I Douce Europe

1

Avant le grand départ, j'avais promis à Max Böhm de lui rendre une dernière visite.

Ce jour-là, un orage couvait sur la Suisse romande. Le ciel ouvrait des profondeurs noires et bleuâtres, où saillaient des éclats translucides. Un vent chaud soufflait en tous sens. A bord d'un cabriolet de location, je glissais le long des eaux du lac Léman. Au détour d'un virage, Montreux apparut, comme brouillée dans l'air électrique. Les flots du lac s'agitaient et les hôtels, malgré la saison touristique, semblaient condamnés à un silence de mauvais augure. Je ralentis aux abords du centre, empruntant les rues étroites qui mènent au sommet de la ville.

Lorsque je parvins au chalet de Max Böhm, il faisait presque nuit. Je jetai un coup d'œil à ma montre: dix-sept heures. Je sonnai, puis attendis. Pas de réponse. J'insistai et tendis l'oreille. Rien ne bougeait à l'intérieur. Je fis le tour de la maison: pas de lumière, pas de fenêtre ouverte. Bizarre. D'après ce que j'avais pu constater lors de ma première visite, Böhm était plutôt du genre ponctuel. Je retournai à ma voiture et patientai. De sourds grondements raclaient le fond du ciel. Je fermai le toit de ma décapotable. A dix-sept heures trente, l'homme n'était toujours pas là. Je décidai d'effectuer la visite des enclos. L'ornithologue était peut-être allé observer ses pupilles.

Je gagnai la Suisse allemande par la ville de Bulle. La pluie ne se décidait toujours pas, mais le vent redoublait, soulevant sous mes roues des nuages de poussière. Une heure plus tard, j'arrivai aux environs de Wessembach, le long des champs aux enclos. Je coupai le contact puis marchai à travers les cultures, en direction des cages.

Derrière le grillage, je découvris les cigognes. Bec orange, plumage blanc et noir, regard vif. Elles semblaient impatientes. Elles battaient furieusement des ailes et claquaient du bec. L'orage sans doute, mais aussi l'instinct migratoire. Les paroles de Böhm me revinrent à l'esprit: «Les cigognes appartiennent aux migrateurs instinctifs. Leur départ n'est pas déclenché par des conditions climatiques ou alimentaires, mais par une horloge interne. Un jour, il est temps de partir, voilà tout.» Nous étions à la fin du mois d'août et les cigognes devaient ressentir ce mystérieux signal. Non loin de là, dans les pâturages, d'autres cigognes allaient et venaient, secouées par le vent. Elles tentaient de s'envoler elles aussi, mais Böhm les avait «éjointées», c'est-à-dire qu'il avait déplumé la première phalange d'une de leurs ailes, les déséquilibrant et les empêchant de décoller. Cet «ami de la nature» avait décidément une étrange conception de l'ordre du monde.

Soudain, un homme tout en os surgit des cultures voisines, courbé dans le vent. Des odeurs d'herbes coupées arrivaient en tempête et je sentais un mal de tête grimper dans mon crâne. De loin, le squelette cria quelque chose en allemand. Je hurlai à mon tour quelques phrases en français. Il répondit aussitôt, dans la même langue: «Böhm n'est pas venu aujourd'hui. Ni hier, d'ailleurs.» L'homme était chauve et quelques mèches filandreuses dansaient au-dessus de son front. Il ne cessait de les plaquer sur son crâne. Il ajouta: «D'ordinaire, il vient chaque jour nourrir ses bestioles.»

Je repris la voiture et fonçai à l'Ecomusée. Une sorte de musée grandeur nature, situé non loin de Montreux, où des chalets traditionnels suisses avaient été reconstruits, en respectant le moindre détail. Sur chacune des cheminées, un couple de cigognes était installé, sous la haute responsabilité de Max Böhm.

Bientôt, je pénétrai dans le village artificiel. Je partis à pied, à travers les ruelles désertes. J'errai de longues minutes dans ce labyrinthe de maisons brunes et blanches, comme habitées par le néant, et découvris enfin le beffroi – une tour sombre et carrée, de plus de vingt mètres de haut. A son sommet, trônait un nid aux dimensions gigantesques, dont on apercevait seulement les contours. «Le plus grand nid d'Europe», m'avait dit Max Böhm. Les cigognes étaient là-haut, sur leur couronne de branches et de terre. Leurs claquements de becs résonnaient dans les rues vides, comme le cri de mâchoires démultipliées. Nulle trace de Böhm.

Je rebroussai chemin et cherchai la maison du gardien. Je trouvai le veilleur de nuit devant sa télé. Il mangeait un sandwich tandis que son chien se régalait de boulettes de viande, dans sa gamelle. «Böhm? dit-il la bouche pleine. Il est venu avant-hier, au beffroi. Nous avons sorti l'échelle. (Je me souvenais de la machine infernale utilisée par l'ornithologue pour accéder au nid: une échelle de pompiers, ancestrale et vermoulue.) Mais je ne l'ai pas revu depuis. Il n'a même pas rangé le matériel.»

L'homme haussa les épaules et ajouta:

– Böhm est chez lui, ici. Il va, il vient.

Puis il reprit un morceau de sandwich, en signe de conclusion. Une intuition confuse traversa mon esprit.

– Pouvez-vous la sortir de nouveau?

– Quoi?

– L'échelle.

Nous repartîmes dans la tourmente, avec le chien qui nous battait les jambes. Le gardien marchait en silence. Il n'appréciait pas mon projet nocturne. Au pied du beffroi, il ouvrit les portes de la grange qui jouxtait la tour. Nous sortîmes l'échelle, fixée sur deux roues de chariot. L'engin me semblait plus dangereux que jamais. Pourtant, avec l'aide du gardien, je déclenchai les chaînes, les poulies, les câbles et, lentement, l'échelle déroula ses barreaux. Son sommet oscillait dans le vent.

Je déglutis et attaquai l'ascension, avec prudence. A mesure que je montais, l'altitude et le vent me brouillaient les yeux. Mes mains se cramponnaient aux barreaux. Je sentais des gouffres se creuser dans mon ventre. Dix mètres. Je me concentrai sur le mur et grimpai encore. Quinze mètres. Le bois était humide et mes semelles glissaient. L'échelle vibrait de toute sa hauteur, m'envoyant des ondes de choc dans les genoux. Je risquai un regard. Le nid était à portée de main. Je bloquai ma respiration et enjambai les derniers barreaux, prenant appui sur les branches du nid. Les cigognes s'envolèrent. Un court instant, je ne vis qu'une volée de plumes, puis le cauchemar m'apparut. Bohm était là, allongé sur le dos, bouche ouverte. Dans le nid géant, il avait trouvé sa place. Sa chemise débraillée découvrait son ventre blanc, obscène, maculé de terre. Ses yeux n'étaient plus que deux orbites vides et sanglantes. J'ignore si ces cigognes apportaient des bébés, mais elles savaient s'occuper des morts.

2

Blancheurs aseptisées, cliquetis de métal, silhouettes fantômes. A trois heures du matin, dans le petit hôpital de Montreux, j'attendais. Les portes des urgences s'ouvraient et se fermaient. Des infirmières passaient. Des visages masqués apparaissaient, indifférents à ma présence.

