II Le kibboutz aux cigognes

16

D’Istanbul, je descendis en voiture jusqu’à Izmir, au sud-ouest de la Turquie. Là, je rendis la Volkswagen au concessionnaire local. Les agents tiquèrent devant l’état du véhicule mais, comme promis dans les brochures publicitaires, ils se montrèrent plutôt conciliants. Je pris ensuite un taxi jusqu’à Kusadasi, minuscule port qui proposait un ferry pour l’île de Rhodes. Nous étions le 1er septembre. J’embarquai à dix-neuf heures trente, après m’être douché et changé dans une chambre d’hôtel. J’optais désormais pour une tenue anonyme — tee-shirt, pantalon de toile et saharienne couleur sable — et ne quitterais plus mon bob en Goretex, ni mes lunettes de soleil — deux garanties supplémentaires d’anonymat. Mon sac n’avait subi aucun dommage, pas plus que mon micro-ordinateur. Quant à mes mains, les blessures cicatrisaient déjà. À vingt heures précises, je quittai la côte turque. Le lendemain matin, à l’aube, au pied de la forteresse de Rhodes, je grimpai sur un autre bateau, en direction de Haïfa, Israël. La traversée de la Méditerranée allait durer environ vingt-quatre heures. Durant cette croisière forcée, je me contentai de boire du thé noir.

Le visage de Marcel, emporté par le premier tir, le corps de Yeta, perforé de toutes parts, celui de l’enfant tsigane, sans doute tué par une des balles qui m’étaient destinées — toutes ces images ne cessaient de lacérer ma mémoire. Trois innocents étaient morts par ma faute. Et moi, j’étais toujours vivant. Cette injustice m’obsédait. J’étais pénétré par l’idée de vengeance.

Curieusement, dans cette logique, le fait d’avoir déjà assassiné un homme m’importait peu. J’étais un « homme à abattre », qui s’avançait vers l’inconnu, prêt à tuer ou à être tué.

Je comptais suivre les cigognes jusqu’au bout. La migration des oiseaux pouvait sembler bien futile au regard des événements qui venaient de survenir. Mais après tout, c’étaient bien les oiseaux qui m’avaient placé sur cette route de violence. Et j’étais plus que jamais persuadé que les volatiles jouaient un rôle essentiel dans cette histoire. Les deux hommes qui avaient tenté de me tuer n’étaient-ils pas les deux Bulgares évoqués par Joro ? Et l’arme de ma victime — un bistouri à haute fréquence — ne traçait-elle pas un lien direct avec le meurtre de Rajko ?

Avant d’embarquer, j’avais appelé de l’hôtel le Centre Argos. Les cigognes continuaient leur voie — un peloton de tête était parvenu à Dôrtyol, dans le golfe d’Iskenderun, à la frontière Turquie-Syrie. Leur moyenne n’avait plus rien à voir avec les évaluations des ornithologues — ces cigognes dépassaient allègrement les deux cents kilomètres par jour. Epuisées, elles allaient sans doute se reposer aux alentours de Damas, avant de repartir en direction de leur passage obligé, les étangs de Beit She’an, en Galilée, où elles se nourrissaient de poisson dans les étangs de pisciculture. Telle était ma destination.

Pendant la traversée, d’autres questions se précipitèrent. Qu’avais-je donc découvert pour mériter la mort ? Et qui m’avait balancé aux tueurs ? Milan Djuric ? Markus Lasarevitch ? Les Tsiganes de Sliven ? Etais-je suivi depuis le départ ? Et que venait faire là-dedans l’organisation Monde Unique ? Lorsque cette spirale de questions m’accordait quelque répit, je m’efforçais de dormir. Au son des flots bruissants, je m’assoupissais sur le pont, puis me réveillais presque aussitôt, et de nouveau les questions revenaient m’obséder.

A neuf heures du matin, le 3 septembre, Haïfa apparut dans la pulvérulence de l’air. Le port oscillait entre le centre industriel et la zone résidentielle — la ville haute se découpait sur les flancs du mont Carmel, claire et sereine. Dans la fournaise du quai, où la multitude s’activait en braillant et jouant des coudes, je perçus cette agitation chauffée à blanc, vive et parfumée, qui me rappelait les comptoirs orientaux des romans d’aventures. La réalité était moins romantique.

Israël était en état de guerre. Une guerre des nerfs, d’usure, tendue et souterraine. Une guerre sans trêve, ponctuée de colères et d’actes de violence. Dès que je mis pied à terre, cette tension me kappa au visage. D’abord, on me fouilla. On inspecta mes bagages avec minutie. Ensuite on me fit subir un interrogatoire en règle, dans un petit réduit fermé d’un rideau blanc. Une femme en uniforme m’assaillit de questions, en anglais. Toujours les mêmes. Dans un ordre. Puis dans un autre.

« Pourquoi venez-vous en Israël ? » « Qui allez-vous voir ? » « Que comptez-vous faire ici ? » « Êtes-vous déjà venu ? » « Qu’avez-vous emporté ? » « Connaissez-vous des Israéliens ? »… Mon cas posait un problème. La femme ne croyait pas à mon histoire de cigognes. Elle ignorait qu’Israël fût sur la route des oiseaux. De plus, je ne disposais que d’un aller simple. « Pourquoi êtes-vous passé par la Turquie ? » demandait-elle plus nerveusement. « Comment comptez-vous repartir ? », surenchérissait une autre femme, debout, venue en renfort.

Au bout de trois heures de fouilles assidues et de questions répétées, je pus passer la douane et pénétrer sur le territoire d’Israël. Je changeai 500 dollars en shekels et louai une voiture. Une Rover, petit modèle. J’utilisai encore une fois les vouchers de Bôhm. L’hôtesse m’indiqua avec précision l’itinéraire à emprunter pour gagner Beit She’an et me déconseilla formellement de m’en écarter. « Vous savez, il est dangereux de voyager dans les territoires occupés avec des plaques d’immatriculation israéliennes. Les enfants palestiniens vous lancent aussitôt des pierres et vous agressent. » Je remerciai la femme pour sa sollicitude et lui promis d’éviter tout écart.

Dehors, loin du vent marin, la chaleur était suffocante. Le parking flambait dans une lumière torride. Tout semblait pétrifié dans la clarté du matin. Des soldats armés, casques lourds, treillis de camouflage, harnachés de talkies-walkies et de munitions, arpentaient les trottoirs. Je montrai mon contrat de location, traversai l’aire de stationnement et repérai la voiture. Le volant et les sièges étaient brûlants. Je fermai les vitres et mis en marche la climatisation. Je vérifiai mon itinéraire sur un guide rédigé en français. Haïfa était à l’ouest, Beit She’an à l’est, près de la frontière jordanienne : je devais donc traverser toute la Galilée, sur environ cent kilomètres. La Galilée… En d’autres circonstances, un tel nom m’aurait plongé dans de longues méditations. J’aurais goûté en profondeur le charme de ces lieux de légende, de cette terre mythique, berceau de la Bible. Je démarrai et pris la direction de l’est.

Je disposais de deux contacts : Iddo Gabbor, un jeune ornithologue qui soignait les cigognes accidentées au kibboutz de Newe-Eitan, près de Beit She’an et Yossé Lenfeld, le directeur de la Nature Protection Society, vaste laboratoire implanté près de l’aéroport Ben Gourion.

Autour de moi, le paysage alternait entre l’aridité des déserts et l’hospitalité artificielle de villes trop neuves. Parfois j’apercevais un pasteur auprès de ses chameaux. Dans la clarté aveuglante, sa tunique brune se confondait avec le pelage de son troupeau. D’autres fois je croisais des cités claires et modernes, qui blessaient les yeux à force de blancheur. Pour l’heure, le paysage ne me séduisait pas. Ce qui m’étonnait beaucoup plus, c’était la lumière. Vaste, pure et oscillante, elle ressemblait à un souffle immense, qui aurait embrasé le paysage, tout en le maintenant à un degré de fusion extraordinaire, éblouissant, frémissant.

Aux environs de midi, je stoppai dans une gargote. Installé à l’ombre, je bus du thé, dégustai des petites galettes trop sucrées et téléphonai plusieurs fois à Gabbor — aucune réponse. À treize heures trente, je décidai de continuer maroute et de tenter ma chance sur place.

Une heure plus tard, j’arrivais aux kibboutzim de Beit She’an. Trois villages, parfaitement ordonnés, encadraient de vastes champs de culture. Mon guide parlait abondamment des kibboutzim, expliquant qu’il s’agissait de « collectivités fondées sur la propriété collective des moyens de production, et d’une consommation collective, la rémunération n’ayant pas de lien direct avec le travail ». « La technique agricole du kibboutz, concluait le chapitre, est admirée et étudiée partout dans le monde, en raison de son efficacité. » Je roulai, un peu à l’aveuglette, le long des étendues verdoyantes.

Enfin, je trouvai le kibboutz de Newe-Eitan. Je le reconnus à ses fishponds, des étangs de pisciculture dont la surface saumâtre lançait çà et là des éclairs de soleil. Il était quinze heures. La chaleur ne désemparait pas. Je pénétrai dans un village, constitué de maisons blanches, soigneusement alignées. Les rues étaient égayées par des carrés de fleurs. On voyait derrière les haies les surfaces bleutées de quelques piscines. Mais tout était désert. Pas une âme qui vive. Pas même un chien pour traverser les ruelles.

Je décidai de longer les étangs de pisciculture. Je suivis un petit chemin qui bordait une vallée étroite. En bas, les étangs déployaient leurs eaux sombres. Des hommes et des femmes travaillaient sous le soleil. Je descendis à pied. L’odeur amère et sensuelle des poissons, saupoudrée par les fragrances cendrées des arbres secs, vint à ma rencontre. Un bruit assourdissant de moteur cognait les cieux. Deux hommes sur un tracteur chargeaient des caisses remplies de poissons.

« Shalom », criai-je, sourire aux lèvres. Les hommes me fixèrent de leurs yeux clairs, sans dire un mot. L’un d’eux portait à la ceinture un étui de cuir duquel jaillissait la crosse brune d’un revolver. Je me présentai en anglais et leur demandai s’ils connaissaient Iddo Gabbor. Leurs visages se durcirent encore, la main droite de l’homme se rapprocha de l’arme. Pas un mot. J’expliquai, en hurlant pour couvrir les trépidations du tracteur, la raison de ma visite. J’étais un passionné de cigognes, j’avais parcouru trois mille kilomètres pour les observer ici et je voulais qu’Iddo m’emmène les voir, le long de, leurs repaires. Les hommes se regardèrent, toujours en silence. Enfin, l’homme non armé désigna de l’index une femme qui travaillait le long d’un étang, à deux cents mètres de là. Je les remerciai et me dirigeai vers la silhouette. Je sentis leur regard me suivre, comme le viseur d’une arme automatique.

Je m’approchai et répétai « Shalom ». La femme se releva. C’était une jeune femme, âgée d’environ trente ans. Elle mesurait plus d’un mètre soixante-quinze. Sa silhouette était sèche et dure, comme une lanière de cuir racornie au soleil. Ses longues mèches blondes voletaient autour de son visage sombre et aigu. Ses yeux me regardèrent, pleins de mépris et de crainte. Je n’aurais su dire leur couleur, mais le dessin des sourcils leur donnait un éclat frémissant — c’était l’écorchure du soleil sur l’échine des vagues, l’étincelle claire de l’eau des jarres abreuvant la terre, le long des tièdes crépuscules. Elle portait des bottes de caoutchouc et un tee-shirt maculé de boue.

« Que voulez-vous ? » demanda-t-elle en anglais. Je répétai mon histoire de cigognes, de voyage, d’Iddo. Brutalement elle se remit au travail, sans répondre, plongeant un lourd filet dans les eaux sombres. Elle avait des gestes gauches — une ossature d’oiseau, qui me fit frémir des pieds à la tête. J’attendis quelques secondes, puis repris : « Qu’est-ce qui ne va pas ? » La femme se redressa, puis dit, cette fois en français :

— Iddo est mort.

La route des cigognes était la route du sang. Un creux au cœur, je balbutiai :

— Mort ? Depuis combien de temps ?

— Quatre mois environ. Les cigognes étaient de retour.

— Dans quelles conditions ?

— Il a été tué. Je ne veux pas en parler.

— Je suis désolé. Vous étiez sa femme ?

— Sa sœur.

La femme se courba de nouveau, suivant les poissons avec son filet. Iddo Gabbor avait été assassiné, peu après Rajko. Encore un cadavre. Encore une énigme. Et l’assurance que la voie des cigognes constituait un aller simple pour l’enfer. Je regardai l’Israélienne, le vent courait dans ses mèches. Cette fois, c’est elle qui s’arrêta, puis demanda :

— Vous voulez voir les cigognes ?

— Eh bien… (ma requête semblait ridicule, au milieu de ce champ aux morts). J’aimerais, oui…

— Iddo soignait les cigognes.

— Je sais, c’est pourquoi…

— Elles viennent le soir, au-delà des collines.

Elle regarda l’horizon, puis murmura :

— Attendez-moi au kibboutz, à six heures. Je vous emmènerai.

— Je ne connais pas le kibboutz.

— Près de la petite place. Il y a une fontaine. Les birdwatchers habitent dans ce quartier.

— Je vous remercie…

— Sarah.

— Merci, Sarah. Je m’appelle Louis. Louis Antioche.

— Shalom, Louis.

Je repris le sentier, sous les regards hostiles des deux hommes. Je marchais comme un somnambule, aveuglé par le soleil, abasourdi par l’annonce de cette nouvelle mort. Pourtant, à cet instant, je ne songeais qu’à une chose : les mèches ensoleillées de Sarah qui couraient dans mon sang comme une brûlure.


Le déclic de l’arme me réveilla en sursaut, j’ouvris les yeux. Je m’étais endormi dans ma voiture sur la petite place du kibboutz. Autour, des hommes en civil braquaient sur moi une véritable artillerie. Il y avait des colosses à barbe brune, des blonds aux joues roses. Ils parlaient entre eux une langue orientale, exempte de sonorités gutturales — de l’hébreu — et la plupart portaient la kippa. Ils jetaient à l’intérieur de la voiture des coups d’œil inquisiteurs. Ils hurlèrent en anglais : « Qui es-tu ? Que viens-tu faire ici ? » Un des colosses frappa du poing sur ma vitre et cria : « Ouvre ta fenêtre ! Passeport ! » Comme pour appuyer ses paroles, il fit monter une balle dans le canon du fusil. Lentement, j’ouvris ma vitre et fis glisser mon passeport. L’homme l’arracha et le passa à un de ses acolytes, sans cesser de me tenir en joue. Mes papiers circulaient, de main en main. Soudain une voix intervint, une voix de femme, frêle et dure. Le groupe s’écarta. Je découvris Sarah qui jouait des coudes parmi les géants. Elle les repoussait en hurlant, frappant à pleines mains sur leurs armes, déchaînant des cris, des injures, des grognements. Elle saisit mon passeport et me le rendit aussitôt, sans cesser d’invectiver mes assaillants. Enfin les hommes tournèrent les talons, maugréant et traînant des pieds. Sarah se retourna et dit en français :

— Tout le monde est un peu nerveux, ici. Il y a une semaine, quatre Arabes ont tué trois des nôtres, dans un camp militaire, à proximité du kibboutz. Ils les ont plantés à coups de fourche, pendant leur sommeil. Je peux monter ?

Nous roulâmes durant dix minutes. Le paysage offrait de nouveaux étangs d’eaux noires, enfouis parmi des hautes herbes d’un vert de rizière. Tout à coup, nous parvînmes au bord d’une autre vallée, et je dus me frotter les yeux pour me convaincre du spectacle qui s’offrait à moi.

Des marécages s’étendaient à perte de vue, entièrement recouverts de cigognes. Partout la blancheur des plumes, les pointes des becs, s’agitant, s’ébrouant, s’envolant. Elles étaient des dizaines de milliers. Les arbres ployaient sous leur poids. Les eaux n’étaient que corps trempés, cous plongés, activité fourmillante, où chaque volatile se nourrissait avec avidité. Les cigognes pataugeaient à mi-ailes, rapides, précises, captant les poissons dans leur bec acéré. Elles ne ressemblaient pas aux oiseaux d’Alsace. Elles étaient décharnées, noirâtres. Il n’était plus question pour elles de se lisser les plumes, ou d’apprêter avec soin les contours de leur nid. Elles ne se préoccupaient que d’une chose : atteindre l’Afrique en temps et en heure. Sur le plan scientifique, j’étais ici en face d’une véritable exclusivité car les ornithologues européens m’avaient toujours affirmé que les cigognes ne pêchaient jamais, qu’elles se nourrissaient uniquement de viande.

La voiture commençait à patiner dans les ornières. Nous descendîmes. Sarah dit simplement :

— Le kibboutz aux cigognes. Chaque jour, elles arrivent ici par milliers. Elles reprennent leurs forces, avant d’affronter le désert du Néguev.

J’observai longuement les oiseaux aux jumelles. Impossible de dire si l’une d’entre elles était baguée. Au-dessus de nous, je perçus un souffle, à la fois ténu et entêtant. Je levai les yeux. Des groupes entiers passaient à basse altitude, sans discontinuer. Chaque cigogne, comme auréolée d’azur, suivait sa trajectoire, glissant dans l’air torride. Nous étions au cœur du territoire des cigognes. Nous nous assîmes dans un creux d’herbes sèches. Sarah entoura ses jambes repliées de ses bras, puis posa son menton sur ses genoux. Elle était moins jolie que je ne l’avais cru. Son visage, trop dur, semblait desséché par le soleil. Ses pommettes saillaient comme des éclats de pierre. Mais le dessin de son regard ressemblait à un oiseau, qui aurait joué de ses plumes au creux de votre cœur.

— Chaque soir, reprit Sarah, Iddo venait ici. Il partait à pied et arpentait ces marécages. Il recueillait les cigognes blessées et épuisées, les soignait sur place ou bien les ramenait à la maison. Il avait aménagé un local dans le garage. Une sorte d’hôpital pour les oiseaux.

— Toutes les cigognes passent par cette région ?

— Toutes, sans exception. Elles ont détourné leur route pour se nourrir dans les fishponds.

— Iddo vous avait parlé de la disparition des cigognes, au printemps dernier ?

Sarah me tutoya brutalement :

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Cette année, lorsqu’elles sont revenues d’Afrique, les cigognes étaient moins nombreuses que d’habitude. Iddo avait sans doute remarqué ce phénomène.

— Il ne m’a rien dit.

Je me demandais si Iddo, comme Rajko, tenait un journal de bord. Et s’il travaillait, lui aussi, pour Max Bôhm.

