Huit jours plus tard, Florent crut qu'il allait enfin pouvoir passer a l'action. Une occasion suffisante de mecontentement se presentait pour lancer dans Paris les bandes insurrectionnelles. Le Corps legislatif, qu'une loi de dotation avait divise, discutait maintenant un projet d'impot tres-impopulaire, qui faisait gronder les faubourgs. Le ministere, redoutant un echec, luttait de toute sa puissance. De longtemps peut-etre un meilleur pretexte ne s'offrirait.
Un matin, au petit jour, Florent alla roder autour du Palais-Bourbon, il y oublia sa besogne d'inspecteur, resta a examiner les lieux jusqu'a huit heures, sans songer seulement que son absence devait revolutionner le pavillon de la maree. Il visita chaque rue, la rue de Lille, la rue de l'Universite, la rue de Bourgogne, la rue Saint-Dominique; il poussa jusqu'a l'esplanade des Invalides, s'arretant a certains carrefours, mesurant les distances en marchant a grandes enjambees. Puis, de retour sur le quai d'Orsay, assis sur le parapet, il decida que l'attaque serait donnee de tous les cotes a la fois: les bandes du Gros-Caillou arriveraient par le Champ-de-Mars; les sections du nord de Paris descendraient par la Madeleine; celles de l'ouest et du sud suivraient les quais ou s'engageraient par petits groupes dans les rues du faubourg Saint-Germain. Mais, sur l'autre rive, les Champs-Elysees l'inquietaient, avec leurs avenues decouvertes; il prevoyait qu'on mettrait la du canon pour balayer les quais. Alors, il modifia plusieurs details du plan, marquant la place de combat des sections, sur un carnet qu'il tenait a la main. La veritable attaque aurait decidement lieu par la rue de Bourgogne et la rue de l'Universite, tandis qu'une diversion serait faite du cote de la Seine. Le soleil de huit heures qui lui chauffait la nuque, avait des gaietes blondes sur les larges trottoirs et dorait les colonnes du grand monument, en face de lui. Et il voyait deja la bataille, des grappes d'hommes pendues a ces colonnes, les grilles crevees, le peristyle envahi, puis tout en haut, brusquement, des bras maigres qui plantaient un drapeau.
Il revint lentement, la tete basse. Un roucoulement la lui fit relever. 11 s'apercut qu'il traversait le jardin des Tuileries. Sur une pelouse, une bande de ramiers marchait, avec des dandinements de gorge. Il s'adossa un instant a la caisse d'un oranger, regardant l'herbe et les ramiers baignes de soleil. En face, l'ombre des marronniers etait toute noire. Un silence chaud tombait, coupe par des roulements continus, au loin, derriere la grille de la rue de Rivoli. L'odeur des verdures l'attendrit beaucoup, en le faisant songer a madame Francois. Une petite fille qui passa, courant derriere un cerceau, effraya les ramiers. Ils s'envolerent, allerent se poser a la file sur le bras de marbre d'un lutteur antique, au milieu de la pelouse, roucoulant et se rengorgeant d'une facon plus douce.
Comme Florent rentrait aux Halles par la rue Vauvilliers, il entendit la voix de Claude Lantier qui l'appelait. Le peintre descendait dans le sous-sol du pavillon de la Vallee.
-Eh! venez-vous avec moi, cria-t-il. Je cherche cette brute de Marjolin.
Florent le suivit, pour s'oublier un instant encore, pour retarder de quelques minutes son retour a la poissonnerie. Claude disait que, maintenant, son ami Marjolin n'avait plus rien a desirer; il etait une bete. Il nourrissait le projet de le faire poser a quatre pattes, avec son rire d'innocent. Quand il avait creve de rage une ebauche, il passait des heures en compagnie de l'idiot, sans parler, tachant d'avoir son rire.
-Il doit gaver ses pigeons, murmura-t-il. Seulement, je ne sais pas ou est la resserre de monsieur Gavard.
Ils fouillerent toute la cave. Au centre, dans l'ombre pale, deux fontaines coulent. Les resserres sont exclusivement reservees aux pigeons. Le long des treillages, c'est un eternel gazouillement plaintif, un chant discret d'oiseaux sous les feuilles, quand tombe le jour. Claude se mit a rire, en entendant cette musique. Il dit a son compagnon:
-Si l'on ne jurerait pas que tous les amoureux de Paris s'embrassent la-dedans!
Cependant, pas une resserre n'etait ouverte, il commencait a croire que Marjolin ne se trouvait pas dans la cave, lorsqu'un bruit de baisers, mais de baisers sonores, l'arreta net devant une porte entrebaillee. Il l'ouvrit, il apercut cet animal de Marjolin que Cadine avait fait agenouiller par terre, sur la paille, de facon a ce que le visage du garcon arrivat juste a la hauteur de ses levres. Elle l'embrassait doucement, partout. Elle ecartait ses longs cheveux blonds allait derriere les oreilles, sous le menton, le long de la nuque, revenait sur les yeux et sur la bouche, sans se presser, mangeant ce visage a petites caresses, ainsi qu'une bonne chose a elle, dont elle disposait a son gre. Lui, complaisamment, restait comme elle le posait. Il ne savait plus. Il tendait la chair, sans meme craindre les chatouilles.
-Eh bien! c'est ca, dit Claude, ne vous genez pas!... Tu n'as pas honte, grande vaurienne, de le tourmenter dans cette salete. Il a des ordures plein les genoux.
-Tiens! dit Cadine effrontement, ca ne le tourmente pas. Il aime bien qu'on l'embrasse, parce qu'il a peur, maintenant, dans les endroits ou il ne fait pas clair...N'est-ce pas, que tu as peur?
Elle l'avait releve; il passait les mains sur son visage, ayant l'air de chercher les baisers que la petite venait d'y mettre. Il balbutia qu'il avait peur, tandis qu'elle reprenait:
-D'ailleurs, j'etais venue l'aider; je gavais ses pigeons.
Florent regardait les pauvres betes. Sur des planches, autour de la resserre, etaient ranges des coffres sans couvercle, dans lesquels les pigeons, serres les uns contre les autres, les pattes roidies, mettaient la bigarrure blanche et noire de leur plumage. Par moments, un frisson courait sur cette nappe mouvante; puis, les corps se tassaient, on n'entendait plus qu'un caquetage confus. Cadine avait pres d'elle une casserole, pleine d'eau et de grains; elle s'emplissait la bouche, prenait les pigeons un a un, leur soufflait une gorgee dans le bec. Et eux, se debattaient, etouffant, retombant au fond des coffres, l'oeil blanc, ivres de cette nourriture avalee de force.
-Ces innocents! murmura Claude.
-Tant pis pour eux! dit Cadine, qui avait fini. Ils sont meilleurs, quand on les a bien gaves... Voyez-vous, dans deux heures, on leur fera avaler de l'eau salee, a ceux-la. Ca leur donne la chair blanche et delicate. Deux heures apres, on les saigne... Mais, si vous voulez voir saigner, il y en a la de tout prets, auxquels Marjolin va faire leur affaire.
Marjolin emportait un demi-cent de pigeons dans un des coffres. Claude et Florent le suivirent. Il s'etablit pres d'une fontaine, par terre, posant le coffre a cote de lui, placant sur une sorte de caisse en zinc un cadre de bois grille de traverses minces. Puis, il saigna. Rapidement, le couteau jouant entre les doigts, il saisissait les pigeons par les ailes, leur donnait sur la tete un coup de manche qui les etourdissait, leur entrait la pointe dans la gorge. Les pigeons avaient un court frisson, les plumes chiffonnees, tandis qu'il les rangeait a la file, la tete entre les barreaux du cadre de bois, au-dessus de la caisse de zinc, ou le sang tombait goutte a goutte. Et cela d'un mouvement regulier, avec le tic-tac du manche sur les cranes qui se brisaient, le geste balance de la main prenant, d'un cote, les betes vivantes et les couchant mortes, de l'autre cote. Peu a peu, cependant, Marjolin allait plus vite, s'egayait a ce massacre, les yeux luisants, accroupi comme un enorme dogue mis en joie. Il finit par eclater de rire, par chanter: " Tic-tac, tic-tac, tic-tac, " accompagnant la cadence du couteau d'un claquement de langue, faisant un bruit de moulin ecrasant des tetes. Les pigeons pendaient comme des linges de soie.
