Après avoir attrapé un vol Lausanne-Vienne, puis loué une voiture à l'aéroport, je pénétrai en fin de journée dans Bratislava.
Max Böhm m'avait prévenu que cette ville serait ma première étape. Les cigognes d'Allemagne et de Pologne passaient chaque année dans cette région. De là, je pourrais rayonner à ma guise, les surprendre et les surveiller, selon les informations de Wagner. De plus, je disposais du nom et de l'adresse d'un ornithologue slovaque, Joro Grybinski, qui parlait français. J'avançais donc en terrain de connaissance.
Bratislava était une grande cité grise et neutre, striée de longues avenues et de blocs d'immeubles à angles droits, où circulaient des petites voitures rouges ou bleu pastel, qui semblaient vouloir asphyxier la ville à coups de gros nuages noirâtres. Cette atmosphère étouffante était renforcée par une chaleur intense. Pourtant, je goûtais chaque image, chaque détail de ce nouveau contexte. La mort de Böhm, les angoisses de la matinée me paraissaient déjà à des années-lumière.
Dans ses notes, Max Böhm expliquait que Joro Grybinski était chauffeur de taxi à la gare centrale de Bratislava. Je trouvai la station sans difficulté. Les chauffeurs de Skoda et de Trabant me signalèrent que Joro finissait sa journée à dix-neuf heures. Ils me conseillèrent de l'attendre dans un petit café, en face de la gare. Je rejoignis la terrasse où se bousculaient des touristes allemands et de jolies secrétaires. Je pris un thé, demandai au serveur de me prévenir lorsque Joro apparaîtrait, puis continuai à scruter tout ce qui était dans ma ligne de mire. Je savourais la distance qui me séparait soudain de ma vie ancienne. A Paris, j'habitais un vaste appartement, situé au quatrième étage d'un immeuble bourgeois, boulevard Raspail. Sur les six pièces disponibles, je n'en utilisais que trois: salon, chambre, bureau. Mais j'aimais évoluer dans ce vaste lieu, empli de vide et de silence. Cet appartement était un cadeau de mes parents adoptifs. Encore une de leurs générosités qui me facilitaient l'existence, sans susciter en moi la moindre gratitude. Je détestais les deux vieillards.
A mes yeux, ils n'étaient que des bourgeois anonymes, qui avaient veillé sur moi, mais à distance. En vingt-cinq années, ils ne m'avaient écrit que quelques lettres et ne m'avaient rencontré, en tout et pour tout, que quatre ou cinq fois. Tout se passait comme s'ils avaient effectué une obscure promesse à mes parents disparus et qu'ils s'en acquittaient avec circonspection, à coups de dons et de chèques. Il y avait longtemps que je n'espérais plus le moindre geste de tendresse de leur part. J'avais tiré un trait sur ces deux personnages, tout en profitant de leur argent avec une secrète amertume.
J'avais rencontré pour la dernière fois les Braesler en 1982 – lorsqu'ils m'avaient donné les clés de l'appartement. Le vieux couple offrait une image peu reluisante. Nelly avait cinquante ans. Petite et sèche comme une gorgée de sel, elle portait des perruques bleutées et ne cessait de lancer des petits rires qui ressemblaient à des passereaux en cage. Elle était ivre du matin au soir. Quant à Georges, il n'était guère plus brillant. Cet ancien ambassadeur de France, ami d'André Gide et de Valéry Larbaud, semblait préférer aujourd'hui la compagnie de ses grues cendrées à celle de ses contemporains. D'ailleurs, il ne s'exprimait plus que par monosyllabes et hochements de tête.
Je menais moi-même une existence parfaitement solitaire. Pas de femme, peu d'amis, aucune sortie. J'avais connu tout cela et en bloc, lorsque j'avais vingt ans. Je considérais avoir fait le tour du sujet. A l'âge où, d'ordinaire, on brûle ses années dans les soirées et les excès, je m'étais plongé dans la solitude, l'ascétisme, les études. Pendant près d'une décennie, j'avais arpenté les bibliothèques, noté, écrit, mûri plus de mille pages de réflexions. Je m'étais livré à la grandeur, tout abstraite, du monde de la pensée et à la solitude, concrète, de mon quotidien, face au scintillement de mon ordinateur.
Ma seule fantaisie était mon dandysme. Physiquement, j'ai toujours éprouvé des difficultés à me décrire. Mon visage est un mélange. D'un côté, une certaine finesse: des traits ciselés par des rides précoces, des pommettes aiguës, un haut front. De l'autre, des paupières basses, un menton lourd, un nez de rocaille. Mon corps présente la même ambivalence. En dépit de ma grande taille et d'une certaine élégance, mon corps est trapu et musculeux. C'est pourquoi j'apportais un soin particulier à mon habillement. J'étais toujours vêtu de vestes aux coupes recherchées, de pantalons aux plis impeccables. En même temps, je goûtais certaines audaces dans les couleurs, les motifs, le moindre détail. J'étais de ceux qui pensent que porter une chemise rouge ou une veste à cinq boutons constitue un véritable acte existentiel. Comme cela me semblait loin!
Le soleil se couchait sur Bratislava, et je profitais de chaque minute qui passait, percevant des bribes de langage inconnu, respirant la pollution des voitures souffreteuses.
A dix-neuf heures trente, un petit homme se dressa devant moi:
– Louis Antioche?
Je me levai pour le saluer, carrant aussitôt mes mains dans les poches. Joro ne me tendit pas la sienne.
– Joro Grybinski, je suppose?
Il acquiesça d'un signe de tête, l'air mauvais. Il ressemblait à une tempête. Des boucles grises fouettaient son front. Ses yeux étincelaient au creux de ses orbites. Sa bouche était amère, orgueilleuse. Joro devait avoir la cinquantaine. Il était habillé de frusques minables, mais rien n'aurait pu altérer la noblesse de ses traits, de ses gestes.
Je lui expliquai la raison de mon passage à Bratislava, lui déclarai mon désir de surprendre les oiseaux migrateurs. Son visage s'éclaira. Il m'expliqua aussitôt qu'il observait les cigognes blanches depuis plus de vingt ans, qu'il connaissait, dans la région, chacun de leurs repères. Ses phrases, dans un français haché, tombaient comme des sentences. Je lui parlai à mon tour du principe de l'expérience satellite et les localisations précises que j'allais obtenir. Après m'avoir écouté attentivement, un sourire joua sur ses lèvres. «Pas besoin de satellite pour trouver les cigognes. Venez.»
Nous prîmes sa voiture – une Skoda, astiquée de près. A la sortie de Bratislava, nous croisâmes des complexes industriels, où se dressaient des cheminées de briques, de celles qui illustrent les icônes socialistes. Des odeurs violentes nous poursuivaient dans la chaleur: acides, nauséabondes, inquiétantes. Puis ce furent d'immenses carrières, habitées par des monstres métalliques. Enfin, la campagne apparut, déserte et nue. Des effluves d'engrais prirent le relais des odeurs industrielles. Ces paysages semblaient voués à une production outrancière – de quoi épuiser le cœur de la terre.
Nous niâmes à travers les champs de blé, de colza, de maïs. Au loin, de lourds tracteurs déployaient des nuages d'épis et de poussière. Le soleil se faisait plus doux, l'atmosphère plus profonde. Tout en conduisant, Joro scrutait l'horizon, voyant ce que je ne voyais pas, s'arrê-tant là où rien ne paraissait différent.
Enfin il s'engagea dans un sentier rocailleux, où le silence et le calme régnaient en maîtres. Nous longeâmes une lagune, verte et immobile. De nombreux oiseaux passaient et repassaient. Des hérons, des grues, des milans, des pique-bœufs, qui niaient en tir groupé. Mais pas d'oiseaux blanc et noir. Joro grimaça. L'absence des cigognes semblait exceptionnelle. Nous attendîmes. Joro, impassible comme une statue, jumelles aux poings. Moi, à ses côtés, assis dans la terre brûlée. J'en profitai pour l'interroger:
– Vous baguez les cigognes?
Joro lâcha ses jumelles:
– Pour quoi faire? Elles vont, elles viennent. Pourquoi les numéroter? Je sais où elles nichent, c'est tout. Tous les ans, chaque cigogne revient dans son propre nid. C'est mathématique.
– Pendant la migration, vous voyez passer des cigognes baguées?
– Bien sûr que j'en vois. Je tiens même des comptes.
– Des comptes?
– Je note tous les numéros que je remarque. Le lieu, le jour, l'heure. On me paie pour ça. Un Suisse.
– Max Böhm?
– C'est ça.
L'ornithologue ne m'avait pas averti que Joro était une de ses «sentinelles».
– Depuis combien de temps vous paie-t-il?
– Une dizaine d'années.
– Pourquoi le fait-il, selon vous?
– Parce qu'il est fou.
Joro répéta: «Il est fou», en vrillant son index sur sa tempe.
– Au printemps, lorsque les cigognes reviennent, Böhm me téléphone chaque jour: «As-tu vu passer tel numéro? Et tel autre? Et tel autre?» Il n'a pas sa tête, dans ces moments-là. Au mois de mai, quand tous les oiseaux sont passés, il respire enfin et ne m'appelle plus. Cette année, ça a été terrible. Presque aucune n'est revenue. J'ai cru qu'il allait en claquer. Mais bon, il paie et j'effectue le boulot.
Joro m'inspirait confiance. Je lui expliquai que, moi aussi, je travaillais pour Max Böhm – sans lui dire toutefois que le Suisse était mort. Cette situation renforça notre complicité. Aux yeux de Joro, j'étais un Français, donc un homme de l'Ouest, riche et méprisable. Le fait de savoir que nous travaillions tous deux pour le même homme lui ôtait tout complexe. Il se mit aussitôt à me tutoyer. Je sortis les photographies des cigognes, puis attaquai:
– Tu as une idée sur la disparition des oiseaux?
– Seul un certain type de cigognes a disparu.
– Que veux-tu dire?
– Seules les cigognes baguées ne sont pas revenues. En particulier celles qui portaient deux bagues.
Cette information était capitale. Joro s'empara des photographies:
– Regarde, dit-il, en me tendant quelques-uns des clichés. La plupart de ces oiseaux portent deux bagues. Deux bagues, insista-t-il. Les deux sur la patte droite, au-dessus de l'articulation. Cela signifie qu'elles ont un jour été coincées au sol.
– C'est-à-dire?
– En Europe, on fixe la première bague lorsque les cigogneaux ne volent pas encore. Pour placer la seconde, il faut que l'oiseau soit immobilisé plus tard, d'une façon ou d'une autre – qu'il soit malade ou blessé. C'est à ce moment-là qu'on lui fixe le second anneau. Avec la date exacte des soins. On voit bien cela, ici.
Joro me tendit l'image. On distinguait en effet les dates des deux bagues: avril 1984 et juillet 1987. Trois ans après sa naissance, cette cigogne avait donc été soignée par Böhm.
– J'ai pris des notes, ajouta Joro. A soixante-dix pour cent, les cigognes disparues sont des spécimens qui portent deux bagues. Des éclopées.
– Qu'en penses-tu? demandai-je.
Joro haussa les épaules:
– Peut-être qu'il y a une maladie en Afrique, en Israël ou en Turquie. Peut-être que ces cigognes ont moins bien résisté que les autres. Peut-être que ces bagues les empêchent de chasser en toute liberté, dans la brousse. Je ne sais pas.
– Tu en as parlé à Böhm?
Joro n'écoutait plus. Il avait repris ses jumelles et murmurait entre ses lèvres: «Voilà. Voilà. Là-bas…»
Au bout de quelques secondes, je vis jaillir dans le ciel encore clair un groupe d'oiseaux, souple et ondulant. Ils avançaient. Joro jura en langue slovaque. Il s'était trompé: ce n'étaient pas des cigognes. Juste des milans, qui nous nièrent sous le nez, en altitude. Pourtant, Joro continua de les suivre, par pur plaisir. J'observai les rapaces, dans le silence troublant du soir d'été. Je fus soudain frappé par leur exquise légèreté, vertu ignorée de l'homme. Au regard de ces volatiles, je compris qu'il n'y avait rien de plus magique que le monde des oiseaux, que cette grâce naturelle, qui filait à tire-d'aile.
Enfin Joro s'assit par terre, à côté de moi, puis lâcha ses jumelles. Il commença à rouler une cigarette. Je regardai ses mains, et compris pourquoi il ne m'avait pas tendu la droite. Elles étaient brisées de rhumatismes. Ses doigts se cassaient à angle droit dès les premières phalanges. Comme Jules Berry, qui en usait avec classe dans les films d'avant-guerre. Comme John Carradine, acteur de films d'épouvante, qui ne pouvait plus même bouger cette paire de castagnettes pétrifiées. Pourtant, Joro roula sa cigarette en quelques secondes. Avant de l'allumer, il reprit:
– Tu as quel âge?
– Trente-deux ans.
– Tu es d'où, en France?
– Paris.
– Ah, Paris, Paris…
Phrase banale qui, dans la bouche du vieil homme, prenait une résonance curieuse, profonde. Il alluma sa cigarette en scrutant l'horizon.
– Böhm t'a payé pour suivre les cigognes?
– Exactement.
– Chouette boulot. Tu penses découvrir ce qui leur est arrivé?
– Je l'espère.
– Je l'espère aussi. Pour Böhm. Sinon, il en crèvera.
J'attendis quelques instants, puis confiai:
– Max Böhm est mort, Joro.
– Mort? Petit, ça ne m'étonne pas.
Je lui expliquai les circonstances de la disparition de Böhm. Joro ne semblait pas particulièrement attristé. Excepté, bien sûr, pour son salaire. Je sentis qu'il n'aimait pas le Suisse, ni les ornithologues en général. Il méprisait ces hommes qui considèrent les cigognes comme leur propriété, presque des oiseaux domestiques. Rien à voir avec les milliers de volatiles qui sillonnent le ciel de l'Est, en toute liberté.
En guise d'épitaphe, Joro me raconta comment Max Böhm était venu à Bratislava, en 1982, pour lui proposer cette mission de confiance. Le Suisse lui avait proposé plusieurs milliers de couronnes tchèques, juste pour observer le passage des cigognes chaque année. Joro l'avait pris pour un fou, mais il avait accepté sans hésiter.
– C'est drôle, dit-il en tirant sur sa cigarette, que tu m'interroges à propos de ces oiseaux.
– Pourquoi?
– Parce que tu n'es pas le premier. Au mois d'avril, deux hommes sont venus et m'ont posé les mêmes questions.
– Qui étaient-ils?
– Je ne sais pas. Ils ne te ressemblaient pas, petit. C'étaient des Bulgares, je crois. Deux brutes, un grand et un courtaud, à qui je n'aurais pas confié ma chemise. Les Bulgares sont des salauds, tout le monde sait ça.
– Pourquoi s'intéressaient-ils aux cigognes? Ils étaient ornithologues?
– Ils m'ont dit qu'ils appartenaient à une organisation internationale, Monde Unique. Et qu'ils réalisaient une enquête écologique. Je n'en ai pas cru un mot. Ces deux lascars avaient plutôt des gueules d'espion.
Monde Unique. Le nom évoquait en moi quelque souvenir. Cette association internationale menait des actions humanitaires aux quatre coins de la planète, notamment dans les pays en guerre.
– Que leur as-tu dit?
– Rien, sourit simplement Joro. Ils sont repartis. C'est tout.
– T'ont-ils parlé de Max Böhm?
– Non. Ils n'avaient pas l'air de connaître le milieu de l'ornithologie. Des taupes, je te dis.
A vingt et une heures trente, la nuit tomba. Nous n'avions pas vu une seule cigogne, mais j'avais appris pas mal de choses. La soirée s'acheva à Sarovar, le village de Joro, sur fond de Budweiser tchèque et d'histoires tonitruantes, en langue slovaque. Les hommes portaient des calots en feutre et les femmes étaient enroulées dans de longs tabliers. Chacun parlait à tue-tête, Joro le premier, qui avait oublié son flegme habituel. La nuit était douce et, malgré les odeurs de graisse grillée, je profitai de ces heures passées auprès d'hommes joyeux qui m'accueillaient avec chaleur et simplicité. Plus tard, Joro me raccompagna au Hilton de Bratislava où je disposais d'une chambre réservée par Böhm. Je proposai à Joro de le payer pour les journées à venir, afin que nous puissions rechercher les cigognes. Le Slovaque accepta d'un sourire. Il ne restait plus qu'à espérer que les oiseaux seraient au rendez-vous les jours suivants.
Chaque matin, à cinq heures, Joro venait me chercher, puis nous prenions le thé sur la petite place de Sarovar, fluorescente dans le bleu de la nuit. Aussitôt après, nous partions. D'abord sur les collines qui surplombaient Bratislava et ses fumées acides. Puis le long des prés, dans les tempêtes d'engrais et de poussière. Les cigognes étaient rares. Parfois, aux alentours de onze heures, un grand groupe surgissait, si haut dans le ciel qu'il était à peine visible. Cinq cents volatiles noir et blanc, qui tournoyaient dans l'azur, guidés par leur instinct infaillible. Ce mouvement de spirale était étonnant – je m'attendais à un vol rectiligne, ailes obliques et bec dressé. Mais je me souvenais des paroles de Böhm: «La cigogne blanche ne vole pas activement durant la migration, elle plane, usant des courants d'air chaud qui la portent. Des sortes de canaux invisibles, nés d'une chimie particulière de l'atmosphère…» Ainsi les oiseaux niaient-ils plein sud, glissant sur la brûlure de l'air.
Le soir, je consultais les données satellite. Je recevais la position de chaque cigogne, l'exact degré de latitude et de longitude, précisé encore par les minutes. A l'aide d'une carte routière, je n'avais aucun mal à suivre le parcours des oiseaux. Sur mon micro-ordinateur, les localisations se plaçaient sur une carte d'Europe et d'Afrique numérisée. J'éprouvais ainsi le plaisir de voir les cigognes se déplacer sur mon écran.
On distinguait deux types de cigognes. Les cigognes de l'Europe de l'Ouest passaient par l'Espagne et le détroit de Gibraltar pour gagner l'Afrique du Nord. Leur vol s'enrichissait de milliers d'individus jusqu'au Mali, au Sénégal, au Centrafrique ou au Congo. Les cigognes de l'Est, dix fois plus nombreuses, partaient de Pologne, de Russie, d'Allemagne. Elles franchissaient le Bosphore, gagnaient le Proche-Orient et rejoignaient l'Egypte par le canal de Suez. Ensuite, c'était le Soudan, le Kenya et, plus bas encore, l'Afrique du Sud. Un tel voyage pouvait atteindre vingt mille kilomètres.