— Tu parles parfaitement le français.

— Mes grands-parents sont nés dans ton pays. Après la guerre, ils n’ont pas voulu retourner en France. Ce sont eux qui ont fondé les kibboutzim de Beit She’an.

— C’est une région magnifique.

— Cela dépend. J’ai toujours vécu ici, sauf lorsque j’ai fait mes études, à Tel-Aviv. Je parle hébreu, français et anglais. J’ai obtenu une maîtrise de physique en 1987. Tout ça pour me retrouver dans cette merde, à me lever à trois heures du matin, à patauger dans des eaux puantes six jours par semaine.

— Tu veux partir ?

— Avec quoi ? Nous sommes dans un système communautaire, ici. Tout le monde gagne la même chose. C’est-à-dire rien.

Sarah leva les yeux vers les oiseaux qui passaient dans le ciel rougeoyant, sa main en visière, pour se protéger des derniers feux du soleil. Sous cette ombre, ses yeux brillaient comme le reflet de l’eau au fond du puits.

— Chez nous, la cigogne appartient à une très ancienne tradition. Jérémie, dans la Bible, a dit, pour exhorter le peuple d’Israël à partir :

« Tous retournent à leur course, tel un cheval qui fonce au combat. Même la cigogne dans le ciel Connaît sa saison, La tourterelle, l’hirondelle et la grue observent le temps de leur migration. »

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Sarah haussa les épaules, sans cesser de scruter les oiseaux.

— Cela signifie que moi aussi j’attends mon heure.

17

Le dîner fut très doux. Sarah m’avait invité pour la soirée. Je ne pensais plus à rien, me laissant bercer par la douceur de ces instants inattendus.

Nous mangions dans le jardin de sa maison, face aux rubans rouges et roses du crépuscule. Elle me proposait de nouveaux pitas, ces petits pains ronds, extraplats, qui s’entrouvrent sur des délices impromptues. J’acceptais à chaque fois, la bouche pleine. Je mangeai comme un ogre. Le régime alimentaire israélien avait tout pour me séduire. La viande ici coûtait très cher et l’on se nourrissait plus volontiers de produits lactés et de légumes. Surtout, Sarah m’avait préparé du thé parfumé, de Chine, servi en toute pureté.

Sarah avait vingt-huit ans, des idées violentes et des manières de fée. Elle me parla d’Israël. Sa voix douce formait un contraste avec son dégoût. Sarah n’avait que faire du grand rêve de la Terre promise, elle dénonçait les excès du peuple juif, sa rage de la terre, du bon droit, qui aboutissait à tant d’injustices, tant de violences, dans un pays déchiré. Elle m’expliqua les horreurs commises des deux côtés : les membres brisés des Arabes, les enfants hébreux poignardés, les affrontements de l’Intifada. Elle dressa aussi un étrange portrait d’Israël. Selon elle, l’Etat hébreu était un véritable laboratoire de guerre : toujours en avance d’une méthode d’écoute, d’une arme technologique ou d’un moyen d’oppression.

Elle me parla de son existence au kibboutz, de son dur labeur, des repas pris en commun, des réunions du samedi soir, afin de prendre des « décisions qui concernaient chacun ». Toute cette existence collective, où chaque jour ressemblait à la veille et plus encore au lendemain. Elle évoqua les jalousies, l’ennui, la sourde hypocrisie de la vie communautaire. Sarah était malade de solitude.

Pourtant, elle insistait aussi sur l’efficacité de l’agriculture du kibboutz, évoquait ses grands-parents, ces pionniers d’origine séfarade qui avaient fondé les premières communautés, après la Seconde Guerre mondiale. Elle parlait du courage de ses parents, morts au travail, de leur ferveur, de leur volonté. Dans ces moments-là, Sarah s’exprimait comme si, en elle, la juive luttait contre la femme — l’idéal contre l’individualité. Et ses longues mains partaient en à-coups, dans l’air du soir, pour exprimer toutes ces idées qui bouillonnaient en elle.

Plus tard, elle m’interrogea sur mes activités, mon passé, mon existence parisienne. Je lui résumai mes longues années d’études, puis lui expliquai que je me consacrais désormais à l’ornithologie. Je décrivis mon voyage et réaffirmai mon désir d’observer les cigognes lors de leur passage en Israël. Cette idée fixe ne l’étonnait pas : les kibboutzim de Beit She’an constituent un point de ralliement pour de nombreux birdwatchers. Des passionnés d’oiseaux, venus des quatre coins de l’Europe et des Etats-Unis, qui s’installent ici durant la période de migration, et passent leurs journées, armés de jumelles, de longues-vues et de téléobjectifs, à observer des vols inaccessibles.

Onze heures sonnèrent. Je me risquai enfin à parler de la mort d’Iddo. Sarah me glaça du regard, puis dit, d’une voix blanche :

— Iddo a été tué, il y a quatre mois. Il a été assassiné alors qu’il soignait les cigognes, dans les marais. Des Arabes l’ont surpris. Ils l’ont attaché à un arbre et l’ont torturé. Ils l’ont frappé au visage, avec des pierres, jusqu’à lui broyer les mâchoires. Sa gorge était remplie de débris d’os et de dents. Ils lui ont aussi brisé les doigts et les chevilles. Ils l’ont déshabillé et dépecé, à l’aide d’une tondeuse à moutons. Quand le corps a été découvert, il ne restait que l’épiderme du visage, qui ressemblait à un masque mal ajusté. Ses entrailles se déroulaient jusqu’à ses pieds. Les oiseaux commençaient à dévorer le corps.

La nuit était parfaitement silencieuse.

— Tu parles d’Arabes. A-t-on retrouvé les coupables ?

— On pense que ce sont les quatre Arabes dont je t’ai parlé. Ceux qui ont tué des soldats.

— Ils ont été arrêtés ?

— Ils sont morts. Nous réglons nos propres comptes sur nos terres.

— Les Arabes attaquent souvent des civils ?

— Pas dans notre région. Ou seulement s’il s’agit de militants actifs, comme les colons que tu as vus ce soir.

— Iddo était militant ?

— Pas du tout. Pourtant, ces derniers temps, il avait changé. Il s’était procuré des armes, des fusils d’assaut, des armes de poing, et plus curieusement des silencieux. Il disparaissait avec ses armes des journées entières. Il n’allait plus aux étangs. Il était devenu violent, irascible. Il s’exaltait d’un coup ou restait silencieux, durant de longues heures.

— Iddo aimait la vie du kibboutz ?

Sarah éclata d’un rire aigre et funeste.

— Iddo n’était pas comme moi, Louis. Il aimait les poissons, les étangs. Il aimait les marécages, les cigognes. Il aimait revenir à la nuit, noir de boue, pour s’enfermer dans son local de soins, avec quelques oiseaux déplumés. (Sarah rit de nouveau, sans joie.) Mais il m’aimait plus encore. Et il cherchait un moyen pour nous faire quitter ce putain d’enfer.

Sarah marqua un temps, haussa les épaules, puis commença à rassembler les assiettes et les couverts.

— En fait, reprit-elle, je crois qu’Iddo ne serait jamais parti. Il était profondément heureux ici. Le ciel, les cigognes, et puis moi. À ses yeux, c’était la force ultime du kibboutz : il m’avait sous la main.

— Que veux-tu dire ?

— Ce que j’ai dit : il m’avait sous la main.

Sarah partit dans la maison, les bras chargés. Je l’aidai à débarrasser. Pendant qu’elle achevait ses rangements dans la cuisine, je fis quelques pas dans la pièce principale. La maison de Sarah était petite et blanche. D’après ce que je pouvais voir il y avait cette grande pièce, puis, le long d’un couloir, deux chambres — celle de Sarah, celle d’Iddo. Sur un meuble, je vis la photo d’un jeune homme aux larges épaules. Son visage était vif, tanné par le soleil, et sa physionomie respirait la santé et la douceur. Iddo ressemblait à Sarah : même dessin des sourcils, mêmes pommettes, mais là où, chez sa sueur, tout n’était que maigreur et tension, Iddo rayonnait plutôt de vitalité. Sur cette image, Iddo paraissait plus jeune que Sarah, peut-être vingt-deux ou vingt-trois ans.

Sarah sortit de la cuisine. Nous retournâmes sur la terrasse. Elle ouvrit une petite boîte en fer qu’elle venait d’apporter.

— Tu fumes ?

— Des cigarettes ?

— Non, de l’herbe.

— Non, pas du tout.

— Ça ne m’étonne pas. Tu es un drôle de mec, Louis.

— Mais ne te gêne pas pour moi, si tu veux…

— Ça ne vaut que si c’est partagé, trancha Sarah, en refermant sa boîte.

Elle se tut, puis me dévisagea un court instant.

— Maintenant Louis, tu vas m’expliquer ce que tu fais vraiment ici. Tu n’as pas l’air d’un birdwatcher Je les connais bien. Ce sont des toqués d’oiseaux qui ne parlent que de ça et vivent la tête dans le ciel. Toi, tu n’y connais rien, sauf en matière de cigognes. Et tu as les yeux d’un mec qui poursuit autant qu’il est poursuivi. Qui es-tu, Louis ? Un flic ? Un journaliste ? Ici, on se méfie des goys. (Sarah baissa la voix :) Mais je suis disposée à t’aider. Raconte-moi ce que tu cherches.

Je réfléchis quelques instants puis, sans hésiter, racontai tout. Qu’avais-je à perdre ? Ouvrir ainsi mon cœur me soulageait. J’expliquai la curieuse mission que Max Bôhm m’avait confiée peu de temps avant de mourir. Je lui parlai des cigognes, de cette quête si pure, à flanc de vent et de ciel, qui avait basculé soudainement dans le cauchemar. Je lui racontai mes dernières quarante-huit heures en Bulgarie. Je lui dis comment avait disparu Rajko Nicolitch. Comment avaient été tués Marcel, Yeta et sans doute un enfant. Puis comment j’avais égorgé un inconnu, avec un tesson de verre, au fond d’un entrepôt. Je répétai mon intention de débusquer l’autre salopard et ses commanditaires. Enfin je parlai de Monde Unique, de Dumaz, de Djuric, de Joro. Le bistouri à haute fréquence, le vol du cœur de Rajko, la greffe mystérieuse de Max Bôhm, tout s’emmêlait dans mon esprit.

— Cela peut paraître étrange, conclus-je, mais je suis persuadé que les cigognes détiennent la clé de toute l’affaire. Depuis le début, je pressens que Bôhm possédait une autre raison de vouloir retrouver ses cigognes. Et les meurtres jalonnent, kilomètre après kilomètre, la route des oiseaux.

— La mort de mon frère a-t-elle un rapport avec cette histoire ?

— Peut-être. Il faudrait que j’en sache un peu plus.

— Le dossier est entre les mains du Shin-bet. Tu n’as aucune chance de le voir.

— Et ceux qui ont découvert le corps ?

— Ils ne te diront rien.

— Pardonne-moi, Sarah, mais as-tu vu le corps ?

— Non.

— Sais-tu… (j’hésitai un instant)… sais-tu s’il manquait certains organes ?

— Comment cela ?

— L’intérieur du thorax était-il intact ?

Le visage de Sarah se voila.

— La plupart de ses entrailles avaient été bouffées par les oiseaux. C’est tout ce que je sais. On a retrouvé son cadavre à l’aube. Le 16 mai exactement.

Je me levai et fis quelques pas dans le jardin. La mort d’Iddo était sans aucun doute un nouveau maillon dans l’écheveau, un nouveau cran dans la terreur — mais plus que jamais j’étais dans le noir. Le noir absolu.

— Je ne comprends rien à ce que tu racontes, Louis, mais j’ai des choses à te dire.

Je m’assis de nouveau et sortis mon petit calepin de ma poche-revolver.

— D’abord, Iddo avait découvert quelque chose. Je ne sais pas quoi, mais à plusieurs reprises il m’avait affirmé que nous allions devenir riches, que nous allions partir pour l’Europe. Au début, je n’ai pas prêté attention à son délire. J’ai pensé qu’Iddo inventait ça pour me faire plaisir.

— À quand remontent ces affirmations ?

— Début mars, je crois. Un soir il est rentré complètement surexcité. Il m’a prise dans ses bras et m’a dit que je pouvais faire mes bagages. Je lui ai craché au visage. Je n’aime pas qu’on se moque de moi.

— D’où revenait-il ?

Sarah haussa les épaules.

— Des marécages, comme toujours.

— Iddo n’a laissé aucun papier, aucune note ?

— Tout est dans son local, au fond du jardin. Autre chose : l’organisation Monde Unique est très présente ici. Ils marchent avec les Nations unies et travaillent dans les camps palestiniens.

— Qu’est-ce qu’ils font là-bas ?

— Ils soignent les enfants arabes, distribuent des vivres, des médicaments. On dit beaucoup de bien de cette organisation en Israël. C’est une des rares qui font l’unanimité.

Je notai chaque détail. Sarah me regarda de nouveau, inclinant la tête.

— Louis. Pourquoi fais-tu tout ça ? Pourquoi ne préviens-tu pas la police ?

— Quelle police ? De quel pays ? Et pour quel crime ? Je n’ai aucune preuve. D’ailleurs, il y a déjà un flic dans cette enquête : Hervé Dumaz. Un curieux flic, dont je n’ai toujours pas saisi les véritables motivations. Mais sur le terrain, je suis seul. Seul et déterminé.

Soudain Sarah me prit les mains, sans que j’aie eu le temps d’éviter ce geste. Je n’éprouvai rien. Ni dégoût, ni appréhension. Pas plus que je ne sentis la douceur de ses doigts sur mes extrémités mortes. Elle déroula mes pansements et suivit de ses doigts mes longues cicatrices. Elle eut un étrange sourire, mêlé d’une intense perversité, puis elle me jeta un regard très long, comme glissant sous nos pensées, qui signifiait que le temps des mots était clos.

18

C’était au cœur de l’ombre, mais tout prit soudain une tournure solaire. Ce fut quelque chose de rude, de brutal, d’intransigeant. Nos mouvements se saccadèrent. Nos baisers devinrent longs, tortueux, passionnés. Le corps de Sarah ressemblait à celui d’un mec. Pas de seins, peu de hanches. Des muscles longs, tendus comme des câbles. Nos bouches restaient muettes, concentrées sur leur souffle. J’allai, avec la langue, aux quatre coins de sa peau, n’utilisant jamais mes mains, plus que jamais lettres mortes. Je rampai, tournai, avançai en spirale, jusqu’à atteindre son centre — brûlant comme un cratère. À cet instant, je me redressai et m’aventurai dans son corps. Sarah se tordit comme une flamme. Elle rugit d’une voix sourde et m’agrippa aux épaules. Je restai de fer, dressé dans ma position. Sarah me frappa le torse et accentua le mouvement de nos hanches. Nous étions aux antipodes de la douceur ou de l’attachement. Deux bêtes solitaires, soudées par un baiser de mort. Chocs. Nerfs. Absences. Des falaises où on s’écorche les doigts. Des baisers qui s’entretuent. Entre deux clignements de paupières, j’aperçus ses mèches blondes, trempées de sueur, les plissures des draps, déchirés par ses doigts, les torsions des veines qui boursouflaient sa peau. Tout à coup, Sarah murmura quelque chose en hébreu. Un râle surgit de sa gorge, puis un volcan glacé jaillit de mon ventre. Nous restâmes ainsi, immobiles. Comme éblouis par la nuit, stupéfaits par la violence de l’acte. Il n’y avait eu ni plaisir ni partage. Juste le soulagement solitaire, bestial et égoïste, de deux êtres aux prises avec leur propre chair. Je n’éprouvai aucune amertume face à ce vide. Notre guerre des sens allait sans doute se tempérer, s’adoucir et enfin devenir « deux en une ». Mais il fallait attendre. Cette nuit. Une autre nuit peut-être. Alors l’amour deviendrait plaisir.

Une heure s’écoula. Les premières lueurs de l’aube apparurent. La voix de Sarah s’éleva :

— Tes mains, Louis. Raconte-moi.

Pouvais-je mentir à Sarah, après ce qui venait de se passer ? Nos visages étaient encore, plongés dans l’ombre, pour la première fois de mon existence je pouvais détailler cette tragédie, sans crainte ni pudeur.

— Je suis né en Afrique. Au Niger, au Mali, je ne sais pas exactement. Mes parents sont partis sur le continent noir dans les années cinquante. Mon père était médecin. Il soignait les populations noires. En 1963, Paul et Marthe Antioche se sont installés en Centrafrique. Un des pays les plus reculés du continent africain. Là, ils ont poursuivi, inlassablement, leur œuvre. Mon frère aîné et moi, avons continué à grandir, partageant notre temps entre les classes climatisées et la chaleur de la brousse.

« À cette époque, la RCA était dirigée par David Dacko, qui avait reçu le pouvoir, dans la liesse populaire, des mains mêmes d’André Malraux. La situation n’était pas extraordinaire, mais pas catastrophique non plus. En aucun cas le peuple centrafricain ne souhaitait un changement de gouvernement. Pourtant, en 1965, un homme a décidé que tout devait changer : le colonel Jean-Bedel Bokassa.

Il n’est alors qu’un militaire obscur, mais le seul gradé de Centrafrique et il appartient à la famille du Président, de l’ethnie m’baka. Tout naturellement, on lui confie la responsabilité de l’armée, constituée d’un petit bataillon d’infanterie. Devenu chef d’état-major général de l’armée centrafricaine, Bokassa n’a de cesse de grappiller le pouvoir. Lors des défilés officiels, il joue des coudes, marche sur les talons de Dacko, double les ministres en bombant son torse criblé de médailles. Il claironne partout que l’autorité lui revient de droit, qu’il est plus âgé que le Président. Personne ne se méfie, car on sous-estime son intelligence. On pense qu’il n’est qu’un ivrogne buté et vindicatif. Pourtant, à la fin de l’année 1965, aidé par le lieutenant Banza — avec lequel il a mêlé son sang pour approfondir leur amitié —, Bokassa décide d’agir. La veille du Nouvel An, précisément.

« Le 31 décembre, à quinze heures, il réunit son bataillon, quelques centaines d’hommes, et leur explique qu’un exercice de combat est prévu pour le soir même. Dans les rangs on s’étonne : une telle manœuvre, la veille de la Saint Sylvestre, est plutôt bizarre. Bokassa ne tolère aucune remarque. À dix-neuf heures, les troupes du camp kassai se rassemblent. Quelques hommes découvrent que les caisses de munitions contiennent des balles réelles et demandent des explications. Banza leur braque un pistolet sur la tempe et leur ordonne de la boucler. Chacun se prépare. À Bangui, la fête commence.