-Hein! ca t'amuse, grande bete, dit Cadine qui riait aussi. Ils sont droles, les pigeons, quand ils rentrent la tete, comme ca, entre les epaules, pour qu'on ne leur trouve pas le cou... Allez, ce n'est pas bon, ces animaux-la; ca vous pincerait, si ca pouvait.
Et, riant plus haut de la hate de plus en plus fievreuse de Marjolin, elle ajouta:
-J'ai essaye, mais je ne vais pas si vite que lui... Un jour, il en a saigne cent en dix minutes.
Le cadre de bois s'emplissait; on entendait les gouttes de sang tomber dans la caisse. Alors Claude, en se tournant, vit Florent tellement pale, qu'il se hata de l'emmener. En haut, il le fit asseoir sur une marche de l'escalier.
-Eh bien, quoi donc! dit-il en lui tapant dans les mains. Voila que vous vous evanouissez comme une femme.
-C'est l'odeur de la cave, murmura Florent un peu honteux.
Ces pigeons, auxquels on fait avaler du grain et de l'eau salee, qu'on assomme et qu'on egorge, lui avaient rappele les ramiers des Tuilleries, marchant avec leurs robes de satin changeant dans l'herbe jaune de soleil. Il les voyait roucoulant sur le bras de marbre du lutteur antique, au milieu du grand silence du jardin, tandis que, sous l'ombre noire des marronniers, des petites filles jouent au cerceau. Et c'etait alors que cette grosse brute blonde faisant son massacre, tapant du manche et trouant de la pointe, au fond de cette cave nauseabonde, lui avait donne froid dans les os; il s'etait senti tomber, les jambes molles, les paupieres battantes.
-Diable! reprit Claude quand il fut remis, vous ne feriez pas un bon soldat... Ah bien! ceux qui vous ont envoye a Cayenne, sont encore de jolis messieurs, d'avoir eu peur de vous. Mais, mon brave, si vous vous mettez jamais d'une emeute, vous n'oserez pas tirer un coup de pistolet; vous aurez trop peur de tuer quelqu'un.
Florent se leva, sans repondre. Il etait devenu tres-sombre, avec des rides desesperees qui lui coupaient la face. Il s'en alla, laissant Claude redescendre dans la cave; et, en se rendant a la poissonnerie, il songeait de nouveau au plan d'attaque, aux bandes armees qui envahiraient le Palais-Bourbon. Dans les Champs-Elysees, le canon gronderait; les grilles seraient brisees; il y aurait du sang sur les marches, des eclaboussures de cervelle contre les colonnes. Ce fut une vision rapide de bataille. Lui, au milieu, tres-pale, ne pouvait regarder, se cachait la figure entre les mains.
Comme il traversait la rue du Pont-Neuf, il crut apercevoir, au coin du pavillon aux fruits, la face bleme d'Auguste qui tendait le cou. Il devait guetter quelqu'un, les yeux arrondis par une emotion extraordinaire d'imbecile. Il disparut brusquement, il rentra en courant a la charcuterie.
-Qu'a-t-il donc? pensa Florent. Est-ce que je lui fais peur?
Dans cette matinee, il s'etait passe de tres-graves evenements chez les Quenu-Gradelle. Au point du jour, Auguste accourut tout effare reveiller la patronne, en lui disant que la police venait prendre monsieur Florent. Puis, balbutiant davantage, il lui conta confusement que celui-ci etait sorti, qu'il avait du se sauver. La belle Lisa, en camisole, sans corset, se moquant du monde, monta vivement a la chambre de son beau-frere, ou elle prit la photographie de la Normande, apres avoir regarde si rien ne les compromettait. Elle redescendait, lorsqu'elle rencontra les agents de police au second etage. Le commissaire la pria de les accompagner. Il l'entretint un instant a voix basse, s'installant avec ses hommes dans la chambre, lui recommandant d'ouvrir la boutique comme d'habitude, de facon a ne donner l'eveil a personne. Une souriciere etait tendue.
Le seul souci de la belle Lisa, en cette aventure, etait le coup que le pauvre Quenu allait recevoir. Elle craignait, en outre, qu'il fit tout manquer par ses larmes, s'il apprenait que la police se trouvait la. Aussi exigea-t-elle d'Auguste le serment le plus absolu de silence. Elle revint mettre son corset, conta a Quenu endormi une histoire. Une demi-heure plus tard, elle etait sur le seuil de la charcuterie, peignee, sanglee, vernie, la face rose. Auguste faisait tranquillement l'etalage. Quenu parut un instant sur le trottoir, baillant legerement, achevant de s'eveiller dans l'air frais du matin. Rien n'indiquait le drame qui se nouait en, haut.
Mais le commissaire donna lui-meme l'eveil au quartier, en allant faire une visite domiciliaire chez les Mehudin, rue Pirouette. Il avait les notes les plus precises. Dans les lettres anonymes recues a la prefecture, on affirmait que Florent couchait le plus souvent avec la belle Normande.
Peut-etre s'etait-il refugie la. Le commissaire, accompagne de deux hommes vint secouer la porte, au nom de la loi. Les Mehudin se levaient a peine. La vieille ouvrit, furieuse, puis subitement calmee et ricanant, lorsqu'elle sut de quoi il s'agissait. Elle s'etait assise, rattachant ses vetements, disant a ces messieurs:
-Nous sommes d'honnetes gens, nous n'avons rien a craindre, vous pouvez chercher.
Comme la Normande n'ouvrait pas assez vite la porte de sa chambre, le commissaire la fit enfoncer. Elle s'habillait, la gorge libre, montrant ses epaules superbes, un jupon entre les dents. Cette entree brutale, qu'elle ne s'expliquait pas, l'exaspera; elle lacha le jupon, voulut se jeter sur les hommes, en chemise, plus rouge de colere que de honte. Le commissaire, en face de cette grande femme nue, s'avancait, protegeant ses hommes, repetant de sa voix froide:
-Au nom de la loi! au nom de la loi!
Alors, elle tomba dans un fauteuil, sanglottante, secouee par une crise, a se sentir trop faible, a ne pas comprendre ce qu'on voulait d'elle. Ses cheveux s'etaient denoues, sa chemise ne lui venait pas aux genoux, les agents avaient des regards de cote pour la voir. Le commissaire de police lui jeta un chale qu'il trouva pendu au mur. Elle ne s'en enveloppa meme pas; elle pleurait plus fort, en regardant les hommes fouiller brutalement dans son lit, tater de la main les oreillers, visiter les draps.
-Mais qu'est-ce que j'ai fait? finit-elle par begayer. Qu'est-ce que vous cherchez donc dans mon lit?
Le commissaire prononca le nom de Florent, et comme la vieille Mehudin etait restee sur le seuil de la chambre;
-Ah! la coquine, c'est elle! s'ecria la jeune femme, en voulant s'elancer sur sa mere.
Elle l'aurait battue. On la retint, on l'enveloppa de force dans le chale. Elle se debattait, elle disait d'une voix suffoquee:
-Pour qui donc me prend-on!..... Ce Florent n'est jamais entre ici, entendez-vous. Il n'y a rien eu entre nous. On cherche a me faire du tort dans le quartier, mais qu'on vienne me dire quelque chose en face, vous verrez. On me mettra en prison, apres; ca m'est egal... Ah bien! Florent, j'ai mieux que lui! Je peux epouser qui je veux, je les ferai crever de rage, celles qui vous envoient.
