12

DE L'ANÉMIE, et une fatigue due au manque de sommeil. Une crise d'angoisse également. Voilà tout ce que le docteur Ducruet a décelé. Il lui a prescrit du fer, des vitamines et un calmant. Il faut que Colombe se repose, qu'elle se remplume. Elle n'a jamais pris de calmants. Stéphane la force. Le médicament lui rend son sommeil, une certaine sérénité.

Le lendemain matin, Colombe flotte dans un état d'apesanteur étrange. Ses gestes sont lents, sa voix un peu cassée. Rester chez elle l'ennuie. Rien à faire, à la maison. Elle décide de sortir, de prendre l'air. Dans la vitrine d'un magasin, surgit une créature échevelée au visage hagard. C'est elle, ça ? Elle ne se reconnaît pas.

Colombe erre le long de l'avenue de La Jostellerie, se perd dans les dédales d'un centre commercial surchauffé. Vers midi, la faim la tenaille. Elle s'achète un sandwich. Assise sur un banc, elle regarde les clients du centre commercial aller et venir avec leurs caddies. Le sandwich est trop gras. Elle n'a rien pour s'essuyer les mains. Longtemps elle reste là, les yeux vides. Où est-il ? Pourquoi n'était-il pas dans l'appartement ? Depuis hier, elle n'a pas cessé de se poser les mêmes questions.

Elle n'aurait jamais dû prendre de calmant. Elle se sent vide, amorphe, bête. Bouger est un effort surhumain. Comment va-t-elle faire pour rentrer chez elle ? Pour se mettre debout ? La valse des caddies continue. Une musique synthétisée envahit le grand hall bariolé. Des mères de famille défilent, des gamins braillards, des vieillards au pas hésitant. Trois heures qu'elle est là, sur ce banc, les doigts imprégnés de gras, somnolente, molle. Si son mari la voyait… Un sursaut d'énergie. Oh, ça suffit, avec son mari. Elle n'en a plus rien à cirer de son mari, elle ne le supporte plus. Eh bien voilà ! Elle se l'est avoué, elle se l'est dit.

Les caddies défilent toujours, en rythme avec la musique sirupeuse. Colombe ne les voit pas, n'entend rien. Le docteur Faucleroy reviendra-t-il ? Et s'il avait décidé de quitter la ville… À cause d'elle ? Sans aucun doute. Elle l'avait chassé. Elle avait tout fait pour le chasser. Fabriqué un double de ses clefs. Fouillé dans ses affaires. Lu ses lettres. Trafiqué toutes sortes de choses chez lui. Failli le tuer.


Elle est rentrée d'une longue promenade au parc Cobert. L'air est froid et vif. Elle a le bout du nez tout rose. Dans la cuisine, elle met de l'eau à chauffer pour son thé. Ses lèvres sont légèrement gercées, elle va chercher sa pommade hydratante dans la salle de bains. Les travaux pour réparer les dégâts de la fuite n'ont pas encore commencé. La pièce sent toujours l'humidité. Les murs sont maculés de longues traînées noirâtres, le plafond est orné de boursouflures. Colombe ne les voit plus.

Elle se sent mieux qu'hier. À l'insu de Stéphane, elle n'a pas repris le calmant. Plus question de jouer les épaves dans les supermarchés. Elle applique la pommade sur ses lèvres, se regarde dans la glace. Oui, elle a meilleure mine. Ses joues sont moins pâles. Un coup de peigne, et elle se trouve presque normale. Ses yeux atterrissent sur un mince cercle d'or qui brille sur le lavabo, juste à côté du savon. Elle pose le peigne, saisit la bague entre le pouce et l'index, examine l'intérieur.

« Stéphane et Colombe Barou ». Son alliance.

Une vague d'horreur la parcourt. Son alliance. Mais que fait-elle ici ? Qui l'a mise sur le lavabo ? Dans la cuisine, la bouilloire siffle à tue-tête. « Lui »… Ça ne peut être que lui. Comment est-il entré ici ? Quand ? Pendant qu'elle se promenait ? La bouilloire crie comme un cochon qu'on égorge. « Il » est revenu. Il sait tout. Affolée, elle court dans la cuisine, éteint la bouilloire, tourne en rond. Ses gestes sont désordonnés, maladroits. « Lui ». Il est venu chez elle. Non ! C'est impossible. Mais alors que fait cette bague sur le lavabo ? Elle regarde par la fenêtre vers l'appartement du docteur Faucleroy. Rien derrière les vitres. Vite, chez Mme Georges. L'escalier dévalé en quelques secondes. Non, le docteur Faucleroy n'est pas là, pensez-vous, elle l'aurait su. D'autant plus que son frère a fait changer la serrure. Le docteur devra passer par la loge pour obtenir ses nouvelles clefs.