Le gardien était resté au village artificiel, en état de choc. Moi-même, je n'affichais pas une forme éclatante. J'étais transi de frissons, l'esprit anéanti. Je n'avais jamais contemplé un cadavre. Pour une première fois, le corps de Böhm était un sommet. Les oiseaux avaient commencé à lui dévorer la langue et d'autres choses plus profondes, dans la région pharyngée. Des plaies multiples avaient été découvertes sur l'abdomen et les flancs: des déchirures, des lacérations, des entailles. A terme, les volatiles l'auraient entièrement dévoré:

«Vous savez que les cigognes sont carnassières, n'est-ce pas?» m'avait dit Max Böhm, lors de notre première rencontre. Aucune chance que je l'oublie désormais.

Les pompiers avaient descendu le corps de son perchoir, sous le vol lent et suspicieux des oiseaux. Une dernière fois, au sol, j'avais aperçu les chairs de Böhm, pleines de croûtes et de terre, avant qu'on ne l'enveloppe dans une housse bruissante. J'avais suivi ce spectacle lunaire, intermittent, sous les gyrophares, sans émettre le moindre mot et sans éprouver, je l'avoue, le moindre sentiment. Juste une sorte d'absence, de recul effaré.

J'attendais maintenant. Et je songeais aux derniers mois de mon existence – ces deux mois de ferveur et d'oiseaux, qui s'achevaient en forme d'oraison funèbre.

J'étais alors un jeune homme correct sous tous rapports. A trente-deux ans, je venais d'obtenir un doctorat d'histoire. Le résultat de huit années d'efforts, à propos du «concept de culture chez Oswald Spengler». Lorsque j'avais achevé ce lourd pavé de mille pages, totalement inutile sur le plan pratique, et plutôt harassant sur le plan moral, je n'avais plus qu'une idée: oublier les études. J'étais fatigué des livres, des musées, des films d'art et essai. Fatigué de cette existence par procuration, des chimères de l'art, des nimbes des sciences humaines. Je voulais passer à l'acte, mordre dans l'existence.

Je connaissais de jeunes médecins qui s'étaient lancés dans l'aide humanitaire, ayant une «année à perdre» – c'est ainsi qu'ils s'exprimaient. Des avocats en herbe qui avaient arpenté l'Inde et goûté au mysticisme, avant d'embrasser leur carrière. Moi, je n'avais aucun métier en vue, aucun goût pour l'exotisme ni le malheur des autres. Alors, encore une fois, mes parents adoptifs étaient venus à ma rescousse. «Encore une fois», parce que, depuis l'accident qui avait coûté la vie à mon frère et à mes parents, vingt-cinq ans auparavant, ce couple de vieux diplomates m'avait toujours offert ce dont j'avais besoin: d'abord la compagnie d'une nourrice, durant mes jeunes années, puis une pension conséquente, qui m'avait permis d'affecter un réel détachement face aux vissicitudes de l'argent.

Donc, Georges et Nelly Braesler m'avaient suggéré de contacter Max Böhm, un de leurs amis suisses, qui recherchait quelqu'un dans mon genre. «Dans mon genre?» avais-je demandé, tout en prenant l'adresse de Böhm. On m'avait répondu qu'il y en aurait sans doute pour quelques mois. On veillerait plus tard à me trouver une véritable situation.

Ensuite, les choses avaient pris un tour inattendu. Et la première rencontre avec Max Böhm, équivoque et mystérieuse, restait imprimée, en détail, dans ma mémoire.

Ce jour-là, le 17 mai 1991, vers seize heures, je parvins au 3, rue du Lac, après avoir longuement déambulé dans les rues serrées des hauteurs de Montreux. Au détour d'une place, ponctuée de lanternes moyenâgeuses, je découvris un chalet, dont la porte de bois massif indiquait: «Max Böhm». Je sonnai. Une longue minute passa, puis un homme d'une soixantaine d'années, tout d'un bloc, m'ouvrit avec un large sourire. «Vous êtes Louis Antioche?» demanda-t-il. J'acquiesçai et pénétrai chez M. Böhm.

L'intérieur du chalet ressemblait au quartier. Les pièces étaient étroites et alambiquées, flanquées de recoins, d'étagères et de rideaux qui, visiblement, ne cachaient aucune fenêtre. Le sol était ponctué de nombreuses marches et d'estrades. Böhm écarta une tenture et m'invita à descendre à sa suite, dans un profond sous-sol. Nous pénétrâmes dans une pièce aux murs blanchis, meublée seulement d'un bureau en bois de chêne, sur lequel trônaient une machine à écrire et de nombreux documents. Au-dessus, étaient suspendues une carte de l'Europe et de l'Afrique, et de multiples gravures d'oiseaux. Je m'assis. Böhm me proposa du thé. J'acceptai avec plaisir (je ne bois, exclusivement, que du thé). En quelques gestes rapides, Böhm sortit un thermos, des tasses, du sucre et des citrons. Pendant qu'il s'affairait, je l'observai plus attentivement.

Il était petit, massif et ses cheveux, coupés en brosse, étaient absolument blancs. Son visage rond était barré d'une courte moustache, blanche elle aussi. Sa corpulence lui donnait un air renfrogné et des gestes lourds, mais sa figure respirait une étrange bonhomie. Ses yeux surtout, plissés, semblaient toujours sourire.

Böhm servit le thé, avec précaution. Ses mains étaient épaisses, ses doigts sans grâce. «Un homme des bois», pensai-je. Il planait aussi chez lui quelque chose de vaguement militaire – un passé de guerre ou d'activités brutales. Enfin il s'assit, croisa ses mains et commença d'une voix douce:

– Ainsi, vous êtes de la famille de mes vieux amis, les Braesler.

Je m'éclaircis la gorge:

– Je suis leur fils adoptif.

– J'ai toujours pensé qu'ils n'avaient pas d'enfants.

– Ils n'en ont pas. Je veux dire: naturels. (Böhm ne disant rien, je repris:) Mes vrais parents étaient des amis intimes des Braesler. Lorsque j'avais sept ans, un incendie a tué ma mère, mon père et mon frère. Je n'avais pas d'autre famille. Georges et Nelly m'ont adopté.

– Nelly m'a parlé de vos aptitudes intellectuelles.

– Je crains qu'elle n'ait un peu exagéré dans ce sens. (J'ouvris mon cartable.) Je vous ai apporté un curricu-lum vitae.

Böhm écarta la feuille du plat de la main. Une main énorme, puissante. Une main à casser les poignets, comme ça, avec deux doigts. Il répliqua:

– J'ai toute confiance dans le jugement de Nelly. Vous a-t-elle parlé de votre «mission»? Vous a-t-elle prévenu que l'affaire concernait quelque chose de très particulier?

– Nelly ne m'a rien dit.

Böhm se tut et me scruta. Il semblait épier la moindre de mes réactions.

– A mon âge, l'oisiveté porte à quelques lubies. Mon attachement pour certains êtres s'est considérablement approfondi.

– De qui s'agit-il? demandai-je.

– Ce ne sont pas des personnes.

