Les mathématiques donnent parfois l’impression d’être un univers à part. Mais comme nous y avons accès par l’intermédiaire de notre cerveau, qui est notre interface avec le monde, elles nous paraissent faire partie intégrante du monde, en être la structure, ou la recette.
Depuis les temps historiques, l’humanité se livre à une exploration de plus en plus approfondie des divers domaines mathématiques, au gré d’un processus cumulatif et collectif, une conversation ininterrompue entre les espèces et la réalité. La découverte du calcul. L’invention de l’arithmétique formelle et de la logique symbolique, deux façons de mettre en équation les stratégies instinctives de la raison humaine, les rendant aussi distinctes et solides que des démonstrations géométriques. Les tentatives d’élaboration d’un système cohérent et consistant. L’invention de la théorie des ensembles et l’élaboration des divers paradoxes engendrés par le fait de considérer les ensembles comme des parties d’eux-mêmes. La découverte de l’incomplétude de tous les systèmes. Le système de programmation pas à pas des nouvelles machines à calculer. Tout cela donna lieu à un amalgame de mathématiques et de logique, de symboles et de méthodes issus des deux univers, se combinant au gré d’opérations souvent longues et compliquées que nous appelons des algorithmes.
Lors du développement des algorithmes, nous avons aussi fait des découvertes dans le monde réel : la double hélice constitutive de nos cellules. L’ADN. Un demi-siècle plus tard, le génome entier était déchiffré, paire de base par paire de base ; trois milliards de paires de base, dont certaines parties, appelées des gènes, servaient de paquets d’instructions pour la création des protéines.
Nous avons donc réussi à séquencer le génome, mais les détails de son expression et de sa croissance demeurent un mystère pour nous. Nous savons que ces paires spiralées de cytosine, de guanine, d’adénine et de thymine sont des programmes pour la croissance, pour le développement de la vie, codées en séquences d’éléments appariés. Nous connaissons les éléments ; nous voyons les organismes. Et pourtant, tout reste à découvrir sur le code qui lie les uns aux autres.
Les mathématiques poursuivent leur développement sous l’impulsion de leur propre logique interne, apparemment indépendante de tout le reste. Mais il est déjà arrivé plusieurs fois que des développements purement mathématiques se révèlent par la suite décrire puissamment des mécanismes naturels dont on ignorait tout ou que l’on ne pouvait expliquer lors de leur élaboration mathématique. C’est curieux de remettre en question tout ce qu’on croit savoir sur la relation entre les maths et la réalité, l’esprit et le cosmos.
On ne découvrira peut-être jamais d’explication satisfaisante à cette mystérieuse collusion entre la nature et les mathématiques complexes. En attendant, les opérations appelées algorithmes se compliquent de plus en plus et deviennent de plus en plus intéressantes pour ceux qui les conçoivent. S’agit-il de portraits, de recettes, de formules magiques ? La réalité utilise-t-elle des algorithmes, les gènes utilisent-ils des algorithmes ? Les mathématiciens sont incapables de le dire, et pour la plupart, ça n’a pas l’air de les préoccuper. Quoi que ça puisse être, ils aiment ça.
Leo Mulhouse embrassa sa femme, Roxanne, et sortit de la chambre à coucher. Dans le salon, la lumière grisâtre d’avant l’aube. Sur le balcon, criaillement des mouettes, grondement des vagues s’écrasant sur la falaise, en contrebas. L’immense ardoise grise de l’océan Pacifique.
Leo s’était pour ainsi dire marié dans cette maison qui dominait la mer à Leucadia, en Californie ; Roxanne l’avait héritée de sa mère. Leo aimait la vue spectaculaire qu’on avait de la falaise, mais la petite bande de pelouse qui longeait le porche ne faisait qu’une quinzaine de pas de largeur, et au-delà c’était le vide : un gouffre d’air et rien d’autre, jusqu’à l’océan gris en furie, vingt-cinq mètres plus bas. Et la falaise n’était pas si stable que ça. Il regrettait que la maison n’ait pas été construite un peu plus en retrait sur le terrain.
Retour à l’intérieur. Remplir de café son mug de voyage, et en voiture. Sur Europa tourner à droite au Pannikin, et tout droit jusqu’au boulot.
Ce tronçon de Pacific Coast Highway du comté de San Diego était magnifique, au petit matin, quel que soit le temps : quand le jeune soleil irisait la mer d’un camaïeu de bleus pâles, sous les nuages épars, fléchés de lumière, et même quand il pleuvait, ou par temps de brume, quand une palette de gris subtils, à la fois limitée et riche, caressait l’œil. Les aubes grises étaient de loin les plus fréquentes, maintenant que le climat de la région semblait s’installer dans une sorte d’El Niño permanent – l’Hyperniño, comme on l’appelait. Le climat méditerranéen paraissait abandonner le monde, même autour de la Méditerranée, disait-on. Les habitants des côtes souffraient de problèmes liés au déficit de luminosité, et prenaient de la vitamine D et des antidépresseurs pour contrer les effets du manque de lumière, alors que quinze kilomètres à l’intérieur des terres, c’était un désert sans un nuage, où on bronzait jusqu’à l’os, d’un bout de l’année à l’autre. Décidément, le June Gloom, la grisaille de juin, avait l’air bien parti… pour s’éterniser.
Leo Mulhouse prenait toujours la quatre-voies qui longeait la côte. Il aimait le spectacle de l’océan, et l’effet de montagnes russes en réduction, la légère sensation d’apesanteur par laquelle s’amorçaient les descentes rapides vers les lagunes, suivies par les remontées vers Cardiff, Solano Beach et Del Mar. C’était à cette heure-là que ces villes étaient les plus belles : elles étaient désertes, et on aurait dit qu’on venait de les débarbouiller. Le crissement des pneus sur la route mouillée, le couinement humide des essuie-glaces, le rugissement des vagues au loin, tout s’alliait pour produire une sorte d’expérience aquatique, pour faire ressembler le trajet en voiture à un moment de grâce, mouette parmi les nuages, la voie du surf, monter sur l’épaule des vagues et dévaler les creux, chevaucher la houle de terre toujours recommencée, prête à s’écraser dans la mer.
En haut de la grande colline qui montait vers Torrey Pines, puis le long du terrain de golf, un virage sec à droite, et il était arrivé. Torrey Pines Generique. Ensuite, le parking souterrain, le ventre de la bête – la boîte de biotechnologie.
Pour entrer, il fallait montrer patte blanche : se soumettre à des procédures de sécurité draconiennes. Pour savoir avec quoi vous ressortiez, encore fallait-il savoir avec quoi vous étiez entré. Et donc, le détecteur de métaux, l’inspection par une équipe de sécurité blasée armée de gobelets de café gigantesques, l’allumage de l’ordinateur portable, la vérification du matos et des logiciels par des experts, le coup de truffe de Clyde, le chien du matin, dressé à détecter la signature des molécules : autant de contrôles aujourd’hui standard dans le domaine de la biotechnologie, après certains incidents d’espionnage industriel restés fameux. Les enjeux étaient trop élevés pour qu’on fasse confiance à qui que ce soit.
Leo se retrouva enfin dans les longs couloirs blancs du complexe. Il posa son mug de café sur son bureau, alluma son ordinateur, partit vérifier les expériences en cours. La plus importante était en voie d’achèvement, et le résultat lui tenait particulièrement à cœur. Ils procédaient au criblage à haut débit de certaines protéines parmi les milliers listées dans la base de données de l’UCSD, l’université de San Diego, Californie, dans l’espoir d’identifier celles qui activeraient des cellules données, de façon à leur faire exprimer plus de lipoprotéines à haute densité – dix fois plus, peut-être. Dix fois plus de HDL, de « bon cholestérol », de quoi sauver la vie à des tas de gens atteints d’une kyrielle de maladies – l’artériosclérose, l’obésité, le diabète, et même la maladie d’Alzheimer. Un traitement capable de combattre, voire de guérir, n’importe laquelle de ces maladies vaudrait des milliards de dollars ; une thérapie qui les soulagerait toutes vaudrait… eh bien, ce qui était sûr, c’est que ça expliquait le haut degré de sécurité auquel était soumis le complexe.