« Imagine la scène, Sarah. Dans cette ville pétrie de terre rouge, mal éclairée, pleine d’immeubles fantômes, la musique commence à résonner, l’alcool à couler. Dans la gendarmerie, les alliés du Président ne se doutent de rien. Ils dansent, boivent, s’amusent. À vingt heures trente, Bokassa et Banza attirent le chef de cette brigade, Henri Izamo, dans un piège. L’homme se rend seul au camp de Roux, un autre point stratégique. Bokassa l’accueille avec effusion, lui explique son projet de putsch. Il tremble d’excitation. Izamo ne comprend pas, puis, soudain, éclate de rire. Aussitôt Banza lui taillade la nuque avec un sabre. Les deux complices lui passent les menottes, puis le traînent jusqu’à une cave. La fièvre monte. Il faut maintenant trouver David Dacko.

« La colonne militaire se met en marche, quarante véhicules couleur camouflage, bondés de soldats hagards qui commencent seulement à comprendre. En tête de ce défilé macabre, Bokassa et Banza paradent dans une 404 Peugeot blanche. Ce soir-là, il pleut sur la terre sanguine. Une pluie légère, de saison, qu’on appelle la « pluie des mangues », parce qu’on dit qu’elle fait pousser ces fruits à chair sucrée. Sur la route, les camions croisent le commandant Sana, autre allié de Dacko, qui raccompagne ses parents à leur demeure. Sana reste pétrifié : « Cette fois, murmure-t-il, c’est le coup d’Etat. » Parvenus au palais de la Renaissance, les soldats cherchent en vain le Président. Dacko est introuvable. Bokassa s’inquiète. Nerveux, il court, hurle, ordonne de vérifier s’il n’y a pas des souterrains, des cachettes. Nouveau départ. Cette fois, les troupes se répartissent en différents points stratégiques : la radio de Bangui, la prison, les résidences des ministres…

Dans la ville, c’est le chaos total. Les hommes et les femmes, joyeux et éméchés, entendent les premiers coups de feu. C’est la panique. Chacun part se réfugier. Les rues principales sont bloquées, les premiers morts tombent. Bokassa devient fou, frappe les prisonniers, engueule ses hommes, et demeure prostré au camp de Roux. Il crève de peur. Tout peut encore basculer. Il n’a pas arrêté Dacko, ni ses conseillers les plus dangereux.

« Pourtant, de son côté, le Président ne se doute de rien. Lorsqu’il rentre à Bangui, vers une heure du matin, il croise au kilomètre 17 les premiers groupes affolés qui lui annoncent le coup d’Etat et sa propre mort. Une demi-heure plus tard, il est arrêté. À son arrivée, Bokassa se jette dans ses bras, l’embrasse, en lui disant : « Je t’avais prévenu, il fallait en finir. »

« La petite troupe repart aussitôt, en direction de la prison de Ngaragba. Bokassa réveille le régisseur, qui l’accueille grenades en main, croyant à une attaque de Congolais. Bokassa lui ordonne d’ouvrir les portes de la prison, de libérer tous les prisonniers. L’homme refuse. Banza braque alors son arme et le régisseur aperçoit Dacko, au fond de la voiture, fusil sur la nuque. « C’est un coup d’Etat, murmure Bokassa. J’ai besoin de cette libération, pour ma popularité. Tu comprends ? » Le régisseur s’exécute. Les voleurs, les escrocs, les assassins se déversent dans la ville, en hurlant : « Gloire à Bokassa ! » Parmi eux, il y a un groupe de meurtriers très dangereux. Des hommes de l’ethnie kara, qu’on allait exécuter quelques jours plus tard. Des tueurs assoiffés de sang. Ce sont eux qui frappent à la porte de notre propriété, avenue de France, vers deux heures du matin.

« Notre intendant, mal réveillé, vient ouvrir, fusil en main. Ces dingues ont déjà brisé la porte. Ils maîtrisent Mohamed et s’emparent de son arme. Les Karas le déshabillent et le maintiennent à terre. À coups de bâton, de crosse, ils lui brisent le nez, les mâchoires, les côtes. Azzora, sa femme, accourt et découvre la scène. Ses enfants la rejoignent. Elle les écarte, Quand le corps de Mohamed s’abat dans une flaque, les hommes s’acharnent sur lui. À coups de pioche et de hache. Pas une fois Mohamed n’a crié. Pas une fois il n’a supplié. Profitant de cette frénésie, Azzora tente de s’esquiver, avec ses gamins. La famille se réfugie dans un conduit de ciment, à moitié immergé. Un des hommes, celui qui a gardé le fusil, les poursuit au fond. Les coups de feu résonnent à peine dans le boyau plein d’eau. Quand l’assassin ressort, le sang et la pluie se mêlent sur son visage halluciné. Il faut attendre quelques secondes pour voir affluer dans l’eau noire les petits corps et le boubou d’Azzora, alors enceinte.

« Depuis combien de temps mon père observe-t-il la scène ? Il se rue dans la maison et charge son fusil, un Mauser gros calibre. Il se poste derrière une fenêtre, attend que les assaillants arrivent. Ma mère s’est réveillée, elle monte l’escalier de nos chambres, la tête encore vague du champagne du réveillon. Mais déjà il y a le feu dans la maison. Les hommes ont pénétré par l’arrière, saccageant chaque pièce, renversant les meubles, les lampes, et provoquant l’incendie dans leur folie.

« Sur le massacre de ma famille, il n’y a pas de version arrêtée. On pense que mon père a été abattu avec son propre fusil, à bout portant. Ma mère a dû être agressée en haut de l’escalier. Sans doute a-t-elle été tuée à coups de hache, à quelques pas de notre chambre. On a retrouvé, parmi les cendres, ses membres épars et calcinés. Quant à mon frère, de deux ans mon aîné, il a péri dans les flammes, prisonnier de sa moustiquaire crépitante. La plupart des assaillants ont grillé eux aussi, surpris par l’incendie qu’ils avaient provoqué.

« Je ne sais par quel miracle j’ai survécu. J’ai couru sous la pluie, les mains en flammes, hurlant, trébuchant, jusqu’à m’évanouir aux portes de l’ambassade de France où vivaient des amis de mes parents, Nelly et Georges Braesler. Lorsqu’ils m’ont découvert, qu’ils ont saisi l’horreur du génocide et compris que le colonel Bokassa avait pris le pouvoir, ils ont embarqué aussitôt, sur le petit aéroport de Bangui, dans un biplan, propriété de l’armée française. Nous avons décollé dans l’orage, laissant le Centrafrique à la folie d’un seul homme.

« Durant les jours suivants, on a peu parlé de cette « bavure ».Le gouvernement français était plutôt mal à l’aise face à la nouvelle situation. Pris au dépourvu, les Français ont fini par reconnaître le nouveau dirigeant. On a constitué des dossiers sur les victimes de la Saint Sylvestre. On a donné une grosse indemnité au petit Louis Antioche. De leur côté, les Braesler ont remué ciel et terre pour que justice soit faite. Mais de quelle justice s’agissait-il ? Les meurtriers étaient morts, et le principal responsable était devenu, dans le même temps, le chef d’Etat du Centrafrique.

Mes paroles restèrent suspendues dans le silence de l’aube. Sarah murmura :

— Je suis désolée.

— Ne sois pas désolée, Sarah. J’étais âgé de six ans. Je ne garde aucun souvenir de tout ça. C’est une longue plage blanche dans mon existence. D’ailleurs, qui se souvient de ses cinq premières années ? Tout ce que je sais, je le tiens des Braesler.

Nos corps s’enlacèrent une nouvelle fois. Rose, rouge, mauve, l’aube édulcora notre violence et notre rage. La jouissance, encore une fois, ne vint pas. Nous ne parlions pas. Les mots ne peuvent rien pour les corps.

Plus tard, Sarah s’assit en face de moi, nue comme un charme, et s’empara de mes mains. Elle observa leurs plus infimes coutures, suivant du doigt les blessures, encore roses, de l’entrepôt de verre.

— Tes mains te font mal ?

— Au contraire. Elles sont totalement insensibles.

Elle les caressait encore.

— Tu es mon premier goy, Louis.

— Je peux me convertir.

Sarah haussa les épaules. Elle auscultait mes paumes.

— Non, tu ne peux pas.

— Quelques coups de ciseaux bien placés et…

— Tu ne peux pas être citoyen d’Israël.

— Pourquoi ?

Sarah lâcha mes mains, d’un air dégoûté, puis regarda par la fenêtre.

— Tu n’es personne, Louis. Tu n’as pas d’empreintes digitales.

19

Le lendemain, je m’éveillai tard. Je me forçai à ouvrir les yeux et me concentrai sur la chambre de Sarah, les murs de pierre blanche, éclaboussés de soleil, la petite commode de bois, le portrait d’Einstein tirant la langue, et celui de Hawking dans son fauteuil roulant, punaisés au mur. Des livres de poche, entassés par terre. Une chambre de jeune femme solitaire.

Je regardai ma montre : onze heures vingt, 4 septembre. Sarah était partie aux fishponds. Je me levai et pris une douche. Dans la glace, suspendue au-dessus du lavabo, je scrutai longuement mon visage. Mes traits s’étaient creusés. Mon front resplendissait d’un éclat mat, et mes yeux, sous leurs paupières paresseuses, jouaient de leur couleur claire. Ce n’était peut-être qu’une impression, mais il me sembla que ma figure avait vieilli — et pris une expression cruelle. En quelques minutes, je me rasai puis m’habillai.

Dans la cuisine, coincé sous une boîte de thé, je trouvai un message de Sarah :

Louis,

Les poissons n’attendent pas.

Je serai de retour en fin de journée.

Thé, téléphone, machine à laver,

Tout est à ta disposition.

Prends garde à toi et attends-moi.

Bonne journée, petit goy.

Sarah.

Je préparai du thé, puis bus les premières goulées à la fenêtre, en scrutant la Terre promise. Le paysage offrait ici un curieux mélange d’aridité et de fertilité, de plaques sèches et d’étendues verdoyantes. Sous la lumière drue, les surfaces scintillantes des fishponds écorchaient la terre.

Je pris la théière et m’installai dehors, sous la tonnelle. Je tirai à moi le fil du téléphone et appelai mon répondeur. La connexion était mauvaise, mais je perçus mes messages. Dumaz, sérieux et grave, venait aux nouvelles. Wagner, impatient, me demandait de le rappeler : Le troisième appel était plus étonnant : c’était Nelly Braesler. Elle s’inquiétait de mon sort : « Mon petit Louis, c’est Nelly. Votre appel m’a beaucoup inquiétée. Que faites-vous donc ? Rappelez-moi. »

Je composai le numéro d’Hervé Dumaz. Commissariat de Montreux. Neuf heures du matin, heure locale. Après plusieurs essais, j’obtins la ligne, on me passa l’inspecteur.

— Dumaz ? Antioche à l’appareil.

— Enfin. Où êtes-vous ? Istanbul ?

— Je n’ai pu m’arrêter en Turquie. Je suis en Israël. Puis-je vous parler ?

— Je vous écoute.

— Je veux dire : personne n’écoute notre conversation ?

Dumaz émit un de ses faibles rires.

— Que se passe-t-il ?

— On a tenté de me tuer.

Je sentis l’esprit de Dumaz voler en éclats.

— Comment ?

— Deux hommes. Dans la gare de Sofia, il y a quatre jours. Ils étaient armés de fusils d’assaut et de lunettes infrarouges.

— Comment leur avez-vous échappé ?

— Par miracle. Mais trois innocents ont été tués.

Dumaz gardait le silence. J’ajoutai :

— J’ai tué un des meurtriers, Hervé. J’ai gagné Istanbul en voiture puis rejoint Israël en ferry.

— Qu’avez-vous donc découvert ?

— Aucune idée. Mais les cigognes sont au cœur de cette affaire. D’abord Rajko Nicolitch — l’ornithologue tué dans des circonstances sauvages. Ensuite, moi, qu’on tente d’éliminer, alors que je n’enquête que sur ces oiseaux. Et maintenant une troisième victime. Je viens d’apprendre qu’un ornithologue israélien a été abattu il y a quatre mois. Ce meurtre appartient à la même série, j’en suis certain. Iddo avait découvert quelque chose, comme Rajko.

— Qui étaient les tueurs qui vous ont agressé ?

— Peut-être les deux Bulgares qui ont interrogé Joro Grybinski, en avril dernier.

— Qu’allez-vous faire ?

— Continuer.

Dumaz s’affola :

— Continuer ! Mais il faut prévenir la police israélienne, contacter Interpol !

— Surtout pas. Ici, le meurtre d’Iddo est une affaire classée. À Sofia, la mort de Rajko est passée inaperçue. Celle de Marcel fera plus de bruit, parce qu’il est français. Mais tout cela appartient au chaos général. Aucune preuve, des faits disparates — il est trop tôt pour prévenir des instances internationales. Ma seule chance est d’avancer en solitaire.

L’inspecteur soupira.

— Etes-vous armé ?

— Non. Mais ici, en Israël, il n’est pas difficile de se procurer ce genre de matériel.

Dumaz ne disait rien — je percevais son souffle précipité.

— Et vous, avez-vous du nouveau ?

— Rien de solide. Je creuse toujours l’histoire de Bôhm. Pour l’instant je ne vois qu’un lien : les mines de diamants. D’abord en Afrique du Sud, puis en RCA. Je cherche. Sur les autres plans, je n’ai obtenu aucun résultat.

— Qu’avez-vous trouvé sur Monde Unique ?

— Rien. Monde Unique est irréprochable. Sa gestion est transparente, ses actions efficaces et reconnues.

— D’où vient cette organisation ?

— Monde Unique a été fondée à la fin des années soixante-dix par Pierre Doisneau, un médecin français installé à Calcutta, dans le nord de l’Inde. Il s’occupait des déshérités, des enfants malades, des lépreux… Doisneau s’est organisé. Il a monté des dispensaires, installés le long des trottoirs, qui ont pris une importance considérable. On a commencé à parler de Doisneau. Sa réputation a traversé les frontières. Des médecins occidentaux sont venus l’aider, des fonds lui sont parvenus, des milliers d’hommes et de femmes ont ainsi pu être soignés.

— Ensuite ?

— Plus tard, Pierre Doisneau a créé Monde Unique puis il a fondé un Club des 1001, composé d’environ mille membres — entreprises, personnalités, etc. — , qui ont versé chacun dix mille dollars. L’ensemble de cette somme (plus de dix millions de dollars) a été placé, afin de rapporter, chaque année, des revenus importants.

— Quel est l’intérêt de la manœuvre ?

— Ces intérêts suffisent à financer les bureaux administratifs de Monde Unique. De cette façon, l’organisation peut certifier à ses donateurs que leur argent profite directement aux déshérités et non à quelque siège social luxueux. Cette transparence a joué un grand rôle dans le succès de MU. Aujourd’hui, des centres de soins se répartissent partout sur la planète. Monde Unique gère une véritable armée humanitaire. Dans le domaine, c’est une référence.

Des crépitements encombraient la ligne.

— Pouvez-vous m’obtenir la liste de ces centres dans le monde ?

— Bien sûr, mais je ne vois pas…

— Et la liste des membres du Club ?

— Vous faites fausse route, Louis. Pierre Doisneau est une célébrité. Il n’est pas passé loin du prix Nobel de la paix l’année dernière et…

— Pouvez-vous l’avoir ?

— Je vais essayer.

Nouvelle rafale de crépitements.

— Je compte sur vous, Hervé. Je vous recontacte demain ou après-demain.

— Où puis-je vous joindre ?

— Je vous rappelle.

Dumaz semblait dépassé. Je décrochai de nouveau l’appareil et composai le numéro de Wagner. L’Allemand fut heureux de m’entendre :

— Où êtes-vous ? s’exclama-t-il.

— En Israël.

— Très bien. Avez-vous vu nos cigognes ?

— Je les attends ici. Je suis à la croisée de leur route, à Beit She’an.

— Dans les fishponds ?

— Exactement.

— Les avez-vous vues en Bulgarie, sur le détroit du Bosphore ?

— Je n’en suis pas certain. J’ai vu quelques vols sur le détroit. C’était fantastique. Ulrich, je ne peux rester longtemps en ligne. Avons-nous des nouvelles localisations ?

— Je les ai là, sous la main.

— Allez-y.

— Le plus important est le groupe de tête. Elles ont dépassé Damas hier et s’acheminent vers Beit She’an. Je pense que vous pourrez les voir demain.

Ulrich me donna aussitôt leurs localisations. Je les notai sur ma carte.

— Et celles de l’Ouest ?

— Celles de l’Ouest ? Un instant… Les plus rapides traversent actuellement le Sahara. Elles seront bientôt au Mali, dans le delta du Niger.

Je notai également ces informations.

— Très bien, conclus-je. Je vous rappellerai dans deux jours.

— Où êtes-vous, Louis ? Nous poumons peut-être vous envoyer un fax : nous avons commencé quelques statistiques et…

— Désolé, Ulrich. Il n’y a pas de fax ici.

— Vous avez une drôle de voix. Tout va bien ?

— Tout va bien, Ulrich. J’ai été content de vous parler.

Enfin j’appelai Yossé Lenfeld, le directeur de la Nature Protection Society. Yossé parlait l’anglais avec un accent de rocaille et criait si fort que mon combiné en vibrait. Je pressentis que l’ornithologue était encore un « spécimen ». Nous convînmes d’un rendez-vous : le lendemain matin, à l’aéroport Ben-Gourion, à huit heures trente du matin.

Je me levai, grignotai quelques pitas dans la cuisine et partis fouiller le local d’Iddo dans le jardin. Il n’avait laissé aucune note, aucune statistique, aucune information — juste des instruments et des pansements du genre de ceux que j’avais déjà débusqués chez Bôhm.

En revanche, je découvris la machine à laver. Pendant que le tambour tournait avec tous mes vêtements, je poursuivis calmement ma petite recherche. Je ne décelai rien de plus, excepté d’autres vieux pansements, collés de plumes. Ce n’était décidément pas une journée fertile. Mais, pour l’heure, je n’avais qu’un désir : revoir Sarah.

Une heure plus tard j’étendais mon linge sous le soleil lorsqu’elle apparut, entre deux chemises.

— Fini, le boulot ?

Pour toute réponse, Sarah cligna de l’œil et me prit par le bras.

20

Par la fenêtre, le jour baissait avec lenteur. Sarah s’écarta de moi. La sueur ruisselait sur son torse. Elle regardait fixement le ventilateur, qui tournait au plafond en renâclant. Son corps était long et ferme, sa peau sombre, brûlée, desséchée. À chaque mouvement, on voyait courir ses muscles comme des bêtes traquées, prêtes à l’attaque.

