À Virginie Luc.
Avant le grand départ, j’avais promis à Max Bôhm de lui rendre une dernière visite.
Ce jour-là, un orage couvait sur la Suisse romande. Le ciel ouvrait des profondeurs noires et bleuâtres, où saillaient des éclats translucides. Un vent chaud soufflait en tous sens. À bord d’un cabriolet de location, je glissais le long des eaux du lac Léman. Au détour d’un virage, Montreux apparut, comme brouillée dans l’air électrique. Les flots du lac s’agitaient et les hôtels, malgré la saison touristique, semblaient condamnés à un silence de mauvais augure. Je ralentis aux abords du centre, empruntant les rues étroites qui mènent au sommet de la ville.
Lorsque je parvins au chalet de Max Bôhm, il faisait presque nuit. Je jetai un coup d’œil à ma montre dix-sept heures. Je sonnai, puis attendis. Pas de réponse. J’insistai et tendis l’oreille. Rien ne bougeait à l’intérieur. Je fis le tour de la maison : pas de lumière, pas de fenêtre ouverte. Bizarre. D’après ce que j’avais pu constater lors de ma première visite, Bôhm était plutôt du genre ponctuel. Je retournai à ma voiture et patientai. De sourds grondements raclaient le fond du ciel. Je fermai le toit de ma décapotable. À dix-sept heures trente, l’homme n’était toujours pas là. Je décidai d’effectuer la visite des enclos. L’ornithologue était peut-être allé observer ses pupilles.
Je gagnai la Suisse allemande par la ville de Bulle. La pluie ne se décidait toujours pas, mais le vent redoublait, soulevant sous mes roues des nuages de poussière. Une heure plus tard, j’arrivai aux environs de Wessembach, le long des champs aux enclos. Je coupai le contact puis marchai à travers les cultures, en direction des cages.
Derrière le grillage, je découvris les cigognes. Bec orange, plumage blanc et noir, regard vif. Elles semblaient impatientes. Elles battaient furieusement des ailes et claquaient du bec. L’orage sans doute, mais aussi l’instinct migratoire. Les paroles de Bôhm me revinrent à l’esprit : « Les cigognes appartiennent aux migrateurs instinctifs. Leur départ n’est pas déclenché par des conditions climatiques ou alimentaires, mais par une horloge interne. Un jour, il est temps de partir, voilà tout. » Nous étions à la fin du mois d’août et les cigognes devaient ressentir ce mystérieux signal. Non loin de là, dans les pâturages, d’autres cigognes allaient et venaient, secouées par le vent. Elles tentaient de s’envoler elles aussi, mais Bôhm les avait « éjointées », c’est-à-dire qu’il avait déplumé la première phalange d’une de leurs ailes, les déséquilibrant et les empêchant de décoller. Cet « ami de la nature » avait décidément une étrange conception de l’ordre du monde.
Soudain, un homme tout en os surgit des cultures voisines, courbé dans le vent. Des odeurs d’herbes coupées arrivaient en tempête et je sentais un mal de tête grimper dans mon crâne. De loin, le squelette cria quelque chose en allemand. Je hurlai à mon tour quelques phrases en français. Il répondit aussitôt, dans la même langue : « Bôhm n’est pas venu aujourd’hui. Ni hier, d’ailleurs. » L’homme était chauve et quelques mèches filandreuses dansaient au-dessus de son front. Il ne cessait de les plaquer sur son crâne. Il ajouta : « D’ordinaire, il vient chaque jour nourrir ses bestioles. »
Je repris la voiture et fonçai à l’écomusée. Une sorte de musée grandeur nature, situé non loin de Montreux, où des chalets traditionnels suisses avaient été reconstruits, en respectant le moindre détail. Sur chacune des cheminées, un couple de cigognes était installé, sous la haute responsabilité de Max Bôhm.
Bientôt, je pénétrai dans le village artificiel. Je partis à pied, à travers les ruelles désertes. J’errai de longues minutes dans ce labyrinthe de maisons brunes et blanches, comme habitées par le néant, et découvris enfin le beffroi — une tour sombre et carrée, de plus de vingt mètres de haut. À son sommet, trônait un nid aux dimensions gigantesques, dont on apercevait seulement les contours. « Le plus grand nid d’Europe », m’avait dit Max Bôhm. Les cigognes étaient là-haut, sur leur couronne de branches et de terre. Leurs claquements de becs résonnaient dans les rues vides, comme le cri de mâchoires démultipliées. Nulle trace de Bôhm.
Je rebroussai chemin et cherchai la maison du gardien. Je trouvai le veilleur de nuit devant sa télé. Il mangeait un sandwich tandis que son chien se régalait de boulettes de viande, dans sa gamelle. « Bôhm ? dit-il la bouche pleine. Il est venu avant-hier, au beffroi. Nous avons sorti l’échelle. (Je me souvenais de la machine infernale utilisée par l’ornithologue pour accéder au nid : une échelle de pompiers, ancestrale et vermoulue.) Mais je ne l’ai pas revu depuis. Il n’a même pas rangé le matériel. »
L’homme haussa les épaules et ajouta :
— Bôhm est chez lui, ici. Il va, il vient.
Puis il reprit un morceau de sandwich, en signe de conclusion. Une intuition confuse traversa mon esprit.
— Pouvez-vous la sortir de nouveau ?
— Quoi ?
— L’échelle.
Nous repartîmes dans la tourmente, avec le chien qui nous battait les jambes. Le gardien marchait en silence. Il n’appréciait pas mon projet nocturne. Au pied du beffroi, il ouvrit les portes de la grange qui jouxtait la tour. Nous sortîmes l’échelle, fixée sur deux roues de chariot. L’engin me semblait plus dangereux que jamais. Pourtant, avec l’aide du gardien, je déclenchai les chaînes, les poulies, les câbles et, lentement, l’échelle déroula ses barreaux. Son sommet oscillait dans le vent.
Je déglutis et attaquai l’ascension, avec prudence. À mesure que je montais, l’altitude et le vent me brouillaient les yeux. Mes mains se cramponnaient aux barreaux. Je sentais des gouffres se creuser dans mon ventre. Dix mètres. Je me concentrai sur le mur et grimpai encore. Quinze mètres. Le bois était humide et mes semelles glissaient. L’échelle vibrait de toute sa hauteur, m’envoyant des ondes de choc dans les genoux. Je risquai un regard. Le nid était à portée de main. Je bloquai ma respiration et enjambai les derniers barreaux, prenant appui sur les branches du nid. Les cigognes s’envolèrent. Un court instant, je ne vis qu’une volée de plumes, puis le cauchemar m’apparut.
Bôhm était là, allongé sur le dos, bouche ouverte. Dans le nid géant, il avait trouvé sa place. Sa chemise débraillée découvrait son ventre blanc, obscène, maculé de terre. Ses yeux n’étaient plus que deux orbites vides et sanglantes. J’ignore si ces cigognes apportaient des bébés, mais elles savaient s’occuper des morts.
Blancheurs aseptisées, cliquetis de métal, silhouettes fantômes. À trois heures du matin, dans le petit hôpital de Montreux, j’attendais. Les portes des urgences s’ouvraient et se fermaient. Des infirmières passaient. Des visages masqués apparaissaient, indifférents à ma présence.
Le gardien était resté au village artificiel, en état de choc. Moi-même, je n’affichais pas une forme éclatante. J’étais transi de frissons, l’esprit anéanti. Je n’avais jamais contemplé un cadavre. Pour une première fois, le corps de Bôhm était un sommet. Les oiseaux avaient commencé à lui dévorer la langue et d’autres choses plus profondes, dans la région pharyngée. Des plaies multiples avaient été découvertes sur l’abdomen et les flancs : des déchirures, des lacérations, des entailles. À terme, les volatiles l’auraient entièrement dévoré.
« Vous savez que les cigognes sont carnassières, n’est-ce pas ? » m’avait dit Max Bôhm, lors de notre première rencontre. Aucune chance que je l’oublie désormais.
Les pompiers avaient descendu le corps de son perchoir, sous le vol lent et suspicieux des oiseaux. Une dernière fois, au sol, j’avais aperçu les chairs de Bôhm, pleines de croûtes et de terre, avant qu’on ne l’enveloppe dans une housse bruissante. J’avais suivi ce spectacle lunaire, intermittent, sous les gyrophares, sans émettre le moindre mot et sans éprouver, je l’avoue, le moindre sentiment. Juste une sorte d’absence, de recul effaré.
J’attendais maintenant. Et je songeais aux derniers mois de mon existence — ces deux mois de ferveur et d’oiseaux, qui s’achevaient en forme d’oraison funèbre.
J’étais alors un jeune homme correct sous tous rapports. À trente-deux ans, je venais d’obtenir un doctorat d’histoire. Le résultat de huit années d’efforts, à propos du « concept de culture chez Oswald Spengler ». Lorsque j’avais achevé ce lourd pavé de mille pages, totalement inutile sur le plan pratique, et plutôt harassant sur le plan moral, je n’avais plus qu’une idée : oublier les études. J’étais fatigué des livres, des musées, des films d’art et essai. Fatigué de cette existence par procuration, des chimères de fart, des nimbes des sciences humaines. Je voulais passer à l’acte, mordre dans l’existence.
Je connaissais de jeunes médecins qui s’étaient lancés dans l’aide humanitaire, ayant une « année à perdre » — c’est ainsi qu’ils s’exprimaient. Des avocats en herbe qui avaient arpenté l’Inde et goûté au mysticisme, avant d’embrasser leur carrière. Moi, je n’avais aucun métier en vue, aucun goût pour l’exotisme ni le malheur des autres. Alors, encore une fois, mes parents adoptifs étaient venus à ma rescousse. « Encore une fois », parce que, depuis l’accident qui avait coûté la vie à mon frère et à mes parents, vingt-cinq ans auparavant, ce couple de vieux diplomates m’avait toujours offert ce dont j’avais besoin : d’abord la compagnie d’une nourrice, durant mes jeunes années, puis une pension conséquente, qui m’avait permis d’affecter un réel détachement face aux vicissitudes de l’argent.
Donc, Georges et Nelly Braesler m’avaient suggéré de contacter Max Bôhm, un de leurs amis suisses, qui recherchait quelqu’un dans mon genre. « Dans mon genre ? » avais-je demandé, tout en prenant l’adresse de Bôhm. On m’avait répondu qu’il y en aurait sans doute pour quelques mois. On veillerait plus tard à me trouver une véritable situation.
Ensuite, les choses avaient pris un tour inattendu. Et la première rencontre avec Max Bôhm, équivoque et mystérieuse, restait imprimée, en détail, dans ma mémoire.
Ce jour-là, le 17 mai 1991, vers seize heures, je parvins au 3, rue du Lac, après avoir longuement déambulé dans les rues serrées des hauteurs de Montreux. Au détour d’une place, ponctuée de lanternes moyenâgeuses, je découvris un chalet, dont la porte de bois massif indiquait : « Max Bôhm ». Je sonnai. Une longue minute passa, puis un homme d’une soixantaine d’années, tout d’un bloc, m’ouvrit avec un large sourire.
« Vous êtes Louis Antioche ? » demanda-t-il. J’acquiesçai et pénétrai chez M. Bôhm.
L’intérieur du chalet ressemblait au quartier. Les pièces étaient étroites et alambiquées, flanquées de recoins, d’étagères et de rideaux qui, visiblement, ne cachaient aucune fenêtre. Le sol était ponctué de nombreuses marches et d’estrades. Bôhm écarta une tenture et m’invita à descendre à sa suite, dans un profond sous-sol. Nous pénétrâmes dans une pièce aux murs blanchis, meublée seulement d’un bureau en bois de chêne, sur lequel trônaient une machine à écrire et de nombreux documents. Au-dessus, étaient suspendues une carte de l’Europe et de l’Afrique, et de multiples gravures d’oiseaux. Je m’assis. Bôhm me proposa du thé. J’acceptai avec plaisir (je ne bois, exclusivement, que du thé). En quelques gestes rapides, Bôhm sortit un thermos, des tasses, du sucre et des citrons. Pendant qu’il s’affairait, je l’observai plus attentivement.
II était petit, massif et ses cheveux, coupés en brosse, étaient absolument blancs. Son visage rond était barré d’une courte moustache, blanche elle aussi. Sa corpulence lui donnait un air renfrogné et des gestes lourds, mais sa figure respirait une étrange bonhomie. Ses yeux surtout, plissés, semblaient toujours sourire.
Bôhm servit le thé, avec précaution. Ses mains étaient épaisses, ses doigts sans grâce. « Un homme des bois », pensai-je. Il planait aussi chez lui quelque chose de vaguement militaire — un passé de guerre ou d’activités brutales. Enfin il s’assit, croisa ses mains et commença d’une voix douce :
— Ainsi, vous êtes de la famille de mes vieux amis, les Braesler.
Je m’éclaircis la gorge.
— Je suis leur fils adoptif.
— J’ai toujours pensé qu’ils n’avaient pas d’enfants.
— Ils n’en ont pas. Je veux dire : naturels. (Bôhm ne disant rien, je repris :) Mes vrais parents étaient des amis intimes des Braesler. Lorsque j’avais sept ans, un incendie a tué ma mère, mon père et mon frère. Je n’avais pas d’autre famille. Georges et Nelly m’ont adopté.
— Nelly m’a parlé de vos aptitudes intellectuelles.
— Je crains qu’elle n’ait un peu exagéré dans ce sens. (J’ouvris mon cartable.) Je vous ai apporté un curriculum vitae.
Bôhm écarta la feuille du plat de la main. Une main énorme, puissante. Une main à casser les poignets, comme ça, avec deux doigts. Il répliqua :
— J’ai toute confiance dans le jugement de Nelly. Vous a-t-elle parlé de votre « mission » ? Vous a-t-elle prévenu que l’affaire concernait quelque chose de très particulier ?
— Nelly ne m’a rien dit.
Bôhm se tut et me scruta. Il semblait épier la moindre de mes réactions.
— À mon âge, l’oisiveté porte à quelques lubies. Mon attachement pour certains êtres s’est considérablement approfondi.
— De qui s’agit-il ? demandai-je.
— Ce ne sont pas des personnes.
Bôhm se tut. De toute évidence, il aimait le suspense. Enfin, il murmura :
— Il s’agit de cigognes.
— De cigognes ?
— Voyez-vous, je suis un ami de la nature. Depuis quarante ans, les oiseaux m’intéressent. Lorsque j’étais jeune, je dévorais les livres d’ornithologie, je passais des heures en forêt, jumelles au poing, à observer chaque espèce. La cigogne blanche occupait une place particulière dans mon cœur. Je l’aimais avant tout parce qu’elle est un fantastique oiseau migrateur, capable de parcourir plus de vingt mille kilomètres chaque année. À la fin de l’été, quand les cigognes s’envolaient en direction de l’Afrique, je partais moi aussi, de toute mon âme, avec elles. D’ailleurs, plus tard, j’ai choisi un travail qui m’a permis de voyager et de suivre ces oiseaux. Je suis ingénieur, monsieur Antioche, dans les travaux publics, maintenant à la retraite. Toute ma vie je me suis débrouillé pour partir sur de grands chantiers, au Moyen-Orient, en Afrique, sur la route des oiseaux. Aujourd’hui, je ne bouge plus d’ici mais j’étudie toujours la migration. J’ai écrit plusieurs livres sur ce sujet.
— Je ne connais rien aux cigognes. Qu’attendez-vous de moi ?
— J’y viens. (Bôhm but une lampée de thé.) Depuis que je suis à la retraite, ici, à Montreux, les cigognes se portent à merveille. Chaque printemps, mes couples reviennent et retrouvent, précisément, leur nid. C’est réglé, comme du papier à musique. Or, cette année, les cigognes de l’Est ne sont pas revenues.
— Que voulez-vous dire ?
— Sur les sept cents couples migrateurs recensés en Allemagne et en Pologne, moins d’une cinquantaine sont apparus dans le ciel, en mars et en avril. J’ai attendu plusieurs semaines. Je me suis même rendu sur place. Mais il n’y a rien eu à faire. Les oiseaux ne sont pas revenus.
L’ornithologue me parut tout à coup plus vieux et plus solitaire. Je demandai :
— Avez-vous une explication ?
— Il y a peut-être là-dessous une catastrophe écologique. Ou l’effet d’un nouvel insecticide. Ce ne sont là que des « peut-être ». Et je veux des certitudes.
— Comment puis-je vous aider ?
— Au mois d’août prochain, des dizaines de cigogneaux vont partir, comme chaque année, emprunter leur voie migratoire. Je veux que vous les suiviez. Jour après jour. Je veux que vous parcouriez, exactement, leur itinéraire. Je veux que vous observiez toutes les difficultés qu’ils vont rencontrer. Que vous interrogiez les habitants, les forces de police, les ornithologues locaux. Je veux que vous découvriez pourquoi mes cigognes ont disparu.
Les intentions de Max Bôhm me stupéfiaient.
— Ne seriez-vous pas mille fois plus qualifié que moi pour…
— J’ai juré de ne plus jamais mettre les pieds en Afrique. Par ailleurs, j’ai cinquante-sept ans. Mon cœur est très fragile. Je ne peux plus aller sur le terrain.
— N’avez-vous pas un assistant, un jeune ornithologue qui pourrait mener cette enquête ?
— Je n’aime pas les spécialistes. Je veux un homme sans préjugé, sans connaissance, un être ouvert, qui partira à la rencontre du mystère. Acceptez-vous, oui ou non ?
— J’accepte, répondis-je sans hésiter. Quand dois-je partir ?
— Avec les cigognes, à la fin du mois d’août. Le voyage durera environ deux mois. En octobre, les oiseaux seront au Soudan. S’il doit se passer quelque chose, ce sera, je pense, avant cette date. Sinon vous rentrerez et l’énigme restera entière. Votre salaire sera de quinze mille francs par mois, plus les frais. Vous serez rémunéré par notre association : l’APCE (Association pour la protection de la cigogne européenne). Nous ne sommes pas très riches mais j’ai prévu les meilleures conditions de voyage : vols en première classe, voitures de location, hôtels confortables. Une première provision vous sera versée à la mi-août, avec vos billets d’avion et vos réservations. Ma proposition vous paraît-elle raisonnable ?
— Je suis votre homme. Mais dites-moi d’abord une chose. Comment avez-vous connu les Braesler ?
— En 1987, lors d’un colloque ornithologique, organisé à Metz. Le thème à l’honneur était « La cigogne en péril, en Europe de l’Ouest ». Georges a également fait une intervention très intéressante, à propos des grues cendrées.
Plus tard, Max Böhm m’emmena à travers la Suisse visiter quelques-uns des enclos où il élevait des cigognes domestiques, dont les petits devenaient des oiseaux migrateurs — ceux-là mêmes que j’allais suivre. Au fil de notre route, l’ornithologue m’expliqua les principes de mon périple. D’abord, on connaissait approximativement l’itinéraire des oiseaux. Ensuite, les cigognes ne parcouraient qu’une centaine de kilomètres par jour. Enfin, Böhm détenait un moyen sûr de repérer les cigognes européennes : les bagues. A chaque printemps, il fixait aux pattes des cigogneaux une bague indiquant leur date de naissance et leur numéro d’identification. Armé d’une paire de jumelles, on pouvait donc, chaque soir, repérer « ses » oiseaux. A tous ces arguments, s’ajoutait le fait que Böhm correspondait, dans chaque pays, avec des ornithologues qui allaient m’aider et répondre à mes questions. Dans ces conditions, Bôhm ne doutait pas que je découvre ce qui s’était passé au printemps dernier, sur le chemin des oiseaux.
Trois mois plus tard, le 17 août 1991, Max Böhm me téléphona, totalement surexcité. Il revenait d’Allemagne où il avait constaté l’imminence du départ des cigognes. Böhm avait crédité mon compte en banque d’une provision de cinquante mille francs (deux salaires d’avance, plus une enveloppe pour les premiers frais) et il m’envoyait, par DHL, les billets d’avion, les vouchers pour les voitures de location et la liste des hôtels réservés. L’ornithologue avait ajouté un « Paris-Lausanne ». Il souhaitait me rencontrer une dernière fois, afin que nous vérifiions ensemble les données du projet.
Ainsi, le 19 août, à sept heures du matin, je me mis en route, bardé de guides, de visas et de médicaments. J’avais limité mon sac de voyage au strict minimum. L’ensemble de mes affaires — ordinateur compris — tenait dans un bagage de moyenne importance, à quoi s’ajoutait un petit sac à dos. Tout était en ordre. En revanche, mon cœur était en proie à un indicible chaos : espoir, excitation, appréhension s’y mêlaient dans une confusion brûlante.
Aujourd’hui pourtant, tout était fini. Avant même d’avoir commencé. Max Böhm ne saurait jamais pourquoi ses cigognes avaient disparu. Et moi non plus, du reste. Car, avec sa mort, mon enquête s’achevait. J’allais rembourser l’argent à l’association, retourner à mes livres. Ma carrière de voyageur avait été foudroyante. Et je n’étais pas étonné de cette conclusion avortée. Après tout, je n’avais jamais été qu’un étudiant oisif. Il n’y avait aucune raison pour que je devienne, du jour au lendemain, un aventurier de tous les diables.
Mais j’attendais encore. Ici, à l’hôpital. L’arrivée de l’inspecteur fédéral et le résultat de l’autopsie. Parce qu’il y avait autopsie. Le médecin de garde l’avait attaquée d’emblée, après avoir reçu l’autorisation de la police — Max Böhm n’avait apparemment plus de famille. Qu’était-il arrivé au vieux Max ? Une crise cardiaque ? Une attaque de cigognes ? La question méritait réponse, et c’est sans doute pourquoi on disséquait maintenant le corps de l’ornithologue.
— Vous êtes Louis Antioche ?
Tout à mes pensées, je n’avais pas remarqué l’homme qui venait de s’asseoir à mes côtés. La voix était douce, le visage aussi. Une longue figure aux traits polis, sous une mèche nerveuse. L’homme posait sur moi des yeux rêveurs, encore voilés de sommeil. Il n’était pas rasé et on sentait que c’était exceptionnel. Il portait un pantalon de toile, léger et bien coupé, une chemise Lacoste bleu lavande. Nous étions pratiquement habillés de la même façon, sauf que ma chemise était noire et que mon crocodile était remplacé par une tête de mort. Je répondis : « Oui. Vous êtes de la police ? » Il acquiesça et joignit ses deux mains, comme en signe de prière.
— Inspecteur Dumaz. De garde, cette nuit. Sale coup. C’est vous qui l’avez trouvé ?
— Oui.
— Comment était-il ?
— Mort.
Dumaz haussa les épaules et sortit un calepin.
— Dans quelles circonstances l’avez-vous découvert ?
Je lui racontai mes recherches de la veille. Dumaz prenait des notes, lentement. Il demanda :
— Vous êtes français ?
— Oui. J’habite Paris.
L’inspecteur nota mon adresse avec précision.
— Vous connaissiez Max Bôhm depuis longtemps ?
— Non.
— Quelle était la nature de vos relations ?
Je décidai de mentir :
— Je suis ornithologue amateur. Nous avions prévu, lui et moi, d’organiser un programme éducatif sur différents oiseaux.
— Lesquels ?
— La cigogne blanche, principalement.
— Quelle est votre profession ?
— Je viens de terminer mes études.
— Quel genre d’études ? Ornithologie ?
— Non. Histoire, philosophie.
— Et quel âge avez-vous ?
— Trente-deux ans.
L’inspecteur émit un léger sifflement.
— Vous avez de la chance d’avoir pu vous consacrer à votre passion aussi longtemps. J’ai le même âge que vous et je travaille dans la police depuis treize ans.
— L’histoire ne me passionne pas, dis-je d’un ton fermé.
Dumaz fixa le mur d’en face. Le même sourire rêveur glissa sur ses lèvres.
— Mon travail ne me passionne pas non plus, je vous assure.
Il me regarda de nouveau.
— Selon vous, depuis quand Max Bôhm était-il mort ?
— Depuis l’avant-veille. Le soir du 17, le gardien l’a vu monter dans le nid et ne l’a pas vu redescendre.
— De quoi est-il mort, à votre avis ?
— Je n’en sais rien. D’une crise cardiaque, peut-être. Les cigognes avaient commencé à… s’en nourrir.
— J’ai vu le corps avant l’autopsie. Avez-vous quelque chose à ajouter ?
— Non.
— Vous allez devoir signer votre déposition au commissariat du centre-ville. Tout sera prêt en fin de matinée. Voici l’adresse. (Dumaz soupira.) Cette disparition va faire du bruit. Bôhm était une célébrité. Vous devez savoir qu’il a réintroduit les cigognes en Suisse. Ce sont des choses auxquelles nous tenons, ici.
Il s’arrêta, puis partit d’un petit rire.
— Vous portez une drôle de chemise… Plutôt de circonstance, n’est-ce pas ?
J’attendais cette réflexion depuis le début. Une femme brune, petite et carrée, apparut et me sauva la mise. Sa blouse blanche était maculée de sang, son visage couperosé et ravagé par les rides. Le genre qui a vécu, et qui ne s’en laisse pas conter. Chose extraordinaire dans cet univers de ouate, elle portait des talons, qui claquaient à chacun de ses pas. Elle s’approcha. Son haleine empestait le tabac.
— Vous êtes là pour Bôhm ? demanda-t-elle d’une voix rocailleuse.
Nous nous levâmes. Dumaz fit les présentations.
— Voici Louis Antioche, étudiant, ami de Max Bôhm (je sentis une note d’ironie dans sa voix). C’est lui qui a découvert le corps cette nuit. Je suis l’inspecteur Dumaz, police fédérale.