L’expérience était en cours mais pas encore terminée, de sorte que Leo retourna dans son bureau, but son café et lut Bioworld Today en ligne, sur son ordinateur. Les robots de criblage à haut débit, les protocoles d’analyse d’hormones artificielles, les analyses protéomiques – chacun des articles aurait pu décrire une expérience en cours chez Torrey Pines Generique. Toute l’industrie cherchait des moyens d’améliorer la chasse aux protéines thérapeutiques et de les administrer aux êtres vivants. La moitié des articles de la journée traitaient de l’un ou l’autre de ces sujets, comme dans toutes les autres éditions du newszine. C’étaient des problèmes récalcitrants, qui se dressaient entre le concept de biotechnologie et la médecine proprement dite. S’ils n’arrivaient pas à les résoudre, tout le concept et l’industrie qui était basée dessus pouvaient suivre le même chemin que l’énergie nucléaire et dégénérer complètement. D’un autre côté, s’ils les réglaient, ça pourrait devenir quelque chose qui se rapprocherait plus ou moins de l’industrie informatique en termes de retour sur investissement – sans parler des impacts sur la santé, évidemment !
Lorsque Leo retourna au labo, deux de ses assistants, Marta et Brian, étaient debout devant une paillasse, en blouse blanche et gants de caoutchouc, et s’affairaient avec des pipettes sur une batterie de flacons.
— Salut, les gars.
— Salut, Leo.
Marta pointa sa pipette comme un curseur PowerPoint sur la petite vitre du long réfrigérateur placé sous le plan de travail.
— Prêts pour la vérification ?
— Et comment ! Vous pouvez m’aider ?
— Juste une seconde, répondit Marta en s’affairant un peu plus loin sur la paillasse.
— Il vaudrait mieux que ça marche, dit Brian. Parce que Derek vient de raconter à la presse que c’était la méthode d’autothérapie de la décennie.
— Non, c’est une blague ? répondit Leo, surpris.
— Pas le moins du monde.
— Ce n’est pas possible !
— Si, si.
— Mais comment a-t-il pu faire une chose pareille ?
— Ce sont les termes mêmes du communiqué de presse. Et il a aussi appelé ses journalistes préférés. C’est sur sa page Web. Les blogs parlent déjà des implications. Les paris sont lancés. Certains ne nous donnent pas un mois avant de nous faire racheter par un gros labo pharmaceutique…
— Oh non, Bri ! Ce ne sont vraiment pas des choses à dire !
— Désolé, mais tu connais Derek. On ne parle plus que de ça.
Brian indiqua, d’un geste, l’écran de l’un des ordinateurs posés sur la paillasse. Leo y jeta un coup d’œil.
— Ce n’était pas sur Bioworld Today…
— Ça y sera demain.
L’onglet de la page « Dernières nouvelles » du site de la boîte clignotait. Leo se pencha, cliqua dessus. Ouais – l’édito du jour. L’usine à HDL, panacée potentielle contre l’obésité, le diabète, la maladie d’Alzheimer, les maladies de cœur…
— Oh mon Dieu, marmonna Leo en s’empourprant. Oh mon Dieu… Mais pourquoi il fait ça ?
— Il veut que ça devienne la réalité.
— Bon, d’accord, mais on n’est encore sûrs de rien !
— Il veut que tu le fasses devenir vrai, Leo, insista Marta avec son sourire en coin. Lui c’est Bip Bip, toi tu es Vil Coyote, et il veut te faire passer en courant par-dessus le bord de la falaise, comme ça tu seras obligé de construire le pont qui te permettra d’éviter de t’écraser en bas…
— Sauf que ça rate toujours ! Vil Coyote se rétame à tous les coups au fond du canyon !
Marta le regarda en rigolant. Elle l’aimait bien, mais c’était une coriace.
— Allez, dit-elle. Cette fois, ça va marcher.
Leo hocha la tête, essaya de se calmer. Il appréciait Marta et son moral d’acier, et il s’efforçait toujours de rester aussi positif qu’on pouvait humainement l’être, en toutes circonstances, mais là, ça commençait à devenir duraille. Enfin, il se fendit de son plus large sourire et dit :
— Ouais, c’est vrai, vous êtes formidables.
Il enfila des gants en latex.
— Tu te rappelles la fois où il a annoncé qu’on avait vaincu l’hémophilie A ? demanda Brian.
— Tais-toi, je t’en prie…
— Et la fois où il a annoncé par voie de presse qu’il avait décapité des souris à mille tours/minute pour prouver à quel point notre thérapie marchait bien ?
— L’expérience de la guillotine rotative ?
— Pitié ! implora Leo. Arrête ça.
Il prit une pipette et essaya de se concentrer sur son travail. Prélever, injecter, prélever, injecter – l’essentiel du travail, à ce stade, était malheureusement robotisé, ce qui dégageait le cerveau, laissant le champ libre à toutes les réflexions, bienvenues ou non. Au bout d’un moment, Leo les laissa continuer seuls et retourna dans son bureau relever son courrier électronique, puis parcourir, impuissant, la partie du communiqué de Derek qu’il réussit à lire sans avoir envie de vomir.
— Mais pourquoi est-il allé raconter ça, pourquoi, pourquoi, pourquoi ? fit-il tout haut.
Cette question n’attendait pas de réponse, mais Marta et Brian étaient devant la porte de son bureau, et Marta répondit, implacablement :
— Je te l’ai dit : il croit qu’il peut nous forcer la main.
— Sauf que ça ne dépend pas de nous, objecta Leo. Ça ne dépend pas de nous, mais des gènes. Si le gène modifié n’atteint pas la cellule qu’on essaie de cibler, on ne peut rien faire.
— Tu n’as plus qu’à trouver le truc qui permettra d’y arriver.
— Tu veux dire : construisez-le et ils viendront ?
— C’est ça. Dis-le, et ils se démerderont pour le faire.
Dans le labo, une minuterie sonna, faisant un bruit qui rappelait étrangement le cri du Bip Bip : meep-meep ! Ils mirent le cap vers l’incubateur et lurent le graphe déroulant au fur et à mesure que la machine le crachait, tel le reçu d’un distributeur automatique – comme les billets d’un distributeur automatique, en fait, si les résultats étaient bons. L’énorme tas de dollars qui leur tomberait dessus s’ils avaient tiré le bon numéro.
Et pour être bons, les chiffres l’étaient. Ils étaient même excellents. Il allait falloir qu’ils vérifient, mais ils faisaient cette série d’expériences depuis tellement longtemps qu’ils savaient à quoi les données brutes devaient ressembler. Or elles étaient vraiment bonnes. Ils étaient donc maintenant comme Vil Coyote, debout au milieu du vide, en train de regarder avec stupéfaction les spectateurs, parce qu’un pont s’était magiquement étendu hors de la falaise, venant à sa rencontre pour le sauver. Et les sauver, eux, de l’interminable plongeon d’un démenti dans la presse et de la chute libre au Nasdaq qui l’aurait aussitôt suivi.
Sauf que Vil Coyote se réjouissait toujours trop vite. Le Bip Bip avait toujours un mouvement d’avance. L’angoisse…
— Et merde ! s’exclama Leo, la main tremblante. Sans Derek, je délirerais de joie, là, tout de suite… Regardez ça, dit-il en indiquant une ligne. On n’a jamais obtenu un résultat pareil.
— Tu vois ? Derek savait que ça marcherait comme ça.
— Tu parles qu’il le savait !
— De sacrés bons chiffres, renchérit Brian avec un sourire. L’article est déjà presque rédigé, en plus. Je n’ai plus qu’à intégrer ces données et à fignoler la conclusion.
— Elle sera simple, si ça se corrobore, dit Marta.
— Le seul problème, reprit Leo en hochant la tête, c’est qu’elle ne devra pas laisser ignorer que même si cette partie-là marche, le traitement n’est pas encore à notre portée parce que nous ne tenons pas l’apport ciblé. On pourrait y arriver, mais on ne sait pas l’administrer à des organismes vivants, à l’endroit précis où on en a besoin.
— Tu n’as pas lu tout l’article sur le Web, répondit Marta avec, à nouveau, son sourire rageur.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Leo n’était pas d’humeur à jouer aux devinettes. Son estomac venait de se contracter d’un coup à la taille d’une noisette, à peu près.
