeur flambante, sous la ligne des reverberes accroches en dehors a la devanture du magasin. D'abord, c'etaient les blancheurs mates, les luisants aigus de l'argent, les montres alignees, les chaines pendues, les couverts en croix, et les timbales, les tabatieres, les ronds de serviette, les peignes, poses sur les etageres; mais elle avait une affection pour les des d'argent, bossuant les gradins de porcelaine, que recouvrait un globe. Puis, de l'autre cote, la lueur fauve de l'or jaunissait les glaces. Une nappe de chaines longues glissait de haut, moiree d'eclairs rouges; les petites montres de femme, retournees du cote du boitier, avaient des rondeurs scintillantes d'etoiles tombees; les alliances s'enfilaient dans des tringles minces; les bracelets, les broches, les bijoux chers luisaient sur le velours noir des ecrins; les bagues allumaient de courtes flammes bleues, vertes, jaunes, violettes, dans les grands baguiers carres; tandis que, a toutes les etageres, sur deux et trois rangs, des rangees de boucles d'oreilles, de croix, de medaillons, mettaient au bord du cristal des tablettes, des franges riches de tabernacle. Le reflet de tout cet or eclairait la rue d'un coup de soleil, jusqu'au milieu de la chaussee. Et Cadine croyait entrer dans quelque chose de saint, dans les tresors de l'empereur. Elle examinait longuement cette forte bijouterie de poissonnieres, lisant avec soin les etiquettes a gros chiffres qui accompagnaient chaque bijou. Elle se decidait pour des boucles d'oreilles, pour des poires de faux corail, accrochees a des roses d'or.

Un matin, Claude la surprit en extase devant un coiffeur de la rue Saint-Honore. Elle regardait les cheveux d'un air de profonde envie. En haut, c'etait un ruissellement de crinieres, des queues molles, des nattes denouees, des frisons en pluie, des cache-peignes a trois etages, tout un flot de crins et de soies, avec des meches rouges qui flambaient, des epaisseurs noires, des paleurs blondes, jusqu'a des chevelures blanches pour les amoureuses de soixante ans. En bas, les tours discrets, les anglaises toutes frisees, les chignons pommades et peignes, dormaient dans des boites de carton. Et, au milieu de ce cadre, au fond d'une sorte de chapelle, sous les pointes effiloquees des cheveux accroches, un buste de femme tournait. La femme portait une echarpe de satin cerise, qu'une broche de cuivre fixait dans le creux des seins; elle avait une coiffure de mariee tres haute, relevee de brins d'oranger, souriant de sa bouche de poupee, les yeux clairs, les cils plantes roides et trop longs, les joues de cire, les epaules de cire comme cuites et enfumees par le gaz. Cadine attendait qu'elle revint, avec son sourire; alors, elle etait heureuse, a mesure que le profil s'accentuait et que la belle femme, lentement, passait de gauche a droite. Claude fut indigne. Il secoua Cadine, en lui demandant ce qu'elle faisait la, devant cette ordure, " cette fille crevee ramassee a la Morgue. " Il s'emportait contre cette nudite de cadavre, cette laideur du joli, en disant qu'on ne peignait plus que des femmes comme ca. La petite ne fut pas convaincue; elle trouvait la femme bien belle. Puis, resistant au peintre qui la tirait par un bras, grattant d'ennui sa tignasse noire, elle lui montra une queue rousse, enorme, arrachee a la forte carrure de quelque jument, en lui avouant qu'elle voudrait avoir ces cheveux-la.

Et, dans les grandes tournees, lorsque tous trois, Claude, Cadine et Marjolin, rodaient autour des Halles, ils apercevaient, par chaque bout de rue, un coin du geant de fonte. C'etaient des echappees brusques, des architectures imprevues, le meme horizon s'offrant sans cesse sous des aspects divers. Claude se retournait, surtout rue Montmartre, apres avoir passe l'eglise. Au loin, les Halles, vues de biais, l'enthousiasmaient: une grande arcade, une porte haute, beante, s'ouvrait; puis les pavillons s'entassaient, avec leurs deux etages de toits, leurs persiennes continues, leurs stores immenses; on eut dit des profils de maisons et de palais superposes, une babylone de metal, d'une legerete hindoue, traversee par des terrasses suspendues, des couloirs aeriens, des ponts volants jetes sur le vide. Ils revenaient toujours la, a cette ville autour de laquelle ils flanaient, sans pouvoir la quitter de plus de cent pas. Ils rentraient dans les apres-midi tiedes des Halles. En haut, les persiennes sont fermees, les stores baisses. Sous les rues couvertes, l'air s'endort, d'un gris de cendre coupe de barres jaunes par les taches de soleil qui tombent des longs vitrails. Des murmures adoucis sortent des marches; les pas des rares passants affaires sonnent sur les trottoirs; tandis que des porteurs, avec leur medaille, sont assis a la file sur les rebords de pierre, aux coins des pavillons, otant leurs gros souliers, soignant leurs pieds endoloris. C'est une paix de colosse au repos, dans laquelle monte parfois un chant de coq, du fond de la cave aux volailles. Souvent ils allaient alors voir charger les paniers vides sur les camions, qui, chaque apres-midi, viennent les reprendre, pour les retourner aux expediteurs. Les paniers etiquetes de lettres et de chiffres noirs, faisaient des montagnes, devant les magasins de commission de la rue Berger. Pile par pile, symetriquement, des hommes les rangeaient. Mais quand le tas, sur le camion, atteignait la hauteur d'un premier etage, il fallait que l'homme, reste en bas, balancant la pile de paniers, prit un elan pour la jeter a son camarade, perche en haut, les bras en avant. Claude, qui aimait la force et l'adresse, restait des heures a suivre le vol de ces masses d'osier, riant lorsqu'un elan trop vigoureux les enlevait, les lancaient par-dessus le tas, au milieu de la chaussee. Il adorait aussi le trottoir de la rue Rambuteau et celui de la rue du Pont-Neuf, au coin du pavillon des fruits, a l'endroit ou se tiennent les marchandes au petit tas. Les legumes en plein air le ravissaient, sur les tables recouvertes de chiffons noirs mouilles. A quatre heures, le soleil allumait tout ce coin de verdure. Il suivait les allees, curieux des tetes colorees des marchandes; les jeunes, les cheveux retenus dans un filet, deja brulees par leur vie rude; les vieilles, cassees, ratatinees, la face rouge, sous le foulard jaune de leur marmotte. Cadine et Marjolin refusaient de le suivre, en reconnaissant de loin la mere Chantemesse qui leur montrait le poing, furieuse de les voir polissonner ensemble. Il les rejoignait sur l'autre trottoir. La, a travers la rue, il trouvait un superbe sujet de tableau: les marchandes au petit tas sous leurs grands parasols deteints, les rouges, les bleus, les violets, attaches a des batons, bossuant le marche, mettant leurs rondeurs vigoureuses dans l'incendie du couchant, qui se mourait sur les carottes et les navets. Une marchande, une vieille guenipe de cent ans, abritait trois salades maigres sous une ombrelle de soie rose, crevee et lamentable.

Cependant, Cadine et Marjolin avaient fait connaissance de Leon, l'apprenti charcutier des Quenu-Gradelle, un jour qu'il portait une tourte dans le voisinage. Ils le virent qui soulevait le couvercle de la casserole, au fond d'un angle obscur de la rue de Mondetour, et qui prenait un godiveau avec les doigts, delicatement. Ils se sourirent, cela leur donna une grande idee du gamin. Cadine concut le projet de contenter enfin une de ses envies les plus chaudes; lorsqu'elle rencontra de nouveau le petit, avec sa casserole, elle fut tres-aimable, elle se fit offrir un godiveau, riant, se lechant les doigts. Mais elle eut quelque desillusion, elle croyait que c'etait meilleur que ca. Le petit, pourtant, lui parut drole, tout en blanc comme une fille qui va communier, le museau ruse et gourmand. Elle l'invita a un dejeuner monstre, qu'elle donna dans les paniers de la criee aux beurres. Ils s'enfermerent tous trois, elle, Marjolin et Leon, entre les quatre murs d'osier, loin du monde. La table fut mise sur un large panier plat. Il y avait des poires, des noix, du fromage blanc, des crevettes, des pommes de terre frites et des radis. Le fromage blanc venait d'une fruitiere de la rue de la Cossonnerie; c'etait un cadeau. Un friteur de la rue de la Grande-Truanderie avait vendu a credit les deux sous de pommes de terre frites. Le reste, les poires, les noix, les crevettes, les radis, etait vole aux quatre coins des Halles. Ce fut un regal exquis. Leon ne voulut pas rester a court d'amabilite, il rendit le dejeuner par un souper, a une heure du matin, dans sa chambre. Il servit du boudin froid, des ronds de saucisson, un morceau de petit sale, des cornichons et de la graisse d'oie. La charcuterie des Quenu-Gradelle avait tout fourni. Et cela ne finit plus, les soupers fins succederent aux dejeuners delicats, les invitations suivirent les invitations. Trois fois par semaine, il y eut des fetes intimes dans le trou aux paniers et dans cette mansarde, ou Florent, les nuits d'insomnie, entendait des bruits etouffes de machoires et des rires de flageolet jusqu'au petit jour.