— Catherine Warel, chirurgien cardiaque. L’autopsie a été longue, dit-elle en s’essuyant le front qui perlait de sueur. Le cas était plus compliqué que prévu. D’abord à cause des blessures. Des coups de bec, à pleine chair. Il paraît qu’on l’a découvert dans un nid de cigognes. Que faisait-il là-haut, bon Dieu ?
— Max Bôhm était ornithologue, répliqua Dumaz sur un ton pincé. Je m’étonne que vous ne le connaissiez pas. Il était très célèbre. Il protégeait les cigognes en Suisse.
— Ah ? fit la femme, sans conviction.
Elle sortit un paquet de cigarettes brunes, en alluma une. Je remarquai le panneau indiquant l’interdiction de fumer et compris que cette femme n’était pas suisse. Elle reprit, après avoir craché une longue bouffée.
— Revenons à l’autopsie. Malgré toutes ses plaies — vous en aurez la description dactylographiée ce matin même — il est clair que l’homme est mort d’une crise cardiaque, dans la soirée du 17 août, aux environs de vingt heures. (Elle se tourna vers moi.) Sans vous, l’odeur aurait fini par alerter les visiteurs. Mais quelque chose est surprenant. Saviez-vous que Bôhm était un transplanté cardiaque ?
Dumaz me lança un coup d’œil interrogatif. Le docteur poursuivit :
— Lorsque l’équipe a découvert la longue cicatrice au niveau du sternum, ils m’ont appelée, afin que je supervise l’autopsie. La transplantation ne fait aucun doute : il y a d’abord la cicatrice caractéristique de la sternotomie, puis des adhérences anormales dans la cavité péricardique, signe d’une ancienne intervention. J’ai relevé également les sutures de la greffe, au niveau de l’aorte, de l’artère pulmonaire, des oreillettes gauche et droite, faites avec des fils non résorbables.
Le Dr Warel aspira une nouvelle bouffée.
— L’opération remonte manifestement à plusieurs années, reprit-elle, mais l’organe a été remarquablement toléré — d’ordinaire, nous découvrons sur le cœur transplanté une multitude de cicatrices blanchâtres, qui correspondent aux points de rejet, autrement dit à des cellules musculaires nécrosées. La transplantation de Bôhm est donc très intéressante. Et d’après ce que j’ai pu voir, l’opération a été pratiquée par un type qui connaissait son affaire. Or, je me suis déjà renseignée, Max Bôhm n’était pas suivi par un médecin de chez nous. Voilà un petit mystère à éclaircir, messieurs. Je mènerai moi-même mon enquête. Pour ce qui est de la cause du décès : rien d’original. Un banal infarctus du myocarde, survenu il y a environ cinquante heures. L’effort, sans doute, de monter là-haut. Si cela peut vous consoler, Bôhm n’a pas souffert.
— Que voulez-vous dire ? demandai-je.
Warel souffla une longue bouffée de nicotine dans l’espace aseptisé.
— Un cœur greffé est indépendant du système nerveux d’accueil. Une crise cardiaque ne provoque donc aucune douleur particulière. Max Bôhm ne s’est pas senti mourir. Voilà, messieurs. (Elle se tourna vers moi.) Vous vous occuperez des obsèques ?
J’hésitai un instant.
— Je dois malheureusement partir en voyage…, répliquai-je.
Soit, trancha-t-elle. Nous verrons ça. Le certificat de décès sera prêt ce matin. (Elle s’adressa à Dumaz.)
— Je peux vous parler une minute ?
L’inspecteur et le médecin me saluèrent. Dumaz ajouta :
— N’oubliez pas de venir signer votre déposition, en fin de matinée.
Puis ils m’abandonnèrent dans le couloir, lui, avec son air très doux, elle, avec ses talons qui claquaient. Pas assez fort cependant pour que cette phrase m’échappe, murmurée par la femme : « Il y a un problème… »
Dehors, l’aube lançait des ombres de métal, éclairant d’une lumière grise les rues endormies. Je traversai Montreux sans respecter les feux, gagnant directement la maison de Bôhm. Je ne sais pourquoi, la perspective d’une enquête sur l’ornithologue m’effrayait. Je souhaitais détruire tout document me concernant et rembourser incognito l’APCE, sans mêler la police à l’affaire. Pas de traces, pas de tracas.
Je me garai discrètement, à cent mètres du chalet. Je vérifiai d’abord que la porte de la maison n’était pas verrouillée, puis retournai à la voiture et pris dans mon sac un intercalaire de plastique souple. Je le glissai entre la porte et le chambranle. J’asticotai ainsi la serrure, cherchant à glisser la feuille de plastique sous le penne. Enfin, grâce à une poussée de l’épaule, la porte s’ouvrit sans un bruit. Je pénétrai chez feu M. Bôhm. Dans la pénombre, l’intérieur du chalet semblait plus réduit, plus confiné que jamais. C’était déjà la maison d’un mort.
Je descendis dans le bureau, situé au sous-sol. Je n’eus aucun mal à mettre la main sur le dossier « Louis Antioche », posé en évidence. Il y avait là le récépissé du virement bancaire, les factures des billets d’avion, les contrats de location. Je lus aussi les notes que Bôhm avait prises sur moi d’après les propos de Nelly Braesler.
« Louis Antioche. Trente-deux ans. Adopté par les Braesler à l’âge de dix ans. Intelligent, brillant, sensible. Mais désœuvré et désabusé. À manier avec prudence. Garde des traumatismes de son accident. Amnésie partielle. »
Ainsi, pour les Braesler, je demeurais encore, après tant d’années, un cas critique — un détraqué. Je tournai la feuille, c’était tout. Nelly n’avait donné aucune précision sur le drame de mes origines. Tant mieux. Je m’emparai du dossier et poursuivis mes recherches.
Dans les tiroirs, je débusquai le dossier « Cigognes », semblable à celui que Max m’avait préparé, le premier jour, contenant les contacts et de multiples informations. Je l’emportai également.
Il était temps de partir. Pourtant, mû par une obscure curiosité, je continuai à fouiller, un peu au hasard. Dans un meuble en ferraille, à hauteur d’homme, je découvris des milliers de fiches consacrées aux oiseaux. Pressées les unes contre les autres, verticalement, leurs tranches affichaient plusieurs couleurs. Bôhm m’avait expliqué ce code couleurs. À chaque événement, chaque information, une teinte était donnée — rouge : femelle ; bleu : mâle ; vert : migratrice ; rose : accident d’électrocution ; jaune : maladie ; noir : décès… Ainsi, en un seul regard sur les tranches, Bôhm pouvait sélectionner, selon le thème de ses recherches, les fiches qui l’intéressaient.
Une idée me vint : je consultai la liste des cigognes disparues, puis cherchai quelques-unes de leurs fiches dans ce tiroir. Bôhm utilisait un langage chiffré incompréhensible. Je constatai seulement que les disparues étaient toutes des adultes, âgées de plus de sept ans. Je subtilisai les fiches. Je commençais à basculer dans le vol caractérisé. Toujours poussé par une irrépressible pulsion, je fouillai de fond en comble le bureau. Je cherchais maintenant un dossier médical. « Bôhm est un cas d’école », avait dit le Dr Warel. Où avait-il subi son opération ? Qui l’avait effectuée ? Je ne trouvai rien.
En désespoir de cause, je m’attaquai à un petit réduit attenant à la pièce. Max Bôhm y soudait lui-même ses bagues et y rangeait son attirail d’ornithologue. Au-dessus du plan de travail, étaient entreposés des paires de jumelles, des filtres photographiques, des myriades de bagues, de toutes sortes et de toutes matières : Je découvris aussi des instruments chirurgicaux, des seringues hypodermiques, des bandages, des attelles, des produits aseptiques. À ses heures, Max Bôhm devait aussi jouer les vétérinaires amateurs. L’univers du vieil homme m’apparaissait de plus en plus solitaire, centré autour d’obsessions incompréhensibles. Enfin je remontai au rez-de-chaussée, après avoir tout remis en place.
Je traversai rapidement la salle principale, le salon et la cuisine. Il n’y avait là que des bibelots suisses, des paperasses, des vieux journaux. Je montai dans les chambres. Il y en avait trois. Celle où j’avais dormi la première fois était toujours aussi neutre, avec son petit lit et ses meubles engoncés. Celle de Bôhm sentait le moisi et la tristesse. Les couleurs étaient fanées, les meubles s’entassaient sans raison apparente. Je fouillai tout : armoire, secrétaire, commodes. Chaque meuble était à peu près vide. Je regardai sous le lit, les tapis. Je décollai des coins de papier peint. Rien. Excepté d’anciennes photos d’une femme dans un vieux carton, au bas d’une armoire. J’observai un instant ces clichés. C’était une petite femme aux traits vagues, à la silhouette fragile, sur fond de paysages tropicaux. Sans aucun doute Mme Bôhm. Sur les photos les plus récentes — couleurs passées des années soixante-dix —, elle semblait avoir la quarantaine. Je passai à la dernière chambre. J’y surpris encore la même atmosphère désuète mais rien de plus. Je redescendis l’étroit escalier en essuyant la poussière qui collait à mes vêtements.
A travers les fenêtres, le jour se levait. Un filet doré caressait le dos des meubles et les arêtes des multiples estrades qui jaillissaient, sans raison apparente, aux quatre coins de la pièce principale. Je m’assis sur l’une d’elles. Il manquait décidément beaucoup de choses dans cette maison : le dossier médical de Max Bôhm l’un transplanté cardiaque devait posséder une foule d’ordonnances, de scanners, d’électrocardiogrammes…), les souvenirs classiques d’une existence de voyageur — babioles africaines, tapis orientaux, trophées de chasse… — , les traces d’un passé professionnel — je n’avais pas même trouvé un dossier de retraite, pas plus que des relevés de banque ou des feuilles d’impôts. À supposer que Bôhm ait voulu tirer un trait radical sur son passé, il ne s’y serait pas pris autrement.
Pourtant, il devait y avoir ici, quelque part, une planque.
Je regardai ma montre : sept heures quinze. En cas d’enquête judiciaire, la police n’allait pas tarder à venir, ne serait-ce que pour mettre les scellés. À regret, je me levai et me dirigeai vers la porte. Je l’ouvris, puis songeai tout à coup aux marches. Dans la grande salle, les estrades composaient autant de cachettes idéales. Je revins sur mes pas et frappai sur leurs côtés. Elles étaient creuses. Je fonçai en bas, dans le réduit, pris quelques outils et remontai aussitôt. En vingt minutes, j’avais ouvert les sept marches du salon de Bôhm, avec un minimum de dégâts. Devant moi s’étalaient trois enveloppes kraft, scellées, poussiéreuses et anonymes.
Je regagnai ma voiture et mis le cap vers les collines qui surplombent Montreux, en quête d’un lieu tranquille. Dix kilomètres plus tard, au détour d’une route isolée, je me garai dans un bois, trempé encore par la rosée. Mes mains tremblaient lorsque j’ouvris la première enveloppe.
Elle contenait le dossier médical d’Irène Bôhm, née Irène Fogel, à Genève, en 1942. Décédée en août 1977, à l’hôpital Bellevue, à Lausanne, des suites d’un cancer généralisé. Le dossier ne contenait que quelques radiographies, diagrammes et ordonnances, puis s’achevait sur un certificat de décès, auquel étaient joints un télégramme à l’adresse de Max Bôhm et une lettre de condoléances du Dr Lierbaôm, médecin traitant d’Irène. Je regardai la petite enveloppe. Elle portait l’adresse de Max Bôhm en 1977 : 66, avenue Bokassa, Bangui, Centrafrique. Mon cœur courait au galop. Le Centrafrique avait été la dernière adresse africaine de Bôhm. Ce pays tristement célèbre pour la folie de son tyran éphémère, l’empereur Bokassa. Cet éclat de jungle, torride et humide, enfoui dans le cœur de l’Afrique — enfoui aussi au plus profond de mon passé.
J’ouvris la vitre et respirai l’air du dehors, puis continuai de feuilleter la chemise. Je trouvai de nouvelles photos de la frêle épouse, mais aussi d’autres clichés, représentant Max Bôhm et un jeune garçon d’environ treize ans, dont la ressemblance avec l’ornithologue était frappante. C’était le même courtaud, aux cheveux blonds taillés en brosse, avec des yeux bruns et un cou d’animal musclé. Pourtant, il voyageait dans ses yeux une rêverie, une nonchalance qui ne cadraient pas avec la raideur de Bôhm. Les photos dataient visiblement de la même époque — les années soixante-dix. La famille était au complet : le père, la mère, le fils. Mais pourquoi Bôhm cachait-il ces images banales sous une estrade ? Et où était aujourd’hui ce fils ?
La seconde enveloppe ne contenait qu’une radiographie thoracique, sans date, sans nom, sans commentaire. Une seule certitude : sur l’image opaque, se dessinait un cœur. Et, au centre de l’organe, se découpait une minuscule tache claire, aux contours précis, dont je n’aurais su dire s’il s’agissait d’une imperfection de l’image ou d’un caillot clair « dans » l’organe. Je pensai à la greffe de Max Bôhm. Cette image représentait sans doute un des deux cœurs du Suisse. Le premier ou le second ? Je rangeai soigneusement le document.
Enfin j’ouvris la dernière enveloppe — et restai pétrifié. Devant moi, se déployait le spectacle le plus atroce qu’on puisse imaginer. Des photographies en noir et blanc, représentant une sorte d’abattoir humain, avec des cadavres d’enfants suspendus à des crochets — des pantins de chair, offrant des rosaces de sang à la place des bras ou du sexe ; des visages aux lèvres déchirées, aux orbites vides ; des bras, des jambes, des membres épars, poussés sur un coin d’étal ; des têtes, brunâtres de croûtes, roulées sur de longues tables, vous fixant avec leurs yeux secs. Tous les cadavres, sans exception, étaient de race noire.
Ce lieu abject n’était pas un simple mouroir. Les murs étaient carrelés de blanc, comme ceux d’une clinique ou d’une morgue, des instruments chirurgicaux brillaient çà et là. Il s’agissait plutôt d’un laboratoire funeste ou d’une abominable salle de tortures. L’antre secret d’un monstre qui se livrait à des pratiques d’épouvante. Je sortis de la voiture. Mon torse était oppressé par le dégoût et la nausée. De longues minutes s’écoulèrent ainsi, dans la fraîcheur matinale. De temps à autre je jetais un nouveau regard aux images. Je tentais de m’imprégner de leur réalité, de les apprivoiser, afin de mieux les cerner. Impossible. La crudité des clichés, le grain de l’image donnaient une présence hallucinante à cette armée de cadavres. Qui pouvait avoir commis de telles horreurs, et pourquoi ?
Je revins à la voiture, fermai les trois enveloppes et jurai de ne pas les rouvrir de sitôt. Je tournai le contact et redescendis vers Montreux, les larmes aux yeux.
Je mis le cap vers le centre-ville, puis empruntai l’avenue qui longe le lac. Je me garai dans le parking de l’Hôtel de la Terrasse, clair et royal. Le soleil déversait déjà sa lumière sur les flots atones du Léman. Le paysage semblait s’enflammer dans un halo doré. Je m’installai dans les jardins de l’hôtel, face au lac et aux montagnes embrumées qui encadraient le paysage.
Au bout de quelques minutes, le serveur apparut. J’optai pour un thé chinois bien frappé. Je tentai de réfléchir. La mort de Bôhm. Les mystères autour de son cœur. La fouille matinale et ses terrifiantes découvertes. C’était beaucoup pour un simple étudiant en quête de cigognes.
— Dernière promenade avant le départ ?
Je me retournai. L’inspecteur Dumaz, rasé de près, se tenait devant moi. Il était habillé d’une veste légère en toile brune et d’un pantalon en lin clair.
— Comment m’avez-vous retrouvé ?
— Aucun mérite. Vous venez tous ici. À croire que toutes les rues de Montreux mènent au lac.
— Qui ça. « vous » ?
— Les visiteurs. Les touristes. (Il désigna du menton les premiers promeneurs de la matinée, le long de la rive.) Ce coin est très romantique, vous savez. Il plane ici un air d’éternité, comme on dit. On se croirait dans La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau. Je vais vous confier un secret : tous ces clichés m’emmerdent. Et je crois que la plupart des Suisses sont comme moi.
J’esquissai un sourire.
— Vous êtes bien cynique tout à coup. Vous buvez quelque chose ?
— Un café. Serré.
J’appelai le serveur et commandai un espresso. Dumaz s’assit à côté de moi. Il mit ses lunettes de soleil et attendit en silence. Il scrutait le paysage avec un intérêt grave. Quand le café arriva, il le but d’un trait, puis soupira.
— Je n’ai pas arrêté depuis que nous nous sommes quittés. D’abord, il y a eu cette conversation avec le Dr Warel. Vous savez, cette petite chose tabagique, avec sa blouse pleine de sang. Elle est nouvelle ici. Je ne crois pas qu’elle s’attendait à ça. (Dumaz éclata d’un rire ténu.) Deux semaines à Montreux et voilà qu’on lui apporte un ornithologue, découvert dans un nid de cigognes, à moitié dévoré par ses propres oiseaux ! Bon. En sortant de l’hôpital, je suis rentré chez moi pour me changer. Ensuite je suis allé au commissariat, afin d’intégrer vos déclarations. (Dumaz tapota sa veste.) J’ai là votre déposition. Vous allez pouvoir la signer. Inutile de vous déplacer. Après ça, j’ai opté pour un petit saut chez Max Bôhm. Ce que j’y ai trouvé m’a incité à passer quelques coups de fil. En une demi-heure, j’avais toutes les réponses à mes questions. Et me voilà !
— Conclusion ?
— Justement. Il n’y a pas de conclusion.
— Je ne comprends pas.
Dumaz joignit de nouveau ses mains, en s’appuyant sur la table, puis il se tourna vers moi.
— Je vous l’ai dit : Max Bôhm était une célébrité. Il nous faut donc une disparition limpide, sereine. Quelque chose de clair et de net.
— Ce n’est pas le cas ?
— Oui et non. Le décès, hormis le lieu exceptionnel, ne pose pas vraiment de problème. Une crise cardiaque. Indiscutable. Mais tout autour, rien ne colle. Je ne voudrais pas avoir à salir la mémoire d’un grand homme, vous comprenez ?
— Etes-vous disposé à me dire ce qui ne cadre pas ?
Dumaz me fixa de derrière ses verres fumés.
— Ce serait plutôt à vous de me renseigner.
— Que voulez-vous dire ?
— Quelle était la véritable raison de votre visite à Max Bôhm ?
— Je vous ai tout dit cette nuit.
— Vous avez menti. J’ai vérifié quelques éléments. J’ai la preuve que vos propos sont faux.
Je ne répondis rien. Dumaz continua :
— Lorsque j’ai fouiné dans le chalet de Bôhm, j’ai constaté qu’on était déjà venu. Je dirais même à vue de nez qu’on avait fouillé quelques minutes avant mon arrivée. J’ai aussitôt appelé l’écomusée, où Bôhm possède un autre bureau. Un homme comme lui devait garder certains dossiers en double exemplaire. Sa secrétaire, plutôt matinale, a accepté de jeter un œil et a déniché dans ses tiroirs un dossier invraisemblable, à propos de cigognes disparues. Elle m’a faxé aussitôt les pièces principales de ce document. Dois-je continuer ?
C’était mon tour d’observer les eaux du lac. Des minuscules voiliers se détachaient sur l’horizon ardent.
— Ensuite, il y a eu la banque. J’ai téléphoné à l’agence de Bôhm. L’ornithologue venait d’effectuer un virement important. J’ai le nom, l’adresse et le numéro de compte du destinataire.
Le silence se durcit encore entre nous. Un silence cristallin, comme l’air matinal, qui pouvait désormais se briser en de multiples directions. Je pris l’initiative :
— Cette fois, il y a une conclusion.
Dumaz sourit, puis ôta ses lunettes.
— J’ai mon idée. Je pense que vous avez paniqué. La mort de Bôhm n’est pas si simple. Une enquête va commencer. Or, vous veniez de toucher un chèque important de sa part, pour une mission spécifique, et, d’une façon inexplicable, vous avez pris peur. Vous vous êtes introduit chez lui pour subtiliser votre dossier et effacer toute trace de vos relations. Je ne vous soupçonne pas d’avoir voulu garder l’argent. Sans doute allez-vous le rembourser Mais cette effraction est grave…
Je songeai aux trois enveloppes. Je répliquai, d’un ton précipité :
— Inspecteur, le travail que Max Bôhm m’avait proposé concernait uniquement les cigognes. Je ne vois rien de suspect là-dedans. Je vais rembourser l’argent à l’association que…
— Il n’y a pas d’association.
— Pardon ?
— Il n’y a pas d’association, au sens où vous l’entendez. Bôhm travaillait seul, et il était l’unique membre de l’APCE. Il payait quelques employés, fournissait le matériel, louait ses bureaux. Bôhm n’avait pas besoin de l’argent des autres. Il était immensément riche.
La stupeur me bloqua la gorge. Dumaz enchaîna :
— Son compte personnel s’élève à plus de cent mille francs suisses. Et Bôhm doit détenir un compte numéroté, dans quelques-uns de nos coffres. L’ornithologue, à un moment de son existence, s’est livré à une activité très lucrative.
— Qu’allez-vous faire ?
— Pour l’instant, rien. L’homme est mort. Il n’a, a priori, aucune famille. Je suis certain qu’il a légué sa fortune à un organisme international de protection de la nature, du type WWF ou Greenpeace. L’incident est donc clos. Pourtant, j’aimerais approfondir cette affaire. Et j’ai besoin de votre aide.
— De mon aide ?
— Avez-vous trouvé quelque chose chez Bôhm, ce matin ?
Les trois enveloppes surgirent dans mon esprit, comme des météores de feu.
— À part mon dossier, rien.
Dumaz sourit, incrédule. Il se leva.
— Marchons, voulez-vous ?
Je le suivis le long de la berge.
— Admettons que vous n’ayez rien trouvé, reprit-il. Après tout, l’homme se méfiait. Moi-même, j’ai déjà enquêté ce matin. Je n’ai pas appris grand-chose. Ni sur son passé. Ni sur son opération mystérieuse. Vous vous souvenez : cette greffe cardiaque. Encore une énigme. Savez-vous ce que m’a révélé le Dr Warel ? Le cœur transplanté de Bôhm comporte un élément bizarre. Quelque chose qui n’a rien à faire là. Une minuscule capsule de titane, le métal avec lequel on fabrique certaines prothèses, suturé à la pointe de l’organe. D’ordinaire, on place sur le cœur greffé un clip qui permet de réaliser plus facilement des biopsies. Mais ici, il ne s’agit pas de cela. Selon Warel, cette pièce n’a aucune utilité spécifique.
Je gardai le silence. Je songeai à la tache claire, sur la radiographie. Mon cliché était donc celui du second cœur. Je demandai, pour en finir :
— En quoi puis-je vous aider, inspecteur ?
— Bôhm vous a payé pour suivre la migration des cigognes. Allez-vous partir ?
— Non. Je vais rembourser l’argent. Si les cigognes ont choisi de déserter la Suisse ou l’Allemagne, si elles ont été aspirées par un typhon géant, je n’y peux rien. Et je m’en moque.
— Dommage. Ce voyage aurait été d’une grande utilité. J’ai commencé, très succinctement, à retracer la carrière de l’ingénieur Max Bôhm. Votre voyage aurait sans doute permis de remonter son passé à travers l’Afrique ou le Proche-Orient.
— Qu’avez-vous en tête ?
— Un travail en duplex. Moi, ici. Vous, là-bas. Je creuse du côté de sa fortune, de son opération. J’obtiens les lieux et dates de ses différentes missions. Vous, vous remontez sa trace sur le terrain — le long de la piste des cigognes. Nous communiquons régulièrement. En quelques semaines, nous aurons mis à plat toute la vie de Max Bôhm. Ses mystères, ses bienfaits, ses trafics.
— Ses trafics ?
— C’est un mot que j’utilise au hasard.
— Qu’est-ce que je gagnerai dans cette histoire ?
— Un beau voyage. Et le calme proverbial de la Suisse. (Dumaz tapota sa poche de veste.) Nous signons ensemble votre déposition. Et nous l’oublions.
— Et vous, qu’y gagnez-vous ?
— Beaucoup. En tout cas, plus que des traveller’s chèques volés ou des caniches égarés. Le quotidien d’un mois d’août à Montreux n’est pas reluisant, monsieur Antioche, croyez-moi. Ce matin, je ne vous ai pas cru à propos de vos études. On ne passe pas dix années de sa vie sur une matière qui ne vous enthousiasme pas. Moi aussi, j’ai menti : mon boulot me passionne. Mais il ne répond pas à l’appel. Chaque jour passe, et l’ennui se referme. Je veux travailler sur quelque chose de solide. Le destin de Bôhm nous offre un objet d’enquête fantastique, sur lequel nous pouvons avancer en équipe. Une telle énigme devrait séduire votre esprit d’intellectuel. Réfléchissez.
— Je rentre en France, je vous téléphonerai demain. Ma déposition peut bien attendre un jour ou deux, n’est-ce pas ?
L’inspecteur acquiesça en souriant. Il me raccompagna à ma voiture et me tendit la main pour me saluer. J’esquivai le geste en pénétrant dans le cabriolet. Dumaz sourit une nouvelle fois, puis bloqua ma portière entrouverte. Après un moment de silence, il demanda :
— Puis-je vous poser une question indiscrète ?
J’opinai d’un bref mouvement de tête.
— Qu’est-il arrivé à vos mains ?
La question me désarma. Je regardai mes doigts, difformes depuis tant d’années, dont la peau est ramifiée en minuscules cicatrices, puis haussai les épaules.
— Un accident, lorsque j’étais enfant. Je vivais chez une nourrice qui s’occupait de teintures. Un jour, l’une des cuves emplies d’acide s’est déversée sur mes mains. Je n’en sais pas plus. Le choc et la douleur ont effacé tout souvenir.