Marta se mit à rire, ce qui était sa façon de manifester sa sympathie sans l’exprimer par des paroles :
— Il va acheter Urtech.
— Urtech ? C’est quoi ?
— Ils maîtrisent une méthode d’apport ciblé qui marche.
— Comment ça ? Qu’est-ce que ça pourrait bien être ?
— C’est nouveau. Ils viennent d’obtenir le brevet.
— Oh non.
— Oh si.
— Oh mon Dieu. Ça n’a pas été validé ?
— Sauf par le brevet. Et l’offre d’achat de Derek, maintenant.
— Oh mon Dieu ! Mais pourquoi fait-il ce genre de choses ?
— Parce qu’il a envie de devenir le PDG du plus grand labo pharmaceutique de tous les temps. Comme il l’a dit à People.
— Ben voyons !
Torrey Pines Generique, comme la plupart des start-up du secteur de la biotechnologie, était sous-capitalisée, et ne pouvait se permettre que quelques coups de dés. L’un d’eux devait impérativement paraître suffisamment prometteur pour attirer le capital qui lui permettrait de continuer la partie. C’est à ça qu’ils s’épuisaient depuis cinq ans, depuis la création de la boîte, et voilà, grâce aux résultats de ces expériences, que leurs efforts commençaient à se révéler payants. Ils devaient maintenant trouver le moyen d’insérer le gène qu’ils avaient réussi à modifier dans les cellules du patient, de telle sorte que son organisme accroisse lui-même la production des protéines voulues, et en quantité voulue. Si ça marchait, il n’y aurait pas de réaction immunitaire, et le patient ne serait pas seulement soigné, il serait guéri.
Stupéfiant.
Mais – parce qu’il y avait un mais, et même un énorme mais – ils n’avaient pas résolu le problème de l’insertion de l’ADN modifié dans les cellules du patient. Leo et son équipe n’étaient pas physiologistes, et ils n’y étaient pas arrivés. Personne n’y était arrivé. C’était précisément pour empêcher ce genre d’intrusion qu’était conçu le système immunitaire. À vrai dire, l’une des méthodes d’insertion de l’ADN modifié dans l’organisme consistait à l’introduire dans un virus et à administrer au patient une infection virale, bénigne, en fin de compte, parce que l’ADN modifié aurait atteint sa cible. Sauf que, comme l’organisme s’ingéniait à combattre les infections virales, ce n’était pas une bonne solution. Et personne n’avait envie de prendre un risque avec le système immunitaire de gens déjà malades.
Et voilà : ils étaient dans le même bateau que tout le monde depuis un bon moment déjà, à la poursuite du Saint-Graal de la thérapie génique, un « procédé d’apport ciblé non viral ». La firme qui le découvrirait et le brevetterait détiendrait ipso facto la licence pour des dizaines de process industriels, et il était très probable que l’un des grands groupes pharmaceutiques achèterait la boîte, faisant la fortune de tous ceux qui bossaient dedans, et les gardant même, pour la plupart. Par la suite, même si le groupe démantelait le labo, ne conservant que le procédé, les employés de la start-up auraient assez de fric pour en rigoler – prendre leur retraite et passer le restant de leurs jours à faire du surf, ou fonder une autre start-up dans l’espoir de toucher à nouveau le jackpot. À ce stade, ça relèverait plus du hobby ou de la philanthropie que de la lutte pour la survie, à quoi ressemblait souvent leur boulot avant qu’ils ne décrochent le pactole.
La traque au procédé d’apport ciblé non viral était donc définitivement lancée, dans des centaines de labos du monde entier. Et voilà que Derek avait acheté un de ces labos. Leo regarda l’info sur le site Web de la boîte. Derek avait dû l’acheter au feeling, parce que s’il avait été prouvé que ledit labo détenait la méthode, il n’aurait jamais pu se l’offrir. Une boîte de biotech encore plus petite que Torrey Pines, Urtech, basée à Bethesda – Leo n’en avait jamais entendu parler –, dans le Maryland, avait convaincu Derek qu’elle avait trouvé un moyen d’introduire l’ADN modifié dans l’organisme humain. Derek avait acheté la boîte sans consulter Leo, son principal chercheur. Il avait dû prendre conseil auprès de son vice-président, le docteur Sam Houston, un vieil ami et partenaire des premiers jours. Un homme qui n’avait pas mis les pieds dans un labo depuis dix ans.
C’était donc vrai.
Leo resta assis à son bureau en essayant de dénouer le nœud que faisait son estomac. Ils allaient devoir assimiler cette nouvelle compagnie. Apprendre leur technique, la mettre à l’épreuve. Elle avait été brevetée, remarqua Leo, ce qui voulait dire qu’ils en étaient les propriétaires exclusifs, ils en détenaient les secrets de fabrication – un concept que beaucoup de chercheurs en activité avaient du mal à accepter. Une méthode scientifique secrète ? N’y avait-il pas une contradiction dans les termes ? Certes, les brevets étaient enregistrés quelque part, et celui-ci finirait par tomber dans le domaine public. Ce n’était donc pas une recette magique. Mais à ce stade, le secret devait être bien gardé. Et on ne pouvait être sûr de rien. Il n’y avait pas eu beaucoup de publications à ce sujet, pour ce que Leo en savait. Quelques papiers en préparation, quelques autres déjà soumis, un article accepté – il faudrait qu’il en prenne connaissance le plus vite possible – et un brevet. Ils les accordaient parfois tellement vite. Bref, l’approche n’était étayée que par un ou deux articles.
Un secret scientifique.
— Bordel de merde ! s’exclama Leo.
Derek avait acheté chat en poche. Et c’était à Leo de fouiller dans la poche en question.
On frappa à la porte ouverte de son bureau. Un coup hésitant. Il leva les yeux.
— Oh, salut, Yann. Ça va ?
— Ça va, Leo. Merci. J’étais juste venu te dire au revoir. Je repars pour Pasadena. J’ai fini mon travail ici.
— Oh, dommage. Je suis sûr que tu aurais pu nous aider à comprendre quel genre de chat nous venons d’acheter.
— Vraiment ?
Le visage de Yann s’illumina comme celui d’un gamin. C’était un matheux dans l’âme, et il en avait ce que Leo considérait comme la personnalité type : intelligent, complètement à côté de ses pompes, enthousiaste, une idée à la minute. Il n’affichait pas ses qualités ; pour les découvrir, il fallait l’amener à se déboutonner. Comme l’avait dit Marta, avec toute la mansuétude dont elle était capable, sans l’inclinaison de tête et le rythme kalachnikov sur lequel il parlait, on n’aurait jamais dit un matheux. Enfin, ça n’avait pas d’importance ; Leo l’aimait bien, et son travail sur l’identification des protéines, vraiment intéressant, recelait un fort potentiel.
— À vrai dire, je ne sais pas encore sur quoi nous avons mis la main, admit Leo. C’est probablement un problème de biologie, mais qui sait ? En tout cas, une chose est sûre, c’est que tu nous as bien aidés avec nos protocoles de sélection.
— Merci. J’apprécie. Il se pourrait que je revienne, de toute façon. J’ai un projet en cours avec l’équipe de mathématiciens de Sam qui pourrait se développer. Si ça marche, ils vont essayer de me faire signer un nouveau contrat de mission. Enfin, c’est ce qu’il m’a dit.
— Ravi de l’apprendre. Amuse-toi bien à Pasadena, en attendant.
— Oh, pour ça, pas de problème. À bientôt !
Et c’est sur ces mots que leur meilleur biomathématicien les quitta.
Charlie Quibler avait à peine ouvert un œil quand Anna était partie travailler. Il se leva une heure plus tard, lorsque son propre réveil sonna. Il réveilla péniblement Nick, l’habilla, le fit manger, attacha Joe encore endormi dans son siège bébé pendant que Nick montait par l’autre portière de la voiture. – Tu as ton sac à dos ? Ton déjeuner ? Ce n’était pas toujours le cas. Enfin, ils partirent pour l’école de Nick, où ils le déposèrent, et rentrèrent à la maison pour s’effondrer sur le canapé, Joe n’ayant pas ouvert l’œil une seconde pendant tout ce temps. Une heure plus tard à peu près, il ouvrirait l’œil, affamé, et réveillerait Charlie en hurlant, ce qui marquerait le véritable début de la journée, réduisant tout ce qui précédait à un rêve pénible au scénario immuable.