Alors, les amours de Cadine et de Marjolin s'etalerent encore. Ils furent parfaitement heureux. Il faisait le galant, la menait en cabinet particulier, pour croquer des pommes crues ou des coeurs de celeri, dans quelque coin noir des caves. Il vola un jour un hareng saur qu'ils mangerent delicieusement, sur le toit du pavillon de la maree, au bord des gouttieres. Les Halles n'avaient pas un trou d'ombre ou ils n'allaient cacher leurs regals tendres d'amoureux. Le quartier, ces files de boutiques ouvertes, pleines de fruits, de gateaux, de conserves, ne fut plus un paradis ferme, devant lequel rodait leur faim de gourmands, avec des envies sourdes. Ils allongeaient la main en passant le long des etalages, chipant un pruneau, une poignee de cerises, un bout de morue. Ils s'approvisionnaient egalement aux Halles, surveillant les allees des marches, ramassant tout ce qui tombait, aidant meme souvent a tomber, d'un coup d'epaule, les paniers de marchandises. Malgre cette maraude, des notes terribles montaient chez le friteur de la rue de la Grande-Truanderie. Ce friteur, dont l'echoppe etait appuyee contre une maison branlante, soutenue par de gros madriers verts de mousse, tenait des moules cuites nageant dans une eau claire, au fond de grands saladiers de faience, des plats de petites limandes jaunes et roidies, sous leur couche trop epaisse de pate, des carres de gras-double mijotant au cul de la poele, des harengs grilles, noirs, charbonnes, si durs, qu'ils sonnaient comme du bois. Cadine, certaines semaines, devait jusqu'a vingt sous; cette dette l'ecrasait, il lui fallait vendre un nombre incalculable de bouquets de violettes, car elle n'avait pas a compter du tout sur Marjolin. D'ailleurs, elle etait bien forcee de rendre a Leon ses politesses; elle se sentait meme un peu honteuse de ne jamais avoir le moindre plat de viande. Lui, finissait par prendre des jambons entiers. D'habitude, il cachait tout dans sa chemise. Quand il montait de la charcuterie, le soir, il tirait de sa poitrine des bouts de saucisse, des tranches de pate de foie, des paquets de couennes. Le pain manquait, et l'on ne buvait pas. Marjolin apercut Leon embrassant Cadine, une nuit, entre deux bouchees. Cela le fit rire. Il aurait assomme le petit d'un coup de poing; mais il n'etait point jaloux de Cadine, il la traitait en bonne amie qu'on a depuis longtemps.

Claude n'assistait pas a ces festins. Ayant surpris la bouquetiere volant une betterave, dans un petit panier garni de foin, il lui avait tire les oreilles, en la traitant de vaurienne. Cela la completait, disait-il. Et il eprouvait, malgre lui, comme une admiration pour ces betes sensuelles, chipeuses et gloutonnes, lachees dans la jouissance de tout ce qui trainait, ramassant les miettes tombees de la desserte d'un geant.

Marjolin etait entre chez Gavard, heureux de n'avoir rien a faire qu'a ecouter les histoires sans fin de son patron. Cadine vendait ses bouquets, habituee aux gronderies de la mere Chantemesse. Ils continuaient leur enfance, sans honte, allant a leurs appetits, avec des vices tout naifs. Ils etaient les vegetations de ce pave gras du quartier des Halles, ou meme par les beaux temps, la boue reste notre et poissante. La fille a seize ans, le garcon a dix-huit, gardaient la belle impudence des bambins qui se retroussent au coin des bornes. Cependant, il poussait dans Cadine des reveries inquietes, lorsqu'elle marchait sur les trottoirs, tournant les queues des violettes comme des fuseaux. Et Marjolin, lui aussi, avait un malaise qu'il ne s'expliquait pas. Il quittait parfois la petite, s'echappait d'une flanerie, manquait un regal, pour aller voir madame Quenu, a travers les glaces de la charcuterie. Elle etait si belle, si grosse, si ronde, qu'elle lui faisait du bien. Il eprouvait, devant elle, une plenitude, comme s'il eut mange ou bu quelque chose de bon. Quand il s'en allait, il emportait une faim et une soif de la revoir. Cela durait depuis des mois. Il avait eu d'abord pour elle les regards respectueux qu'il donnait aux etalages des epiciers et des marchands de salaisons. Puis, lorsque vinrent les jours de grande maraude, il reva, en la voyant, d'allonger les mains sur sa forte taille, sur ses gros bras, ainsi qu'il les enfoncait dans les barils d'olives et dans les caisses de pommes tapees.

Depuis quelque temps, Marjolin voyait la belle Lisa chaque jour, le matin. Elle passait devant la boutique de Gavard, s'arretait un instant, causait avec le marchand de volailles. Elle faisait son marche elle-meme, disait-elle, pour qu'on la volat moins. La verite etait qu'elle tachait de provoquer les confidences de Gavard; a la charcuterie, il se mefiait; dans sa boutique, il perorait, racontait tout ce qu'on voulait. Elle s'etait dit qu'elle saurait par lui ce qui ce passait au juste chez monsieur Lebigre; car elle tenait mademoiselle Saget, sa police secrete, en mediocre confiance. Elle apprit ainsi du terrible bavard des choses confuses qui l'effrayerent beaucoup. Deux jours apres l'explication qu'elle avait eue avec Quenu, elle rentra du marche, tres pale. Elle fit signe a son mari de la suivre dans la salle a manger. La, apres avoir ferme les portes:

-Ton frere veut donc nous envoyer a l'echafaud!... Pourquoi m'as-tu cache ce que tu sais?

Quenu jura qu'il ne savait rien. Il fit un grand serment, affirmant qu'il n'etait plus retourne chez monsieur Lebigre et qu'il n'y retournerait jamais. Elle haussa les epaules, en reprenant:

-Tu feras bien, a moins que tu ne desires y laisser ta peau... Florent est de quelque mauvais coup, je le sens. Je viens d'en apprendre assez pour deviner ou il va... Il retourne au bagne, entends-tu?

Puis, au bout d'un silence, elle continua d'une voix plus calme:

-Ah! le malheureux!... Il etait ici comme un coq en pate, il pouvait redevenir honnete, il n'avait que de bons exemples. Non, c'est dans le sang; il se cassera le cou, avec sa politique... Je veux que ca finisse, tu entends, Quenu? Je t'avais averti.

Elle appuya nettement sur ces derniers mots. Quenu baissait la tete, attendant son arret.

-D'abord, dit-elle, il ne mangera plus ici. C'est assez qu'il y couche. Il gagne de l'argent, qu'il se nourrisse.

Il fit mine de protester, mais elle lui ferma la bouche, en ajoutant avec force:

-Alors, choisis entre lui et nous. Je te jure que je m'en vais avec ma fille, s'il reste davantage. Veux-tu que je te le dise, a la fin: c'est un homme capable de tout, qui est venu troubler notre menage. Mais j'y mettrai bon ordre; je t'assure... Tu as bien entendu: ou lui ou moi.

Elle laissa son mari muet, elle rentra dans la charcuterie, ou elle servit une demi-livre de pate de foie, avec son sourire affable de belle charcutiere. Gavard, dans une discussion politique qu'elle avait amenee habilement, s'etait echauffe jusqu'a lui dire qu'elle verrait bien, qu'on allait tout flanquer par terre, et qu'il suffirait de deux hommes determines comme son beau-frere et lui, pour mettre le feu a la boutique. C'etait le mauvais coup dont elle parlait, quelque conspiration a laquelle le marchand de volailles faisait des allusions continuelles, d'un air discret, avec des ricanements qui voulaient en laisser deviner long. Elle voyait une bande de sergents de ville envahir la charcuterie, les baillonner, elle, Quenu et Pauline, et les jeter tous trois dans une basse-fosse.