Dumaz observait mes mains. Il avait sans doute remarqué mon infirmité depuis cette nuit et pouvait enfin satisfaire sa soif de détailler ces brûlures anciennes. Je fermai la portière, d’un geste brusque. Dumaz me fixa, puis ajouta d’une voix suave :
— Ces cicatrices n’ont aucun rapport avec l’accident de vos parents ?
— Comment savez-vous que mes parents ont eu un accident ?
— Le dossier de Bôhm est très complet.
Je démarrai et m’engageai sur la berge, sans un coup d’œil au rétroviseur. Quelques kilomètres plus tard, j’avais oublié l’indiscrétion de l’inspecteur. Je roulais en silence, en direction de Lausanne.
Bientôt, le long d’un champ ensoleillé, j’aperçus un groupe de taches blanches et noires. Je garai la voiture et m’approchai, avec précaution. Je saisis ma paire de jumelles. Les cigognes étaient là. Tranquilles, bec dans la terre, elles prenaient leur petit déjeuner. Je m’approchai encore. Dans la clarté dorée, leur doux plumage ressemblait à du velours. Brillant, épais, soyeux. Je n’avais pas de penchant naturel pour les animaux, mais cet oiseau, avec ses coups d’œil de duchesse offusquée, était vraiment particulier.
Je revoyais Bôhm, dans les champs de Weissembach. Il semblait heureux de me présenter son petit monde. À travers les cultures, il roulait sa carrure en silence, en direction des enclos. Malgré sa taille épaisse, il se déplaçait avec souplesse et légèreté. Avec sa chemise à manches courtes, son pantalon de toile et ses jumelles autour du cou, il ressemblait à un colonel en retraite qui se serait livré à quelque manœuvre imaginaire. Pénétrant dans l’enclos, Bôhm avait adressé la parole aux cigognes d’une voix douce, pleine de tendresse. Les oiseaux avaient d’abord reculé, nous lançant des coups d’œil furtifs.
Puis Bôhm avait atteint le nid, posé à un mètre de hauteur. C’était une couronne de branches et de terre, de plus d’un mètre d’envergure, dont la surface était plate, propre et nette. La cigogne avait quitté à regret sa place et Bôhm m’avait montré les cigogneaux qui reposaient au centre. « Six petits, vous vous rendez compte ! » Les oisillons, minuscules, avaient un plumage grisâtre, tirant sur le vert. Ils ouvraient des yeux ronds et se blottissaient les uns contre les autres. Je surprenais ici une curieuse intimité, le cœur d’un foyer tranquille. La clarté du soir accordait une dimension étrange, fantomatique, à ce spectacle. Tout à coup, Bôhm avait murmuré : « Conquis, n’est-ce pas ? » Je l’avais regardé dans les yeux et avais acquiescé en silence.
Le lendemain matin, alors que Bôhm venait de me donner un épais dossier de contacts, de cartes, de photographies, et que nous remontions l’escalier de son bureau, le Suisse m’avait arrêté et dit, brutalement :
— J’espère que vous m’avez bien compris, Louis. Cette affaire est pour moi d’une extrême importance. Il faut, absolument, retrouver mes cigognes et savoir pourquoi elles disparaissent. C’est une question de vie ou de mort ! Sous la faible lueur des dernières marches, j’avais surpris sur son visage une expression qui m’avait effrayé moi-même. Un masque blanc, rigide, comme prêt à se fissurer. Sans aucun doute, Bôhm crevait de peur.
Au loin, les oiseaux s’envolèrent, avec lenteur. Je suivis du regard leur long mouvement déchirer la lumière matinale. Sourire aux lèvres, je leur souhaitai bon voyage et repris ma route.
J’arrivai à la gare de Lausanne à midi et demi. Un TGV pour Paris partait dans vingt minutes. Je trouvai une cabine téléphonique dans le hall et interrogeai, par réflexe, mon répondeur. Il y avait un appel d’Ulrich Wagner, un biologiste allemand que j’avais rencontré le mois précédent, lors de ma préparation ornithologique. Ulrich et son équipe s’apprêtaient à suivre la migration des cigognes par satellite. Ils avaient équipé une vingtaine de spécimens de balises miniatures japonaises et allaient repérer ainsi les oiseaux, chaque jour, en toute précision, grâce aux coordonnées d’Argos. Ils m’avaient proposé de consulter leurs données satellite. Ce principe m’aurait grandement aidé, m’évitant de courir après des bagues minuscules, difficilement repérables.
Or, son message téléphonique disait : « Ça y est, Louis ! Elles partent ! Le système fonctionne à merveille. Rappelez-moi. Je vous donnerai les numéros des cigognes et leurs localisations. Bon courage. »
Ainsi, les oiseaux me rattrapaient encore. Je sortis de la cabine. Des familles déambulaient dans la gare, les joues en flamme, avec de gros sacs de voyage qui leur cognaient les jambes. Des touristes s’acheminaient, l’air curieux et placide. Je scrutai ma montre et retournai vers la station de taxis. Cette fois, je pris la direction de l’aéroport.
Sofia, le temps de la guerre.
Après avoir attrapé un vol Lausanne-Vienne, puis loué une voiture à l’aéroport, je pénétrai en fin de journée dans Bratislava.
Max Bôhm m’avait prévenu que cette ville serait ma première étape. Les cigognes d’Allemagne et de Pologne passaient chaque année dans cette région. De là, je pourrais rayonner à ma guise, les surprendre et les surveiller, selon les informations de Wagner. De plus, je disposais du nom et de l’adresse d’un ornithologue slovaque, Joro Grybinski, qui parlait français. J’avançais donc en terrain de connaissance.
Bratislava était une grande cité grise et neutre, striée de longues avenues et de blocs d’immeubles à angles droits, où circulaient des petites voitures rouges ou bleu pastel, qui semblaient vouloir asphyxier la ville à coups de gros nuages noirâtres. Cette atmosphère étouffante était renforcée par une chaleur intense. Pourtant, je goûtais chaque image, chaque détail de ce nouveau contexte. La mort de Bôhm, les angoisses de la matinée me paraissaient déjà à des années-lumière.
Dans ses notes, Max Bôhm expliquait que Joro Grybinski était chauffeur de taxi à la gare centrale de Bratislava. Je trouvai la station sans difficulté. Les chauffeurs de Skoda et de Trabant me signalèrent que Joro finissait sa journée à dix-neuf heures. Ils me conseillèrent de l’attendre dans un petit café, en face de la gare. Je rejoignis la terrasse où se bousculaient des touristes allemands et de jolies secrétaires. Je pris un thé, demandai au serveur de me prévenir lorsque Joro apparaîtrait, puis continuai à scruter tout ce qui était dans ma ligne de mire. Je savourais la distance qui me séparait soudain de ma vie ancienne. À Paris, j’habitais un vaste appartement, situé au quatrième étage d’un immeuble bourgeois, boulevard Raspail. Sur les six pièces disponibles, je n’en utilisais que trois : salon, chambre, bureau. Mais j’aimais évoluer dans ce vaste lieu, empli de vide et de silence. Cet appartement était un cadeau de mes parents adoptifs. Encore une de leurs générosités qui me facilitaient l’existence, sans susciter en moi la moindre gratitude. Je détestais les deux vieillards.
A mes yeux, ils n’étaient que des bourgeois anonymes, qui avaient veillé sur moi, mais à distance. En vingt-cinq années, ils ne m’avaient écrit que quelques lettres et ne m’avaient rencontré, en tout et pour tout, que quatre ou cinq fois. Tout se passait comme s’ils avaient effectué une obscure promesse à mes parents disparus et qu’ils s’en acquittaient avec circonspection, à coups de dons et de chèques. Il y avait longtemps que je n’espérais plus le moindre geste de tendresse de leur part. J’avais tiré un trait sur ces deux personnages, tout en profitant de leur argent avec une secrète amertume.
J’avais rencontré pour la dernière fois les Braesler en 1982 — lorsqu’ils m’avaient donné les clés de l’appartement. Le vieux couple offrait une image peu reluisante. Nelly avait cinquante ans. Petite et sèche comme une gorgée de sel, elle portait des perruques bleutées et ne cessait de lancer des petits rires qui ressemblaient à des passereaux en cage. Elle était ivre du matin au soir. Quant à Georges, il n’était guère plus brillant. Cet ancien ambassadeur de France, ami d’André Gide et de Valery Larbaud, semblait préférer aujourd’hui la compagnie de ses grues cendrées à celle de ses contemporains. D’ailleurs, il ne s’exprimait plus que par monosyllabes et hochements de tête.
Je menais moi-même une existence parfaitement solitaire. Pas de femme, peu d’amis, aucune sortie. J’avais connu tout cela et en bloc, lorsque j’avais vingt ans. Je considérais avoir fait le tour du sujet. À l’âge où, d’ordinaire, on brûle ses années dans les soirées et les excès, je m’étais plongé dans la solitude, l’ascétisme, les études. Pendant près d’une décennie, j’avais arpenté les bibliothèques, noté, écrit, mûri plus de mille pages de réflexions. Je m’étais livré à la grandeur, tout abstraite, du monde de la pensée et à la solitude, concrète, de mon quotidien, face au scintillement de mon ordinateur.
Ma seule fantaisie était mon dandysme. Physiquement, j’ai toujours éprouvé des difficultés à me décrire. Mon visage est un mélange. D’un côté, une certaine finesse : des traits ciselés par des rides précoces, des pommettes aiguës, un haut front. De l’autre, des paupières basses, un menton lourd, un nez de rocaille. Mon corps présente la même ambivalence. En dépit de ma grande taille et d’une certaine élégance, mon corps est trapu et musculeux. C’est pourquoi j’apportais un soin particulier à mon habillement. J’étais toujours vêtu de vestes aux coupes recherchées, de pantalons aux plis impeccables. En même temps, je goûtais certaines audaces dans les couleurs, les motifs, le moindre détail. J’étais de ceux qui pensent que porter une chemise rouge ou une veste à cinq boutons constitue un véritable acte existentiel. Comme cela me semblait loin !
Le soleil se couchait sur Bratislava, et je profitais de chaque minute qui passait, percevant des bribes de langage inconnu, respirant la pollution des voitures souffreteuses.
A dix-neuf heures trente, un petit homme se dressa devant moi.
— Louis Antioche ?
Je me levai pour le saluer, carrant aussitôt mes mains dans les poches. Joro ne me tendit pas la sienne.
— Joro Grybinski, je suppose ?
Il acquiesça d’un signe de tête, l’air mauvais. Il ressemblait à une tempête. Des boucles grises fouettaient son front. Ses yeux étincelaient au creux de ses orbites. Sa bouche était amère, orgueilleuse. Joro devait avoir la cinquantaine. Il était habillé de frusques minables, mais rien n’aurait pu altérer la noblesse de ses traits, de ses gestes.
Je lui expliquai la raison de mon passage à Bratislava, lui déclarai mon désir de surprendre les oiseaux migrateurs. Son visage s’éclaira. Il m’expliqua aussitôt qu’il observait les cigognes blanches depuis plus de vingt ans, qu’il connaissait, dans la région, chacun de leurs repères. Ses phrases, dans un français haché, tombaient comme des sentences. Je lui parlai à mon tour du principe de l’expérience satellite et les localisations précises que j’allais obtenir. Après m’avoir écouté attentivement, un sourire joua sur ses lèvres.
« Pas besoin de satellite pour trouver les cigognes. Venez. »
Nous prîmes sa voiture — une Skoda, astiquée de près. À la sortie de Bratislava, nous croisâmes des complexes industriels, où se dressaient des cheminées de briques, de celles qui illustrent les icônes socialistes. Des odeurs violentes nous poursuivaient dans la chaleur : acides, nauséabondes, inquiétantes. Puis ce furent d’immenses carrières, habitées par des monstres métalliques. Enfin, la campagne apparut, déserte et nue. Des effluves d’engrais prirent le relais des odeurs industrielles. Ces paysages semblaient voués à une production outrancière — de quoi épuiser le cœur de la terre.
Nous filâmes à travers les champs de blé, de colza, de maïs. Au loin, de, lourds tracteurs déployaient des nuages d’épis et de poussière. Le soleil se faisait plus doux, l’atmosphère plus profonde. Tout en conduisant, Joro scrutait l’horizon, voyant ce que je ne voyais pas, s’arrêtant là où rien ne paraissait différent.
Enfin il s’engagea dans un sentier rocailleux, où le silence et le calme régnaient en maîtres. Nous longeâmes une lagune, verte et immobile. De nombreux oiseaux passaient et repassaient. Des hérons, des grues, des milans, des pique-bœufs, qui filaient en tir groupé. Mais pas d’oiseaux blanc et noir. Joro grimaça. L’absence des cigognes semblait exceptionnelle. Nous attendîmes, Joro, impassible comme une statue, jumelles aux poings. Moi, à ses côtés, assis dans la terre brûlée. J’en profitai pour l’interroger :
— Vous baguez les cigognes ?
Joro lâcha ses jumelles.
— Pour quoi faire ? Elles vont, elles viennent. Pourquoi les numéroter ? Je sais où elles nichent, c’est tout. Tous les ans, chaque cigogne revient dans son propre nid. C’est mathématique.
— Pendant la migration, vous voyez passer des cigognes baguées ?
— Bien sûr que j’en vois. Je tiens même des comptes.
— Des comptes ?
— Je note tous les numéros que je remarque. Le lieu, le jour, l’heure. On me paie pour ça. Un Suisse.
— Max Bôhm ?
— C’est ça.
L’ornithologue ne m’avait pas averti que Joro était une de ses « sentinelles ».
— Depuis combien de temps vous paie-t-il ?
— Une dizaine d’années.
— Pourquoi le fait-il, selon vous ?
— Parce qu’il est fou.
Joro répéta : « Il est fou », en vrillant son index sur sa tempe.
— Au printemps, lorsque les cigognes reviennent, Bôhm me téléphone chaque jour : « As-tu vu passer tel numéro ? Et tel autre ? Et tel autre ? » Il n’a pas sa tête, dans ces moments-là. Au mois de mai, quand tous les oiseaux sont passés, il respire enfin et ne m’appelle plus. Cette année, ça a été terrible. Presque aucune n’est revenue. J’ai cru qu’il allait en claquer. Mais bon, il paie et j’effectue le boulot.
Joro m’inspirait confiance. Je lui expliquai que, moi aussi, je travaillais pour Max Bôhm — sans lui dire toutefois que le Suisse était mort. Cette situation renforça notre complicité. Aux yeux de Joro, j’étais un Français, donc un homme de l’Ouest, riche et méprisable. Le fait de savoir que nous travaillions tous deux pour le même homme lui ôtait tout complexe. Il se mit aussitôt à me tutoyer. Je sortis les photographies des cigognes, puis attaquai :
— Tu as une idée sur la disparition des oiseaux ?
— Seul un certain type de cigognes a disparu.
— Que veux-tu dire ?
— Seules les cigognes baguées ne sont pas revenues. En particulier celles qui portaient deux bagues.
Cette information était capitale. Joro s’empara des photographies.
— Regarde, dit-il, en me tendant quelques-uns des clichés. La plupart de ces oiseaux portent deux bagues. Deux bagues, insista-t-il. Les deux sur la patte droite, au-dessus de l’articulation. Cela signifie qu’elles ont un jour été coincées au sol.
— C’est-à-dire ?
— En Europe, on fixe la première bague lorsque les cigogneaux ne volent pas encore. Pour placer la seconde, il faut que l’oiseau soit immobilisé plus tard, d’une façon ou d’une autre — qu’il soit malade ou blessé. C’est à ce moment-là qu’on lui fixe le second anneau. Avec la date exacte des soins. On voit bien cela, ici.
Joro me tendit l’image. On distinguait en effet les dates des deux bagues : avril 1984 et juillet 1987. Trois ans après sa naissance, cette cigogne avait donc été soignée par Bôhm.
— J’ai pris des notes, ajouta Joro. À soixante-dix pour cent, les cigognes disparues sont des spécimens qui portent deux bagues. Des éclopées.
— Qu’en penses-tu ? demandai-je.
Joro haussa les épaules.
— Peut-être qu’il ‘y a une maladie en Afrique, en Israël ou en Turquie. Peut-être que ces cigognes ont moins bien résisté que les autres. Peut-être que ces bagues les empêchent de chasser en toute liberté, dans la brousse. Je ne sais pas.
— Tu en as parlé à Bôhm ?
Joro n’écoutait plus. Il avait repris ses jumelles et murmurait entre ses lèvres : « Voilà. Voilà. Là-bas… »
Au bout de quelques secondes, je vis jaillir dans le ciel encore clair un groupe d’oiseaux, souple et ondulant. Ils avançaient. Joro jura en langue slovaque. Il s’était trompé : ce n’étaient pas des cigognes. Juste des milans, qui nous filèrent sous le nez, en altitude. Pourtant, Joro continua de les suivre, par pur plaisir. J’observai les rapaces, dans le silence troublant du soir d’été. Je fus soudain frappé par leur exquise légèreté, vertu ignorée de l’homme. Au regard de ces volatiles, je compris qu’il n’y avait rien de plus magique que le monde des oiseaux, que cette grâce naturelle, qui filait à tire-d’aile.
Enfin Joro s’assit par terre, à côté de moi, puis lâcha ses jumelles. Il commença à rouler une cigarette. Je regardai ses mains, et compris pourquoi il ne m’avait pas tendu la droite. Elles étaient brisées de rhumatismes. Ses doigts se cassaient à angle droit dès les premières phalanges. Comme Jules Berry, qui en usait avec classe dans les films d’avant-guerre. Comme John Carradine, acteur de films d’épouvante, qui ne pouvait plus même bouger cette paire de castagnettes pétrifiées. Pourtant, Joro roula sa cigarette en quelques secondes. Avant de l’allumer, il reprit :
— Tu as quel âge ?
— Trente-deux ans.
— Tu es d’où, en France ?
— Paris.
— Ah, Paris, Paris…
Phrase banale qui, dans la bouche du vieil homme, prenait une résonance curieuse, profonde. Il alluma sa cigarette en scrutant l’horizon.
— Bôhm t’a payé pour suivre les cigognes ?
— Exactement.
— Chouette boulot. Tu penses découvrir ce qui leur est arrivé ?
— Je l’espère.
— Je l’espère aussi. Pour Bôhm. Sinon, il en crèvera.
J’attendis quelques instants, puis confiai :
— Max Bôhm est mort, Joro.
— Mort ? Petit, ça ne m’étonne pas.
Je lui expliquai les circonstances de la disparition de Bôhm. Joro ne semblait pas particulièrement attristé. Excepté, bien sûr, pour son salaire. Je sentis qu’il n’aimait pas le Suisse, ni les ornithologues en général. Il méprisait ces hommes qui considèrent les cigognes comme leur propriété, presque des oiseaux domestiques. Rien à voir avec les milliers de volatiles qui sillonnent le ciel de l’Est, en toute liberté.
En guise d’épitaphe, Joro me raconta comment Max Bôhm était venu à Bratislava, en 1982, pour lui proposer cette mission de confiance. Le Suisse lui avait proposé plusieurs milliers de couronnes tchèques, juste pour observer le passage des cigognes chaque année. Joro l’avait pris pour un fou, mais il avait accepté sans hésiter.
— C’est drôle, dit-il en tirant sur sa cigarette, que tu m’interroges à propos de ces oiseaux.
— Pourquoi ?
— Parce que tu n’es pas le premier. Au mois d’avril, deux hommes sont venus et m’ont posé les mêmes questions.
— Qui étaient-ils ?
— Je ne sais pas. Ils ne te ressemblaient pas, petit. C’étaient des Bulgares, je crois. Deux brutes, un grand et un courtaud, à qui je n’aurais pas confié ma chemise. Les Bulgares sont des salauds, tout le monde sait ça.
— Pourquoi s’intéressaient-ils aux cigognes ? Ils étaient ornithologues ?
— Ils m’ont dit qu’ils appartenaient à une organisation internationale, Monde Unique. Et qu’ils réalisaient une enquête écologique. Je n’en ai pas cru un mot. Ces deux lascars avaient plutôt des gueules d’espion.
Monde Unique. Le nom évoquait en moi quelque souvenir. Cette association internationale menait des actions humanitaires aux quatre coins de la planète, notamment dans les pays en guerre.
— Que leur as-tu dit ?
— Rien, sourit simplement Joro. Ils sont repartis. C’est tout.
— T’ont-ils parlé de Max Bôhm ?
— Non. Ils n’avaient pas l’air de connaître le milieu de l’ornithologie. Des taupes, je te dis.
A vingt et une heures trente, la nuit tomba. Nous n’avions pas vu une seule cigogne, mais j’avais appris pas mal de choses. La soirée s’acheva à Sarovar, le village de Joro, sur fond de Budweiser tchèque et d’histoires tonitruantes, en langue slovaque. Les hommes portaient des calots en feutre et les femmes étaient enroulées dans de longs tabliers. Chacun parlait à tue-tête, Joro le premier, qui avait oublié son flegme habituel. La nuit était douce et, malgré les odeurs de graisse grillée, je profitai de ces heures passées auprès d’hommes joyeux qui m’accueillaient avec chaleur et simplicité. Plus tard, Joro me raccompagna au Hilton de Bratislava où je disposais d’une chambre réservée par Bôhm. Je proposai à Joro de le payer pour les journées à venir, afin que nous puissions rechercher les cigognes. Le Slovaque accepta d’un sourire. Il ne restait plus qu’à espérer que les oiseaux seraient au rendez-vous les jours suivants.
Chaque matin, à cinq heures, Joro venait me chercher, puis nous prenions le thé sur la petite place de Sarovar, fluorescente dans le bleu de la nuit. Aussitôt après, nous partions. D’abord sur les collines qui surplombaient Bratislava et ses fumées acides. Puis le long des prés, dans les tempêtes d’engrais et de poussière. Les cigognes étaient rares. Parfois, aux alentours de onze heures, un grand groupe surgissait, si haut dans le ciel qu’il était à peine visible. Cinq cents volatiles noir et blanc, qui tournoyaient dans l’azur, guidés par leur instinct infaillible. Ce mouvement de spirale était étonnant — je m’attendais à un vol rectiligne ailes obliques et bec dressé. Mais je me souvenais des paroles de Bôhm : « La cigogne blanche ne vole pas activement durant la migration, elle plane, usant des courants d’air chaud qui la portent. Des sortes de canaux invisibles, nés d’une chimie particulière de l’atmosphère… » Ainsi les oiseaux filaient-ils plein sud, glissant sur la brûlure de l’air.
Le soir, je consultais les données satellite. Je recevais la position de chaque cigogne, l’exact degré de latitude et de longitude, précisé encore par les minutes. À l’aide d’une carte routière, je n’avais aucun mal à suivre le parcours des oiseaux. Sur mon micro-ordinateur, les localisations se plaçaient sur une carte d’Europe et d’Afrique numérisée. J’éprouvais ainsi le plaisir de voir les cigognes se déplacer sur mon écran.
On distinguait deux types de cigognes. Les cigognes de l’Europe de l’Ouest passaient par l’Espagne et le détroit de Gibraltar pour gagner l’Afrique du Nord. Leur vol s’enrichissait de milliers d’individus jusqu’au Mali, au Sénégal, au Centrafrique ou au Congo. Les cigognes de l’Est, dix fois plus nombreuses, partaient de Pologne, de Russie, d’Allemagne. Elles franchissaient le Bosphore, gagnaient le Proche-Orient et rejoignaient l’Égypte par le canal de Suez. Ensuite, c’était le Soudan, le Kenya et, plus bas encore, l’Afrique du Sud. Un tel voyage pouvait atteindre vingt mille kilomètres.
Sur les vingt spécimens équipés de balises, douze avaient pris la route de l’Est, les autres celle de l’Ouest. Les cigognes orientales suivaient leur voie : de Berlin, elles avaient traversé l’Allemagne de l’Est, croisé Dresde, puis longé la Pologne pour gagner la Tchécoslovaquie et rejoindre Bratislava, où je les attendais. Le suivi satellite marchait à merveille. Ulrich Wagner s’enthousiasmait : « C’est fantastique, me dit-il au téléphone le troisième soir. Des dizaines d’années ont été nécessaires pour tracer, avec les bagues, une route approximative. Grâce aux balises, en un mois nous connaîtrons l’itinéraire exact des cigognes ! »
Durant ces jours, la Suisse et ses mystères me semblaient n’avoir jamais existé. Pourtant, le soir du 23 août, je reçus à l’hôtel une télécopie d’Hervé Dumaz — je l’avais averti de mon départ, tout en le prévenant que, pour l’heure, je ne me souciais que des cigognes, non du passé de Max Bôhm. L’inspecteur fédéral, au contraire, se passionnait pour le vieux Suisse. Son premier fax était un véritable roman, écrit dans un style nerveux et brutal, qui contrastait avec sa mollesse rêveuse. Il utilisait aussi un ton amical qui tranchait avec notre rencontre :
From : Hervé Dumaz
To : Louis Antioche
Hôtel Hilton, Bratislava
Montreux, 23 août 1991, 20 heures
Cher Louis,
Comment se déroule votre voyage ? Pour ma part, j’avance à grands pas. Quatre jours d’enquête m’ont permis d’établir ce gui suit.