Sur les vingt spécimens équipés de balises, douze avaient pris la route de l'Est, les autres celle de l'Ouest. Les cigognes orientales suivaient leur voie: de Berlin, elles avaient traversé l'Allemagne de l'Est, croisé Dresde, puis longé la Pologne pour gagner la Tchécoslovaquie et rejoindre Bratislava, où je les attendais. Le suivi satellite marchait à merveille. Ulrich Wagner s'enthousiasmait: «C'est fantastique, me dit-il au téléphone le troisième soir. Des dizaines d'années ont été nécessaires pour tracer, avec les bagues, une route approximative. Grâce aux balises, en un mois nous connaîtrons l'itinéraire exact des cigognes!»
Durant ces jours, la Suisse et ses mystères me semblaient n'avoir jamais existé. Pourtant, le soir du 23 août, je reçus à l'hôtel une télécopie d'Hervé Dumaz – je l'avais averti de mon départ, tout en le prévenant que, pour l'heure, je ne me souciais que des cigognes, non du passé de Max Böhm. L'inspecteur fédéral, au contraire, se passionnait pour le vieux Suisse. Son premier fax était un véritable roman, écrit dans un style nerveux et brutal, qui contrastait avec sa mollesse rêveuse. Il utilisait aussi un ton amical qui tranchait avec notre rencontre:
From: Hervé Dumaz
To: Louis Antioche
Hôtel Hilton, Bratislava
Montreux, 23 août 1991, 20 heures
Cher Louis,
Comment se déroule votre voyage? Pour ma part, j'avance à grands pas. Quatre jours d'enquête m'ont permis d'établir ce qui suit.
Max Böhm est né en 1934, à Montreux. Fils unique d'un couple" d'antiquaires, il fait ses études à Lausanne et décroche son diplôme d'ingénieur à vingt-six ans. Trois ans plus tard,.en 1963, il part au Mali pour le compte de la société d'ingénierie SOGEP. Il participe à l'étude d'un projet de construction de digues, dans le delta du Niger. Les troubles politiques le forcent à revenir en Suisse en 1964. Böhm s'embarque alors pour l'Egypte, toujours aux ordres de la SOGEP, sur le chantier du barrage d'Assouan. En 1967, la guerre des Six Jours l'oblige, une nouvelle fois, à rentrer au pays. Après une année passée en Suisse, Böhm repart en 1969 en Afrique du Sud, où il demeure deux ans. Cette fois, il travaille pour la compagnie De Beers, l'empire mondial des diamants. Il supervise la construction d'infrastructures minières. Ensuite, il s'installe en RCA (République de Centrafrique), en août 1972. Le pays est aux mains de Jean-Bedel Bokassa.
Böhm devient le conseiller technique du Président. Il mène de front plusieurs activités: constructions, plantations de café, mines de diamants. En 1977, l'enquête bute sur une zone d'ombre, d'environ une année. On ne retrouve la trace de Max Böhm qu'au début 1979, en Suisse, à Mon-treux. Il est usé, brisé par ces années d'Afrique. A quarante-cinq ans, Böhm s'occupe exclusivement de ses cigognes. Tous les hommes que j'ai contactés, des anciens collègues qui l'ont connu sur le terrain, en dressent un portrait unanime: Böhm était un homme intransigeant, rigoureux et cruel. On m'a souvent parlé de sa passion pour les oiseaux, qui tournait à l'obsession.
Côté familial, j'ai effectué des découvertes intéressantes. Max Böhm rencontre sa femme, Irène, lorsqu'il a vingt-huit ans, en 1962. Il l'épouse aussitôt. Quelques mois plus tard, un petit garçon, Philippe, naît de l'union. L'ingénieur voue une passion profonde à sa famille, qui le suit partout, s'adaptant aux conditions climatiques et aux cultures différentes. Pourtant, Irène marque le pas au début des années 70. Elle revient souvent en Suisse, espaçant de plus en plus ses voyages en Afrique, écrivant régulièrement à son mari et à son fils. En 1976, elle rentre définitivement à Montreux. L'année suivante, elle meurt d'un cancer généralisé – Max disparaît à peu près à cette époque. A partir de là, je perds aussi la trace du fils, Philippe, qui a quinze ans. Depuis, aucune nouvelle. Philippe Böhm ne s'est pas manifesté à la mort de son père. Est-il décédé lui aussi? Vit-il à l'étranger? Mystère.
Sur la fortune de Max Böhm, je n'ai rien de nouveau. L'analyse de ses comptes personnels et de celui de son association démontre que l'ingénieur possédait près de huit cent mille francs suisses. On n'a pas retrouvé la trace d'un compte numéroté (pourtant il existe, j'en suis certain). Quand et comment Böhm a-t-il amassé tant d'argent? Durant son existence de voyageur, il s'est sans doute livré à un ou plusieurs trafics. Les occasions n'ont pas dû manquer. Je penche bien sûr pour une intrigue avec Bokassa – or, diamants, ivoire… J'attends actuellement la synthèse des deux procès du dictateur. Peut-être que le nom de Max Böhm apparaîtra quelque part.
Pour l'heure, la grande énigme reste la transplantation cardiaque. Le Dr Catherine Warel m'avait promis de mener une enquête dans les cliniques et hôpitaux suisses. Elle n'a rien trouvé. Pas plus qu'en France, ni nulle part en Europe. Alors où et quand? En Afrique? C'est moins absurde qu'il n'y paraît: la première greffe du cœur a été réalisée sur l'homme en 1967, par Christian Barnard, au Cap, en Afrique du Sud. En 1968, Barnard réussit une seconde transplantation cardiaque. Böhm est arrivé en Afrique du Sud en 1969. A-t-il été opéré par Barnard? J'ai vérifié: le Suisse n'apparaît pas dans les archives de l'hôpital Groote Schuur.
Autre aspect étrange: Max Böhm semblait se porter comme un charme. J'ai de nouveau fouillé son chalet, en quête d'une ordonnance, d'une analyse, d'une fiche médicale. Rien. J'ai étudié ses comptes en banque, ses factures de téléphone: pas un chèque, pas un contact qui soit lié de près ou de loin à un cardiologue ou à une clinique. Pourtant, un greffé cardiaque n'est pas un malade ordinaire. Il doit consulter régulièrement son médecin, effectuer des électrocardiogrammes, des biopsies, de multiples analyses. Partait-il à l'étranger pour ses examens? Böhm effectuait de nombreux voyages en Europe, mais les cigognes lui donnaient d'excellentes raisons de se rendre en Belgique, en France, en Allemagne, etc. Là encore, c'est l'impasse.
J'en suis là. Comme vous voyez, Max Böhm est l'homme de tous les mystères. Croyez-moi, Louis: l'affaire Böhm existe. Ici, au commissariat de Montreux, le dossier est classé. Les journaux sont en deuil et s'étendent sur «l'homme aux cigognes». Quelle ironie! L'enterrement a eu lieu au cimetière de Montreux. Il y avait tous les officiels, les «figures» de la ville, rivalisant d'allocutions creuses.
Dernière nouvelle: Böhm a légué, par testament, toute sa fortune à une organisation humanitaire très célèbre en Suisse: Monde Unique. Ce fait constitue peut-être une nouvelle piste. Je continue l'enquête.
Donnez-moi de vos nouvelles.
Hervé Dumaz.
L'inspecteur m'estomaquait toujours. En quelques jours, il avait récolté de solides informations. Je lui faxai aussitôt un message de réponse. Je ne parlai pas des documents de Böhm. J'en éprouvai quelques remords, mais une étrange pudeur était plus forte. Une intuition m'avertissait qu'il fallait déjouer les apparences, se méfier de ces documents à la violence trop évidente.
Il était deux heures du matin. J'éteignis la lumière et demeurai ainsi, à regarder les ombres se dessiner en clair-obscur. Quelle était la vérité secrète de Max Böhm? Et quel rôle jouaient dans cette affaire les cigognes, qui semblaient intéresser tant de monde? N'abritaient-elles pas des secrets dont la violence me dépassait? Plus que jamais, j'étais décidé à les suivre. Jusqu'au bout de leur mystère.
Le lendemain, je me levai en retard, avec une forte migraine. Joro m'attendait dans le hall. Nous partîmes aussitôt. Dans la journée, Joro m'interrogea sur ma vie parisienne, mon histoire, mes études. Nous étions assis à flanc de colline. Les terres grésillaient de chaleur et quelques moutons broutaient des arbustes secs.
– Et les femmes, Louis. Tu as une femme à Paris?
– J'en ai eu. Quelques-unes. Mais je suis plutôt du genre solitaire. Et les filles n'ont pas l'air de le regretter.
– Ah non? J'aurais cru qu'avec tes vestes chics, tu plaisais aux Parisiennes.
– Question de contact, plaisantai-je, et je lui montrai mes mains – ces mains monstrueuses, aux ongles de corne, qui appartiennent au néant de mon passé.
Joro se rapprocha et examina attentivement mes cicatrices. Il émit entre ses dents un petit sifflement, à mi-chemin entre l'admiration et la compassion.
– Comment t'es-tu fait ça, petit? murmura-t-il.
– J'étais tout jeune, à la campagne, mentis-je. Une lampe à pétrole m'a explosé dans les mains.
Joro s'assit à côté de moi, en répétant: «Nom de Dieu.» J'avais pris l'habitude de varier les mensonges sur mon accident. Cette attitude était devenue un tic, une façon de répondre à la curiosité des autres et de dissimuler ma propre gêne. Mais Joro ajouta, d'une voix sourde:
– Moi aussi, j'ai mes cicatrices.
Il retourna alors ses mains paralysées. Des boursouflures atroces déchiraient ses paumes. Avec difficulté, il ouvrit les premiers boutons de sa chemise. Les mêmes lacérations traversaient son torse – comme des filaments de souffrance, régulièrement ponctués par des points plus larges, clairs et roses. J'interrogeai le Slovaque du regard. Je compris qu'il avait décidé de me révéler son histoire – le secret de sa chair. Il la raconta d'une voix morne, dans un français parfait, qu'il semblait avoir approfondi à seule fin de conter son destin.
– Quand les armées du pacte de Varsovie ont envahi le pays, en 1968, j'avais trente-deux ans. Comme toi. Cette invasion signifiait pour moi la fin d'un espoir – celui du socialisme à visage humain. A cette époque, je vivais à Prague, avec ma famille. Je me souviens encore des vibrations du sol quand les chars sont arrivés. Un cliquetis terrible, comme des racines de fer qui avan çaient sous la terre. Je me souviens des premières détonations, des coups de crosse, des arrestations. Je n'y croyais pas. Notre ville, notre vie, tout ça, d'un coup, n'avait plus aucun sens. Les gens se terraient dans leurs maisons. La mort, la peur étaient entrées dans nos rues, dans nos têtes. Nous avons commencé par résister – surtout les jeunes. Mais les chars ont fait de la bouillie de nos corps, de notre révolte. Alors, une nuit, ma famille et moi avons pris la décision de fuir à l'Ouest, par Bratislava. Cela nous semblait possible. Tu penses, si près de l'Autriche!
» Mes deux sœurs ont été abattues après avoir franchi les barbelés de la frontière. Mon père a pris une rafale dans le crâne. La moitié de son visage a été emportée avec sa casquette. Quant à ma mère, elle est restée accrochée aux griffes des barbelés. J'ai tenté de la libérer. Mais il n'y avait pas moyen. Elle hurlait, elle gigotait comme une folle. Et plus elle bougeait, plus elle s'enfonçait les pointes dans son manteau, dans sa chair – avec les balles qui sifflaient au-dessus de nos têtes. J'étais en sang, je tirais sur ces putains de fils à pleines mains. Ses cris habiteront en moi jusqu'à la mort.
Joro alluma une cigarette. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas remué ces atrocités.
– Les Russes nous ont arrêtés. Je n'ai jamais revu ma mère. Moi, j'ai passé quatre années dans un camp de travail, à Piodv. Quatre années à crever dans le froid et la boue, avec une pioche greffée dans la main. Je pensais sans relâche à ma mère, aux barbelés. Je longeais ceux qui entouraient le camp, je touchais de mes doigts cette ferraille qui avait meurtri ma mère. C'est ma faute, je pensais. Ma faute. Et je fermais le poing sur ces pointes, jusqu'à ce que le sang gicle entre mes doigts serrés. Un jour, j'ai volé quelques tronçons de fils. Je me suis fabriqué un brassard, que j'ai porté sous ma veste. Chaque coup de pioche, chaque geste me déchirait les muscles. J'en tirais une sorte d'expiation. Au bout de plusieurs mois, je me suis bardé de fils, autour du corps. Je ne pouvais plus travailler. Chaque geste me meurtrissait et mes blessures s'infectaient. Enfin, je suis tombé. Je n'étais plus qu'une plaie, une gangrène, dégoulinante de sang et de pus.
» Je me suis réveillé plusieurs jours après, à l'infirmerie. Mes membres n'étaient plus que d'intenses douleurs, mon corps une longue déchirure. C'est alors que je les ai remarquées. Dans une demi-conscience, j'ai aperçu des oiseaux blancs, à travers les carreaux sales. J'ai cru que c'étaient des anges. J'ai pensé: Je suis au paradis, des anges sont venus m'accueillir. Mais non, j'étais toujours dans le même enfer. C'était simplement le printemps, et les cigognes étaient revenues. Au fil de ma convalescence, je les ai observées. Il y avait plusieurs couples, installés au sommet des miradors. Comment te dire? Ces oiseaux éclatants, au-dessus de tant de misère, de tant de cruauté. Cette vision m'a donné du courage. J'ai surpris leur manège, chaque oiseau couvant les œufs à tour de rôle, les petits becs noirs des cigogneaux, leurs premiers essais de vol et puis, en août, le grand départ… Pendant quatre années, à chaque printemps, les cigognes m'ont donné la force de vivre. Mes cauchemars étaient toujours là, sous ma peau, mais les oiseaux, clairs sur le bleu du ciel, constituaient la corde à laquelle je me cramponnais. Une sale corde, tu peux me croire. Mais j'ai tiré ma peine. A trimer comme un chien, aux bottes des Russes, à entendre beugler les gars qu'on torturait, à bouffer de la boue et à grelotter dans la glace. C'est alors que j'ai appris le français, auprès d'un militant communiste qui se trouvait là, on ne sait comment. Une fois dehors, j'ai pris ma carte du Parti et je me suis acheté une paire de jumelles.
La nuit était tombée. Les cigognes n'étaient pas venues, excepté dans le destin de Joro. Nous reprîmes la voiture sans un mot. Le long des champs, des barbelés oscillaient au fil de branches tordues et offraient des arabesques fantastiques.
Le 25 août, les premières cigognes balisées parvinrent à Bratislava. En fin d'après-midi, je consultai les données Argos et conclus que deux oiseaux étaient parvenus à quinze kilomètres à l'ouest de Sarovar. Joro était sceptique, mais il accepta d'étudier la carte. Il connaissait le lieu: une vallée où jamais, selon lui, une cigogne ne s'était posée. Vers dix-neuf heures, nous arrivions dans la lagune. Nous roulions en scrutant le ciel et les alentours. Il n'y avait pas l'ombre d'un oiseau. Joro ne put réprimer un sourire. Depuis cinq jours que nous guettions les volatiles, nous n'avions aperçu que quelques groupes, si lointains et si vagues qu'ils auraient pu être des milans ou d'autres rapaces. Découvrir ce soir des cigognes, grâce à mon ordinateur, aurait constitué un véritable affront pour Joro Grybinski.
Pourtant, tout à coup il murmura: «Elles sont là.» Je levai les yeux. Dans le ciel de pourpre, un groupe tournoyait. Une centaine d'oiseaux se posaient lentement dans les eaux éparses des marécages. Joro me prêta ses jumelles. Je scrutai les oiseaux qui planaient, bec tendu, attentifs à l'azur. C'était merveilleux. Je prenais enfin la mesure du voyage ailé qui allait les porter jusqu'en Afrique. Parmi cette horde, légère et sauvage, il y avait donc deux cigognes équipées. Un frisson de joie traversa mon sang. Le système des transmetteurs fonctionnait. A la plume près.
Le 27 août, je reçus un nouveau fax d'Hervé Dumaz. Il n'avançait pas. Il avait dû reprendre son quotidien d'inspecteur mais ne cessait de contacter la France, à la recherche de vieux briscards qui auraient connu Max Böhm en Centrafrique. Dumaz s'obstinait dans cette direction, persuadé que Böhm s'était livré là-bas à d'obscurs trafics. En conclusion, il évoquait un ingénieur agronome de Poitiers qui, semblait-il, avait travaillé en Centrafrique de 1973 à 1977. L'inspecteur comptait se rendre en France et cueillir l'homme dès son retour de vacances.
Le 28 août sonna pour moi le temps du départ. Dix cigognes avaient dépassé Bratislava et les plus rapides – qui tenaient une cadence de cent cinquante kilomètres par jour – atteignaient déjà la Bulgarie. Mon problème était maintenant de les suivre en voiture selon leur périple exact: elles traversaient l'ex-Yougoslavie, où les premiers troubles venaient d'éclater. J'étudiai la carte et décidai de contourner la poudrière en longeant cette frontière par la Roumanie – après tout, je disposais d'un visa roumain. Ensuite, je pénétrerais en Bulgarie par une petite ville nommée Calafat, et filerais droit vers Sofia. Il y avait environ mille kilomètres à parcourir. Je pensais couvrir cette distance en une journée et demie, en tenant compte des frontières et de l'état des routes.
Ce matin-là je réservai donc une chambre au Shera-ton de Sofia pour le lendemain soir, puis je contactai un certain Marcel Minaüs, un autre nom de la liste de Böhm. Minaûs n'était pas ornithologue, mais linguiste: il devait m'aider à contacter le spécialiste bulgare de la cigogne – Rajko Nicolitch. Après plusieurs essais infructueux, j'obtins la ligne et parlai au Français installé à Sofia. Son accueil fut chaleureux. Je lui donnai rendez-vous dans le hall du Sheraton, dès vingt-deux heures, le lendemain. Je raccrochai, faxai à Dumaz mes nouvelles coordonnées puis bouclai mon sac. Le temps de régler la note de l'hôtel et je roulais en direction de Sarovar, afin de saluer une dernière fois Joro Grybinski. Il n'y eut pas d'effusions. Nous échangeâmes nos adresses. Je lui promis de lui envoyer une invitation, sans laquelle il ne pourrait jamais venir en France.