Le soir, au diner, elle fut glaciale; elle ne servit pas Florent, elle dit a plusieurs reprises:

-C'est drole comme nous mangeons du pain, depuis quelque temps.

Florent comprit enfin. Il se sentit traiter en parent qu'on jette a la porte. Lisa, dans les deux derniers mois, l'habillait avec les vieux pantalons et les vieilles redingotes de Quenu; et comme il etait aussi sec que son frere etait rond, ces vetements en loques lui allaient le plus etrangement du monde. Elle lui passait aussi son vieux linge, des mouchoirs vingt fois reprises, des serviettes effiloquees, des draps bon a faire des torchons, des chemises usees, elargies par le ventre de son frere, et si courtes, qu'elles auraient pu lui servir de vestes. D'ailleurs, il ne retrouvait plus autour de lui les bienveillances molles des premiers temps. Toute la maison haussait les epaules, comme on voyait faire a la belle Lisa; Auguste et Augustine affectaient de lui tourner le dos, tandis que la petite Pauline avait des mots cruels d'enfant terrible, sur les taches de ses habits et les trous de son linge. Les derniers jours, il souffrit surtout a table. Il n'osait plus manger, en voyant l'enfant et la mere le regarder, lorsqu'il se coupait du pain. Quenu restait le nez dans son assiette, evitant de lever les yeux, afin de ne pas se meler de ce qui se passait. Alors, ce qui le tortura, ce fut de ne pas savoir comment quitter la place. Il retourna dans sa tete, pendant pres d'une semaine, sans oser la prononcer, une phrase pour dire qu'il prendrait desormais ses repas dehors.

Cet esprit tendre vivait dans de telles illusions, qu'il craignait de blesser son frere et sa belle-soeur en ne mangeant plus chez eux. Il avait mis plus de deux mois a s'apercevoir de l'hostilite sourde de Lisa; parfois encore, il craignait de se tromper, il la trouvait tres-bonne a son egard. Le desinteressement, chez lui, etait pousse jusqu'a l'oubli de ses besoins; ce n'etait plus une vertu, mais une indifference supreme, un manque absolu de personnalite. Jamais il ne songea, meme lorsqu'il se vit chasse peu a peu, a l'heritage du vieux Gradelle, aux comptes que sa belle-soeur voulait lui rendre. Il avait, d'ailleurs, arrete a l'avance tout un projet de budget: avec l'argent que madame Verlaque lui laissait sur ses appointements, et les trente francs d'une lecon que la belle Normande lui avait procuree, il calculait qu'il aurait a depenser dix-huit sous a son dejeuner et vingt-six sous a son diner. C'etait tres-suffisant. Enfin, un matin, il se risqua, il profita de la nouvelle lecon qu'il donnait, pour pretendre qu'il lui etait impossible de se trouver a la charcuterie aux heures des repas. Ce mensonge laborieux le fit rougir. Et il s'excusait:

-Il ne faut pas m'en vouloir, l'enfant n'est libre qu'a ces heures-la... Ca ne fait rien, je mangerai un morceau dehors, je viendrai vous dire bonsoir dans la soiree.

La belle Lisa restait toute froide, ce qui le troublait davantage. Elle n'avait pas voulu le congedier, pour ne mettre aucun tort de son cote, preferant attendre qu'il se lassat. Il partait, c'etait un bon debarras, elle evitait toute demonstration d'amitie qui aurait pu le retenir. Mais Quenu s'ecria, un peu emu:

-Ne te gene pas, mange dehors, si cela te convient mieux... Tu sais que nous ne te renvoyons pas, que diable! Tu viendras manger la soupe avec nous, quelquefois, le dimanche.

Florent se hata de sortir. Il avait le coeur gros. Quand il ne fut plus la, la belle Lisa n'osa pas reprocher a son mari sa faiblesse, cette invitation pour le dimanche. Elle demeurait victorieuse, elle respirait a l'aise dans la salle a manger de chene clair, avec des envies de bruler du sucre, pour eu chasser l'odeur de maigreur perverse qu'elle y sentait. D'ailleurs, elle garda la defensive. Meme, au bout d'une semaine, elle eut des inquietudes plus vives. Elle ne voyait Florent que rarement, le soir, elle s'imaginait des choses terribles, une machine infernale fabriquee en haut, dans la chambre d'Augustine, ou bien des signaux transmis de la terrasse, pour couvrir le quartier de barricades. Gavard prenait des allures assombries; il ne repondait que par des branlements de tete, laissait sa boutique a la garde de Marjolin pendant des journees entieres. La belle Lisa resolut d'en avoir le coeur net. Elle sut que Florent avait un conge, et qu'il allait le passer avec Claude Lantier chez madame Francois, a Nanterre. Comme il devait partir des le jour, pour ne revenir que dans la soiree, elle songea a inviter Gavard a diner; il parlerait a coup sur, le ventre a table. Mais, de toute la matinee, elle ne put rencontrer le marchand de volailles. L'apres-midi, elle retourna aux Halles.

Marjolin etait seul a la boutique. Il y sommeillait pendant des heures, se reposant de ses longues flaneries. D'habitude, il s'asseyait, allongeait les jambes sur l'autre chaise, la tete appuyee contre le petit buffet, au fond. L'hiver, les etalages de gibier le ravissaient: les chevreuils pendus la tete en bas, les pattes de devant cassees et nouees par-dessus le cou; les colliers d'alouettes en guirlande autour de la boutique, comme des parures de sauvages; les grands lievres roux, les perdrix mouchetees, les *etes d'eau d'un gris de bronze, les gelinottes de Russie qui arrivent dans un melange de paille d'avoine et de charbon, et les faisans, les faisans magnifiques, avec leur chaperon ecarlate, leur gorgerin de satin vert, leur manteau d'or nielle, leur queue de flamme trainant comme une robe de cour. Toutes ces plumes lui rappelaient Cadine, les nuits passees en bas, dans la mollesse des paniers.

Ce jour-la, la belle Lisa trouva Marjolin au milieu de la volaille. L'apres-midi etait tiede, des souffles passaient dans les rues etroites du pavillon. Elle dut se baisser pour l'apercevoir, vautre au fond de la boutique, sous les chairs crues de l'etalage. En haut, accrochees a la barre a dents de loup, des oies grasses pendaient, le croc enfonce dans la plaie saignante du cou, le cou long et roidi, avec la masse enorme du ventre, rougeatre sous le fin duvet, se ballonnant ainsi qu'une nudite, au milieu des blancheurs de linge de la queue et des ailes. Il y avait aussi, tombant de la barre, les pattes ecartees comme pour quelque saut formidable, les oreilles rabattues, des lapins a l'echine grise, tachee par le bouquet de poils blancs de la queue retroussee, et dont la tete, aux dents aigues, aux yeux troubles, riait d'un rire de bete morte. Sur la table d'etalage, des poulets plumes montraient leur poitrine charnue, tendue par l'arete du brochet; des pigeons, serres sur des claies d'osier, avaient des peaux nues et tendres d'innocents; des canards, de peaux plus rudes, etalaient les palmes de leurs pattes; trois dindes superbes, piquees de bleu comme un menton fraichement rase, dormaient sur le dos, la gorge recousue, dans l'eventail noir de leur queue elargie. A cote, sur des assiettes, etaient poses des abatis, le foie, le gesier, le cou, les pattes, les ailerons; tandis que, dans un plat ovale, un lapin ecorche et vide etait couche, les quatre membres ecartes, la tete sanguinolente, la peau du ventre fendue, montrant les deux rognons; un filet de sang avait coule tout le long du rable jusqu'a la queue, d'ou il avait tache, goutte a goutte, la paleur de la porcelaine. Marjolin n'avait pas meme essuye la planche a decouper, pres de laquelle les pattes du lapin trainaient encore. Il fermait les yeux a demi, ayant autour de lui, sur les trois etageres qui garnissaient interieurement la boutique, d'autres entassements de volailles mortes, des volailles dans des cornets de papier comme des bouquets, des cordons continus de cuisses repliees et de poitrines bombees, entrevues confusement. Au fond de toute cette nourriture, son grand corps blond, ses joues, ses mains, son cou puissant, au poil roussatre, avaient la chair fine des dindes superbes et la rondeur de ventre des oies grasses.