Böhm se tut. De toute évidence, il aimait le suspense. Enfin, il murmura:

– Il s'agit de cigognes.

– De cigognes?

– Voyez-vous, je suis un ami de la nature. Depuis quarante ans, les oiseaux m'intéressent. Lorsque j'étais jeune, je dévorais les livres d'ornithologie, je passais des heures en forêt, jumelles au poing, à observer chaque espèce. La cigogne blanche occupait une place particulière dans mon cœur. Je l'aimais avant tout parce qu'elle est un fantastique oiseau migrateur, capable de parcourir plus de vingt mille kilomètres chaque année. A la fin de l'été, quand les cigognes s'envolaient en direction de l'Afrique, je partais moi aussi, de toute mon âme, avec elles. D'ailleurs, plus tard, j'ai choisi un travail qui m'a permis de voyager et de suivre ces oiseaux. Je suis ingénieur, monsieur Antioche, dans les travaux publics, maintenant à la retraite. Toute ma vie je me suis débrouillé pour partir sur de grands chantiers, au Moyen-Orient, en Afrique, sur la route des oiseaux. Aujourd'hui, je ne bouge plus d'ici mais j'étudie toujours la migration. J'ai écrit plusieurs livres sur ce sujet.

– Je ne connais rien aux cigognes. Qu'attendez-vous de moi?

– J'y viens. (Böhm but une lampée de thé.) Depuis que je suis à la retraite, ici, à Montreux, les cigognes se portent à merveille. Chaque printemps, mes couples reviennent et retrouvent, précisément, leur nid. C'est réglé, comme du papier à musique. Or, cette année, les cigognes de l'Est ne sont pas revenues.

– Que voulez-vous dire?

– Sur les sept cents couples migrateurs recensés en Allemagne et en Pologne, moins d'une cinquantaine sont apparus dans le ciel, en mars et en avril. J'ai attendu plusieurs semaines. Je me suis même rendu sur place. Mais il n'y a rien eu à faire. Les oiseaux ne sont pas revenus.

L'ornithologue me parut tout à coup plus vieux et plus solitaire. Je demandai:

– Avez-vous une explication?

– Il y a peut-être là-dessous une catastrophe écologique. Ou l'effet d'un nouvel insecticide. Ce ne sont là que des «peut-être». Et je veux des certitudes.

– Comment puis-je vous aider?

– Au mois d'août prochain, des dizaines de cigo-gneaux vont partir, comme chaque année, emprunter leur voie migratoire. Je veux que vous les suiviez. Jour après jour. Je veux que vous parcouriez, exactement, leur itinéraire. Je veux que vous observiez toutes les difficultés qu'ils vont rencontrer. Que vous interrogiez les habitants, les forces de police, les ornithologues locaux. Je veux que vous découvriez pourquoi mes cigognes ont disparu.

Les intentions de Max Böhm me stupéfiaient.

– Ne seriez-vous pas mille fois plus qualifié que moi pour…

– J'ai juré de ne plus jamais mettre les pieds en Afrique. Par ailleurs, j'ai cinquante-sept ans. Mon cœur est très fragile. Je ne peux plus aller sur le terrain.

– N'avez-vous pas un assistant, un jeune ornithologue qui pourrait mener cette enquête?

– Je n'aime pas les spécialistes. Je veux un homme sans préjugé, sans connaissance, un être ouvert, qui partira à la rencontre du mystère. Acceptez-vous, oui ou non?

– J'accepte, répondis-je sans hésiter. Quand dois-je partir?

– Avec les cigognes, à la fin du mois d'août. Le voyage durera environ deux mois. En octobre, les oiseaux seront au Soudan. S'il doit se passer quelque chose, ce sera, je pense, avant cette date. Sinon vous rentrerez et l'énigme restera entière. Votre salaire sera de quinze mille francs par mois, plus les frais. Vous serez rémunéré par notre association: l'APCE (Association pour la protection de la cigogne européenne). Nous ne sommes pas très riches mais j'ai prévu les meilleures conditions de voyage: vols en première classe, voitures de location, hôtels confortables. Une première provision vous sera versée à la mi-août, avec vos billets d'avion et vos réservations. Ma proposition vous paraît-elle raisonnable?

– Je suis votre homme. Mais dites-moi d'abord une chose. Comment avez-vous connu les Braesler?

– En 1987, lors d'un colloque ornithologique, organisé à Metz. Le thème à l'honneur était «La cigogne en péril, en Europe de l'Ouest». Georges a également fait une intervention très intéressante, à propos des grues cendrées.

Plus tard, Max Böhm m'emmena à travers la Suisse visiter quelques-uns des enclos où il élevait des cigognes domestiques, dont les petits devenaient des oiseaux migrateurs – ceux-là mêmes que j'allais suivre. Au fil de notre route, l'ornithologue m'expliqua les principes de mon périple. D'abord, on connaissait approximativement l'itinéraire des oiseaux. Ensuite, les cigognes ne parcouraient qu'une centaine de kilomètres par jour. Enfin, Böhm détenait un moyen sûr de repérer les cigognes européennes: les bagues. A chaque printemps, il fixait aux pattes des cigogneaux une bague indiquant leur date de naissance et leur numéro d'identification. Armé d'une paire de jumelles, on pouvait donc, chaque soir, repérer «ses» oiseaux. A tous ces arguments, s'ajoutait le fait que Böhm correspondait, dans chaque pays, avec des ornithologues qui allaient m'aider et répondre à mes questions. Dans ces conditions, Böhm ne doutait pas que je découvre ce qui s'était passé au printemps dernier, sur le chemin des oiseaux.


Trois mois plus tard, le 17 août 1991, Max Böhm me téléphona, totalement surexcité. Il revenait d'Allemagne où il avait constaté l'imminence du départ des cigognes. Böhm avait crédité mon compte en banque d'une provision de cinquante mille francs (deux salaires d'avance, plus une enveloppe pour les premiers frais) et il m'envoyait, par DHL, les billets d'avion, les vouchers pour les voitures de location et la liste des hôtels réservés. L'ornithologue avait ajouté un «Paris-Lausanne». Il souhaitait me rencontrer une dernière fois, afin que nous vérifiions ensemble les données du projet.

Ainsi, le 19 août, à sept heures du matin, je me mis en route, bardé de guides, de visas et de médicaments. J'avais limité mon sac de voyage au strict minimum. L'ensemble de mes affaires – ordinateur compris – tenait dans un bagage de moyenne importance, à quoi s'ajoutait un petit sac à dos. Tout était en ordre. En revanche, mon cœur était en proie à un indicible chaos: espoir, excitation, appréhension s'y mêlaient dans une confusion brûlante.

3

Aujourd'hui pourtant, tout était fini. Avant même d'avoir commencé. Max Böhm ne saurait jamais pourquoi ses cigognes avaient disparu. Et moi non plus, du reste. Car, avec sa mort, mon enquête s'achevait. J'allais rembourser l'argent à l'association, retourner à mes livres. Ma carrière de voyageur avait été foudroyante. Et je n'étais pas étonné de cette conclusion avortée. Après tout, je n'avais jamais été qu'un étudiant oisif. Il n'y avait aucune raison pour que je devienne, du jour au lendemain, un aventurier de tous les diables.