Charlie dirait alors : « P’tit Joe et papa ! » Ou bien : « Joe et papa à la maison, c’est parti ! » Ou encore : « Et si on s’occupait du petit déjeuner ? Voilà ce qu’on va faire, tu vas jouer dans ton parc pendant une minute, le temps que je réchauffe un peu du Lait de Maman. »
Ça avait toujours marché comme un charme avec Nick, et il y avait des moments où Charlie oubliait et mettait Joe dans le vieux parc en plastique bleu, dans le salon, mais s’il avait le malheur de faire ça, Joe poussait un hurlement scandalisé à la seconde où il réalisait ce qui lui arrivait. Joe refusait d’être associé avec des choses de bébé ; le simple fait de le mettre dans le siège enfant, dans le porte-bébé ou dans la poussette produisait le même résultat, rigoureusement invariable. Quand une autre solution était possible, Joe rejetait le truc de bébé comme un affront à sa dignité.
Charlie gardait donc Joe avec lui, dans la cuisine, et Joe lui rampait entre les pieds, explorait la porte qui bloquait l’escalier, abrupt, de la cave. Évoluant, d’une façon générale, comme une boule de flipper humaine. Anna avait scotché du bull-pack sur tous les angles saillants. On aurait dit que la cuisine venait d’être livrée et n’avait pas été complètement déballée.
— Aïe, aïe, aïe ! Attention ! Ne fais pas ça ! Arrête ! Ton biberon sera prêt dans une seconde.
— Ba !
— C’est ça, biberon.
C’était satisfaisant, et Joe se laissa tomber sur son gros derrière juste sous les pieds de Charlie. Qui le contourna pour aller prendre un cube de lait d’Anna congelé dans le freezer et le mettre au bain-marie, sur la plaque électrique du fond. Anna conservait son lait dans des flacons de plastique récupérables, eux-mêmes remplis de sachets de plastique jetables bouchés avec des tétines en caoutchouc marron dans lesquelles Charlie avait percé plusieurs petits trous avec une épingle, et coiffées d’un capuchon de plastique pour les protéger de la contamination dans le freezer. Des microbes dans le freezer ? Charlie se mordait la langue pour ne pas poser la question à Anna. Il y avait un cahier de labo sur le plan de travail, où Charlie notait les heures des repas de Joe, et les quantités qu’il lui avait données. Anna disait qu’elle aimait savoir ces choses-là, que ça lui permettait de savoir combien de lait elle devait se tirer au travail. Charlie remplit donc le cahier pendant que l’eau commençait à bouillir, en pensant comme chaque fois que le but était avant tout de faire plaisir à Anna, et que s’il suffisait pour ça de lui fournir des rapports quantifiés, il aurait eu mauvaise grâce à le lui refuser.
D’une brève aspiration sur la tétine, il testait la température du lait décongelé lorsque son téléphone se mit à sonner. Il mit son oreillette et répondit.
— Salut, Charlie ! C’est Roy.
— Oh, salut, Roy ! Quoi de neuf ?
— Eh bien, on a ton dernier rapport, ici, et je m’apprêtais à le lire quand je me suis dit que j’allais d’abord voir ce qui m’attendait, comment tu avais résolu le problème du GIEC.
— Ah oui. Tous les nouveaux éléments un tant soit peu significatifs sont dans la troisième partie.
Le projet de loi sur lequel Charlie avait fait un mémo pour Phil stipulait que les États-Unis agissent conformément aux recommandations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
— Aurais-tu en quelque sorte enterré le passage selon lequel nous devrions nous conformer aux découvertes du GIEC ?
— Je ne pense pas que la croûte terrestre soit assez épaisse pour enfouir ça. J’ai essayé de le replacer dans un contexte qui le fasse paraître inévitable : l’environnement global auquel nous appartenons, le changement de climat indéniable, le fait que les Nations unies soient les mieux placées pour gérer les problèmes à l’échelle planétaire, et que nous ne pouvons pas faire autrement que de les soutenir, sans quoi le monde entier va cuire dans son jus, ce genre de choses…
— D’accord, mais ça n’a jamais marché jusque-là, hein ? Allez, Charlie, c’est l’année préélectorale de Phil, c’est sa mesure phare, et tu es son spécialiste du climat. S’il n’arrive pas à faire passer ce projet de loi auprès du comité, alors là, on est vraiment dans la merde !
— Ouais, je sais… Oh, une petite seconde !
Charlie aspira à nouveau un petit coup sur la tétine. Le lait était pratiquement à la température du corps.
— Un peu trop tôt pour biberonner, non, Charlie ? Qu’est-ce que tu bois, là ?
— Eh bien, je tète le lait de ma femme, si tu veux le savoir.
— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je teste la température du biberon de Joe. Il faut décongeler le lait et le lui donner juste à la bonne température, sinon ça ne va pas.
— Quoi, tu bois le lait de ta femme au biberon ?
— Exactement.
— Et comment c’est ?
— Pas mal. Un peu léger, mais sucré. Un mélange puissant de protéines, de graisse et de sucre. L’aliment idéal, sans aucun doute.
— J’imagine, ricana Roy. Tu t’es déjà servi à la source ?
— J’ai essayé, évidemment. Qui ne l’a jamais fait ? Mais Anna n’aime pas ça. Elle dit que ça délivre un message confus, et que si je continue, elle va me sevrer en même temps que Joe.
— Ah, ah ! Ouais, il faut envisager le problème à long terme.
— Exactement. En réalité, la fois où j’ai essayé, Joe s’était endormi en tétant, et elle ne pouvait pas bouger, de peur de le réveiller. Elle sifflait et crachait comme une chatte en furie pour que j’arrête, mais pour que ça marche, il faut aspirer rudement fort. Bref, c’est un coup à prendre, et je n’y étais pas encore arrivé quand Joe s’est réveillé et m’a vu. On s’est figés, Anna et moi, pensant qu’il allait pétocher, mais il s’est contenté de tendre la main et de me tapoter la tête.
— Il avait tout compris !
— Ouais. C’était comme s’il me disait : « Je sais ce que tu éprouves, papa, et je vais partager cet incroyable filon avec toi. » Pas vrai, Joe ? dit-il en tendant à son fils le biberon de lait réchauffé.
Il eut un sourire en regardant Joe le prendre d’une main et le renverser en arrière, le coude tendu, comme Popeye s’envoyant une giclée d’épinards en boîte. Avec tous les petits trous que Charlie avait faits dans la tétine, Joe pouvait liquider un biberon en quelques minutes, et il semblait y prendre un plaisir gigantesque. L’afflux de sucre, sans doute.
— Mouais. Tu me fais l’effet d’un type un peu tordu, m’enfin, si c’est l’idée que tu te fais du bonheur domestique… Bon, en attendant, on compte sur toi, ici, et c’est peut-être la proposition de loi la plus importante que Phil fera au cours de cette session parlementaire.
— Tu parles ! C’est beaucoup plus que ça ; franchement, c’est l’une des rares chances qui nous restent d’éviter le désastre absolu…
— Tu prêches un converti !
— J’espère bien.
— D’accord, d’accord. Bon, je lis ton papier et je te rappelle le plus vite possible. Je voudrais avancer sur le sujet. La présentation au comité est programmée pour mardi.
— Parfait. Je serai joignable au téléphone toute la journée.
— C’est noté. Je te rappelle. En attendant, réfléchis à la façon dont on pourrait enterrer le truc du GIEC encore plus profondément.
— Entendu. Mais regarde d’abord ce que j’ai fait.
— Sûr. Au revoir.
— Salut !
Charlie ôta son oreillette et éteignit la plaque chauffante. Joe finit son biberon, l’inspecta et l’envoya négligemment balader.
— Ben mon vieux, t’es un rapide, commenta Charlie, comme chaque fois.
Ces journées passées ensemble leur procuraient, à l’un comme à l’autre, la grande satisfaction de pouvoir faire et refaire toujours les mêmes choses, et de prononcer les mêmes paroles pour les commenter. Joe ne tenait pas autant aux rites et aux rythmes que Nick avant lui. En réalité, il appréciait une sorte de variation structurée, ou du moins c’est ainsi que Charlie voyait les choses, mais le plaisir de la répétition était toujours présent.