Quand il apercut la belle Lisa, il se leva brusquement, rougissant d'avoir ete surpris, vautre de la sorte. Il etait toujours tres-timide, tres-gene devant elle. Et lorsqu'elle lui demanda si monsieur Gavard etait la:

-Non, je ne sais pas, balbutia-t-il; il etait la tout a l'heure, mais il est reparti.

Elle souriait en le regardant, elle avait une grande amitie pour lui. Comme elle laissait pendre une main, elle sentit un frolement tiede, elle poussa un petit cri. Sous la table d'etalage, dans une caisse, des lapins vivants allongeaient le cou, flairaient ses jupes.

-Ah! dit-elle en riant, ce sont tes lapins qui me chatouillent.

Elle se baissa, voulut caresser un lapin blanc qui se refugia dans un coin de la caisse. Puis, se relevant:

-Et rentrera-t-il bientot, monsieur Gavard?

Marjolin repondit de nouveau qu'il ne savait pas. Ses mains tremblaient un peu. Il reprit d'une voix hesitante:

-Peut-etre qu'il est a la resserre... Il m'a dit, je crois, qu'il descendait.

-J'ai envie de l'attendre, alors, reprit Lisa. On pourrait lui faire savoir que je suis la... A moins que je ne descende. Tiens! c'est une idee. Il y cinq ans que je me promets de voir les resserres... Tu vas me conduire, n'est-ce pas? tu m'expliqueras.

Il etait devenu tres-rouge. Il sortit precipitamment de la boutique, marchant devant elle, abandonnant l'etalage, repetant:

-Certainemeut... Tout ce que vous voudrez, madame Lisa.

Mais, en bas, l'air noir de la cave suffoqua la belle charcutiere. Elle restait sur la derniere marche, levant les yeux, regardant la voute, a bandes de briques blanches et rouges, faite d'arceaux ecrases, pris dans des nervures de fonte et soutenus par des colonnettes. Ce qui l'arretait la, plus encore que l'obscurite, c'etait une odeur chaude, penetrante, une exhalaison de betes vivantes, dont les alcalis la piquaient au nez et a la gorge.

-Ca seul tres-mauvais, murmura-t-elle. Ce ne serait pas sain, de vivre ici.

-Moi, je me porte bien, repondit Marjolin etonne. L'odeur n'est pas mauvaise, quand on y est habitue. Puis, on a chaud l'hiver; on est tres a son aise.

Elle le suivit, disant que ce fumet violent de volaille la repugnait, qu'elle ne mangerait certainement pas de poulet de deux mois. Cependant, les resserres, les etroites cabines, ou les marchands gardent les betes vivantes, allongeaient leurs ruelles regulieres, coupees a angles droits. Les becs de gaz etaient rares, les ruelles dormaient, silencieuses, pareilles a un coin de village, quand la province est au lit. Marjolin fit toucher a Lisa le grillage a mailles serrees, tendu sur des cadres de fonte. Et, tout en longeant une rue, elle lisait les noms des locataires, ecrits sur des plaques bleues.

-Monsieur Gavard est tout an fond, dit le jeune homme, qui marchait toujours.

Ils tournerent a gauche, ils arriverent dans une impasse, dans un trou d'ombre, ou pas un filet de lumiere ne glissait, Gavard n'y etait pas.

-Ca ne fait rien, reprit Marjolin. Je vais tout de meme vous montrer nos betes. J'ai une clef de la resserre.

La belle Lisa entra derriere lui dans cette nuit epaisse. La, elle le trouva tout a coup au milieu de ses jupes; elle crut qu'elle s'etait trop avancee contre lui, elle se recula; et elle riait, elle disait:

-Si tu t'imagines que je vais les voir, tes betes, dans ce four-la.

Il ne repondit pas tout de suite; puis, il balbutia qu'il y avait toujours une bougie dans la resserre. Mais il n'en finissait plus, il ne pouvait trouver le trou de la serrure. Comme elle l'aidait, elle sentit une haleine chaude sur son cou. Quand il eut ouvert enfin la porte et allume la bougie, elle le vit si frissonnant, qu'elle s'ecria:

-Grand beta! peut-on se mettre dans un etat pareil, parce qu'une porte ne veut pas s'ouvrir! Tu es une demoiselle, avec tes gros poings.

Elle entra dans la resserre. Gavard avait loue deux compartiments, dont i1 avait fait un seul poulailler, en enlevant la cloison. Par terre, dans le fumier, les grosses betes, les oies, les dindons, les canards, pataugeaient; en haut, sur les trois rangs des etageres, des boites plates a claire-voie contenaient des poules et des lapins. Le grillage de la resserre etait tout poussiereux, tendu de toiles d'araignee, a ce point qu'il semblait garni de stores gris; l'urine des lapins rongeait les panneaux du bas; la fiente de la volaille tachait les planches d'eclaboussures blanchatres. Mais Lisa ne voulut pas desobliger Marjolin, en montrant davantage son degout. Elle fourra les doigts entre les barreaux des boites, pleurant sur le sort de ces malheureuses poules entassees qui ne pouvaient pas meme se tenir debout. Elle caressa un canard accroupi dans un coin, la patte cassee, tandis que le jeune homme lui disait qu'on le tuerait le soir meme, de peur qu'il ne mourut pendant la nuit.

-Mais, demanda-t-elle, comment font-ils pour manger?

Alors il lui expliqua que la volaille ne veut pas manger sans lumiere. Les marchands sont obliges d'allumer une bougie et d'attendre la, jusqu'a ce que les betes aient fini.

-Ca m'amuse, continua-t-il; je les eclaire pendant des heures. Il faut voir les coups de bec qu'ils donnent. Puis, lorsque je cache la bougie avec la main, ils restent tous le cou en l'air, comme si le soleil s'etait couche... C'est qu'il est bien defendu de leur laisser la bougie et de s'en aller. Une marchande, la mere Palette, que vous connaissez, a failli tout bruler, l'autre jour; une poule avait du faire tomber la lumiere dans la paille.

-Eh bien, dit Lisa, elle n'est pas genee, la volaille, s'il faut lui allumer les lustres a chaque repas!

Cela le fit rire. Elle etait sortie de la resserre, s'essuyant les pieds, remontant un peu sa robe, pour la garer des ordures. Lui, souffla la bougie, referma la porte. Elle eut peur de rentrer ainsi dans la nuit, a cote de ce grand garcon; elle s'en alla en avant, pour ne pas le sentir de nouveau dans ses jupes. Quand il l'eut rejointe:

-Je suis contente tout de meme d'avoir vu ca. Il y a, sous ces Halles, des choses qu'on ne soupconnerait jamais. Je te remercie... Je vais remonter bien vite; on ne doit plus savoir ou je suis passee, a la boutique. Si monsieur Gavard revient, dis-lui que j'ai a lui parler tout de suite.

-Mais, dit Marjolin, il est sans doute aux pierres d'abatage... Nous pouvons voir, si vous voulez.

Elle ne repondit pas, oppressee par cet air tiede qui lui chauffait le visage. Elle etait toute rose, et son corsage tendu, si mort d'ordinaire, prenait un frisson. Cela l'inquieta, lui donna un malaise, d'entendre derriere elle le pas presse de Marjolin; qui lui semblait comme haletant. Elle s'effaca, le laissa passer le premier. Le village, les ruelles noires dormaient toujours. Lisa s'apercut que son compagnon prenait au plus long. Quand ils deboucherent en face de la voie ferree, il lui dit qu'il avait voulu lui montrer le chemin de fer; et ils resterent la un instant, regardant a travers les gros madriers de la palissade. Il offrit de lui faire visiter la voie. Elle refusa, en disant que ce n'etait pas la peine, qu'elle voyait bien ce que c'etait. Comme ils revenaient, ils trouverent la mere Palette devant sa resserre, otant les cordes d'un large panier carre, dans lequel on entendait un bruit furieux d'ailes et de pattes. Lorsqu'elle eut defait le dernier noeud, brusquement, de grands cous d'oie parurent, faisant ressort, soulevant le couvercle. Les oies s'echapperent, effarouchees, la tete lancee en avant, avec des sifflements, des claquements de bec qui emplirent l'ombre de la cave d'une effroyable musique. Lisa ne put s'empecher de rire, malgre les lamentations de la marchande de volailles, desesperee, jurant comme un charretier, ramenant par le cou deux oies qu'elle avait reussi a rattraper. Marjolin s'etait mis a la poursuite d'une troisieme oie. On l'entendit courir le long des rues, depiste, s'amusant a cette chasse; puis il y eut un bruit de bataille, tout au fond, et il revint, portant la bete. La mere Palette, une vieille femme jaune, la prit entre ses bras, la garda un moment sur son ventre, dans la pose de la Leda antique.