Lentement, Colombe remonte chez elle. L'alliance brûle son doigt comme si l'or était chauffé à blanc. Elle sait une chose. Une chose irréfutable.

S'il est revenu, c'est pour se venger d'elle. C'est pour la faire payer.


Plus tard, lorsque Stéphane rentre, elle se sent rassurée. Il ne peut rien lui arriver. Tant que son mari est à la maison, Léonard Faucleroy se tiendra à distance.

Stéphane est fatigué. Il a des soucis au travail. Son mal de dos le reprend. Après le dîner, une fois les jumeaux couchés, il s'installe dans le salon pour regarder la télévision.

— C'est toi qui lis ça ? demande Stéphane.

Colombe sort de la cuisine, un torchon à la main. Stéphane brandit un roman. Vox, de Nicholson Baker. Colombe serre le torchon avec violence.

— Corsé, on dirait ! Stéphane feuillette le livre en gloussant Pas le genre de bouquin à laisser traîner au salon, Coco.

Colombe s'est approchée. Le roman que tient son mari est bien celui qu'elle a vu chez le docteur Faucleroy, celui qu'elle avait fait tomber.

— Dis donc, qui c'est, ce « Léo » ?

Colombe lui arrache le livre des mains.

Sur la page de garde, une dédicace au feutre rouge.


À ma belle de nuit, ma jolie Colombe

Tendresses,

Léo


Une date. Celle d'aujourd'hui.

Colombe sent ses joues se vider de leur couleur.

— Qui est ce type ? aboie Stéphane. Qui t'a donné ce livre ?

Colombe regarde la page, puis son mari.

— Je ne sais pas, murmure-t-elle. Je ne sais rien.

Stéphane la dévisage, sort de la pièce, claque la porte de toutes ses forces.


Colombe téléphone à un serrurier, précise qu'il faut changer la serrure le plus rapidement possible. L'homme arrive peu après, étudie la porte d'entrée.

— Vous avez un blindage, une serrure à trois points… Ça va faire dans les quatre mille francs, madame. Sans compter un nouveau jeu de clefs.

Colombe hésite. Une somme d'argent importante. Les époux Barou ont un compte commun. Stéphane remarquera tout de suite un tel trou, il surveille de près ses comptes. De surcroît, si elle fait changer la serrure, elle sera bien obligée de fournir une nouvelle clef à son mari. Il ne manquera pas de lui réclamer des explications. Elle sera obligée de broder, de raconter qu'elle a perdu ses clefs, qu'on lui a volé son sac, qu'on a forcé la serrure. Colombe se sent incapable de mentir. Elle renonce au changement de verrou, demande au serrurier de poser une chaîne de sécurité sur la porte. Mais elle a toujours peur. Peur d'apercevoir une partie de « son » visage, ses yeux surtout, de voir sa main se glisser à l'intérieur de l'appartement.

Pour calmer ses nerfs, elle passe sa journée dehors, dans les grands magasins, dans les cafés, au cinéma. Elle préfère le laisser libre d'agir dans l'appartement plutôt que lui faire face. À son retour, elle cherche les traces de son passage. Est-il venu ? Elle renifle, les narines à l'affût d'un effluve de Sagamore. Qu'a-t-il fait ? Où a-t-il fouillé ? À quoi s'est-il amusé ? Elle ne remarque rien de particulier. Tout est en place.

Mais elle garde l'impression que son appartement a été contaminé par la présence de cet homme.


Un message. Colombe claque la porte, enlève son manteau, appuie sur une touche.

« Bonjour, mon petit ange… C'est moi. Je pense toi. À très vite. »

Cette voix ! L'homme du répondeur. Pourquoi l'amant du docteur Faucleroy laisse-t-il un message chez elle ? Une blague de mauvais goût ? Elle ne comprend rien, efface la voix sans attendre.

Deuxième message, le jour suivant.

« Tu ne me rappelles pas, mon ange. Pas gentil. Tu me manques toujours, tu sais. On se voit quand, alors ? »

Et le troisième message, le lendemain : « J'attends. J'attends toujours. Tu me fais languir, hein ? »

Soudain, une illumination. Colombe compose le numéro du docteur Faucleroy. Le répondeur se met en route dès la première sonnerie. Elle écoute attentivement la voix de l'annonce.