— Tu veux du thé ?

— Avec plaisir, répondis-je.

Sarah se leva et partit préparer l’infusion. Ses jambes étaient légèrement arquées. J’en ressentis une nouvelle excitation. Mon désir envers Sarah était inextinguible. Deux heures d’étreintes n’avaient pas suffi à m’apaiser. Il ne s’agissait ni de jouissance ni de plaisir, mais d’une alchimie des corps, attirés, attisés, comme destinés à brûler l’un pour l’autre. Pour l’éternité.

Sarah revint avec un étroit plateau en cuivre qui supportait une théière de métal, des petites tasses et des biscuits secs. Elle s’assit au bord du lit, puis nous servit à l’orientale — en levant très haut la théière au-dessus de chaque tasse.

— Louis, dit-elle, j’ai réfléchi aujourd’hui. Je crois que tu fais fausse route.

— Que veux-tu dire ?

— Les oiseaux, la migration, les ornithologues. Il s’agit de meurtres. Et personne ne tue pour quelques oiseaux.

On m’avait déjà dit cela. Je rétorquai :

— Dans cette affaire, Sarah, il n’y a qu’un seul lien les cigognes. J’ignore où ces oiseaux m’emmènent. J’ignore aussi pourquoi cette route est ponctuée de morts. Mais cette violence sans frontières doit avoir une logique.

— Il y a de l’argent là-dessous. Un trafic entre tous ces pays.

— Certainement, répondis-je. Max Bôhm se livrait à un commerce illicite.

— Lequel ?

— Je l’ignore encore. Diamants, ivoire, or ? Des richesses africaines, en tout cas. Dumaz, l’inspecteur suisse qui travaille sur cette affaire, est persuadé qu’il s’agit de pierres précieuses. Je pense qu’il a raison. Bôhm ne pouvait trafiquer de l’ivoire — il s’était violemment insurgé contre le massacre des éléphants en RCA. Quant à l’or, on en trouve peu sur la route des cigognes. Restent les diamants, en Centrafrique, en Afrique du Sud… Max Bôhm était ingénieur et avait travaillé dans ce domaine. Mais le mystère reste entier. Le Suisse avait pris sa retraite en 1977. Il n’a plus jamais remis les pieds en Afrique. Il ne s’occupait plus que de cigognes. Vraiment, Sarah, je ne sais pas.

Sarah alluma une cigarette et haussa les épaules.

— Je suis sûr que tu as une idée.

Je souris.

— C’est vrai. Je pense que le trafic continue et que les cigognes sont des courriers. Des messagers, si tu veux. Du genre des pigeons voyageurs. Elles transportent leur message à l’aide des bagues.

— Quelles bagues ?

— En Europe, les ornithologues fixent des bagues aux pattes des oiseaux, indiquant leur date de naissance, leur provenance, ou bien la date et le lieu de leur capture dans le cas d’oiseaux sauvages. Je pense que les bagues des cigognes de Bôhm racontent autre chose…

— Quoi ?

— Quelque chose qui vaut qu’on tue pour ça. Rajko l’avait découvert. Ton frère aussi, je pense. Iddo avait même dû déchiffrer la signification des messages. D’où son excitation et son espoir de fortune.

Une flambée passa dans les yeux de Sarah. Elle cracha une nouvelle bouffée mais ne dit rien. Un court instant, je crus qu’elle m’avait totalement oublié. Puis elle se leva.

— Louis, pour l’instant, tes problèmes ne sont pas dans le ciel. Regarde plutôt sur terre. Si tu continues à rêver ainsi, tu vas te faire descendre comme un chacal.

Elle enfila son jean et son tee-shirt.

— Viens avec moi.

Dehors, le soleil battait en retraite. Les collines, à l’horizon, frissonnaient dans la douceur de l’air. Sarah traversa le jardin puis s’arrêta, à mi-chemin entre la maison et le réduit. Elle écarta des branches d’olivier et balaya la poussière. Une bâche apparut. Sarah l’empoigna en ordonnant : « Aide-moi. » Nous tirâmes la toile, il y avait une trappe. Dans la journée, j’avais dû marcher ici une dizaine de fois. Sarah souleva la planche et découvrit un véritable arsenal. Fusils d’assaut, armes de poing, caisses de munitions. « La réserve de la famille Gabbor, dit Sarah. Nous avons toujours eu des armes, mais Iddo s’en était procuré d’autres. Des fusils d’assaut munis de silencieux. » Elle s’agenouilla et extirpa un sac de golf poussiéreux. Elle le saisit, l’épousseta et y enfourna armes et munitions. « Allons-y ! », fit-elle.

Nous prîmes ma voiture et traversâmes les fishponds. Une demi-heure plus tard, nous parvenions dans un désert hérissé de roches noires et d’arbustes faméliques. Des ordures, des détritus par milliers nous fouettaient les jambes, des effluves écœurants flottaient dans le vent. Nous étions dans la décharge des kibboutzim. Un cliquetis me fit tourner la tête. Sarah était à genoux. Elle vérifiait les armes, déployées devant elle.

Elle sourit et commença :

— Ces deux fusils d’assaut sont des armes israéliennes. Fusil-mitrailleur Uzi, fusil-mitrailleur Galil. Des classiques. Il n’y a pas de meilleur matériel au monde. Ils enterrent les Kalachnikov et autres M 16. (Sarah sortit une boîte de munitions et ouvrit sa main sur plusieurs cartouches, longues et acérées.) Ces fusils tirent du 22, comme les fusils de chasse traditionnels 22 long rifle. Sauf que les balles contiennent davantage de poudre et sont revêtues d’acier. (Sarah glissa un chargeur banane dans le Galil et m’exhiba le flanc de l’arme.) Ici, tu as deux positions : normal et automatique. En position automatique, tu peux balancer cinquante balles en quelques secondes. (Sarah fit mine de balayer l’espace d’une rafale, puis reposa l’Uzi.)

« Passons aux flingues. Les deux monstres que tu vois là sont les plus gros calibres automatiques existants : 357 Magnum et 44 Magnum. (Sarah saisit le pistolet couleur argent et enclencha un chargeur dans la crosse revêtue d’ivoire. L’arme était presque aussi longue que son avant-bras.) Le 44 tire seize coups Magnum. C’est l’arme de poing la plus puissante du monde.

Avec ça, tu arrêtes une voiture lancée à cent kilomètres à l’heure. (Sarah déroula son bras et visa un point imaginaire, sans aucune difficulté ; sa force physique me stupéfiait.) Le problème est que ça s’enraye tout le temps.

« Les pistolets que tu vois là sont beaucoup plus maniables. Le Beretta 9 mm est le pistolet automatique de la plupart des flics américains. (Sarah éjecta le chargeur d’une arme noire, aux proportions parfaites, qui semblait véritablement épouser la main.) Ce flingue italien a supplanté là-bas le fameux 38 Smith et Wesson. C’est une référence. Précis, léger, rapide. Le 38 tirait six coups, le Beretta en tire seize. (Elle embrassa la crosse.) Un vrai compagnon d’armes. Mais voici les meilleurs : le Glock 17 et le Glock 21, d’origine autrichienne. Les armes du futur, qui risquent même de surpasser les Beretta. (Elle saisit un pistolet qui ressemblait au Beretta, mais dans une version bâclée, mal finie.) À 70 % en polymères. Un miracle de légèreté. (Elle me le donna à soupeser — pas plus lourd qu’une poignée de plumes.) Un viseur phosphorescent, pour tirer dans la nuit, une gâchette qui fait office de sécurité absolue, un chargeur de seize balles. Les esthètes le critiquent parce qu’il n’est pas très beau. Mais pour moi, ce « jouet » est ce qu’on fait de mieux. Le Glock 17 tire du 9 mm parabellum, le 21 du 45 mm. Le 21 est moins précis, mais avec ce genre de balles tu stoppes ton adversaire — où que tu le touches.

Sarah me tendit une poignée de balles. Lourdes, trapues, menaçantes.

— Ces deux Glock sont les miens, reprit-elle. Je te donne le 21. Fais attention. La gâchette a été spécialement réglée à mon index. Elle sera trop souple pour toi.

Je regardai l’arme, incrédule, puis levai les yeux vers l’Israélienne.

— Comment sais-tu tout cela, Sarah ?

Nouveau sourire.

— Nous sommes en guerre, Louis. N’oublie jamais ça. En cas d’alerte, aux fishponds, chacun de nous dispose de vingt minutes pour rejoindre un point de ralliement secret. Tous les ouvriers du kibboutz sont des combattants virtuels. Nous sommes entraînés, conditionnés, toujours prêts à nous battre. Au début de l’année, les Scud sifflaient encore au-dessus de nos têtes. (Sarah prit le 9 mm, colla l’arme à son oreille et fit monter une balle dans le canon.) Mais tu as tort de me regarder avec tes yeux ronds : à l’heure actuelle, tu es sans doute plus en danger qu’Israël tout entier.

Je serrai les dents, saisis le Glock, puis demandai :

— Les tueurs qui m’ont attaqué en Bulgarie disposaient d’armes sophistiquées. Un fusil d’assaut, une visée laser, des amplificateurs de lumière… Qu’en penses-tu ?

— Rien. Le matériel dont tu parles n’a rien de sophistiqué. Toutes les armées des pays développés disposent de ce genre d’équipement.

— Tu veux dire que les deux tueurs pourraient être des soldats en civil ?

— Des soldats. Ou des mercenaires.

Sarah partit au loin, dans la poussière, pour mettre en place des cibles de fortune. Des lambeaux de plastique accrochés à des arbustes, des bidons de ferraille posés sur des racines. Elle revint, courbée dans le vent, et m’expliqua les rudiments du tir.

— Jambes solides, dit-elle, bras tendu, l’index posé latéralement le long du canon. Tu places ton regard dans l’encoche du viseur. À chaque coup tiré, tu épouses le recul avec ton poignet, d’avant en arrière. Et surtout pas de bas en haut, comme tu seras naturellement porté à le faire. Sinon, l’extrémité arrière de ton canon touchera ton poignet. Et à la longue, tu enrayes ton arme. Tu comprends, petit goy ?

J’acquiesçai et me mis en place, calquant mes gestes sur ceux de Sarah. « Okay Sarah. Je suis prêt » Elle tendit ses deux mains, cramponnées sur son arme, leva le chien, attendit quelques secondes puis hurla : « Vas-y ! »

Le fracas commença. Sarah était un tireur hors pair. Moi-même atteignais mes cibles. Le silence revint, chargé d’odeur de cordite. Trente-deux coups avaient brûlé dans l’air du soir.

« Recharge ! » cria Sarah. À l’unisson, les chargeurs vides s’éjectèrent et nous recommençâmes. Nouvelle rafale. Nouvelles ferrailles en feu. « Recharge ! » répéta Sarah. Tout s’accéléra : les balles poussées dans le ressort du chargeur, le cliquetis de la culasse qu’on arme, le viseur placé dans l’encoche. Un, deux, trois, quatre chargeurs se vidèrent ainsi. Les douilles nous sautaient au visage. Je n’entendais plus rien. Mon Glock fumait et je compris qu’il était brûlant — mais mes mains insensibles me permettaient de tirer à volonté, sans crainte de la chaleur.

« Recharge ! » hurlait Sarah. Chaque sensation devenait une sourde jouissance. L’arme qui cogne, saute, rebondit dans la main. Le bruit qui tonne, à la fois court, rond, assourdissant. Le feu, bleuté, compact, empli d’une fumée âcre. Et les ravages, terrifiants, irréels, provoqués par nos armes à des dizaines de mètres de là. « Recharge ! » Sarah tremblait de tous ses membres. Des balles lui échappaient des mains. Son horizon n’était plus qu’un champ dévasté. J’éprouvai tout à coup un terrible élan de tendresse pour la jeune fille. Je baissai mon arme et marchai vers elle. Elle m’apparut plus seule que jamais, ivre de violence, perdue dans la fumée et les douilles vides.

Alors, tout à coup, trois cigognes passèrent au-dessus de nous. Je les vis, claires et belles dans la fin du jour. Je vis Sarah se retourner, regard brillant, mèches virevoltantes. Et je compris. Elle glissa aussitôt un chargeur, fit monter la balle dans la culasse et braqua son Glock vers le ciel. Trois détonations retentirent, suivies d’un silence parfait. Je vis, comme au ralenti, les oiseaux, déchiquetés, flotter dans l’air, puis s’abattre au loin, avec de petits « plot », discrets et tristes. Je fixai Sarah, sans pouvoir rien dire. Elle me rendit mon regard, puis éclata de rire, en renversant la tête. D’un rire trop fort, trop grave, trop effrayant.

« Les bagues ! » Je courus en direction des oiseaux morts. Cent mètres plus loin, je découvris les corps. Le sable avait déjà bu leur sang. Je scrutai leurs pattes. Elles ne portaient pas de bagues. C’étaient encore et toujours les mêmes oiseaux anonymes. Lorsque je revins à pas lents, Sarah était recroquevillée sur elle-même, pleurant et gémissant comme un rocher de chagrin dans le sable du désert.

Cette nuit-là, nous fîmes encore l’amour. Nos mains sentaient la poudre et il y avait en nous une rage pathétique à trouver le plaisir. Alors, dans les profondeurs de la nuit, la jouissance jaillit. Elle nous souleva comme une lame aveugle, dans un fracas de vague où nos sens se perdirent et s’anéantirent.

21

Le lendemain matin, nous nous levâmes à trois heures. Nous prîmes notre thé sans dire un mot. Dehors, on entendait les pas lourds des kibboutzniks. Sarah refusa que je l’accompagne aux fishponds. La jeune juive ne pouvait s’afficher ainsi, avec un goy. Je l’embrassai et pris la route opposée, en direction de l’aéroport Ben Gourion.

Il y avait environ trois cents kilomètres à parcourir. Au fil du jour qui se levait, je roulai à vive allure. Aux environs de Naplouse, j’affrontai l’autre réalité d’Israël. Un barrage militaire stoppa ma route. Passeport. Interrogatoire. À quelques centimètres des fusils d’assaut, j’expliquai une nouvelle fois la raison de mon voyage. « Des cigognes ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? » Je dus répondre à d’autres questions, dans une cahute mal éclairée. Les soldats sommeillaient sous leur casque et leur gilet pare-balles. Ils se lançaient des coups d’œil incrédules. Enfin je sortis les photos de Bôhm et leur montrai les oiseaux blanc et noir. Les soldats éclatèrent de rire. Je ris moi aussi. Ils m’offrirent du thé. Je le bus rapidement et repartis aussitôt, une sueur glacée dans le dos.


A huit heures du matin, je pénétrai dans les vastes entrepôts de l’aéroport Ben Gourion, où les laboratoires de Yossé Lenfeld étaient installés. Lenfeld m’attendait déjà, impatient, faisant les cent pas devant la porte de tôle ondulée.

L’ornithologue, directeur de la Nature Protection Society, était un phénomène. Un de plus. Mais Yossé Lenfeld avait beau parler à tue-tête (sans doute pour couvrir le fracas des avions qui passaient au-dessus de nos têtes), user d’un anglais abrupt prononcé à une vitesse hallucinante, porter la kippa de travers et arborer des Ray Ban de caïd, il ne m’impressionnait pas. Plus rien ne m’impressionnait. À mes yeux, ce petit homme aux cheveux gris, concentré sur ses idées comme un jongleur sur ses quilles, devait avant tout répondre à mes questions — je m’étais fait passer pour un journaliste. Point final.

Yossé m’expliqua d’abord le problème « ornithologique » d’Israël. Chaque année, quinze millions d’oiseaux migrateurs, de deux cent quatre-vingts espèces différentes, passaient au-dessus du pays, transformant le ciel en un lieu de trafic fourmillant. Ces dernières années, de nombreux accidents étaient survenus entre les oiseaux et les avions civils ou militaires. Plusieurs pilotes avaient été tués, des avions totalement détruits. Le prix des dégâts, pour chaque accident, était estimé à cinq cent mille dollars. L’IAF (Israël Air Force) avait décidé de prendre des mesures et fait appel à lui, en 1986. Yossé disposait aujourd’hui de moyens illimités pour organiser un « QG anti-oiseaux » et permettre au trafic aérien de reprendre sa cadence sans risque.

La visite commença par une cellule de surveillance, installée dans la tour de contrôle de l’aéroport civil. Aux côtés des radars traditionnels, deux femmes soldats surveillaient un autre radar, spécialisé dans la migration des volatiles. Sur cet écran, se déployaient régulièrement de longues vagues d’oiseaux. « C’est ici qu’on évite le pire, expliqua Yossé. En cas de vol impromptu, nous pouvons parer à la catastrophe. Ces passages d’oiseaux prennent parfois des dimensions incroyables. » Lenfeld se pencha sur un ordinateur, pianota sur le clavier et fit apparaître une carte d’Israël, où on voyait distinctement d’immenses groupes d’oiseaux couvrir tout le territoire hébreu.

— Quels oiseaux ? demandai-je.

— Des cigognes, répondit Lenfeld. De Beit She’an au Néguev, elles peuvent traverser Israël en moins de six heures. Par ailleurs, les pistes de l’aéroport sont dotées d’enceintes qui reproduisent le cri de certains oiseaux prédateurs, afin d’éviter toute concentration au-dessus des terrains. Au pire, nous possédons des rapaces dressés — notre « brigade de choc » — que nous pouvons lâcher in extremis.

Tout en parlant, Lenfeld avait repris sa marche. Nous traversâmes les pistes d’atterrissage, dans le vrombissement des réacteurs, courbés sous les ailes géantes. Yossé m’abreuvait d’explications, oscillant entre le catastrophisme et l’exquise fierté d’être le « premier pays, après Panama, poux le passage des oiseaux migrateurs ».

Nous étions revenus aux laboratoires. À l’aide d’une carte magnétique, Lenfeld ouvrit une porte de métal. Nous pénétrâmes dans une sorte de cage de verre, munie d’une console informatique, qui surplombait un immense atelier aéronautique.

— Nous recréons ici les conditions exactes des accidents, expliqua Lenfeld. Nous projetons contre nos prototypes des corps d’oiseaux à une vitesse qui dépasse mille kilomètres à l’heure. Nous analysons ensuite les points d’impact, les résistances, les déchirures.

— Des oiseaux ?

Lenfeld éclata de rire, de sa voix de granit.

— Des poulets, monsieur Antioche. Des poulets de supermarché !

La salle suivante était emplie d’ordinateurs, dont les écrans affichaient des colonnes de chiffres, des cartes quadrillées, des courbes et des graphiques.