-Ah! bien, dit-elle, si tu n'avais pas ete la!... L'autre jour, je me suis battue avec une; j'avais mon couteau, je lui ai coupe le cou.

Marjolin etait tout essouffle. Lorsqu'ils arriverent aux pierres d'abatage, dans la clarte plus vive du gaz, Lisa le vit en sueur, les yeux luisant d'une flamme qu'elle ne leur connaissait pas. D'ordinaire, il baissait les paupieres devant elle, ainsi qu'une fille. Elle le trouva tres-bel homme comme ca, avec ses larges epaules, sa grande figure rose, dans les boucles de ses cheveux blonds. Elle le regardait si complaisamment, de cet air d'admiration sans danger qu'on peut temoigner aux garcons trop jeunes, qu'une fois encore il redevint timide.

-Tu vois bien que monsieur Gavard n'est pas la, dit-elle. Tu me fais perdre mon temps.

Alors, d'une voix rapide, il lui expliqua l'abatage, les cinq enormes bancs de pierre, s'allongeant du cote de la rue Rambuteau, sous la clarte jaune des soupiraux et des becs de gaz. Une femme saignait des poulets, a un bout; ce qui l'amena a lui faire remarquer que la femme plumait la volaille presque vivante, parce que c'est plus facile. Puis, il voulut qu'elle prit des poignees de plumes sur les bancs de pierre, dans les tas enormes qui trainaient; il lui disait qu'on les triait et qu'on les vendait, jusqu'a neuf sous la livre, selon la finesse. Elle dut aussi enfoncer la main au fond des grands paniers pleins de duvet. Il tourna ensuite les robinets des fontaines, placees a chaque pilier. Il ne tarissait pas en details: le sang coulait le long des bancs, faisait des mares sur les dalles; des cantonniers, toutes les deux heures, lavaient a grande eau, enlevaient avec des brosses rudes les taches rouges. Quand Lisa se pencha au-dessus de la bouche d'egout qui sert a l'ecoulement, ce fut encore toute une histoire; il raconta que, les jours d'orage, l'eau envahissait la cave par cette bouche; une fois meme, elle s'etait elevee a trente centimetres, il avait fallu faire refugier la volaille a l'autre extremite de la cave, qui va en pente. Il riait encore du vacarme de ces betes effarouchees. Cependant, il avait fini, il ne trouvait plus rien, lorsqu'il se rappela le ventilateur. Il la mena tout au fond, lui fit lever les yeux, et elle apercut l'interieur d'une des tourelles d'angle, une sorte de large tuyau de degagement, ou l'air nauseabond des resserres montait.

Marjolin se tut, dans ce coin empeste par l'afflux des odeurs. C'etait une rudesse alcaline de guano. Mais lui, semblait eveille et fouette. Ses narines battirent, il respira fortement, comme retrouvant des hardiesses d'appetit. Depuis un quart d'heure qu'il etait dans le sous-sol avec la belle Lisa, ce fumet, cette chaleur de betes vivantes le grisait. Maintenant il n'avait plus de timidite, il etait plein du rut qui chauffait le fumier des poulaillers, sous la voute ecrasee, noire d'ombre.

-Allons, dit la belle Lisa, tu es un brave enfant, de m'avoir montre tout ca... Quand tu viendras a la charcuterie, je te donnerai quelque chose.

Elle lui avait pris le menton, comme elle faisait souvent, sans voir qu'il avait grandi. Elle etait un peu emue, a la verite; emue par cette promenade sous terre, d'une emotion tres-douce, qu'elle aimait a gouter, en chose permise et ne tirant pas a consequence. Elle oublia peut-etre sa main un peu plus longtemps que de coutume, sous ce menton d'adolescent, si delicat a toucher. Alors, a cette caresse, lui, cedant a une poussee de l'instinct, s'assurant d'un regard oblique que personne n'etait la, se ramassa, se jeta sur la belle Lisa, avec une force de taureau. Il l'avait prise par les epaules. Il la culbuta dans un grand panier de plumes, ou elle tomba comme une masse, les jupes aux genoux. Et il allait la prendre a la taille, ainsi qu'il prenait Cadine, d'une brutalite d'animal qui vole et qui s'emplit, lorsque, sans crier, toute pale de cette attaque brusque, elle sortit du panier d'un bond. Elle leva le bras, comme elle avait vu faire aux abattoirs, serra son poing de belle femme, assomma Marjolin d'un seul coup, entre les deux yeux. Il s'affaissa, sa tete se fendit contre l'angle d'une pierre d'abatage. A ce moment, un chant de coq, rauque et prolonge, monta des tenebres.

La belle Lisa resta toute froide. Ses levres s'etaient pincees, sa gorge avait repris ces rondeurs muettes qui la faisaient rassembler a un ventre. Sur sa tete, elle entendait le sourd roulement des Halles. Par les soupiraux de la rue Rambuteau, dans le grand silence etouffe de la cave, tombaient les bruits du trottoir. Et elle pensait que ces gros bras seuls l'avaient sauvee. Elle secoua les quelques plumes collees a ses jupes. Puis, craignant d'etre surprise, sans regarder Marjolin, elle s'en alla. Dans l'escalier, quand elle eut passe la grille, la clarte du plein jour lui fut un grand soulagement.

Elle rentra a la charcuterie, tres-calme, un peu pale.

-Tu as ete bien longtemps, dit Quenu.

-Je n'ai pas trouve Gavard, je l'ai cherche partout, repondit-elle tranquillement. Nous mangerons notre gigot sans lui.

Elle fit emplir le pot de saindoux qu'elle trouva vide, coupa des cotelettes pour son amie madame Taboureau, qui lui avait envoye sa petite bonne. Les coups de couperet qu'elle donna sur l'etau lui rappelerent Marjolin, en bas, dans la cave. Mais elle ne se reprochait rien. Elle avait agi en femme honnete. Ce n'etait pas pour ce gamin qu'elle irait compromettre sa paix; elle etait trop a l'aise, entre son mari et sa fille. Cependant, elle regarda Quenu; il avait a la nuque une peau rude, une couenne rougeatre, et son menton rase etait d'une rugosite de bois noueux; tandis que la nique et le menton de l'autre semblaient du velours rose. Il n'y fallait plus penser, elle ne le toucherait plus la, puisqu'il songeait a des choses impossibles. C'etait un petit plaisir permis qu'elle regrettait, en se disant que les enfants grandissent vraiment trop vite.

Comme de legeres flammes remontaient a ses joues, Quenu la trouva " diablement portante. " Il s'etait assis un instant aupres d'elle dans le comptoir, il repetait:

-Tu devrais sortir plus souvent. Ca te fait du bien... Si tu veux, nous irons au theatre, un de ces soirs, a la Gaiete, ou madame Taboureau a vu cette piece qui est si bien...

Lisa sourit, dit qu'on verrait ca. Puis, elle disparut de nouveau. Quenu pensa qu'elle etait trop bonne de courir ainsi apres cet animal de Gavard. Il ne l'avait pas vue prendre l'escalier. Elle venait de monter, a la chambre de Florent, dont la clef restait accrochee a un clou de la cuisine.