Max Bôhm est né en 1934, à Montreux. Fils unique d’un couple d’antiquaires, il fait ses études à Lausanne et décroche son diplôme d’ingénieur à vingt-six ans. Trois ans plus tard, en 1963, il part au Mali pour le compte de la société d’ingénierie SOGEP. Il participe à l’étude d’un projet de construction de digues, dans le delta du Niger. Les troubles politiques le forcent à revenir en Suisse en 1964. Bôhm s’embarque alors pour l’Égypte, toujours aux ordres de la SOGEP, sur le chantier du barrage d’Assouan. En 1967, la guerre des Six Jours l’oblige, une nouvelle fois, à rentrer au pays. Après une année passée en Suisse, Bôhm repart en 1969 en Afrique du Sud, où il demeure deux ans. Cette fois, il travaille pour la compagnie De Beers, l’empire mondial des diamants. Il supervise la construction d’infrastructures minières. Ensuite, il s’installe en RCA (République de Centrafrique), en août 1972. Le pays est aux mains de Jean-Bedel Bokassa.
Bôhm devient le conseiller technique du Président. Il mène de front plusieurs activités : constructions, plantations de café, mines de diamants. En 1977, l’enquête bute sur une zone d’ombre, d’environ une année. On ne retrouve la trace de Max Bôhm qu’au début 1979, en Suisse, à Montreux. Il est usé, brisé par ces années d’Afrique. À quarante-cinq ans, Bôhm s’occupe exclusivement de ses cigognes. Tous les hommes que j’ai contactés, des anciens collègues gui l’ont connu sur le terrain, en dressent un portrait unanime : Bôhm était un homme intransigeant, rigoureux et cruel. On m’a souvent parlé de sa passion pour les oiseaux, qui tournait à l’obsession.
Côté familial, j’ai effectué des découvertes intéressantes. Max Bôhm rencontre sa femme, Irène, lorsqu’il a vingt-huit ans, en 1962. Il l’épouse aussitôt. Quelques mois plus tard, un petit garçon, Philippe, naît de l’union. L’ingénieur voue une passion profonde à sa famille, qui le suit partout, s’adaptant aux conditions climatiques et aux cultures différentes. Pourtant, Irène marque le pas au début des années 70. Elle revient souvent en Suisse, espaçant de plus en plus ses voyages en Afrique, écrivant régulièrement à son mari et à son fils. En 1976, elle rentre définitivement à Montreux. L’année suivante, elle meurt d’un cancer généralisé.
— Max disparaît à peu près à cette époque. À partir de là, je perds aussi la trace du fils, Philippe, qui a quinze ans. Depuis, aucune nouvelle. Philippe Bôhm ne s’est pas manifesté à la mort de son père. Est-il décédé lui aussi ? Vit-il à l’étranger ? Mystère.
Sur la fortune de Max Bôhm, je n’ai rien de nouveau. L’analyse de ses comptes personnels et de celui de son association démontre que l’ingénieur possédait près de huit cent mille francs suisses. On n’a pas retrouvé la trace d’un compte numéroté (pourtant il existe, j’en suis certain). Quand et comment Bôhm a-t-il amassé tant d’argent ? Durant son existence de voyageur, il s’est sans doute livré à un ou plusieurs trafics. Les occasions n’ont pas dû manquer. Je penche bien sûr pour une intrigue avec Bokassa — or, diamants, ivoire… J’attends actuellement la synthèse des deux procès du dictateur. Peut-être que le nom de Max Bôhm apparaîtra quelque part.
Pour l’heure, la grande énigme reste la transplantation cardiaque. Le Dr Catherine Warel m’avait promis de mener une enquête dans les cliniques et hôpitaux suisses. Elle n’a rien trouvé. Pas plus qu’en France, ni nulle part en Europe. Alors où et quand ? En Afrique ? C’est moins absurde qu’il n’y paraît : la première greffe du cœur a été réalisée sur l’homme en 1967, par Christian Barnard, au Cap, en Afrique du Sud. En 1968, Barnard réussit une seconde transplantation cardiaque. Bôhm est arrivé en Afrique du Sud en 1969. A-t-il été opéré par Barnard ? J’ai vérifié : le Suisse n’apparaît pas dans les archives de l’hôpital Groote Schuur.
Autre aspect étrange : Max Bôhm semblait se porter comme un charme. J’ai de nouveau fouillé son chalet, en quête d’une ordonnance, d’une analyse, d’une fiche médicale. Rien. J’ai étudié ses comptes en banque, ses factures de téléphone : pas un chèque, pas un contact qui soit lié de près ou de loin à un cardiologue ou à une clinique. Pourtant, un greffé cardiaque n’est pas un malade ordinaire. Il doit consulter régulièrement son médecin, effectuer des électrocardiogrammes, des biopsies, de multiples analyses. Partait-il à l’étranger pour ses examens ? Bôhm effectuait de nombreux voyages en Europe, mais les cigognes lui donnaient d’excellentes raisons de se rendre en Belgique, en France, en Allemagne, etc. Là encore, c’est l’impasse.
J’en suis là. Comme vous voyez, Max Bôhm est l’homme de tous les mystères. Croyez-moi, Louis l’affaire Bôhm existe. Ici, au commissariat de Montreux, le dossier est classé. Les journaux sont en deuil et s’étendent sur « l’homme aux cigognes ».
Quelle ironie ! L’enterrement a eu lieu au cimetière de Montreux. Il y avait tous les officiels, les « figures » de la ville, rivalisant d’allocutions creuses.
Dernière nouvelle : Bôhm a légué, par testament, toute sa fortune d’une organisation humanitaire très célèbre en Suisse : Monde Unique. Ce fait constitue peut-être une nouvelle piste. Je continue l’enquête.
Donnez-moi de vos nouvelles.
L’inspecteur m’estomaquait toujours. En quelques jours, il avait récolté de solides informations. Je lui faxai aussitôt un message de réponse. Je ne parlai pas des documents de Bôhm. J’en éprouvai quelques remords, mais une étrange pudeur était plus forte. Une intuition m’avertissait qu’il fallait déjouer les apparences, se méfier de ces documents à la violence trop évidente.
Il était deux heures du matin. J’éteignis la lumière et demeurai ainsi, à regarder les ombres se dessiner en clair-obscur. Quelle était la vérité secrète de Max Bôhm ? Et quel rôle jouaient dans cette affaire les cigognes, qui semblaient intéresser tant de monde ? N’abritaient-elles pas des secrets dont la violence me dépassait ? Plus que jamais, j’étais décidé à les suivre. Jusqu’au bout de leur mystère.
Le lendemain, je me levai en retard, avec une forte migraine. Joro m’attendait dans le hall. Nous partîmes aussitôt. Dans la journée, Joro m’interrogea sur ma vie parisienne, mon histoire, mes études. Nous étions assis à flanc de colline. Les terres grésillaient de chaleur et quelques moutons broutaient des arbustes secs.
— Et les femmes, Louis. Tu as une femme à Paris ?
— J’en ai eu. Quelques-unes. Mais je suis plutôt du genre solitaire. Et les filles n’ont pas l’air de le regretter.
— Ah non ? J’aurais cru qu’avec tes vestes chics, tu plaisais aux Parisiennes.
— Question de contact, plaisantai-je, et je lui montrai mes mains — ces mains monstrueuses, aux ongles de corne, qui appartiennent au néant de mon passé.
Joro se rapprocha et examina attentivement mes cicatrices. Il émit entre ses dents un petit sifflement, à mi-chemin entre l’admiration et la compassion.
— Comment t’es-tu fait ça, petit ? murmura-t-il.
— J’étais tout jeune, à la campagne, mentis-je. Une lampe à pétrole m’a explosé dans les mains.
Joro s’assit à côté de moi, en répétant : « Nom de Dieu. » J’avais pris l’habitude de varier les mensonges sur mon accident. Cette attitude était devenue un tic, une façon de répondre à la curiosité des autres et de dissimuler ma propre gêne. Mais Joro ajouta, d’une voix sourde :
— Moi aussi, j’ai mes cicatrices.
Il retourna alors ses mains paralysées. Des boursouflures atroces déchiraient ses paumes. Avec difficulté, il ouvrit les premiers boutons de sa chemise. Les mêmes lacérations traversaient son torse — comme des filaments de souffrance, régulièrement ponctués par des points plus larges, clairs et roses. J’interrogeai le Slovaque du regard. Je compris qu’il avait décidé de me révéler son histoire — le secret de sa chair. Il la raconta d’une voix morne, dans un français parfait, qu’il semblait avoir approfondi à seule fin de conter son destin.
— Quand les armées du pacte de Varsovie ont envahi le pays, en 1968, j’avais trente-deux ans. Comme toi. Cette invasion signifiait pour moi la fin d’un espoir — celui du socialisme à visage humain. À cette époque, je vivais à Prague, avec ma famille. Je me souviens encore des vibrations du sol quand les chars sont arrivés. Un cliquetis terrible, comme des racines de fer qui avançaient sous la terre. Je me souviens des premières détonations, des coups de crosse, des arrestations. Je n’y croyais pas. Notre ville, notre vie, tout ça, d’un coup, n’avait plus aucun sens. Les gens se terraient dans leurs maisons. La mort, la peur étaient entrées dans nos rues, dans nos têtes. Nous avons commencé par résister — surtout les jeunes. Mais les chars ont fait de la bouillie de nos corps, de notre révolte. Alors, une nuit, ma famille et moi avons pris la décision de fuir à l’Ouest, par Bratislava. Cela nous semblait possible. Tu penses, si près de l’Autriche !
Mes deux sœurs ont été abattues après avoir franchi les barbelés de la frontière. Mon père a pris une rafale dans le crâne. La moitié de son visage a été emportée avec sa casquette. Quant à ma mère, elle est restée accrochée aux griffes des barbelés. J’ai tenté de la libérer. Mais il n’y avait pas moyen. Elle hurlait, elle gigotait comme une folle. Et plus elle bougeait, plus elle s’enfonçait les pointes dans son manteau, dans sa chair — avec les balles qui sifflaient au-dessus de nos têtes. J’étais en sang, je tirais sur ces putains de fils à pleines mains. Ses cris habiteront en moi jusqu’à la mort.
Joro alluma une cigarette. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas remué ces atrocités.
— Les Russes nous ont arrêtés. Je n’ai jamais revu ma mère. Moi, j’ai passé quatre années dans un camp de travail, à Piodv. Quatre années à crever dans le froid et la boue, avec une pioche greffée dans la main. Je pensais sans relâche à ma mère, aux barbelés. Je longeais ceux qui entouraient le camp, je touchais de mes doigts cette ferraille qui avait meurtri ma mère. C’est ma faute, je pensais. Ma faute. Et je fermais le poing sur ces pointes, jusqu’à ce que le sang gicle entre mes doigts serrés. Un jour, j’ai volé quelques tronçons de fils. Je me suis fabriqué un brassard, que j’ai porté sous ma veste. Chaque coup de pioche, chaque geste me déchirait les muscles. J’en tirais une sorte d’expiation. Au bout de plusieurs mois, je me suis bardé de fils, autour du corps. Je ne pouvais plus travailler. Chaque geste me meurtrissait et mes blessures s’infectaient. Enfin, je suis tombé. Je n’étais plus qu’une plaie, une gangrène, dégoulinante de sang et de pus.
« Je me suis réveillé plusieurs jours après, à l’infirmerie. Mes membres n’étaient plus que d’intenses douleurs, mon corps une longue déchirure. C’est alors que je les ai remarquées. Dans une demi-conscience, j’ai aperçu des oiseaux blancs, à travers les carreaux sales. J’ai cru que c’étaient des anges. J’ai pensé : Je suis au paradis, des anges sont venus m’accueillir. Mais non, j’étais toujours dans le même enfer. C’était simplement le printemps, et les cigognes étaient revenues. Au fil de ma convalescence, je les ai observées. Il y avait plusieurs couples, installés au sommet des miradors. Comment te dire ? Ces oiseaux éclatants, au-dessus de tant de misère, de tant de cruauté. Cette vision m’a donné du courage. J’ai surpris leur manège, chaque oiseau couvant les œufs à tour de rôle, les petits becs noirs des cigogneaux, leurs premiers essais de vol et puis, en août, le grand départ… Pendant quatre années, à chaque printemps, les cigognes m’ont donné la force de vivre. Mes cauchemars étaient toujours là, sous ma peau, mais les oiseaux, clairs sur le bleu du ciel, constituaient la corde à laquelle je me cramponnais. Une sale corde, tu peux me croire. Mais j’ai tiré ma peine. À trimer comme un chien, aux bottes des Russes, à entendre beugler les gars qu’on torturait, à bouffer de la boue et à grelotter dans la glace. C’est alors que j’ai appris le français, auprès d’un militant communiste qui se trouvait là, on ne sait comment. Une fois dehors, j’ai pris ma carte du Parti et je me suis acheté une paire de jumelles.
La nuit était tombée. Les cigognes n’étaient pas venues, excepté dans le destin de Joro. Nous reprîmes la voiture sans un mot. Le long des champs, des barbelés oscillaient au fil de branches tordues et offraient des arabesques fantastiques.
Le 25 août, les premières cigognes balisées parvinrent à Bratislava. En fin d’après-midi, je consultai les données Argus et conclus que deux oiseaux étaient parvenus à quinze kilomètres à l’ouest de Sarovar. Joro était sceptique, mais il accepta d’étudier la carte. Il connaissait le lieu : une vallée où jamais, selon lui, une cigogne ne s’était posée. Vers dix-neuf heures, nous arrivions dans la lagune. Nous roulions en scrutant le ciel et les alentours. Il n’y avait pas l’ombre d’un oiseau. Joro ne put réprimer un sourire. Depuis cinq jours que nous guettions les volatiles, nous n’avions aperçu que quelques groupes, si lointains et si vagues qu’ils auraient pu être des milans ou d’autres rapaces. Découvrir ce soir des cigognes, grâce à mon ordinateur, aurait constitué un véritable affront pour Joro Grybinski.
Pourtant, tout à coup il murmura : « Elles sont là. » Je levai les yeux. Dans le ciel de pourpre, un groupe tournoyait. Une centaine d’oiseaux se posaient lentement dans les eaux éparses des marécages. Joro me prêta ses jumelles. Je scrutai les oiseaux qui planaient, bec tendu, attentifs à l’azur. C’était merveilleux. Je prenais enfin la mesure du voyage ailé qui allait les porter jusqu’en Afrique. Parmi cette horde, légère et sauvage, il y avait donc deux cigognes équipées. Un frisson de joie traversa mon sang. Le système des transmetteurs fonctionnait. À la plume près.
Le 27 août, je reçus un nouveau fax d’Hervé Dumaz. Il n’avançait pas. Il avait dû reprendre son quotidien d’inspecteur mais ne cessait de contacter la France, à la recherche de vieux briscards qui auraient connu Max Bôhm en Centrafrique. Dumaz s’obstinait dans cette direction, persuadé que Bôhm s’était livré là-bas à d’obscurs trafics. En conclusion, il évoquait un ingénieur agronome de Poitiers qui, semblait-il, avait travaillé en Centrafrique de 1973 à 1977. L’inspecteur comptait se rendre en France et cueillir l’homme dès son retour de vacances.
Le 28 août sonna pour moi le temps du départ. Dix cigognes avaient dépassé Bratislava et les plus rapides — qui tenaient une cadence de cent cinquante kilomètres par jour — atteignaient déjà la Bulgarie. Mon problème était maintenant de les suivre en voiture selon leur périple exact : elles traversaient l’ex-Yougoslavie, où les premiers troubles venaient d’éclater. J’étudiai la carte et décidai de contourner la poudrière en longeant cette frontière par la Roumanie — après tout, je disposais d’un visa roumain. Ensuite, je pénétrerais en Bulgarie par une petite ville nommée Calafat, et filerais droit vers Sofia. Il y avait environ mille kilomètres à parcourir. Je pensais couvrir cette distance en une journée et demie, en tenant compte des frontières et de l’état des routes.
Ce matin-là je réservai donc une chambre au Sheraton de Sofia pour le lendemain soir, puis je contactai un certain Marcel Minaôs, un autre nom de la liste de Bôhm. Minaôs n’était pas ornithologue, mais linguiste.
Il devait m’aider à contacter le spécialiste bulgare de la cigogne — Rajko Nicolitch. Après plusieurs essais infructueux, j’obtins la ligne et parlai au Français installé à Sofia. Son accueil fut chaleureux. Je lui donnai rendez-vous dans le hall du Sheraton, dès vingt-deux heures, le lendemain. Je raccrochai, faxai à Dumaz mes nouvelles coordonnées puis bouclai mon sac. Le temps de régler la note de l’hôtel et je roulais en direction de Sarovar, afin de saluer une dernière fois Joro Grybinski. Il n’y eut pas d’effusions. Nous échangeâmes nos adresses. Je lui promis de lui envoyer une invitation, sans laquelle il ne pourrait jamais venir en France.
Quelques heures plus tard, j’approchai de Budapest, en Hongrie. À midi, je stoppai le long d’une station d’autoroute et déjeunai d’une salade infecte, à l’ombre d’une pompe à essence. Quelques jeunes filles, blondes, légères comme des cosses de blé mûr, me regardaient avec un orgueil empourpré. Sourcils graves, mâchoires larges, chevelures claires : ces adolescentes ressemblaient à l’archétype que je m’étais forgé des beautés de l’Est. Et cette coïncidence me déconcertait. J’avais toujours été un farouche ennemi des idées reçues, des lieux communs. J’ignorais que le monde est souvent plus évident qu’on ne pense, et que ses vérités, pour être banales, n’en sont pas moins transparentes et vives. Curieusement, j’en éprouvai un tressaillement, un frissonnement de joie profonde. À treize heures, je repris la route.
Je parvins à Sofia le lendemain soir, sous une pluie battante. Des bâtiments en briques, sales et vétustes, encadraient des avenues mal pavées. Des Lada glissaient et bondissaient dessus, comme des jouets démodés, évitant de justesse les tramways caracolants. Ces tramways constituaient les véritables héros de Sofia. Ils surgissaient de nulle part, dans un vacarme assourdissant, et crachaient des éclairs bleus, sous les trombes du ciel. Le long des lucarnes, on voyait leur éclairage jaunâtre trembler et s’éteindre sur les visages fermés des passagers. Ces rames étranges semblaient le théâtre d’une expérience inédite — un électrochoc généralisé, pâle et lugubre, sur des cobayes exsangues.
Je me dirigeai au hasard, sans savoir où j’allais. Les panneaux étaient écrits en cyrillique. De la main droite, j’extirpai de mon sac le guide acheté à Paris. Le temps que je feuillette le livre, je tombai par chance sur la place Lénine. Je levai les yeux. L’architecture ressemblait à un hymne dressé dans la tempête. Des bâtiments austères, puissants, percés de minces fenêtres, s’élevaient de toutes parts. Des tours carrées, élancées jusqu’à leurs sommets affûtés, déroulaient une infinité de meurtrières. Leurs couleurs compassées rayonnaient d’une façon trouble dans la nuit en marche. À droite, une église noirâtre faisait le dos rond. À gauche, le Sheraton Sofia Hotel Balkan trônait de toute sa largeur, comme un avant-poste du capitalisme conquérant. C’était là que descendaient tous les hommes d’affaires américains, européens ou japonais, s’abritant comme d’une lèpre de la tristesse socialiste.
Au cœur du hall, sous des lustres énormes, Marcel Minaôs m’attendait. Je le reconnus aussitôt. Il m’avait dit : « Je porte la barbe et j’ai le crâne en pointe » Mais Marcel était bien plus que cela. C’était une icône en marche. Très grand, massif, il se tenait comme un ours, voûté, les pieds en dedans et les bras ballants. Une véritable montagne, surmontée d’une tête de patriarche orthodoxe, à longue barbe et nez royal. Les yeux, à eux seuls, étaient un poème : verts, légers, ourlés d’ombre, comme flambés par quelque vieille croyance balkanique. Et puis, telle une mitre, il y avait le crâne : totalement chauve et dressé vers le ciel, comme une prière.
— Bon voyage ?
— Si on veut, dis-je, en évitant de lui serrer la main. Il pleut depuis la frontière. Je me suis efforcé de maintenir une certaine moyenne, mais avec les cols et les routes défoncées, ma vitesse a dû faiblir et…
— Vous savez, moi, je ne voyage qu’en bus.
Je donnai mes bagages à la réception et gagnai, avec mon compagnon, le restaurant principal de l’hôtel. Marcel avait déjà dîné mais il se remit à table de bon cœur.
Français sur son passeport, Marcel Minaôs, quarante ans, était une sorte d’intellectuel nomade, un linguiste polyglotte, qui maniait avec aisance le polonais, le bulgare, le hongrois, le tchèque, le serbe, le croate, le macédonien, l’albanais, le grec… et bien sûr le romani, la langue des Tsiganes. Le romani était sa spécialité. Il avait écrit plusieurs livres sur la question et rédigé un manuel — dont il était très fier — à l’usage des enfants. Membre éminent de nombreuses associations, de la Finlande à la Turquie, il voguait de colloque en colloque et vivait ainsi, en pique-assiette, dans des villes comme Varsovie ou Bucarest.
Le repas s’acheva vers onze heures et demie. Nous n’avions pratiquement pas parlé des cigognes. Minaôs m’avait seulement demandé des précisions sur l’expérience satellite. Il n’y connaissait rien mais me promit de me présenter Rajko Nicolitch dès le lendemain — « le meilleur ornithologue des Balkans », clama-t-il.
Minuit sonna. Je donnai rendez-vous à Marcel le lendemain matin, à sept heures, dans le hall de l’hôtel. Le temps de louer une voiture et nous partirions pour Sliven, où habitait Rajko Nicolitch. Minaôs se montra ravi à l’idée de cette promenade. Je montai dans ma chambre. Glissé sous la porte, un message m’attendait. C’était un fax de Dumaz.
From : Hervé Dumaz
To : Louis Antioche
Sheraton Sofia Hôtel
Balkan
Montreux, 29 août 1991, 22 heures
Cher Louis,
Rude journée passée en France, mais le voyage en valait la peine. J’ai enfin rencontré l’homme que je cherchais. Michel Guillard, ingénieur agronome, cinquante-six ans. Quatre ans ferme de Centrafrique. Quatre ans de forêt humide, de plantations de café et de… Max Bôhm ! J’ai cueilli Guillard à Poitiers, chez lui, alors qu’il rentrait de vacances avec sa famille. Grâce à lui, j’ai pu reconstituer la période africaine de Bôhm en détail. Voici les faits :
— Août 1972. Max Bôhm débarque à Bangui, capitale de Centrafrique. Accompagné par sa femme et son fils, il semble indifférent au contexte politique du pays, sous la coupe d’un Bokassa qui s’est proclamé « Président à vie ». Bôhm en a vu d’autres. Il revient des exploitations diamantifères d’Afrique du Sud, où les hommes travaillent nus et passent aux rayons X en sortant des mines, pour vérifier s’ils n’ont pas avalé quelques diamants. Max Bôhm s’installe dans une demeure coloniale et commence à travailler. Le Suisse dirige d’abord les travaux d’un grand immeuble, un projet de Bokassa intitulé « Pacifique 2 ». Impressionné, Bokassa lui propose d’autres missions. Bôhm accepte.
— 1973 : Durant quelques mois, il forme un détachement de sécurité destiné à surveiller les champs de café de la Lobaye — province d’extrême-sud, en forêt dense —, le fléau des cultures étant, paraît-il, le vol des grains de café par les villageois avant la récolte. C’est à cette époque que Guillard rencontre Bôhm, lui-même travaillant à un programme agraire dans la région. Il garde le souvenir d’un homme brutal, aux manières militaires, mais honnête et sincère. Plus tard, Bôhm joue le rôle de porte-parole de la RCA auprès du gouvernement sud-africain (qu’il connaît bien) afin d’obtenir un prêt pour la construction de deux cents villas. Il obtient ce prêt. Bokassa propose un autre travail au Suisse, lié aux filons diamantifères. Les diamants sont l’obsession du dictateur. Grâce aux pierres précieuses, il a constitué la plus grande part de sa fortune (vous connaissez sans doute ces anecdotes : le fameux « pot de confiture », où Bokassa plaçait ses joyaux, qu’il aimait exhiber auprès de ses invités, le fantastique diamant « Catherine Bokassa », en forme de mangue, serti dans la couronne impériale, le scandale des « cadeaux » au président français Valéry Giscard d’Estaing…). Bref, Bokassa propose à Bôhm de se rendre sur les sites d’exploitation et de superviser les prospections, au Nord, dans la savane semi-désertique, au Sud, au cœur de la forêt. Il compte sur l’ingénieur pour rationaliser l’activité et enrayer la prospection clandestine.
Bôhm sillonne tous les filons, dans la poussière du Nord et les jungles du Sud. Il terrifie les mineurs par sa cruauté et devient célèbre pour un châtiment de son invention. En Afrique du Sud, on brise les chevilles des voleurs, afin de les punir, tout en les forant à travailler encore. Bôhm invente une autre méthode : à l’aide d’un coupe-câble, il sectionne les tendons d’Achille des bandits. La méthode est rapide, efficace, mais en forêt, les plaies s’infectent. Guillard a vu plusieurs hommes mourir ainsi.
A l’époque, il supervise les activités de différentes sociétés, dont Centramines, la SCED, le Diadème et Sicamine, autant d’entreprises officielles qui dissimulent les trafics, non moins officiels, de Bokassa. Max Bôhm, émissaire du dictateur, ne se mêle pas aux fraudes. D’après Guillard, l’ingénieur tranche singulièrement sur les escrocs et les flatteurs qui entourent le tyran. Il n’a jamais été associé aux sociétés de Bokassa. C’est pourquoi son nom n’apparaît pas, j’ai vérifié, lors des deux procès du dictateur.
— 1974 : Bôhm tient tête à Bokassa, qui multiplie les commerces illicites, les rackets, les vols directs dans les caisses de l’état. Une de ces escroqueries touche directement Max Bôhm. Une fois obtenu le prêt sud-africain, Bokassa construit moins de la moitié des villas prévues, s’attribue le marché de leur ameublement, puis exige d’être payé pour les deux cents villas. Bôhm, impliqué dans cet emprunt, déclare haut et fort sa colère. Il est aussitôt envoyé en prison, puis libéré. Bokassa a besoin de lui : depuis qu’il supervise l’exploitation des mines diamantifères, les rendements sont nettement supérieurs.