— Voici notre département de recherche, commenta l’ornithologue. Nous déterminons ici les trajectoires de chaque espèce d’oiseaux. Nous intégrons les milliers d’observations et de notes prises par les birdwatchers. En échange de ces informations, nous leur offrons des avantages : le logement durant leur séjour, l’autorisation d’observer les oiseaux sur certains sites stratégiques…

Ces données m’intéressaient.

— Vous savez donc où passent exactement les cigognes, tout au long d’Israël ?

Yossé se fendit d’un sourire et s’empara d’un ordinateur disponible. La carte d’Israël apparut une nouvelle fois, des itinéraires en pointillé se dessinèrent. Relativement serrés, ils se croisaient tous à hauteur de Beit She’an.

— Pour chaque espèce, nous avons les trajectoires et les dates de passage annuel. Autant que possible, nos avions évitent ces couloirs. Ici, en rouge, vous voyez les principales routes des cigognes. On constate qu’elles passent toutes, sans exception, par Beit She’an. Ce sont des…

— Je connais Beit She’an. Pouvez-vous m’assurer que ces itinéraires sont immuables ?

— Absolument, répondit Lenfeld en hurlant toujours. Ce que vous voyez là est la synthèse de centaines d’observations réalisées depuis cinq ans.

— Avez-vous des données quantitatives, des statistiques sur le nombre d’oiseaux ?

— Bien sûr. Quatre cent cinquante mille cigognes passent chaque année en Israël, au printemps et en automne. Nous savons selon quel rythme. Nous connaissons avec précision leurs habitudes. Nous avons les dates précises, les périodes de concentration, les moyennes — tout. Les cigognes sont réglées comme des horloges.

— Vous intéressez-vous aux cigognes baguées venues d’Europe ?

— Pas spécialement. Pourquoi ?

— Il semble que des cigognes baguées aient manqué à l’appel, le printemps dernier.

Yossé Lenfeld m’observait de derrière ses Ray Ban.

Malgré ses verres fumés, je devinai son regard incrédule. Il dit simplement :

— Je ne savais pas, mais sur le nombre… Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, mon vieux. Venez. Nous allons prendre un rafraîchissement.

Je le suivis à travers un dédale de couloirs. La climatisation était glaciale. Nous parvînmes auprès d’un distributeur de boissons. Je choisis une eau minérale gazeuse et la fraîcheur des bulles me procura une sensation bienfaisante. Puis la visite reprit.

Nous pénétrâmes dans un laboratoire biologique, ponctué de paillasses, d’éprouvettes et de microscopes. Les chercheurs portaient ici des blouses blanches et semblaient travailler à quelque guerre bactériologique. Yossé m’expliqua :

— Nous sommes dans le cerveau du programme. Nous étudions dans leurs moindres détails les accidents d’avions et leurs conséquences sur nos équipements militaires. Les débris sont apportés dans cette salle, décryptés au microscope, jusqu’à observer la moindre plume, la moindre trace de sang, déterminer la vitesse de l’impact, la violence du choc. C’est ici que sont évalués les dangers et conçues les véritables mesures de sécurité. Vous ne le croirez pas, mais ce laboratoire est un département à part entière de notre armée. D’un certain point de vue, les oiseaux migrateurs sont les ennemis de la cause israélienne.

— Après la guerre des pierres, la guerre des oiseaux ?

Yossé Lenfeld éclata de rire.

— Tout à fait ! Je ne peux vous montrer qu’une partie de nos recherches. Le reste est « Secret Défense ». Mais j’ai là quelque chose qui va vous intéresser.

Nous passâmes dans un petit studio vidéo, bardé de magnétoscopes 3/4, de moniteurs haute définition. Lenfeld plaça une cassette dans le lecteur. À l’écran apparut un pilote de l’armée israélienne, casque sur la tête, visière baissée. En fait, on ne voyait que la bouche de l’homme. Elle disait, en anglais : « J’ai senti une explosion, quelque chose de très puissant a heurté mon épaule. Après quelques secondes d’absence, j’ai repris conscience. Mais je ne pouvais rien voir. Mon casque était totalement recouvert de sang et de lambeaux de chair… »

Lenfeld commenta :

— C’est un de nos pilotes. Il est entré en collision avec une cigogne, il y a deux ans, en plein vol. C’était en mars, les cigognes retournaient en Europe. Il a eu une chance incroyable : l’oiseau l’a percuté de plein fouet, son cockpit a explosé. Pourtant, il a pu atterrir. Il a fallu plusieurs heures pour ôter de son visage les verres brisés et les plumes d’oiseau.

— Pourquoi garde-t-il son casque à l’écran ?

— Parce que l’identité des pilotes de l’IAF doit rester secrète.

— Je ne peux donc pas rencontrer cet homme ?

— Non, dit Yossé. Mais j’ai mieux à vous proposer.

Nous sortîmes du studio, Lenfeld décrocha un combiné mural, composa un code, puis parla en hébreu. Presque aussitôt, un petit homme au visage de grenouille apparut. Ses paupières étaient lourdes, mais se rabattaient en un déclic sur des yeux proéminents.

— Shalom Wilm, dit Yossé à mon attention, responsable de tous les travaux d’analyse effectués dans ce laboratoire. Il a personnellement mené les recherches sur l’accident que nous venons d’évoquer.

Lenfeld expliqua en anglais à Wilm les raisons de ma visite. L’homme me sourit et m’invita à le suivre dans son bureau. Détail étrange : il demanda à Yossé de nous laisser seuls.

J’emboîtai le pas à Wilm. Nouveaux couloirs. Nouvelles portes. Enfin nous pénétrâmes dans un petit réduit, véritable coffre-fort dont la porte métallique s’ouvrait avec une combinaison.

— Est-ce là votre bureau ? dis-je avec étonnement.

— J’ai menti à Yossé. Je voulais vous montrer quelque chose.

Wilm ferma la porte et alluma la lumière. Il m’observa une longue minute, avec gravité.

— Je ne vous voyais pas comme ça.

— Que voulez-vous dire ?

— Depuis cet accident, en 1989, je vous attendais.

— Vous m’attendiez ?

— Vous ou un autre. J’attendais un visiteur particulièrement intéressé par les cigognes qui retournent vers l’Europe.

Silence. Le sang battait sous mes tempes. Je dis d’une voix sourde :

— Expliquez-vous.

Wilm se mit à fourrager dans le réduit, véritable capharnaüm de métal, d’échantillons de fibres synthétiques et d’autres matières. Il dévoila une petite porte à hauteur d’homme puis composa une combinaison.

— En analysant les différentes pièces de l’avion accidenté, j’ai effectué une découverte étrange. J’ai compris que cette trouvaille n’était pas un hasard, qu’elle était liée à une autre histoire, bien plus vaste, dont vous êtes sans doute un des maillons.

Shalom ouvrit la paroi, plongea sa tête dans le coffre mural et continua — sa voix résonnait comme au fond d’une caverne.

— Mon intuition me souffle que je peux vous faire confiance.

Wilm s’extirpa du coffre. Il tenait dans sa main deux petits sachets transparents.

— De plus, j’ai hâte de me débarrasser de ce fardeau, ajouta-t-il.

Je perdis mon sang-froid.

— Je n’y comprends rien. Expliquez-vous !

Wilm répondit avec calme :

— Lorsque nous avons fouillé l’intérieur du cockpit de l’avion accidenté, ainsi que l’équipement de l’aviateur, son casque notamment, nous avons pu récolter, parmi les restes de la collision, différentes particules. Parmi celles-ci, nous avons collecté les débris de verre du cockpit.

Shalom posa sur la table un des sachets, surmonté d’une étiquette écrite en hébreu. Il contenait des morceaux minuscules de verre fumé.

— Nous avons également réuni les vestiges de la visière du casque. (Il posa un nouveau sachet, contenant cette fois des débris plus clairs.) Le pilote a eu une chance extraordinaire de survivre.

Wilm gardait maintenant sa main fermée.

— Mais lorsque j’ai étudié ces derniers débris au microscope, j’ai découvert autre chose. (Wilm maintenait ses doigts fermés.) Quelque chose dont la présence était totalement extraordinaire.

En une secousse d’adrénaline, je compris soudain ce que Wilm allait me dire. Pourtant, je hurlai :

— Quoi, nom de Dieu ?

Shalom ouvrit doucement sa main et murmura :

— Un diamant.

22

Je sortis des laboratoires de Lenfeld totalement exténué. Ainsi, les révélations de Shalom Wilm me conduisaient directement là où mon imagination avait refusé jusqu’alors de s’aventurer.

Max Bôhm était un trafiquant de diamants, les cigognes étaient ses courriers.

Sa stratégie était exceptionnelle, stupéfiante, implacable. J’en savais assez pour l’imaginer avec précision. D’après les informations de Dumaz, le vieux Max avait travaillé à deux reprises dans le domaine des diamants — de 1969 à 1972 en Afrique du Sud, de 1972 à 1977 en Centrafrique. Parallèlement, l’ingénieur avait étudié et observé la migration des cigognes qui traçaient un lien aérien avec l’Europe À quel moment avait-il eu l’idée d’utiliser ces oiseaux comme porteurs ? Mystère, mais lorsque Bôhm avait quitté la RCA en 1977, son réseau était déjà organisé — du moins côté Ouest. Il lui suffisait de posséder quelques complices en Centrafrique, qui prélevaient, à l’insu des dirigeants des exploitations diamantifères, les plus beaux diamants puis les fixaient aux pattes des cigognes baguées, à la fin de l’hiver. Les pierres se « volatilisaient » et traversaient les frontières. Ensuite, il était très simple pour Bôhm de récupérer les diamants. Il détenait les numéros des bagues, et connaissait le nid de chaque cigogne, à travers la Suisse, la Belgique, les Pays-Bas, la Pologne ou l’Allemagne. Il partait alors en chasse sous couvert de baguer les petits, anesthésiait les adultes et s’emparait des pierres précieuses.


Le système comportait quelques failles : les accidents des cigognes provoquaient des pertes mais, vu la quantité — plusieurs centaines d’oiseaux chaque année — les gains demeuraient colossaux, et les risques d’être découvert quasi nuls. L’ornithologie était une couverture parfaite. De plus, au fil des années, Bôhm avait sans doute développé ses « troupes » d’oiseaux, sélectionnant les plus solides, les plus expérimentés. Précaution supplémentaire : il avait engagé, sur la route des cigognes, des sentinelles qui s’assuraient que la migration se déroulait comme prévu. Ainsi, pendant plus de dix ans, le trafic s’était déroulé, à l’Est comme à l’Ouest, sans problème.


D’autres vérités prenaient naissance dans mon esprit. Compte tenu de leur chargement d’exception — des millions de francs suisses à chaque migration —, il était logique que Bôhm ait perdu son sang-froid lorsque les cigognes de l’Est n’étaient pas revenues au printemps dernier. Il avait d’abord envoyé les deux Bulgares sur la voie des oiseaux, qui avaient interrogé Joro Grybinski, jugé inoffensif, puis Iddo, qui constituait un suspect plus solide et qu’ils avaient tué et abandonné le long des marécages.

Selon les révélations de Sara il était clair que le jeune ornithologue avait découvert le trafic. Un soir, en soignant une des cigognes de géhm il avait dû surprendre le contenu d’une de ses bagues : un diamant. Il avait alors compris le système et rêvé de fortune. Il s’était procuré des fusils l’assaut, puis, chaque soir, dans les marécages, avait abattu des cigognes baguées et récupéré les diamants. Ainsi, au printemps 1991, Iddo était entré en possession du chargement de diamants des oiseaux. Dès lors, il y avait deux hypothèses, soit Iddo avait parlé sous la torture et les Bulgares avaient repris les diamants. Soit il s’était tu, et le « trésor » était caché quelque part. Je penchais pour cette version. Sinon, pourquoi Max Bôhm m’aurait-il envoyé sur les traces des cigognes ?

Mais la révélation des oiseaux n’éclairait pas tout. Depuis quand ce trafic existait-il ? Qui étaient les complices de Max Bôhm en Afrique ? Quel rôle jouait Monde Unique dans ce réseau ? Et, surtout, quelle était la relation entre l’affaire des diamants et l’atroce prélèvement du cœur de Rajko ? Les deux Bulgares avaient-ils tué aussi Rajko ? Etaient-ils les chirurgiens virtuoses dont avait parlé Milan Djuric ? En deçà de ces questions une interrogation demeurait, qui me concernait au plus près : pourquoi Max Bôhm m’avait-il choisi pour mener cette enquête ? Pourquoi moi, qui ne connaissais rien aux cigognes, qui n’appartenais pas au réseau et qui, au pire, risquais de découvrir ce trafic ?

Je roulais à pleine vitesse vers Beit She’an. Je franchis les déserts des territoires occupés vers dix-neuf heures. Je discernai au loin les camps militaires, dont les lumières clignotaient au sommet des collines. Aux environs de Naplouse, un barrage militaire m’arrêta une nouvelle fois. Le diamant donné par Wilm était caché au fond de ma poche, dans un papier plié. Le Glock 21, à l’abri, sous le tapis de sol. Je répétai, une nouvelle fois, mon discours sur les oiseaux. Enfin on me laissa passer.

A vingt-deux heures, Beit She’an apparut. Les parfums de l’ombre s’étaient levés, nourrissant cette compassion étrange qui règne au creux des crépuscules lorsque le feu du jour s’éteint. Je me garai et m’acheminai vers la maison de Sarah. Les lumières étaient éteintes. Lorsque je frappai, la porte s’ouvrit d’elle-même. Je sortis mon Glock et fis monter une balle dans le canon — les réflexes du feu s’attrapent vite —, pénétrai dans la pièce centrale mais ne trouvai personne. Je me précipitai dans le jardin, soulevai la bâche qui cachait la trappe et tirai la planche : un Galil et le Glock 17 avaient disparu. Sarah était partie. À sa manière. Armée comme un soldat en marche. Légère comme un oiseau de nuit.

23

Je m’éveillai à trois heures, comme la veille. Nous étions le 6 septembre. Je m’étais écroulé sur le lit de Sarah et j’avais dormi tout habillé. Le kibboutz s’animait. Dans la nuit pourpre, je me mêlai aux hommes et aux femmes qui partaient vers les fishponds, tentai de les interroger à propos de Sarah. Mes questions ne me valurent que des coups d’œil hostiles et de vagues réponses.

Je m’orientai vers les birdwatchers. Ils se levaient très tôt, pour surprendre les oiseaux dès leur réveil. À quatre heures, ils vérifiaient déjà leur matériel, se chargeant de films et de vivres pour la journée. Sur les perrons ouverts, je risquai quelques questions en anglais. Après plusieurs tentatives, un jeune Hollandais reconnut ma description de Sarah. Il me certifia qu’il avait vu la jeune femme, la veille, aux environs de huit heures du matin, dans les rues de Newe-Eitan. Elle montait dans un car, le 133, direction l’ouest, Netanya. Un détail l’avait frappé : la fille portait un sac de golf.

Quelques secondes plus tard, je roulais pied au plancher, plein cap vers l’ouest. À cinq heures, la clarté inondait déjà les plaines de Galilée. Je stoppai dans une station-service, près de Césarée, pour effectuer le plein d’essence. En buvant un thé noir, je feuilletai mon guide, en quête d’informations sur Netanya, la destination de Sarah. Ce que je lus faillit me faire lâcher ma tasse brûlante : « Netanya. Population : 107 200 habitants. Cette station balnéaire, célèbre pour ses belles plages de sable et sa tranquillité, est aussi un grand centre industriel spécialisé dans la taille des diamants.

Dans le quartier de la rue Herzl, on peut assister aux opérations de taille et de polissage… »

Je redémarrai en faisant crisser les pneus. Sarah avait découvert toute l’affaire. Sans doute même possédait-elle des diamants.

A neuf heures, Netanya apparut à l’horizon, grande cité claire, blottie en bord de mer. Je suivis la route côtière qui consistait en une succession d’hôtels et de cliniques, et compris la vraie nature de Netanya. Derrière ses allures de station balnéaire, la ville était un repaire de riches vieillards qui prenaient du repos en se dorant au soleil. Silhouettes hésitantes, visages desséchés, mains tremblantes. À quoi pouvaient penser tous ces vieillards ? À leur jeunesse, aux multiples Yom Kippour qui avaient égrené, année après année, leur destin d’exilés ? Aux guerres répétées, aux horreurs des camps de concentration, à cette lutte incoercible pour gagner leur propre terre ? Netanya, en Israël, était l’ultime sursis des vivants — le cimetière des souvenirs.

Bientôt la route s’ouvrit, à droite, sur le Atzma’ut Square, d’où partait la rue Herzl, fief des diamantaires. Je garai ma voiture et remontai à pied. Au bout d’une centaine de mètres, je pénétrai dans un quartier plus dense où régnait une atmosphère de souk, grouillante, bruyante et parfumée. Dans l’ombre des ruelles, perçaient çà et là les rayons du jour qui cherchaient à s’insinuer sous les étalages des boutiquiers, sous les volets clos des maisons. Les senteurs de fruits se mêlaient à celles des sueurs et des épices, les épaules se bousculaient dans un va-et-vient incessant et précipité. Les kippas, comme autant de soleils noirs, rebondissaient au fil de la foule.

Trempé de sueur, je ne pouvais ôter ma veste qui cachait mon Glock 21, glissé dans un étui holster à velcro, cédé par Sarah. Je songeai à la jeune juive qui était passée, quelques heures auparavant, portant sur elle des diamants et des armes dernier cri. Au détour de la rue Smilasky, je trouvai ce que je cherchais : les artisans diamantaires.