Elle esperait savoir quelque chose dans cette chambre, puisqu'elle ne comptait plus sur le marchand de volailles. Elle fit lentement le tour, examina le lit, la cheminee, les quatre coins. La fenetre de la petite terrasse etait ouverte, le grenadier en boutons baignait dans la poussiere d'or du soleil couchant. Alors, il lui sembla que sa fille de boutique n'avait pas quitte cette piece, qu'elle y avait encore couche la nuit precedente; elle n'y sentait pas l'homme. Ce fut un etonnement, car elle s'attendait a trouver des caisses suspectes, des meubles a grosses serrures. Elle alla tater la robe d'ete d'Augustine, toujours pendue a la muraille. Puis, elle s'assit enfin devant la table, lisant une page commencee ou le mot " revolution " revenait deux fois. Elle fut effrayee, ouvrit le tiroir, qu'elle vit plein de papiers. Mais son honnetete se reveilla, en face de ce secret, si mal garde par cette mechante table de bois blanc. Elle restait penchee au-dessus des papiers, essayant de comprendre sans toucher, tres-emue, lorsque le chant aigu du pinson, dont un rayon oblique frappait la cage, la fit tressaillir. Elle repoussa le tiroir. C'etait tres-mal ce qu'elle allait faire la.

Comme elle s'oubliait, pres de la fenetre, a se dire qu'elle devait prendre conseil de l'abbe Roustan, un homme sage, elle apercut, en bas, sur le carreau des Halles, un rassemblement autour, d'une civiere. La nuit tombait; mais elle reconnut parfaitement Cadine qui pleurait, au milieu du groupe; tandis que Florent et Claude, les pieds blancs de poussiere, causaient vivement, au bord du trottoir. Elle se hata de descendre, surprise de leur retour. Elle etait a peine au comptoir, que mademoiselle Saget entra, en disant:

-C'est ce garnement de Marjolin qu'on vient de trouver dans la cave, avec la tete fendue... Vous ne venez pas voir, madame Quenu?

Elle traversa la chaussee pour voir Marjolin. Le jeune homme etait etendu, tres-pale, les jeux fermes, avec une meche de ses cheveux blonds roidie et souillee de sang. Dans le groupe, on disait que ce ne serait rien, que c'etait sa faute aussi, a ce gamin, qu'il faisait les cent coups dans les caves; on supposait qu'il avait voulu sauter par-dessus une des tables d'abatage, un de ses jeux favoris, et qu'il etait tombe le front contre la pierre. Mademoiselle Saget murmurait en montrant Cadine qui pleurait:

-Ca doit etre cette gueuse qui l'a pousse. Ils sont toujours

ensemble dans les coins.

Marjolin, ranime par la fraicheur de la rue, ouvrit de grands yeux etonnes. Il examina tout le monde; puis, ayant rencontre le visage de Lisa penche sur lui, il lui sourit doucement, d'un air humble, avec une caresse de soumission. Il semblait ne plus se souvenir. Lisa, tranquillisee, dit qu'il fallait le transporter tout de suite a l'hospice; elle irait le voir, elle lui porterait des oranges et des biscuits. La tete de Marjolin etait retombee. Quand on emporta la civiere, Cadine la suivit, ayant au cou son eventaire, ses bouquets de violettes piques dans une pelouse de mousse, et sur lesquels roulaient ses larmes chaudes, sans qu'elle songeat le moins du monde aux fleurs qu'elle brulait ainsi de son gros chagrin.

Comme Lisa rentrait a la charcuterie, elle entendit Claude qui serrait la main a Florent et le quittait, en murmurant:

-Ah! le sacre gamin! il me gate ma journee... Nous nous etions cranement amuses, tout de meme!

Claude et Florent, en effet, revenaient harasses et heureux. Ils rapportaient une bonne senteur de plein air. Ce matin-la, avant le jour, madame Francois avait deja vendu ses legumes. Ils allerent tous trois chercher la voiture, rue Montorgueil, au Compas d'or. Ce fut comme un avant gout de la campagne, en plein Paris. Derriere le restaurant Philippe, dont les boiseries dorees montent jusqu'au premier etage, se trouve une cour de ferme, noire et vivante, grasse de l'odeur de la paille fraiche et du crottin chaud; des bandes de poules fouillent du bec la terre molle; des constructions en bois verdi, des escaliers, des galeries, des toitures crevees, s'adossent aux vieilles maisons voisines; et, au fond, sous un hangar a grosse charpente, Balthazar attendait, tout attele, mangeant son avoine dans un sac attache au licou. Il descendit la rue Montorgueil au petit trot, l'air satisfait de retourner si vite a Nanterre. Mais il ne repartait pas a vide. La maraichere avait un marche passe avec la compagnie chargee du nettoyage des Halles; elle emportait, deux fois par semaine, une charretee de feuilles, prises a la fourche dans les tas d'ordures qui encombrent le carreau. C'etait un excellent fumier. En quelques minutes, la voiture deborda. Claude et Florent s'allongerent sur ce lit epais de verdure; madame Francois prit les guides, et Balthazar s'en alla de son allure lente, la tete un peu basse d'avoir tant de monde a trainer.

La partie etait projetee depuis longtemps. La maraichere riait d'aise; elle aimait les deux hommes, elle leur promettait une omelette au lard comme on n'en mange pas dans " ce gredin de Paris. " Eux, goutaient la jouissance de cette journee de paresse et de flanerie dont le soleil se levait a peine. Au loin, Nanterre etait une joie pure dans laquelle ils allaient entrer.

-Vous etes bien, au moins? demanda madame Francois en prenant la rue du Pont-Neuf.

Claude jura que " c'etait doux comme un matelas de mariee. " Couches tous les deux sur le dos, les mains croisees sous la tete, ils regardaient le ciel pale, ou les etoiles s'eteignaient. Tout le long de la rue de Rivoli, ils garderent le silence, attendant de ne plus voir de maisons, ecoutant la digne femme qui causait avec Balthazar, en lui disant doucement:

-Prends-le a ton aise, va, mon vieux... Nous ne sommes pas presses, nous arriverons toujours...

Aux Champs-Elysees, comme le peintre n'apercevait plus des deux cotes que des tetes d'arbres, avec la grande masse verte du jardin des Tuileries, au fond, il eut un reveil, il se mit a parler, tout seul. En passant devant la rue du Roule, il avait regarde ce portail lateral de Saint-Eustache, qu'on voit de loin, par-dessous le hangar geant d'une rue couverte des Halles. Il y revenait sans cesse, voulait y trouver un symbole.

-C'est une curieuse rencontre, disait-il, ce bout d'eglise encadre sous cette avenue de fonte... Ceci tuera cela, le fer tuera la pierre, et les temps sont proches... Est-ce que vous croyez au hasard, vous, Florent? Je m'imagine que le besoin de l'alignement n'a pas seul mis de cette facon une rosace de Saint-Eustache au beau milieu des Halles centrales. Voyez-vous, il y a la tout un manifeste: c'est l'art moderne, le realisme, le naturalisme, comme vous voudrez l'appeler, qui a grandi en face de l'art ancien... Vous n'etes pas de cet avis?

Florent gardant le silence, il continua:

-Cette eglise est d'une architecture batarde, d'ailleurs; le moyen-age y agonise, et la renaissance y balbutie... Avez-vous remarque quelles eglises on nous batit aujourd'hui? Ca ressemble a tout ce qu'on veut, a des Bibliotheques, a des Observatoires, a des Pigeonniers, a des Casernes; mais, surement, personne n'est convaincu que le bon Dieu demeure la-dedans. Les macons du bon Dieu sont morts, la grande sagesse serait de ne plus construire ces laides carcasses de pierre, ou nous n'avons personne a loger... Depuis le commencement du siecle, on n'a bati qu'un seul monument original, un monument qui ne soit copie nulle part, qui ait pousse naturellement dans le sol de l'epoque; et ce sont les Halles centrales, entendez-vous, Florent, une oeuvre crane, allez, et qui n'est encore qu'une revelation timide du vingtieme siecle... C'est pourquoi Saint-Eustache est enfonce, parbleu! Saint-Eustache est la-bas avec sa rosace, vide de son peuple devot, tandis que les Halles s'elargissent a cote, toutes bourdonnantes de vie... Voila ce que je vois, mon brave!

-Ah bien! dit en riant madame Francois, savez-vous, monsieur Claude, que la femme qui vous a coupe le filet n'a pas vole ses cinq sous? Balthazar tend les oreilles pour vous ecouter... Hue donc, Balthazar!