Plus tard, le Suisse s’insurge encore contre Bokassa à propos du colossal trafic d’ivoire du tyran et du massacre des éléphants qu’il provoque.
Contre toute attente, il obtient gain de cause. Le dictateur poursuit son commerce mais accepte d’ouvrir un parc naturel protégé, à Bayanga, près de Nola, à l’extrême sud-ouest de la RCA. Ce parc existe toujours. On peut y voir les derniers éléphants forestiers de Centrafrique.
Selon Guillard, la personnalité de Bôhm est paradoxale. Il se montre très cruel à l’égard des Africains (il tue, de ses mains, plusieurs prospecteurs clandestins) mais en même temps, il ne vit qu’auprès des Noirs. Il déteste la société européenne de Bangui, les réceptions diplomatiques, les soirées dans les clubs. Bôhm est un misanthrope, qui ne s’adoucit qu’au contact de la forêt, des animaux et, bien sûr, des cigognes.
En octobre 1974, dans la savane de l’Est, Guillard surprend Max Bôhm qui bivouaque dans les herbes, en compagnie de son guide. Le Suisse attend les cigognes, jumelles aux poings. Il raconte alors au jeune ingénieur comment il a sauvé les cigognes en Suisse et comment il revient, chaque année, dans son pays pour admirer leur retour de migration. « Que leur trouvez-vous donc ? » demande Guillard. Bôhm répond simplement :
« Elles m’apaisent. »
Sur la famille Bôhm, Guillard ne sait pas grand chose. En 1974, Irène Bôhm ne vit déjà plus en Afrique. Guillard se souvient d’une petite femme effacée, au teint de soufre, qui demeurait solitaire dans sa maison coloniale. En revanche, l’ingénieur a mieux connu Philippe, le fils, qui accompagne parfois son père lors d’expéditions. La ressemblance entre le père et l’enfant est, paraît-il, stupéfiante : même corpulence, même visage en rondeur, même coupe en brosse. Pourtant Philippe a hérité le caractère de sa mère : timide, indolent, rêveur, il vit sous l’autorité de son père et subit en silence son éducation brutale. Bôhm veut en faire un « homme ». Il l’emmène dans des régions hostiles, lui enseigne le maniement des armes, lui confie des missions, afin de l’aguerrir.
— 1977 : Bôhm part au mois d’août en prospection au-delà de M’Baiki, en forêt profonde, vers la grande scierie de la SCAD. C’est là-bas que commence le territoire pygmée. L’ingénieur établit son campement dans la forêt. Il est accompagné d’un géologue belge, un dénommé Niels van Dötten, de deux guides (un « grand noir » et un Pygmée) et de porteurs. Un matin, Bôhm reçoit un télégramme, porté par un messager pygmée. C’est l’annonce de la mort de sa femme. Or, Bôhm ne se doutait pas que sa femme était atteinte d’un cancer. Il s’effondre dans la boue.
Max Bôhm vient d’être frappé d’un malaise cardiaque. Van Dötten tente une réanimation avec les moyens du bord — massage cardiaque, bouche à bouche, médicaments de premiers secours, etc. Il ordonne aussitôt aux hommes de porter le corps jusqu’à l’hôpital de M’Baiki, à plusieurs jours de marche. Mais Bôhm revient à lui. Il balbutie qu’il connaît une mission plus proche, au sud, au-delà de la frontière du Congo (ici, la limite territoriale n’est qu’un trait invisible dans la forêt). Il veut être emporté là-bas, afin d’attendre d’autres soins. Van Dötten hésite. Bôhm impose sa décision et exige que le géologue rentre à Bangui chercher des secours : « Tout ira bien », assure-t-il. Abasourdi, van Dötten reprend sa route et atteint la capitale, six jours plus tard. Aussitôt, un hélicoptère est affrété par l’armée française et repart, guidé par le géologue. Mais une fois sur place, nulle trace de mission ni de Bôhm. Tout a disparu. Ou n’a jamais existé. L’ornithologue est porté disparu et le Belge ne s’attarde pas à Bangui.
Une année passe, puis Max Bôhm, en chair et en os, débarque à Bangui. Il explique que l’hélicoptère d’une société forestière congolaise l’a emmené à Brazzaville, puis qu’il est rentré en Suisse, par avion, survivant par miracle. Là-bas, les soins attentifs d’une clinique genevoise lui ont permis de se rétablir. Il n’est plus que l’ombre de lui-même et parle beaucoup de sa femme. Nous sommes en octobre 1978. Max Bôhm repart peu après. Il ne reviendra plus jamais en RCA. Dès lors, c’est un Tchèque, un ancien mercenaire, du nom d’Otto Kiefer, qui remplace le Suisse dans la direction des mines.
Voilà toute l’histoire, Louis. Cette entrevue nous éclaire sur certains points. Elle renforce aussi les zones d’ombre. Ainsi, à partir de la mort d’Irène Bôhm, nous perdons toute trace du fils. Le mystère de la transplantation cardiaque reste entier, excepté peut-être sa période. La greffe a sans doute été effectuée à l’automne 1977. Mais la convalescence de Bôhm à Genève est un mensonge : Bôhm n’apparaît sur aucun registre suisse durant les vingt dernières années.
Reste la piste des diamants. Je suis convaincu que Bôhm a bâti sa fortune sur les pierres précieuses. Et je regrette amèrement que votre voyage ne vous emmène pas en RCA, afin d’éclaircir tous ces mystères. Peut-être trouverez-vous quelque chose en Égypte ou au Soudan ? Pour ma part, je prends une semaine de vacances à partir du 7 septembre. Je compte me rendre à Anvers, visiter les Bourses de diamants. Je suis persuadé de retrouver la trace de Max Bôhm. Je vous livre toutes ces informations à chaud. Méditons là-dessus et contactons-nous au plus vite.
Au fil de ma lecture, mes idées partaient en tous sens. Je cherchais à imbriquer mes propres pièces dans ce puzzle : les images d’Irène et de Philippe Bôhm, le scanner du cœur de Bôhm et, surtout, les photographies insoutenables des corps noirs mutilés.
Dumaz ignorait autre chose : je connaissais parfaitement l’histoire du Centrafrique — j’avais des raisons personnelles de la connaître. Ainsi, le nom d’Otto Kiefer, lieutenant de Bokassa, ne m’était pas inconnu. Ce réfugié tchèque, d’une violence implacable, était connu pour ses méthodes d’intimidation. Il plaçait une grenade dans la bouche des prisonniers et la faisait exploser lorsqu’ils refusaient de parler. Cette technique lui avait valu le surnom grotesque de Tonton Grenade. Bôhm et Kiefer offraient donc les deux visages d’une même cruauté : le coupe-câble et la grenade.
J’éteignis la lumière. Malgré ma fatigue, le sommeil ne venait pas. Finalement, sans allumer la lumière, j’appelai le Centre Argos. Les lignes téléphoniques de Sofia, moins encombrées à cette heure tardive, m’offrirent une connexion parfaite. Dans la pénombre de ma chambre, la trajectoire des cigognes s’afficha une nouvelle fois, noir sur blanc, sur la carte numérisée de l’Europe de l’Est. Il n’y avait qu’une nouvelle intéressante : une cigogne était parvenue en Bulgarie. Elle s’était posée dans une grande plaine, non loin de Sliven, la ville de Rajko Nicolitch.
« Tout change à Sofia. C’est l’heure du ‘‘grand rêve américain’’. Faute d’un avenir européen bien palpable, les Bulgares se tournent vers les Etats-Unis. Désormais, à Sofia, parler anglais vous ouvre toutes les portes. On dit même que les Américains ne payent plus leur visa. Un comble ! Il y a encore deux ans, on surnommait la Bulgarie la seizième république d’Union soviétique. »
Marcel Minaôs parlait fort, partagé entre l’irritation et l’ironie. Il était dix heures du matin. Nous filions le long des montagnes du Balkan, sous un soleil éclatant. Les champs déployaient des couleurs inespérées : des jaunes crépitants, des bleus atténués, des verts pâles, frémissant sous la caresse de la lumière. Des villages apparaissaient, crayeux et légers avec leurs murs en crépi.
Je conduisais selon les indications de Marcel. Il avait emmené Yeta, sa « fiancée », une curieuse Tsigane, habillée d’un faux tailleur Chanel en tissu vichy. Petite et ronde, elle n’était plus de la première jeunesse et arborait une énorme tignasse de cheveux gris, d’où jaillissait un museau pointu, aux yeux noirs. La ressemblance avec un hérisson était frappante. Elle ne parlait que le romani et se tenait à l’arrière, très sage.
Marcel vantait maintenant les mérites de Rajko Nicolitch.
— Tu ne peux pas mieux tomber, répétait-il, me tutoyant au passage. Rajko est très jeune, mais il possède des qualités exceptionnelles. D’ailleurs, il commence à participer à des colloques internationaux. Les Bulgares sont fous de rage. Rajko a refusé de se présenter sous les couleurs du pays.
— Rajko Nicolitch n’est donc pas bulgare ? m’étonnai-je.
Marcel eut un petit rire sourd.
— Non, Louis. C’est un Rom — un Tsigane. Et pas des plus commodes. Il appartient à une famille de cueilleurs. Quand vient le printemps, les Roms quittent le ghetto de Sliven et partent dans les forêts, autour de la plaine. Ils collectent du tilleul, de la camomille, de la cornouille, des queues de cerises (j’ouvrais des yeux ronds, Marcel s’étonna :) Comment, tu ne sais pas ? Mais les queues de cerises constituent un diurétique très connu ! Seuls ces Roms (les « hommes » comme ils se désignent) connaissent les lieux où poussent ces plantes sauvages. Ils fournissent l’industrie pharmaceutique bulgare, la plus importante des pays de l’Est. Tu vas voir : ils sont incroyables. Ils se nourrissent de hérissons, de loutres, de grenouilles, d’orties, d’oseille sauvage… Tout ce que la nature leur offre, à portée de main. (Marcel s’exaltait.) Il y a au moins six mois que je n’ai pas vu Rajko !
Mon compagnon m’offrit ensuite un quart d’heure de blagues albanaises. Dans les Balkans, les Albanais sont les Belges de notre Europe occidentale : les sujets préférés d’histoires drôles mettant en scène leur naïveté, leur manque de moyens ou d’idées. Minaôs en raffolait.
— Et celle-ci, tu la connais ? Un matin, une dépêche paraît dans la Pravda : « Lors de manœuvres maritimes, un grave accident a anéanti la moitié de la flotte albanaise. L’aviron gauche est détruit. » l’Marcel rit dans sa barbe. Une autre : Les Albanais lancent un programme spatial, en collaboration avec les Russes — un vol dans l’espace avec un passager animal. Ils envoient ce télégramme aux Soviétiques : « Avons chien. Envoyez fusée. »
J’éclatai de rire. Marcel ajouta :
— Evidemment, par les temps qui courent, ça a beaucoup perdu. Mais les histoires albanaises restent mes préférées.
Le linguiste partit ensuite dans un long dithyrambe sur la cuisine tsigane (il caressait le projet d’ouvrir un restaurant de spécialités, à Paris). Le « clou » de cette gastronomie était le hérisson. On le chassait le soir, au bâton, puis on le gonflait afin de mieux ôter ses épines. Cuisiné avec de la zumi, une farine spécifique, puis coupé en six morceaux égaux, l’animal était, selon Marcel, un vrai délice.
— Il faut donc ouvrir l’œil, sur la route.
— Aucune chance, répliqua Marcel d’un ton doctoral. Jamais un hérisson ne se promène de jour.
Tout à coup, comme pour mieux le contredire, l’animal épineux apparut sur le bas-côté. Marcel afficha une moue perplexe.
— Sans doute un hérisson malade. Ou une femelle enceinte.
De nouveau, j’éclatai de rire. Où étaient les froids pays de l’Est, les régimes tyranniques, la grisaille et la tristesse ? Marcel semblait posséder cette magie particulière de transformer les Balkans en destination idéale, en lieux de fantaisie et de plaisir, investis d’humour et de chaleur humaine.
Mais nous parvenions dans la région de Sliven. Les routes devenaient plus étroites, plus sinueuses. Des forêts obscures se refermaient sur nous. Nous croisions maintenant des « verdine » — les roulottes des Tsiganes nomades. Sur ces carrioles brinquebalantes, des familles nous scrutaient de leurs yeux sombres. Visages noirs, cheveux en bataille, silhouettes de haillons. Ces Tsiganes-là ne ressemblaient pas à Yeta. Le temps des Roms était venu. Des vrais — ceux qui voyagent et vous chapardent, du bout des doigts, avec mépris et condescendance.
Bientôt Marcel m’indiqua un sentier, sur la droite. C’était un chemin de terre, qui descendait en contrebas de la route, pour rejoindre le cours d’un ruisseau. Nous découvrîmes une clairière dans les taillis. À travers les arbres, un campement apparut : quatre tentes, de couleurs criardes, quelques chevaux, et des femmes assises dans l’herbe qui concoctaient des tresses de fleurs blanches.
Marcel sortit de la voiture et cria quelque chose aux Romnis, de sa voix la plus chantante. Les femmes lui lancèrent un regard glacial. Marcel se tourna dans notre direction : « Il y a un problème. Attendez-moi ici. » Je vis son crâne passer à travers les feuillages, puis sa haute carrure jaillir de nouveau, près des femmes. L’une d’entre elles s’était levée et lui parlait avec animation. Elle portait un chandail couleur tournesol, moulant ses seins lâches. Son visage était brun et brut, comme taillé dans l’écorce. Sous son fichu bigarré, elle semblait ne pas avoir d’âge : juste un air de dureté intense, une violence à fleur de peau. À ses côtés, une autre Romni, plus petite, acquiesçait. Elle s’était levée, elle aussi. Son nez busqué était de travers, comme cassé par un coup de poing. De lourds anneaux d’argent pendaient à ses oreilles. Son pull turquoise était troué aux coudes. La dernière restait assise, un bébé entre les bras. Elle devait avoir quinze ou seize ans et regardait dans ma direction, les yeux frémissant sous une lourde tignasse, noire et brillante.
Je m’approchai. La femme-tournesol hurlait, désignant tour à tour les profondeurs de la forêt et la jeune mère, assise dans l’herbe. J’étais à quelques pas du groupe. La Romni s’interrompit et me dévisagea. Marcel avait pâli. « Je ne comprends pas, Louis… je ne comprends pas. Rajko est mort. Au printemps. Il… il a été assassiné. Il faut aller voir le chef, Marin, dans les bois. » J’acquiesçai en sentant mon cœur cogner par saccades. Les femmes ouvrirent la route. Nous les suivîmes à travers les arbres.
Dans la forêt, l’air était plus frais. Les cimes des épicéas se balançaient dans le vent, les arbustes bruissaient sur notre passage. À travers les espaces ajourés, les rayons du soleil voyageaient en douceur. Des millions de particules leur donnaient l’aspect velouté de la peau des pêches. Nous suivions une sorte de sentier, qui avait été tracé récemment. Les Romnis marchaient sans hésiter. Soudain, dans la hauteur de la voûte émeraude, des voix résonnèrent. Des voix d’hommes, qui s’interpellaient à grande distance. La femme-tournesol se retourna et dit quelque chose à Marcel, qui acquiesça, tout en continuant d’avancer.
Notre première rencontre fut un jeune Rom, portant un costume de toile bleue — plutôt des lambeaux ramifiés par du gros fil. L’homme était aux prises avec un buisson inextricable d’où il prélevait une minuscule branche surmontée d’une fleur très pâle. Il parla avec Marcel puis me regarda. « Costa », dit-il. Son visage sombre était jeune, mais au moindre sourire son expression prenait la beauté ambiguë d’un couteau. Costa nous emboîta le pas. Bientôt une clairière s’ouvrit. Les hommes étaient là. Certains dormaient, ou semblaient dormir, sous leur chapeau baissé. D’autres jouaient aux cartes. Un autre trônait sur une souche. Visages de cuir, éclats d’argent aux ceintures ou aux chapeaux, puissance prête à jaillir à la moindre attaque. Au pied des arbres, des sacs de toile étaient remplis de plantes fraîchement cueillies.
Marcel s’adressa à l’homme de la souche. Ils semblaient se connaître de longue date. Après de longues palabres, Minaôs me présenta puis dit en français.
« Voici Marin, le père de Mariana, celle qui a le bébé. Elle était la femme de Rajko. » La jeune fille demeurait en retrait, parmi les bosquets. Marin me regarda. Sa peau noire était criblée de trous d’épingle, comme si on lui avait enfoncé un masque de clous. Ses yeux étaient minces, ses cheveux sinueux. Une fine moustache lui barrait la face. Il portait un blouson déchiré sous lequel on distinguait un tee-shirt sale.
Je le saluai puis m’inclinai face aux autres hommes. J’eus droit à quelques coups d’œil. Marin s’adressa à moi, en romani. Marcel traduisit : « Il demande ce que tu veux. »
— Explique-lui que j’enquête sur les cigognes. Que je cherche à découvrir pourquoi elles ont disparu l’année dernière. Dis-lui que je comptais sur l’aide de Rajko. Les circonstances de sa mort ne me regardent pas. Mais la disparition des oiseaux comporte d’autres énigmes. Peut-être Rajko connaissait-il des hommes de l’Ouest, liés aux cigognes. Je pense qu’il avait des relations avec un certain Max Bôhm.
Au fil de mes paroles, Marcel me fixait d’un air incrédule. Il ne comprenait rien à mon discours. Pourtant il traduisait, et Marin inclinait légèrement la tête, sans me lâcher de ses yeux en fente. Le silence s’imposa. Marin me scruta encore, une longue minute. Puis il parla. Longtemps. Posément. De cette voix caractéristique des âmes fatiguées, usées jusqu’à la corde par la cruauté des autres hommes.
— Rajko était un fouille-merde, dit Marin. Mais il était comme mon fils. Il ne travaillait pas, et ça n’était pas grave. Il ne s’occupait pas de sa famille, et ça c’était plus grave. Mais je ne lui en voulais pas. C’était sa nature. Le monde ne le laissait pas en paix. (Marin prit dans un sac une des fleurs :) Tu vois cette fleur ? Pour nous, c’est juste un moyen de ramasser quelques leva. Pour lui, c’était une question, un mystère. Alors il étudiait, lisait, observait. Rajko était un véritable savant. Il connaissait le nom, le pouvoir de toutes les plantes, de tous les arbres. Les oiseaux, c’était la même chose. Surtout ceux qui voyagent en automne et au printemps. Comme tes cigognes. Il tenait des comptes. Il écrivait à des Gadjé, en Europe. Je crois bien que le nom que tu as dit, Bôhm, était parmi eux.
Rajko était donc une autre sentinelle de Bôhm. Le Suisse n’avait rien dit. J’avançais à pas d’aveugle. Marin continuait :
— C’est pour ça que je te raconte l’histoire. Tu es du genre de Rajko — le genre qui gamberge. (Je regardais Mariana, à travers les branches. Elle se tenait à bonne distance de son père.) Mais la mort du fils n’a rien à voir avec tes oiseaux. C’est un crime raciste, qui appartient à un autre monde. Celui de la haine du Rom.
« Tout s’est passé au printemps, à la fin du mois d’avril, quand nous reprenions la route. Rajko, lui, avait ses habitudes. Dès le mois de mars, il partait à cheval et venait jusqu’ici, à la lisière de la plaine, pour guetter les cigognes. Il vivait alors seul dans la forêt. Il se nourrissait de racines, dormait dehors. Puis il attendait notre arrivée. Mais cette année, il n’y avait personne pour nous accueillir. Nous avons battu la plaine, arpenté la forêt, puis l’un d’entre nous a trouvé Rajko, dans les profondeurs des bois. Le corps était déjà froid. Les bestioles avaient commencé à le dévorer. Jamais je n’avais vu ça. Rajko était nu. Il avait la poitrine ouverte en deux, le corps lacéré partout, un bras et le sexe pratiquement coupés, des plaies en pagaille. (Mariana, légère sous les ombres des feuilles, fit un signe de croix.)
« Pour comprendre une pareille atrocité, homme, il faut remonter loin. Je pourrais t’en raconter, des histoires. On dit que nous venons de l’Inde, que nous descendons d’une caste de danseurs ou je ne sais quoi. Ce sont de belles conneries. Je vais te dire d’où nous venons, des chasses à l’homme, en Bavière, des marchés d’esclaves, en Roumanie, des camps de concentration, en Pologne, où les nazis nous ont charcutés comme de simples cobayes. Je vais te dire, homme. Je connais une vieille Romni qui a beaucoup souffert pendant la guerre. Les nazis l’ont stérilisée. La femme a survécu. Il y a quelques années, elle a appris que le gouvernement allemand donnait de l’argent aux victimes des camps de la mort. Pour toucher la pension, il fallait juste passer une visite médicale — prouver tes souffrances, en quelque sorte. La femme est allée au dispensaire le plus proche, pour passer une visite médicale et obtenir le certificat. Là-bas, la porte s’est ouverte et qui est apparu ? Le docteur qui l’avait opérée dans les camps. L’histoire est vraie, homme. Ça s’est passé à Leipzig, il y a quatre ans. La femme, c’était ma mère. Elle est morte peu après, sans avoir touché un sou.
— Mais, demandai-je, quel rapport avec la mort de Rajko ?
Marcel traduisit. Marin répondit.
— Le rapport ? (Marin me fixa de ses yeux meurtriers.) Le rapport, c’est que le Mal est de retour, homme. (Il pointa un doigt sur le sol.) Sur cette terre, le Mal est de retour.
Puis Marin s’adressa à Marcel, en se frappant la poitrine. Marcel hésita à traduire. Il demanda à Marin de répéter. Le ton monta. Marcel ne comprenait pas les derniers mots. Enfin il se tourna vers moi, les yeux pleins de larmes, puis il chuchota :
— Les meurtriers, Louis… Les meurtriers ont volé le cœur de Rajko.
Sur la route de retour vers Sliven, personne ne parla. Marin nous avait donné d’autres détails : après avoir découvert le corps, les Tsiganes avaient prévenu le Dr. Djuric, un médecin tsigane qui effectuait une tournée dans les faubourgs de Sliven. Milan Djuric avait demandé à l’hôpital l’agrément d’une salle, afin d’effectuer une autopsie. On lui avait refusé. Pas de place pour un Tsigane. Même mort. La roulotte était repartie jusqu’à un dispensaire. Nouveau refus. Finalement, le convoi s’était rendu jusqu’à un gymnase délabré, réservé aux Roms. C’est là, sous les paniers de basket, dans l’odeur aigre de la salle de sports, que Djuric avait pratiqué l’autopsie. C’est là qu’il avait découvert le rapt du cœur. Il avait rédigé un bilan détaillé et informé la police, qui avait classé l’affaire. Chez les Roms, personne n’avait été choqué par cette indifférence. Les Tsiganes ont l’habitude. Non, ce qui préoccupait le vieux Rom, c’était de savoir « qui » avait tué son gendre. Le jour où il découvrirait le nom de ces tueurs alors le soleil flatterait le dos des lames.
Lors de notre départ, un curieux incident était survenu. Mariana s’était approchée de moi et m’avait glissé dans les mains un cahier racorni. Elle n’avait rien dit, mais il m’avait suffi d’y jeter un coup d’œil pour comprendre de quoi il s’agissait : le cahier personnel de Rajko. Les pages où il notait ses observations, ses théories, à propos des cigognes. Je cachai aussitôt le document dans la boîte à gants.
A midi, nous étions à Sliven. C’était une ville industrielle, banale entre toutes. Taille moyenne, constructions moyennes, tristesse moyenne. Cette médiocrité semblait planer dans les rues comme une poussière minérale, recouvrant les façades et les visages. Marcel avait rendez-vous avec Markus Lasarevitch, une personnalité du monde tsigane. Nous devions déjeuner avec lui et, malgré les événements, il était trop tard pour annuler ce rendez-vous.
Ce fut un déjeuner sans appétit, ni aucune envie de demeurer à table. Markus Lasarevitch était un bellâtre d’un mètre quatre-vingt-dix, au teint très noir, portant gourmette et chaîne en or. La parfaite image du Rom qui a réussi, brassant des trafics et des millions de leva. Un homme insidieux, comme doublé de ruse et de velours.
— Vous comprenez, dit-il en anglais, tout en fumant une longue cigarette au filtre doré, j’ai été très attristé par la mort de Rajko. Mais nous n’en sortirons jamais. Toujours la même violence, les mêmes histoires troubles.
— Selon vous, demandai-je, il s’agirait d’un règlement de comptes entre Tsiganes ?
— Je n’ai pas dit ça. C’est peut-être un coup des Bulgares. Mais avec les Roms, règne toujours la loi des vendettas, des vieux conflits. Il y a toujours une maison à incendier, une sale réputation à endosser. Je le dis en toute franchise : je suis moi-même un Rom.
— Bon Dieu, comment peux-tu parler ainsi ? intervint Marcel. Sais-tu dans quelles conditions Rajko est mort ?
— Justement, Marcel. (Il délesta sa cigarette d’une petite cendre grise.) Un voyou bulgare aurait été découvert au fond d’une rue, un couteau dans le ventre. Point final. Mais un Rom, non. Il faut qu’on le retrouve au fond des bois, le cœur arraché. Dans nos pays, toujours ancrés dans la superstition et la sorcellerie, cette disparition a dangereusement frappé les esprits.
— Rajko n’était pas un voyou, rétorqua Marcel.