Il n’y avait pas à dire, ses garçons étaient très différents. Quand Nick avait l’âge de Joe, Charlie devait le tenir dans ses bras, la tête coincée au creux de son coude, pour lui donner son biberon, parce que Nick avait un curieux moment de rejet, même quand il avait faim. Il pleurnichait et refusait la tétine, peut-être parce que ce n’était qu’un substitut au téton maternel, peut-être parce que Charlie avait mis des mois à comprendre qu’il fallait percer beaucoup de trous supplémentaires dans les tétines. En tout cas, il refusait et se tortillait, tournant vivement la tête d’un côté et de l’autre, et plus il avait faim, plus il s’agitait, jusqu’à ce que, d’un sursaut, comme un poisson se jetant sur un appât, il frappe, se cramponne et se mette à téter désespérément. C’était une routine assez frustrante, une partie du bouleversement plus vaste, centré sur la perte de liberté, qui avait si violemment frappé Charlie la première fois, bien qu’il ait maintenant du mal à retrouver pourquoi. L’image de ces centaines de séances avec un Nick récalcitrant, repoussant son biberon, concrétisait à la perfection toutes les joies compromises et tous les agacements du papa poule qu’il était devenu.
Avec Joe, la vie était relativement moins compliquée. D’abord, Charlie était plus habitué, et Joe, même s’il était parfois difficile à sa façon, n’était pas du genre à cracher sur un biberon.
Il avait maintenant décidé de réessayer de passer par-dessus la barrière antichute pour pouvoir enfin plonger, la tête la première, dans l’escalier de la cave, mais Charlie se précipita pour le détourner de son projet et le cornaquer vers la salle à manger, ignorant ses hurlements de protestation tandis qu’il nettoyait le plan de travail de la cuisine.
— Ça va, ça va ! Du calme ! Allez, on va faire un tour ! On va faire un tour !
— Non !
— Allez… Oh, attends ! Mais c’est le jour du Gymboree ! Et ensuite, on ira déjeuner au parc, et puis on pourra faire un tour dans…
— NON !
C’était sa façon de dire oui.
Charlie dut se bagarrer pour le fourrer dans le porte-bébé. L’opération consistait essentiellement à contrôler ses jambes, ce qui n’était pas facile. Joe était costaud, un petit animal râblé, aux muscles compacts, et même s’il ne criait pas aussi fort que Nick, le maîtriser n’était pas une petite affaire.
— Le Gymboree, Joe ! Tu adores ça ! Et après on ira se promener, se promener dans le parc !
Et ils se mirent en route.
D’abord le Gymboree, situé dans un grand bâtiment juste sur Wisconsin. C’était un endroit où les enfants se retrouvaient entre eux quand ils n’allaient pas à la crèche. La séance durait une heure. Charlie avait toujours l’impression un peu déprimante de devoir payer pour permettre à son gamin de jouer avec d’autres enfants, mais c’était comme ça ; sans le Gymboree, tous ces gamins seraient restés chacun de son côté.
Joe disparut dans les tunnels d’une grande jungle d’agrès en plastique. C’était peut-être un substitut commercial à une communauté réelle, mais ça, Joe ne le savait pas. Tout ce qu’il voyait, c’est qu’il y avait plein de trucs pour jouer et pour crapahuter, et il vibrionnait autour des structures multicolores, rampait dans des tubes, grimpait sur des choses, ignorant les autres gamins au point de les traiter comme des parties amovibles du dispositif, ce qui posait parfois des problèmes.
— Oups ! Demande pardon, Joe. Pardon !
Et il filait, échappant à Charlie. Il n’y avait pas une seconde à perdre. Encore une fois, le contraste avec Nick n’aurait pas pu être plus frappant. Nick ne bougeait presque pas au Gymboree. Une fois, il avait trouvé une balle rouge, géante, et il était resté là, les bras passés autour, pendant toute l’heure de la séance. Toutes les mamans le regardaient avec compassion (ou non), et la monitrice, Ally, avait eu beau faire, elle n’avait pas réussi à l’intéresser à autre chose. Nick refusait obstinément de lâcher sa balle rouge mystique.
C’était embarrassant. Enfin, Charlie avait l’habitude. Le problème n’était pas seulement que Nick restait statique, ou l’hyperactivité de Joe ; c’était surtout que Charlie était toujours le seul papa. Sans lui, ç’aurait été un endroit exclusivement dédié aux mamans, assez confortable, d’ailleurs. Il savait que sa présence entachait ce confort. C’était souvent comme ça, dans les environnements liés à la petite enfance. À sa connaissance, il était le seul homme à l’intérieur du Beltway, le périphérique, à passer les heures ouvrables, en semaine, avec des enfants d’âge préscolaire. Ça ne se faisait pas, c’était tout. Ce n’était pas pour ça qu’on venait s’installer à Washington. Ce n’était pas pour ça que Charlie était venu s’installer là, d’ailleurs, mais ils en avaient parlé, Anna et lui, avant la naissance de Nick, et ils étaient arrivés à la conclusion que Charlie pourrait continuer à travailler – à temps partiel, en tout cas, en s’occupant de leur enfant. Le téléphone et l’e-mail n’étaient pas faits pour les chiens, il pourrait être en contact permanent avec le bureau de Chase. Phil n’avait-il pas lui-même perfectionné les techniques de télétravail quand il était le Sénateur du Monde, toujours sur les routes ? Aussi ce brave homme avait-il chaleureusement approuvé le projet de Charlie. Contrairement au sien, le boulot d’Anna exigeait qu’elle soit à son bureau au moins cinquante heures par semaine, et souvent plus. C’est ainsi que Charlie s’était porté volontaire, et avec joie, pour être le parent qui restait à la maison. Ce serait une aventure.
Ça, pour une aventure, c’en avait été une, il n’y avait pas à dire. Mais la première fois a un charme ; or il y avait plus d’un an qu’il avait remis ça avec leur petit deuxième, et ce qui avait été un vrai choc et l’avait entièrement absorbé avec le premier n’était plus maintenant qu’une routine dont il se sentait prisonnier. Ça commençait à lui taper sur le système. Joe commençait à lui taper sur le système.
Et voilà ; Charlie était là, au Gymboree, à traîner avec les mamans et les nounous. Une situation agréable, en théorie, mais dans la pratique un défi diplomatique de première. Personne ne voulait qu’il y ait de malentendu. Personne ne considérerait comme une coïncidence qu’il finisse par se retrouver en train de parler régulièrement à l’une des plus belles femmes de l’endroit, ou à n’importe qui en particulier, du reste. Charlie jouait le jeu, sauf que le comportement de Joe l’empêchait de contrôler la situation. Et voilà qu’il recommençait, justement : il suivait une petite fille aux cheveux noirs et à la physionomie parfaite de futur top model. Charlie ne pouvait pas faire autrement que d’aller s’assurer qu’il ne se jetait pas sur elle, comme il avait la manie de le faire avec les filles qui lui plaisaient. Et, bien sûr, la petite fille avait une jolie maman, ou plutôt une nounou, en l’occurrence : une jeune fille au pair, blonde, d’une vingtaine d’années, à qui Charlie avait déjà parlé. Il sentait le regard des autres femmes braqué sur lui ; pas une seule adulte de cet endroit ne croyait à sa possible innocence.
— Salut, Asta !
— Bonjour, Charlie.
Il commençait même à douter de lui. Asta était une de ces petites Allemandes pleines de vivacité, qui donnaient l’impression d’avoir dix ans d’avance sur les Américaines du même âge en termes d’expérience, ce qui n’était pas un mince exploit, compte tenu de la façon d’être des adolescentes américaines, ces temps-ci. Charlie éprouva un petit sursaut d’indignation et se retint de crier : Ce n’est pas moi qui cours après les filles, c’est mon fils ! C’est mon fils, l’agresseur hyperactif qui embête les nanas ! Mais évidemment il ne pouvait pas faire ça, et maintenant, même Asta le regardait avec méfiance, peut-être parce que, la première fois qu’ils avaient parlé de leurs enfants, il lui avait fait une remarque flatteuse sur les cheveux de sa fille. Il se sentit rougir à nouveau, se rappela le regard de surprise amusée qu’elle lui avait jeté en rectifiant sa méprise.