Mais j'attendais encore. Ici, à l'hôpital. L'arrivée de l'inspecteur fédéral et le résultat de l'autopsie. Parce qu'il y avait autopsie. Le médecin de garde l'avait attaquée d'emblée, après avoir reçu l'autorisation de la police – Max Böhm n'avait apparemment plus de famille. Qu'était-il arrivé au vieux Max? Une crise cardiaque? Une attaque de cigognes? La question méritait réponse, et c'est sans doute pourquoi on disséquait maintenant le corps de l'ornithologue.

– Vous êtes Louis Antioche?

Tout à mes pensées, je n'avais pas remarqué l'homme qui venait de s'asseoir à mes côtés. La voix était douce, le visage aussi. Une longue figure aux traits polis, sous une mèche nerveuse. L'homme posait sur moi des yeux rêveurs, encore voilés de sommeil. Il n'était pas rasé et on sentait que c'était exceptionnel. Il portait un pantalon de toile, léger et bien coupé, une chemise Lacoste bleu lavande. Nous étions pratiquement habillés de la même façon, sauf que ma chemise était noire et que mon crocodile était remplacé par une tête de mort. Je répondis: «Oui. Vous êtes de la police?» Il acquiesça et joignit ses deux mains, comme en signe de prière:

– Inspecteur Dumaz. De garde, cette nuit. Sale coup. C'est vous qui l'avez trouvé?

– Oui.

– Comment était-il?

– Mort.

Dumaz haussa les épaules et sortit un calepin:

– Dans quelles circonstances l'avez-vous découvert?

Je lui racontai mes recherches de la veille. Dumaz prenait des notes, lentement. Il demanda:

– Vous êtes français?

– Oui. J'habite Paris.

L'inspecteur nota mon adresse avec précision.

– Vous connaissiez Max Böhm depuis longtemps?

– Non.

– Quelle était la nature de vos relations?

Je décidai de mentir:

– Je suis ornithologue amateur. Nous avions prévu, lui et moi, d'organiser un programme éducatif sur différents oiseaux.

– Lesquels?

– La cigogne blanche, principalement.

– Quelle est votre profession?

– Je viens de terminer mes études.

– Quel genre d'études? Ornithologie?

– Non. Histoire, philosophie.

– Et quel âge avez-vous?

– Trente-deux ans.

L'inspecteur émit un léger sifflement:

– Vous avez de la chance d'avoir pu vous consacrer à votre passion aussi longtemps. J'ai le même âge que vous et je travaille dans la police depuis treize ans.

– L'histoire ne me passionne pas, dis-je d'un ton fermé.

Dumaz fixa le mur d'en face. Le même sourire rêveur glissa sur ses lèvres:

– Mon travail ne me passionne pas non plus, je vous assure.

Il me regarda de nouveau:

– Selon vous, depuis quand Max Böhm était-il mort?

– Depuis l'avant-veille. Le soir du 17, le gardien l'a vu monter dans le nid et ne l'a pas vu redescendre.

– De quoi est-il mort, à votre avis?

– Je n'en sais rien. D'une crise cardiaque, peut-être. Les cigognes avaient commencé à… s'en nourrir.

– J'ai vu le corps avant l'autopsie. Avez-vous quelque chose à ajouter?

– Non.

– Vous allez devoir signer votre déposition au commissariat du centre-ville. Tout sera prêt en fin de matinée. Voici l'adresse. (Dumaz soupira.) Cette disparition va faire du bruit. Böhm était une célébrité. Vous devez savoir qu'il a réintroduit les cigognes en Suisse. Ce sont des choses auxquelles nous tenons, ici.

Il s'arrêta, puis partit d'un petit rire:

– Vous portez une drôle de chemise… Plutôt de circonstance, n'est-ce pas?

J'attendais cette réflexion depuis le début. Une femme brune, petite et carrée, apparut et me sauva la mise. Sa blouse blanche était maculée de sang, son visage couperosé et ravagé par les rides. Le genre qui a vécu, et qui ne s'en laisse pas conter. Chose extraordinaire dans cet univers de ouate, elle portait des talons, qui claquaient à chacun de ses pas. Elle s'approcha. Son haleine empestait le tabac.

– Vous êtes là pour Böhm? demanda-t-elle d'une voix rocailleuse.

Nous nous levâmes. Dumaz fit les présentations:

– Voici Louis Antioche, étudiant, ami de Max Böhm (je sentis une note d'ironie dans sa voix). C'est lui qui a découvert le corps cette nuit. Je suis l'inspecteur Dumaz, police fédérale.

– Catherine Warel, chirurgien cardiaque. L'autopsie a été longue, dit-elle en s'essuyant le front qui perlait de sueur. Le cas était plus compliqué que prévu. D'abord à cause des blessures. Des coups de bec, à pleine chair. Il paraît qu'on l'a découvert dans un nid de cigognes. Que faisait-il là-haut, bon Dieu?

– Max Böhm était ornithologue, répliqua Dumaz sur un ton pincé. Je m'étonne que vous ne le connaissiez pas. Il était très célèbre. Il protégeait les cigognes en Suisse.

– Ah? fit la femme, sans conviction.

Elle sortit un paquet de cigarettes brunes, en alluma une. Je remarquai le panneau indiquant l'interdiction de fumer et compris que cette femme n'était pas suisse. Elle reprit, après avoir craché une longue bouffée:

– Revenons à l'autopsie. Malgré toutes ses plaies – vous en aurez la description dactylographiée ce matin même – il est clair que l'homme est mort d'une crise cardiaque, dans la soirée du 17 août, aux environs de vingt heures. (Elle se tourna vers moi.) Sans vous, l'odeur aurait fini par alerter les visiteurs. Mais quelque chose est surprenant. Saviez-vous que Böhm était un transplanté cardiaque?

Dumaz me lança un coup d'œil interrogatif. Le docteur poursuivit:

– Lorsque l'équipe a découvert la longue cicatrice au niveau du sternum, ils m'ont appelée, afin que je supervise l'autopsie. La transplantation ne fait aucun doute: il y a d'abord la cicatrice caractéristique de la sternotomie, puis des adhérences anormales dans la cavité péricardique, signe d'une ancienne intervention. J'ai relevé également les sutures de la greffe, au niveau de l'aorte, de l'artère pulmonaire, des oreillettes gauche et droite, faites avec des fils non résorbables.

Le Dr Warel aspira une nouvelle bouffée.

– L'opération remonte manifestement à plusieurs années, reprit-elle, mais l'organe a été remarquablement toléré – d'ordinaire, nous découvrons sur le cœur transplanté une multitude de cicatrices blanchâtres, qui correspondent aux points de rejet, autrement dit à des cellules musculaires nécrosées. La transplantation de Böhm est donc très intéressante. Et d'après ce que j'ai pu voir, l'opération a été pratiquée par un type qui connaissait son affaire. Or, je me suis déjà renseignée: Max Böhm n'était pas suivi par un médecin de chez nous. Voilà un petit mystère à éclaircir, messieurs. Je mènerai moi-même mon enquête. Pour ce qui est de la cause du décès: rien d'original. Un banal infarctus du myocarde, survenu il y a environ cinquante heures. L'effort, sans doute, de monter là-haut. Si cela peut vous consoler, Böhm n'a pas souffert.