Quelques heures plus tard, j'approchai de Budapest, en Hongrie. A midi, je stoppai le long d'une station d'autoroute et déjeunai d'une salade infecte, à l'ombre d'une pompe à essence. Quelques jeunes filles, blondes, légères comme des cosses de blé mûr, me regardaient avec un orgueil empourpré. Sourcils graves, mâchoires larges, chevelures claires: ces adolescentes ressemblaient à l'archétype que je m'étais forgé des beautés de l'Est. Et cette coïncidence me déconcertait. J'avais toujours été un farouche ennemi des idées reçues, des lieux communs. J'ignorais que le monde est souvent plus évident qu'on ne pense, et que ses vérités, pour être banales, n'en sont pas moins transparentes et vives. Curieusement, j'en éprouvai un tressaillement, un frissonnement de joie profonde. A treize heures, je repris la route.
Je parvins à Sofia le lendemain soir, sous une pluie battante. Des bâtiments en briques, sales et vétustés, encadraient des avenues mal pavées. Des Lada glissaient et bondissaient dessus, comme des jouets démodés, évitant de justesse les tramways caracolants. Ces tramways constituaient les véritables héros de Sofia. Ils surgissaient de nulle part, dans un vacarme assourdissant, et crachaient des éclairs bleus, sous les trombes du ciel. Le long des lucarnes, on voyait leur éclairage jaunâtre trembler et s'éteindre sur les visages fermés des passagers. Ces rames étranges semblaient le théâtre d'une expérience inédite – un électrochoc généralisé, pâle et lugubre, sur des cobayes exsangues.
Je me dirigeai au hasard, sans savoir où j'allais. Les panneaux étaient écrits en cyrillique. De la main droite, j'extirpai de mon sac le guide acheté à Paris. Le temps que je feuillette le livre, je tombai par chance sur la place Lénine. Je levai les yeux. L'architecture ressemblait à un hymne dressé dans la tempête. Des bâtiments austères, puissants, percés de minces fenêtres, s'élevaient de toutes parts. Des tours carrées, élancées jusqu'à leurs sommets affûtés, déroulaient une infinité de meurtrières. Leurs couleurs compassées rayonnaient d'une façon trouble dans la nuit en marche. A droite, une église noirâtre faisait le dos rond. A gauche, le Sheraton Sofia Hôtel Balkan trônait de toute sa largeur, comme un avant-poste du capitalisme conquérant. C'était là que descendaient tous les hommes d'affaires américains, européens ou japonais, s'abritant comme d'une lèpre de la tristesse socialiste.
Au cœur du hall, sous des lustres énormes, Marcel Minaiis m'attendait. Je le reconnus aussitôt. Il m'avait dit: «Je porte la barbe et j'ai le crâne en pointe.» Mais Marcel était bien plus que cela. C'était une icône en marche. Très grand, massif, il se tenait comme un ours, voûté, les pieds en dedans et les bras ballants. Une véritable montagne, surmontée d'une tête de patriarche orthodoxe, à longue barbe et nez royal. Les yeux, à eux seuls, étaient un poème: verts, légers, ourlés d'ombre, comme flambés par quelque vieille croyance balkanique. Et puis, telle une mitre, il y avait le crâne: totalement chauve et dressé vers le ciel, comme une prière.
– Bon voyage?
– Si on veut, dis-je, en évitant de lui serrer la main. Il pleut depuis la frontière. Je me suis efforcé de maintenir une certaine moyenne, mais avec les cols et les routes défoncées, ma vitesse a dû faiblir et…
– Vous savez, moi, je ne voyage qu'en bus.
Je donnai mes bagages à la réception et gagnai, avec mon compagnon, le restaurant principal de l'hôtel. Marcel avait déjà dîné mais il se remit à table de bon cœur.
Français sur son passeport, Marcel Minaüs, quarante ans, était une sorte d'intellectuel nomade, un linguiste polyglotte, qui maniait avec aisance le polonais, le bulgare, le hongrois, le tchèque, le serbe, le croate, le macédonien, l'albanais, le grec… et bien sûr le romani, la langue des Tsiganes. Le romani était sa spécialité. Il avait écrit plusieurs livres sur la question et rédigé un manuel – dont il était très fier – à l'usage des enfants. Membre éminent de nombreuses associations, de la Finlande à la Turquie, il voguait de colloque en colloque et vivait ainsi, en pique-assiette, dans des villes comme Varsovie ou Bucarest.
Le repas s'acheva vers onze heures et demie. Nous n'avions pratiquement pas parlé des cigognes. Minaûs m'avait seulement demandé des précisions sur l'expérience satellite. Il n'y connaissait rien mais me promit de me présenter Rajko Nicolitch dès le lendemain – «le meilleur ornithologue des Balkans», clama-t-il.
Minuit sonna. Je donnai rendez-vous à Marcel le lendemain matin, à sept heures, dans le hall de l'hôtel. Le temps de louer une voiture et nous partirions pour Sliven, où habitait Rajko Nicolitch. Minaüs se montra ravi à l'idée de cette promenade. Je montai dans ma chambre. Glissé sous la porte, un message m'attendait. C'était un fax de Dumaz.
From: Hervé Dumaz
To: Louis Antioche
Sheraton Sofia Hôtel Balkan
Montreux, 29 août 1991, 22 heures
Cher Louis,
Rude journée passée en France, mais le voyage en valait la peine. J'ai enfin rencontré l'homme que je cherchais. Michel Guillard, ingénieur agronome, cinquante-six ans. Quatre ans ferme de Centrafri-que. Quatre ans de forêt humide, de plantations de café et de… Max Böhm! J'ai cueilli Guillard à Poitiers, chez lui, alors qu'il rentrait de vacances avec sa famille. Grâce à lui, j'ai pu reconstituer la période africaine de Böhm en détail. Voici les faits:
– Août 1972. Max Böhm débarque à Bangui, capitale de Centrafrique. Accompagné par sa femme et son fils, il semble indifférent au contexte politique du pays, sous la coupe d'un Bokassa qui s'est proclamé «Président à vie». Böhm en a vu d'autres. Il revient des exploitations diamantifères d'Afrique du Sud, où les hommes travaillent nus et passent aux rayons X en sortant des mines, pour vérifier s'ils n'ont pas avalé quelques diamants. Max Böhm s'installe dans une demeure coloniale et commence à travailler. Le Suisse dirige d'abord les travaux d'un grand immeuble, un projet de Bokassa intitulé «Pacifique 2». Impressionné, Bokassa lui propose d'autres missions. Böhm accepte.
– 1973: Durant quelques mois, il forme un détachement de sécurité destiné à surveiller les champs de café de la Lobaye-province d'extrême-sud, en forêt dense -, le fléau des cultures étant, paraît-il, le vol des grains de café par les villageois avant la récolte. C'est à cette époque que Guillard rencontre Böhm, lui-même travaillant à un programme agraire dans la région. Il garde le souvenir d'un homme brutal, aux manières militaires, mais honnête et sincère. Plus tard, Böhm joue le rôle de porte-parole de la RCA auprès du gouvernement sud-africain (qu'il connaît bien) afin d'obtenir un prêt pour la construction de deux cents villas. Il obtient ce prêt. Bokassa propose un autre travail au Suisse, lié aux filons diamantifères. Les diamants sont l'obsession du dictateur. Grâce aux pierres précieuses, il a constitué la plus grande part de sa fortune (vous connaissez sans doute ces anecdotes: le fameux «pot de confiture», où Bokassa plaçait ses joyaux, qu'il aimait exhiber auprès de ses invités, le fantastique diamant «Catherine Bokassa», en forme de mangue, serti dans la couronne impériale, le scandale des «cadeaux» au président français Valéry Giscard d'Estaing…). Bref, Bokassa propose à Böhm de se rendre sur les sites d'exploitation et de superviser les prospections, au Nord, dans la savane semi-désertique, au Sud, au cœur de la forêt. Il compte sur l'ingénieur pour rationaliser l'activité et enrayer la prospection clandestine.
Böhm sillonne tous les filons, dans la poussière du Nord et les jungles du Sud. Il terrifie les mineurs par sa cruauté et devient célèbre pour un châtiment de son invention. En Afrique du Sud, on brise les chevilles des voleurs, afin de les punir, tout en les forçant à travailler encore. Böhm invente une autre méthode: à l'aide d'un coupe-câble, il sectionne les tendons d'Achille des bandits. La méthode est rapide, efficace, mais en forêt, les plaies s'infectent. Guillard a vu plusieurs hommes mourir ainsi.
A l'époque, il supervise les activités de différentes sociétés, dont Centramines, la SCED, le Diadème et Sicamine, autant d'entreprises officielles qui dissimulent les trafics, non moins officiels, de Bokassa. Max Böhm, émissaire du dictateur, ne se mêle pas aux fraudes. D'après Guillard, l'ingénieur tranche singulièrement sur les escrocs et les flatteurs qui entourent le tyran. Il n'a jamais été associé aux sociétés de Bokassa. C'est pourquoi son nom n'apparaît pas, j'ai vérifié, lors des deux procès du dictateur.
– 1974: Böhm tient tête à Bokassa, qui multiplie les commerces illicites, les rackets, les vols directs dans les caisses de l'Etat. Une de ces escroqueries touche directement Max Böhm. Une fois obtenu le prêt sud-africain, Bokassa construit moins de la moitié des villas prévues, s'attribue le marché de leur ameublement, puis exige d'être payé pour les deux cents villas. Böhm, impliqué dans cet emprunt, déclare haut et fort sa colère. Il est aussitôt envoyé en prison, puis libéré. Bokassa a besoin de lui: depuis qu'il supervise l'exploitation des mines diamantifères, les rendements sont nettement supérieurs.
Plus tard, le Suisse s'insurge encore contre Bokassa à propos du colossal trafic d'ivoire du tyran et du massacre des éléphants qu'il provoque. Contre toute attente, il obtient gain de cause. Le dictateur poursuit son commerce mais accepte d'ouvrir un parc naturel protégé, à Bayanga, près de Nola, à l'extrême sud-ouest de la RCA. Ce parc existe toujours. On peut y voir les derniers éléphants forestiers de Centrafrique.
Selon Guillard, la personnalité de Böhm est paradoxale. Il se montre très cruel à l'égard des Africains (il tue, de ses mains, plusieurs prospecteurs clandestins) mais en même temps, il ne vit qu'auprès des Noirs. Il déteste la société européenne de Bangui, les réceptions diplomatiques, les soirées dans les clubs. Böhm est un misanthrope, qui ne s'adoucit qu'au contact de la forêt, des animaux et, bien sûr, des cigognes.
En octobre 1974, dans la savane de l'Est, Guillard surprend Max Böhm qui bivouaque dans les herbes, en compagnie de son guide. Le Suisse attend les cigognes, jumelles aux poings. Il raconte alors au jeune ingénieur comment il a sauvé les cigognes en Suisse et comment il revient, chaque année, dans son pays pour admirer leur retour de migration. «Que leur trouvez-vous donc?» demande Guillard. Böhm répond simplement: «Elles m'apaisent.»
Sur la famille Böhm, Guillard ne sait pas grand-chose. En 1974, Irène Böhm ne vit déjà plus en Afrique. Guillard se souvient d'une petite femme effacée, au teint de soufre, qui demeurait solitaire dans sa maison coloniale. En revanche, l'ingénieur a mieux connu Philippe, le fils, qui accompagne parfois son père lors d'expéditions. La ressemblance entre le père et l'enfant est, paraît-il, stupéfiante: même corpulence, même visage en rondeur, même coupe en brosse. Pourtant Philippe a hérité le caractère de sa mère: timide, indolent, rêveur, il vit sous l'autorité de son père et subit en silence son éducation brutale. Böhm veut en faire un «homme». // l'emmène dans des régions hostiles, lui enseigne le maniement des armes, lui confie des missions, afin de l'aguerrir.
– 1977: Böhm part au mois d'août en prospection au-delà de MBaïki, en forêt profonde, vers la grande scierie de la SCAD. C'est là-bas que commence le territoire pygmée. L'ingénieur établit son campement dans la forêt. Il est accompagné d'un géologue belge, un dénommé Niels van Dôtten, de deux guides (un «grand noir» et un Pygmée) et de porteurs. Un matin, Böhm reçoit un télégramme, porté par un messager pygmée. C'est l'annonce de la mort de sa femme. Or, Böhm ne se doutait pas que sa femme était atteinte d'un cancer. Il s'effondre dans la boue.
Max Böhm vient d'être frappé d'un malaise cardiaque. Van Dôtten tente une réanimation avec les moyens du bord – massage cardiaque, bouche à bouche, médicaments de premiers secours, etc. Il ordonne aussitôt aux hommes de porter le corps jusqu'à l'hôpital de M'baiki, à plusieurs jours de marche. Mais Böhm revient à lui. Il balbutie qu'il connaît une mission plus proche, au sud, au-delà de la frontière du Congo (ici, la limite territoriale n'est qu'un trait invisible dans la forêt). Il veut être emporté là-bas, afin d'attendre d'autres soins. Van Dotten hésite. Böhm impose sa décision et exige que le géologue rentre à Bangui chercher des secours: «Tout ira bien», assure-t-il. Abasourdi, van Dotten reprend sa route et atteint la capitale, six jours plus tard. Aussitôt, un hélicoptère est affrété par l'armée française et repart, guidé par le géologue. Mais une fois sur place, nulle trace de mission ni de Böhm. Tout a disparu. Ou n'a jamais existé. L'ornithologue est porté disparu et le Belge ne s'attarde pas à Bangui.
Une année passe, puis Max Böhm, en chair et en os, débarque à Bangui. Il explique que l'hélicoptère d'une société forestière congolaise Ta emmené à Brazzaville, puis qu'il est rentré en Suisse, par avion, survivant par miracle. Là-bas, les soins attentifs d'une clinique genevoise lui ont permis de se rétablir. Il n 'est plus que l'ombre de lui-même et parle beaucoup de sa femme. Nous sommes en octobre 1978. Max Böhm repart peu après. II ne reviendra plus jamais en RCA. Dès lors, c'est un Tchèque, un ancien mercenaire, du nom d'Otto Kiefer, qui remplace le Suisse dans la direction des mines.
Voilà toute l'histoire, Louis. Cette entrevue nous éclaire sur certains points. Elle renforce aussi les zones d'ombre. Ainsi, à partir de la mort d'Irène Böhm, nous perdons toute trace du fils. Le mystère de la transplantation cardiaque reste entier, excepté peut-être sa période. La greffe a sans doute été effectuée à l'automne 1977. Mais la convalescence de Böhm à Genève est un mensonge: Böhm n'apparaît sur aucun registre suisse durant les vingt dernières années.
Reste la piste des diamants. Je suis convaincu que Böhm a bâti sa fortune sur les pierres précieuses. Et je regrette amèrement que votre voyage ne vous emmène pas en RCA, afin d'éclaircir tous ces mystères. Peut-être trouverez-vous quelque chose en Egypte ou au Soudan? Pour ma part, je prends une semaine de vacances à partir du 7 septembre. Je compte me rendre à Anvers, visiter les Bourses de diamants. Je suis persuadé de retrouver la trace de Max Böhm. Je vous livre toutes ces informations à chaud. Méditons là-dessus et contactons-nous au plus vite.
Aux nouvelles, Hervé.
Au fil de ma lecture, mes idées partaient en tous sens. Je cherchais à imbriquer mes propres pièces dans ce puzzle: les images d'Irène et de Philippe Böhm, le scanner du cœur de Böhm et, surtout, les photographies insoutenables des corps noirs mutilés.
Dumaz ignorait autre chose: je connaissais parfaitement l'histoire du Centrafrique – j'avais des raisons personnelles de la connaître. Ainsi, le nom d'Otto Kiefer, lieutenant de Bokassa, ne m'était pas inconnu. Ce réfugié tchèque, d'une violence implacable, était connu pour ses méthodes d'intimidation. Il plaçait une grenade dans la bouche des prisonniers et la faisait exploser lorsqu'ils refusaient de parler. Cette technique lui avait valu le surnom grotesque de Tonton Grenade. Böhm et Kiefer offraient donc les deux visages d'une même cruauté: le coupe-câble et la grenade.
J'éteignis la lumière. Malgré ma fatigue, le sommeil ne venait pas. Finalement, sans allumer la lumière, j'appelai le Centre Argos. Les lignes téléphoniques de Sofia, moins encombrées à cette heure tardive, m'offrirent une connexion parfaite. Dans la pénombre de ma chambre, la trajectoire des cigognes s'afficha une nouvelle fois, noir sur blanc, sur la carte numérisée de l'Europe de l'Est. Il n'y avait qu'une nouvelle intéressante: une cigogne était parvenue en Bulgarie. Elle s'était posée dans une grande plaine, non loin de Sliven, la ville de Rajko Nicolitch.
«Tout change à Sofia. C'est l'heure du "grand rêve américain". Faute d'un avenir européen bien palpable, les Bulgares se tournent vers les Etats-Unis. Désormais, à Sofia, parler anglais vous ouvre toutes les portes. On dit même que les Américains ne payent plus leur visa. Un comble! Il y a encore deux ans, on surnommait la Bulgarie la seizième république d'Union soviétique.»
Marcel Minaüs parlait fort, partagé entre l'irritation et l'ironie. Il était dix heures du matin. Nous filions le long des montagnes du Balkan, sous un soleil éclatant. Les champs déployaient des couleurs inespérées: des jaunes crépitants, des bleus atténués, des verts pâles, frémissant sous la caresse de la lumière. Des villages apparaissaient, crayeux et légers avec leurs murs en
crépi.
Je conduisais selon les indications de Marcel. Il avait emmené Yeta, sa «fiancée», une curieuse Tsigane, habillée d'un faux tailleur Chanel en tissu vichy. Petite et ronde, elle n'était plus de la première jeunesse et arborait une énorme tignasse de cheveux gris, d'où jaillissait un museau pointu, aux yeux noirs. La ressemblance avec un hérisson était frappante. Elle ne parlait que le romani et se tenait à l'arrière, très sage.
Marcel vantait maintenant les mérites de Rajko Nicolitch.
– Tu ne peux pas mieux tomber, répétait-il, me tutoyant au passage. Rajko est très jeune, mais il possède des qualités exceptionnelles. D'ailleurs, il commence à participer à des colloques internationaux. Les Bulgares sont fous de rage. Rajko a refusé de se présenter sous les couleurs du pays,
– Rajko Nicolitch n'est donc pas bulgare? m'étonnai-je.
Marcel eut un petit rire sourd:
– Non, Louis. C'est un Rom – un Tsigane. Et pas des plus commodes. Il appartient à une famille de cueilleurs. Quand vient le printemps, les Roms quittent le ghetto de Sliven et partent dans les forêts, autour de la plaine. Ils collectent du tilleul, de la camomille, de la cornouille, des queues de cerises (j'ouvrais des yeux ronds, Marcel s'étonna:) Comment, tu ne sais pas? Mais les queues de cerises constituent un diurétique très connu! Seuls ces Roms (les «hommes» comme ils se désignent) connaissent les lieux où poussent ces plantes sauvages. Ils fournissent l'industrie pharmaceutique bulgare, la plus importante des pays de l'Est. Tu vas voir: ils sont incroyables. Ils se nourrissent de hérissons, de loutres, de grenouilles, d'orties, d'oseille sauvage… Tout ce que la nature leur offre, à portée de main. (Marcel s'exaltait.) Il y a au moins six mois que je n'ai pas vu Rajko!