Ce flot de paroles la calmait. Sa fureur se tournait contre Florent, qui etait la cause de tout. Elle s'adressa au commissaire, se justifiant:
-Je ne savais pas, monsieur. Il avait l'air tres-doux, il nous a trompees. Je n'ai pas voulu ecouter ce qu'on disait, parce qu'on est si mechant... Il venait donner des lecons au petit, puis il s'en allait. Je le nourrissais, je lui faisais souvent cadeau d'un beau poisson. C'est tout... Ah! non, par exemple, on ne me reprendra plus a etre bonne comme ca!
-Mais, demanda le commissaire, il a du vous donner des papiers a garder?
-Non, je vous jure que non... Moi, ca me serait egal, je vous les remettrais, ces papiers. J'en ai assez, n'est-ce pas? Ca ne m'amuse guere de vous voir tout fouiller... Allez, c'est bien inutile.
Les agents, qui avaient visite chaque meuble, voulurent alors penetrer dans le cabinet ou Muche couchait. Depuis un instant, on entendait l'enfant, reveille par le bruit, qui pleurait a chaudes larmes, en croyant sans doute qu'on allait venir l'egorger.
-C'est la chambre du petit, dit la Normande en ouvrant la porte.
Muche, tout nu, courut se pendre a son cou. Elle le consola, le coucha dans son propre lit. Les agents ressortirent presque aussitot du cabinet, et le commissaire se decidait a se retirer, lorsque l'enfant, encore tout eplore, murmura a l'oreille de sa mere:
-Ils vont prendre mes cahiers... Ne leur donne pas mes cahiers...
-Ah! c'est vrai, s'ecria la Normande, il y a les cahiers... Attendez, messieurs, je vais vous remettre ca. Je veux vous montrer que je m'en moque... Tenez, vous trouverez de son ecriture, la-dedans. On peut bien le pendre, ce n'est pas moi qui irai le decrocher.
Elle donna les cahiers de Muche et les modeles d'ecriture, Mais le petit, furieux, se leva de nouveau, mordant et egratignant sa mere, qui le recoucha d'une calotte. Alors, il se mit a hurler. Sur le seuil de la chambre, dans le vacarme, mademoiselle Saget allongeait le cou; elle etait entree, trouvant toutes les portes ouvertes, offrant ses services a la mere Mehudin. Elle regardait, elle ecoutait, en plaignant beaucoup ces pauvres dames, qui n'avaient personne pour les defendre. Cependant, le commissaire lisait les modeles d'ecriture, d'un air serieux. Les " tyranniquement, " les " liberticide, " les " anticonstitutionnel, " Ses " revolutionnaire, " lui faisaient froncer les sourcils. Lorsqu'il lut la phrase: " Quand l'heure sonnera, le coupable tombera, " il donna de petites tapes sur les papiers, en disant:
-C'est tres-grave, tres-grave,
Il remit le paquet a un de ses agents, il s'en alla. Claire, qui n'avait pas encore paru, ouvrit sa porte, regardant ces hommes descendre. Puis, elle vint dans la chambre de sa soeur, ou elle n'etait pas entree depuis un an. Mademoiselle Saget paraissait au mieux avec la Normande; elle s'attendrissait sur elle, ramenait les bouts du chale pour la mieux couvrir, recevait avec des mines apitoyees les premiers aveux de sa colere.
-Tu es bien lache, dit Claire en se plantant devant sa
Celle-ci se leva, terrible, laissant glisser le chale.
-Tu mouchardes donc! cria-t-elle. Repete donc un peu ce que tu viens de dire.
-Tu es bien lache, repeta la jeune fille d'une voix plus insultante.
Alors, la Normande, a toute volee, donna un soufflet a Claire, qui palit affreusement et qui sauta sur elle, en lui enfoncant les ongles dans le cou. Elles lutterent un instant, s'arrachant les cheveux, cherchant a s'etrangler. La cadette, avec une force surhumaine, toute frele qu'elle etait, poussa l'ainee si violemment, qu'elles allerent l'une et l'autre tomber dans l'armoire, dont la glace se fendit. Muche sanglotait, la vieille Mehudin criait a mademoiselle Saget de l'aider a les separer. Mais Claire se degagea, en disant:
-Lache, lache... Je vais aller le prevenir, ce malheureux que tu as vendu.
Sa mere lui barra la porte. La Normande se jeta sur elle par derriere. Et, mademoiselle Saget aidant, a elles trois, elles la pousserent dans sa chambre, ou elles l'enfermerent a double tour, malgre sa resistance affolee. Elle donnait des coups de pied dans la porte, cassait tout chez elle. Puis, on n'entendit plus qu'un grattement furieux, un bruit de fer egratignant le platre. Elle descellait les gonds avec la pointe de ses ciseaux.
-Elle m'aurait tuee, si elle avait eu un couteau, dit la Normande, en cherchant ses vetements pour s'habiller. Vous verrez qu'elle finira par faire un mauvais coup, avec sa jalousie... Surtout, qu'on ne lui ouvre pas la porte. Elle ameuterait le quartier contre nous.
Mademoiselle Saget s'etait empressee de descendre. Elle arriva au coin de la rue Pirouette juste au moment ou le commissaire rentrait dans l'allee des Quenu-Gradelle. Elle comprit, elle entra a la charcuterie, les yeux si brillants, que Lisa lui recommanda le silence d'un geste, en lui montrant Quenu qui accrochait des bandes de petit-sale. Quand il fut retourne a la cuisine, la vieille conta a demi-voix le drame qui venait de se passer chez les Mehudin. La charcutiere, penchee au-dessus du comptoir, la main sur la terrine du veau pique, ecoulait, avec la mine heureuse d'une femme qui triomphe. Puis, comme une cliente demandait deux pieds de cochon, elle les enveloppa d'un air songeur.
-Moi, je n'en veux pas a la Normande, dit-elle enfin a mademoiselle Saget, lorsqu'elles furent seules de nouveau, Je l'aimais beaucoup, j'ai regrette qu'on nous eut fachees ensemble... Tenez, la preuve que je ne suis pas mechante, c'est que j'ai sauve ca des mains de la police, et que je suis toute prete a le lui rendre, si elle vient me le demander elle-meme.
Elle sortit de sa poche le portrait-carte. Mademoiselle Saget le flaira, ricana en lisant: " Louise a son bon ami Florent; " puis, de sa voix pointue:
-Vous avez peut-etre tort. Vous devriez garder ca.
-Non, non, interrompit Lisa, je veux que tous les cancans finissent. Aujourd'hui, c'est le jour de la reconciliation. Il y en a assez, le quartier doit redevenir tranquille.
-Eh bien! voulez-vous que j'aille dire a la Normande que vous l'attendez? demanda la vieille.
-Oui, vous me ferez plaisir.
Mademoiselle Saget retourna rue Pirouette, effraya beaucoup la poissonniere, eu lui disant qu'elle venait de voir son portrait dans la poche de Lisa. Mais elle ne put la decider tout de suite a la demarche que sa rivale exigeait. La Normande fit ses conditions; elle irait, seulement la charcutiere s'avancerait pour la recevoir jusqu'au seuil de la boutique. La vieille dut faire encore deux voyages, de l'une a l'autre, pour bien regler les points de l'entrevue. Enfin, elle eut la joie de negocier ce raccommodement qui allait faire tant de bruit. Comme elle repassait une derniere fois devant la porte de Claire, elle entendit toujours le bruit des ciseaux, dans le platre.
Puis, apres avoir rendu une reponse definitive a la charcutiere, elle se hata d'aller chercher madame Lecoeur et la Sarriette. Elles s'etablirent toutes trois au coin du pavillon de la maree, sur le trottoir, en face de la charcuterie. La, elles ne pouvaient rien perdre de l'entrevue. Elles s'impatientaient, feignant de causer entre elles, guettant la rue Pirouette, d'ou la Normande devait sortir. Dans les Halles, le bruit de la reconciliation courait deja; les marchandes, droites a leur banc, se haussant, cherchaient a voir; d'autres, plus curieuses, quittant leur place, vinrent meme se planter sous la rue couverte. Tous les yeux des Halles se tournaient vers la charcuterie. Le quartier etait dans l'attente.