– Que voulez-vous dire? demandai-je.

Warel souffla une longue bouffée de nicotine dans l'espace aseptisé.

– Un cœur greffé est indépendant du système nerveux d'accueil. Une crise cardiaque ne provoque donc aucune douleur particulière. Max Böhm ne s'est pas senti mourir. Voilà, messieurs. (Elle se tourna vers moi.) Vous vous occuperez des obsèques?

J'hésitai un instant:

– Je dois malheureusement partir en voyage…, répliquai-je.

– Soit, trancha-t-elle. Nous verrons ça. Le certificat de décès sera prêt ce matin. (Elle s'adressa à Dumaz.) Je peux vous parler une minute?

L'inspecteur et le médecin me saluèrent. Dumaz ajouta:

– N'oubliez pas de venir signer votre déposition, en fin de matinée.

Puis ils m'abandonnèrent dans le couloir, lui, avec son air très doux, elle, avec ses talons qui claquaient. Pas assez fort cependant pour que cette phrase m'échappe, murmurée par la femme: «Il y a un problème…»

4

Dehors, l'aube lançait des ombres de métal, éclairant d'une lumière grise les rues endormies. Je traversai Montreux sans respecter les feux, gagnant directement la maison de Böhm. Je ne sais pourquoi, la perspective d'une enquête sur l'ornithologue m'effrayait. Je souhaitais détruire tout document me concernant et rembourser incognito l'APCE, sans mêler la police à l'affaire. Pas de traces, pas de tracas.

Je me garai discrètement, à cent mètres du chalet. Je vérifiai d'abord que la porte de la maison n'était pas verrouillée, puis retournai à la voiture et pris dans mon sac un intercalaire de plastique souple. Je le glissai entre la porte et le chambranle. J'asticotai ainsi la serrure, cherchant à glisser la feuille de plastique sous le penne. Enfin, grâce à une poussée de l'épaule, la porte s'ouvrit sans un bruit. Je pénétrai chez feu M. Böhm. Dans la pénombre, l'intérieur du chalet semblait plus réduit, plus confiné que jamais. C'était déjà la maison d'un mort.

Je descendis dans le bureau, situé au sous-sol. Je n'eus aucun mal à mettre la main sur le dossier «Louis Antioche», posé en évidence. Il y avait là le récépissé du virement bancaire, les factures des billets d'avion, les contrats de location. Je lus aussi les notes que Böhm avait prises sur moi d'après les propos de Nelly Braes-ler:

«Louis Antioche. Trente-deux ans. Adopté par les Braesler à l'âge de dix ans. Intelligent, brillant, sensible. Mais désœuvré et désabusé. A manier avec prudence. Garde des traumatismes de son accident. Amnésie partielle.»

Ainsi, pour les Braesler, je demeurais encore, après tant d'années, un cas critique – un détraqué. Je tournai la feuille, c'était tout. Nelly n'avait donné aucune précision sur le drame de mes origines. Tant mieux. Je m'emparai du dossier et poursuivis mes recherches.

Dans les tiroirs, je débusquai le dossier «Cigognes», semblable à celui que Max m'avait préparé, le premier jour, contenant les contacts et de multiples informations. Je l'emportai également. '

Il était temps de partir. Pourtant, mû par une obscure curiosité, je continuai à fouiller, un peu au hasard. Dans un meuble en ferraille, à hauteur d'homme, je découvris des milliers de fiches consacrées aux oiseaux. Pressées les unes contre les autres, verticalement, leurs tranches affichaient plusieurs couleurs. Böhm m'avait expliqué ce code couleurs. A chaque événement, chaque information, une teinte était donnée – rouge: femelle; bleu: mâle; vert: migratrice; rose: accident d'électrocution; jaune: maladie; noir: décès… Ainsi, en un seul regard sur les tranches, Böhm pouvait sélectionner, selon le thème de ses recherches, les fiches qui l'intéressaient.

Une idée me vint: je consultai la liste des cigognes disparues, puis cherchai quelques-unes de leurs fiches dans ce tiroir. Böhm utilisait un langage chiffré incompréhensible. Je constatai seulement que les disparues étaient toutes des adultes, âgées de plus de sept ans. Je subtilisai les fiches. Je commençais à basculer dans le vol caractérisé. Toujours poussé par une irrépressible pulsion, je fouillai de fond en comble le bureau. Je cherchais maintenant un dossier médical. «Böhm est un cas d'école», avait dit le Dr Warel. Où avait-il subi son opération? Qui l'avait effectuée? Je ne trouvai rien.

En désespoir de cause, je m'attaquai à un petit réduit attenant à la pièce. Max Böhm y soudait lui-même ses bagues et y rangeait son attirail d'ornithologue. Au-dessus du plan de travail, étaient entreposés des paires de jumelles, des filtres photographiques, des myriades de bagues, de toutes sortes et de toutes matières. Je découvris aussi des instruments chirurgicaux, des seringues hypodermiques, des bandages, des attelles, des produits aseptiques. A ses heures, Max Böhm devait aussi jouer les vétérinaires amateurs. L'univers du vieil homme m'apparaissait de plus en plus solitaire, centré autour d'obsessions incompréhensibles. Enfin je remontai au rez-de-chaussée, après avoir tout remis en place.

Je traversai rapidement la salle principale, le salon et la cuisine. Il n'y avait là que des bibelots suisses, des paperasses, des vieux journaux. Je montai dans les chambres. Il y en avait trois. Celle où j'avais dormi la première fois était toujours aussi neutre, avec son petit lit et ses meubles engoncés. Celle de Böhm sentait le moisi et la tristesse. Les couleurs étaient fanées, les meubles s'entassaient sans raison apparente. Je fouillai tout: armoire, secrétaire, commodes. Chaque meuble était à peu près vide. Je regardai sous le lit, les tapis. Je décollai des coins de papier peint. Rien. Excepté d'anciennes photos d'une femme dans un vieux carton, au bas d'une armoire. J'observai un instant ces clichés. C'était une petite femme aux traits vagues, à la silhouette fragile, sur fond de paysages tropicaux. Sans aucun doute Mme Böhm. Sur les photos les plus récentes – couleurs passées des années soixante-dix -, elle semblait avoir la quarantaine. Je passai à la dernière chambre. J'y surpris encore la même atmosphère désuète mais rien de plus. Je redescendis l'étroit escalier en essuyant la poussière qui collait à mes vêtements.

A travers les fenêtres, le jour se levait. Un filet doré caressait le dos des meubles et les arêtes des multiples estrades qui jaillissaient, sans raison apparente, aux quatre coins de la pièce principale. Je m'assis sur l'une d'elles. Il manquait décidément beaucoup de choses dans cette maison: le dossier médical de Max Böhm (un transplanté cardiaque devait posséder une foule d'ordonnances, de scanners, d'électrocardiogram-mes…), les souvenirs classiques d'une existence de voyageur – babioles africaines, tapis orientaux, trophées de chasse… -, les traces d'un passé professionnel -je n'avais pas même trouvé un dossier de retraite, pas plus que des relevés de banque ou des feuilles d'impôts. A supposer que Böhm ait voulu tirer un trait radical sur son passé, il ne s'y serait pas pris autrement. Pourtant, il devait y avoir ici, quelque part, une planque.