Il échappa à ce souvenir gênant en chantant avec les autres. C’était fait pour calmer un peu les enfants avant la fin de la séance, avant qu’il ne faille les capturer au lasso et les ligoter sur leur siège bébé pour le retour à la maison en voiture. Joe prit l’annonce d’Ally comme le signal de plonger dans la structure tubulaire, où on ne pouvait le suivre, et d’où il était impossible de l’extraire. Il n’en émergerait que lorsque Ally commencerait à chanter « Ring Around the Rosie », une affreuse chanson inspirée par la Grande Peste de Londres, dont il raffolait. Ils firent donc la ronde, Ally menant la danse et Charlie évitant tous les regards, sauf celui de Joe. Les enfants et leurs mamans braillèrent en chœur les dernières paroles : « Ashes, ashes, we all fall, DOWN ! »
Et – cendres, cendres – ils se laissèrent tous tomber à terre.
Ensuite, ils allèrent au parc.
C’était une pelouse entourant un bac à sable carré, avec des agrès pour les enfants, situé juste à l’ouest de Wisconsin Avenue, à quelques pâtés de maisons de chez eux. Des courts de tennis s’étendaient au sud. Le long de Wisconsin, il y avait une caserne de pompiers, et, à l’ouest, un champ bordé par l’un des nombreux ruisseaux qui couraient encore à travers le damier des rues.
À la mi-journée, le parc était presque toujours occupé par quelques enfants, parfois tout petits, des mamans et des nounous. Beaucoup plus de nounous que de mamans, la plupart originaires des Antilles, apparemment. Elles étaient assises ensemble sur les bancs, se reposant et bavardant dans la chaleur étouffante. Les gamins jouaient tout seuls dans le bac à sable, ou s’ennuyaient.
Joe empêchait Charlie de tomber. Nick était ravi de rester assis au même endroit pendant des périodes prolongées, et quand il jouait il faisait preuve d’une prudence pathologique. Sur un pont de bois rebondissant, Charlie avait vu son petit poing blanchir alors qu’il se crispait sur la rambarde faite d’une chaîne. Contrairement à lui, Joe avait tout de suite repéré l’endroit du pont qui le propulserait le plus haut – pas au milieu, mais au tiers –, et il restait là, à sauter, sauter sur place en rythme avec les oscillations du pont jusqu’à ce qu’il ait pris beaucoup d’élan. Et s’il arborait une expression de désespoir, ce n’était pas du tout pour la même raison que Nick : c’était par frustration de ne pas pouvoir monter plus haut. Il avait l’habitude d’utiliser son corps comme objet d’expérience. Charlie ne comptait plus les fois où il avait dû le tirer d’un mauvais pas, et s’il s’était un peu calmé, c’était seulement parce qu’il n’aimait pas la façon dont son père lui criait dessus. « Tu ne peux pas rester un peu tranquille ? hurlait Charlie. Qu’est-ce que tu crois ? Que tu es en acier ? »
Or donc Joe rebondissait sur le point faible du pont trampoline pendant que la petite fille triste dont la nounou passait des heures au téléphone faisait lentement le tour du manège. Charlie évitait de rencontrer son regard avide et foudroyait la nounou du regard en se disant qu’il devrait peut-être épingler un mot dans les vêtements de la petite fille : Votre enfant erre sur terre, solitaire et désolée, à deux ans – HONTE À VOUS !
Alors que lui, il était un bon père. Voilà ce qu’aurait voulu dire ce mot, et c’est pourquoi il ne l’écrirait jamais. Il était un bon père, mais il s’ennuyait à crever. Non, ce n’était pas tout à fait vrai. C’était un stéréotype déplaisant. Il s’efforçait donc de se concentrer sur son numéro deux, et de jouer avec lui. C’était vraiment injuste, mais on n’y pouvait rien : les parents s’occupaient moins de leur deuxième enfant. Pour le premier, malgré le choc immense de la perte de liberté dont il fallait bien se remettre, certes, il y avait tout de même le spectacle envoûtant de son propre rejeton – ce petit être dont les gènes étaient un mélange à parts égales des siens et de ceux de sa compagne. On avait vraiment du mal à réaliser qu’un processus pareil puisse fonctionner, et pourtant le gamin était là, et il marchait dans le monde sous l’aspect provisoire d’une espèce d’animal de compagnie, un petit animal qui ne parlait pas mais qui exerçait une fascination incomparable.
Alors que pour le deuxième, comme ils disaient tous, on se bornait plus ou moins à l’empêcher de manger la litière du chat. Ce à quoi ils n’arrivaient pas toujours, dans le cas de Joe. Mais il ne fallait pas s’en faire. Ces petits animaux survivraient. Ils s’en sortiraient peut-être même très bien. Et en attendant, on pouvait toujours lire le journal.
Enfin, en attendant, justement, Joe et papa étaient là, au parc, alors autant essayer d’en tirer le meilleur parti. Et il était vrai qu’il était plus amusant de jouer avec Joe qu’avec Nick, au même âge. Joe pouvait courir après Charlie pendant des heures, demander à ce qu’il lui coure après, jouer à la bagarre, se bagarrer, descendre le toboggan et remonter les marches comme un mobile animé d’un mouvement perpétuel. Tout ça en plein mois de mai, à Washington, alors que le thermomètre s’appliquait à battre des records et que le soleil implacable, tapant à la verticale, traversait des couches d’un air tellement chargé d’humidité qu’il diffractait la lumière. Il se retrouvait en sueur et haletant, d’accord, mais Joe ne se faisait jamais prier. Au moins, on n’avait pas le temps de s’embêter.
Après un dernier tour de piste, ils s’affalèrent sur l’herbe pour pique-niquer. Ils adoraient tous les deux ce moment où Charlie donnait la becquée à Joe : des jus de fruits et des petits pots pour bébé, de la compote, un ou deux Chocapic qu’il pouvait manger tout seul. Il se nourrissait encore principalement du lait de sa mère.
Ce festin terminé, Joe tenta de se relever pour recommencer à jouer.
— Oh non, Joe, on ne pourrait pas se reposer un peu ?
— Non !
Mais, alourdi par son déjeuner, il se mit à tituber, comme s’il avait trop bu. Aussi brutale qu’un coup sur la tête, l’heure de la sieste le collerait bientôt au tapis.
Le téléphone de Charlie bipa. Le cordon de l’oreillette pendouillant devant le visage, il décrocha.
— Allô ?
— Salut, Charlie ! T’es où ?
— Salut, Roy. Je suis au parc, comme d’hab. Quoi de neuf ?
— Eh bien, j’ai lu ta dernière version, et j’aurais voulu t’en parler, là, parce qu’il faut qu’on transmette le projet au bureau du sénateur Winston pour qu’ils avisent.
— Tu penses que c’est une bonne idée ?
— C’est Phil qui nous a dit de faire comme ça.
— D’accord. Alors, de quoi veux-tu discuter ?
Il y eut une pause. Roy cherchait un point du rapport.
— Ah, voilà. Je cite : « Le Congrès est très préoccupé par la lenteur du passage de l’Amérique des hydrocarbures aux carburants à base d’hydrates de carbone et craint qu’il n’en résulte rapidement des changements de climat chaotiques, avec un impact profondément négatif sur l’économie des États-Unis… », fermez les guillemets. On nous a dit qu’Ellington était préoccupé, pas très préoccupé. Tu ne crois pas qu’il faudrait changer ça ?
— Non, nous sommes très préoccupés. Et lui aussi. C’est juste qu’il ne le sait pas.
— D’accord. Alors, plus loin, au troisième paragraphe, dans les clauses opérationnelles, je cite : « Les États-Unis indexeront les réductions d’hydrocarbures sur celles de la Chine et de l’Inde selon un rapport de deux à un, et apporteront le financement correspondant aux centrales marémotrices ou éoliennes construites dans ces pays et dans tous les pays dont l’indice de développement est inférieur à cinq, ces centrales devant être gérées par une agence intergouvernementale dont les États-Unis devront faire partie à titre de membre permanent ; quatrièmement, ces mesures seront combinées avec la production d’énergie… »
— Stop, mets plutôt « génération d’énergie ».