Ce fut solennel. Quand la Normande deboucha de la rue Pirouette, les respirations resterent coupees.
-Elle a ses brillants, murmura la Sarriette.
-Voyez donc comme elle marche, ajouta madame Lecoeur; elle est trop effrontee.
La belle Normande, a la verite, marchait en reine qui daignait accepter la paix. Elle avait fait une toilette soignee, coiffee avec ses cheveux frises, relevant un coin de son tablier pour montrer sa jupe de cachemire; elle etrennait meme un noeud de dentelle d'une grande richesse. Comme elle sentait les Halles la devisager, elle se rengorgea encore en approchant de la charcuterie. Elle s'arreta devant la porte.
-Maintenant, c'est au tour de la belle Lisa, dit mademoiselle Saget. Regardez bien.
La belle Lisa quitta son comptoir en souriant. Elle traversa la boutique sans se presser, vint tendre la main a la belle Normande. Elle etait egalement tres comme il faut, avec son linge eblouissant, son grand air de proprete. Un murmure courut la poissonnerie; toutes les tetes, sur le trottoir, se rapprocherent, causant vivement. Les deux femmes etaient dans la boutique, et les crepines de l'etalage empechaient de les bien voir. Elles semblaient causer affectueusement, s'adressaient de petits saluts, se complimentaient sans doute.
-Tiens! reprit mademoiselle Saget, la belle Normande achete quelque chose... Qu'est-ce donc qu'elle achete? C'est une andouille, je crois... Ah! voila! Vous n'avez pas vu, vous autres? La belle Lisa vient de lui rendre la photographie, en lui mettant l'andouille dans la main.
Puis, il y eut encore des salutations. La belle Lisa, depassant meme les amabilites reglees a l'avance, voulut accompagner la belle Normande jusque sur le trottoir. La, elles rirent toutes les deux, se montrerent au quartier en bonnes amies. Ce fut une veritable joie pour les Halles; les marchandes revinrent a leur banc, en declarant que tout s'etait tres-bien passe.
Mais mademoiselle Saget retint madame Lecoeur et la Sarriette. Le drame se nouait a peine. Elles couvaient toutes trois des yeux la maison d'en face, avec une aprete de curiosite qui cherchait a voir a travers les pierres. Pour patienter, elles causerent encore de la belle Normande.
-La voila sans homme, dit madame Lecoeur.
-Elle a monsieur Lebigre, fit remarquer la Sarriette, qui se mit a rire.
-Oh! monsieur Lebigre, il ne voudra plus.
Mademoiselle Saget haussa les epaules, en murmurant:
-Vous ne le connaissez guere. Il se moque pas mal de tout ca. C'est un homme qui sait faire ses affaires, et la Normande est riche. Dans deux mois, ils seront ensemble, vous verrez. Il y a longtemps que la mere Mehudin travaille a ce mariage.
-N'importe, reprit la marchande de beurre, le commissaire ne l'en a
pas moins trouvee couchee avec ce Florent
-Mais non, je ne vous ai pas dit ca... Le grand maigre venait de partir. J'etais la, quand on a regarde dans le lit. Le commissaire a tate avec la main. Il y avait deux places toutes chaudes...
La vieille reprit haleine, et d'une voix indignee:
-Ah! voyez-vous, ce qui m'a fait le plus de mal, c'est d'entendre toutes les horreurs que ce gueux apprenait au petit Muche. Non, vous ne pouvez pas croire... Il y en avait un gros paquet.
-Quelles horreurs? demanda la Sarriette allechee.
-Est-ce qu'on sait! Des saletes, des cochonneries. Le commissaire a dit que ca suffisait pour le faire pendre ... C'est un monstre, cet homme-la. Aller s'attaquer a un enfant, s'il est permis! Le petit Muche ne vaut pas grand'chose mais ce n'est pas une raison pour le fourrer avec les rouges, ce marmot, n'est-ce pas?
-Bien sur, repondirent les deux autres.
-Enfin, on est en train de mettre bon ordre a tout ce micmac. Je vous le disais, vous vous rappelez: " Il y a un micmac chez les Quenu qui ne sent pas bon. " Vous voyez si j'avais le nez fin ... Dieu merci, le quartier va pouvoir respirer un peu. Ca demandait un fier coup de balai; car, ma parole d'honneur, on finissait par avoir peur d'etre assassine en plein jour. On ne vivait plus. C'etaient des cancans, des facheries, des tueries. Et ca pour un seul homme, pour ce Florent... Voila la belle Lisa et la belle Normande remises; c'est tres-bien de leur part, elles devaient ca a la tranquillite de tous. Maintenant, le reste marchera bon train, vous allez voir ... Tiens, ce pauvre monsieur Quenu qui rit la-bas.
Quenu, en effet, etait de nouveau sur le trottoir, debordant dans son tablier blanc, plaisantant avec la petite bonne de madame Taboureau. Il etait tres-gaillard, ce matin-la. Il pressait les mains de la petite bonne, lui cassait les poignets a la faire crier, dans sa belle humeur de charcutier. Lisa avait toutes les peines du monde a le renvoyer a la cuisine. Elle marchait d'impatience dans la boutique, craignant que Florent n'arrivat, appelant son mari pour eviter une rencontre.
-Elle se fait du mauvais sang, dit mademoiselle Saget. Ce pauvre monsieur Quenu ne sait rien. Rit-il comme un innocent!... Vous savez que madame Taboureau disait qu'elle se facherait avec les Quenu, s'ils se deconsideraient davantage en gardant leur Florent chez eux.
-En attendant, ils gardent l'heritage, fit remarquer madame Lecoeur.
-Eh! non, ma bonne... L'autre a eu sa part.
-Vrai... Comment le savez-vous?
-Pardieu! ca se voit, reprit la vieille, apres une courte hesitation, et sans donner d'autre preuve. Il a meme pris plus que sa part. Les Quenu en seront pour plusieurs milliers de francs... Il faut dire qu'avec des vices, ca va vite... Ah! vous ignorez, peut-etre: il avait une autre femme...
-Ca ne m'etonne pas, interrompit la Sarriette; ces hommes maigres sont de fiers hommes.
-Oui, et pas jeune encore, cette femme. Vous savez, quand un homme en veut, il en veut; il en ramasserait par terre... Madame Verlaque, la femme de l'ancien inspecteur, vous la connaissez bien, cette dame toute jaune...
Mais les deux autres se recrierent. Ce n'etait pas possible. Madame Verlaque etait abominable. Alors mademoiselle Saget s'emporta.
-Quand je vous le dis! Accusez-moi de mentir, n'est-ce pas?... On a des preuves, on a trouve des lettres de cette femme, tout un paquet de lettres, dans lesquelles elle lui demandait de l'argent, des dix et vingt francs a la fois. C'est clair, enfin... A eux deux, ils auront fait mourir le mari.
La Sarriette et madame Lecoeur furent convaincues. Mais elles perdaient patience. Il y avait plus d'une heure qu'elles attendaient sur le trottoir. Elles disaient que, pendant ce temps, on les volait peut-etre, a leurs bancs. Alors, ma demoiselle Saget les retenait avec une nouvelle histoire Florent ne pouvait pas s'etre sauve; il allait revenir; ce serait tres-interessant, de le voir arreter. Et elle donnait des details minutieux sur la souriciere, tandis que la marchande de beurre et la marchande de fruits continuaient a examiner la maison de haut en bas, epiant chaque ouverture, s'attendant a voir des chapeaux de sergents de ville a toutes les fentes. La maison, calme et muette, baignait beatement dans le soleil du matin.
-Si l'on dirait que c'est plein de police! murmura madame Lecoeur.
-Ils sont dans la mansarde, la-haut, dit la vieille. Voyez-vous, ils ont laisse la fenetre comme ils l'ont trouvee... Ah! regardez, il y en a un, je crois, cache derriere le grenadier, sur la terrasse.
Elles tendirent le cou, elles ne virent rien.