« Bonjour, vous êtes chez Léonard Faucleroy. Je suis absent pour l'instant. Vous pouvez me laisser un message. Merci. »

Pas de doute possible. La même voix, entendue chez lui, et maintenant sur son propre répondeur. Réfléchir. Comprendre. Le petit ange… C'est elle ! Elle, Colombe. Il savait qu'elle ne résisterait pas la tentation. Écouter le répondeur, c'était plus fort qu'elle. Il le savait. Brouiller les pistes, semer le trouble, le docteur Faucleroy sait très bien faire ça. Trop bien.

Quatrième message, le jour d'après.

« T'es belle, mon ange. Mais t'as l'air un peu fatiguée. Il faut te reposer. Et si tu venais dormir avec moi ? »

Lorsqu'elle rentre chez elle, la première chose qu'elle vérifie, c'est le voyant du répondeur. Entre un appel de sa mère, ou d'un ami des enfants, il y a toujours la voix du docteur Faucleroy. Les messages deviennent précis, personnels. La voix chuchote, traînante, sensuelle.

« Encore une nuit sans mon petit ange. Une nuit sans ta peau, sans ton corps. Je ne tiens plus. J'ai envie de toi. Et si je venais te rendre une petite visite nocturne ? »

Elle efface la voix consciencieusement. Mais les messages deviennent de plus en plus nombreux. Deux ou trois par jour. Et si Stéphane tombait dessus ? Ce serait la catastrophe. C'est qui, ce Léo ? Comment ça, elle n'en sait rien ? Elle se fiche de lui, ou quoi ?

Colombe décide d'éteindre le répondeur. Le téléphone sonne souvent dans le vide. Elle n'y touche pas, le regarde, apeurée.


Ce matin-là, alors que Stéphane cherche des chaussures dans sa penderie, il y découvre une paire de tennis blanches taille 45. Ce ne sont pas les siennes.

Il les montre à Colombe. Elle pâlit.

— Où as-tu trouvé ça ? bégaie-t-elle.

— Dans ma penderie, répond Stéphane, glacial.

Les garçons, cartables sur le dos, observent leurs parents, surpris. Stéphane attend leur départ pour le collège. Puis il lance les tennis sur la table de la cuisine. Un verre de lait se renverse, éclabousse le carrelage.

— J'en ai assez d'être pris pour un con, crie-t-il.

Colombe regarde son mari. Comme il est laid ! Elle n'avait jamais remarqué que lorsqu'il se mettait en colère, son nez vibrait comme un mollusque aspergé de citron.

— Alors ? demande-t-il, mains sur les hanches. Tu m'expliques ?

Elle se détourne à la fois de sa laideur et de sa question, prend l'éponge pour nettoyer le sol. Il saisit son bras, la force lui faire face.

— Réponds-moi ! ordonne-t-il, furieux.

— Je ne sais pas pourquoi ces chaussures sont dans ta penderie, dit-elle, sans le regarder dans les yeux.

— Ma pauvre Coco. Tu es lamentable.

La sonnerie de la porte d'entrée retentit.

— Tu attends quelqu'un ?

— Mais non.

Un fleuriste, porteur d'un immense bouquet de roses rouges. Pour Mme Stéphane Barou.

La carte agrafée au papier transparent est simplement signée d'un « L » et d'un cœur. Stéphane la regarde, la tend sa femme.

— J'attends toujours tes explications, Colombe.

Tout raconter… Oui. Mais par où commencer ? Elle se sent lasse. Elle a mal la tête, elle aimerait dormir. C'est ça, dormit cent ans, se réveiller, et que tout soit fini.

— Tu ne veux rien me dire ? crie Stéphane. Eh bien, ne te fatigue pas, va, j'ai tout compris. Tu n'es qu'une salope.

Pourquoi ne réagit-elle pas ? Elle fait le dos rond, elle encaisse. Elle pourrait lui dire qu'il ne se gêne pas, lui, pour la tromper. Mais elle reste muette, incapable de se défendre.

— Tu me dégoûtes, dit Stéphane. Je m'en vais. Je ne rentrerai pas ce soir.

Il prend son manteau, son attaché-case, son téléphone mobile, ses clefs. La porte claque. Colombe reste debout dans l'entrée, l'énorme bouquet odorant à la main. Elle sera sans mari cette nuit.

Exactement ce que voulait Léonard Faucleroy.