Les échoppes se chevauchaient, dans une odeur de poussière. Le long bruit vrillé des tours bourdonnait. L’artisanat ici avait conservé tous ses droits. Devant chaque porte, un homme était assis, patient et concentré. Dès la première boutique, je posai mes questions :

« Avez-vous vu une jeune et grande femme blonde ? Vous a-t-elle proposé des diamants bruts, de grande valeur ? A-t-elle cherché à faire évaluer ces pierres ou à les vendre ? » À chaque fois, c’était la même dénégation, le même regard incrédule, derrière les lunettes à double foyer ou la loupe monoculaire. L’hostilité du quartier devenait palpable. Les diamantaires n’aiment pas les questions. Ni les histoires. Leur rôle commence avec l’éclat des pierres. Peu importe ce qui s’est passé avant, ou autour de l’objet. À midi et demi, j’avais effectué le tour du quartier et je n’avais pas récolté la moindre information. Quelques échoppes encore et ma visite serait terminée. À une heure moins le quart, je posai une dernière fois mes questions à un vieil homme, qui parlait un français parfait. Il stoppa son tour et me demanda : « Avec un sac de golf, la jeune femme ? »

Sarah était venue ici, la veille au soir. Elle avait posé un diamant sur le pupitre et demandé : « Combien ? » Isaac Knicklevitz avait observé la pierre à la lumière, scrutant ses reflets sur une feuille de papier, puis à la loupe grossissante. Il l’avait comparée à d’autres diamants et avait obtenu la certitude qu’en matière de blancheur et de pureté, ce diamant était un chef d’œuvre. Le vieil homme avait proposé un prix. Sans négocier, Sarah avait accepté. Isaac avait vidé son coffre et effectué ainsi, concédait-il, une excellente affaire. Cependant, Isaac n’était pas dupe. Il savait que cette entrevue n’était qu’une première étape de l’aventure. Selon lui, une telle pierre, vendue sans certificat, ne pouvait apporter que des ennuis. Il savait qu’un homme comme moi, ou un autre, plus officiel, finirait par frapper à sa porte. Il savait aussi qu’il aurait peut-être à rendre la pierre — à moins qu’il n’ait le temps de la tailler.

Isaac était un vieil homme, au profil d’aigle et à la coupe en brosse. Son crâne carré et ses larges épaules lui donnaient l’air d’un tableau cubiste. Il finit par se lever — à demi car l’échoppe était si basse que j’étais moi-même courbé en deux depuis le début de l’entrevue — pour me proposer d’aller déjeuner. Isaac avait sans doute encore beaucoup de choses à m’apprendre. Et Sarah était loin. J’épongeai mon visage et suivis le diamantaire à travers le dédale des ruelles.

Bientôt, nous parvînmes sur une petite place, abritée par une épaisse tonnelle. Sous ce toit de fraîcheur, les petites tables d’un restaurant se déployaient. Tout autour, un marché battait son plein. Des hommes braillaient derrière leurs étals, les passants jouaient des coudes. Le long des murs de torchis vert clair, comme encastrées dans l’ombre, d’autres boutiques s’agitaient, entourant ce cœur fourmillant d’une couronne plus vive encore. Isaac se fraya un chemin dans la cohue et s’installa à une table. Juste à notre droite, une odeur écœurante de sang m’assaillit. Parmi des cages puantes et une pluie de plumes, un homme tranchait méthodiquement le cou de centaines de poules. Le rouge coulait à flots. Près du boucher, un rabbin colossal, tout en noir, marmonnait en s’inclinant sans relâche, Torah en main. Isaac sourit.

— Vous ne semblez pas très familiarisé avec le monde juif, jeune homme. Casher, ça vous dit quelque chose ? Toute notre nourriture est bénie de cette façon. Racontez-moi plutôt votre histoire.

Je la jouai au ventre :

— Isaac, je ne peux rien vous dire. La femme que vous avez vue hier est en danger. Je suis moi-même en danger. Toute cette histoire n’est qu’une longue menace pour celui qui s’en approche. Faites-moi confiance, répondez à mes questions et tenez-vous à l’écart de tout ceci.

— Aimez-vous cette jeune personne ?

— Je n’aurais pas commencé par là, Isaac. Mais disons que oui, j’aime cette fille. À la folie. Disons qui toute cette intrigue est une histoire d’amour, pleine de chaos, de sentiment et de violence. Cela vous plaît-il ?


Isaac sourit de nouveau et commanda en hébreu le plat du jour. Pour ma part, l’odeur des volailles m’avait coupé l’appétit. Je demandai un thé.

Le tailleur reprit :

— Que puis-je pour vous ?

— Parlez-moi du diamant de la jeune fille.

— C’est une pierre somptueuse. Pas très grosse — quelques carats tout au plus — mais d’une pureté et d’une blancheur exceptionnelles. La valeur d’un diamant s’établit d’après quatre critères, invariables : le poids, la pureté, la couleur et la forme. Le diamant de votre amie est parfaitement incolore et d’une pureté sans faille. Pas la plus infime inclusion, rien. Un miracle.

— Si vous pensez que son origine est suspecte, pourquoi l’avez-vous acheté ?

Le visage d’Isaac s’éclaira.

— Parce que c’est mon métier : je suis tailleur de diamants. Depuis plus de quarante ans, je coupe, clive, polis des pierres. Celle dont nous parlons constitue un véritable défi pour un homme comme moi. Le rôle du tailleur est essentiel dans la beauté d’un diamant. Une mauvaise coupe, et tout est fini, le trésor anéanti. Au contraire, une taille réussie peut magnifier la pierre, l’enrichir, la sublimer. Lorsque j’ai vu le diamant, j’ai compris que le ciel m’envoyait une occasion unique de réaliser un chef-d’œuvre.

— Avant d’être taillée, combien vaut une pierre de cette qualité ?

Isaac tiqua.

— Ce n’est pas une question d’argent.

— Répondez-moi : j’ai besoin d’évaluer ce diamant.

— Difficile à dire. Cinq à dix mille dollars américains, peut-être.

J’imaginai les cigognes de Bôhm fendant le ciel, chargées de leur précieux chargement. Chaque année elles étaient revenues en Europe, s’étaient posées dans leur nid, sur les sommets des toits d’Allemagne, de Belgique, de Suisse. Des millions de dollars à chaque printemps.

— Avez-vous une idée de l’origine d’un tel diamant ?

— Toute l’année, dans les Bourses, les plus beaux diamants bruts défilent dans de petits papiers pliés. Personne ne saurait dire d’où ils viennent. Ou même s’ils ont été extraits de la terre ou de l’eau. Un diamant est parfaitement anonyme.

— Une pierre de cette qualité est rare. On connaît les mines capables de produire de tels diamants ?

— En effet. Mais aujourd’hui les filons se sont multipliés. Il y a bien sûr l’Afrique du Sud et l’Afrique centrale. Mais aussi l’Angola, la Russie, qui sont actuellement très « fertiles ».

— Une fois extraites, où peut-on vendre de telles pierres brutes ?

— En un seul endroit au monde : à Anvers. Tout ce qui ne passe pas par la De Beers, soit 20 à 30 % du marché, se vend dans les Bourses de diamants d’Anvers.

— Avez-vous dit la même chose à la jeune fille ?

— Absolument.

Mon Alice était donc en route pour Anvers. Le plat du jour arriva : des boulettes de fèves frites, accompagnées de purée de pois chiches et d’huile d’olive. Isaac, paisible entre tous, attaqua ses pilas.

Je l’observai un instant. Il semblait disposé à éclairer toutes mes lanternes, sans aucune condition en retour. Dans son regard oblique, je ne lisais rien d’autre que patience et attention. Je compris que rien ne pouvait plus l’étonner. Son expérience de diamantaire était un véritable tonneau des Danaïdes. Il avait vu défiler tant de têtes brûlées, tant d’âmes perdues ou d’êtres hallucinés dans mon genre.

— Comment les choses se passent-elles à Anvers ?

— C’est assez impressionnant, ces Bourses sont aussi protégées que le Pentagone. On s’y sent observé de tous côtés par d’invisibles caméras. Là-bas, il n’y a pas de couleur politique ou de rivalités. Seule compte la qualité des pierres.

— Quels sont les principaux obstacles à la vente de tels diamants ? Peut-on imaginer un trafic, une filière ?

Isaac eut un sourire ironique.

— Une filière ? Oui, sans aucun doute. Mais le monde du diamant brut est à part, monsieur Antioche. C’est sans doute la forteresse la mieux protégée du monde. L’offre et la demande y sont absolument réglementées, par la De Beers. Des structures d’achat, de tri et de stockage sont établies, un système de vente unique est en place, pour la plupart des diamants du monde. Le rôle de ce système est de distribuer, à intervalles réguliers, une quantité de pierres déterminée. D’ouvrir et de fermer, si vous voulez, le robinet à diamants à l’échelle du monde, afin d’éviter les fluctuations incontrôlables.

— Vous voulez dire qu’un trafic de pierres brutes est impossible, que la De Beers maîtrise la diffusion de tous les diamants ?

— Il y a toujours les pierres qui se vendent à Anvers. Mais votre terme de « filière » me fait sourire. L’arrivée régulière de très belles pièces déstabiliserait le marché et serait aussitôt repérée.

Je sortis ma feuille de papier plié et laissai glisser le diamant de Wilm dans ma main.

— Des pièces comme celles-ci ?

Isaac s’essuya la bouche, abaissa ses lunettes et approcha son œil expert. Autour de nous, le marché battait toujours son plein.

— Oui, comme celle-ci, acquiesça Isaac en me regardant d’un air incrédule. Un certain nombre pourraient provoquer un frémissement, une oscillation des prix. (Il eut un nouveau regard dubitatif sur la pierre.) C’est incroyable. Dans toute mon existence, je n’ai pas vu cinq pierres de cette qualité. En l’espace de deux jours, j’en contemple deux, comme si elles étaient aussi banales que des billes d’enfant. Cette pierre est-elle à vendre ?

— Non. Autre question : si j’ai bien compris, un trafiquant doit avant tout craindre la De Beers ?

— Tout à fait. Mais il ne faut pas sous-estimer les douanes, qui disposent d’excellents spécialistes. Les polices du monde entier surveillent ces petites pierres si faciles à cacher.

— Quel est l’intérêt d’un trafic de diamants ?

— Le même que tout autre trafic : échapper aux taxes, aux législations des pays producteurs et distributeurs.

Max Bôhm avait su déjouer ce réseau d’obstacles grâce à un système que personne ne pouvait imaginer. J’avais besoin encore de deux autres confirmations. Je rangeai la pierre précieuse et sortis de mon sac les fiches de l’ornithologue — ces fiches couvertes de chiffres, que je n’avais jamais comprises et dont j’entrevoyais maintenant la signification.

— Pouvez-vous jeter un œil sur ces chiffres et me dire ce qu’ils évoquent pour vous ?

Isaac abaissa de nouveau ses lunettes et lut en silence.

— C’est parfaitement clair, répondit-il. Il s’agit de caractéristiques concernant des diamants. Je vous ai parlé des quatre critères : le poids, la couleur, la pureté, la forme. Ce qu’on appelle les quatre C — en anglais Carat, Colour, Clarity Cut… Chaque ligne, ici, correspond à l’un de ces critères. Voyez, par exemple, ce paragraphe. Sous une date, 13/4187, je lis : « VVSI », qui signifie « Very Very Small Inclusions ». Une pierre exceptionnellement pure, dont les inclusions n’apparaissent pas à la loupe dix fois grossissante. Ensuite, 1 °C. C’est le poids : 10 carats (un carat correspond à 0,20 gramme). Ensuite, la lettre D, qui signifie : « Blanc exceptionnel + », soit la couleur la plus splendide. Nous avons là la description d’une pierre unique. Si je me réfère aux autres lignes et aux autres dates, je peux vous dire que le possesseur de ces trésors dispose d’une fortune aberrante.

Ma gorge était aussi sèche qu’un désert. La fortune dont parlait Isaac n’était le « palmarès » que d’une seule cigogne, au fil de plusieurs années de migration. J’éprouvai un vertige en songeant à la quantité de fiches que je tenais dans ma sacoche. Quelques-unes des livraisons de Bôhm. Cigogne après cigogne. Année après année. J’effectuai une dernière vérification : « Et cela, Isaac, pouvez-vous me dire ce que c’est ? » Je lui tendis une carte d’Europe et d’Afrique, traversée de flèches en pointillés. Il se pencha encore et dit, au bout de quelques secondes :

— Il pourrait s’agir d’itinéraires d’acheminement des diamants, des lieux d’extraction africains aux principaux pays d’Europe, qui achètent ou taillent les pierres. De quoi s’agit-il ? ajouta Knicklevitz sur un ton moqueur. De votre « filière » ?

— Ma filière, oui, en quelque sorte, dis-je.

Je venais de montrer une simple carte de la migration des cigognes — une photocopie tirée d’un livre d’enfant donnée par Bôhm. Je me levai. Le bourreau de volailles nageait toujours dans le sang.

Isaac se leva à son tour et revint à la charge :

— Qu’allez-vous faire de votre pierre ?

— Je ne peux vous la vendre, Isaac. J’en ai besoin.

— Dommage. Du reste, ces pierres sont trop dangereuses.

Je réglai la note et dis :

— Isaac, il n’y a que deux personnes qui sachent que ce diamant est entre vos mains : moi et la jeune fille. Autant dire que l’incident est clos.

— Nous verrons, monsieur Antioche. De toute façon, ces pierres m’ont donné un élan de jeunesse inespéré, un éclair fugitif dans mes vieilles années.

Isaac me salua d’un geste vague.

— Shalom, Louis.

Je me glissai dans la foule. J’empruntai des ruelles, longeai des boutiques et tentai de me repérer. Mes idées tourbillonnaient et j’avais du mal à me concentrer. De plus, un autre sentiment me préoccupait maintenant. Une impression plutôt, qui me tenaillait depuis que je marchais dans cette foule : la sensation d’être suivi.

24

Je retrouvai la rue Herzl et le Atzma’ut Square. Je n’étais plus très loin de ma voiture mais décidai d’attendre encore, au creux de la foule. Je me dirigeai vers le bord de mer. Le vent du large soufflait de longues bourrasques salées.

Je me retournais, regardais les passants, scrutais les visages. Il n’y avait rien là de suspect. Quelques voitures glissaient dans la lumière blanche. La haute façade des immeubles se dressait, aussi claire qu’un miroir. De l’autre côté de l’avenue, juste devant la mer, des vieillards grelottaient sur leurs chaises. Je contemplai leur longue rangée de dos, voûtés, perclus, et haussai les épaules devant l’absurdité de leur habillement. Ils variaient les tissus lourds et épais, alors que la chaleur devait dépasser les 35 degrés. Des lainages, des manteaux, un imper, des cardigans. Un imper ! Je scrutai cette silhouette qui longeait la balustrade, surplombant la plage. L’homme portait le col relevé et son dos était traversé par une longue marque de sueur. Mon esprit chavira : je venais de reconnaître un des tueurs de Sofia.

Je traversai l’avenue au pas de course.

L’homme se retourna. Il ouvrit la bouche puis prit aussitôt la fuite, se faufilant entre les vieillards assis. J’accélérai, balançant les chaises et les grabataires. En quelques enjambées, j’atteignis le meurtrier. Il fourra sa main dans son imper. Je l’attrapai par le col et lui décochai un direct dans l’estomac. Son cri se perdit dans sa gorge. Un fusil-mitrailleur Uzi glissa à ses pieds. Je balançai un coup de pied dans l’arme et empoignai sa nuque à deux mains. Je lui écrasai le visage sur mon genou. Son nez se brisa dans un bruit sec. Je percevais derrière moi les gémissements des vieillards effarés, qui se relevaient, parmi les chaises culbutées.

« Qui es-tu ? » hurlai-je en anglais, « qui es-tu ? » et je lui balançai un coup de tête entre les yeux. L’homme tomba à la renverse. Son crâne claqua sur le bitume. Je le rattrapai au vol. Les cartilages et les muqueuses lui pissaient par le nez. « Qui es-tu, nom de Dieu ? » Je lui assenai une rafale de coups dans le visage. Mes phalanges insensibles s’écrasèrent sur ses os. Je frappai, frappai, broyai sa bouche ensanglantée. « Qui te paie, salopard ? » hurlai-je en le maintenant de la main droite tout en fouillant ses poches de la gauche. Je trouvai son portefeuille. Parmi d’autres papiers, j’extirpai son passeport. Bleu métal, scintillant sous le soleil. Je restai bouche bée en reconnaissant le logo incrusté : United Nations. Le tueur détenait un passeport des Nations unies.

Ma seconde de surprise fut de trop.

Le Bulgare m’envoya un coup de genou dans l’entrejambe, puis se dressa comme un ressort. Je me pliai dans un souffle. Il me repoussa et me balança un coup de botte ferrée dans la mâchoire. J’esquivai le geste de justesse mais j’entendis ma lèvre se déchirer. Une gerbe de sang traversa le soleil. Je portai les mains à mon visage, maintins mes chairs de la main gauche, tout en dégainant maladroitement mon Glock de la droite. Le tueur s’enfuyait déjà à toutes jambes.

Dans une autre ville, j’aurais bénéficié de quelques minutes pour m’enfuir. En Israël, je disposais au maximum de quelques secondes avant que la police ou l’armée n’intervienne. Je balayai l’espace avec mon arme pour faire reculer les vieux, puis partis à toutes jambes, titubant et gémissant, en direction de ma voiture, à Atzma’ut Square.

Ma main tremblait en glissant ma clé dans la serrure. Le sang coulait à flots. J’avais les yeux pleins de larmes et le pubis en feu. J’ouvris ma portière et me laissai tomber sur le siège. J’éprouvai aussitôt un haut le cœur, comme si ma tête allait s’ouvrir en deux.

Démarrer, pensai-je. Démarrer avant de tomber dans les vapes. En tournant la clé de contact, le visage de Sarah jaillit dans mon esprit. Jamais je n’avais eu tant envie d’elle, jamais je ne m’étais senti aussi seul. La voiture arracha de l’asphalte en démarrant.

Je roulai ainsi trente kilomètres. Je perdais beaucoup de sang et ma vue commençait à s’assombrir. Il me semblait qu’on jouait des cymbales sous mes tempes, ma mâchoire résonnait comme une enclume. Les maisons s’espacèrent et le paysage se transforma bientôt en désert. Je m’attendais à être bloqué d’un instant à l’autre par des flics ou des soldats. Je repérai un haut rocher et me garai à l’ombre. Je braquai le rétroviseur sur ma figure. La moitié de mon visage n’était qu’une bouillie de sang dans laquelle on ne discernait plus rien. Seul un long débris de chair pendait juste sous le menton : ma lèvre inférieure. Je réprimai une nouvelle nausée, puis sortis ma trousse à pharmacie. Je désinfectai la plaie, pris des analgésiques pour calmer la douleur et fixai une bande élastique autour de mes lèvres. Je chaussai mes lunettes noires et jetai un nouveau regard au rétroviseur : le sosie de l’Homme invisible.