Je regardai ma montre: sept heures quinze. En cas d'enquête judiciaire, la police n'allait pas tarder à venir, ne serait-ce que pour mettre les scellés. A regret, je me levai et me dirigeai vers la porte. Je l'ouvris, puis songeai tout à coup aux marches. Dans la grande salle, les estrades composaient autant de cachettes idéales. Je revins sur mes pas et frappai sur leurs côtés. Elles étaient creuses. Je fonçai en bas, dans le réduit, pris quelques outils et remontai aussitôt. En vingt minutes, j'avais ouvert les sept marches du salon de Böhm, avec un minimum de dégâts. Devant moi s'étalaient trois enveloppes kraft, scellées, poussiéreuses et anonymes.

Je regagnai ma voiture et mis le cap vers les collines qui surplombent Montreux, en quête d'un lieu tranquille. Dix kilomètres plus tard, au détour d'une route isolée, je me garai dans un bois, trempé encore par la rosée. Mes mains tremblaient lorsque j'ouvris la première enveloppe.

Elle contenait le dossier médical d'Irène Böhm, née Irène Fogel, à Genève, en 1942. Décédée en août 1977, à l'hôpital Bellevue, à Lausanne, des suites d'un cancer généralisé. Le dossier ne contenait que quelques radiographies, diagrammes et ordonnances, puis s'achevait sur un certificat de décès, auquel étaient joints un télégramme à l'adresse de Max Böhm et une lettre de condoléances du Dr Lierbaum, médecin traitant d'Irène. Je regardai la petite enveloppe. Elle portait l'adresse de Max Böhm en 1977: 66, avenue Bokassa, Bangui, Centrafrique. Mon cœur courait au galop. Le Centrafrique avait été la dernière adresse africaine de Böhm. Ce pays tristement célèbre pour la folie de son tyran éphémère, l'empereur Bokassa. Cet éclat de jungle, torride et humide, enfoui dans le cœur de l'Afrique – enfoui aussi au plus profond de mon passé.

J'ouvris la vitre et respirai l'air du dehors, puis continuai de feuilleter la chemise. Je trouvai de nouvelles photos de la frêle épouse, mais aussi d'autres clichés, représentant Max Böhm et un jeune garçon d'environ treize ans, dont la ressemblance avec l'ornithologue était frappante. C'était le même courtaud, aux cheveux blonds taillés en brosse, avec des yeux bruns et un cou d'animal musclé. Pourtant, il voyageait dans ses yeux une rêverie, une nonchalance qui ne cadraient pas avec la raideur de Böhm. Les photos dataient visiblement de la même époque – les années soixante-dix. La famille était au complet: le père, la mère, le fils. Mais pourquoi Böhm cachait-il ces images banales sous une estrade? Et où était aujourd'hui ce fils?

La seconde enveloppe ne contenait qu'une radiographie thoracique, sans date, sans nom, sans commentaire. Une seule certitude: sur l'image opaque, se dessinait un cœur. Et, au centre de l'organe, se découpait une minuscule tache claire, aux contours précis, dont je n'aurais su dire s'il s'agissait d'une imperfection de l'image ou d'un caillot clair «dans» l'organe. Je pensai à la greffe de Max Böhm. Cette image représentait sans doute un des deux cœurs du Suisse. Le premier ou le second? Je rangeai soigneusement le document.

Enfin j'ouvris la dernière enveloppe – et restai pétrifié. Devant moi, se déployait le spectacle le plus atroce qu'on puisse imaginer. Des photographies en noir et blanc, représentant une sorte d'abattoir humain, avec des cadavres d'enfants suspendus à des crochets – des pantins de chair, offrant des rosaces de sang à la place des bras ou du sexe; des visages aux lèvres déchirées, aux orbites vides; des bras, des jambes, des membres épars, poussés sur un coin d'étal; des têtes, brunâtres de croûtes, roulées sur de longues tables, vous fixant avec leurs yeux secs. Tous les cadavres, sans exception, étaient de race noire.

Ce lieu abject n'était pas un simple mouroir. Les murs étaient carrelés de blanc, comme ceux d'une clinique ou d'une morgue, des instruments chirurgicaux brillaient çà et là. Il s'agissait plutôt d'un laboratoire funeste ou d'une abominable salle de tortures. L'antre secret d'un monstre qui se livrait à des pratiques d'épouvante. Je sortis de la voiture. Mon torse était oppressé par le dégoût et la nausée. De longues minutes s'écoulèrent ainsi, dans la fraîcheur matinale. De temps à autre je jetais un nouveau regard aux images. Je tentais de m'imprégner de leur réalité, de les apprivoiser, afin de mieux les cerner. Impossible. La crudité des clichés, le grain de l'image donnaient une présence hallucinante à cette armée de cadavres. Qui pouvait avoir commis de telles horreurs, et pourquoi?

Je revins à la voiture, fermai les trois enveloppes et jurai de ne pas les rouvrir de sitôt. Je tournai le contact et redescendis vers Montreux, les larmes aux yeux.

5

Je mis le cap vers le centre-ville, puis empruntai l'avenue qui longe le lac. Je me garai dans le parking de l'Hôtel de la Terrasse, clair et royal. Le soleil déversait déjà sa lumière sur les flots atones du Léman. Le paysage semblait s'enflammer dans un halo doré. Je m'installai dans les jardins de l'hôtel, face au lac et aux montagnes embrumées qui encadraient le paysage.

Au bout de quelques minutes, le serveur apparut. J'optai pour un thé chinois bien frappé. Je tentai de réfléchir. La mort de Böhm. Les mystères autour de son cœur. La fouille matinale et ses terrifiantes découvertes. C'était beaucoup pour un simple étudiant en quête de cigognes.

– Dernière promenade avant le départ?

Je me retournai. L'inspecteur Dumaz, rasé de près, se tenait devant moi. Il était habillé d'une veste légère en toile brune et d'un pantalon en lin clair.

– Comment m'avez-vous retrouvé?

– Aucun mérite. Vous venez tous ici. A croire que toutes les rues de Montreux mènent au lac.

– Qui ça: «vous»?

– Les visiteurs. Les touristes. (Il désigna du menton les premiers promeneurs de la matinée, le long de la rive.) Ce coin est très romantique, vous savez. Il plane ici un air d'éternité, comme on dit. On se croirait dans La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau. Je vais vous confier un secret: tous ces clichés m'emmerdent. Et je crois que la plupart des Suisses sont comme moi. J'esquissai un sourire:

– Vous êtes bien cynique tout à coup. Vous buvez quelque chose?

– Un café. Serré.