La voiture montait lentement. A cette heure matinale, l'avenue etait deserte, avec ses chaises de fonte alignees sur les deux trottoirs, et ses pelouses, coupees de massifs, qui s'enfoncaient sous le bleuissement des arbres. Au rond-point, un cavalier et une amazone passerent au petit trot. Florent, qui s'etait fait un oreiller d'un paquet de feuilles de choux, regardait toujours le ciel, ou s'allumait une grande lueur rose. Par moments, il fermait les yeux pour mieux sentir la fraicheur du matin lui couler sur la face, si heureux de s'eloigner des Halles, d'aller dans l'air pur, qu'il restait sans voix, n'ecoutant meme pas ce qu'on disait autour de lui.

-Ils sont encore bons ceux qui mettent l'art dans une boite a joujoux! reprit Claude au bout d'un silence. C'est leur grand mot: on ne fait pas de l'art avec de la science, l'industrie tue la poesie; et tous les imbeciles se mettent a pleurer sur les fleurs, comme si quelqu'un songeait a se mal conduire a l'egard des fleurs... Je suis agace, a la fin, positivement. J'ai des envies de repondre a ces pleurnicheries par des oeuvres de defi. Ca m'amuserait de revolter un peu ces braves gens... Voulez-vous que je vous dise quelle a ete ma plus belle oeuvre, depuis que je travaille, celle dont le souvenir me satisfait le plus? C'est toute une histoire... L'annee derniere, la veille de la Noel, comme je me trouvais chez ma tante Lisa, le garcon de la charcuterie, Auguste, cet idiot, vous savez, etait en train de faire l'etalage. Ah! le miserable! il me poussa a bout par la facon molle dont il composait son ensemble. Je le priai de s'oter de la, en lui disant que j'allais lui peindre ca, un peu proprement. Vous comprenez, j'avais tous les tons vigoureux, le rouge des langues fourrees, le jaune des jambonneaux, le bleu des rognures de papier, le rose des pieces entamees, le vert des feuilles de bruyere, surtout le noir des boudins, un noir superbe que je n'ai jamais pu retrouver sur ma palette. Naturellement, la crepine, les saucisses, les andouilles, les pieds de cochon panes, me donnait des gris d'une grande finesse. Alors je fis une veritable oeuvre d'art. Je pris les plats, les assiettes, les terrines, les bocaux; je posai les tons, je dressai une nature morte etonnante, ou eclataient des petards de couleur, soutenus par des gammes savantes. Les langues rouges s'allongeaient avec des gourmandises de flamme, et les boudins noirs, dans le chant clair des saucisses, mettaient les tenebres d'une indigestion formidable. J'avais peint, n'est-ce pas? la gloutonnerie du reveillon, l'heure de minuit donnee a la mangeaille, la goinfrerie des estomacs vides par les cantiques. En haut, une grande dinde montrait sa poitrine blanche, marbree, sous la peau, des taches noires des truffes. C'etait barbare et superbe, quelque chose comme un ventre apercu dans une gloire, mais avec une cruaute de touche, un emportement de raillerie tels, que la foule s'attroupa devant la vitrine, inquietee par cet etalage qui flambait si rudement... Quand ma tante Lisa revint de la cuisine, elle eut peur, s'imaginant que j'avais mis le feu aux graisses de la boutique. La dinde, surtout, lui parut si indecente, qu'elle me flanqua a la porte, pendant qu'Auguste retablissait les choses, etalant sa betise. Jamais ces brutes ne comprendront le langage d'une tache rouge mise a cote d'une tache grise... N'importe, c'est mon chef d'oeuvre. Je n'ai jamais rien fait de mieux.

I se tut, souriant, recueilli dans ce souvenir. La voiture etait arrivee a l'arc de triomphe. De grands souffles, sur ce sommet, venaient des avenues ouvertes autour de l'immense place. Florent se mit sur son seant, aspira fortement ces premieres odeurs d'herbe qui montaient des fortifications. Il se tourna, ne regarda plus Paris, voulut voir la campagne, au loin. A la hauteur de la rue de Longchamp, madame Francois lui montra l'endroit ou elle l'avait ramasse. Cela le rendit tout songeur. Et il la contemplait, si saine et si calme, les bras un peu tendus, tenant les guides. Elle etait plus belle que Lisa, avec son mouchoir au front, son teint rude, son air de bonte brusque. Quand elle jetait un leger claquement de langue, Balthazar, dressant les oreilles, allongeait le pas sur le pave.

En arrivant a Nanterre, la voiture prit a gauche, entra dans une ruelle etroite, longea des murailles et vint s'arreter tout au fond d'une impasse. C'etait au bout du monde, comme disait la maraichere. Il fallut decharger les feuilles de choux. Claude et Florent ne voulurent pas que le garcon jardinier, occupe a planter des salades, se derangeat. Ils s'armerent chacun d'une fourche pour jeter le tas dans le trou au fumier. Cela les amusa. Claude avait une amitie pour le fumier. Les epluchures des legumes, les boues des Halles, les ordures tombees de cette table gigantesque, restaient vivantes, revenaient ou les legumes avaient pousse, pour tenir chaud a d'autres generations de choux, de navets, de carottes. Elles repoussaient en fruits superbes, elles retournaient s'etaler sur le carreau. Paris pourrissait tout, rendait tout a la terre qui, sans jamais se lasser, reparait la mort.

-Tenez, dit Claude en donnant son dernier coup de fourche, voila un trognon de choux que je reconnais. C'est au moins la dixieme fois qu'il pousse dans ce coin, la-bas, pres de l'abricotier.

Ce mot fit rire Florent. Mais il devint grave, il se promena lentement dans le potager, pendant que Claude faisait une esquisse de l'ecurie, et que madame Francois preparait le dejeuner. Le potager formait une longue bande de terrain, separee au milieu par une allee etroite. Il montait un peu; et, tout en haut, en levant la tete, on apercevait les casernes basses du Mont-Valerien. Des haies vives le separaient d'autres pieces de terre; ces murs d'aubepines, tres-eleves, bornaient l'horizon d'un rideau vert; si bien que, de tout le pays environnant, on aurait dit que le Mont-Valerien seul se dressat curieusement pour regarder dans le clos de madame Francois. Une grande paix venait de cette campagne qu'on ne voyait pas. Entre les quatre haies, le long du potager, le soleil de mai avait comme une pamoison de tiedeur, un silence plein d'un bourdonnement d'insectes, une somnolence d'enfantement heureux. A certains craquements, a certains soupirs legers, il semblait qu'on entendit naitre et pousser les legumes. Les carres d'epinards et d'oseille, les bandes de radis, de navets, de carottes, les grands plants de pommes de terre et de choux, etalaient leurs nappes regulieres, leur terreau noir, verdi par les panaches des feuilles. Plus loin, les rigoles de salades, les oignons, les poireaux, les celeris, alignes, plantes au cordeau, semblaient des soldats de plomb a la parade; tandis que les petits pois et les haricots commencaient a enrouler leur mince tige dans la foret d'echalas, qu'ils devaient, en juin, changer en bois touffu. Pas une mauvaise herbe ne trainait. On aurait pris le potager pour deux tapis paralleles aux dessins reguliers, vert sur fond rougeatre, qu'on brossait soigneusement chaque matin. Des bordures de thym mettaient des franges grises aux deux cotes de l'allee.

Florent allait et venait, dans l'odeur du thym que le soleil chauffait. Il etait profondement heureux de la paix et de la proprete de la terre. Depuis pres d'un an, il ne connaissait les legumes que meurtris par les cahots des tombereaux, arraches de la veille, saignants encore. Il se rejouissait, a les trouver la chez eux, tranquilles dans le terreau, bien portants de tous leurs membres. Les choux avaient une large figure de prosperite, les carottes etaient gaies, les salades s'en allaient a la file avec des nonchalances de faineantes. Alors, les Halles qu'il avait laissees le matin, lui parurent un vaste ossuaire, un lieu de mort ou ne trainait que le cadavre des etres, un charnier de puanteur et de decomposition. Et il ralentissait le pas, et il se reposait dans le potager de madame Francois, comme d'une longue marche au milieu de bruits assourdissant et de senteurs infectes. Le tapage, l'humidite nauseabonde du pavillon de la maree s'en allaient de lui; il renaissait a l'air pur. Claude avait raison, tout agonisait aux Halles. La terre etait la vie, l'eternel berceau, la sante du monde.

-L'omelette est prete! cria la maraichere.