À minuit, Colombe est encore debout. La porte d'entrée… Est-elle bien fermée ? Oui, double tour. Et la chaîne de sécurité ? En place. Elle l'a vérifiée vingt fois. « Il » ne peut pas entrer. C'est impossible. Les jumeaux dorment, tranquilles. Ils ne se doutent de rien, si innocents, si petits encore. L'angoisse monte en elle. Son cœur va lâcher. Un livre, ça lui changera les idées. Elle prend un roman, met ses lunettes, s'installe. La Position tango, par Marco Koskas. La quatrième de couverture l'avait alléchée. « La Position tango est un livre de sexe, comme on dit un livre d'art ou un livre d'amour : c'est d'ailleurs tout cela à la fois. » Colombe lit dix pages sans garder le moindre souvenir de ce que ses yeux ont décrypté. Avec un soupir, elle pose le roman, allume la télévision. À cette heure tardive, des rediffusions, ou des films érotiques. Une fille brune se déshabille dans sa chambre, s'admire dans la glace, se caresse. Colombe regarde l'écran, mais ne voit pas les seins, les fesses de la brune. Elle voit une silhouette blanche. Une nuque rasée. Des petites oreilles pointues.

Vers une heure, elle décide de prendre un calmant. Tant pis si elle est dans le cirage demain. Mieux vaut le cirage que cette épouvantable attente. Mais un dernier tour de l'appartement s'impose. Tout est calme, paisible, rien d'anormal. Retour au lit. Le sommeil artificiel vient enfin. Il l'abrutit comme si elle avait reçu un coup.

Réveil en sursaut. Un bruit ? Si, elle en est certaine. Ses paupières sont lourdes. Difficile de garder les yeux ouverts. Sa bouche est sèche, un effet secondaire du médicament. Elle allume sa lampe de chevet. Pas de lumière. L'ampoule est peut-être grillée ? Colombe se hisse de l'autre côté du lit, saisit tant bien que mal le fil de la lampe de Stéphane. Pas de lumière, non plus. Les chiffres lumineux du radio-réveil ne s'affichent pas. Son cœur s'emballe. Qu'est-ce que ça veut dire ? Que se passe-t-il ?

Colombe sort du lit. Quelques pas hésitants, puis elle se prend les pieds dans ses vêtements laissés par terre. Elle tombe, se fait mal. Rien de grave, debout, ma grande. Faire vite, ramper jusqu'à la salle de bains, poser ses paumes à plat sur le mur, remonter jusqu'à l'interrupteur, cliquer. Rien. Merde, merde et merde, les plombs ont dû sauter. Où est la poignée de la porte ? Horrible de s'aventurer comme ça dans le noir, de tâtonner aveuglément, sans savoir ce que ses doigts vont effleurer. Voilà la poignée, la porte s'ouvre. Colombe s'engage dans le couloir.

L'appartement est plongé dans l'obscurité totale. Une lampe de poche ? Dans la cuisine. Dans un des tiroirs. Ça t'apprendra à ne pas la laisser près de ton lit. Elle longe les murs, avance pas à pas dans le noir. Le médicament lui fait tourner la tête. Elle ne voit pas où elle pose les pieds, elle redoute de se heurter un meuble, de faire tomber quelque chose. Continuer, avancer, poursuivre son chemin jusqu'à la cuisine. Un courant d'air froid traverse le long couloir, comme si une fenêtre, quelque part, était restée ouverte. Comment est-ce possible, tout est fermé, elle en est certaine, elle a vérifié cent fois. Et s'il était entré, malgré tout, et s'il était là quelque part, caché dans un coin ? Envie de crier, de hurler, il va surgir par-derrière, poser ses mains sur sa peau… Non, c'est ridicule, il n'a pas pu entrer, tout est fermé à double tour.

Elle avance toujours, les mains tendues devant elle. Enfin, la cuisine. Le clair de lune illumine la pièce d'une lueur irréelle. De l'air glacé enlace ses chevilles nues. D'où ça vient ? Colombe lâche un petit cri. La fenêtre est grande ouverte, celle qui a toujours fermé avec difficulté. M. Georges devait monter la réparer, mais il n'en a pas encore eu le temps. Il suffit de pousser la vitre de l'extérieur pour qu'elle s'ouvre.

Colombe se met à trembler. Le docteur a dû descendre le long du balcon du cinquième, atterrir sur le large rebord de la fenêtre des Barou.

« Il » est entré chez elle, il a coupé le courant.

Quelque part dans le noir, il l'attend.

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