J'appelai le serveur et commandai un espresso. Dumaz s'assit à côté de moi. Il mit ses lunettes de soleil et attendit en silence. Il scrutait le paysage avec un intérêt grave. Quand le café arriva, il le but d'un trait, puis soupira:

– Je n'ai pas arrêté depuis que nous nous sommes quittés. D'abord, il y a eu cette conversation avec le Dr Warel. Vous savez, cette petite chose tabagique, avec sa blouse pleine de sang. Elle est nouvelle ici. Je ne crois pas qu'elle s'attendait à ça. (Dumaz éclata d'un rire ténu.) Deux semaines à Montreux et voilà qu'on lui apporte un ornithologue, découvert dans un nid de cigognes, à moitié dévoré par ses propres oiseaux! Bon. En sortant de l'hôpital, je suis rentré chez moi pour me changer. Ensuite je suis allé au commissariat, afin d'intégrer vos déclarations. (Dumaz tapota sa veste.) J'ai là votre déposition. Vous allez pouvoir la signer. Inutile de vous déplacer. Après ça, j'ai opté pour un petit saut chez Max Böhm. Ce que j'y ai trouvé m'a incité à passer quelques coups de fil. En une demi-heure, j'avais toutes les réponses à mes questions. Et me voilà!

– Conclusion?

– Justement. Il n'y a pas de conclusion.

– Je ne comprends pas.

Dumaz joignit de nouveau ses mains, en s'appuyant sur la table, puis il se tourna vers moi:

– Je vous l'ai dit: Max Böhm était une célébrité. Il nous faut donc une disparition limpide, sereine. Quelque chose de clair et de net.

– Ce n'est pas le cas?

– Oui et non. Le décès, hormis le lieu exceptionnel, ne pose pas vraiment de problème. Une crise cardiaque. Indiscutable. Mais tout autour, rien ne colle. Je ne voudrais pas avoir à salir la mémoire d'un grand homme, vous comprenez?

– Etes-vous disposé à me dire ce qui ne cadre pas? Dumaz me fixa de derrière ses verres fumés:

– Ce serait plutôt à vous de me renseigner.

– Que voulez-vous dire?

– Quelle était la véritable raison de votre visite à Max Böhm?

– Je vous ai tout dit cette nuit.

– Vous avez menti. J'ai vérifié quelques éléments. J'ai la preuve que vos propos sont faux.

Je ne répondis rien. Dumaz continua:

– Lorsque j'ai fouiné dans le chalet de Böhm, j'ai constaté qu'on était déjà venu. Je dirais même à vue de nez qu'on avait fouillé quelques minutes avant mon arrivée. J'ai aussitôt appelé l'Ecomusée, où Böhm pos sède un autre bureau. Un homme comme lui devait garder certains dossiers en double exemplaire. Sa secrétaire, plutôt matinale, a accepté de jeter un œil et a déniché dans ses tiroirs un dossier invraisemblable, à propos de cigognes disparues. Elle m'a faxé aussitôt les pièces principales de ce document. Dois-je continuer?

C'était mon tour d'observer les eaux du lac. Des minuscules voiliers se détachaient sur l'horizon ardent.

– Ensuite, il y a eu la banque. J'ai téléphoné à l'agence de Böhm. L'ornithologue venait d'effectuer un virement important. J'ai le nom, l'adresse et le numéro de compte du destinataire.

Le silence se durcit encore entre nous. Un silence cristallin, comme l'air matinal, qui pouvait désormais se briser en de multiples directions. Je pris l'initiative:

– Cette fois, il y a une conclusion.

Dumaz sourit, puis ôta ses lunettes.

– J'ai mon idée. Je pense que vous avez paniqué. La mort de Böhm n'est pas si simple. Une enquête va commencer. Or, vous veniez de toucher un chèque important de sa part, pour une mission spécifique, et, d'une façon inexplicable, vous avez pris peur. Vous vous êtes introduit chez lui pour subtiliser votre dossier et effacer toute trace de vos relations. Je ne vous soupçonne pas d'avoir voulu garder l'argent. Sans doute allez-vous le rembourser. Mais cette effraction est grave…

Je songeai aux trois enveloppes. Je répliquai, d'un ton précipité:

– Inspecteur, le travail que Max Böhm m'avait proposé concernait uniquement les cigognes. Je ne vois rien de suspect là-dedans. Je vais rembourser l'argent à l'association que…

– Il n'y a pas d'association.

– Pardon?

– Il n'y a pas d'association, au sens où vous l'entendez. Böhm travaillait seul, et il était l'unique membre de l'APCE. Il payait quelques employés, fournissait le matériel, louait ses bureaux. Böhm n'avait pas besoin de l'argent des autres. Il était immensément riche.

La stupeur me bloqua la gorge. Dumaz enchaîna:

– Son compte personnel s'élève à plus de cent mille francs suisses. Et Böhm doit détenir un compte numéroté, dans quelques-uns de nos coffres. L'ornithologue, à un moment de son existence, s'est livré à une activité très lucrative.

– Qu'allez-vous faire?

– Pour l'instant, rien. L'homme est mort. Il n'a, a priori, aucune famille. Je suis certain qu'il a légué sa fortune à un organisme international de protection de la nature, du type WWF ou Greenpeace. L'incident est donc clos. Pourtant, j'aimerais approfondir cette affaire. Et j'ai besoin de votre aide.

– De mon aide?

– Avez-vous trouvé quelque chose chez Böhm, ce matin?

Les trois enveloppes surgirent dans mon esprit, comme des météores de feu.

– A part mon dossier, rien.

Dumaz sourit, incrédule. Il se leva:

– Marchons, voulez-vous?

Je le suivis le long de la berge.

– Admettons que vous n'ayez rien trouvé, reprit-il. Après tout, l'homme se méfiait. Moi-même, j'ai déjà enquêté ce matin. Je n'ai pas appris grand-chose. Ni sur son passé. Ni sur son opération mystérieuse. Vous vous souvenez: cette greffe cardiaque. Encore une énigme. Savez-vous ce que m'a révélé le Dr Warel? Le cœur transplanté de Böhm comporte un élément bizarre. Quelque chose qui n'a rien à faire là. Une minuscule capsule de titane, le métal avec lequel on fabrique cer taines prothèses, suturé à la pointe de l'organe. D'ordinaire, on place sur le cœur greffé un clip qui permet de réaliser plus facilement des biopsies. Mais ici, il ne s'agit pas de cela. Selon Warel, cette pièce n'a aucune utilité spécifique.

Je gardai le silence. Je songeai à la tache claire, sur la radiographie. Mon cliché était donc celui du second cœur. Je demandai, pour en finir:

– En quoi puis-je vous aider, inspecteur?

– Böhm vous a payé pour suivre la migration des cigognes. Allez-vous partir?

– Non. Je vais rembourser l'argent. Si les cigognes ont choisi de déserter la Suisse ou l'Allemagne, si elles ont été aspirées par un typhon géant, je n'y peux rien. Et je m'en moque.

– Dommage. Ce voyage aurait été d'une grande utilité. J'ai commencé, très succinctement, à retracer la carrière de l'ingénieur Max Böhm. Votre voyage aurait sans doute permis de remonter son passé à travers l'Afrique ou le Proche-Orient.

– Qu'avez-vous en tête?

– Un travail en duplex. Moi, ici. Vous, là-bas. Je creuse du côté de sa fortune, de son opération. J'obtiens les lieux et dates de ses différentes missions. Vous, vous remontez sa trace sur le terrain – le long de la piste des cigognes. Nous communiquons régulièrement. En quelques semaines, nous aurons mis à plat toute la vie de Max Böhm. Ses mystères, ses bienfaits, ses trafics.