-Non, c'est l'ombre, expliqua la Sarriette. Les petits rideaux eux-memes ne remuent pas. Ils ont du s'asseoir tous dans la chambre et ne plus bouger.
A ce moment, elles apercurent Gavard qui sortait du pavillon de la maree, l'air preoccupe. Elles se regarderent avec des yeux luisants, sans parler. Elles s'etaient rapprochees, droites dans leurs jupes tombantes. Le marchand de volailles vint a elles.
-Est-ce que vous avez vu passer Florent? demanda-t-il. Elles ne repondirent pas.
-J'ai besoin de lui parler tout de suite, continua Gavard. Il n'est pas a la poissonnerie. Il doit etre remonte chez lui... Vous l'auriez vu, pourtant.
Les trois femmes etaient un peu pales. Elles se regardaient toujours, d'un air profond, avec de legers tressaillements aux coins des levres. Comme son beau-frere hesitait:
-Il n'y a pas cinq minutes que nous sommes la, dit nettement madame Lecoeur. Il aura passe auparavant.
-Alors, je monte, je risque les cinq etages, reprit Gavard en riant.
La Sarriette fit un mouvement, comme pour l'arreter; mais sa tante lui prit le bras, la ramena, en lui soufflant a l'oreille:
-Laisse donc, grande bete! C'est bien fait pour lui. Ca lui apprendra a nous marcher dessus.
-Il n'ira plus dire que je mange de la viande gatee, murmura plus bas encore mademoiselle Saget.
Puis, elles n'ajouterent rien. La Sarriette etait tres-rouge; les deux autres restaient toutes jaunes. Elles tournaient la tete maintenant, genees par leurs regards, embarrassees de leurs mains, qu'elles cacherent sous leurs tabliers. Leurs yeux finirent par se lever instinctivement sur la maison, suivant Gavard a travers les pierres, le voyant monter les cinq etages. Quand elles le crurent dans la chambre, elles s'examinerent de nouveau, avec des coups d'oeil de cote. La Sarriette eut un rire nerveux. Il leur sembla un instant que les rideaux de la fenetre remuaient, ce qui les fit croire a quelque lutte. Mais la facade de la maison gardait sa tranquillite tiede; un quart d'heure s'ecoula, d'une paix absolue, pendant lequel une emotion croissante les prit a la gorge. Elles defaillaient, lorsqu'un homme, sortant de l'allee, courut enfin chercher un fiacre. Cinq minutes plus tard, Gavard descendait, suivi de deux agents. Lisa, qui etait venue sur le trottoir, en apercevant le fiacre, se hata de rentrer dans la charcuterie.
Gavard etait bleme. En haut, on l'avait fouille, on avait trouve sur lui son pistolet et sa boite de cartouches. A la rudesse du commissaire, au mouvement qu'il venait de faire en entendant son nom, il se jugeait perdu. C'etait un denoument terrible, auquel il n'avait jamais nettement songe. Les Tuileries ne lui pardonneraient pas. Ses jambes flechissaient, comme si le peloton d'execution l'eut attendu. Lorsqu'il vit la rue, pourtant, il trouva assez de force dans sa vantardise pour marcher droit. Il eut meme un dernier sourire, en pensant que les Halles le voyaient et qu'il mourrait bravement.
Cependant, la Sarriette et madame Lecoeur etaient accourues. Quand elles eurent demande une explication, la marchande de beurre se mit a sangloter, tandis que la niece, tres-emue, embrassait son oncle. Il la tint serree entre ses bras, en lui remettant une clef et en lui murmurant a l'oreille:
-Prends tout, et brule les papiers.
Il monta en fiacre, de l'air dont il serait monte sur l'echafaud. Quand la voiture eut disparu au coin de la rue Pierre-Lescot, madame Lecoeur apercut la Sarriette qui cherchait a cacher la clef dans sa poche.
-C'est inutile, ma petite, lui dit-elle les dents serrees, j'ai vu qu'il te la mettait dans la main... Aussi vrai qu'il n'y a qu'un Dieu, j'irai tout lui dire a la prison, si tu n'es pas gentille avec moi.
-Mais ma tante, je suis gentille, repondit la Sarriette avec un sourire embarrasse.
-Allons tout de suite chez lui, alors. Ce n'est pas la peine de laisser aux argousins le temps de mettre leurs pattes dans ses armoires.
Mademoiselle Saget qui avait ecoute, avec des regards flamboyants, les suivit, courut derriere elles, de toute la longueur de ses petites jambes. Elle se moquait bien d'attendre Florent, maintenant. De la rue Rambuteau a la rue de la Cossonnerie, elle se fit tres-humble; elle etait pleine d'obligeance, elle offrait de parler la premiere a la portiere, madame Leonce.
-Nous verrons, nous verrons, repetait brievement la marchande de beurre.
Il fallut en effet parlementer. Madame Leonce ne voulait pas laisser monter ces dames a l'appartement de son locataire. Elle avait la mine tres-austere, choquee par le fichu mal noue de la Sarriette.. Mais quand la vieille demoiselle lui eut dit quelques mots tout bas, et qu'on lui eut montre la clef, elle se decida. En haut, elle ne livra les pieces qu'une a une, exasperee, le coeur saignant comme si elle avait du indiquer elle-meme a des voleurs l'endroit ou son argent se trouvait cache.
-Allez, prenez tout, s'ecria-t-elle, en se jetant dans un fauteuil.
La Sarriette essayait deja la clef a toutes les armoires. Madame Lecoeur, d'un air soupconneux, la suivait de si pres, etait tellement sur elle, qu'elle lui dit:
-Mais, ma tante, vous me genez. Laissez-moi les bras libres, au moins.
Enfin, une armoire s'ouvrit, en face de la fenetre, entre la cheminee et le lit. Les quatre femmes pousserent un soupir. Sur la planche du milieu, il y avait une dizaine de mille francs en pieces d'or, methodiquement rangees par petites piles. Gavard, dont la fortune etait prudemment deposee chez un notaire, gardait cette somme en reserve pour " le coup de chien. " Comme il le disait avec solennite, il tenait pret son apport dans la revolution. Il avait vendu quelques titres, goutant une jouissance particuliere a regarder les dix mille francs chaque soir, les couvant des yeux, en leur trouvant la mine gaillarde et insurrectionnelle. La nuit, il revait qu'on se battait dans son armoire; il y entendait des coups de fusil, des paves arraches et roulant, des voix de vacarme et de triomphe: c'etait son argent qui faisait de l'opposition.
La Sarriette avait tendu les mains, avec un cri de joie.
-Bas les griffes! ma petite, dit madame Lecoeur d'une vois rauque.
Elle etait plus jaune encore, dans le reflet de l'or, la face marbree par la bile, les yeux brules par la maladie de foie qui la minait sourdement. Derriere elle, mademoiselle Saget se haussait sur la pointe des pieds, en extase, regardant jusqu'au fond de l'armoire. Madame Leonce, elle aussi, s'etait levee, machant des paroles sourdes.
-Mon oncle m'a dit de tout prendre, reprit nettement la jeune femme.
-Et moi qui l'ai soigne, cet homme, je n'aurai rien, alors, s'ecria la portiere.
Madame Lecoeur etouffait; elle les repoussa, se cramponna a l'armoire, en begayant:
-C'est mon bien, je suis sa plus proche parente, vous etes des voleuses, entendez-vous... J'aimerais mieux tout jeter par la fenetre.
Il y eut un silence, pendant lequel elles se regarderent toutes les quatre avec des regards louches. Le foulard de la Sarriette s'etait tout a fait denoue; elle montrait la gorge, adorable de vie, la bouche humide, les narines roses. Madame Lecoeur s'assombrit encore en la voyant si belle de desir.
-Ecoute, lui dit-elle d'une voix plus sourde, ne nous battons pas... Tu es sa niece, je veux bien partager... Nous allons prendre une pile, chacune a notre tour.