Mon compagnon m'offrit ensuite un quart d'heure de blagues albanaises. Dans les Balkans, les Albanais sont les Belges de notre Europe occidentale: les sujets préférés d'histoires drôles mettant en scène leur naïveté, leur manque de moyens ou d'idées. Minaüs en raffolait.
– Et celle-ci, tu la connais? Un matin, une dépêche paraît dans la Pravda: «Lors de manœuvres maritimes, un grave accident a anéanti la moitié de la flotte albanaise. L'aviron gauche est détruit.» (Marcel rit dans sa barbe.) Une autre. Les Albanais lancent un programme spatial, en collaboration avec les Russes – un vol dans l'espace avec un passager animal. Ils envoient ce télégramme aux Soviétiques: «Avons chien. Envoyez fusée.»
J'éclatai de rire. Marcel ajouta
– Evidemment, par les temps qui courent, ça a beaucoup perdu. Mais les histoires albanaises restent mes préférées.
Le linguiste partit ensuite dans un long dithyrambe sur la cuisine tsigane (il caressait le projet d'ouvrir un restaurant de spécialités, à Paris). Le «clou» de cette gastronomie était le hérisson. On le chassait le soir, au bâton, puis on le gonflait afin de mieux ôter ses épines. Cuisiné avec de la zumi, une farine spécifique, puis coupé en six morceaux égaux, l'animal était, selon Marcel, un vrai délice.
– Il faut donc ouvrir l'oeil, sur la route.
– Aucune chance, répliqua Marcel d'un ton doctoral. Jamais un hérisson ne se promène de jour.
Tout à coup, comme pour mieux le contredire, l'animal épineux apparut sur le bas-côté. Marcel afficha une moue perplexe:
– Sans doute un hérisson malade. Ou une femelle enceinte.
De nouveau, j'éclatai de rire. Où étaient les froids pays de l'Est, les régimes tyranniques, la grisaille et la tristesse? Marcel semblait posséder cette magie particulière de transformer les Balkans en destination idéale, en lieux de fantaisie et de plaisir, investis d'humour et de chaleur humaine.
Mais nous parvenions dans la région de Sliven. Les routes devenaient plus étroites, plus sinueuses. Des forêts obscures se refermaient sur nous. Nous croisions maintenant des «verdines» – les roulottes des Tsiganes nomades. Sur ces carrioles brinquebalantes, des familles nous scrutaient de leurs yeux sombres. Visages noirs, cheveux en bataille, silhouettes de haillons. Ces Tsiganes-là ne ressemblaient pas à Yeta. Le temps des Roms était venu. Des vrais – ceux qui voyagent et vous chapardent, du bout des doigts, avec mépris et condescendance.
Bientôt Marcel m'indiqua un sentier, sur la droite. C'était un chemin de terre, qui descendait en contrebas de la route, pour rejoindre le cours d'un ruisseau. Nous découvrîmes une clairière dans les taillis. A travers les arbres, un campement apparut: quatre tentes de couleurs criardes, quelques chevaux, et des femmes assises dans l'herbe qui concoctaient des tresses de fleurs blanches.
Marcel sortit de la voiture et cria quelque chose aux Romnis, de sa voix la plus chantante. Les femmes lui lancèrent un regard glacial. Marcel se tourna dans notre direction: «Il y a un problème. Attendez-moi ici.» Je vis son crâne passer à travers les feuillages, puis sa haute carrure jaillir de nouveau, près des femmes. L'une d'entre elles s'était levée et lui parlait avec animation. Elle portait un chandail couleur tournesol, moulant ses seins lâches. Son visage était brun et brut, comme taillé dans l'écorce. Sous son fichu bigarré, elle semblait ne pas avoir d'âge: juste un air de dureté intense, une violence à fleur de peau. A ses côtés, une autre Romni, plus petite, acquiesçait. Elle s'était levée, elle aussi. Son nez busqué était de travers, comme cassé par un coup de poing. De lourds anneaux d'argent pendaient à ses oreilles. Son pull turquoise était troué aux coudes. La dernière restait assise, un bébé entre les bras. Elle devait avoir quinze ou seize ans et regardait dans ma direction, les yeux frémissant sous une lourde tignasse, noire et brillante.
Je m'approchai. La femme-tournesol hurlait, désignant tour à tour les profondeurs de la forêt et la jeune mère, assise dans l'herbe. J'étais à quelques pas du groupe. La Romni s'interrompit et me dévisagea. Marcel avait pâli. «Je ne comprends pas, Louis… je ne comprends pas. Rajko est mort! Au printemps. II… il a été assassiné. Il faut aller voir le chef, Marin', dans les bois.» J'acquiesçai en sentant mon cœur cogner par saccades. Les femmes ouvrirent la route. Nous les suivîmes à travers les arbres.
Dans la forêt, l'air était plus frais. Les cimes des épicéas se balançaient dans le vent, les arbustes bruis-saient sur notre passage. A travers les espaces ajourés, les rayons du soleil voyageaient en douceur. Des millions de particules leur donnaient l'aspect velouté de la peau des pêches. Nous suivions une sorte de sentier, qui avait été tracé récemment. Les Romnis marchaient sans hésiter. Soudain, dans la hauteur de la voûte éme-raude, des voix résonnèrent. Des voix d'hommes, qui s'interpellaient à grande distance. La femme-tournesol se retourna et dit quelque chose à Marcel, qui acquiesça, tout en continuant d'avancer.
Notre première rencontre fut un jeune Rom, portant un costume de toile bleue – plutôt des lambeaux ramifiés par du gros fil. L'homme était aux prises avec un buisson inextricable d'où il prélevait une minuscule branche surmontée d'une fleur très pâle. Il parla avec Marcel puis me regarda. «Costa», dit-il. Son visage sombre était jeune, mais au moindre sourire son expression prenait la beauté ambiguë d'un couteau. Costa nous emboîta le pas. Bientôt une clairière s'ouvrit. Les hommes étaient là. Certains dormaient, ou semblaient dormir, sous leur chapeau baissé. D'autres jouaient aux cartes. Un autre trônait sur une souche. Visages de cuir, éclats d'argent aux ceintures ou aux chapeaux, puissance prête à jaillir à la moindre attaque. Au pied des arbres, des sacs de toile étaient remplis de plantes fraîchement cueillies.
Marcel s'adressa à l'homme de la souche. Ils semblaient se connaître de longue date. Après de longues palabres, Minaûs me présenta puis dit en français: «Voici Marin', le père de Mariana, celle qui a le bébé. Elle était la femme de Rajko.» La jeune fille demeurait en retrait, parmi les bosquets. Marin' me regarda. Sa peau noire était criblée de trous d'épingle, comme si on lui avait enfoncé un masque de clous. Ses yeux étaient minces, ses cheveux sinueux. Une fine moustache lui barrait la face. Il portait un blouson déchiré sous lequel on distinguait un tee-shirt sale.
Je le saluai puis m'inclinai face aux autres hommes. J'eus droit à quelques coups d'œil. Marin' s'adressa à moi, en romani. Marcel traduisit: «Il demande ce que tu veux.»
– Explique-lui que j'enquête sur les cigognes. Que je cherche à découvrir pourquoi elles ont disparu l'année dernière. Dis-lui que je comptais sur l'aide de Rajko. Les circonstances de sa mort ne me regardent pas. Mais la disparition des oiseaux comporte d'autres énigmes. Peut-être Rajko connaissait-il des hommes de l'Ouest, liés aux cigognes. Je pense qu'il avait des relations avec un certain Max Böhm.
Au fil de mes paroles, Marcel me fixait d'un air incrédule. Il ne comprenait rien à mon discours. Pourtant il traduisait, et Marin' inclinait légèrement la tête, sans me lâcher de ses yeux en fente. Le silence s'imposa. Marin' me scruta encore, une longue minute. Puis il parla. Longtemps. Posément. De cette voix caractéristique des âmes fatiguées, usées jusqu'à la corde par la cruauté des autres hommes.
– Rajko était un fouille-merde, dit Marin'. Mais il était comme mon fils. Il ne travaillait pas, et ça n'était pas grave. Il ne s'occupait pas de sa famille, et ça c'était plus grave. Mais je ne lui en voulais pas. C'était sa nature. Le monde ne le laissait pas en paix. (Marin' prit dans un sac une des fleurs:) Tu vois cette fleur? Pour nous, c'est juste un moyen de ramasser quelques leva. Pour lui, c'était une question, un mystère. Alors il étudiait, lisait, observait. Rajko était un véritable savant. Il connaissait le nom, le pouvoir de toutes les plantes, de tous les arbres. Les oiseaux, c'était la même chose. Surtout ceux qui voyagent en automne et au printemps. Comme tes cigognes. Il tenait des comptes. Il écrivait à des Gadjé, en Europe. Je crois bien que le nom que tu as dit, Böhm, était parmi eux.
Rajko était donc une autre sentinelle de Böhm. Le Suisse n'avait rien dit. J'avançais à pas d'aveugle. Marin' continuait:
– C'est pour ça que je te raconte l'histoire. Tu es du genre de Rajko – le genre qui gamberge. (Je regardais Mariana, à travers les branches. Elle se tenait à bonne distance de son père.) Mais la mort du fils n'a rien à voir avec tes oiseaux. C'est un crime raciste, qui appartient à un autre monde. Celui de la haine du Rom.
» Tout s'est passé au printemps, à la fin du mois d'avril, quand nous reprenions la route. Rajko, lui, avait ses habitudes. Dès le mois de mars, il partait à cheval et venait jusqu'ici, à la lisière de la plaine, pour guetter les cigognes. Il vivait alors seul dans la forêt. Il se nourrissait de racines, dormait dehors. Puis il attendait notre arrivée. Mais cette année, il n'y avait personne pour nous accueillir. Nous avons battu la plaine, arpenté la forêt, puis l'un d'entre nous a trouvé Rajko, dans les profondeurs des bois. Le corps était déjà froid. Les bestioles avaient commencé à le dévorer. Jamais je n'avais vu ça. Rajko était nu. Il avait la poitrine ouverte en deux, le corps lacéré partout, un bras et le sexe pratiquement coupés, des plaies en pagaille. (Mariana, légère sous les ombres des feuilles, fit un signe de croix.)
» Pour comprendre une pareille atrocité, homme, il faut remonter loin. Je pourrais t'en raconter, des histoires. On dit que nous venons de l'Inde, que nous descendons d'une caste de danseurs ou je ne sais quoi. Ce sont de belles conneries. Je vais te dire d'où nous venons: des chasses à l'homme, en Bavière, des marchés d'esclaves, en Roumanie, des camps de concentration, en Pologne, où les nazis nous ont charcutés comme de simples cobayes. Je vais te dire, homme. Je connais une vieille Romni qui a beaucoup souffert pendant la guerre. Les nazis l'ont stérilisée. La femme a survécu. Il y a quelques années, elle a appris que le gouvernement allemand donnait de l'argent aux victimes des camps de la mort. Pour toucher la pension, il fallait juste passer une visite médicale – prouver tes souffrances, en quelque sorte. La femme est allée au dispensaire le plus proche, pour passer une visite médicale et obtenir le certificat. Là-bas, la porte s'est ouverte et qui est apparu? Le docteur qui l'avait opérée dans les camps. L'histoire est vraie, homme. Ça s'est passé à Leipzig, il y a quatre ans. La femme, c'était ma mère. Elle est morte peu après, sans avoir touché un sou.
– Mais, demandai-je, quel rapport avec la mort de Rajko?
Marcel traduisit. Marin' répondit.
– Le rapport? (Marin' me fixa de ses yeux- meurtrières.) Le rapport, c'est que le Mal est de retour, homme. (Il pointa un doigt sur le sol.) Sur cette terre, le Mal est de retour.
Puis Marin' s'adressa à Marcel, en se frappant la poitrine. Marcel hésita à traduire. Il demanda à Marin' de répéter. Le ton monta. Marcel ne comprenait pas les derniers mots. Enfin il se tourna vers moi, les yeux pleins de larmes, puis il chuchota:
– Les meurtriers, Louis… Les meurtriers ont volé le cœur de Rajko.
Sur la route de retour vers Sliven, personne ne parla. Marin' nous avait donné d'autres détails: après avoir découvert le corps, les Tsiganes avaient prévenu le Dr. Djuric, un médecin tsigane qui effectuait une tournée dans les faubourgs de Sliven. Milan Djuric avait demandé à l'hôpital l'agrément d'une salle, afin d'effectuer une autopsie. On lui avait refusé. Pas de place pour un Tsigane. Même mort. La roulotte était repartie jusqu'à un dispensaire. Nouveau refus. Finalement, le convoi s'était rendu jusqu'à un gymnase délabré, réservé aux Roms. C'est là, sous les paniers de basket, dans l'odeur aigre de la salle de sports, que Djuric avait pratiqué l'autopsie. C'est là qu'il avait découvert le rapt du cœur. Il avait rédigé un bilan détaillé et informé la police, qui avait classé l'affaire. Chez les Roms, personne n'avait été choqué par cette indifférence. Les Tsiganes ont l'habitude. Non, ce qui préoccupait le vieux Rom, c'était de savoir «qui» avait tué son gendre. Le jour où il découvrirait le nom de ces tueurs – alors le soleil flatterait le dos des lames.
Lors de notre départ, un curieux incident était survenu. Mariana s'était approchée de moi et m'avait glissé dans les mains un cahier racorni. Elle n'avait rien dit, mais il m'avait suffi d'y jeter un coup d'œil pour comprendre de quoi il s'agissait: le cahier personnel de Rajko. Les pages où il notait ses observations, ses théories, à propos des cigognes. Je cachai aussitôt le document dans la boîte à gants.
A midi, nous étions à Sliven. C'était une ville industrielle, banale entre toutes. Taille moyenne, constructions moyennes, tristesse moyenne. Cette médiocrité semblait planer dans les rues comme une poussière minérale, recouvrant les façades et les visages. Marcel avait rendez-vous avec Markus Lasarevitch, une personnalité du monde tsigane. Nous devions déjeuner avec lui et, malgré les événements, il était trop tard pour annuler ce rendez-vous.
Ce fut un déjeuner sans appétit, ni aucune envie de demeurer à table. Markus Lasarevitch était un bellâtre d'un mètre quatre-vingt-dix, au teint très noir, portant gourmette et chaîne en or. La parfaite image du Rom qui a réussi, brassant des trafics et des millions de leva. Un homme insidieux, comme doublé de ruse et de velours.
– Vous comprenez, dit-il en anglais, tout en fumant une longue cigarette au filtre doré, j'ai été très attristé par la mort de Rajko. Mais nous n'en sortirons jamais. Toujours la même violence, les mêmes histoires troubles.
– Selon vous, demandai-je, il s'agirait d'un règlement de comptes entre Tsiganes?
– Je n'ai pas dit ça. C'est peut-être un coup des Bulgares. Mais avec les Roms, règne toujours la loi des vendettas, des vieux conflits. Il y a toujours une maison à incendier, une sale réputation à endosser. Je le dis en toute franchise: je suis moi-même un Rom.
– Bon Dieu, comment peux-tu parler ainsi? intervint Marcel. Sais-tu dans quelles conditions Rajko est mort?
– Justement, Marcel. (Il délesta sa cigarette d'une petite cendre grise.) Un voyou bulgare aurait été découvert au fond d'une rue, un couteau dans le ventre. Point final. Mais un Rom, non. Il faut qu'on le retrouve au fond des bois, le cœur arraché. Dans nos pays, toujours ancrés dans la superstition et la sorcellerie, cette disparition a dangereusement frappé les esprits.
– Rajko n'était pas un voyou, rétorqua Marcel.
Les «salades chopes» arrivèrent – des crudités saupoudrées de fromage râpé. Personne n'y toucha. Nous étions dans une grande salle vide, décorée de moquette brune, où trônaient des tables nappées de blanc, sans couverts ni décoration. Des lustres de faux cristal pendaient tristement, renvoyant de ternes éclats au soleil du dehors. Tout semblait prêt pour un festin qui sans doute ne viendrait jamais. Markus poursuivit:
– Autour du corps, il n'y avait aucune trace, aucun indice. Seul le vol de l'organe a été confirmé. Les journaux de la région se sont emparés de l'affaire. Ils ont raconté n'importe quoi. Des histoires de magie, de sorcières. Pire encore. (Markus écrasa sa cigarette. Il regarda Marcel droit dans les yeux:) Tu devines ce que je veux dire.
Je ne compris pas cette allusion. Marcel ouvrit une parenthèse en français, m'expliqua que, depuis des siècles, les Roms ont une réputation de cannibales.
– Ce n'est qu'un vieux fantasme, dit Marcel. Celui de l'ogre, du tueur d'enfants, appliqué aux Tsiganes. Mais la disparition du cœur de Rajko a dû faire trembler dans les chaumières.
Je lançai un coup d'œil à Markus. Sa large carrure ne bougeait pas. Il avait allumé une nouvelle cigarette.
– Depuis des années, reprit-il, je me bats pour améliorer notre image. Et nous voilà repartis au Moyen Age! Tout le monde est coupable, du reste. Comprenez-moi, monsieur Antioche. Ce n'est pas du cynisme. Je songe simplement à l'avenir (il posa ses doigts en pieuvre sur la nappe blanche). Je lutte pour l'amélioration de nos conditions de vie, pour notre droit au travail.
Dans la région de Sliven, Markus Lasarevitch était une figure politique. Il était le candidat des Roms – ce qui lui conférait un pouvoir important. Marcel m'avait raconté comment Lasarevitch roulait des épaules, en costume croisé, dans les ghettos de Sliven, poursuivi par une horde de noirauds crasseux qui s'agrippaient, tout joyeux, à ses belles étoffes. J'imaginais son visage crispé face à ces électeurs potentiels, sales et puants. Pourtant, malgré ses répugnances, Markus devait flatter les Roms. C'était le prix de ses ambitions politiques – et la mort de Rajko était une sérieuse pierre dans son jardin. Lasarevitch présentait la situation à sa manière:
– Cette disparition anéantit beaucoup de nos efforts, notamment sur le plan social. Ainsi, dans les ghettos, j'ai créé des centres de soins, avec l'aide d'une organisation humanitaire.
– Quelle organisation? demandai-je nerveusement.
– Monde Unique (Markus avait prononcé le nom en français, il le répéta en anglais:) Only World.