Les « salades chopes » arrivèrent — des crudités saupoudrées de fromage râpé. Personne n’y toucha. Nous étions dans une grande salle vide, décorée de moquette brune, où trônaient des tables nappées de blanc, sans couverts ni décoration. Des lustres de faux cristal pendaient tristement, renvoyant de ternes éclats au soleil du dehors. Tout semblait prêt pour un festin qui sans doute ne viendrait jamais. Markus poursuivit :
— Autour du corps, il n’y avait aucune trace, aucun indice. Seul le vol de l’organe a été confirmé. Les journaux de la région se sont emparés de l’affaire. Ils ont raconté n’importe quoi. Des histoires de magie, de sorcières. Pire encore. l’Markus écrasa sa cigarette. Il regarda Marcel droit dans les yeux :) Tu devines ce que je veux dire.
Je ne compris pas cette allusion. Marcel ouvrit une parenthèse en français, m’expliqua que, depuis des siècles, les Roms ont une réputation de cannibales.
— Ce n’est qu’un vieux fantasme, dit Marcel. Celui de l’ogre, du tueur d’enfants, appliqué aux Tsiganes. Mais la disparition du cœur de Rajko a dû faire trembler dans les chaumières.
Je lançai un coup d’œil à Markus. Sa large carrure ne bougeait pas. Il avait allumé une nouvelle cigarette.
— Depuis des années, reprit-il, je me bats pour améliorer notre image. Et nous voilà repartis au Moyen Age ! Tout le monde est coupable, du reste. Comprenez-moi, monsieur Antioche. Ce n’est pas du cynisme. Je songe simplement à l’avenir (il posa ses doigts en pieuvre sur la nappe blanche). Je lutte pour l’amélioration de nos conditions de vie, pour notre droit au travail.
Dans la région de Sliven, Markus Lasarevitch était une figure politique. Il était le candidat des Roms — ce qui lui conférait un pouvoir important. Marcel m’avait raconté comment Lasarevitch roulait des épaules, en costume croisé, dans les ghettos de Sliven, poursuivi par une horde de noirauds crasseux qui s’agrippaient, tout joyeux, à ses belles étoffes. J’imaginais son visage crispé face à ces électeurs potentiels, sales et puants. Pourtant, malgré ses répugnances, Markus devait flatter les Roms. C’était le prix de ses ambitions politiques — et la mort de Rajko était une sérieuse pierre dans son jardin. Lasarevitch présentait la situation à sa manière :
— Cette disparition anéantit beaucoup de nos efforts, notamment sur le plan social. Ainsi, dans les ghettos, j’ai créé des centres de soins, avec l’aide d’une organisation humanitaire.
— Quelle organisation ? demandai-je nerveusement.
— Monde Unique (Markus avait prononcé le nom en français, il le répéta en anglais :) Only World.
Monde Unique. C’était la troisième fois, en quelques jours, et à des centaines de kilomètres de distance, que j’entendais, ce nom. Markus poursuivit :
— Puis ces jeunes médecins sont partis. Une mission d’urgence, m’ont-ils dit. Mais je ne serais pas étonné qu’ils se soient lassés de nos bagarres perpétuelles, de notre refus de nous adapter, de notre mépris pour les Gadjé. À mon avis, la mort de Rajko a achevé de les décourager.
— Les docteurs sont-ils partis aussitôt après la mort de Rajko ?
— Pas vraiment. Ils ont quitté la Bulgarie en juillet dernier.
— En quoi consistait leur activité ?
— Ils soignaient les malades, vaccinaient les enfants, distribuaient des médicaments. Ils disposaient d’un laboratoire d’analyses et de quelque matériel pour de petites interventions chirurgicales. (Markus se frotta le pouce et l’index, en signe de connaisseur.) Il y a beaucoup d’argent derrière Monde Unique. Beaucoup.
Markus régla la note et évoqua le coup d’Etat manqué de Moscou, dix jours auparavant. Dans son esprit, tout semblait appartenir à un vaste et unique programme politique, où chaque élément jouait un rôle spécifique. La misère des Roms, le meurtre de Rajko, la décadence du socialisme formaient à ses yeux un ensemble logique, qui aboutissait, bien sûr, à l’élection de sa personne.
Pour finir, sur le perron du restaurant il tâta le revers de ma veste puis me demanda le prix de la Volkswagen, en dollars. Je lui balançai une somme exorbitante, pour le seul plaisir de le voir accuser le coup. Ce fut la première fois qu’il tiqua. Je claquai la portière. Il nous salua une dernière fois, inclinant son grand corps à hauteur de ma vitre. Il demanda : « Je n’ai pas compris. Pourquoi êtes-vous venu en Bulgarie, déjà ? » En tournant la clé de contact, je lui résumai l’affaire des cigognes. « Oh, vraiment ? » commenta-t-il avec un accent américain, plein de condescendance. Je démarrai brutalement.
À dix-huit heures, nous étions de retour à Sofia. Aussitôt je téléphonai au Dr Milan Djuric. Il consultait à Podliv, jusqu’au lendemain après-midi. Sa femme parlait un peu anglais. Je me présentai et l’avertis de ma visite le lendemain, dans la soirée. J’ajoutai qu’il était très important pour moi de rencontrer Milan Djuric. Après quelques hésitations, l’épouse me donna son adresse et ajouta quelques précisions sur l’itinéraire à suivre. Je raccrochai et m’intéressai ensuite à ma prochaine destination : Istanbul.
L’enveloppe de Max Bôhm contenait un billet de train Sofia-Istanbul, avec la liste des horaires. Chaque soir, un train partait pour la Turquie aux environs de onze heures. Le Suisse avait pensé à tout. Je réfléchis quelques minutes au personnage. Je connaissais quelqu’un qui pourrait me renseigner sur lui : Nelly Braesler. Après tout, c’était elle qui m’avait orienté vers Bôhm. Je décrochai le téléphone et composai le numéro de ma mère adoptive, en France.
J’obtins la communication après une dizaine de tentatives. J’entendis la sonnerie, lointaine, puis la voix aigre de Nelly, plus lointaine encore.
— Allô ?
— C’est Louis, dis-je froidement.
— Louis ? Mon petit Louis, où êtes-vous donc ?
Je reconnus aussitôt son ton de miel, faussement amical, et sentis mes nerfs se tendre sous ma peau.
— En Bulgarie.
— En Bulgarie ! Que faites-vous là-bas ?
— Je travaille pour Max Bôhm.
— Pauvre Max. Je viens d’apprendre la nouvelle. Je ne pensais pas que vous étiez parti…
— Bôhm m’a payé pour un travail. Je reste fidèle à mes engagements. À titre posthume.
— Vous auriez pu nous prévenir.
— C’est toi, Nelly, qui aurais dû m’avertir (je tutoyais Nelly, qui s’évertuait à me dire « vous »). Qui était Max Bôhm ? Que savais-tu du travail qu’il voulait me proposer ?
— Mon petit Louis, votre ton m’effraie. Max Bôhm était un simple ornithologue. Nous l’avons rencontré lors d’un colloque ornithologique. Tu sais bien que Georges s’intéresse à ces questions. Max s’est montré très sympathique. De plus, il avait beaucoup voyagé. Nous avions connu les mêmes pays et…
— Comme le Centrafrique ? intervins-je.
Nelly marqua un temps, puis répondit plus bas :
— Comme le Centrafrique, oui…
— Que savais-tu de la mission qu’il voulait me confier ?
— Rien, ou presque. Au mois de mai dernier, Max nous a écrit qu’il cherchait un étudiant pour une brève mission à l’étranger. Nous avons naturellement pensé à vous.
— Savais-tu que cette mission concernait des cigognes ?
— Je crois me souvenir de cela.
— Savais-tu que cette mission comportait des risques ?
— Des risques ? Mon Dieu, non…
Je changeai de cap.
— Que sais-tu sur Max Bôhm, sa famille, son passé ?
— Rien. Max était un homme très solitaire.
— T’avait-il déjà parlé de sa femme ?
Des crépitements couvrirent la ligne.
— Très peu, répondit Nelly d’une voix sourde.
— Il n’a jamais évoqué son fils ?
— Son fils ? J’ignorais même qu’il eût un fils. Je ne comprends pas vos questions, Louis…
De nouveaux crachotements revinrent en rafale. Je hurlai :
— Dernière question, Nelly : savais-tu que Max Bôhm était un transplanté cardiaque ?
— Non ! (La voix de Nelly tremblait.) Je savais simplement qu’il souffrait du cœur. Il est décédé d’un infarctus, non ? Louis, votre voyage n’a plus de raison d’être. Tout est terminé…
— Non, Nelly. Tout commence, au contraire. Je t’appellerai plus tard.
— Louis, mon petit Louis… quand rentrerez-vous ?
Les interférences déferlèrent de nouveau.
— Je ne sais pas, Nelly. Embrasse Georges. Prends soin de toi.
Je raccrochai. J’étais bouleversé, comme à chaque fois que je parlais à ma mère adoptive. Nelly ne savait rien. Les Braesler étaient décidément trop riches pour être malhonnêtes.
Il était vingt heures. Je rédigeai rapidement un fax à l’attention d’Hervé Dumaz, évoquant les terrifiantes découvertes de la journée. Je conclus en lui promettant de mener désormais ma propre enquête sur le passé de Max Bôhm.
Ce soir-là, Marcel décida de nous emmener au restaurant, Yeta et moi. C’était une idée étrange, après les quelques heures que nous venions de passer. Mais Minaôs était partisan des contrastes — et il prétendait que nous avions besoin de nous détendre.
Le restaurant était situé sur le boulevard Rouski. Marcel joua les maîtres de cérémonie et demanda à l’homme de l’accueil — sanglé dans une veste de smoking blanche et sale — s’il était possible de s’installer en terrasse. L’homme opina et nous indiqua l’escalier. La terrasse se trouvait au premier étage.
C’était une pièce tout en longueur, aux fenêtres ouvertes, qui dominait le large boulevard. Les odeurs qui voyageaient jusqu’ici m’incitaient à la prudence viande grillée, saucisse, lard fumé… Nous nous installâmes. Je jetai un coup d’œil au décor : des similiboiseries, une moquette brune, des lustres en cuivre. Des familles parlaient à voix basse. Seuls des éclats parvenaient d’un recoin sombre — des Bulgares qui abusaient de l’arkhi, la vodka locale. Je m’emparai d’une carte, traduite en anglais, tandis que Marcel composait le menu de Yeta d’une voix doctorale. Je les regardais du coin de l’œil. Lui, avec sa longue barbe et son crâne affûté. Elle, se tenant droite et lançant des regards effarouchés. Son visage de petit mammifère pointait avec méfiance, du fond de sa tignasse grise. Je ne parvenais pas à deviner les liens qui unissaient ces deux oiseaux. Depuis la veille au soir, la Romni n’avait pas décroché un mot.
Le garçon arriva. Aussitôt les difficultés commencèrent. Il n’y avait plus de « salades chopes ». Ni de caviar d’aubergines. Ni même de tourchia (plat à base de légumes). Encore moins de poisson. À bout de patience, je demandai au serveur ce qui restait en cuisine. « Exclusivement de la viande », répondit-il en bulgare, avec un sourire déplaisant aux lèvres. Je me rabattis donc sur les garnitures d’un steak — haricots verts et pommes de terre — en précisant que je ne voulais pas de viande. Marcel me sermonna sur mon manque d’appétit, se lançant dans des considérations physiologiques très précises.
Une demi-heure plus tard, mes légumes arrivaient. À leur côté, gisait une viande sanglante, à peine cuite. Un noyau de dégoût jaillit de ma gorge. J’agrippai le serveur par sa veste et lui ordonnai de remporter l’assiette tout de suite. L’homme se débattit. Des couverts volèrent, des verres éclatèrent. Le serveur m’insulta et commença à m’empoigner à son tour. Nous étions déjà debout, prêts à nous battre, quand Marcel réussit à nous séparer. Le garçon reprit son assiette, maugréant des insultes, tandis que les poivrots du fond m’encourageaient en levant leur verre. J’étais comme fou, tremblant des pieds à la tête. Je réajustai ma chemise et sortis sur le balcon afin de retrouver mon calme.
La fraîcheur enveloppait maintenant Sofia. Le balcon surplombait la place Narodno-Sabranie, où trône l’Assemblée nationale. D’ici, je pouvais admirer une grande partie de la ville, doucement éclairée.
Sofia est bâtie au creux d’une vallée. Autour, quand vient le soir, les montagnes prennent une tendre couleur bleue. La ville au contraire, rouge et brune, semble se concentrer sur elle-même. Dressée, tourmentée, fantasque, avec ses constructions sanguines et ses murailles crayeuses, Sofia m’apparaissait comme une cité d’orgueil, au cœur des Balkans. J’étais surpris par sa vivacité, sa diversité, qui ne coïncidait pas avec les clichés misérabilistes des pays de l’Est. La ville avait bien sûr son compte d’immeubles gris, de stations à essence embouteillées, de magasins vides, mais elle était aussi claire et aérée, pleine de douceur et de folie. Son relief impromptu, ses tramways orange, ses boutiques bigarrées lui donnaient une allure de Luna-Park étrange, où les attractions auraient oscillé entre rire et inquiétude.
Marcel me rejoignit sur la terrasse.
— Ça va mieux ? demanda-t-il en me tapant sur l’épaule.
— Ça va.
Il éclata d’un rire nerveux.
— Ce n’est pas avec toi que je monterais mon restaurant tsigane.
— Désolé, Marcel, répondis-je. J’aurais dû te prévenir. Le moindre steak me fait déguerpir.
— Végétarien ?
— Plutôt, oui.
— Ce n’est pas grave. (Il balaya d’un regard la ville éclairée, puis répéta :) Ce n’est pas grave. Moi non plus je n’avais pas faim. Ce restaurant n’était pas une bonne idée.
Il se tut quelques instants.
— Rajko était un ami, Louis. Un pur et tendre ami, un jeune homme merveilleux qui connaissait mieux que personne la forêt et repérait les bons coins pour chaque plante. C’était le cerveau des Nicolitch. Il jouait un rôle essentiel dans leurs cueillettes.
— Pourquoi n’avais-tu pas vu Rajko depuis six mois ? Pourquoi personne ne t’a-t-il prévenu de sa disparition ?
— Au printemps dernier, j’étais en Albanie. Une terrible famine se prépare là-bas. Je tente de sensibiliser les pouvoirs français. Quant à Marin et aux autres, pourquoi m’auraient-ils averti ? Ils étaient terrifiés. Et après tout, je ne suis qu’un Gadjo.
— Sur la mort de Rajko, tu as ton idée ?
Marcel haussa les épaules. Il marqua un temps, comme pour mieux rassembler ses pensées.
— Je n’ai pas d’explication. L’univers des Roms est un univers de violence. D’abord entre eux. Ils ont le couteau facile, le coup de poing plus facile encore. Ils ont une mentalité de petites frappes. Mais la plus terrible violence vient de l’extérieur. C’est celle des Gadjé. Inlassable, insidieuse. Une violence qui les traque partout, les pourchasse depuis des siècles. J’ai connu tant de bidonvilles aux abords des grandes villes de Bulgarie, de Yougoslavie, de Turquie. Des baraques agglutinées, dans la boue, où survivent des familles sans métier ni avenir, en lutte contre un racisme sans trêve. Parfois ce sont des attaques directes, violentes. D’autres fois, le système est plus raffiné. Il s’agit de lois et de mesures légales. Mais le résultat est toujours le même les Roms, dehors ! Toutes les exclusions auxquelles j’ai assisté, à coups de flics, de bulldozers, d’incendies… J’ai vu des enfants mourir ainsi, Louis, dans les décombres de baraques, dans les flammes des caravanes. Les Roms, c’est la peste, la maladie à honnir. Alors, qu’est-il arrivé à Rajko ? Franchement, je ne sais pas. C’est peut-être un crime raciste. Ou un avertissement pour chasser les Roms de la région. Ou même une stratégie pour jeter le discrédit sur eux. Dans tous les cas, Rajko a été la victime innocente d’une sale histoire.
J’enregistrai ces informations. Après tout, cette « sale histoire » n’avait peut-être aucun rapport avec Max Bôhm et ses énigmes. Je changeai de thème :
— Que penses-tu de Monde Unique ?
— Les toubibs du ghetto ? Ils sont parfaits. Compréhensifs et dévoués. C’est la première fois qu’on vient véritablement en aide aux Roms de Bulgarie.
Marcel se tourna vers moi.
— Mais toi, Louis, que fais-tu dans cette histoire ? Es-tu vraiment ornithologue ? Quelle est cette grave affaire dont tu as parlé à Marin ? Et que viennent faire les cigognes là-dedans ?
— Je n’en sais rien moi-même. Je t’ai caché quelque chose, Marcel : c’est Max Bôhm qui m’a payé pour suivre les cigognes. Entre-temps cet homme est mort et, depuis sa disparition, les mystères s’accumulent. Je ne peux t’en dire plus, mais une chose est sûre : l’ornithologue n’était pas clair.
— Pourquoi as-tu accepté ce boulot ?
— Je sors de dix ans d’études acharnées, qui m’ont écœuré à jamais de toute préoccupation intellectuelle. Durant dix années, je n’ai rien vu, rien vécu. Je voulais en finir avec cette masturbation de l’esprit, qui laisse au ventre un vide terrible, une faim d’existence à se frapper la tête contre les murs. C’était devenu pour moi une obsession. Rompre ma solitude, connaître l’inconnu, Marcel. Quand le vieux Max m’a proposé de traverser l’Europe, le Proche-Orient, l’Afrique pour suivre des cigognes, je n’ai pas hésité un seul instant.
Yeta nous rejoignit. Elle s’impatientait. Le garçon refusait de la servir. Finalement, aucun d’entre nous n’avait dîné. Dans l’obscurité naissante, le ciel roulait des profondeurs de laine sombre.
— Rentrons, dit Marcel. Un orage se prépare.
Ma chambre était anonyme, la lumière anémique. Le tonnerre craquait dehors, sans que la pluie ne daigne venir. La chaleur était suffocante et il n’y avait pas d’air conditionné. Cette température était une surprise. J’avais toujours imaginé les pays de l’Est dans une froideur lugubre, en mal de chauffage et de chapkas.
A vingt-deux heures trente, je consultai les données Argos. Les deux premières cigognes de Sliven filaient déjà en direction du Bosphore. Les localisations indiquaient qu’elles s’étaient posées le soir même, à dix-huit heures quinze, à Svilengrad, près de la frontière turque. Une autre cigogne était parvenue à Sliven ce soir. Les autres, imperturbablement ; suivaient. J’observai aussi l’autre route, celle de l’Ouest : les huit cigognes qui avaient emprunté la voie de l’Espagne, du Maroc… La plupart d’entre elles avaient déjà dépassé le détroit de Gibraltar et volaient en direction du Sahara.
L’orage grondait toujours. Je m’allongeai sur mon lit, coupai la lumière et allumai la veilleuse. Alors seulement, j’ouvris le cahier de Rajko.
C’était un véritable hymne à la cigogne. Rajko notait tout : les passages des oiseaux, le nombre de nids, de petits, d’accidents… Il dressait des moyennes, s’efforçait de mettre en valeur des systèmes. Son carnet était criblé de colonnes, d’arabesques chiffrées, qui n’auraient pas déplu à Max Bôhm. Il notait aussi, en marge, ses commentaires, dans un anglais maladroit. Des réflexions sérieuses, amicales, humoristiques. Il avait donné des surnoms aux couples qui nichaient à Sliven, livrant leur explication dans un index. Je découvris ainsi les « Cendres d’argent », qui nichaient sur un tapis de mousse ; les « Becs de charme », dont le mâle avait un bec asymétrique ; les « Printemps pourpre », qui s’étaient installés lors d’un crépuscule rougeoyant.
Rajko ponctuait également ses observations de schémas techniques, d’études anatomiques. D’autres croquis détaillaient les différents modèles de bagues : français, allemand, hollandais et, bien sûr, ceux de Bôhm. À côté de chaque dessin, Rajko avait inscrit la date et le lieu d’observation. Un détail me frappa : les cigognes dotées de deux bagues portaient deux modèles différents. La bague indiquant la date de leur naissance était fine et d’un seul tenant. Celle que Bôhm avait placée ensuite était plus épaisse, et semblait s’ouvrir comme une tenaille. Je partis chercher les photographies et observai les pattes des volatiles. Rajko avait vu juste. Il ne s’agissait pas des mêmes bagues. Je méditai sur ce détail. Les inscriptions des anneaux étaient en revanche identiques : date et lieu de la pose, rien de plus.
Dehors, la pluie s’était enfin déclarée. J’ouvris les fenêtres et laissai entrer ces grands soupirs de fraîcheur. Sofia, au loin, étendait ses lumières, comme une galaxie perdue dans une tempête d’argent. Je revins à ma lecture.
Les dernières pages étaient consacrées aux cigognes de 1991. C’était l’ultime printemps de Rajko. Au fil des mois de février et de mars, Rajko avait remarqué, comme Joro, que les cigognes de Bôhm ne revenaient pas. Comme Joro, il avait supposé que cette absence tenait au fait que ces oiseaux avaient été blessés ou malades. Rajko n’avait rien de plus à me dire. Je suivis ses dernières journées au fil de son journal. Au 22 avril, la page était blanche.
— Le nomadisme des Tsiganes, au fil de l’histoire, apparaît plutôt comme une conséquence des persécutions, du racisme inlassable des Gadjé.
A six heures du matin, dans l’aube filandreuse de la campagne bulgare, Marcel discourait déjà, pendant que je conduisais.
— Les Tsiganes restés voyageurs sont les plus pauvres, les plus malheureux. À chaque printemps, ils prennent la route, rêvant d’une maison vaste et chauffée. Parallèlement, et c’est là tout le paradoxe, ce nomadisme reste ancré dans la culture tsigane. Même les Roms sédentaires continuent, ponctuellement, à voyager. C’est ainsi que les hommes rencontrent leurs épouses, que les familles s’associent. Cette tradition transcende le déplacement physique. C’est un état d’esprit, un mode de vie. La maison d’un Rom est toujours conçue comme une tente : une grande pièce, élément essentiel de la vie communautaire, où les aménagements, les ornements, les objets rappellent la décoration d’une roulotte.
A l’arrière, Yeta dormait. Nous étions le 31 août. Plus que seize heures à passer en Bulgarie. Je tenais à retourner à Sliven, pour interroger de nouveau Marin et consulter les journaux locaux des 23 et 24 avril 1991. Si la police avait classé l’affaire, peut-être les journalistes avaient-ils, sur l’instant, découvert quelques détails. Je ne croyais pas tellement à ces coups d’épingle, mais ces démarches allaient m’occuper jusqu’à mon entrevue avec le Dr Djuric, en fin d’après-midi. Par ailleurs, je voulais cueillir les cigognes à leur réveil, le long de la grande plaine.
Notre visite aux journaux ne m’apprit rien. Les articles évoquant l’affaire Rajko ne constituaient qu’un torrent de propos racistes. Markus Lasarevitch avait raison : la mort de Rajko avait frappé les esprits.
L’Atkitno soutenait la thèse du règlement de comptes entre Roms. Selon l’article, deux clans de Tsiganes cueilleurs s’étaient affrontés pour un terrain. Le texte s’achevait en forme de réquisitoire contre les Roms, rappelant plusieurs scandales qui avaient secoué Sliven ces derniers mois, et où les Tsiganes jouaient un rôle central. Le crime de Rajko était donc une apothéose. On ne pouvait laisser les forêts devenir des territoires de guerre, dangereux pour les paysans bulgares, et surtout pour leurs enfants qui s’y promenaient. Marcel, tout en traduisant l’article, voyait rouge.
Le Koutba, principal journal de l’UDF — le parti de l’opposition —, exploitait plutôt le filon de la superstition. L’article insistait sur l’absence d’indices. Et déroulait une sarabande de suppositions fondées sur la magie, la sorcellerie. Ainsi, Rajko avait sans doute commis une « faute ». Pour le punir, son cœur avait été arraché puis offert à la cruauté de quelque rapace. L’article concluait par une mise en garde, aux accents apocalyptiques, adressée aux habitants de Sliven contre les Tsiganes, véritable vermine diabolique.
Quant à L’Union des chasseurs, l’article, assez bref, se contentait de dresser un historique de la cruauté des Roms. Maisons incendiées, crimes, vols, bagarres et autres brigandages étaient décrits sur un ton indifférent, jusqu’à l’affirmation du cannibalisme des Tsiganes. Pour étayer cela, le rédacteur invoquait un fait divers survenu en Hongrie, au XIXe siècle, où des Tsiganes avaient été accusés d’anthropophagie.
— Ce qu’ils ne disent pas, tonna Marcel, c’est que les Roms furent lavés de ces accusations. Trop tard, d’ailleurs, puisque plus de cent Tsiganes avaient été lynchés au fond des marécages.
C’en était trop. Minaôs se mit à rugir dans la vieille imprimerie. Il appela à cor et à cri le rédacteur en chef, commença à faire voler des liasses de papier, renversa l’encre, secoua le vieil homme qui nous avait permis de consulter les archives. Je parvins à raisonner Marcel. Nous sortîmes. Yeta trottinait derrière nous, ne comprenant rien.
À proximité de la gare de Sliven, je repérai une buvette en préfabriqué et proposai un café turc. Durant une demi-heure, Marcel bougonna en romani puis, enfin, se calma. Derrière nous, des Tsiganes grignotaient des amandes, dans un silence de fauves. Minaôs ne put résister. Il leur adressa la parole, dans son romani des grands jours. Les Roms sourirent, puis répondirent. Bientôt, Marcel éclata de rire. Sa belle humeur perçait de nouveau. Il était dix heures. Je proposai à mon compagnon de changer d’horizon et de battre la campagne, en quête de cigognes. Marcel accepta avec entrain. Je commençais à mieux comprendre sa personnalité : Minaôs était un nomade, dans l’espace mais aussi dans le temps. Il vivait exclusivement dans le présent. D’un instant à l’autre, la différence dans son esprit était nette, radicale.