Alors, elles ecarterent les deux autres. Ce fut la marchande de beurre qui commenca. La pile disparut dans ses jupes. Puis, la Sarriette prit une pile egalement. Elles se surveillaient, pretes a se donner des tapes sur les mains. Leurs doigts s'allongeaient regulierement, des doigts horribles et noueux, des doigts blancs et d'une souplesse de soie. Elles s'emplirent les poches. Lorsqu'il ne resta plus qu'une pile, la jeune femme ne voulut pas que sa tante l'eut, puisque c'etait elle qui avait commence. Elle la partagea brusquement entre mademoiselle Saget et madame Leonce, qui les avaient regardees empocher l'or avec des pietinements de fievre.
-Merci, gronda la portiere, cinquante francs, pour l'avoir dorlote avec de la tisane et du bouillon! Il disait qu'il n'avait pas de famille, ce vieil enjoleur.
Madame Lecoeur, avant de fermer l'armoire, voulut la visiter de haut en bas. Elle contenait tous les livres politiques defendus a la frontiere, les pamphlets de Bruxelles, les histoires scandaleuses des Bonaparte, les caricatures etrangeres ridiculisant l'empereur. Un des grands regals de Gavard etait de s'enfermer parfois avec un ami pour lui montrer ces choses compromettantes.
-Il m'a bien recommande de bruler les papiers, fit remarquer la Sarriette.
-Bah! nous n'avons pas de feu, ca serait trop long... Je flaire la police. Il faut deguerpir.
Et elles s'en allerent toutes quatre. Elles n'etaient pas au bas de l'escalier, que la police se presenta. Madame Leonce dut remonter, pour accompagner ces messieurs. Les trois autres, serrant les epaules, se haterent de gagner la rue. Elles marchaient vite, a la file, la tante et la niece genees par le poids de leurs poches pleines. La Sarriette qui allait la premiere, se retourna, en remontant sur le trottoir de la rue Rambuteau, et dit avec son rire tendre:
-Ca me bat contre les cuisses.
Et madame Lecoeur lacha une obscenite, qui les amusa.
Elles goutaient une jouissance a sentir ce poids qui leur tirait les jupes, qui se pendait a elles comme des mains chaudes de caresses. Mademoiselle Saget avait garde les cinquante francs dans son poing ferme. Elle restait serieuse, batissait un plan pour tirer encore quelque chose de ces grosses poches qu'elle suivait. Comme elles se retrouvaient au coin de la poissonnerie:
-Tiens! dit la vieille, nous revenons au bon moment, voila le Florent qui va se faire pincer.
Florent, en effet, rentrait de sa longue course. Il alla changer de paletot dans son bureau, se mit a sa besogne quotidienne, surveillant le lavage des pierres, se promenant lentement le long des allees. Il lui sembla qu'on le regardait singulierement; les poissonnieres chuchotaient sur son passage, baissaient le nez, avec des yeux sournois. Il crut a quelque nouvelle vexation. Depuis quelque temps, ces grosses et terribles femmes ne lui laissaient pas une matinee de repos. Mais comme il passait devant le banc des Mehudin, il fut tres-surpris d'entendre la mere lui dire d'une voix doucereuse:
-Monsieur Florent, il y a quelqu'un qui est venu vous demander tout a l'heure. C'est un monsieur d'un certain age. Il est monte vous attendre dans votre chambre.
La vieille poissonniere, tassee sur une chaise, goutait, a dire ces choses, un raffinement de vengeance qui agitait d'un tremblement sa masse enorme. Florent, doutant encore, regarda la belle Normande. Celle-ci, remise completement avec sa mere, ouvrait son robinet, tapait ses poissons, paraissait ne pas entendre.
-Vous etes bien sure? demanda-t-il.
-Oh! tout a fait sure, n'est-ce pas, Louise? reprit la vieille d'une voix plus aigue.
Il pensa que c'etait sans doute pour la grande affaire, et il se decida a monter. Il allait sortir du pavillon, lorsque, en se retournant machinalement, il apercut la belle Normande qui le suivait des yeux, la face toute grave. Il passa a cote des trois commeres.
-Vous avez remarque, murmura mademoiselle Saget, la charcuterie est vide. La belle Lisa n'est pas une femme a se compromettre.
C'etait vrai, la charcuterie etait vide. La maison gardait sa facade ensoleillee, son air beat de bonne maison se chauffant honnetement le ventre aux premiers rayons. En haut, sur la terrasse, le grenadier etait tout fleuri. Comme Florent traversait la chaussee, il fit un signe de tete amical a Logre et a monsieur Lebigre, qui paraissaient prendre l'air sur le seuil de l'etablissement de ce dernier. Ces messieurs lui sourirent. Il allait s'enfoncer dans l'allee, lorsqu'il crut apercevoir, au bout de ce couloir etroit et sombre, la face pale d'Auguste qui s'evanouit brusquement. Alors, il revint, jeta un coup d'oeil dans la charcuterie, pour s'assurer que le monsieur d'un certain age ne s'etait pas arrete la. Mais il ne vit que Mouton, assis sur un billot, le contemplant de ses deux gros yeux jaunes, avec son double menton et ses grandes moustaches herissees de chat defiant. Quand il se fut decide a entrer dans l'allee, le visage de la belle Lisa se montra au fond, derriere le petit rideau d'une porte vitree.
Il y eut comme un silence dans la poissonnerie. Les ventres et les gorges enormes retenaient leur haleine, attendait qu'il eut disparu. Puis tout deborda, les gorges s'etalerent, les ventres creverent d'une joie mauvaise. La farce avait reussi. Rien n'etait plus drole. La vieille Mehudin riait avec des secousses sourdes, comme une outre pleine que l'on vide. Son histoire du monsieur d'un certain age faisait le tour du marche, paraissait a ces dames extremement drole. Enfin, le grand maigre etait emballe, on n'aurait plus toujours la sa fichue mine, ses yeux de forcat. Et toutes lui souhaitaient bon voyage, en comptant sur un inspecteur qui fut bel homme. Elles couraient d'un banc a l'autre, elles auraient danse autour de leurs pierres comme des filles echappees. La belle Normande regardait cette joie, toute droite, n'osant bouger de peur de pleurer, les mains sur une grande raie pour calmer sa fievre.
-Voyez-vous ces Mehudin qui le lachent, quand il n'a plus le sou, dit madame Lecoeur.
-Tiens! elles ont raison, repondit mademoiselle Saget. Puis, ma chere, c'est la fin, n'est-ce pas? Il ne faut plus se manger... Vous etes contente, vous. Laissez les autres arranger leurs affaires.
-Il n'y a que les vieilles qui rient, fit remarquer la Sarriette. La Normande n'a pas l'air gai.
Cependant, dans la chambre, Florent se laissait prendre comme un mouton. Les agents se jeterent sur lui avec rudesse, croyant sans doute a une resistance desesperee. Il les pria doucement de le lacher. Puis, il s'assit, pendant que les hommes emballaient les papiers, les echarpes rouges, les brassards et les guidons. Ce denoument ne semblait pas le surprendre; il etait un soulagement pour lui, sans qu'il voulut se le confesser nettement. Mais il souffrait, a la pensee de la haine qui venait de le pousser dans cette chambre. Il revoyait la face bleme d'Auguste, les nez baisses des poissonnieres; il se rappelait les paroles de la mere Mehudin, le silence de la Normande, la charcuterie vide; et il se disait que les Halles etaient complices, que c'etait le quartier entier qui le livrait. Autour de lui, montait la boue de ces rues grasses.
Lorsque, au milieu de ces faces rondes qui passaient dans un eclair, il evoqua tout d'un coup l'image de Quenu, il fut pris au coeur d'une angoisse mortelle.
-Allons, descendez, dit brutalement un agent.