— « La génération d’énergie », d’accord… « sans impact sur le climat, de telle sorte que toutes les économies réalisées sur l’atténuation des risques environnementaux dans les pays participants, telles que déterminées par le GIEC, soient intégralement portées au crédit des quotas américains, et qu’un minimum de cinquante millions de dollars d’économies soient attribués annuellement spécifiquement à la construction de centrales de génération d’énergie sans impact climatique ; et qu’un minimum de cinquante millions de dollars d’économies soient attribués annuellement spécifiquement à la réalisation de pièges à carbone, autrement dit à tous les projets d’ingénierie environnementale conçus pour capturer le gaz carbonique de l’atmosphère et le séquestrer, en toute sécurité, dans les forêts, les gisements de houille, les océans ou tout autre endroit… »
— Ouais. Les pièges à carbone constituent vraiment un enjeu crucial. Va savoir si nous n’aurons plus d’autre solution, en fin de compte, que de laver l’atmosphère du CO2 qu’elle contient. Alors on ferait peut-être mieux d’inverser ces deux clauses. Mettre les pièges à carbone en premier et les centrales énergétiques à impact climatique neutre après, dans ce paragraphe.
— Tu crois ?
— Oui, absolument. Il se pourrait que les pièges à carbone soient le seul moyen d’empêcher nos enfants, et tous les enfants de cette planète, pendant les mille ans à venir, de patauger dans un marécage. De vivre toute leur vie sur Vénus.
— Ouais, un genre de Washington DC… D’accord, on intervertit. Bon, alors ça va pour ce paragraphe. Et c’est tout pour le texte. Maintenant, la question suivante est : qu’est-ce qu’on peut proposer à Winston et à sa bande pour leur faire accepter cette version ?
— Demandez aux gars de Winston de vous fournir la liste de leurs candidats, choisissez les deux moins agressifs, et dites-leur qu’on a réussi à les faire accepter par Phil, mais seulement à condition qu’ils acceptent d’abord nos modifications.
— Et tu crois qu’ils vont marcher ?
— Non, mais… attends… Joe ?
Charlie ne voyait plus Joe nulle part. Il se pencha pour jeter un coup d’œil sous la structure d’escalade, regarda de l’autre côté. Pas de Joe.
— Roy, je te rappelle. Il faut que je retrouve Joe. Je ne sais pas où il est passé.
— D’ac. J’attends ton appel.
Charlie coupa la communication, enleva son oreillette et la fourra dans sa poche.
— JOE !
Il se tourna vers les nounous antillaises, mais aucune ne semblait avoir remarqué quoi que ce soit, ou ne voulut croiser son regard. Rien à espérer de ce côté-là. Il alla voir plus loin, derrière la caserne de pompiers. Ah ah ! Joe était là, qui fonçait vers Wisconsin Avenue – et sa circulation !
— JOE! ARRÊTE !
Il avait hurlé de toute la force de ses poumons. Il vit que Joe l’avait entendu, à en juger par l’accélération du rythme de ses petites jambes pompant hors de sa grosse couche-culotte.
Charlie se lança à sa poursuite.
— JOE! hurla-t-il en trébuchant sur l’herbe. JOE! ARRÊTE-TOI TOUT DE SUITE !
Il ne pensait pas que Joe s’arrêterait, mais peut-être qu’en essayant d’aller encore plus vite il tomberait.
Raté. Joe était bien lancé, et courait comme un canard qui aurait essayé de fuir un danger sans prendre son envol. Il était sur le trottoir, le long de la caserne de pompiers, et la voie était dégagée jusqu’à Wisconsin, où les voitures et les camions filaient à toute allure, comme toujours.
Charlie se rapprochait. La caserne de pompiers était derrière lui. Il vit de gros camions foncer sur eux. Le temps qu’il rattrape Joe, il était tellement près du bord du trottoir que Charlie n’eut que le temps de l’agripper par le dos de sa chemise et de le soulever, lui faisant décrire un arc de cercle dans l’air et le ramenant vers lui alors qu’ils tombaient tous les deux en tas sur le trottoir.
— Oh ! hurla Joe.
— QU’EST-CE QUE TU AS FAIT ? lui hurla Charlie en pleine figure. QU’EST-CE QUI T’A PRIS ? NE REFAIS PLUS JAMAIS ÇA !
Stupéfait, Joe cessa un instant de brailler pour regarder son père. Puis il se remit à hurler, le visage écarlate.
Charlie s’assit en tailleur et serra le petit garçon en larmes dans ses bras. Il tremblait, son cœur battait la chamade. Il le sentait palpiter follement dans sa poitrine. Obéissant à un vieux réflexe, il appuya son pouce sur les veines de son poignet et regarda la trotteuse de sa montre décrire le quart du cadran. Multiplia par quatre. Impossible. Cent quatre-vingts pulsations/minute. C’était impossible. Il suait par tous les pores de sa peau. Il hoquetait.
Le défilé de voitures et de camions passait toujours en rugissant à quelques centimètres d’eux. Wisconsin Avenue était une voie très fréquentée par les camions qui passaient par là en quittant le Beltway pour se rendre dans le centre-ville. La voie de droite, le long du trottoir, en était pleine, et ils roulaient à plus de soixante kilomètres à l’heure.
— Pourquoi tu me fais des coups pareils ? gémit Charlie dans les cheveux de son garçon.
Tout à coup, il fut empli de terreur, et d’une sorte de désespoir, ou de noire appréhension.
— C’est dingue, c’est tout !
— Oh, fit Joe.
De grands soupirs frémissants les ébranlèrent tous les deux.
Puis le portable de Charlie se mit à sonner. Il mit son oreillette et prit la communication.
— Allô ?
— Salut, chou !
— Oh, salut, bébé.
— Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?
— Oh, rien, rien du tout. C’est juste que je viens de courir après Joe. On est au parc.
— Eh bien, vous devez crever de chaud. C’est le moment le plus chaud de la journée, non ?
— Ouais, ou pas loin, en tout cas. Enfin, on s’amusait bien, alors on est restés. Mais on va rentrer, maintenant.
— Écoute, je ne vais pas te retenir longtemps. Je voulais juste m’assurer qu’on n’avait rien de prévu ce week-end.
— Pas que je sache.
— Bon, eh bien tant mieux. Parce qu’il s’est passé quelque chose d’intéressant, ce matin. J’ai rencontré un groupe de gens, en bas, des nouveaux venus dans le bâtiment. On dirait des Tibétains, je trouve, mais ils vivent sur une île. Ils ont pris le bureau du rez-de-chaussée, celui de l’agence de voyages, tu sais.
— Mmm, ça a l’air chouette, dis donc.
— Oui. Je vais déjeuner avec eux, et si ça se présente bien, je les inviterai peut-être à dîner chez nous, un de ces soirs, si ça ne t’ennuie pas.
— Non, c’est une bonne idée. Comme tu le sens. Ça a l’air intéressant.
— Génial. Bon, ben d’accord. Je vais les retrouver, là. Je te raconterai.
— Okay. Bien.
— Okay. Bisous, p’tit chou.
— Salut, trésor. On s’rappelle.
Charlie raccrocha.
Après dix inspirations géantes, il se leva, Joe blotti dans ses bras. Le petit garçon enfouit son visage dans le cou de son père. Charlie rebroussa chemin, les jambes flageolantes. Ça faisait entre cinquante et cent mètres. Des rigoles de sueur coulaient le long de ses côtes, et de son front jusque dans ses yeux. Il s’essuya tant bien que mal sur la chemise de Joe. Joe transpirait, lui aussi. Charlie retrouva leurs affaires, fourra Joe dans son porte-bébé. Pour une fois, il ne résista pas.
— Pa’don, papa, dit-il.
Il s’endormit à la seconde où Charlie le colla sur son dos.
Charlie se mit en marche, la tête de Joe collée au creux de son cou, une sensation qu’il avait toujours trouvée plaisante jusque-là. Parfois, l’enfant lui suçait même la nuque. Mais là, ce contact revêtait une signification si forte qu’il ne pouvait la supporter, c’était une gigantesque aura brumeuse de danger et d’amour. Il ne put retenir ses larmes. Il s’essuya les yeux et secoua ses doigts comme pour chasser ce cauchemar. Des otages du destin, se dit-il. On se marie, on a des gamins, qu’on livre en otages au destin. Pas moyen d’y échapper, rien à faire. C’est le prix à payer pour ce genre d’amour, et voilà tout. Son fils était complètement dingue, et il ne l’en aimait que davantage.