Monde Unique. C'était la troisième fois, en quelques jours, et à des centaines de kilomètres de distance, que j'entendais ce nom. Markus poursuivit:
– Puis ces jeunes médecins sont partis. Une mission d'urgence, m'ont-ils dit. Mais je ne serais pas étonné qu'ils se soient lassés de nos bagarres perpétuelles, de notre refus de nous adapter, de notre mépris pour les Gadjé. A mon avis, la mort de Rajko a achevé de les décourager.
– Les docteurs sont-ils partis aussitôt après la mort de Rajko?
– Pas vraiment. Ils ont quitté la Bulgarie en juillet dernier.
– En quoi consistait leur activité?
– Ils soignaient les malades, vaccinaient les enfants, distribuaient des médicaments. Ils disposaient d'un laboratoire d'analyses et de quelque matériel pour de petites interventions chirurgicales. (Markus se frotta le pouce et l'index, en signe de connaisseur.) Il y a beaucoup d'argent derrière Monde Unique. Beaucoup.
Markus régla la note et évoqua le coup d'Etat manqué de Moscou, dix jours auparavant. Dans son esprit, tout semblait appartenir à un vaste et unique programme politique, où chaque élément jouait un rôle spécifique. La misère des Roms, le meurtre de Rajko, la décadence du socialisme formaient à ses yeux un ensemble logique, qui aboutissait, bien sûr, à l'élection de sa personne.
Pour finir, sur le perron du restaurant il tâta le revers de ma veste puis me demanda le prix de la Volkswagen, en dollars. Je lui balançai une somme exorbitante, pour le seul plaisir de le voir accuser le coup. Ce fut la première fois qu'il tiqua. Je claquai la portière. Il nous salua une dernière fois, inclinant son grand corps à hauteur de ma vitre. Il demanda: «Je n'ai pas compris. Pourquoi êtes-vous venu en Bulgarie, déjà?» En tournant la clé de contact, je lui résumai l'affaire des cigognes. «Oh, vraiment?», commenta-t-il avec un accent américain, plein de condescendance. Je démarrai brutalement.
A dix-huit heures, nous étions de retour à Sofia. Aussitôt je téléphonai au Dr Milan Djuric. Il consultait à Podliv, jusqu'au lendemain après-midi. Sa femme parlait un peu anglais. Je me présentai et l'avertis de ma visite le lendemain, dans la soirée. J'ajoutai qu'il était très important pour moi de rencontrer Milan Djuric. Après quelques hésitations, l'épouse me donna son adresse et ajouta quelques précisions sur l'itinéraire à suivre. Je raccrochai et m'intéressai ensuite à ma prochaine destination: Istanbul.
L'enveloppe de Max Böhm contenait un billet de train Sofia-Istanbul, avec la liste des horaires. Chaque soir, un train partait pour la Turquie aux environs de onze heures. Le Suisse avait pensé à tout. Je réfléchis quelques minutes au personnage. Je connaissais quelqu'un qui pourrait me renseigner sur lui: Nelly Braesler. Après tout, c'était elle qui m'avait orienté vers Böhm. Je décrochai le téléphone et composai le numéro de ma mère adoptive, en France.
J'obtins la communication après une dizaine de tentatives. J'entendis la sonnerie, lointaine, puis la voix aigre de Nelly, plus lointaine encore.
– Allô?
– C'est Louis, dis-je froidement.
– Louis? Mon petit Louis, où êtes-vous donc?
Je reconnus aussitôt son ton de miel, faussement amical, et sentis mes nerfs se tendre sous ma peau.
– En Bulgarie.
– En Bulgarie! Que faites-vous là-bas?
– Je travaille pour Max Böhm.
– Pauvre Max. Je viens d'apprendre la nouvelle. Je ne pensais pas que vous étiez parti…
– Böhm m'a payé pour un travail. Je reste fidèle à mes engagements. A titre posthume.
– Vous auriez pu nous prévenir.
– C'est toi, Nelly, qui aurais dû m'avertir (je tutoyais Nelly, qui s'évertuait à me dire «vous»). Qui était Max Böhm? Que savais-tu du travail qu'il voulait me proposer?
– Mon petit Louis, votre ton m'effraie. Max Böhm était un simple ornithologue. Nous l'avons rencontré lors d'un colloque ornithologique. Tu sais bien que Georges s'intéresse à ces questions. Max s'est montré très sympathique. De plus, il avait beaucoup voyagé. Nous avions connu les mêmes pays et…
– Comme le Centrafrique? intervins-je.
Nelly marqua un temps, puis répondit plus bas:
– Comme le Centrafrique, oui…
– Que savais-tu de la mission qu'il voulait me confier?
– Rien, ou presque. Au mois de mai dernier, Max nous a écrit qu'il cherchait un étudiant pour une brève mission à l'étranger. Nous avons naturellement pensé à vous.
– Savais-tu que cette mission concernait des cigognes?
– Je crois me souvenir de cela.
– Savais-tu que cette mission comportait des risques?
– Des risques? Mon Dieu, non…
Je changeai de cap:
– Que sais-tu sur Max Böhm, sa famille, son passé?
– Rien. Max était un homme très solitaire.
– T'avait-il déjà parlé de sa femme?
Des crépitements couvrirent la ligne.
– Très peu, répondit Nelly d'une voix sourde.
– Il n'a jamais évoqué son fils?
– Son fils? J'ignorais même qu'il eût un fils. Je ne comprends pas vos questions, Louis…
De nouveaux crachotements revinrent en rafale. Je hurlai:
– Dernière question, Nelly: savais-tu que Max Böhm était un transplanté cardiaque?
– Non! (La voix de Nelly tremblait.) Je savais simplement qu'il souffrait du cœur. Il est décédé d'un infarctus, non? Louis, votre voyage n'a plus de raison d'être. Tout est terminé…
– Non, Nelly. Tout commence, au contraire. Je t'appellerai plus tard.
– Louis, mon petit Louis… quand rentrerez-vous?
Les interférences déferlèrent de nouveau.
– Je ne sais pas, Nelly. Embrasse Georges. Prends soin de toi.
Je raccrochai. J'étais bouleversé, comme à chaque fois que je parlais à ma mère adoptive. Nelly ne savait rien. Les Braesler étaient décidément trop riches pour être malhonnêtes.
Il était vingt heures. Je rédigeai rapidement un fax à l'attention d'Hervé Dumaz, évoquant les terrifiantes découvertes de la journée. Je conclus en lui promettant de mener désormais ma propre enquête sur le passé de Max Böhm.
Ce soir-là, Marcel décida de nous emmener au restaurant, Yeta et moi. C'était une idée étrange, après les quelques heures que nous venions de passer. Mais Minaüs était partisan des contrastes – et il prétendait que nous avions besoin de nous détendre.
Le restaurant était situé sur le boulevard Rouski. Marcel joua les maîtres de cérémonie et demanda à l'homme de l'accueil – sanglé dans une veste de smoking blanche et sale – s'il était possible de s'installer en terrasse. L'homme opina et nous indiqua l'escalier. La terrasse se trouvait au premier étage.
C'était une pièce tout en longueur, aux fenêtres ouvertes, qui dominait le large boulevard. Les odeurs qui voyageaient jusqu'ici m'incitaient à la prudence: viande grillée, saucisse, lard fumé… Nous nous installâmes. Je jetai un coup d'œil au décor: des simili-boiseries, une moquette brune, des lustres en cuivre. Des familles parlaient à voix basse. Seuls des éclats parvenaient d'un recoin sombre – des Bulgares qui abusaient de l'arkhi, la vodka locale. Je m'emparai d'une carte, traduite en anglais, tandis que Marcel composait le menu de Yeta d'une voix doctorale. Je les regardais du coin de l'œil. Lui, avec sa longue barbe et son crâne affûté. Elle, se tenant droite et lançant des regards effarouchés. Son visage de petit mammifère pointait avec méfiance, du fond de sa tignasse grise. Je ne parvenais pas à deviner les liens qui unissaient ces deux oiseaux. Depuis la veille au soir, la Romni n'avait pas décroché un mot.
Le garçon arriva. Aussitôt les difficultés commencèrent. Il n'y avait plus de «salades chopes». Ni de caviar d'aubergines. Ni même de tourchia (plat à base de légumes). Encore moins de poisson. A bout de patience, je demandai au serveur ce qui restait en cuisine. «Exclusivement de la viande», répondit-il en bulgare, avec un sourire déplaisant aux lèvres. Je me rabattis donc sur les garnitures d'un steak – haricots verts et pommes de terre – en précisant que je ne voulais pas de viande. Marcel me sermonna sur mon manque d'appétit, se lançant dans des considérations physiologiques très précises.
Une demi-heure plus tard, mes légumes arrivaient. A leur côté, gisait une viande sanglante, à peine cuite. Un noyau de dégoût jaillit de ma gorge. J'agrippai le serveur par sa veste et lui ordonnai de remporter l'assiette tout de suite. L'homme se débattit. Des couverts volèrent, des verres éclatèrent. Le serveur m'insulta et commença à m'empoigner à son tour. Nous étions déjà debout, prêts à nous battre, quand Marcel réussit à nous séparer. Le garçon reprit son assiette, maugréant des insultes, tandis que les poivrots du fond m'encourageaient en levant leur verre. J'étais comme fou, tremblant des pieds à la tête. Je réajustai ma chemise et sortis sur le balcon afin de retrouver mon calme.
La fraîcheur enveloppait maintenant Sofia. Le balcon surplombait la place Narodno-Sabranie, où trône l'Assemblée nationale. D'ici, je pouvais admirer une grande partie de la ville, doucement éclairée.
Sofia est bâtie au creux d'une vallée. Autour, quand vient le soir, les montagnes prennent une tendre couleur bleue. La ville au contraire, rouge et brune, semble se concentrer sur elle-même. Dressée, tourmentée, fantasque, avec ses constructions sanguines et ses murailles crayeuses, Sofia m'apparaissait comme une cité d'orgueil, au cœur des Balkans. J'étais surpris par sa vivacité, sa diversité, qui ne coïncidait pas avec les clichés misérabilistes des pays de l'Est. La ville avait bien sûr son compte d'immeubles gris, de stations à essence embouteillées, de magasins vides, mais elle était aussi claire et aérée, pleine de douceur et de folie. Son relief impromptu, ses tramways orange, ses boutiques bigarrées lui donnaient une allure de Luna-Park étrange, où les attractions auraient oscillé entre rire et inquiétude.
Marcel me rejoignit sur la terrasse.
– Ça va mieux? demanda-t-il en me tapant sur l'épaule.
– Ça va.
Il éclata d'un rire nerveux:
– Ce n'est pas avec toi que je monterais mon restaurant tsigane.
– Désolé, Marcel, répondis-je. J'aurais dû te prévenir. Le moindre steak me fait déguerpir.
– Végétarien?
– Plutôt, oui.
– Ce n'est pas grave. (Il balaya d'un regard la ville éclairée, puis répéta:) Ce n'est pas grave. Moi non plus je n'avais pas faim. Ce restaurant n'était pas une bonne idée.
Il se tut quelques instants.
– Rajko était un ami, Louis. Un pur et tendre ami, un jeune homme merveilleux qui connaissait mieux que personne la forêt et repérait les bons coins pour chaque plante. C'était le cerveau des Nicolitch. Il jouait un rôle essentiel dans leurs cueillettes.
– Pourquoi n'avais-tu pas vu Rajko depuis six mois? Pourquoi personne ne t'a-t-il prévenu de sa disparition?
– Au printemps dernier, j'étais en Albanie. Une terrible famine se prépare là-bas. Je tente de sensibiliser les pouvoirs français. Quant à Marin' et aux autres, pourquoi m'auraient-ils averti? Ils étaient terrifiés. Et après tout, je ne suis qu'un Gadjo.
– Sur la mort de Rajko, tu as ton idée?
Marcel haussa les épaules. Il marqua un temps, comme pour mieux rassembler ses pensées.
– Je n'ai pas d'explication. L'univers des Roms est un univers de violence. D'abord entre eux. Ils ont le couteau facile, le coup de poing plus facile encore. Ils ont une mentalité de petites frappes. Mais la plus terrible violence vient de l'extérieur. C'est celle des Gadjé. Inlassable, insidieuse. Une violence qui les traque par tout, les pourchasse depuis des siècles. J'ai connu tant de bidonvilles aux abords des grandes villes de Bulgarie, de Yougoslavie, de Turquie. Des baraques agglutinées, dans la boue, où survivent des familles sans métier ni avenir, en lutte contre un racisme sans trêve. Parfois ce sont des attaques directes, violentes. D'autres fois, le système est plus raffiné. Il s'agit de lois et de mesures légales. Mais le résultat est toujours le même:les Roms, dehors! Toutes les exclusions auxquelles j'ai assisté, à coups de flics, de bulldozers, d'incendies… J'ai vu des enfants mourir ainsi, Louis, dans les décombres de baraques, dans les flammes des caravanes. Les Roms, c'est la peste, la maladie à honnir. Alors, qu'est-il arrivé à Rajko? Franchement, je ne sais pas. C'est peut-être un crime raciste. Ou un avertissement pour chasser les Roms de la région. Ou même une stratégie pour jeter le discrédit sur eux. Dans tous les cas, Rajko a été la victime innocente d'une sale histoire.
J'enregistrai ces informations. Après tout, cette «sale histoire» n'avait peut-être aucun rapport avec Max Böhm et ses énigmes. Je changeai de thème:
– Que penses-tu de Monde Unique?
– Les toubibs du ghetto? Ils sont parfaits. Compré-hensifs et dévoués. C'est la première fois qu'on vient véritablement en aide aux Roms de Bulgarie.
Marcel se tourna vers moi:
– Mais toi, Louis, que fais-tu dans cette histoire? Es-tu vraiment ornithologue? Quelle est cette grave affaire dont tu as parlé à Marin'? Et que viennent faire les cigognes là-dedans?
– Je n'en sais rien moi-même. Je t'ai caché quelque chose, Marcel: c'est Max Böhm qui m'a payé pour suivre les cigognes. Entre-temps cet homme est mort et, depuis sa disparition, les mystères s'accumulent. Je ne peux t'en dire plus, mais une chose est sûre: l'ornithologue n'était pas clair.
– Pourquoi as-tu accepté ce boulot?
– Je sors de dix ans d'études acharnées, qui m'ont écœuré à jamais de toute préoccupation intellectuelle. Durant dix années, je n'ai rien vu, rien vécu. Je voulais en finir avec cette masturbation de l'esprit, qui laisse au ventre un vide terrible, une faim d'existence à se frapper la tête contre les murs. C'était devenu pour moi une obsession. Rompre ma solitude, connaître l'inconnu, Marcel. Quand le vieux Max m'a proposé de traverser l'Europe, le Proche-Orient, l'Afrique pour suivre des cigognes, je n'ai pas hésité un seul instant.
Yeta nous rejoignit. Elle s'impatientait. Le garçon refusait de la servir. Finalement, aucun d'entre nous n'avait dîné. Dans l'obscurité naissante, le ciel roulait des profondeurs de laine sombre.
– Rentrons, dit Marcel. Un orage se prépare.
Ma chambre était anonyme, la lumière anémique. Le tonnerre craquait dehors, sans que la pluie ne daigne venir. La chaleur était suffocante et il n'y avait pas d'air conditionné. Cette température était une surprise. J'avais toujours imaginé les pays de l'Est dans une froideur lugubre, en mal de chauffage et de chapkas.
A vingt-deux heures trente, je consultai les données Argos. Les deux premières cigognes de Sliven niaient déjà en direction du Bosphore. Les localisations indiquaient qu'elles s'étaient posées le soir même, à dix-huit heures quinze, à Svilengrad, près de la frontière turque. Une autre cigogne était parvenue à Sliven ce soir. Les autres, imperturbablement, suivaient. J'observai aussi l'autre route, celle de l'Ouest: les huit cigognes qui avaient emprunté la voie de l'Espagne, du Maroc… La plupart d'entre elles avaient déjà dépassé le détroit de Gibraltar et volaient en direction du Sahara.
L'orage grondait toujours. Je m'allongeai sur mon lit, coupai la lumière et allumai la veilleuse. Alors seulement, j'ouvris le cahier de Rajko.
C'était un véritable hymne à la cigogne. Rajko notait tout: les passages des oiseaux, le nombre de nids, de petits, d'accidents… Il dressait des moyennes, s'efforçait de mettre en valeur des systèmes. Son carnet était criblé de colonnes, d'arabesques chiffrées, qui n'auraient pas déplu à Max Böhm. Il notait aussi, en marge, ses commentaires, dans un anglais maladroit. Des réflexions sérieuses, amicales, humoristiques. Il avait donné des surnoms aux couples qui nichaient à Sliven, livrant leur explication dans un index. Je découvris ainsi les «Cendres d'argent», qui nichaient sur un tapis de mousse; les «Becs de charme», dont le mâle avait un bec asymétrique; les «Printemps pourpre», qui s'étaient installés lors d'un crépuscule rougeoyant.
Rajko ponctuait également ses observations de schémas techniques, d'études anatomiques. D'autres croquis détaillaient les différents modèles de bagues: français, allemand, hollandais et, bien sûr, ceux de Böhm. A côté de chaque dessin, Rajko avait inscrit la date et le lieu d'observation. Un détail me frappa: les cigognes dotées de deux bagues portaient deux modèles différents. La bague indiquant la date de leur naissance était fine et d'un seul tenant. Celle que Böhm avait placée ensuite était plus épaisse, et semblait s'ouvrir comme une tenaille. Je partis chercher les photographies et observai les pattes des volatiles. Rajko avait vu juste. Il ne s'agissait pas des mêmes bagues. Je méditai sur ce détail. Les inscriptions des anneaux étaient en revanche identiques: date et lieu de la pose, rien de plus.
Dehors, la pluie s'était enfin déclarée. J'ouvris les fenêtres et laissai entrer ces grands soupirs de fraîcheur. Sofia, au loin, étendait ses lumières, comme une galaxie perdue dans une tempête d'argent. Je revins à ma lecture.
Les dernières pages étaient consacrées aux cigognes de 1991. C'était l'ultime printemps de Rajko. Au fil des mois de février et de mars, Rajko avait remarqué, comme Joro, que les cigognes de Böhm ne revenaient pas. Comme Joro, il avait supposé que cette absence tenait au fait que ces oiseaux avaient été blessés ou malades. Rajko n'avait rien de plus à me dire. Je suivis ses dernières journées au fil de son journal. Au 22 avril, la page était blanche.
– Le nomadisme des Tsiganes, au fil de l'histoire, apparaît plutôt comme une conséquence des persécutions, du racisme inlassable des Gadjé.