Il se leva, il descendit. Au troisieme etage, il demanda a remonter; il pretendait avoir oublie quelque chose. Les hommes ne voulurent pas, le pousserent. Lui, se fit suppliant. Il leur offrit meme quelque argent qu'il avait sur lui. Deux consentirent enfin a le reconduire a la chambre, en le menacant de lui casser la tete, s'il essayait de leur jouer un mauvais tour. Ils sortirent leurs revolvers de leur poche. Dans la chambre, il alla droit a la cage du pinson, prit l'oiseau, le baisa entre les deux ailes, lui donna la volee. Et il le regarda, dans le soleil, se poser sur le toit de la poissonnerie, comme etourdi, puis, d'un autre vol, disparaitre par-dessus les Halles, du cote du square des Innocents. Il resta encore un instant en face du ciel, du ciel libre; il songeait aux ramiers roucoulants des Tuileries, aux pigeons des resserres, la gorge crevee par Marjolin. Alors, tout se brisa en lui, il suivit les agents qui remettaient leurs revolvers dans la poche, en haussant les epaules.
Au bas de l'escalier, Florent s'arreta devant la porte qui ouvrait sur la cuisine de la charcuterie. Le commissaire, qui l'attendait la, presque touche par sa douceur obeissante, lui demanda:
-Voulez-vous dire adieu a votre frere?
Il hesita un instant. Il regardait la porte. Un bruit terrible de hachoirs et de marmites venait de la cuisine. Lisa, pour occuper son mari, avait imagine de lui faire emballer dans la matinee le boudin qu'il ne fabriquait d'ordinaire que le soir. L'oignon chantait sur le feu. Florent entendit la voix joyeuse de Quenu qui dominait le vacarme, disant:
-Ah! sapristi, le boudin sera bon... Auguste, passez-moi les gras!
Et Florent remercia le commissaire, avec la peur de rentrer dans cette cuisine chaude, pleine de l'odeur forte de l'oignon cuit. Il passa devant la porte, heureux de croire que son frere ne savait rien, hatant le pas pour eviter un dernier chagrin a la charcuterie. Mais, en recevant au visage le grand soleil de la rue, il eut honte, il monta dans le fiacre, l'echine pliee, la figure terreuse. Il sentait en face de lui la poissonnerie triomphante, il lui semblait que tout le quartier etait la qui jouissait.
-Hein! la fichue mine, dit Mademoiselle Saget.
-Une vraie mine de forcat pince la main dans le sac, ajouta madame Lecoeur.
-Moi, reprit la Sarriette en montrant ses dents blanches, j'ai vu guillotiner un homme qui avait tout a fait cette figure-la.
Elles s'etaient approchees, elles allongeaient le cou, pour voir encore, dans le fiacre. Au moment ou la voiture s'ebranlait, la vieille demoiselle tira vivement les jupes des deux autres, en leur montrant Claire qui debouchait de la rue Pirouette, affolee, les cheveux denoues, les ongles saignants. Elle avait descelle sa porte. Quand elle comprit qu'elle arrivait trop tard, qu'on emmenait Florent, elle s'elanca derriere le fiacre, s'arreta presque aussitot avec un geste de rage impuissante, montra le poing aux roues qui fuyaient. Puis, toute rouge sous la fine poussiere de platre qui la couvrait, elle rentra en courant rue Pirouette.
-Est-ce qu'il lui avait promis le mariage! s'ecria la Sarriette en riant. Elle est toquee, cette grande bete!
Le quartier se calma. Des groupes, jusqu'a la fermeture des pavillons, causerent des evenements de la matinee. On regardait curieusement dans la charcuterie. Lisa evita de paraitre, laissant Augustine au comptoir. L'apres-midi, elle crut devoir enfin tout dire a Quenu, de peur que quelque bavarde ne lui portat le coup trop rudement. Elle attendit d'etre seule avec lui dans la cuisine, sachant qu'il s'y plaisait, qu'il y pleurerait moins. Elle proceda, d'ailleurs, avec des menagements maternels. Mais quand il connut la verite, il tomba sur la planche a hacher, il fondit en larmes comme un veau.
-Voyons, mon pauvre gros, ne te desespere pas comme cela, tu vas te faire du mal, lui dit Lisa en le prenant dans ses bras.
Ses yeux coulaient sur son tablier blanc, sa masse inerte avait des remous de douleur. Il se tassait, se fondait. Quand il put parler:
-Non, balbutia-t-il, tu ne sais pas combien il etait bon pour moi, lorsque nous habitions rue Royer-Collard. C'etait lui qui balayait, qui faisait la cuisine... Il m'aimait comme son enfant, vois-tu; il revenait crotte, las a ne plus remuer; et moi, je mangeais bien, j'avais chaud, a la maison... Maintenant, voila qu'on va le fusiller.
Lisa se recria, dit qu'on ne le fusillerait pas. Mais il secouait la tete. Il continua:
-Ca ne fait rien, je ne l'ai pas assez aime. Je puis bien dire ca, a cette heure. J'ai eu mauvais coeur, j'ai hesite a lui rendre sa part de l'heritage...
-Eh! je la lui ai offerte plus de dix fois, s'ecria-t-elle. Nous n'avons rien a nous reprocher.
-Oh! toi, je sais bien, tu es bonne, tu lui aurais tout donne... Moi, ca me faisait quelque chose, que veux-tu! Ce sera le chagrin de toute ma vie. Je penserai toujours que si j'avais partage avec lui, il n'aurait pas mal tourne une seconde fois... C'est ma faute, c'est moi qui l'ai livre.
Elle se fit plus douce, lui dit qu'il ne fallait pas se frapper l'esprit. Elle plaignait meme Florent. D'ailleurs, il etait tres-coupable. S'il avait eu plus d'argent, peut-etre qu'il aurait fait davantage de betises. Peu a peu, elle arrivait a laisser entendre que ca ne pouvait pas finir autrement, que tout le monde allait se mieux porter. Quenu pleurait toujours, s'essuyait les joues avec son tablier, etouffant ses sanglots pour l'ecouter, puis eclatant bientot en larmes plus abondantes, il avait machinalement mis les doigts dans un tas de chair a saucisse qui se trouvait sur la planche a hacher; il y faisait des trous, la petrissait rudement.
-Tu te rappelles, tu ne te sentais pas bien, continua Lisa. C'est que nous n'avions plus nos habitudes. J'etais tres-inquiete, sans le le dire; je voyais bien que tu baissais.
-N'est-ce pas? murmura-t-il, en cessant un instant de sangloter.
-Et la maison, non plus, n'a pas marche cette annee. C'etait comme un sort... Va, ne pleure pas, tu verras comme tout reprendra. Il faut pourtant que tu te conserves pour moi et pour ta fille. Tu as aussi des devoirs a remplir envers nous.
Il petrissait plus doucement la chair a saucisse. L'emotion le reprenait, mais une emotion attendrie qui mettait deja un sourire vague sur sa face navree. Lisa le sentit convaincu. Elle appela vite Pauline qui jouait dans la boutique, la lui mit sur les genoux, en disant:
-Pauline, n'est-ce pas que ton pere doit etre raisonnable? Demande-lui gentiment de ne plus nous faire de la peine.
L'enfant le demanda gentiment. Ils se regarderent, serres dans la meme embrassade, enormes, debordants, deja convalescents de ce malaise d'une annee dont ils sortaient a peine; et ils se sourirent, de leurs larges figures rondes, tandis que la charcutiere repetait:
-Apres tout, il n'y a que nous trois, mon gros, il n'y a a que nous trois.
Deux mois plus tard, Florent etait de nouveau condamne a la deportation. L'affaire fit un bruit enorme. Les journaux s'emparerent des moindres details, donnerent les portraits des accuses, les dessins des guidons et des echarpes, les plans des lieux ou la bande se reunissait. Pendant quinze jours, il ne fut question dans Paris que du complot des Halles. La police lancait des notes de plus en plus inquietantes; on finissait par dire que tout le quartier Montmartre etait mine. Au Corps legislatif, l'emotion fut si grande, que le centre et la droite oublierent cette malencontreuse loi de dotation qui les avait un instant divises, et se reconcilierent, en votant a une majorite ecrasante le projet d'impot impopulaire, dont les faubourgs eux-memes n'osaient plus se plaindre, dans la panique qui soufflait sur la ville. Le proces dura toute une semaine. Florent se trouva profondement surpris du nombre considerable de complices qu'on lui donna. Il en connaissait au plus six ou sept sur les vingt et quelques, assis au banc des prevenus. Apres la lecture de l'arret, il crut apercevoir le chapeau et le dos innocent de Robine s'en allant doucement au milieu de la foule. Logre etait acquitte, ainsi que Lacaille. Alexandre avait deux ans de prison pour s'etre compromis en grand enfant. Quant a Gavard, il etait, comme Florent, condamne a la deportation. Ce fut un coup de massue qui l'ecrasa dans ses dernieres jouissances, au bout de ces longs debats qu'il avait reussi a emplir de sa personne. Il payait cher sa verve opposante de boutiquier parisien. Deux grosses larmes coulerent sur sa face effaree de gamin en cheveux blancs.