– Ses trafics?

– C'est un mot que j'utilise au hasard.

– Qu'est-ce que je gagnerai dans cette histoire?

– Un beau voyage. Et le calme proverbial de la Suisse. (Dumaz tapota sa poche de veste.) Nous signons ensemble votre déposition. Et nous l'oublions.

– Et vous, qu'y gagnez-vous?

– Beaucoup. En tout cas, plus que des traveller's chèques volés ou des caniches égarés. Le quotidien d'un mois d'août à Montreux n'est pas reluisant, monsieur Antioche, croyez-moi. Ce matin, je ne vous ai pas cru à propos de vos études. On ne passe pas dix années de sa vie sur une matière qui ne vous enthousiasme pas. Moi aussi, j'ai menti: mon boulot me passionne. Mais il ne répond pas à l'appel. Chaque jour passe, et l'ennui se referme. Je veux travailler sur quelque chose de solide. Le destin de Böhm nous offre un objet d'enquête fantastique, sur lequel nous pouvons avancer en équipe. Une telle énigme devrait séduire votre esprit d'intellectuel. Réfléchissez.

– Je rentre en France, je vous téléphonerai demain. Ma déposition peut bien attendre un jour ou deux, n'est-ce pas?

L'inspecteur acquiesça en souriant. Il me raccompagna à ma voiture et me tendit la main pour me saluer. J'esquivai le geste en pénétrant dans le cabriolet. Dumaz sourit une nouvelle fois, puis bloqua ma portière entrouverte. Après un moment de silence, il demanda:

– Puis-je vous poser une question indiscrète?

J'opinai d'un bref mouvement de tête.

– Qu'est-il arrivé à vos mains?

La question me désarma. Je regardai mes doigts, difformes depuis tant d'années, dont la peau est ramifiée en minuscules cicatrices, puis haussai les épaules:

– Un accident, lorsque j'étais enfant. Je vivais chez une nourrice qui s'occupait de teintures. Un jour, l'une des cuves emplies d'acide s'est déversée sur mes mains. Je n'en sais pas plus. Le choc et la douleur ont effacé tout souvenir.

Dumaz observait mes mains. Il avait sans doute remarqué mon infirmité depuis cette nuit et pouvait enfin satisfaire sa soif de détailler ces brûlures anciennes. Je fermai la portière, d'un geste brusque. Dumaz me fixa, puis ajouta d'une voix suave:

– Ces cicatrices n'ont aucun rapport avec l'accident de vos parents?

– Comment savez-vous que mes parents ont eu un accident?

– Le dossier de Böhm est très complet.

Je démarrai et m'engageai sur la berge, sans un coup d'œil au rétroviseur. Quelques kilomètres plus tard, j'avais oublié l'indiscrétion de l'inspecteur. Je roulais en silence, en direction de Lausanne.

Bientôt, le long d'un champ ensoleillé, j'aperçus un groupe de taches blanches et noires. Je garai la voiture et m'approchai, avec précaution. Je saisis ma paire de jumelles. Les cigognes étaient là. Tranquilles, bec dans la terre, elles prenaient leur petit déjeuner. Je m'approchai encore. Dans la clarté dorée, leur doux plumage ressemblait à du velours. Brillant, épais, soyeux. Je n'avais pas de penchant naturel pour les animaux, mais cet oiseau, avec ses coups d'œil de duchesse offusquée, était vraiment particulier.

Je revoyais Böhm, dans les champs de Weissembach. Il semblait heureux de me présenter son petit monde. A travers les cultures, il roulait sa carrure en silence, en direction des enclos. Malgré sa taille épaisse, il se déplaçait avec souplesse et légèreté. Avec sa chemise à manches courtes, son pantalon de toile et ses jumelles autour du cou, il ressemblait à un colonel en retraite qui se serait livré à quelque manœuvre imaginaire. Pénétrant dans l'enclos, Böhm avait adressé la parole aux cigognes d'une voix douce, pleine de tendresse. Les oiseaux avaient d'abord reculé, nous lançant des coups d'œil furtifs.

Puis Böhm avait atteint le nid, posé à un mètre de hauteur. C'était une couronne de branches et de terre, de plus d'un mètre d'envergure, dont la surface était plate, propre et nette. La cigogne avait quitté à regret sa place et Böhm m'avait montré les cigogneaux qui reposaient au centre. «Six petits, vous vous rendez compte!» Les oisillons, minuscules, avaient un plumage grisâtre, tirant sur le vert. Ils ouvraient des yeux ronds et se blottissaient les uns contre les autres. Je surprenais ici une curieuse intimité, le cœur d'un foyer tranquille. La clarté du soir accordait une dimension étrange, fantomatique, à ce spectacle. Tout à coup, Böhm avait murmuré: «Conquis, n'est-ce pas?» Je l'avais regardé dans les yeux et avais acquiescé en silence.

Le lendemain matin, alors que Böhm venait de me donner un épais dossier de contacts, de cartes, de photographies, et que nous remontions l'escalier de son bureau, le Suisse m'avait arrêté et dit, brutalement: «J'espère que vous m'avez bien compris, Louis. Cette affaire est pour moi d'une extrême importance. Il faut, absolument, retrouver mes cigognes et savoir pourquoi elles disparaissent. C'est une question de vie ou de mort!» Sous la faible lueur des dernières marches, j'avais surpris sur son visage une expression qui m'avait effrayé moi-même. Un masque blanc, rigide, comme prêt à se fissurer. Sans aucun doute, Böhm crevait de peur.

Au loin, les oiseaux s'envolèrent, avec lenteur. Je suivis du regard leur long mouvement déchirer la lumière matinale. Sourire aux lèvres, je leur souhaitai bon voyage et repris ma route.

J'arrivai à la gare de Lausanne à midi et demi. Un TGV pour Paris partait dans vingt minutes. Je trouvai une cabine téléphonique dans le hall et interrogeai, par réflexe, mon répondeur. Il y avait un appel d'Ulrich Wagner, un biologiste allemand que j'avais rencontré le mois précédent, lors de ma préparation ornithologique. Ulrich et son équipe s'apprêtaient à suivre la migration des cigognes par satellite. Ils avaient équipé une vingtaine de spécimens de balises miniatures japonaises et allaient repérer ainsi les oiseaux, chaque jour, en toute précision, grâce aux coordonnées d'Argos. Ils m'avaient proposé de consulter leurs données satellite. Ce principe m'aurait grandement aidé, m'évitant de courir après des bagues minuscules, difficilement repérables. Or, son message téléphonique disait: «Ça y est, Louis! Elles partent! Le système fonctionne à merveille. Rappelez-moi. Je vous donnerai les numéros des cigognes et leurs localisations. Bon courage.»

Ainsi, les oiseaux me rattrapaient encore. Je sortis de la cabine. Des familles déambulaient dans la gare, les joues en flamme, avec de gros sacs de voyage qui leur cognaient les jambes. Des touristes s'acheminaient, l'air curieux et placide. Je scrutai ma montre et retournai vers la station de taxis. Cette fois, je pris la direction de l'aéroport.

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