A six heures du matin, dans l'aube filandreuse de la campagne bulgare, Marcel discourait déjà, pendant que je conduisais:
– Les Tsiganes restés voyageurs sont les plus pauvres, les plus malheureux. A chaque printemps, ils prennent la route, rêvant d'une maison vaste et chauffée. Parallèlement, et c'est là tout le paradoxe, ce nomadisme reste ancré dans la culture tsigane. Même les Roms sédentaires continuent, ponctuellement, à voyager. C'est ainsi que les hommes rencontrent leurs épouses, que les familles s'associent. Cette tradition transcende le déplacement physique. C'est un état d'esprit, un mode de vie. La maison d'un Rom est toujours conçue comme une tente: une grande pièce, élément essentiel de la vie communautaire, où les aménagements, les ornements, les objets rappellent la décoration d'une roulotte.
A l'arrière, Yeta dormait. Nous étions le 31 août. Plus que seize heures à passer en Bulgarie. Je tenais à retourner à Sliven, pour interroger de nouveau Marin' et consulter les journaux locaux des 23 et 24 avril 1991. Si la police avait classé l'affaire, peut-être les journalistes avaient-ils, sur l'instant, découvert quelques détails. Je ne croyais pas tellement à ces coups d'épingle, mais ces démarches allaient m'occuper jusqu'à mon entrevue avec le Dr Djuric, en fin d'après-midi. Par ailleurs, je voulais cueillir les cigognes à leur réveil, le long de la grande plaine.
Notre visite aux journaux ne m'apprit rien. Les articles évoquant l'affaire Rajko ne constituaient qu'un torrent de propos racistes. Markus Lasarevitch avait raison: la mort de Rajko avait frappé les esprits.
L’Atkitno soutenait la thèse du règlement de comptes entre Roms. Selon l'article, deux clans de Tsiganes cueilleurs s'étaient affrontés pour un terrain. Le texte s'achevait en forme de réquisitoire contre les Roms, rappelant plusieurs scandales qui avaient secoué Sliven ces derniers mois, et où les Tsiganes jouaient un rôle central. Le crime de Rajko était donc une apothéose. On ne pouvait laisser les forêts devenir des territoires de guerre, dangereux pour les paysans bulgares, et surtout pour leurs enfants qui s'y promenaient. Marcel, tout en traduisant l'article, voyait rouge.
Le Koutba, principal journal de l'UDF – le parti de l'opposition -, exploitait plutôt le filon de la superstition. L'article insistait sur l'absence d'indices. Et déroulait une sarabande de suppositions fondées sur la magie, la sorcellerie. Ainsi, Rajko avait sans doute commis une «faute». Pour le punir, son cœur avait été arraché puis offert à la cruauté de quelque rapace. L'article concluait par une mise en garde, aux accents apocalyptiques, adressée aux habitants de Sliven contre les Tsiganes, véritable vermine diabolique.
Quant à L'Union des chasseurs, l'article, assez bref, se contentait de dresser un historique de la cruauté des Roms. Maisons incendiées, crimes, vols, bagarres et autres brigandages étaient décrits sur un ton indifférent, jusqu'à l'affirmation du cannibalisme des Tsiganes. Pour étayer cela, le rédacteur invoquait un fait divers survenu en Hongrie, au XIXe siècle, où des Tsiganes avaient été accusés d'anthropophagie.
– Ce qu'ils ne disent pas, tonna Marcel, c'est que les Roms furent lavés de ces accusations. Trop tard, d'ailleurs, puisque plus de cent Tsiganes avaient été lynchés au fond des marécages.
C'en était trop. Minaüs se mit à rugir dans la vieille imprimerie. Il appela à cor et à cri le rédacteur en chef, commença à faire voler des liasses de papier, renversa l'encre, secoua le vieil homme qui nous avait permis de consulter les archives. Je parvins à raisonner Marcel. Nous sortîmes. Yeta trottinait derrière nous, ne comprenant rien.
A proximité de la gare de Sliven, je repérai une buvette en préfabriqué et proposai un café turc. Durant une demi-heure, Marcel bougonna en romani puis, enfin, se calma. Derrière nous, des Tsiganes grignotaient des amandes, dans un silence de fauves. Minaüs ne put résister. Il leur adressa la parole, dans son romani des grands jours. Les Roms sourirent, puis répondirent. Bientôt, Marcel éclata de rire. Sa belle humeur perçait de nouveau. Il était dix heures. Je proposai à mon compagnon de changer d'horizon et de battre la campagne, en quête de cigognes. Marcel accepta avec entrain. Je commençais à mieux comprendre sa personnalité: Minaüs était un nomade, dans l'espace mais aussi dans le temps. Il vivait exclusivement dans le présent. D'un instant à l'autre, la différence dans son esprit était nette, radicale.
Nous traversâmes d'abord des vignobles. Des cohortes de Romnis cueillaient le raisin, courbées sur les plantations tortueuses. Les lourds parfums du fruit flottaient dans l'air. A notre passage, les femmes se levaient et nous saluaient. Toujours les mêmes visages, sombres et mats. Toujours les mêmes hardes, vives et colorées. Certaines d'entre elles avaient les ongles vernis, d'un rouge écarlate. Puis ce fut l'immense plaine, déserte, où se dressait de temps à autre un arbre en fleur. Mais, le plus souvent, seules des traînées marécageuses se découpaient, noires et brillantes, parmi les herbes vives.
Soudain, une longue crête blanchâtre se découpa sur le paysage. «Les voilà», murmurai-je. Marcel prit mes jumelles et les braqua en direction du groupe. Aussitôt il ordonna: «Prends cette route», en indiquant un sentier sur la droite. Je braquai dans les sillons boueux.
Nous roulâmes lentement vers les cigognes. Plusieurs centaines se tenaient là. Engourdies, silencieuses, droites sur une patte. «Eteins le moteur», chuchota Marcel. Nous sortîmes, avançâmes. Quelques oiseaux frémirent, battirent des ailes, puis s'envolèrent. Nous stoppâmes. Trente secondes. Une minute. Les oiseaux reprirent leur rythme, picorant la terre, avançant de leur démarche délicate. Nous fîmes de nouveau quelques pas. Les volatiles étaient à trente mètres. Marcel dit: «Arrêtons-nous. Nous ne pourrons faire mieux.» Je repris mes jumelles et observai les cigognes: aucune n'était baguée.
La matinée s'acheva dans la clairière de Marin'. Les Roms furent plus accueillants. J'appris le nom des femmes: Sultana, la femme de Marin', géante au chandail tournesol, Zainepo, au nez brisé, femme de Mermet, Katio, mains sur les hanches, tignasse rousse, épouse de Costa. Mariana, la veuve de Rajko, dorlotait Denke, son nourrisson de trois mois. Le soleil s'était levé. Une effervescence montait des herbages, orchestrée par le tourbillon des insectes.
– Je voudrais parler avec celui qui a découvert le corps, dis-je enfin.
Marcel grimaça. Pourtant, il traduisit ma requête. Marin', à son tour, me toisa avec dégoût et appela Mermet. C'était un colosse à peau brune, au visage aigu, enfoui sous des mèches luisantes. Le Rom n'avait aucune envie de bavarder. Il arracha une brindille puis se mit à la mâchonner, l'air absent, en susurrant quelques mots.
– Il n'y a rien à dire, traduisit Marcel. Mermet a découvert Rajko dans les bois. Toute la famille battait la campagne, à sa recherche. Mermet s'est aventuré dans un coin où personne ne va jamais. On dit qu'il y a des ours. Et il a trouvé le corps.
– Où exactement? Dans des taillis? Une clairière?
Marcel traduisit ma question. Mermet répondit. Minaüs reprit la parole:
– Dans une clairière. L'herbe était très courte, comme aplatie.
– Sur cette herbe, il n'y avait aucune trace?
– Aucune.
– Et aux alentours, pas de marques? De pas? De pneus?
– Non. La clairière est loin dans la forêt. Pas d'accès pour une voiture.
– Et le corps? continuai-je. Comment était le corps? Rajko semblait s'être débattu?
– Difficile à dire, répondit Marcel après avoir écouté Mermet. Il était allongé, les bras le long du torse. Sa peau était tailladée en tout sens. Ses entrailles jaillissaient d'une fente brunâtre, qui commençait ici (Mermet se frappait le cœur). C'est son visage qui était bizarre. Il semblait coupé en deux. Des yeux grands ouverts. Tout blancs. Pleins de peur. Et puis une bouche fermée, apaisée, aux lèvres calmes.
– C'est tout? Rien d'autre de frappant?
– Non.
Mermet se tut quelques secondes, mâchouillant toujours son brin d'herbe, avant d'ajouter:
– La veille, il devait y avoir eu une sacrée tempête. Parce que, dans ce coin-là, tous les arbres étaient couchés, les feuillages aux quatre cents coups.
– Dernière question: Rajko ne t'avait parlé de rien, d'une découverte qu'il aurait effectuée? Il ne semblait pas redouter quelque chose?
Mermet, par la voix de Marcel, eut le mot de la fin:
– Personne ne l'avait vu depuis deux mois.
Je notai ces détails dans mon carnet, puis remerciai Mermet. Il hocha la tête, légèrement. Il avait l'air d'un loup à qui l'on propose une assiette de lait. Nous revînmes au campement. Les enfants insistèrent pour diffuser sur le lecteur de la voiture quelques-unes de leurs cassettes. En un éclair, la Volkswagen, portières ouvertes, se métamorphosa en un orchestre tsigane, où clarinette, accordéon et tambours se livraient à une course trépidante. J'étais plutôt surpris. Comme tout le monde, je pensais que la musique tsigane était tissée de violons et de langueurs. Cette stridence avait plutôt le caractère obsédant d'une danse de derviches.
Sultana nous offrit du café turc: un jus amer qui flottait sur du marc. Je goûtai le breuvage du bout des lèvres. Marcel le but par petites lampées, en connaisseur, discutant vivement avec la femme-tournesol. Il me sembla qu'il parlait du café, de recettes, de méthodes. Ensuite, il renversa sa tasse et attendit quelques minutes. Enfin, il en scruta le fond d'un œil expert puis le commenta, aidé de Sultana. Je compris qu'ils s'entretenaient de la meilleure façon de lire dans le marc.
Quant à moi, je lançais des sourires, un peu au hasard, l'esprit agité. Pour Marin' et les autres, la mort de Rajko appartenait au passé (Marcel m'avait expliqué qu'au bout d'une année, le nom du mort est libéré: on peut alors le donner à un nouveau-né, organiser un banquet et dormir en paix, car désormais l'esprit du disparu cesse de tourmenter les rêves de ses frères). Pour moi, au contraire, cette disparition pulvérisait le présent. Et sans doute plus encore le futur.
A quatorze heures, les nuages étaient de retour. Il fallait partir pour cueillir Milan Djuric en fin d'après-midi, à Sofia. Nous saluâmes la kumpania et partîmes sous les sourires et les embrassades.
Sur la route, nous croisâmes les faubourgs de Sliven. Des bidonvilles poussiéreux, traversés par des sentiers de terre, où gisaient çà et là des cadavres de voitures. Je ralentis. «J'ai beaucoup d'amis ici, dit Marcel. Mais je préfère t'épargner cela. Allons.» Sur le bord de l'asphalte, des enfants saluèrent notre passage: «Gadjé, Gadjé, Gadjé!» Ils marchaient pieds nus. Leurs visages étaient sales et des croûtes de crasse saillaient dans leurs cheveux. J'accélérai. Au bout d'un moment, je rompis le silence:
– Marcel, dis-moi une chose: pourquoi les enfants roms sont-ils si sales?
– Ce n'est pas de la négligence, Louis. C'est une vieille tradition. Selon les Roms, un enfant est si beau qu'il peut attirer la jalousie des adultes, toujours prêts à jeter le mauvais œil. Alors on ne les lave jamais. C'est une sorte de déguisement. Pour masquer leur beauté et leur pureté aux yeux des autres.
Durant le retour, Marcel me parla de Milan Djuric.
– C'est un drôle de type, dit-il. Un Tsigane solitaire. Personne ne sait d'où il vient exactement. Il parle parfaitement le français. On dit qu'il a suivi ses études de médecine à Paris. Il est apparu dans les Balkans dans les années soixante-dix. Depuis cette époque, Djuric sillonne la Bulgarie, la Yougoslavie, la Roumanie, l'Albanie et donne des consultations gratuites. Il soigne les Roms avec les moyens du bord. Il allie la médecine moderne aux connaissances botaniques des Tsiganes. Il a sauvé ainsi plusieurs femmes de graves hémorragies. Elles avaient été stérilisées en Hongrie ou en Tchécoslovaquie. Pourtant, Djuric a été accusé de pratiquer des avortements clandestins. Il a même été condamné à deux reprises, je crois. Purs mensonges. Aussitôt sorti de prison, Djuric a repris ses tournées. Dans le monde des Roms, Djuric est une célébrité, presque un mythe. On lui prête des pouvoirs magiques. Je te conseille d'aller le voir seul. Peut-être parlera-t-il à un Gadjo. Deux, ce serait trop.
Une heure plus tard, vers dix-huit heures, nous parvenions aux abords de Sofia. Nous traversâmes d'abord des quartiers délabrés, bordés de tranchées profondes, puis longeâmes des terrains vagues où des Tsiganes campaient et s'acharnaient à vivre. Leurs tentes détrempées semblaient près de s'engloutir dans les allu-vions. Image dérisoire: des fillettes romnis, portant de larges pantalons d'étoffe, à l'orientale, suspendaient du linge dans cette apocalypse de pluie et de boue. Regards écorchés. Sourires furtifs. Une nouvelle fois, la beauté et l'orgueil du peuple rom me frappaient au cœur.
Je pris le boulevard Lénine et déposai Marcel et Yeta place Naradno-Sabranie. Le couple possédait un deux pièces à proximité. Marcel voulut m'expliquer où habitait Milan Djuric. Il sortit un vieux calepin et commença à noircir une page entière de schémas, ajoutant des inscriptions cyrilliques. «Tu ne peux pas te tromper», dit-il en m'abreuvant de noms de rues, de détours, de détails inutiles. Enfin il inscrivit l'adresse exacte de Djuric, en caractères latins. Marcel et Yeta tenaient à m'accompagner à la gare. Nous nous donnâmes rendez-vous à vingt heures, ici même.
Je regagnai le Sheraton, bouclai mon sac et réglai la note, en plusieurs liasses épaisses de leva. Je m'enquis d'éventuels messages. A dix-huit heures trente, je roulais de nouveau dans les rues de Sofia la douce.
J'empruntai, encore une fois, le boulevard Rouski, puis tournai à gauche pour rejoindre l'avenue du Général-Vladimir-Zaïmov. Les enseignes lumineuses serpentaient dans les flaques. Je parvins au sommet d'une colline. En contrebas, s'étendait une véritable forêt. «Tu traverses le parc», avait dit Marcel. Je parcourus ainsi plusieurs kilomètres, dans des bois inextricables. Je découvris des cités tristes, le long d'un boulevard grisâtre. Je repérai enfin ma rue. Je tournai, hésitai, claquant mon châssis sur la chaussée défoncée, puis sillonnai en long et en large des immeubles anonymes. Le docteur habitait le bâtiment 3 C. Nulle part je ne trouvai le chiffre. Je montrai mon carnet à des enfants roms qui jouaient sous la pluie. Ils m'indiquèrent l'immeuble, situé juste en face de moi, en éclatant de rire.
A l'intérieur, la chaleur redoubla. Des odeurs de friture, de chou et d'ordures saturaient l'atmosphère. Au fond, deux hommes trituraient la porte de l'ascenseur. Des colosses en sueur, dont les muscles luisaient sous la lueur crue d'une lampe électrique. «Dr Djuric?», demandai-je. Ils m'indiquèrent le chiffre 2. Je montai d'un bond les étages et vis la plaque du médecin. Un vacarme d'enfer battait derrière la porte. Je sonnai. Plusieurs fois. On vint m'ouvrir. La musique me bondit aux tympans. Une femme, très ronde et très brune, se tenait devant moi. Je répétai mon nom et celui de Djuric. Elle finit par me laisser entrer puis m'abandonna dans un couloir exigu, parmi de forts effluves d'ail et une armée de chaussures. J'ôtai mes Dockside et attendis, le visage baigné de sueur.
Des portes claquèrent, le bruit s'intensifia puis s'éloigna. Au bout de quelques secondes, je reconnus, parmi le brouhaha des voix, la musique que Marin' et sa smala avaient écoutée dans ma voiture, les mêmes trépidations, la même folie torsadée de clarinette et d'accordéon. Ici, des accents de voix entraient dans la lutte. Une voix de femme – rauque et déchirante.
– Jolie voix, n'est-ce pas?
Je plissai les yeux en direction de l'ombre. Au bout du couloir, un homme se tenait immobile: le Dr Milan Djuric. Fidèle à ses rêveries, Marcel ne m'avait pas dit le principal: Milan Djuric était un nain. Un nain non pas minuscule (il devait mesurer un mètre cinquante) mais arborant certains traits caractéristiques de son infirmité. Sa tête semblait énorme, son torse massu, et ses jambes arquées se découpaient dans l'ombre comme des tenailles. Je ne voyais pas son visage. Djuric reprit, d'une voix grave, dans un français impeccable:
– C'est Esma. La diva des Roms. En Albanie, les premières émeutes ont commencé avec ses concerts. Qui êtes-vous, monsieur?
– Je m'appelle Louis Antioche, répondis-je. Je suis français. Je viens sur les -conseils de Marcel Minaüs. Pouvez-vous m'accorder quelques minutes?
– Suivez-moi.
Le docteur tourna les talons et disparut sur la droite. Je lui emboîtai le pas. Nous croisâmes un salon où beuglait la télévision. A l'écran, une femme rousse et énorme, déguisée en paysanne, tournait et chantait comme une toupie blanc et rouge, accompagnée d'un vieil accordéoniste en tenue de moujik. Le spectacle était plutôt consternant, mais la musique splendide. Dans la pièce, des Roms braillaient plus fort encore. Ils buvaient, mangeaient, à grand renfort de gestes et d'éclats de rire. Les femmes portaient des boucles d'oreilles aux reflets graves et de longues nattes très noires. Les hommes étaient coiffés de petits chapeaux de feutre.
Nous pénétrâmes dans le bureau de Djuric. Il ferma la porte, fit coulisser un lourd rideau, qui atténua le bruit de la musique. J'embrassai la pièce d'un regard. La moquette était râpée, les meubles paraissaient en carton. Dans un coin, se tenait un lit bardé de fer et de sangles. A côté, sur des étagères de verre, des instruments de chirurgie rouilles étaient disposés. Un court instant, j'eus l'impression de pénétrer chez un avorteur clandestin ou quelque rebouteux. Aussitôt, j'eus honte de cette pensée. Djuric avait été plusieurs fois emprisonné à cause de ce genre de préjugés. Milan Djuric était simplement un médecin rom, qui soignait d'autres Roms.