Et, un matin d'aout, au milieu du reveil des Halles, Claude Lantier, qui promenait sa flanerie dans l'arrivage des legumes, le ventre serre par sa ceinture rouge, vint toucher la main de madame Francois, a la pointe Saint-Eustache. Elle etait la, avec sa grande figure triste, assise sur ses navets et ses carottes. Le peintre restait sombre, malgre le clair soleil qui attendrissait deja le velours gros vert des montagnes de choux.
-Eh bien! c'est fini, dit-il. Ils le renvoient la bas... Je crois qu'ils l'ont deja expedie a Brest.
La maraichere eut un geste de douleur muette. Elle promena la main lentement autour d'elle, elle murmura d'une voix sourde:
-C'est Paris, c'est ce gueux de Paris.
-Non, je sais qui c'est, ce sont des miserables, reprit Claude dont les poings se serraient. Imaginez-vous, madame Francois, qu'il n'y a pas de betises qu'ils n'aient dites, au tribunal... Est-ce qu'ils ne sont pas alles jusqu'a fouiller les cahiers de devoirs d'un enfant! Ce grand imbecile de procureur a fait la-dessus une tartine, le respect de l'enfance par-ci, l'education demagogique par-la... J'en suis malade.
Il fut pris d'un frisson nerveux; il continua, en renfoncant les epaules dans son paletot verdatre:
-Un garcon doux comme une fille, que j'ai vu se trouver mal en regardant saigner des pigeons... Ca m'a fait rire de pitie, quand je l'ai apercu entre deux gendarmes. Allez, nous ne le verrons plus, il restera la-bas, cette fois.
-Il aurait du m'ecouter, dit la maraichere au bout d'un silence, venir a Nanterre, vivre la, avec mes poules et mes lapins... Je l'aimais bien, voyez-vous, parce que j'avais compris qu'il etait bon. Ou aurait pu etre heureux... C'est un grand chagrin... Consolez-vous, n'est-ce pas? monsieur Claude. Je vous attends, pour manger une omelette, un de ces matins.
Elle avait des larmes dans les yeux. Elle se leva, en femme vaillante qui porte rudement la peine.
-Tiens! reprit-elle, voila la mere Chantemesse qui vient m'acheter des navets. Toujours gaillarde, cette grosse mere Chantemesse...
Claude s'en alla, rodant sur le carreau. Le jour, en gerbe blanche, avait monte du fond de la rue Rambuteau. Le soleil, au ras des toits, mettait des rayons roses, des nappes tombantes qui touchaient deja les paves. Et Claude sentait un reveil de gaiete dans les grandes Halles sonores, dans le quartier empli de nourritures entassees. C'etait comme une joie de guerison, un tapage plus haut de gens soulages enfin d'un poids qui leur genait l'estomac. Il vit la Sarriette, avec une montre d'or, chantant au milieu de ses prunes et de ses fraises, tirant les petites moustaches de monsieur Jules, vetu d'un veston de velours. Il apercut madame Lecoeur et mademoiselle Saget qui passaient sous une rue couverte, moins jaunes, les joues presques roses, en bonnes amies amusees par quelque histoire. Dans la poissonnerie, la mere Mehudin, qui avait repris son banc, tapait ses poissons, engueulait le monde, clouait le bec du nouvel inspecteur, un jeune homme auquel elle avait jure de donner le fouet; tandis que Claire, plus molle, plus paresseuse, ramenait, de ses mains bleuies par l'eau des viviers, un tas enorme d'escargots que la have moirait de fils d'argent. A la triperie, Auguste et Augustine venaient acheter des pieds de cochon, avec leur mine tendre de nouveaux maries, et repartaient en carriole pour leur charcuterie de Montrouge. Puis, comme il etait huit heures, qu'il faisait deja chaud, il trouva, en revenant rue Rambuteau, Muche et Pauline jouant au cheval: Muche marchait a quatre pattes, pendant que Pauline, assise sur son dos, se tenait a ses cheveux pour ne pas tomber. Et, sur les toits des Halles, au bord des gouttieres, une ombre qui passa lui fit lever la tete: c'etaient Cadine et Marjolin riant et s'embrassant, brulant dans le soleil, dominant le quartier de leurs amours de betes heureuses.
Alors, Claude leur montra le poing. Il etait exaspere par cette fete du pave et du ciel. Il injuriait les Gras, il disait que les Gras avaient vaincu. Autour de lui, il ne voyait plus que des Gras, s'arrondissant, crevant de sante, saluant un nouveau jour de belle digestion. Comme il s'arretait en face de la rue Pirouette, le spectacle qu'il eut a sa droite et a sa gauche, lui porta le dernier coup.
A sa droits, la belle Normande, la belle madame Lebigre, comme on la nommait maintenant, etait debout sur le seuil de sa boutique. Son mari avait enfin obtenu de joindre a son commerce de vin un bureau de tabac, reve depuis longtemps caresse, et qui s'etait enfin realise, grace a de grands services rendus. La belle madame Lebigre lui parut superbe, en robe de soie, les cheveux frises, prete a s'asseoir dans son comptoir, ou tous les messieurs du quartier venaient lui acheter leurs cigares et leurs paquets de tabac. Elle etait devenue distinguee, tout a fait dame. Derriere elle, la salle, repeinte, avait des pampres fraiches, sur un fond tendre; le zinc du comptoir luisait; tandis que les fioles de liqueur allumaient dans la glace des feux plus vifs. Elle riait a la claire matinee.
A sa gauche, la belle Lisa, au seuil de la charcuterie, tenait toute la largeur de la porte. Jamais son linge n'avait eu une telle blancheur; jamais sa chair reposee, sa face rose, ne s'etait encadree dans des bandeaux mieux lisses. Elle montrait un grand calme repu, une tranquillite enorme, que rien ne troublait, pas meme un sourire. C'etait l'apaisement absolu, une felicite complete, sans secousse, sans vie, baignant dans l'air chaud. Son corsage tendu digerait encore le bonheur de la veille; ses mains potelees, perdues dans le tablier, ne se tendaient meme pas pour prendre le bonheur de la journee, certaines qu'il viendrait a elles. Et, a cote, l'etalage avait une felicite pareille; il etait gueri, les langues fourrees s'allongeaient plus rouges et plus saines, les jambonneaux reprenaient leurs bonnes figures jaunes, les guirlandes de saucisses n'avaient plus cet air desespere qui navrait Quenu. Un gros rire sonnait au fond, dans la cuisine, accompagne d'un tintamarre rejouissant de casseroles. La charcuterie suait de nouveau la sante, une sante grasse. Les bandes de lard entrevues, les moities de cochon pendues contre les marbres, mettaient la des rondeurs de ventre, tout un triomphe du ventre, tandis que Lisa, immobile, avec sa carrure digne, donnait aux Halles le bonjour matinal, de ses grands yeux de forte mangeuse.
Puis, toutes deux se pencherent. La belle madame Lebigre et la belle madame Quenu echangerent un salut d'amitie.
Et Claude, qui avait certainement oublie de diner la veille, pris de colere a les voir si bien portantes, si comme il faut, avec leurs grosses gorges, serra sa ceinture, en grondant d'une voix fachee:
-Quels gredins que les honnetes gens!