Je fermai les yeux quelques instants et laissai le calme revenir sous mon crâne. On m’avait donc suivi depuis la Bulgarie. Ou du moins connaissait-on mon itinéraire au point de me cueillir ici, en Israël. Ce dernier fait ne m’étonnait pas : après tout, il n’y avait qu’à suivre les cigognes pour me retrouver. Ce qui m’étonnait plus, c’était ce passeport des Nations unies. Je le sortis de ma poche et le feuilletai. L’homme s’appelait Miklos Sikkov. Origine : bulgare. Age : 38 ans. Profession : convoyeur. Le tueur, s’il travaillait effectivement pour Monde Unique, veillait sur le transport de chargements humanitaires — médicaments, nourriture, équipements. Ce mot avait aussi une autre signification : Sikkov était un homme de Bôhm, un de ceux qui, tout au long de la route des cigognes, les guettaient, les surveillaient, ou empêchaient qu’on les chasse, en Afrique. Je feuilletai les pages des visas. Bulgarie, Turquie, Israël, Egypte, Mali, Centrafrique, Afrique du Sud : les tampons offraient une parfaite confirmation de mon hypothèse. Depuis cinq ans, l’agent des Nations unies ne cessait de sillonner les routes des cigognes — Est et Ouest. Je glissai le passeport de Sikkov dans la couverture déchirée de mon Filofax, puis démarrai et repris ma route en direction de Jérusalem.

Durant une demi-heure, je traversai les paysages de rocaille. Ma douleur se calmait. La fraîcheur de la climatisation était bienfaisante. Je n’avais qu’un souhait : grimper dans un avion et quitter cette terre brûlante.

Dans ma panique, je n’avais pas emprunté la voie la plus rapide, j’allais devoir effectuer un long détour par les Territoires occupés. Ainsi, à seize heures, je parvins aux environs de Naplouse. La perspective de croiser, dans mon état, des barrages de l’armée avait de quoi m’inquiéter. Jérusalem était à plus de cent kilomètres. Je remarquai alors une voiture noire, qui roulait derrière moi depuis un moment. Je l’observai dans mon rétroviseur : elle flottait dans l’air embrasé. Je ralentis. La voiture se rapprocha. C’était une Renault 25, aux plaques israéliennes. Je ralentis encore. Je réprimai un frisson de mille volts : Sikkov s’encadrait dans mon rétroviseur, le visage en sang, l’air d’un monstre écarlate cramponné à son volant. Je repassai la troisième et m’arrachai d’un bloc. En quelques secondes, je dépassai les deux cents kilomètres à l’heure. La voiture était toujours sur mes traces.

Nous roulâmes ainsi pendant dix minutes. Sikkov tentait de me dépasser. Je m’attendais d’une seconde à l’autre à recevoir une rafale dans mon pare-brise. J’avais posé le Glock sur le siège du passager. Tout à coup, je vis se dresser Naplouse à l’horizon, grise et vague dans la dureté de l’air. Beaucoup plus près, à droite, un camp palestinien apparut — un panneau annonçait : Balatakamp. Je songeai à mes plaques israéliennes. Je braquai dans cette direction et quittai la route principale. La poussière s’engorgea sous mes roues. J’accélérai encore. Je n’étais plus qu’à quelques mètres du camp. Sikkov était toujours sur mes talons. Je vis sur un toit une sentinelle israélienne, jumelles aux poings. Sur les autres terrasses, des femmes palestiniennes s’agitaient et me montraient du doigt. Des hordes d’enfants couraient en tous sens et ramassaient des pierres. Tout allait se passer comme je l’espérais.

Je fonçai dans la gueule de l’enfer.

Les premières pierres m’atteignirent alors que je m’engouffrais dans la rue principale. Mon pare-brise vola en éclats. Sur ma gauche, Sikkov cherchait toujours à se glisser entre moi et le mur opposé, criblé de graffitis. Premier choc. Nos deux voitures rebondirent sur les murs qui nous encadraient. Droit devant nous, les enfants continuaient à jeter leurs pierres. La Renault revint à l’assaut. Sikkov, ensanglanté, me lançait des regards venimeux. Partout sur les toits, des femmes hurlaient, virevoltant entre les draps. Des soldats israéliens accouraient, en état d’alerte, chargeant leurs fusils lacrymogènes et se regroupant en bordure des terrasses.

Tout à coup, une petite place s’ouvrit. Je tournai brutalement et partis dans un tête-à-queue, mon châssis raclant la terre tandis qu’une pluie de pierres s’abattait sur la voiture. Les vitres volèrent en éclats. Sikkov me déborda puis me barra la route. Je discernai le tueur qui dressait son fusil dans ma direction, me jetai sur le siège du passager puis entendis le bruit sourd de ma portière qui cédait sous la rafale. Au même instant, les sifflements des bombes lacrymogènes retentirent. Je levai les yeux. J’étais face au canon du Bulgare. Je cherchai mon Glock qui avait glissé dans ma chute trop tard. Pourtant, Sikkov n’eut pas le temps d’écraser la gâchette. Alors qu’il me visait, une pierre l’atteignit à la nuque. Il se cambra, poussa un hurlement puis disparut. Les gaz commencèrent à se répandre, brouillant la vue, tordant les gorges. Le fracas qui nous entourait était infernal.

Je reculai et rampai dans la poussière. À tâtons, je récupérai le Glock. Les gaz sifflaient, des femmes hurlaient, des hommes se précipitaient. Aux quatre coins de la place, les guerriers de l’Intifada ne cessaient de lancer leurs pierres. Ils ne visaient plus nos voitures et s’en prenaient uniquement aux soldats qui arrivaient en masse. Des jeeps s’imbriquaient dans la poussière, des hommes en vert en descendaient, munis de masques à gaz. Certains fusils crachaient le poison blanchâtre, d’autres étaient chargés de balles de caoutchouc, d’autres encore tiraient à vue — de vraies balles sur de vrais enfants. La place ressemblait à un volcan en éruption. Les yeux me brûlaient et j’avais la gorge en flamme. Seul le fracas des pas et des armes faisait trembler le sol. Alors, tout à coup, une lame profonde jaillit de la terre, tel un grondement de tonnerre, immense, grave et magnifique. Une vague de voix entremêlées. Je vis alors les adolescents palestiniens, dressés sur les murets, qui chantaient l’hymne de leur révolte, les doigts tendus en forme du V de la victoire.

Aussitôt, passèrent devant moi les bottes ferrées de Sikkov qui fuyait dans la fumée épaisse. Je me relevai et courus dans sa direction. J’enfilai les petites ruelles, en suivant le salopard à la trace — il perdait du sang, aussitôt bu par le sable. Au bout de quelques secondes, j’aperçus Sikkov. J’arrachai mes pansements et tirai à moi la culasse du Glock. Nous courûmes encore. Les murs de chaux blancs se succédaient. Ni lui ni moi ne pouvions aller très vite, les poumons infectés par les gaz. L’imper de Sikkov était à quelques pas de moi. J’allais l’empoigner quand un réflexe le prévint. Il se retourna, braqua sur moi un 44 Magnum. L’éclair de l’arme m’éblouit. Je balançai un coup de pied dans sa direction. Sikkov recula contre un mur puis braqua de nouveau son arme. J’entendis la première détonation. Je fermai les yeux et déchargeai les seize balles du Glock droit devant. Quelques secondes d’éternité restèrent en suspens. Quand j’ouvris les yeux, le crâne de Sikkov n’était plus qu’un gouffre béant de sang et de fibres. Des chairs noircies dressaient de petits geysers écarlates. Le mur, éclaboussé de cervelle et d’os, offrait un trou d’au moins un mètre de diamètre. Je rengainai mon arme, par pur réflexe. Au loin, on percevait encore le chant des enfants palestiniens, bravant les fusils israéliens.

25

Deux soldats israéliens me découvrirent sur la petite place. Mon visage vomissait du sang et mon esprit était en pleine déroute. Je n’aurais su dire où j’étais exactement, ni ce que j’étais en train de faire. Aussitôt des infirmiers m’emportèrent. Je tenais mon Glock serré sous ma veste. Quelques minutes plus tard, j’étais sous perfusion, allongé sur un lit de ferraille, sous une toile de tente surchauffée.

Des docteurs arrivèrent, observèrent mon visage. Ils s’exprimaient en français, parlèrent d’agrafes, d’anesthésie, d’intervention. Ils me prenaient pour un touriste innocent, victime d’une attaque de l’Intifada. Je compris que je me trouvais dans un dispensaire de l’organisation Monde Unique, situé à cinq cents mètres de Balatakamp. Si mes lèvres avaient été autre chose que de la glue disloquée, j’aurais souri. Je glissai subrepticement mon Glock sous le matelas et fermai les yeux. Aussitôt la nuit s’empara de moi.

Quand je me réveillai, tout était silencieux et noir. Je ne discernais pas même la taille de la tente. Je tremblais de froid et j’étais baigné de sueur. Je refermai les yeux et retournai à mes cauchemars. Je rêvai d’un homme aux bras longs et secs qui découpait avec un sang-froid et une application implacables un corps d’enfant. De temps à autre il plongeait ses lèvres noires dans les entrailles palpitantes. Je ne voyais jamais son visage, car il se tenait dans une véritable forêt de membres et de torses, suspendus à des crochets, qui avaient cette couleur ocre et luisante des morceaux de viande laquée qu’on voit dans les restaurants chinois.

Je rêvai d’une explosion de chairs dans un abri de toile aux parois rebondies. Du visage de Rajko souffrant jusqu’à la mort, ventre fendu, tripes frémissantes. D’Iddo, entièrement dépecé, les organes à vif, tel un Prométhée atroce, dévoré par les cigognes.

Le jour se leva. La vaste tente était emplie de lits et d’odeurs de camphre, de jeunes Palestiniens blessés y séjournaient. Le bourdonnement des groupes électrogènes résonnait au loin. Par trois fois, durant la journée, on m’ôta mes pansements pour me donner à manger une sorte de bouillie d’aubergines agrémentée d’un thé plus noir que jamais. J’avais la bouche comme une dalle de béton, le corps criblé de courbatures. A chaque instant, je m’attendais à ce que des soldats des Nations unies ou de l’armée israélienne viennent m’arracher et m’emportent. Mais personne ne venait et, j’avais beau tendre l’oreille, personne n’évoquait la mort de Sikkov.

Lentement, je m’éveillai à la réalité qui m’entourait. L’Intifada était une guerre d’enfants et je me trouvais dans un hôpital d’enfants. Sur les lits voisins, des mômes souffraient et agonisaient dans un silence empli d’orgueil. Au-dessus de leur lit, des radiographies affichaient les désastres de leurs corps fracassés : membres brisés, chairs perforées, poumons infectés. Il y avait aussi de nombreux enfants simplement malades — le manque de salubrité des camps favorisant toutes les infections.

En fin d’après-midi, une attaque se déclara. On entendit au loin le bruit des fusils, le sifflement des bombes lacrymogènes et les cris des enfants, déchaînés, ivres de rage, courant et se protégeant, dans les petites rues de Balatakamp. Peu après le cortège des blessés arriva. Des mères en larmes, hystériques sous leur voile, portant leurs enfants violacés, toussant et s’étranglant. Des enfants meurtris, les vêtements trempés de sang, le regard hâve, tordus sur les civières. Des pères sanglotant, tenant la main de leur fils, attendant l’intervention chirurgicale ou hurlant dehors, dans la poussière, leur soif de vengeance.

Le troisième jour, une ambulance israélienne vint me chercher. On voulait m’installer dans une chambre confortable, à Jérusalem, en attendant mon rapatriement. Je refusai. Une heure plus tard, une délégation de l’office du tourisme vint me proposer un régime alimentaire amélioré, un matelas plus confortable et toutes sortes d’avantages. Une nouvelle fois, je refusai. Non pas par solidarité vis-à-vis des Arabes, mais parce que cette tente était pour moi le seul refuge possible — mon Glock, chargé à bloc, se trouvait toujours caché sous mon matelas. Les Israéliens me firent signer un formulaire, stipulant que tout ce qui avait pu ou pourrait encore m’arriver en Cisjordanie ne regardait que moi. Je signai. Je leur demandai en échange un nouveau véhicule de location.

Après leur départ, je me lavai et scrutai mon visage dans une glace crasseuse. Ma peau s’était encore assombrie et j’avais considérablement maigri. Mes pommettes tendaient ma peau comme un scalp.

Avec précaution, je soulevai le pansement qui me barrait la bouche. Collée sous ma lèvre inférieure, une longue cicatrice formait littéralement un second sourire, comme tissé de fil barbelé. Je réfléchis à ce nouveau visage. Puis je songeai à ma personnalité, qui ne cessait d’évoluer. J’en tirai un obscur optimisme, fiévreux et suicidaire. Il me semblait que mon départ du 19 août avait été comme une apocalypse intime. En quelques semaines, j’étais devenu un Voyageur Anonyme, sans attache, qui courait de terribles risques mais se savait récompensé chaque jour par la réalité qu’il découvrait. D’ailleurs, Sarah me l’avait dit : je n’étais « personne ». Mes mains sans empreinte étaient devenues le symbole de cette liberté nouvelle.

Ce soir-là, je songeai à Monde Unique. Mes soupçons ne tenaient plus. En quelques jours de présence, j’avais pu évaluer l’organisation : il n’y avait aucune trace de manipulations, d’opérations abusives ou de rabatteurs d’organes. Les hommes de Monde Unique étaient bien des docteurs bénévoles, exerçant leur métier avec zèle et attention. Même si cette organisation s’était toujours trouvée sur ma route, même si Sikkov avait prétendu travailler pour elle, même si Max Bôhm avait légué, pour quelque mystérieuse raison, sa fortune à l’association, la thèse du trafic d’organes ne menait nulle part. Pourtant, un lien existait — c’était une certitude.

26

Le 10 septembre, Christian Lodemberg, un des docteurs suisses de Monde Unique, dont j’avais fait connaissance au camp, ôta mes agrafes. Aussitôt, j’articulai quelques syllabes. Contre toute attente, elles sortirent de ma bouche pâteuse, claires et intelligibles. J’avais retrouvé l’usage de la parole. Le soir même, j’expliquai à Christian que j’étais un ornithologue en quête d’oiseaux. Christian semblait sceptique.

— Il y a des cigognes par ici ? lui demandai-je.

— Des cigognes ?

— Les oiseaux blanc et noir.

— Ah… l’Christian, de ses yeux clairs, cherchait un double sens à mes paroles.) Non, il n’y a pas de ces bestioles à Naplouse. Il faut remonter vers Beit She’an, dans la vallée du Jourdain.

Je lui expliquai mon voyage et le suivi satellite à travers l’Europe et l’Afrique.

— Connais-tu un certain Miklos Sikkov ? l’interrogeai-je encore. Un type des Nations unies.

— Ce nom ne me dit rien.

Je tendis à Christian le passeport du tueur.

— Je connais ce type, dit-il en regardant la photo. Comment t’es-tu procuré ce document ?

— Que sais-tu sur lui ?

— Pas grand-chose. Il rôdait de temps en temps par ici. C’était un mec louche. (Christian se tut et me regarda.) Il s’est fait tuer le jour de ton accident.

Christian me rendit le passeport métallisé.

— Il n’avait plus de visage. Il s’était pris seize balles de 45 mm dans la figure, tirées à bout portant. Je n’ai jamais vu un tel carnage. Un 45 n’est pas une arme habituelle par ici. En fait, le seul 45 que je connaisse, c’est celui que tu planques sous ton matelas.

— Comment le sais-tu ?

— Petite fouille personnelle.

Et Sikkov, repris-je, quand l’avez-vous découvert ?

Juste après toi, à quelques rues de là. Dans la pagaille, personne n’a fait le rapprochement entre lui et ta présence. On a d’abord cru à un règlement de comptes entre Palestiniens. Puis on a reconnu les vêtements, l’arme, tout. L’analyse des empreintes — nous sommes tous fichés à Monde Unique — a confirmé l’identité du Bulgare. Les médecins qui ont pratiqué l’autopsie ont trouvé plusieurs balles dans la boîte crânienne. J’ai lu le rapport, un document confidentiel, sans nom ni numéro. J’ai aussitôt compris qu’il y avait un loup. D’abord, la mort de l’homme était mystérieuse. Ensuite, il s’agissait de ce Bulgare, dont le rôle était nébuleux. Nous avons expliqué au Shin-bet qu’il s’agissait d’un simple accident, que le corps dépendait de notre organisation, que tout ça ne regardait pas la police israélienne. Nous sommes protégés par les Nations unies. Les Israéliens ferment leur gueule. Personne n’a plus parlé de meurtre ni de 45. Affaire classée.

— Qui était Sikkov ?

— Je ne sais pas. Une sorte de mercenaire, envoyé par Genève, chargé d’assurer notre surveillance contre d’éventuels pillages. Sikkov était un drôle de lascar. L’année dernière, il n’est venu que quelques fois, à date fixe.

— Quand ?

— Je ne me rappelle plus. Septembre, je crois, et février.

Les dates de passage des cigognes en Israël. Nouvelle confirmation : Sikkov était bien un « pion » de Bôhm.

— Qu’avez-vous fait du corps ?

Christian haussa les épaules.

— Nous l’avons enterré, tout simplement. Sikkov n’était pas le genre de type que sa famille réclame.

— Vous ne vous êtes pas demandé qui l’avait descendu ?

— Sikkov était un type louche. Personne ne l’a regretté. C’est toi qui l’as tué ?

— Oui, soufflai-je. Mais je ne peux t’en dire beaucoup plus. Je t’ai parlé de mon voyage auprès des cigognes. J’ai la conviction que Sikkov les suivait aussi. À Sofia, le Bulgare et un autre homme ont tenté de me tuer. Ils ont abattu plusieurs innocents. Dans l’affrontement, j’ai descendu son acolyte et je me suis enfui. Puis Sikkov m’a retrouvé ici. En fait, il connaissait ma prochaine étape.

— Comment l’aurait-il su ?

— À cause des cigognes. Tu ne sais vraiment pas ce que Sikkov trafiquait dans le camp ?

— Rien de médical en tout cas. Cette année, il est arrivé voici quinze jours. Puis il est reparti presque aussitôt. Lorsqu’on l’a revu, il était mort.

Sikkov attendait donc les cigognes en Israël, mais « on » l’avait rappelé en Bulgarie, dans le seul but de m’abattre.

— Sikkov disposait d’armes sophistiquées. Comment expliques-tu cela ?

— Tu as la réponse entre les mains (je tenais toujours le passeport métallisé). Sikkov, en tant qu’agent de sécurité des Nations unies, disposait sans doute des armes des Casques bleus.

— Pourquoi Sikkov avait-il un passeport NU ?

— Un tel passeport est très pratique. Tu n’as plus besoin de visas pour franchir les frontières, tu évites tous les contrôles. Les Nations unies accordent parfois ce genre de facilités à nos agents qui voyagent beaucoup. Une « fleur », en quelque sorte.

— Monde Unique est très proche de l’organisme international ?

— Plutôt, oui. Mais nous restons indépendants.

— Le nom de Max Bôhm t’évoque-t-il quelque chose ?