– Asseyez-vous, dit-il.
Je choisis un fauteuil rouge, aux accoudoirs craquelés. Djuric resta debout un instant, planté devant moi. J'eus tout le loisir de l'observer. Son visage était fascinant. C'était une belle figure d'écorce, aux traits souples et réguliers. Des yeux verts saillaient, encadrés par de grosses lunettes d'écaillé. Djuric était un homme d'une quarantaine d'années, prématurément vieilli. On pouvait suivre, creusé dans sa peau sombre, le cours de ses rides et ses cheveux, très épais, étaient d'un gris métallique. Pourtant, certains détails trahissaient en lui une force, un dynamisme inattendus. Ses bras musclés tendaient le tissu de sa chemise et, à y regarder de plus près, la partie supérieure de son corps était de dimension normale. Milan Djuric alla s'asseoir derrière son bureau. Dehors, la pluie redoublait. Je commençai par féliciter le médecin pour la qualité de son français.
– J'ai suivi mes études à Paris. A la Faculté, rue des Saints-Pères.
Il se tut, puis reprit aussitôt:
– Trêve de courtoisies, monsieur Antioche. Que voulez-vous?
– Je suis venu vous parler de Rajko Nicolitch, le Tsigane qui a été tué en avril dernier, dans la forêt de Sliven. Je sais que vous avez réalisé l'autopsie. J'aimerais vous poser quelques questions.
– Vous êtes de la police française?
– Non. Mais cette disparition entretient peut-être une relation avec une enquête que je mène actuellement. Rien ne vous oblige à me répondre. Mais laissez-moi vous raconter mon histoire. Vous jugerez par vous-même si ma démarche mérite quelque attention.
– Je vous écoute.
Je lui racontai mon aventure: la mission originale que Max Böhm m'avait confiée, la mort de l'ornithologue, les mystères qui entouraient son passé, les détails étranges qui ponctuaient ma route: les deux Bulgares enquêtant également sur les cigognes, la présence récurrente de Monde Unique…
Tout au long de mon discours, le nain ne cilla pas. Il demanda enfin:
– Où est le rapport avec la mort de Rajko?
– Rajko était ornithologue. Il guettait le passage des cigognes. Je suis convaincu que ces oiseaux abritent un secret. Un secret que Rajko, à force d'observations, avait peut-être découvert. Un secret qui lui a peut-être coûté la vie. Je me doute, docteur Djuric, que mes présomptions doivent vous sembler vaines. Mais vous avez réalisé l'autopsie du corps. Vous pouvez m'appor-ter de nouvelles précisions. En dix jours, j'ai parcouru trois mille kilomètres. Il m'en reste environ dix mille à couvrir. Ce soir, à onze heures, je serai dans le train d'Istanbul. Vous seul, à Sofia, pouvez encore m'appren-dre quelque chose.
Djuric me fixa quelques instants, sortit un paquet de cigarettes. Après m'en avoir proposé une (que je refusai), il alluma la sienne, à l'aide d'un gros briquet chromé qui dégageait une forte odeur d'essence. Un flot de fumée bleue nous sépara un instant, puis il demanda simplement, sur un ton neutre:
– Est-ce bien tout?
Je sentis la colère monter dans ma gorge:
– Non, docteur Djuric. Il existe dans cette affaire une autre coïncidence, qui s'articule mal avec les oiseaux, mais qui n'en est pas moins troublante: Max Böhm était un transplanté cardiaque. Un transplanté sans dossier médical ni archive.
– Nous y voilà, dit Djuric, déposant sa cendre dans une large coupe. On vous a sans doute parlé du vol du cœur de Rajko, et vous en avez déduit qu'il y avait là un trafic d'organes ou je ne sais quoi.
– Eh bien…
– Balivernes. Ecoutez-moi, monsieur Antioche. Je ne tiens pas à vous aider. Jamais je n'aiderai un Gadjo. Mais certaines explications vont libérer ma conscience. (Djuric ouvrit un tiroir et posa sur son bureau quelques feuillets agrafés.) Voici le rapport d'autopsie que j'ai rédigé le 23 avril 1991, dans le gymnase de Sliven, après quatre heures de travail et d'observations sur le corps de Rajko Nicolitch. A mon âge, des souvenirs tels que ceux-là comptent double. Je me suis efforcé de rédiger ce rapport en bulgare. J'aurais pu tout aussi bien l'écrire en romani. Ou en espéranto. Personne ne l'a jamais lu. Vous ne comprenez pas le bulgare n'est-ce pas? Je vais donc vous faire un résumé.
Il saisit les feuilles, ôta ses lunettes. Ses yeux, comme par enchantement, se réduisirent de moitié.
– D'abord, situons le contexte. Le 23 avril au matin, je réalisais une tournée de routine dans le ghetto de Sliven. Costa et Mermet Nicolitch, deux cueilleurs que je connais bien, sont venus me chercher. Ils venaient de découvrir le corps de Rajko et ils étaient persuadés que leur cousin avait été attaqué par un ours. Lorsque j'ai vu le corps, dans la clairière, j'ai compris qu'il n'en était rien. Les blessures atroces qui couvraient le corps de Rajko étaient de deux types distincts. Il y avait bien des morsures d'animaux, mais elles étaient postérieures à d'autres plaies, effectuées à l'aide d'instruments chirurgicaux. Par ailleurs, il y avait trop peu de sang aux alentours. Compte tenu des blessures, Rajko aurait dû baigner dans des flots d'hémoglobine. Ce n'était pas le cas. Enfin, le corps était nu et je doute qu'une bête sauvage prenne la peine de déshabiller sa victime. J'ai demandé aux Nicolitch de transporter le corps jusqu'à Sliven, pour procéder à l'autopsie. Nous avons cherché un hôpital. En pure perte. Nous avons donc échoué dans le gymnase où j'ai pu travailler, et finalement retracer dans ses grandes lignes les dernières heures de Rajko. Ecoutez plutôt:
«Extraits du rapport d'autopsie du 23/4/91:»
Sujet: Rajko Nicolitch, sexe masculin. Nu. Né aux environs de 1963, Iskenderum, Turquie. Mort probable le 22/4/91, dans la forêt dite aux Eaux-Claires, près de Sliven, Bulgarie, entre vingt et vingt-trois heures, des suites d'une profonde blessure dans la région du cœur.»
Djuric leva ses yeux, puis commenta: «Je passe sur la présentation générale du sujet. Ecoutez la description des plaies:
– «Partie supérieure du corps. Visage intact, sauf signe de bâillon autour des lèvres. Langue sectionnée (la victime l'a probablement mordue au point de la couper net). Pas de signes visibles d'ecchymoses sur la nuque. L'examen de la face antérieure du thorax révèle une plaie longitudinale, rectiligne, partant des clavicules et rejoignant l'ombilic. C'est une incision parfaite, réalisée avec un instrument tranchant, de type chirurgical – peut-être un bistouri électrique, car les bords de la plaie sont peu hémorragiques. Nous relevons également de multiples lacérations, effectuées avec un autre instrument tranchant, sur le cou, la face antérieure du thorax, les bras. Amputation subtotale du bras droit, au niveau de l'épaule. Nombreuses traces de griffes, au bord de la plaie thoraco-abdominale. A priori griffes d'ours, de lynx. Multiples morsures: sur le torse, les épaules, les flancs, les bras. Nous comptons environ vingt-cinq ovales, qui portent toutes en périphérie des marques de dents, mais la chair est trop déchiquetée pour en prendre des empreintes. Dos intact. Marques de liens aux épaules et aux poignets.»
Djuric s'arrêta, tira une autre bouffée, puis reprit:
– «L'examen de la moitié supérieure de la cavité thoracique révèle l'absence du cœur. Les artères et veines attenantes ont été sectionnées avec précaution, le plus à distance possible de l'organe prélevé – méthode classique pour éviter tout traumatisme du cœur. D'autres organes sont mutilés: poumons, foie, estomac, vésicule biliaire. Ils sont à moitié dévorés, sans doute par les bêtes sauvages. Les lambeaux de fibres organiques séchées, retrouvés à l'intérieur et à l'extérieur du corps, ne permettent aucun relevé d'empreintes. Aucun signe d'hémorragie dans la cavité thoracique.
» Partie inférieure du corps. Plaies profondes dans la région de l'aine droite, avec mise à nu de l'artère fémorale. Multiples lacérations sur la verge, les organes génitaux et le haut des cuisses. L'instrument tranchant semble avoir agacé cette région avec insistance. Le sexe ne tient plus que par quelques attaches tissulaires. Nombreuses traces de griffes sur les cuisses. Marques de morsures animales sur les deux jambes. Face interne de la cuisse droite déchiquetée à coups de dents. Marques de liens sur les cuisses, les genoux, les chevilles.» Djuric leva les yeux et dit:
– Voilà pour l'examen post-mortem, monsieur Antioche. J'ai effectué quelques tests toxicologiques puis rendu le corps à la famille, dûment nettoyé. J'en savais assez sur la mort d'un Rom, qui ne déclenche rait, de toute façon, aucune enquête.
J'avais froid sur tout le corps, le souffle me parvenait en saccades. Djuric remit ses lunettes et alluma une autre cigarette. Son visage tortueux jouait les danseuses à travers la fumée.
– Voilà, selon moi, ce qui s'est passé: on a attaqué Rajko dans la soirée du 22 avril, en pleine forêt. On l'a attaché puis réduit au silence. Ensuite on a pratiqué une longue incision sur son thorax. Le prélèvement du cœur a été effectué de manière parfaite, par un chirurgien de métier. Je dirais que c'était la phase I du meurtre. Rajko est mort durant cette étape – aucun doute là-dessus. A ce stade, tout s'est passé très calmement. Professionnellement. Le meurtrier a ôté l'organe avec patience et brio. Ensuite, tout s'est précipité. Le meurtrier (ou un autre, muni d'un instrument chirurgical) s'est acharné sur le cadavre, striant la chair de part en part, s'attardant sur la région du pubis, fourrageant avec sa lame, allant et venant sur la verge comme avec une scie. C'était la phase II du carnage. Enfin il y a eu les bêtes de la forêt, qui ont fini le travail. De ce point de vue, le corps est en relatif bon état, compte tenu de sa nuit passée parmi des prédateurs. J'explique ce fait par le badigeon aseptisé, que le ou les meurtriers ont répandu sur le thorax avant l'opération. L'odeur a sans doute tenu à distance les animaux pendant plusieurs heures.
» Tel est le résumé des faits, monsieur Antioche. Sur la question des lieux du crime, je dirais que tout s'est passé à l'endroit où le corps a été retrouvé, sur une bâche ou quelque chose de ce genre. L'absence de traces autour de la clairière confirme cette hypothèse. Inutile de vous signaler qu'il s'agit du crime le plus atroce que j'aie jamais vu. J'ai dit la vérité aux Nico-litch. Il fallait qu'ils sachent. Cette atrocité s'est ensuite répandue comme une traînée de sang à travers le pays, aboutissant aux racontars que vous avez dû lire dans la presse locale. Pour ma part, je n'ai pas de commentaire à faire. Je cherche simplement à oublier ce cauchemar.
Un bruit de porte. De nouveau les voix tsiganes, le brouhaha torsadé, les effluves d'ail. La femme turquoise entra, munie d'un plateau chargé d'une bouteille de vodka et de sodas. Ses boucles d'oreilles tintèrent lourdement quand elle posa le plateau sur un guéridon, à proximité de mon fauteuil. Je refusai l'alcool. Elle me servit un liquide jaunâtre, qui avait la couleur de l'urine. Djuric se remplit un petit verre de vodka. Ma gorge était sèche comme un pare-feu. Je bus d'un trait la boisson gazeuse. J'attendis que la femme referme la porte pour dire:
– Malgré la barbarie du crime, vous convenez qu'il pourrait s'agir d'une opération chirurgicale visant à prélever le cœur de Rajko?
– Oui et non. Oui, parce que la technique chirurgicale et une relative asepsie semblent avoir été respectées. Non, parce que certains détails ne collent pas. Tout s'est passé en forêt. Or, l'ablation d'un cœur exige des conditions d'antisepsie d'une extrême rigueur. Impossibles à respecter en pleine nature. Mais surtout, il aurait fallu que le «patient» soit sous anesthésie. Or, Rajko était conscient.
– Que voulez-vous dire?
– J'ai procédé à une prise de sang. Aucune trace de sédatif. La sternotomie a été pratiquée à vif. Rajko est mort de souffrance.
Je sentis la sueur couler au creux de mon échine. Les yeux de Djuric, comme à fleur de tête, me fixaient de derrière les lunettes. Il semblait savourer les effets de sa dernière phrase.
– Je vous en prie, docteur. Expliquez-vous.
– Hormis l'absence de produits anesthésiants dans le sang, des signes ne trompent pas. J'ai parlé des traces de liens aux épaules, aux poignets, sur les cuisses, aux chevilles. Il s'agissait de sangles ou de courroies en caoutchouc. Si serrées qu'elles ont entaillé les chairs, à mesure que le corps se tordait de douleur. Le bâillon aussi était particulier. C'était un adhésif très puissant. Lorsque j'ai effectué l'autopsie, dix-huit heures environ après la mort de Rajko, sa barbe avait déjà repoussé (le système pileux continue à croître pendant environ trois jours après le décès). Sauf autour des lèvres, qui sont restées imberbes. Pourquoi? Parce que, en arrachant l'adhésif, les meurtriers ont brutalement épilé cette partie du visage. Le corps a donc été réduit à une immobilité parfaite et à un silence total. Comme si les assassins avaient voulu jouir de cette souffrance à mains nues, fouiller à leur aise dans les chairs palpitantes. Enfin, je pourrais vous parler de la bouche de Rajko. Le Rom, à force de douleur, s'est mordu la langue au point de la trancher net. Il s'est étouffé avec ces lambeaux et le sang qui jaillissait dans sa gorge obstruée. Voilà la vérité, monsieur Antioche. Cette opération est une aberration, une monstruosité, qui a seulement pu naître dans des cerveaux malades, ivres de folie ou de racisme.
J'insistai:
– Le fait que le donneur ait été conscient rend-il le cœur inutilisable? Je veux dire: les spasmes de la souffrance ont-ils pu anéantir les fonctions de l'organe?
– Vous êtes tenace, Antioche. Mais paradoxalement, non. La douleur, même extrême, n'abîme pas le cœur. Dans ce cas, l'organe bat très vite, s'affole et n'irrigue plus le corps. Il demeure pourtant en bon état. Ici, hormis le sadisme de l'acte, c'est l'absurdité technique qui est incompréhensible. Pourquoi opérer un corps vibrant, tressautant, lorsqu'une anesthésie apporte l'immobilité requise?
Je changeai de direction:
– Pensez-vous qu'un tel crime ait pu être effectué par un Bulgare?
– Aucune chance.
– Et l'hypothèse d'un règlement de comptes entre Roms, comme je l'ai lu dans les journaux?
Djuric haussa les épaules. La fumée voyageait entre nous.
– Ridicule. Beaucoup trop raffiné pour des Roms. Dans toute la Bulgarie, je suis leur seul docteur. Par ailleurs, il n'y a aucun mobile. Je connaissais Rajko. Il vivait en toute pureté.
– Pureté?
– Il vivait «à la rom». De l'exacte façon dont doit vivre un Rom. Dans notre culture, l'existence quotidienne est régentée par un ensemble de lois, un code d'attitudes très strict. Dans ce réseau de règles et d'interdits, la pureté est une notion centrale. Rajko était fidèle à nos lois.
– Il n'y avait donc aucune raison de tuer Rajko?
– Aucune.
– Ne pouvait-il avoir découvert quelque chose de dangereux?
– Qu'aurait-il pu découvrir? Rajko ne se préoccupait que de plantes et d'oiseaux.
– Justement.
– Vous faites allusion à vos cigognes? Balivernes. Dans aucun pays on ne tuerait quelqu'un pour quelques oiseaux. Et surtout pas de cette façon.
Djuric avait raison. Cette soudaine violence ne cadrait pas avec les cigognes. Nous étions plutôt dans le registre des photographies de Max Böhm ou du mystère de son cœur. Le nain se passa la main dans les cheveux. Ses mèches argentées ressemblaient aux cheveux synthétiques d'une poupée. Ses tempes luisaient de sueur. Il vida son verre puis le posa brutalement, en signe de conclusion. Je glissai une dernière question:
– Les équipes de Monde Unique étaient dans la région, au mois d'avril?
– Je crois.
– Ces hommes disposaient du matériel dont vous parlez.
– Vous faites fausse route, Antioche. Les gens de Monde Unique sont de braves types. Ils ne comprennent rien aux Roms mais ils sont dévoués. N'allez pas promener vos soupçons dans tous les coins. Vous n'y récolterez rien.
– Quel est votre point de vue?
– Le meurtre de Rajko est une énigme totale. Aucun témoin, aucune trace, aucun mobile. Sans compter la perfection de la technique. Après l'autopsie, j'ai songé au pire. J'ai cru à une machination raciste qui aurait visé particulièrement les Tsiganes. J'ai pensé: Le temps du nazisme est revenu. D'autres crimes vont être commis. Mais non. Depuis le mois d'avril, rien n'est arrivé. Ni ici, ni autre part dans les Balkans. J'en suis soulagé. Et j'ai décidé de passer ce meurtre dans nos pertes et profits.
» Je dois vous paraître cynique. Mais vous n'avez aucune idée du quotidien des Roms. Notre passé, notre présent, notre avenir ne sont que persécutions, manifestations hostiles, négation. J'ai beaucoup voyagé, Antioche. Partout j'ai rencontré la même haine, la même crainte du nomade. Je lutte contre cela. J'allège les souffrances de mon peuple, dans la mesure du possible. Paradoxalement, le fait d'être un infirme m'a donné une terrible force. Dans votre monde, un nain n'est qu'un monstre, qui ploie sous le fardeau de sa différence. Mais moi, j'étais avant tout un Rom. Mon origine a été comme une grâce, une seconde chance, vous comprenez? Le combat de ma différence s'est renforcé d'une autre cause, bien plus vaste, plus noble. Celle de mon peuple. Alors, laissez-moi suivre ma route. Si des sadiques ont décidé d'étriper leurs victimes – qu'ils s'en prennent désormais aux Gadjés -, je m'en moque.
Je me levai. Djuric se tordit sur son fauteuil pour mettre pied à terre. Il me précéda de sa démarche torse. Dans le couloir, toujours martelé par la musique, je chaussai mes Dockside sans un mot. Au moment de me dire adieu, dans la pénombre étouffante, Djuric m'observa quelques secondes.