Nous traversâmes d’abord des vignobles. Des cohortes de Romnis cueillaient le raisin, courbées sur les plantations tortueuses. Les lourds parfums du fruit flottaient dans l’air. À notre passage, les femmes se levaient et nous saluaient. Toujours les mêmes visages, sombres et mats. Toujours les mêmes hardes, vives et colorées. Certaines d’entre elles avaient les ongles vernis, d’un rouge écarlate. Puis ce fut l’immense plaine, déserte, où se dressait de temps à autre un arbre en fleur. Mais, le plus souvent, seules des traînées marécageuses se découpaient, noires et brillantes, parmi les herbes vives.
Soudain, une longue crête blanchâtre se découpa sur le paysage. « Les voilà », murmurai-je. Marcel prit mes jumelles et les braqua en direction du groupe. Aussitôt il ordonna : « Prends cette route », en indiquant un sentier sur la droite. Je braquai dans les sillons boueux.
Nous roulâmes lentement vers les cigognes. Plusieurs centaines se tenaient là. Engourdies, silencieuses, droites sur une patte. « Eteins le moteur », chuchota Marcel. Nous sortîmes, avançâmes. Quelques oiseaux frémirent, battirent des ailes, puis s’envolèrent. Nous stoppâmes. Trente secondes. Une minute. Les oiseaux reprirent leur rythme, picorant la terre, avançant de leur démarche délicate. Nous fîmes de nouveau quelques pas. Les volatiles étaient à trente mètres. Marcel dit : « Arrêtons-nous. Nous ne pourrons faire mieux. »Je repris mes jumelles et observai les cigognes : aucune n’était baguée.
La matinée s’acheva dans la clairière de Marin. Les Roms furent plus accueillants. J’appris le nom des femmes : Sultana, la femme de Marin, géante au chandail tournesol, Zainepo, au nez brisé, femme de Mermet, Katio, mains sur les hanches, tignasse rousse, épouse de Costa. Mariana, la veuve de Rajko, dorlotait Denke, son nourrisson de trois mois. Le soleil s’était levé. Une effervescence montait des herbages, orchestrée parle tourbillon des insectes.
— Je voudrais parler avec celui qui a découvert le corps, dis-je enfin.
Marcel grimaça. Pourtant, il traduisit ma requête. Marin, à son tour, me toisa avec dégoût et appela Cermet. C’était un colosse à peau brune, au visage aigu, enfoui sous des mèches luisantes. Le Rom n’avait aucune envie de bavarder. Il arracha une brindille puis se mit à la mâchonner, l’air absent, en susurrant quelques mots.
— Il n’y a rien à dire, traduisit Marcel. Mermet a découvert Rajko dans les bois. Toute la famille battait la campagne, à sa recherche. Mermet s’est aventuré dans un coin où personne ne va jamais. On dit qu’il y a des ours. Et il a trouvé le corps.
— Où exactement ? Dans des taillis ? Une clairière ?
Marcel traduisit ma question. Mermet répondit. Minaôs reprit la parole :
— Dans une clairière. L’herbe était très courte, comme aplatie.
— Sur cette herbe, il n’y avait aucune trace ?
— Aucune.
— Et aux alentours, pas de marques ? De pas ? De pneus ?
— Non. La clairière est loin dans la forêt. Pas d’accès pour une voiture.
— Et le corps ? continuai-je. Comment était le corps ? Rajko semblait s’être débattu ?
— Difficile à dire, répondit Marcel après avoir écouté Mermet. Il était allongé, les bras le long du torse. Sa peau était tailladée en tout sens. Ses entrailles jaillissaient d’une fente brunâtre, qui commençait ici l’Mermet se frappait le cœur). C’est son visage qui était bizarre. Il semblait coupé en deux. Des yeux grands ouverts. Tout blancs. Pleins de peur. Et puis une bouche fermée, apaisée, aux lèvres calmes.
— C’est tout ? Rien d’autre de frappant ?
— Non.
Mermet se tut quelques secondes, mâchouillant toujours son brin d’herbe, avant d’ajouter :
— La veille, il devait y avoir eu une sacrée tempête. Parce que, dans ce coin-là, tous les arbres étaient couchés, les feuillages aux quatre cents coups.
— Dernière question : Rajko ne t’avait parlé de rien, d’une découverte qu’il aurait effectuée ? Il ne semblait pas redouter quelque chose ?
Mermet, par la voix de Marcel, eut le mot de la fin :
— Personne ne l’avait vu depuis deux mois.
Je notai ces détails dans mon carnet, puis remerciai Mermet. Il hocha la tête, légèrement. Il avait l’air d’un loup à qui l’on propose une assiette de lait. Nous revînmes au campement. Les enfants insistèrent pour diffuser sur le lecteur de la voiture quelques-unes de leurs cassettes. En un éclair, la Volkswagen, portières ouvertes, se métamorphosa en un orchestre tsigane, où clarinette, accordéon et tambours se livraient à une course trépidante. J’étais plutôt surpris. Comme tout le monde, je pensais que la musique tsigane était tissée de violons et de langueurs. Cette stridence avait plutôt le caractère obsédant d’une danse de derviches.
Sultana nous offrit du café turc : un jus amer qui flottait sur du marc. Je goûtai le breuvage du bout des lèvres. Marcel le but par petites lampées, en connaisseur, discutant vivement avec la femme-tournesol. Il me sembla qu’il parlait du café, de recettes, de méthodes. Ensuite, il renversa sa tasse et attendit quelques minutes. Enfin, il en scruta le fond d’un œil expert puis le commenta, aidé de Sultans. Je compris qu’ils s’entretenaient de la meilleure façon de lire dans le marc.
Quant à moi, je lançais des sourires, un peu au hasard, l’esprit agité. Pour Marin et les autres, la mort de Rajko appartenait au passé (Marcel m’avait expliqué qu’au bout d’une année, le nom du mort est libéré : on peut alors le donner à un nouveau-né, organiser un banquet et dormir en paix, car désormais l’esprit du disparu cesse de tourmenter les rêves de ses frères). Pour moi, au contraire, cette disparition pulvérisait le présent. Et sans doute plus encore le futur.
À quatorze heures, les nuages étaient de retour. Il fallait partir pour cueillir Milan Djuric en fin d’après-midi, à Sofia. Nous saluâmes la kumpania et partîmes sous les sourires et les embrassades.
Sur la route, nous croisâmes les faubourgs de Sliven. Des bidonvilles poussiéreux, traversés par des sentiers de terre, où gisaient çà et là des cadavres de voitures. Je ralentis. « J’ai beaucoup d’amis ici, dit Marcel. Mais je préfère t’épargner cela. Allons. » Sur le bord de l’asphalte, des enfants saluèrent notre passage :
« Gadjé, Gadjé, Gadjé ! » Ils marchaient pieds nus. Leurs visages étaient sales et des croûtes de crasse saillaient dans leurs cheveux. J’accélérai. Au bout d’un moment, je rompis le silence :
— Marcel, dis-moi une chose : pourquoi les enfants roms sont-ils si sales ?
— Ce n’est pas de la négligence, Louis. C’est une vieille tradition. Selon les Roms, un enfant est si beau qu’il peut attirer la jalousie des adultes, toujours prêts à jeter le mauvais œil. Alors on ne les lave jamais. C’est une sorte de déguisement. Pour masquer leur beauté et leur pureté aux yeux des autres.
Durant le retour, Marcel me parla de Milan Djuric.
— C’est un drôle de type, dit-il. Un Tsigane solitaire. Personne ne sait d’où il vient exactement. Il parle parfaitement le français. On dit qu’il a suivi ses études de médecine à Paris. Il est apparu dans les Balkans dans les années soixante-dix. Depuis cette époque, Djuric sillonne la Bulgarie, la Yougoslavie, la Roumanie, l’Albanie et donne des consultations gratuites. Il soigne les Roms avec les moyens du bord. Il allie la médecine moderne aux connaissances botaniques des Tsiganes. Il a sauvé ainsi plusieurs femmes de graves hémorragies. Elles avaient été stérilisées en Hongrie ou en Tchécoslovaquie. Pourtant, Djuric a été accusé de pratiquer des avortements clandestins. Il a même été condamné à deux reprises, je crois. Purs mensonges. Aussitôt sorti de prison, Djuric a repris ses tournées. Dans le monde des Roms, Djuric est une célébrité, presque un mythe. On lui prête des pouvoirs magiques. Je te conseille d’aller le voir seul. Peut-être parlera-t-il à un Gadjo. Deux, ce serait trop.
Une heure plus tard, vers dix-huit heures, nous parvenions aux abords de Sofia. Nous traversâmes d’abord des quartiers délabrés, bordés de tranchées profondes, puis longeâmes des terrains vagues où des Tsiganes campaient et s’acharnaient à vivre. Leurs tentes détrempées semblaient près de s’engloutir dans les alluvions. Image dérisoire : des fillettes romnis, portant de larges pantalons d’étoffe, à l’orientale, suspendaient du linge dans cette apocalypse de pluie et de boue. Regards écorchés. Sourires furtifs. Une nouvelle fois, la beauté et l’orgueil du peuple rom me frappaient au cœur.
Je pris le boulevard Lénine et déposai Marcel et Yeta place Naradno-Sabranie. Le couple possédait un deux pièces à proximité. Marcel voulut m’expliquer où habitait Milan Djuric. Il sortit un vieux calepin et commença à noircir une page entière de schémas, ajoutant des inscriptions cyrilliques. « Tu ne peux pas te tromper », dit-il en m’abreuvant de noms de rues, de détours, de détails inutiles. Enfin il inscrivit l’adresse exacte de, Djuric, en caractères latins. Marcel et Yeta tenaient à m’accompagner à la gare. Nous nous donnâmes rendez-vous à vingt heures, ici même.
Je regagnai le Sheraton, bouclai mon sac et réglai la note, en plusieurs liasses épaisses de leva. Je m’enquis d’éventuels messages. À dix-huit heures trente, je roulais de nouveau dans les rues de Sofia la douce.
J’empruntai, encore une fois, le boulevard Rouski, puis tournai à gauche pour rejoindre l’avenue du Général-Vladimir-Zaïmov. Les enseignes lumineuses serpentaient dans les flaques. Je parvins au sommet d’une colline. En contrebas, s’étendait une véritable forêt. « Tu traverses le parc », avait dit Marcel. Je parcourus ainsi plusieurs kilomètres, dans des bois inextricables. Je découvris des cités tristes, le long d’un boulevard grisâtre. Je repérai enfin ma rue. Je tournai, hésitai, claquant mon châssis sur la chaussée défoncée, puis sillonnai en long et en large des immeubles anonymes. Le docteur habitait le bâtiment 3 C. Nulle part je ne trouvai le chiffre. Je montrai mon carnet à des enfants roms qui jouaient sous la pluie. Ils m’indiquèrent l’immeuble, situé juste en face de moi, en éclatant de rire.
A l’intérieur, la chaleur redoubla. Des odeurs de friture, de chou et d’ordures saturaient l’atmosphère. Au fond, deux hommes trituraient la porte de l’ascenseur. Des colosses en sueur, dont les muscles luisaient sous la lueur crue d’une lampe électrique. « Dr Djuric ? », demandai-je. Ils m’indiquèrent le chiffre 2. Je montai d’un bond les étages et vis la plaque du médecin. Un vacarme d’enfer battait derrière la porte. Je sonnai. Plusieurs fois. On vint m’ouvrir. La musique me bondit aux tympans. Une femme, très ronde et très brune, se tenait devant moi. Je répétai mon nom et celui de Djuric. Elle finit par me laisser entrer puis m’abandonna dans un couloir exigu, parmi de forts effluves d’ail et une armée de chaussures. J’ôtai mes Dockside et attendis, le visage baigné de sueur.
Des portes claquèrent, le bruit s’intensifia puis s’éloigna. Au bout de quelques secondes, je reconnus, parmi le brouhaha des voix, la musique que Marin et sa smala avaient écoutée dans ma voiture, les mêmes trépidations, la même folie torsadée de clarinette et d’accordéon. Ici, des accents de voix entraient dans la lutte. Une voix de femme — rauque et déchirante.
— Jolie voix, n’est-ce pas ?
Je plissai les yeux en direction de l’ombre. Au bout du couloir, un homme se tenait immobile : le Dr Milan Djuric. Fidèle à ses rêveries, Marcel ne m’avait pas dit le principal : Milan Djuric était un nain. Un nain non pas minuscule (il devait mesurer un mètre cinquante) mais arborant certains traits caractéristiques de son infirmité. Sa tête semblait énorme, son torse massif, et ses jambes arquées se découpaient dans l’ombre comme des tenailles. Je ne voyais pas son visage. Djuric reprit, d’une voix grave, dans un français impeccable ;
— C’est Esma. La diva des Roms. En Albanie, les premières émeutes ont commencé avec ses concerts. Qui êtes-vous, monsieur ?
— Je m’appelle Louis Antioche, répondis-je. Je suis français. Je viens sur les conseils de Marcel Minaôs. Pouvez-vous m’accorder quelques minutes ?
— Suivez-moi.
Le docteur tourna les talons et disparut sur la droite. Je lui emboîtai le pas. Nous croisâmes un salon où beuglait la télévision. À l’écran, une femme rousse et énorme, déguisée en paysanne, tournait et chantait comme une toupie blanc et rouge, accompagnée d’un vieil accordéoniste en tenue de moujik. Le spectacle était plutôt consternant, mais la musique splendide. Dans la pièce, des Roms braillaient plus fort encore. Ils buvaient, mangeaient, à grand renfort de gestes et d’éclats de rire. Les femmes portaient des boucles d’oreilles aux reflets graves et de longues nattes très noires. Les hommes étaient coiffés de petits chapeaux de feutre.
Nous pénétrâmes dans le bureau de Djuric. Il ferma ‘la porte, fit coulisser un lourd rideau, qui atténua le bruit de la musique. J’embrassai la pièce d’un regard. La moquette était râpée, les meubles paraissaient en carton. Dans un coin, se tenait un lit bardé de fer et de sangles. À côté, sur des étagères de verre, des instruments de chirurgie rouillés étaient disposés. Un court instant, j’eus l’impression de pénétrer chez un avorteur clandestin ou quelque rebouteux. Aussitôt, j’eus honte de cette pensée. Djuric avait été plusieurs fois emprisonné à cause de ce genre de préjugés. Milan Djuric était simplement un médecin rom, qui soignait d’autres Roms.
— Asseyez-vous, dit-il.
Je choisis un fauteuil rouge, aux accoudoirs craquelés. Djuric resta debout un instant, planté devant moi. J’eus tout le loisir de l’observer. Son visage était fascinant. C’était une belle figure d’écorce, aux traits souples et réguliers. Des yeux verts saillaient, encadrés par de grosses lunettes d’écaille. Djuric était un homme d’une quarantaine d’années, prématurément vieilli. On pouvait suivre, creusé dans sa peau sombre, le cours de ses rides et ses cheveux, très épais, étaient d’un gris métallique. Pourtant, certains détails trahissaient en lui une force, un dynamisme inattendus. Ses bras musclés tendaient le tissu de sa chemise et, à y regarder de plus près, la partie supérieure de son corps était de dimension normale. Milan Djuric alla s’asseoir derrière son bureau. Dehors, la pluie redoublait. Je commençai par féliciter le médecin pour la qualité de son français.
— J’ai suivi mes études à Paris. À la Faculté, rue des Saints-Pères.
Il se tut, puis reprit aussitôt :
— Trêve de courtoisies, monsieur Antioche. Que voulez-vous ?
— Je suis venu vous parler de Rajko Nicolitch, le Tsigane qui a été tué en avril dernier, dans la forêt de Sliven. Je sais que vous avez réalisé l’autopsie. J’aimerais vous poser quelques questions.
— Vous êtes de la police française ?
— Non. Mais cette disparition entretient peut-être une relation avec une enquête que je mène actuellement. Rien ne vous oblige à me répondre. Mais laissez-moi vous raconter mon histoire. Vous jugerez par vous-même si ma démarche mérite quelque attention.
— Je vous écoute.
Je lui racontai mon aventure : la mission originale que Max Bôhm m’avait confiée, la mort de l’ornithologue, les mystères qui entouraient son passé, les détails étranges qui ponctuaient ma route : les deux Bulgares enquêtant également sur les cigognes, la présence récurrente de Monde Unique…
Tout au long de mon discours, le nain ne cilla pas. Il demanda enfin :
— Où est le rapport avec la mort de Rajko ?
— Rajko était ornithologue. Il guettait le passage des cigognes. Je suis convaincu que ces oiseaux abritent un secret. Un secret que Rajko, à force d’observations, avait peut-être découvert. Un secret qui lui a peut-être coûté la vie. Je me doute, docteur Djuric, que mes présomptions doivent vous sembler vaines. Mais vous avez réalisé l’autopsie du corps. Vous pouvez m’apporter de nouvelles précisions. En dix jours, j’ai parcouru trois mille kilomètres. Il m’en reste environ dix mille à couvrir. Ce soir, à onze heures, je serai dans le train d’Istanbul. Vous seul, à Sofia, pouvez encore m’apprendre quelque chose.
Djuric me fixa quelques instants, sortit un paquet de cigarettes. Après m’en avoir proposé une (que je refusai), il alluma la sienne, à l’aide d’un gros briquet chromé qui dégageait une forte odeur d’essence. Un flot de fumée bleue nous sépara un instant, puis il demanda simplement, sur un ton neutre :
— Est-ce bien tout ?
Je sentis la colère monter dans ma gorge.
— Non, docteur Djuric. Il existe dans cette affaire une autre coïncidence, qui s’articule mal avec les oiseaux, mais qui n’en est pas moins troublante : Max Bôhm était un transplanté cardiaque. Un transplanté sans dossier médical ni archive.
— Nous y voilà, dit Djuric, déposant sa cendre dans une large coupe. On vous a sans doute parlé du vol du cœur de Rajko, et vous en avez déduit qu’il y avait là un trafic d’organes ou je ne sais quoi.
— Eh bien…
— Balivernes. Écoutez-moi, monsieur Antioche. Je ne tiens pas à vous aider. Jamais je n’aiderai un Gadjo. Mais certaines explications vont libérer ma conscience. (Djuric ouvrit un tiroir et posa sur son bureau quelques feuillets agrafés.) Voici le rapport d’autopsie que j’ai rédigé le 23 avril 1991, dans le gymnase de Sliven, après quatre heures de travail et d’observations sur le corps de Rajko Nicolitch. À mon âge, des souvenirs tels que ceux-là comptent double. Je me suis efforcé de rédiger ce rapport en bulgare. J’aurais pu tout aussi bien l’écrire en romani. Ou en espéranto. Personne ne l’a jamais lu. Vous ne comprenez pas le bulgare n’est-ce pas ? Je vais donc vous faire un résumé.
Il saisit les feuilles, ôta ses lunettes. Ses yeux, comme par enchantement, se réduisirent de moitié.
— D’abord, situons le contexte. Le 23 avril au matin, je réalisais une tournée de routine dans le ghetto de Sliven. Costa et Mermet Nicolitch, deux cueilleurs que je connais bien, sont venus me chercher. Ils venaient de découvrir le corps de Rajko et ils étaient persuadés que leur cousin avait été attaqué par un ours. Lorsque j’ai vu le corps, dans la clairière, j’ai compris qu’il n’en était rien. Les blessures atroces qui couvraient le corps de Rajko étaient de deux types distincts. Il y avait bien des morsures d’animaux, mais elles étaient postérieures à d’autres plaies, effectuées à l’aide d’instruments chirurgicaux. Par ailleurs, il y avait trop peu de sang aux alentours. Compte tenu des blessures, Rajko aurait dû baigner dans des flots d’hémoglobine. Ce n’était pas le cas. Enfin, le corps était nu et je doute qu’une bête sauvage prenne la peine de déshabiller sa victime. J’ai demandé aux Nicolitch de transporter le corps jusqu’à Sliven, pour procéder à l’autopsie. Nous avons cherché un hôpital. En pure perte. Nous avons donc échoué dans le gymnase où j’ai pu travailler, et finalement retracer dans ses grandes lignes les dernières heures de Rajko. Écoutez plutôt :
« Extraits du rapport d’autopsie du 23/4/91 :
« Sujet : Rajko Nicolitch, sexe masculin. Nu. Né aux environs de 1963, Iskenderum, Turquie. Mort probable le 22/4/91, dans la forêt dite aux Eaux-Claires, près de Sliven, Bulgarie, entre vingt et vingt-trois heures, des suites d’une profonde blessure dans la région du cœur. »
Djuric leva ses yeux, puis commenta : « Je passe sur la présentation générale du sujet. Écoutez la description des plaies » :
— « Partie supérieure du corps. Visage intact, sauf signe de bâillon autour des lèvres. Langue sectionnée (la victime l’a probablement mordue au point de la couper net). Pas de signes visibles d’ecchymoses sur la nuque. L’examen de la face antérieure du thorax révèle une plaie longitudinale, rectiligne, partant des clavicules et rejoignant l’ombilic. C’est une incision parfaite, réalisée avec un instrument tranchant, de type chirurgical — peut-être un bistouri électrique, car les bords de la plaie sont peu hémorragiques. Nous relevons également de multiples lacérations, effectuées avec un autre instrument tranchant, sur le cou, la face antérieure du thorax, les bras. Amputation subtotale du bras droit, au niveau de l’épaule. Nombreuses traces de griffes, au bord de la plaie thoraco-abdominale. À priori griffes d’ours, de lynx. Multiples morsures : sur le torse, les épaules, les flancs, les bras. Nous comptons environ vingt-cinq ovales, qui portent toutes en périphérie des marques de dents, mais la chair est trop déchiquetée pour en prendre des empreintes. Dos intact. Marques de liens aux épaules et aux poignets. »
Djuric s’arrêta, tira une autre bouffée, puis reprit :
— « L’examen de la moitié supérieure de la cavité thoracique révèle l’absence du cœur. Les artères et veines attenantes ont été sectionnées avec précaution, le plus à distance possible de l’organe prélevé — méthode classique pour éviter tout traumatisme du cœur. D’autres organes sont mutilés : poumons, foie, estomac, vésicule biliaire. Ils sont à moitié dévorés, sans doute par les bêtes sauvages. Les lambeaux de fibres organiques séchées, retrouvés à l’intérieur et à l’extérieur du corps, ne permettent aucun relevé d’empreintes. Aucun signe d’hémorragie dans la cavité thoracique.
« Partie inférieure du corps. Plaies profondes dans la région de l’aine droite, avec mise à nu de l’artère fémorale. Multiples lacérations sur la verge, les organes génitaux et le haut des cuisses. L’instrument tranchant semble avoir agacé cette région avec insistance. Le sexe ne tient plus que par quelques attaches tissulaires. Nombreuses traces de griffes sur les cuisses. Marques de morsures animales sur les deux jambes. Face interne de la cuisse droite déchiquetée à coups de dents. Marques de liens sur les cuisses, les genoux, les chevilles. »
Djuric leva les yeux et dit :
— Voilà pour l’examen post-mortem, monsieur Antioche. J’ai effectué quelques tests toxicologiques puis rendu le corps à la famille, dûment nettoyé. J’en savais assez sur la mort d’un Rom, qui ne déclencherait, de toute façon, aucune enquête.
J’avais froid sur tout le corps, le souffle me parvenait en saccades. Djuric remit ses lunettes et alluma une autre cigarette. Son visage tortueux jouait les danseuses à travers la fumée.
— Voilà, selon moi, ce qui s’est passé : on a attaqué Rajko dans la soirée du 22 avril, en pleine forêt. On l’a attaché puis réduit au silence. Ensuite on a pratiqué une longue incision sur son thorax. Le prélèvement du cœur a été effectué de manière parfaite, par un chirurgien de métier. Je dirais que c’était la phase I du meurtre. Rajko est mort durant cette étape — aucun doute là-dessus. À ce stade, tout s’est passé très calmement. Professionnellement. Le meurtrier a ôté l’organe avec patience et brio. Ensuite, tout s’est précipité. Le meurtrier (ou un autre, muni d’un instrument chirurgical) s’est acharné sur le cadavre, striant la chair de part en part, s’attardant sur la région du pubis, fourrageant avec sa lame, allant et venant sur la verge comme avec une scie. C’était la phase II du carnage. Enfin il y a eu les bêtes de la forêt, qui ont fini le travail. De ce point de vue, le corps est en relatif bon état, compte tenu de sa nuit passée parmi des prédateurs. J’explique ce fait par le badigeon aseptisé, que le ou les meurtriers ont répandu sur le thorax avant l’opération. L’odeur a sans doute tenu à distance les animaux pendant plusieurs heures.
« Tel est le résumé des faits, monsieur Antioche. Sur la question des lieux du crime, je dirais que tout s’est passé à l’endroit où le corps a été retrouvé, sur une bâche ou quelque chose de ce genre. L’absence de traces autour de la clairière confirme cette hypothèse. Inutile de vous signaler qu’il s’agit du crime le plus atroce que j’aie jamais vu. J’ai dit la vérité aux Nicolitch. Il fallait qu’ils sachent. Cette atrocité s’est ensuite répandue comme une traînée de sang à travers le pays, aboutissant aux racontars que vous avez dû lire dans la presse locale. Pour ma part, je n’ai pas de commentaire à faire. Je cherche simplement à oublier ce cauchemar. »
Un bruit de porte. De nouveau les voix tsiganes, le brouhaha torsadé, les effluves d’ail. La femme turquoise entra, munie d’un plateau chargé d’une bouteille de vodka et de sodas. Ses boucles d’oreilles tintèrent lourdement quand elle posa le plateau sur un guéridon, à proximité de mon fauteuil. Je refusai l’alcool. Elle me servit un liquide jaunâtre, qui avait la couleur de l’urine. Djuric se remplit un petit verre de vodka. Ma gorge était sèche comme un pare-feu. Je bus d’un trait la boisson gazeuse. J’attendis que la femme referme la porte pour dire :
— Malgré la barbarie du crime, vous convenez qu’il pourrait s’agir d’une opération chirurgicale visant à prélever le cœur de Rajko ?