— C’est un Allemand ?

— Un ornithologue suisse, assez connu dans ton pays. Et le nom d’Iddo Gabbor ?

— Non plus.

Ni ces noms ni ceux de Milan Djuric ou de Markus Lasarevitch n’évoquaient rien à Christian.

Je demandai encore :

— Est-ce que vos équipes réalisent des opérations chirurgicales importantes, du genre greffe d’organes ?

Christian haussa les épaules.

— Nous ne disposons pas d’un matériel assez sophistiqué.

— Vous n’effectuez même pas d’analyses de tissus pour découvrir d’éventuelles compatibilités d’organes ?

— Un typage HLA, tu veux dire ? (Je marquai le terme dans mon petit calepin.) Non, pas du tout. Enfin, peut-être. Je ne sais pas. Nous réalisons beaucoup d’analyses sur nos patients. Mais dans quel but ferions-nous un typage tissulaire ? Nous n’avons pas le matériel pour opérer.

Je posai ma dernière question :

— À part la mort de Sikkov, n’as-tu jamais remarqué ici des violences étranges, des actes de cruauté qui ne cadraient pas avec l’Intifada ?

Christian nia de la tête.

— Nous n’avons pas besoin d’originalités de ce genre.

Il me fixait maintenant comme s’il me découvrait pour la première fois, et dit, en éclatant d’un rire nerveux.

— Ton regard me fout la trouille. Ma parole, je préférais quand tu étais muet !

27

Deux jours après, je pris le départ pour Jérusalem. Sur la route, je mûris mon nouveau plan. J’étais plus que jamais déterminé à poursuivre la voie des cigognes. Mais j’allais changer de direction : la présence de Sikkov en Israël prouvait que mes ennemis connaissaient mon fil conducteur — le vol des oiseaux. Je résolus donc de contrecarrer cette logique en rejoignant les cigognes de l’Ouest. Ce changement de cap comportait deux avantages : d’une part, je sèmerais mes assaillants, du moins pour un moment. D’autre part, les cigognes de l’Ouest, sans doute parvenues à proximité du Centrafrique, m’amèneraient aux trafiquants eux-mêmes.

J’arrivai à l’aéroport Ben-Gourion, totalement désert, aux environs de seize heures. Un avion pour Paris s’envolait en fin d’après-midi. Je me munis de pièces de monnaie et repérai une cabine téléphonique.

J’appelai d’abord mon répondeur. Dumaz avait téléphoné plusieurs fois. Inquiet, il parlait de lancer un avis de recherche international. Il avait de sérieuses raisons de s’angoisser : une semaine auparavant, je lui avais promis de le rappeler dès le lendemain. À travers ses messages, je pus suivre l’évolution de son enquête. Dumaz, parti à Anvers, parlait de « découvertes essentielles ». L’inspecteur avait sans doute retrouvé la trace de Max Bôhm le long des Bourses de diamants.

Wagner aussi avait appelé à plusieurs reprises, décontenancé par mon silence. Il suivait avec précision l’itinéraire des cigognes et avait envoyé chez moi, disait-il, un fax récapitulatif. Il y avait également un appel de Nelly Braesler. Je composai le numéro direct de Dumaz. Au bout de huit sonneries, l’inspecteur répondit et sursauta au son de ma voix :

— Louis, où êtes-vous ? J’ai cru que vous étiez mort.

— Je ne suis pas passé loin. J’étais réfugié dans un camp palestinien.

— Dans un camp palestinien ?

— Je vous raconterai tout ça plus tard, à Paris. Je rentre ce soir.

— Vous arrêtez l’enquête ?

— Au contraire, je continue de plus belle.

— Qu’avez-vous trouvé ?

— Beaucoup de choses.

— Par exemple ?

— Je ne veux rien dire par téléphone. Attendez mon appel, ce soir, puis envoyez-moi aussitôt un fax. Ça marche ?

— Oui, je…

— À ce soir.

Je raccrochai, puis appelai Wagner. Le scientifique me confirma que les cigognes de l’Est s’acheminaient vers le Soudan — elles avaient pour la plupart réussi à franchir le canal de Suez. Je l’interrogeai ensuite sur celles de l’Ouest, en lui expliquant ma volonté de suivre maintenant cette migration. J’inventai de nouvelles raisons — l’impatience de les surprendre dans la savane africaine, d’observer leur comportement et leur nourriture. Ulrich consulta son programme et me donna les informations. Les oiseaux traversaient actuellement le Sahara. Certaines prenaient déjà la direction du Mali et du delta du Niger, d’autres du Nigeria, du Sénégal, du Centrafrique. Je demandai à Wagner de m’envoyer la carte satellite et la liste des localisations exactes par fax.

Il était temps d’enregistrer mes bagages — j’avais soigneusement démonté le Glock 21 et dissimulé ses deux parties de métal — canon et culasse — dans une sorte de mini boîte à outils graisseuse que Christian m’avait donnée. En revanche, j’avais abandonné toutes les cartouches. Au comptoir d’enregistrement, un homme de l’office du tourisme israélien m’attendait. Plutôt convivial, il ne me cacha pas qu’il me suivait depuis mon départ de Balatakamp. Il me demanda de venir avec lui et j’eus l’agréable surprise de traverser les bureaux des douanes et de contrôle, bagages à la main, sans l’ombre d’une fouille ou d’un interrogatoire. « Nous souhaitons, expliqua mon guide, vous épargner les habituels tracas du règlement israélien. » Il déplora, une dernière fois, l’ » accident » de Balatakamp et me souhaita un bon voyage. Dans la salle d’embarquement, je me maudis intérieurement de n’avoir pas emporté les balles de 45.

Nous décollâmes à dix-neuf heures trente. Dans l’avion, j’ouvris le livre que Christian m’avait donné, Les Chemins de l’espoir, où Pierre Doisneau racontait son histoire. Je parcourus en diagonale ce pavé de six cents pages. C’était un livre pétri de grands sentiments et écrit avec une certaine maîtrise. Ainsi, on pouvait lire :

« … Les visages des malades étaient pâles. Ils rayonnaient tristement, d’une douce lumière, qui avait la couleur âcre et mélancolique du soufre. Ce matin-là, je sus que ces enfants étaient autant de fleurs, des fleurs malades, qu’il me fallait préserver et rendre à la vie saine… »

Ou encore : « La mousson approchait. Et avec elle, les cohortes inaltérables de miasmes et de maladies. La ville allait se couvrir de rouge et ses rues appeler la mort. Peu importait le quartier, peu importait la manière. Le spectacle de la douleur humaine allait se répandre et s’alanguir, au fil des trottoirs détrempés. Jusqu’aux confins fiévreux de l’humanité, là où l’obscurité des chairs est rendue à sa nuit aveugle… »

Et plus loin : « … Le visage de Khalil était écarlate. Il mordait la couverture et retenait ses larmes. Il ne voulait pas pleurer devant moi. Et même, du creux de son orgueil, l’enfant me souriait. Tout à coup, il cracha du sang. Et je sus que c’était la rosée, qui parfois précède les ténèbres interminables, saluant ainsi son entrée dans l’au-delà… »

Ce style était ambigu. Il émanait de ces images, de cette écriture, une étrange fascination. Doisneau transfigurait la souffrance de Calcutta et, d’une certaine manière, lui donnait une beauté troublante. Pourtant, je devinais que le succès du livre était lié plutôt au destin solitaire de ce docteur français, qui avait affronté l’incœrcible malheur du peuple indien. Doisneau racontait tout : l’horreur des slums, des millions d’êtres vivant comme des rats dans la fange et la maladie, l’abjection de ceux qui survivent en vendant leur sang, leurs yeux ou en tirant des rickshaws…

Les Chemins de l’espoir était un livre manichéen. D’un côté, il y avait la douleur quotidienne, insoutenable, de la multitude. De l’autre, un homme seul, qui criait « non » et réhabilitait cette population de souffrance. Selon lui, les Bengalis avaient su conserver une véritable dignité face à la douleur. Le public aime ce genre d’histoires à propos de « l’orgueil du malheur ». Je fermai le livre. Il ne m’avait rien appris — si ce n’est que Monde Unique et son fondateur étaient décidément irréprochables.

Aux environs de minuit, l’avion atterrit. Je passai les douanes de Roissy Charles-de-Gaulle, puis pris un taxi dans la nuit claire. J’étais de retour au pays.

28

Il était près d’une heure du matin lorsque j’entrai dans mon appartement. Je trébuchai sur le courrier entassé sous la porte, le ramassai puis visitai chacune des pièces afin de vérifier qu’aucun intrus n’avait pénétré ici durant mon absence. Ensuite je passai dans mon bureau et appelai Dumaz. Aussitôt l’inspecteur m’envoya un fax de plus de cinq pages.

Je lus le document d’un trait, sans prendre la peine de m’asseoir. D’abord, Dumaz avait retrouvé la trace de Max Bôhm à Anvers. Il avait montré le portrait de l’ornithologue au fil des Bourses de diamants. Plusieurs personnes avaient reconnu le vieux Max et se souvenaient parfaitement de ses visites régulières. Depuis 1979, le Suisse venait vendre ses diamants chaque année, exactement aux mêmes dates : entre les mois de mars et d’avril. Certains négociants le plaisantaient là-dessus, lui demandant s’il ne possédait pas quelque « arbre à diamants » qui se serait épanoui au printemps.

Le second chapitre du fax était plus intéressant encore. Avant de partir pour l’Europe, Dumaz avait demandé à la CSO — l’immense centrale d’achat de diamants bruts, basée à Londres, qui contrôle 80 à85 % de la production brute mondiale de diamants — la liste complète des responsables, ingénieurs, géologues ayant travaillé dans les mines africaines, à l’est comme à l’ouest, de 1969 à nos jours. À son retour il avait patiemment étudié cette longue liste et découvert, aux côtés de Max Bôhm, au moins deux autres noms qu’il connaissait.

Le premier était celui d’Otto Kiefer. Selon la CSO, « Tonton Grenade » dirigeait encore plusieurs mines de diamants en Centrafrique, notamment la Sicamine. Or, Dumaz était certain que le Tchèque jouait un rôle essentiel dans le trafic des pierres. Le second ouvrait des horizons insoupçonnables. Dans la liste qui concernait l’Afrique australe, Dumaz avait remarqué un nom qui lui rappelait quelque chose : Niels van Dötten, un homme qui avait travaillé aux côtés de Max Bôhm de 1969 à 1972, en Afrique du Sud, et qui, aujourd’hui, était un des responsables majeurs des mines de Kimberley. Niels van Dötten était également le géologue belge qui était parti avec Bôhm en forêt profonde, en août 1977. C’est Guillard, l’ingénieur français interrogé par Dumaz, qui avait suggéré que van Dötten était flamand. Le nom, l’accent de van Dötten l’avaient trompé. L’homme n’était pas belge ni hollandais. C’était un Afrikaner, un Blanc d’Afrique du Sud.

Cette découverte essentielle démontrait que Bôhm avait conservé, depuis les années soixante-dix, des relations suivies en Afrique du Sud avec un spécialiste du diamant. Bien plus, pour quelque raison mystérieuse, van Dötten avait rejoint Bôhm en RCA, en août 1977. Les deux hommes, après la « résurrection » de Bôhm, en 1978, avaient dû reprendre contact. Van Dötten était le trafiquant de l’est — celui qui « équipait » les cigognes australes, détroussant les mines dont il avait la charge — tandis que Kiefer était l’homme de l’ouest.

Juste avant le fax de Dumaz se trouvait la télécopie de Wagner, transmise dans l’après-midi. Le message comprenait une carte satellite de l’Europe, du Proche-Orient et de l’Afrique, sur laquelle se détachaient les itinéraires observés des cigognes et leur trajet à venir. En Europe, au sommet du réseau, j’écrivis « Max Bôhm », le cerveau du système. À mi-chemin, au centre de l’Afrique, j’inscrivis : « Otto Kiefer ». Au sud-est, tout en bas : « Niels van Dötten ». Entre ces noms, sur la carte satellite, couraient les trajectoires des cigognes, reliant ces trois points en pointillé. Le système était parfait. Infaillible.

Je composai le numéro de Dumaz.

— Alors ? fit-il avant d’entendre ma voix.

— C’est parfait, dis-je. Vos informations confirment mes propres résultats.

— À votre tour de m’expliquer ce que vous savez.

Je résumai mes découvertes : la filière des cigognes, les diamants, Sikkov et son acolyte, l’implication mystérieuse de Monde Unique. En conclusion, je fis part à Dumaz de ma décision de me rendre en Centrafrique. L’inspecteur n’avait plus de voix. Au bout d’une minute, il demanda pourtant :

— Où sont les diamants ?

— Lesquels ?

— Ceux de l’est, qui ont disparu avec les oiseaux.

La question me déconcerta. Je n’avais parlé ni d’Iddo ni de Sarah. Dumaz était fortement intrigué par cette fortune en cavale. Je décidai de mentir :

— Je ne sais pas, répondis-je laconiquement.

Dumaz soupira.

— L’affaire prend une importance qui nous dépasse.

— Comment cela ?

— J’ai toujours pensé que Max Bôhm trafiquait des denrées africaines. Mais j’imaginais qu’il bricolait. L’ampleur du système me coupe le souffle.

— Que voulez-vous dire ?

— J’ai parlé avec les hommes de la CSO. Il y a des années qu’ils soupçonnent un trafic de diamants, où Max Bôhm jouerait un rôle central. Ils n’ont jamais réussi à déceler son réseau — la filière des cigognes, que vous venez de découvrir. Vous avez bien travaillé, Louis. Mais il vaut mieux passer la main. Contactons la CSO.

— Je vous propose un marché. Accordez-moi encore dix jours, le temps d’aller en Centrafrique et d’en revenir — puis nous livrerons ensemble le dossier à la CSO et à Interpol. Jusque-là, pas un mot.

Dumaz hésita, puis dit :

— Dix jours, d’accord.

— Ecoutez-moi, repris-je. J’ai une mission pour vous. Un personnage est apparu dans cette affaire. Une femme. Elle s’appelle Sarah Gabbor. Elle est mêlée à tout ça malgré elle et possède des diamants qu’elle cherche actuellement à vendre à Anvers. Vous devez pouvoir retrouver sa trace.

— C’est une des complices de Bôhm ?

— Non. Elle cherche simplement à négocier des pierres.

— Beaucoup ?

— Quelques-unes.

Par une méfiance irraisonnée, je venais de nouveau de mentir à Dumaz.

— Comment est-elle ? demanda-t-il.

— Très grande, mince. Elle a vingt-huit ans, mais paraît plus âgée. Blonde, les cheveux mi-longs, une peau mate et des yeux d’une beauté parfaite. Son visage est assez anguleux, plutôt original. Croyez-moi, Hervé les gens qui l’auront vue s’en souviendront.

Ses pierres sont brutes, je suppose ?

Oui. Elles proviennent de la filière Bôhm. Depuis quand cherche-t-elle à les vendre ?

— Sans doute quatre ou cinq jours. Sarah est israélienne. Elle va traiter avec des négociants juifs. Retournez chez ceux que vous avez rencontrés.

— Et si je retrouve sa piste ?

— Vous l’abordez calmement et vous lui expliquez que vous travaillez avec moi. Vous ne parlez pas des diamants. Vous la persuadez simplement de se mettre à l’abri jusqu’à mon retour. D’accord ?

— D’accord. (Dumaz sembla réfléchir quelques secondes puis :) Admettons que je retrouve cette Sarah. Que puis-je lui dire pour la convaincre que nous collaborons ?

— Dites-lui que je porte son Glock sur mon cœur.

— Son quoi ?

— Son Glock. G-L-O-C-K. Elle comprendra. Dernière chose, ajoutai-je. Ne vous fiez pas à l’apparence de Sarah. Elle est belle et fine mais c’est une femme dangereuse. C’est une Israélienne, vous comprenez ? Une combattante entraînée, experte en armes à feu. Méfiez-vous du moindre de ses gestes.

— Je vois, fit Dumaz d’une voix neutre. C’est tout ?

— Je vous avais demandé des informations sur Monde Unique. Je n’ai rien trouvé dans votre fax.

— J’ai rencontré de sérieux obstacles.

— C’est-à-dire ?

— Monde Unique m’a fourni une carte détaillée de ses centres à travers le monde. Mais l’organisation refuse de me livrer la liste du Club des 1001.

— En votre qualité de flic, vous ne pouvez…

— Je n’ai ni mandat ni aucun ordre officiel. Par ailleurs, Monde Unique est une véritable institution en Suisse. Il serait mal vu qu’un petit flic commence à les emmerder pour une affaire qui ne repose, au fond, sur rien. Franchement, je ne fais pas le poids.

Dumaz m’exaspérait. Il avait perdu toute efficacité.

— Pouvez-vous au moins me télécopier cette carte ?

— Dès que nous aurons raccroché.

— Hervé, je vais partir le plus tôt possible en Afrique, demain ou après-demain. Je ne vous contacterai pas. Trop compliqué. Dans une dizaine de jours, je réapparaîtrai, avec les clés ultimes de l’histoire.

Je saluai Dumaz et raccrochai. Quelques secondes plus tard, mon fax bourdonnait. C’était la carte des centres MU. À l’heure actuelle, on comptait environ soixante camps à travers le monde, dont près du tiers étaient permanents. Les autres camps se déplaçaient, au gré des urgences. Des centres étaient implantés en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud, en Europe de l’Est. On repérait des concentrations dans les pays déchirés par la guerre, la famine ou la misère. Ainsi, la Corne de l’Afrique comptait plus d’une vingtaine de camps. Le Bangladesh, l’Afghanistan, le Brésil, le Pérou en totalisaient une autre vingtaine. Parmi cette distribution disparate, je discernai deux tracés, qui me parurent très clairs. Un itinéraire « est », à travers les Balkans, la Turquie, Israël, le Soudan, puis l’Afrique du Sud. Un tracé « ouest » beaucoup plus court, partant du Sud-Maroc (le front du Polisario), puis se répartissant entre le Mali, le Niger, le Nigeria et le Centrafrique. Je superposai cette carte à celle de Wagner : ces camps suivaient la route des cigognes et pouvaient aisément servir de points de chute aux sentinelles des oiseaux, tel Sikkov.

Cette nuit-là, je dormis à peine. Je m’informai des vols en direction de Bangui : un vol Air Afrique décollait le lendemain soir, 23 h 30. Je réservai une place en première classe — toujours aux frais de Bôhm.

L’étau de mon destin se serrait d’un cran. De nouveau, j’étais seul. En route vers le noyau brûlant du mystère — et les cendres vives de mon propre passé.

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