– C'est étrange. Votre visage m'est familier. Peut-être ai-je connu quelqu'un de votre famille lorsque j'étais en France?
– J'en doute. Ma famille n'a jamais vécu en métropole. De plus, mes parents ont disparu quand j'avais six ans. Je ne me connais pas d'autres liens familiaux.
Djuric n'écouta pas ma réponse. Ses yeux globuleux demeuraient fixés sur mon visage, comme le faisceau d'un mirador. Il murmura enfin, en baissant la tête et en se massant la nuque:
– Etrange, cette impression.
J'ouvris la porte pour éviter de lui serrer la main. Djuric conclut:
– Bonne chance, Antioche. Mais tenez-vous-en à votre étude des cigognes. Les hommes ne méritent pas votre attention. Qu'ils soient rom ou gadjé.
A vingt et une heures trente, je pénétrai dans la gare de Sofia, accompagné de Marcel et de Yeta. Il planait ici une sorte de brume, dorée, mouvante, fantasque. Fixée en hauteur, une horloge de métal, en forme de spirale, surplombait le hall immense. Ses aiguilles tournaient par à-coups, au fil des départs et des arrivées. Dessous, c'était la cohue. Des touristes trimbalaient leurs valises en avançant par groupes effarés. Des ouvriers, boueux ou graisseux, arboraient un regard vide. Des mères de famille, enturbannées de fichus colorés, traînaient une marmaille mal fagotée, en short et sandales. Des militaires aux uniformes kaki titubaient et s'esclaffaient, ivres comme des navires. Mais surtout, il y avait les Roms. Sur les bancs, endormis. Sur les quais, massés en groupe. Sur les rails, dégustant des saucisses ou buvant de la vodka. Partout, des femmes aux foulards brodés d'or, des hommes au teint de chêne, des enfants à moitié nus, indifférents aux horaires, aux trains et à tous ceux qui couraient après leur itinéraire, leur rêve ou leur boulot. Plus discrètement, d'autres détails surgissaient. Des couleurs brillantes, des calots de feutre, des musiques en vrilles, diffusées par des radios, des arachides, vendues à même les quais. La gare de Sofia, c'était déjà l'Orient. Ici commençait le monde foisonnant de Byzance. Celui des hammams, des dômes d'or, des ciselures et des arabesques. Ici commençaient les parfums d'encens et le ventre souple des danseuses. Ici commençaient l'Islam, les minarets dressés et les appels inlassables des muezzin. De Venise, de Belgrade, on passait par Sofia pour rejoindre la Turquie. C'était le grand tournant – le virage décisif de l'Orient-Express.
– Antioche… Antioche… drôle de nom pour une famille française. C'est le nom d'une ville ancienne de Turquie, s'exclama Marcel, tout en me suivant à vive allure.
Je répondis, écoutant à peine:
– Mes origines sont obscures.
– Antioche… Puisque tu vas en Turquie, fais donc un saut là-bas, près de la frontière syrienne. La ville s'appelle maintenant Antakya. Dans l'Antiquité, c'était une cité immense, la troisième de l'Empire romain, après Rome et Alexandrie! Aujourd'hui la ville a perdu son éclat, mais il y a certaines choses à voir, très intéressantes…
Je ne répondis pas. Marcel devenait assommant. Je cherchai la voie 18, en direction d'Istanbul. Elle était située aux confins de la gare, au-delà du hall central.
– Il faut que je te donne les clés, dis-je à Marcel. Tu rendras toi-même la voiture.
– Pas de problème, j'en profiterai pour promener Yeta dans Sofia by night!
La voie 18 était déserte. Mon train n'était pas encore là. Nous avions plus d'une heure d'avance. De vieux trains, sur les rails voisins, nous barraient tout horizon. A droite pourtant, derrière des wagons poussiéreux, j'aperçus deux hommes. Ils semblaient marcher dans la même direction que nous, mais ne portaient pas de bagages. Marcel dit: «Nous nous reverrons sans doute à Paris, en octobre, lorsque je viendrai en France.» Puis il adressa la parole à une Romni, qui attendait là, seule, avec son enfant. Je posai mon sac. L'esprit empli par les paroles de Djuric, j'avais hâte de m'installer dans le train – d'être seul pour réfléchir à tout ce que je venais d'apprendre.
Au-delà des wagons endormis, je repérai encore les deux hommes. Le plus grand portait un survêtement bleu sombre, en matière acrylique. Ses cheveux hérissés ressemblaient à des tessons de verre. L'autre était une sorte de colosse courtaud, au masque pâle, rongé par une barbe de trois jours. Deux sales gueules, comme on en trouve dans toutes les gares. Marcel discutait toujours avec la Romni. Enfin il se tourna vers moi et m'expliqua:
– Elle voudrait voyager dans ton compartiment. C'est la première fois qu'elle prend le train. Elle va à Istanbul, rejoindre sa famille…
Je regardai les deux hommes, à moins de cinquante mètres, juste en face de nous, entre l'espace des wagons. Le courtaud s'était retourné. Il semblait chercher quelque chose dans son imper. Une longue traînée de sueur assombrissait son dos. Le grand type gardait fixés sur nous ses yeux fiévreux. Marcel, rigolard, continuait: «Mais attention, tu ne la touches pas avant d'être sorti de Bulgarie! Tu connais les Roms!» Le petit pivota. Je dis: «Ne restons pas là.» Je me baissai pour prendre mon sac. Ma main serrait la courroie quand une légère détonation retentit. La seconde d'après, j'étais au sol et me tordais la tête pour hurler «Marcel!». Trop tard: son crâne venait de voler en éclats.
Un autre «plop» se fit entendre, sous une pluie de sang. Le cri strident de Yeta déchira l'espace – c était la première fois que j'entendais sa voix. Une, deux, trois, quatre détonations étouffées retentirent. Je vis Yeta propulsée dans le vide. Un faisceau minuscule, rouge grenat, courait en tous sens. Je pensai «visée laser» et rampai dans le sang qui collait à l'asphalte. Je jetai un coup d'œil à droite – la Romni était crispée sur son enfant, les mains noires de sang. Un coup d'œil à gauche: les tueurs couraient, penchés à mi-corps pour me repérer entre les roues d'acier – l'homme en imper tenait un fusil d'assaut muni d'un silencieux. Je me glissai dans la fosse, à l'opposé des assaillants. Je trébuchai sur le corps de Yeta – des viscères rose et rouge palpitaient entre les plis de sa veste -, puis courus, me heurtant les chevilles sur les rails.
J'atteignis l'extrémité des voies, toujours à l'abri dans la fosse. J'observai le hall. La foule était là, indifférente. La haute horloge marquait 21 h 55. Après avoir scruté les visages proches, je me levai et marchai à travers la foule, jouant des coudes, serrant contre moi mon sac ensanglanté. Enfin j'accédai aux portes de sortie. Nulle trace des tueurs.
Je courus jusqu'au parking et plongeai dans ma voiture. Par chance, j'avais encore les clés. Je démarrai en trombe, glissant et dérapant sur l'asphalte trempé. Je ne savais où aller, mais je fonçai, pied au plancher. Les images explosaient dans mon cerveau: le visage de Marcel partant en débris sanglants, le corps de Yeta basculant sur les rails, la Romni étreignant son enfant. Du rouge, du rouge, du rouge.
Je roulais depuis cinq minutes lorsque des frissons m'électrisèrent la nuque. Sur mes talons, une voiture ne désemparait pas, une berline sombre. J'accélérai, tournai à gauche, puis à droite. La berline était toujours là. Elle roulait tous phares éteints, à une vitesse hallucinante. Un lampadaire éclaira furtivement l'intérieur de la voiture. Les meurtriers apparurent. Le géant au volant, le courtaud ne cachant plus son arme – un fusil trapu, à large canon. Ils portaient des amplificateurs de lumière, vissés sur leur crâne.
Je tournai à gauche, dans une artère longue et déserte, appuyai sur l'accélérateur. La berline m'emboîta le pas. Cramponné au volant, je tentai de rassembler mes pensées. Mon avance ne tenait pas. D'ailleurs, les tueurs profitèrent de la ligne droite pour me serrer, aile contre aile. Les carrosseries se frôlèrent, glissant dans un chuintement humide. Je braquai à droite, si brutalement que le berline continua tout droit. J'atteignis deux cents kilomètres à l'heure. Sur l'avenue, les lampes à sodium tremblaient dans l'orage. Tout à coup je rebondis sur un passage à niveau, mon châssis cogna l'asphalte dans un claquement de métal. De deux voies, l'avenue se réduisait à une.
Mes pleins phares dévoilèrent un nouveau croisement, je me risquai à droite et c'est alors qu'un éclair noir me barra la route: la berline, en travers de la voie. J'entendis les premières balles glisser sur mon capot. La pluie jouait en ma faveur. A la première rue perpendiculaire, je reculai à gauche – le temps de voir la berline filer devant moi -, puis m'engouffrai en face, dans la rue en descente. Je fonçai, perdant de l'élan à mesure que je m'enfonçais dans un imbroglio de rues bossues, de pavillons noirs et de trains endormis. Cette fois je pénétrai dans une zone d'entrepôts, sans lumière. J'éteignis mes phares et quittai la route pour rebondir sur des talus. Je me glissai entre les wagons, cahotant, patinant, jusqu'à stopper le long d'une voie ferrée. J'abandonnai la voiture. La pluie avait cessé. A trois cents mètres, un entrepôt désaffecté se dressait dans l'ombre. A pas de lynx, je rejoignis le bâtiment.
Les vitres étaient béantes, les murs éventrés, des câbles arrachés se tordaient de toutes parts, toute présence humaine avait quitté ces lieux depuis longtemps. Le sol n'était qu'un long roucoulement – un parterre mouvant de plumes et de chiures. Des milliers de pigeons avaient élu domicile ici. Je risquai quelques pas. Ce fut comme si la nuit se brisait – une myriade de corps claquant des ailes et me piaillant aux tympans. Les plumes s'envolèrent, en même temps qu'une odeur acre. Je me glissai dans un couloir. Des effluves de pétrole et de graisse emplissaient l'air humide. Mes yeux s'adaptaient à l'obscurité. A droite, s'ouvraient une succession de bureaux aux vitres fracassées. Le sol était jonché de tessons. Je longeai l'enfilade, enjambant des chaises brisées, des armoires renversées, des téléphones en miettes. Un escalier apparut.
Je montai les marches, sous une voûte blanchâtre de déjections d'oiseaux. J'eus l'impression de pénétrer dans le trou du cul d'un pigeon monstrueux. Au premier étage, je découvris une salle immense. Quatre cents mètres carrés absolument vides, ouverts à tous les vents. Seule une rangée de pylônes rectangulaires traversait, à intervalles réguliers, l'espace. Au sol, il y avait encore une infinité de débris de verre, brillant dans la nuit. J'écoutai. Nul bruit, nul souffle. Lentement je traversai la salle, puis atteignis une porte de métal, scellée par de lourdes chaînes. J'étais bloqué, mais personne ne viendrait me chercher ici. Je décidai d'attendre le lever du jour. Derrière le dernier pylône, je balayai les tessons et m'installai. Mon corps était brisé, mais je ne ressentais plus aucune peur. Je restai ainsi, accroupi au pied de la colonne, et ne tardai pas à m'endormir.
Les crissements du verre me réveillèrent. J'ouvris les yeux et regardai ma montre: 2 h 45. Les salopards avaient mis plus de quatre heures pour me retrouver. J'entendais leurs pas couiner sur le sol, derrière moi. Ils avaient sans doute repéré ma voiture et cherchaient maintenant ma trace – telles deux bêtes à l'affût. Quelques battements d'ailes résonnèrent. Haut, très haut, on entendait le martèlement de la pluie qui avait repris. Je risquai un coup d'ceil. Je ne vis rien. Les deux tueurs n'utilisaient ni torche ni aucune source de lumière – seulement les amplificateurs de lumière. Je frémis soudain: ce type d'équipement est parfois doté d'un détecteur thermique. Si c'était le cas, la chaleur de mon corps allait provoquer une belle ombre rouge derrière le pylône. La porte devant moi était verrouillée. Les tueurs bloquaient l'autre issue.
Les crissements avançaient à une cadence régulière. D'abord une série de pas, une pause – dix à quinze secondes -, puis de nouveau une série de pas. Mes poursuivants se déplaçaient ensemble, pylône après pylône. Ils ne soupçonnaient pas ma présence- ils avançaient d'un pas discret, mais sans précaution particulière. Inexorablement, ils allaient me cueillir derrière l'ultime colonne. Combien pouvait-il y avoir de piliers entre nous? Dix? Douze? Les tueurs longeaient les colonnes sur la gauche. J'essuyai le voile de sueur qui me brouillait la vue. Lentement je retirai mes chaussures, puis les suspendis autour de mon cou à l'aide des lacets. Plus lentement encore, j'ôtai ma chemise, la déchirai avec les dents, centimètre après centimètre, et m'emmaillotai les pieds avec les lambeaux – les pas approchaient.
J'étais torse nu, hagard, transpirant la peur. Je jetai un regard de derrière le pylône puis bondis sur la droite, me plaquant derrière le pilier suivant. Je n'avais mis qu'une seule fois le pied au sol, épousant les éclats de verre de mes semelles de coton. Nul bruit, nul souffle. En face, j'entendais de nouveau les bruits de tessons. Aussitôt je me glissai derrière le pilier suivant. Il restait cinq ou six colonnes entre nous. Je les entendis encore. Je me jetai derrière le pylône suivant. Mon plan était simple. Dans quelques secondes, les tueurs et moi serions plaqués de chaque côté du même pilier. Il me faudrait alors glisser à droite pendant qu'ils passeraient à gauche. C'était un projet insensé, quasi enfantin. Mais c'était celui de la dernière chance. Lentement je me baissai et ramassai, avec deux doigts, une bande de plâtre surmontée d'un éclat de verre. Je passai successivement trois pylônes. Un bruit de respiration me tétanisa. Ils étaient là, de l'autre côté. Je comptai dix secondes puis, au premier crissement, passai à droite, plaquant mon dos brûlant au pilier.
La stupeur traversa mon cœur. En face de moi se tenait le géant en survêtement, un éclair de métal dans les mains. Il mit un dixième de seconde à comprendre ce qui se passait. Le dixième suivant, il avait le tesson planté dans la gorge. Le sang jaillit, gargouilla entre mes doigts serrés. Je lâchai l'arme, ouvris les bras et réceptionnai le corps qui s'abattit lourdement. Je me pliai sur mes jambes, puis fis passer le colosse sur mon dos. L'atroce manœuvre était rendue plus aisée, comme lubrifiée par le sang qui coulait à flots. Je m'agenouillai, mains sur le sol. Mes paumes brûlées et insensibles s'appuyèrent sur le verre brisé sans la moindre douleur, c'était la première fois que mon infirmité me sauvait la vie. Le corps dégorgeait toujours son sang brûlant. Les yeux écarquillés, la gorge ouverte sur un cri blanc, j'entendais l'autre tueur qui avançait toujours, sans se douter de rien. Je laissai glisser la masse inerte le long de mes épaules, sans un bruit, puis détalai, aussi léger que la peur. Ce n'est qu'en descendant les marches, blanches de chiures, que je réalisai quelle était l'arme du tueur: un bistouri à haute fréquence, relié à une batterie électrique fixée à sa ceinture.
Je courus jusqu'à la voiture, démarrai aussitôt et manœuvrai dans les buissons humides jusqu'à rejoindre la route goudronnée. Après une demi-heure de sens uniques et des rues obscures, je m'engouffrai sur l'autoroute, direction Istanbul. Je roulai longtemps, à plus de deux cent trente kilomètres à l'heure, pleins phares, face aux ténèbres.
Bientôt j'approchai de la frontière. Mon visage devait être marqué de rouge, mes doigts poisseux de sang. Je stoppai. Dans le rétroviseur, je découvris les croûtes coagulées sur mes paupières, mes cheveux agglutinés – par le sang de l'autre. Mes mains se mirent à trembler. Le tremblement se communiqua à mes bras, à mes mâchoires, par saccades. Je sortis de la voiture. La pluie redoublait. Je me déshabillai et restai debout, droit et nu dans l'averse, sentant la fraîcheur de la boue me tenir aux chevilles. Je demeurai ainsi, cinq, dix, vingt minutes, rincé par les gouttes, lavé des marques de mon crime. Ensuite je retournai à l'abri dans la voiture, empoignai du linge sec et me rhabillai. Mes blessures étaient superficielles. Je trouvai des pansements dans ma trousse à pharmacie et bandai rapidement mes paumes, après les avoir désinfectées.
Je passai la frontière sans problème, malgré mon retard sur les quarante-huit heures autorisées. Puis je traçai encore. Le jour se levait. Un panneau indiqua: Istanbul, 80 kilomètres. Je ralentis. Trois quarts d'heure plus tard, j'approchais de la banlieue de la ville, cherchant dans ma documentation, tout en roulant, un point précis. Ma carte était claire. A Paris, à force d'appels et d'enquêtes, j'avais localisé ce lieu «stratégique». Enfin, après quelques détours, j'atteignis les sommets des collines de Bûyûk Kûçuk Canlyca, au-dessus du Bosphore.
Depuis cette hauteur, le détroit ressemblait à un géant de cendres, immobile et englué. Au loin, Istanbul surgissait dans la brume, minarets tendus et dômes au repos. Je stoppai. Il était six heures trente. Le silence était vaste, pur, empli des détails que j'aime: des cris d'oiseaux, des bêlements lointains, le renflement du vent dans l'herbe mouvante. Progressivement, l'or du soleil vint allumer les flots. Je demeurai les yeux fixés vers le ciel, jumelles aux poings. Pas un oiseau. Pas une ombre. Une heure passa encore puis, tout à coup, très haut, un nuage se découpa, fourmillant, ondulant. Parfois noir, parfois blanc. C'étaient elles. Un groupe de mille cigognes s'apprêtait à franchir le détroit. Je n'avais jamais contemplé un tel spectacle. Une somptueuse farandole ailée, becs dressés, mue par la même force, la même ténacité. Une vague spacieuse et légère dont l'écume aurait été de plume, la seule force du vent pur…
Sous mes yeux, dans le ciel parfait, les cigognes s'élevèrent encore, jusqu'à devenir infimes. Puis, d'un coup, elles franchirent le détroit. Je songeai à ces jeunes cigognes qui s'étaient envolées d'Allemagne, guidées par leur seul instinct. Pour la première fois de leur existence, elles triomphaient de la mer. J'abaissai tout à coup mes jumelles et scrutai les eaux du Bosphore.
Pour la première fois de ma vie, j'avais tué un homme.