Lorsqu'ils furent attables tous trois dans la cuisine, la porte ouverte au soleil, ils mangerent si gaiement, que madame Francois emerveillee regardait Florent, en repetant a chaque bouchee:

-Vous n'etes plus le meme, vous avez dix ans de moins. C'est ce gueux de Paris qui vous noircit la mine comme ca. Il me semble que vous avez un coup de soleil dans les yeux, maintenant... Voyez-vous, ca ne vaut rien les grandes villes; vous devriez venir demeurer ici.

Claude riait, disait que Paris etait superbe. Il en defendait jusqu'aux ruisseaux, tout en gardant une bonne tendresse pour la campagne. L'apres-midi, madame Francois et Florent se trouverent seuls au bout du potager, dans un coin du terrain plante de quelques arbres fruitiers. Ils s'etaient assis par terre, ils causaient raisonnablement. Elle le conseillait avec une grande amitie, a la fois maternelle et tendre. Elle lui fit mille questions sur sa vie, sur ce qu'il comptait devenir plus tard, s'offrant a lui simplement, s'il avait un jour besoin d'elle pour son bonheur. Lui, se sentait tres-touche. Jamais une femme ne lui avait parle de la sorte. Elle lui faisait l'effet d'une plante saine et robuste, grandie ainsi que les legumes dans le terreau du potager; tandis qu'il se souvenait des Lisa, des Normandes, des belles filles des Halles, comme de chairs suspectes, parees a l'etalage. Il respira la quelques heures de bien-etre absolu, delivre des odeurs de nourriture au milieu desquelles il s'affolait, renaissant dans la seve de la campagne, pareil a ce chou que Claude pretendait avoir vu pousser plus de dix fois.

Vers cinq heures, ils prirent conge de madame Francois. Ils voulaient revenir a pied. La maraichere les accompagna jusqu'au bout de la ruelle, et gardant un instant la main de Florent dans la sienne:

-Venez, si vous avez jamais quelque chagrin, dit-elle doucement.

Pendant un quart d'heure, Florent marcha sans parler, assombri deja, se disant qu'il laissait sa sante derriere lui. La route de Courbevoie etait blanche de poussiere. Ils aimaient tous deux les grandes courses, les gros souliers sonnant sur la terre dure. De petites fumees montaient derriere leurs talons, a chaque pas. Le soleil oblique prenait l'avenue en echarpe, allongeait leurs deux ombres en travers de la chaussee, si demesurement, que leurs tetes allaient jusqu'a l'autre bord, filant sur le trottoir oppose.

Claude, les bras ballants, faisant de grandes enjambees regulieres, regardait complaisamment les deux ombres, heureux et perdu dans le cadencement de la marche, qu'il exagerait encore en le marquant des epaules. Puis, comme sortant d'une songerie:

-Est-ce que vous connaissez la bataille des Gras et des Maigres? demanda-t-il.

Florent, surpris, dit que non. Alors Claude s'enthousiasma, parla de cette serie d'estampes avec beaucoup d'eloges. Il cita certains episodes: les Gras, enormes a crever, preparant la goinfrerie du soir, tandis que les Maigres, plies par le jeune, regardent de la rue avec la mine d'echalas envieux; et encore les Gras, a table, les joues debordantes, chassant un Maigre qui a eu l'audace de s'introduire humblement, et qui ressemble a une quille au milieu d'un peuple de boules. Il voyait la tout le drame humain; il finit par classer le hommes en Maigres et en Gras, en deux groupes hostiles dent l'un devore l'autre, s'arrondit le ventre et jouit.

-Pour sur, dit-il, Cain etait un Gras et Abel un Maigre. Depuis le premier meurtre, ce sont toujours les grosses faims qui ont suce le sang des petits mangeurs... C'est une continuelle ripaille, du plus faible au plus fort, chacun avalant son voisin et se trouvant avale a son tour... Voyez-vous, mon brave, defiez-vous des Gras.

Il se tut un instant, suivant toujours des yeux leurs deux ombres que le soleil couchant allongeait davantage. Et il murmura:

-Nous sommes des Maigres, nous autres, vous comprenez... Dites-moi si, avec des ventres plats comme les notres, on tient beaucoup de place au soleil.

Florent regarda les deux ombres en souriant. Mais Claude se fachait. Il criait:

-Vous avez tort de trouver ca drole. Moi, je souffre d'etre un Maigre. Si j'etais un Gras, je peindrais tranquillement, j'aurais un bel atelier, je vendrais mes tableaux au poids de l'or. Au lieu de ca, je suis un Maigre, je veux dire que je m'extermine le temperament a vouloir trouver des machines qui font hausser les epaules des Gras. J'en mourrai, c'est sur, la peau collee aux os, si plat qu'on pourra me mettre entre deux feuillets d'un livre pour m'enterrer... Et vous donc! vous etes un Maigre surprenant, le roi des Maigres, ma parole d'honneur. Vous vous rappelez votre querelle avec les poissonnieres; c'etait superbe, ces gorges geantes lachees contre votre poitrine etroite; et elles agissaient d instinct, elles chassaient au Maigre, comme les chattes chassent aux souris... En principe, vous entendez, un Gras a l'horreur d'un Maigre, si bien qu'il eprouve le besoin de l'oter de sa vue, a coups de dents, ou a coups de pieds. C'est pourquoi, a votre place, je prendrais mes precautions. Les Quenu sont des Gras, les Mehudins sont des Gras, enfin vous n'avez que des Gras autour de vous. Moi, ca m'inquieterait.

-Et Gavard, et mademoiselle Saget, et votre ami Marjolin? demanda Florent, qui continuait a sourire.

-Oh! si vous voulez, repondit Claude, je vais vous classer toutes nos connaissances. Il y a longtemps que j'ai leurs tetes dans un carton, a mon atelier, avec l'indication de l'ordre auquel elles appartiennent. C'est tout un chapitre d'histoire naturelle... Gavard est un Gras, mais un Gras qui pose pour le Maigre. La variete est assez commune... Mademoiselle Saget et madame Lecoeur sont des Maigres: d'ailleurs, varietes tres a craindre, Maigres desesperes, capables de tout pour engraisser... Mon ami Marjolin, la petite Cadine, la Sarriette, trois Gras, innocents encore, n'ayant que les faims aimables de la jeunesse. Il est a remarquer que le Gras, tant qu'il n'a pas vieilli, est un etre charmant... Monsieur Lebigre, un Gras, n'est-ce pas? Quant a vos amis politiques, ce sont generalement des Maigres, Charvet, Clemence, Logre, Lacaille. Je ne fais une exception que pour cette grosse bete d'Alexandre et pour le prodigieux Robine. Celui-ci m'a donne bien du mal.

Le peintre continua sur ce ton, du pont de Neuilly a l'arc de triomphe. Il revenait, achevait certains portraits d'un trait caracteristique: Logre etait un Maigre qui avait son ventre entre les deux epaules; la belle Lisa etait tout en ventre, et la belle Normande, tout en poitrine; mademoiselle Saget avait certainement laisse echapper dans sa vie une occasion d'engraisser, car elle detestait les Gras, tout en gardant un dedain pour les Maigres; Gavard compromettait sa graisse, il finirait plat comme une punaise.

-Eh madame Francois? dit Florent.

Claude fut tres-embarrasse par cette question. Il chercha, balbutia:

-Madame Francois, madame Francois... Non, je ne sais pas, je n'ai jamais songe a la classer... C'est une brave femme, madame Francois, voila tout. Elle n'est ni dans les Gras ni dans les Maigres, parbleu!

Ils rirent tous les deux. Ils se trouvaient en face de l'arc de triomphe. Le soleil, au ras des coteaux de Suresnes, etait si bas sur l'horizon, que leurs ombres colossales tachaient la blancheur du monument, tres-haut, plus haut que les statues enormes des groupes, de deux barres noires, pareilles a deux traits faits au fusain. Claude s'egaya davantage, fit aller les bras, se plia; puis, en s'en allant:

-Avez-vous vu? quand le soleil s'est couche, nos deux tetes sont allees toucher le ciel.

Mais Florent ne riait plus. Paris le reprenait, Paris qui l'effrayait maintenant, apres lui avoir coute tant de larmes, a Cayenne. Lorsqu'il arriva aux Halles, la nuit tombait, les odeurs etaient suffocantes. Il baissa la tete, en rentrant dans son cauchemar de nourritures gigantesques, avec le souvenir doux et triste de cette journee de sante claire, toute parfumee de thym.

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