— Oui et non. Oui, parce que la technique chirurgicale et une relative asepsie semblent avoir été respectées. Non, parce que certains détails ne collent pas. Tout s’est passé en forêt. Or, l’ablation d’un cœur exige des conditions d’antisepsie d’une extrême rigueur. Impossibles à respecter en pleine nature. Mais surtout, il aurait fallu que le « patient » soit sous anesthésie. Or, Rajko était conscient.
— Que voulez-vous dire ?
— J’ai procédé à une prise de sang. Aucune trace de sédatif. La sternotomie a été pratiquée à vif. Rajko est mort de souffrance.
Je sentis la sueur couler au creux de mon échine. Les yeux de Djuric, comme à fleur de tête, me fixaient de derrière les lunettes. Il semblait savourer les effets de sa dernière phrase.
— Je vous en prie, docteur. Expliquez-vous.
— Hormis l’absence de produits anesthésiants dans le sang, des signes ne trompent pas. J’ai parlé des traces de liens aux épaules, aux poignets, sur les cuisses, aux chevilles. Il s’agissait de sangles ou de courroies en caoutchouc. Si serrées qu’elles ont entaillé les chairs, à mesure que le corps se tordait de douleur. Le bâillon aussi était particulier. C’était un adhésif très puissant. Lorsque j’ai effectué l’autopsie, dix-huit heures environ après la mort de Rajko, sa barbe avait déjà repoussé (le système pileux continue à croître pendant environ trois jours après le décès). Sauf autour des lèvres, qui sont restées imberbes. Pourquoi ? Parce que, en arrachant l’adhésif, les meurtriers ont brutalement épilé cette partie du visage. Le corps a donc été réduit à une immobilité parfaite et à un silence total. Comme si les assassins avaient voulu jouir de cette souffrance à mains nues, fouiller à leur aise dans les chairs palpitantes. Enfin, je pourrais vous parler de la bouche de Rajko. Le Rom, à force de douleur, s’est mordu la langue au point de la trancher net. Il s’est étouffé avec ces lambeaux et le sang qui jaillissait dans sa gorge obstruée. Voilà la vérité, monsieur Antioche. Cette opération est une aberration, une monstruosité, qui a seulement pu naître dans des cerveaux malades, ivres de folie ou de racisme.
J’insistai :
— Le fait que le donneur ait été conscient rend-il le cœur inutilisable ? Je veux dire : les spasmes de la souffrance ont-ils pu anéantir les fonctions de l’organe ?
— Vous êtes tenace, Antioche. Mais paradoxalement, non. La douleur, même extrême, n’abîme pas le cœur. Dans ce cas, l’organe bat très vite, s’affole et n’irrigue plus le corps. Il demeure pourtant en bon état. Ici, hormis le sadisme de l’acte, c’est l’absurdité technique qui est incompréhensible. Pourquoi opérer un corps vibrant, tressautant, lorsqu’une anesthésie apporte l’immobilité requise ?
Je changeai de direction :
— Pensez-vous qu’un tel crime ait pu être effectué par un Bulgare ?
— Aucune chance.
— Et l’hypothèse d’un règlement de comptes entre Roms, comme je l’ai lu dans les journaux ?
Djuric haussa les épaules. La fumée voyageait entre nous.
— Ridicule. Beaucoup trop raffiné pour des Roms. Dans toute la Bulgarie, je suis leur seul docteur. Par ailleurs, il n’y a aucun mobile. Je connaissais Rajko. Il vivait en toute pureté.
— Pureté ?
— Il vivait « à la rom ». De l’exacte façon dont doit vivre un Rom. Dans notre culture, l’existence quotidienne est régentée par un ensemble de lois, un code d’attitudes très strict. Dans ce réseau de règles et d’interdits, la pureté est une notion centrale. Rajko était fidèle à nos lois.
— Il n’y avait donc aucune raison de tuer Rajko ?
— Aucune.
— Ne pouvait-il avoir découvert quelque chose de dangereux ?
— Qu’aurait-il pu découvrir ? Rajko ne se préoccupait que de plantes et d’oiseaux.
— Justement.
— Vous faites allusion à vos cigognes ? Balivernes. Dans aucun pays on ne tuerait quelqu’un pour quelques oiseaux. Et surtout pas de cette façon.
Djuric avait raison. Cette soudaine violence ne cadrait pas avec les cigognes. Nous étions plutôt dans le registre des photographies de Max Bôhm ou du mystère de son cœur, Le nain se passa la main dans les cheveux. Ses mèches argentées ressemblaient aux cheveux synthétiques d’une poupée. Ses tempes luisaient de sueur. Il vida son verre puis le posa brutalement, en signe de conclusion. Je glissai une dernière question :
— Les équipes de Monde Unique étaient dans la région, au mois d’avril ?
— Je crois.
— Ces hommes disposaient du matériel dont vous parlez.
— Vous faites fausse route, Antioche. Les gens de Monde Unique sont de braves types. Ils ne comprennent rien aux Roms mais ils sont dévoués. N’allez pas promener vos soupçons dans tous les coins. Vous n’y récolterez rien.
— Quel est votre point de vue ?
— Le meurtre de Rajko est une énigme totale. Aucun témoin, aucune trace, aucun mobile. Sans compter la perfection de la technique. Après l’autopsie, j’ai songé au pire. J’ai cru à une machination raciste qui aurait visé particulièrement les Tsiganes. J’ai pensé : Le temps du nazisme est revenu. D’autres crimes vont être commis. Mais non. Depuis le mois d’avril, rien n’est arrivé. Ni ici, ni autre part dans les Balkans. J’en suis soulagé. Et j’ai décidé de passer ce meurtre dans nos pertes et profits.
« Je dois vous paraître cynique. Mais vous n’avez aucune idée du quotidien des Roms. Notre passé, notre présent, notre avenir ne sont que persécutions, manifestations hostiles, négation. J’ai beaucoup voyagé, Antioche. Partout j’ai rencontré la même haine, la même crainte du nomade. Je lutte contre cela. J’allège les souffrances de mon peuple, dans la mesure du possible. Paradoxalement, le fait d’être un infirme m’a donné une terrible force. Dans votre monde, un nain n’est qu’un monstre, qui ploie sous le fardeau de sa différence. Mais moi, j’étais avant tout un Rom. Mon origine a été comme une grâce, une seconde chance, vous comprenez ? Le combat de ma différence s’est renforcé d’une autre cause, bien plus vaste, plus noble. Celle de mon peuple. Alors, laissez-moi suivre ma route. Si des sadiques ont décidé d’étriper leurs victimes — qu’ils s’en prennent désormais aux Gadjés —, je m’en moque.
Je me levai. Djuric se tordit sur son fauteuil pour mettre pied à terre. Il me précéda de sa démarche torse. Dans le couloir, toujours martelé par la musique, je chaussai mes Dockside sans un mot. Au moment de me dire adieu, dans la pénombre étouffante, Djuric m’observa quelques secondes.
— C’est étrange. Votre visage m’est familier. Peut-être ai-je connu quelqu’un de votre famille lorsque j’étais en France ?
— J’en doute. Ma famille n’a jamais vécu en métropole. De plus, mes parents ont disparu quand j’avais six ans. Je ne me connais pas d’autres liens familiaux.
Djuric n’écouta pas ma réponse. Ses yeux globuleux demeuraient fixés sur mon visage, comme le faisceau d’un mirador. Il murmura enfin, en baissant la tête et en se massant la nuque.
— Etrange, cette impression.
J’ouvris la porte pour éviter de lui serrer la main. Djuric conclut.
— Bonne chance, Antioche. Mais tenez-vous-en à votre étude des cigognes. Les hommes ne méritent pas votre attention. Qu’ils soient rom ou gadjé.
A vingt et une heures trente, je pénétrai dans la gare de Sofia, accompagné de Marcel et de Yeta. Il planait ici une sorte de brume, dorée, mouvante, fantasque. Fixée en hauteur, une horloge de métal, en forme de spirale, surplombait le hall immense. Ses aiguilles tournaient par à-coups, au fil des départs et des arrivées. Dessous, c’était la cohue. Des touristes trimbalaient leurs valises en avançant par groupes effarés. Des ouvriers, boueux ou graisseux, arboraient un regard vide. Des mères de famille, enturbannées de fichus colorés, traînaient une marmaille mal fagotée, en short et sandales. Des militaires aux uniformes kaki titubaient et s’esclaffaient, ivres comme des navires. Mais surtout, il y avait les Roms. Sur les bancs, endormis. Sur les quais, massés en groupe. Sur les rails, dégustant des saucisses ou buvant de la vodka. Partout, des femmes aux foulards brodés d’or, des hommes au teint de chêne, des enfants à moitié nus, indifférents aux horaires, aux trains et à tous ceux qui couraient après leur itinéraire, leur rêve ou leur boulot.
Plus discrètement, d’autres détails surgissaient. Des couleurs brillantes, des calots de feutre, des musiques en vrilles, diffusées par des radios, des arachides, vendues à même les quais. La gare de Sofia, c’était déjà l’Orient. Ici commençait le monde foisonnant de Byzance. Celui des hammams, des dômes d’or, des ciselures et des arabesques. Ici commençaient les parfums d’encens et le ventre souple des danseuses. Ici commençaient l’Islam, les minarets dressés et les appels inlassables des muezzins. De Venise, de Belgrade, on passait par Sofia pour rejoindre la Turquie. C’était le grand tournant — le virage décisif de l’Orient-Express.
— Antioche… Antioche… drôle de nom pour une famille française. C’est le nom d’une ville ancienne de Turquie, s’exclama Marcel, tout en me suivant à vive allure.
Je répondis, écoutant à peine ;
— Mes origines sont obscures.
— Antioche… Puisque tu vas en Turquie, fais donc un saut là-bas, près de la frontière syrienne. La ville s’appelle maintenant Antakya. Dans l’Antiquité, c’était une cité immense, la troisième de l’Empire romain, après Rome et Alexandrie ! Aujourd’hui la ville a perdu son éclat, mais il y a certaines choses à voir, très intéressantes…
Je ne répondis pas. Marcel devenait assommant. Je cherchai la voie 18, en direction d’Istanbul. Elle était située aux confins de la gare, au-delà du hall central.
— Il faut que je te donne les clés, dis-je à Marcel. Tu rendras toi-même la voiture.
— Pas de problème, j’en profiterai pour promener Yeta dans Sofia by night !
La voie 18 était déserte. Mon train n’était pas encore là. Nous avions plus d’une heure d’avance. De vieux trains, sur les rails voisins, nous barraient tout horizon. À droite pourtant, derrière des wagons poussiéreux, j’aperçus deux hommes. Ils semblaient marcher dans la même direction que nous, mais ne portaient pas de bagages. Marcel dit : « Nous nous reverrons sans doute à Paris, en octobre, lorsque je viendrai en France. » Puis il adressa la parole à une Romni, qui attendait là, seule, avec son enfant. Je posai mon sac. L’esprit empli par les paroles de Djuric, j’avais hâte de m’installer dans le train — d’être seul pour réfléchir à tout ce que je venais d’apprendre.
Au-delà des wagons endormis, je repérai encore les deux hommes. Le plus grand portait un survêtement bleu sombre, en matière acrylique. Ses cheveux hérissés ressemblaient à des tessons de verre. L’autre était une sorte de colosse courtaud, au masque pâle, rongé par une barbe de trois jours. Deux sales gueules, comme on en trouve dans toutes les gares. Marcel discutait toujours avec la Romni. Enfin il se tourna vers moi et m’expliqua :
— Elle voudrait voyager dans ton compartiment. C’est la première fois qu’elle prend le train. Elle va à Istanbul, rejoindre sa famille…
Je regardai les deux hommes, à moins de cinquante mètres, juste en face de nous, entre l’espace des wagons. Le courtaud s’était retourné. Il semblait chercher quelque chose dans son imper. Une longue traînée de sueur assombrissait son dos. Le grand type gardait fixés sur nous ses yeux fiévreux. Marcel, rigolard, continuait : « Mais attention, tu ne la touches pas avant d’être sorti de Bulgarie ! Tu connais les Roms ! » Le petit pivota. Je dis : « Ne restons pas là. » Je me baissai pour prendre mon sac. Ma main serrait la courroie quand une légère détonation retentit. La seconde d’après, j’étais au sol et me tordais la tête pour hurler « Marcel ! ». Trop tard : son crâne venait de voler en éclats.
Un autre « plop » se fit entendre, sous une pluie de sang. Le cri strident de Yeta déchira l’espace — c’était la première fois que j’entendais sa voix. Une, deux, trois, quatre détonations étouffées retentirent. Je vis Yeta propulsée dans le vide. Un faisceau minuscule, rouge grenat, courait en tous sens. Je pensai « visée laser » et rampai dans le sang qui collait à l’asphalte. Je jetai un coup d’œil à droite — la Romni était crispée sur son enfant, les mains noires de sang. Un coup d’œil à gauche : les tueurs couraient, penchés à mi-corps pour me repérer entre les roues d’acier — l’homme en imper tenait un fusil d’assaut muni d’un silencieux. Je me glissai dans la fosse, à l’opposé des assaillants. Je trébuchai sur le corps de Yeta — des viscères rose et rouge palpitaient entre les plis de sa veste —, puis courus, me heurtant les chevilles sur les rails.
J’atteignis l’extrémité des voies, toujours à l’abri dans la fosse. J’observai le hall. La foule était là, indifférente. La haute horloge marquait 21 h 55. Après avoir scruté les visages proches, je me levai et marchai à travers la foule, jouant des coudes, serrant contre moi mon sac ensanglanté. Enfin j’accédai aux portes de sortie. Nulle trace des tueurs.
Je courus jusqu’au parking et plongeai dans ma voiture. Par chance, j’avais encore les clés. Je démarrai en trombe, glissant et dérapant sur l’asphalte trempé. Je ne savais où aller, mais je fonçai, pied au plancher. Les images explosaient dans mon cerveau : le visage de Marcel partant en débris sanglants, le corps de Yeta basculant sur les rails, la Romni étreignant son enfant. Du rouge, du rouge, du rouge.
Je roulais depuis cinq minutes lorsque des frissons m’électrisèrent la nuque. Sur mes talons, une voiture ne désemparait pas, une berline sombre. J’accélérai, tournai à gauche, puis à droite. La berline était toujours là. Elle roulait tous phares éteints, à une vitesse hallucinante. Un lampadaire éclaira furtivement l’intérieur de la voiture. Les meurtriers apparurent. Le géant au volant, le courtaud ne cachant plus son arme — un fusil trapu, à large canon. Ils portaient des amplificateurs de lumière, vissés sur leur crâne.
Je tournai à gauche, dans une artère longue et déserte, appuyai sur l’accélérateur. La berline m’emboîta le pas. Cramponné au volant, je tentai de rassembler mes pensées. Mon avance ne tenait pas. D’ailleurs, les tueurs profitèrent de la ligne droite pour me serrer, aile contre aile. Les carrosseries se frôlèrent, glissant dans un chuintement humide. Je braquai à droite, si brutalement que la berline continua tout droit. J’atteignis deux cents kilomètres à l’heure. Sur l’avenue, les lampes à sodium tremblaient dans l’orage. Tout à coup je rebondis sur un passage à niveau, mon châssis cogna l’asphalte dans un claquement de métal. De deux voies, l’avenue se réduisait à une.
Mes pleins phares dévoilèrent un nouveau croisement, je me risquai à droite et c’est alors qu’un éclair noir me barra la route : la berline, en travers de la voie. J’entendis les premières balles glisser sur mon capot. La pluie jouait en ma faveur. À la première rue perpendiculaire, je reculai à gauche — le temps de voir la berline filer devant moi —, puis m’engouffrai en face, dans la rue en descente. Je fonçai, perdant de l’élan à mesure que je m’enfonçais dans un imbroglio de rues bossues, de pavillons noirs et de trains endormis. Cette fois je pénétrai dans une zone d’entrepôts, sans lumière. J’éteignis mes phares et quittai la route pour rebondir sur les talus. Je me glissai entre les wagons, cahotant, patinant, jusqu’à stopper le long d’une voie ferrée. J’abandonnai la voiture. La pluie avait cessé. À trois cents mètres, un entrepôt désaffecté se dressait dans l’ombre. À pas de lynx, je rejoignis le bâtiment.
Les vitres étaient béantes, les murs éventrés, des câbles arrachés se tordaient de toutes parts, toute présence humaine avait quitté ces lieux depuis longtemps. Le sol n’était qu’un long roucoulement — un parterre mouvant de plumes et de chiures. Des milliers de pigeons avaient élu domicile ici. Je risquai quelques pas. Ce fut comme si la nuit se brisait — une myriade de corps claquant des ailes et me piaillant aux tympans. Les plumes s’envolèrent, en même temps qu’une odeur âcre. Je me glissai dans un couloir. Des effluves de pétrole et de graisse emplissaient l’air humide. Mes yeux s’adaptaient à l’obscurité. À droite, s’ouvraient une succession, de bureaux aux vitres fracassées. Le sol était jonché de tessons. Je longeai l’enfilade, enjambant des chaises brisées, des armoires renversées, des téléphones en miettes. Un escalier apparut.
Je montai les marches, sous une voûte blanchâtre de déjections d’oiseaux. J’eus l’impression de pénétrer dans le trou du cul d’un pigeon monstrueux. Au premier étage, je découvris une salle immense. Quatre cents mètres carrés absolument vides, ouverts à tous les vents. Seule une rangée de pylônes rectangulaires traversait, à intervalles réguliers, l’espace. Au sol, il y avait encore une infinité de débris de verre, brillant dans la nuit. J’écoutai. Nul bruit, nul souffle. Lentement je traversai la salle, puis atteignis une porte de métal, scellée par de lourdes chaînes. J’étais bloqué mais personne ne viendrait me chercher ici. Je décidai d’attendre le lever du jour. Derrière le dernier pylône, je balayai les tessons et m’installai. Mon corps était brisé, mais je ne ressentais plus aucune peur. Je restai ainsi, accroupi au pied de la colonne, et ne tardai pas à m’endormir.
Les crissements du verre me réveillèrent. J’ouvris les yeux et regardai ma montre : 2 h 45. Les salopards avaient mis plus de quatre heures pour me retrouver. J’entendais leurs pas couiner sur le sol, derrière moi. Ils avaient sans doute repéré ma voiture et cherchaient maintenant ma trace — telles deux bêtes à l’affût. Quelques battements d’ailes résonnèrent. Haut, très haut, on entendait le martèlement de la pluie qui avait repris. Je risquai un coup d’œil. Je ne vis rien. Les deux tueurs n’utilisaient ni torche ni aucune source de lumière — seulement les amplificateurs de lumière. Je frémis soudain : ce type d’équipement est parfois doté d’un détecteur thermique. Si c’était le cas, la chaleur de mon corps allait provoquer une belle ombre rouge derrière le pylône. La porte devant moi était verrouillée. Les tueurs bloquaient l’autre issue.
Les crissements avançaient à une cadence régulière. D’abord une série de pas, une pause — dix à quinze secondes —, puis de nouveau une série de pas. Mes poursuivants se déplaçaient ensemble, pylône après pylône. Ils ne soupçonnaient pas ma présence — ils avançaient d’un pas discret, mais sans précaution particulière. Inexorablement, ils allaient me cueillir derrière l’ultime colonne. Combien pouvait-il y avoir de piliers entre nous ? Dix ? Douze ? Les tueurs longeaient les colonnes sur la gauche. J’essuyai le voile de sueur qui me brouillait la vue. Lentement je retirai mes chaussures, puis les suspendis autour de mon cou à l’aide des lacets. Plus lentement encore, j’ôtai ma chemise, la déchirai avec les dents, centimètre après centimètre, et m’emmaillotai les pieds avec les lambeaux — les pas approchaient.
J’étais torse nu, hagard, transpirant la peur. Je jetai un regard de derrière le pylône puis bondis sur la droite, me plaquant derrière le pilier suivant. Je n’avais mis qu’une seule fois le pied au sol, épousant les éclats de verre de mes semelles de coton. Nul bruit, nul souffle. En face, j’entendais de nouveau les bruits de tessons. Aussitôt je me glissai derrière le pilier suivant. Il restait cinq ou six colonnes entre nous. Je les entendis encore. Je me jetai derrière le pylône suivant. Mon plan était simple. Dans quelques secondes, les tueurs et moi serions plaqués de chaque côté du même pilier. Il me faudrait alors glisser à droite pendant qu’ils passeraient à gauche. C’était un projet insensé, quasi enfantin. Mais c’était celui de la dernière chance. Lentement je me baissai et ramassai, avec deux doigts, une bande de plâtre surmontée d’un éclat de verre. Je passai successivement trois pylônes. Un bruit de respiration me tétanisa. Ils étaient là, de l’autre côté. Je comptai dix secondes puis, au premier crissement, passai à droite, plaquant mon dos brûlant au pilier.
La stupeur traversa mon cœur. En face de moi se tenait le géant en survêtement, un éclair de métal dans les mains. Il mit un dixième de seconde à comprendre ce qui se passait. Le dixième suivant, il avait le tesson planté dans la gorge. Le sang jaillit, gargouilla entre mes doigts serrés. Je lâchai l’arme, ouvris les bras et réceptionnai le corps qui s’abattit lourdement. Je me pliai sur mes jambes, puis fis passer le colosse sur mon dos. L’atroce manœuvre était rendue plus aisée, comme lubrifiée par le sang qui coulait à flots. Je m’agenouillai, mains sur le sol. Mes paumes brûlées et insensibles s’appuyèrent sur le verre brisé sans la moindre douleur, c’était la première fois que mon infirmité me sauvait la vie. Le corps dégorgeait toujours son sang brûlant. Les yeux écarquillés, la gorge ouverte sur un cri blanc, j’entendais l’autre tueur qui avançait toujours, sans se douter de rien. Je laissai glisser la masse inerte le long de mes épaules, sans un bruit, puis détalai, aussi léger que la peur. Ce n’est qu’en descendant les marches, blanches de chiures, que je réalisai quelle était l’arme du tueur : un bistouri à haute fréquence, relié à une batterie électrique fixée à sa ceinture.
Je courus jusqu’à la voiture, démarrai aussitôt et manœuvrai dans les buissons humides jusqu’à rejoindre la route goudronnée. Après une demi-heure de sens uniques et des rues obscures, je m’engouffrai sur l’autoroute, direction Istanbul. Je roulai longtemps, à plus de deux cent trente kilomètres à l’heure, pleins phares, face aux ténèbres.
Bientôt j’approchai de la frontière. Mon visage devait être marqué de rouge, mes doigts poisseux de sang. Je stoppai. Dans le rétroviseur, je découvris les croûtes coagulées sur mes paupières, mes cheveux agglutinés — par le sang de l’autre. Mes mains se mirent à trembler. Le tremblement se communiqua à mes bras, à mes mâchoires, par saccades. Je sortis de la voiture. La pluie redoublait. Je me déshabillai et restai debout, droit et nu dans l’averse, sentant la fraîcheur de la boue me tenir aux chevilles. Je demeurai ainsi, cinq, dix, vingt minutes, rincé par les gouttes, lavé des marques de mon crime. Ensuite je retournai à l’abri dans la voiture, empoignai du linge sec et me rhabillai. Mes blessures étaient superficielles. Je trouvai des pansements dans ma trousse à pharmacie et bandai rapidement mes paumes, après les avoir désinfectées.
Je passai la frontière sans problème, malgré mon retard sur les quarante-huit heures autorisées. Puis je traçai encore. Le jour se levait. Un panneau indiqua Istanbul, 80 kilomètres. Je ralentis. Trois quarts d’heure plus tard, j’approchais de la banlieue de la ville, cherchant dans ma documentation, tout en roulant, un point précis. Ma carte était claire. À Paris, à force d’appels et d’enquêtes, j’avais localisé ce lieu « stratégique ». Enfin, après quelques détours, j’atteignis les sommets des collines de Bôyôk Kôçôk Canlyca, au-dessus du Bosphore.
Depuis cette hauteur, le détroit ressemblait à un géant de cendres, immobile et englué. Au loin, Istanbul surgissait dans la brume, minarets tendus et dômes au repos. Je stoppai. Il était six heures trente. Le silence était vaste, pur, empli des détails que j’aime : des cris d’oiseaux, des bêlements lointains, le renflement du vent dans l’herbe mouvante. Progressivement, l’or du soleil vint allumer les flots. Je demeurai les yeux fixés vers le ciel, jumelles aux poings. Pas un oiseau. Pas une ombre. Une heure passa encore puis, tout à coup, très haut, un nuage se découpa, fourmillant, ondulant. Parfois noir, parfois blanc. C’étaient elles. Un groupe de mille cigognes s’apprêtait à franchir le détroit. Je n’avais jamais contemplé un tel spectacle. Une somptueuse farandole ailée, becs dressés, mue par la même force, la même ténacité. Une vague spacieuse et légère dont l’écume aurait été de plume, la seule force du vent pur…
Sous mes yeux, dans le ciel parfait, les cigognes s’élevèrent encore, jusqu’à devenir infimes. Puis, d’un coup, elles franchirent le détroit. Je songeai à ces jeunes cigognes qui s’étaient envolées d’Allemagne, guidées par leur seul instinct. Pour la première fois de leur existence, elles triomphaient de la mer. J’abaissai tout à coup mes jumelles et scrutai les eaux du Bosphore.
Pour la première fois de ma vie, j’avais tué un homme.