Il marcha vite pendant près d’une heure, à travers ces quartiers qu’il en était arrivé à si bien connaître au fil de ses années de solitude dans ce rôle de papa poule. Sous les arbres subsistaient les vestiges d’un mode de vie plus ancien, comme un réseau de lignes éphémères : les voies ferrées, le réseau de canaux, les pistes des Indiens, et même des cerfs, tout cela était encore visible. Charlie les arpentait sans les voir. Le monde ductile fondait autour de lui dans la chaleur. La sueur lubrifiait le moindre de ses mouvements.
Il reprit lentement le fil de sa vie. Une journée comme les autres, pour Joe et papa.
Les rues résidentielles de Bethesda et de Chevy Chase étaient vraiment belles, à tous les points de vue. Surtout grâce aux grands arbres, et à l’herbe sur laquelle il marchait. Du vert partout. Par un après-midi de semaine comme celui-ci, il n’y avait pratiquement personne dehors. Les faibles déclivités étaient idéales pour la marche. Ils étaient un peu protégés de la chaleur par les arbres majestueux. Le ciel au-dessus était comme chauffé à blanc. C’étaient certainement des arbres de deuxième ou même de troisième venue, il ne devait pas y avoir beaucoup de très vieux arbres, à l’est du Mississippi. Enfin, c’étaient quand même des arbres anciens, et ils étaient grands. Charlie n’avait jamais oublié la Californie de son enfance, où les paysages ouverts étaient la norme, et recherchés, si bien que d’un côté il éprouvait un sentiment de claustrophobie dans la forêt omniprésente – il aurait payé cher pour voir un paysage sans sapins – et en même temps, pour lui, ça restait toujours exotique et fascinant, limite menaçant ou inquiétant. Voir les feuilles tavelées de lumière, à tous les niveaux, du sol à la canopée, tout en haut, était une révélation perpétuelle, pour lui ; rien dans sa contrée natale ou dans ses connaissances livresques sur les forêts ne l’avait préparé à ce veinage de l’espace, immense et délicat. Enfin, il aurait fait n’importe quoi pour voir des montagnes dans le lointain. Elles lui manquaient comme on peut manquer d’oxygène. Aujourd’hui plus que jamais, il avait l’impression d’étouffer, de hoqueter.
Son téléphone sonna à nouveau. Il tira son oreillette de sa poche, se la fourra dans l’oreille et répondit :
— Allô ?
— Hé, Charlie, je ne voudrais pas t’embêter, mais ça va, avec Joe ?
— Oh oui, merci, Roy. Merci de t’en inquiéter, en tout cas. J’avais oublié de te rappeler.
— Alors tu l’as retrouvé.
— Ouais, ouais. Juste avant qu’il ne se jette sous les roues des voitures. J’étais mal, je t’assure, et du coup, j’ai oublié de te rappeler.
— Bah, ce n’est pas grave. C’est juste que je me demandais, tu comprends, si on pouvait finir de revoir ce papier, là.
— Je suppose, soupira Charlie. Pour te dire la vérité, Roy, mon vieux, je ne suis pas sûr que ce soit si bon que ça pour moi, en ce moment, ce travail à domicile…
— Oh, tu t’en sors bien. Tu es l’étalon or de Phil. Mais écoute, si ça ne va pas, tout de suite, on peut…
— Non, non, Joe dort sur mon dos. Ça va. C’est juste que j’ai cru mourir de trouille.
— Ça, j’imagine. Écoute, on peut en reparler plus tard. Sauf que je dois te prévenir, on n’a pas la vie devant nous pour finaliser le document, ou bien Phil risque de se faire prendre de vitesse. Il faut aussi qu’on montre notre copie au docteur Strangelove.
C’était le surnom qu’ils donnaient au conseiller scientifique du Président.
— Je sais. Bon, d’accord, vas-y, je pourrai toujours te dire ce que j’en pense, de toute façon.
C’est ainsi que, pendant un moment, il écouta Roy lui lire des phrases de son papier, puis il discuta avec lui des tenants et des aboutissants, des révisions possibles. Roy était le chef de bureau de Phil depuis le jour où Wade Norton avait pris son bâton de pèlerin et était devenu un conseiller in absentia. C’était un homme intelligent, bardé d’une foule de connaissances glanées au fil des années passées à la direction du Comité pour les ressources naturelles (jadis appelé Comité pour l’environnement, jusqu’à ce que le congrès Gingrich le rebaptise), et l’un des chouchous de Charlie. Et Charlie s’était tellement investi dans la proposition de loi sur le climat qu’il en avait une vision globale. À vrai dire, il était content de l’entendre, à présent, rien que l’entendre, sans avoir le texte écrit devant les yeux pour le distraire. C’était comme si on lui avait raconté une histoire avant de dormir.
Cela dit, au final, il ne pouvait pas répondre à certaines des questions de Roy sans voir le texte.
— Désolé, je te rappelle en rentrant.
— D’accord ; mais n’oublie pas. Il faut qu’on finisse ça.
— Compte sur moi.
Ils raccrochèrent.
Pour rentrer chez lui, il dut prendre par le sud, le long du quartier qui avait poussé autour de la station de métro de Bethesda, un entrelacs de restaurants et d’immeubles d’habitations qui entouraient le trou dans le sol par lequel les gens et l’argent jaillissaient miraculeusement, bousculant tout : changeant le tracé des rues, réhabilitant des pâtés de maisons entiers, crevant le dais des arbres avec tout un lacis de gratte-ciel et établissant une nouvelle architecture purement urbaine dans la forêt interminable.
Il s’arrêta chez Second Story Books, la plus grande et la meilleure des nombreuses librairies d’occasion du coin. Ce n’était qu’une habitude ; il y était venu tellement souvent avec Joe endormi sur le dos qu’il avait inventorié tout le stock et en était réduit à vérifier les livres cachés derrière la rangée de devant, ou à ranger par ordre alphabétique les sections qu’il préférait. Personne dans la boutique suprêmement arrogante et négligée ne s’intéressait à ce qu’il faisait là. D’une certaine façon, c’était apaisant.
Pour finir, il renonça à faire semblant de se sentir normal et rentra chez lui. Là, il eut un peu de mal à décider s’il devait enlever le porte-bébé en espérant ne pas réveiller Joe prématurément, ou le garder sur son dos et travailler sur le plan de travail qu’il avait installé à côté de son bureau dans ce but même. L’inconfort du poids de Joe était plus que compensé par le silence, et, comme il le faisait généralement, il s’installa, son gamin somnolent sur le dos.
Lorsqu’il eut ouvert son document et revu les données de l’étude des Nations unies sur le rapport coût/bénéfices des usines marémotrices, il rappela Roy et ils mirent la dernière main au document. La version révisée était prête, Phil n’avait plus qu’à la relire, et ils pourraient la montrer au sénateur Winston et au docteur Strangelove.
— Merci, Charlie. Ça m’a l’air bien.
— Oui, je trouve ça pas mal, moi aussi. Ce sera intéressant de voir ce que Phil en dira. Je me demande si nous ne poussons pas le bouchon un peu trop loin, là.
— Pour moi, il devrait être d’accord. Non, ce que je me demande, c’est ce que l’équipe de Winston va en penser.
— Ils vont péter un câble.
— Ça se pourrait. Ils sont pires que Winston lui-même. Des bureaucrates dans toute leur splendeur.
— Ouais, peut-être. Moi, je crois plutôt que ce sont juste des fondamentalistes ignares.
— Exact. Bon, eh bien on va leur faire voir.
— Espérons-le.
— Charlie, mon bonhomme, tu as l’air crevé. J’imagine que Joe ne va pas tarder à se réveiller.
— Ouais.
— Tu n’arrêtes pas, hein ?
— Non.
— Mais tu es un héros, tu es le plus grand papa poule de Washington tout entière.
— Avec toute la concurrence qu’il y a ! rigola Charlie.
Roy se mit à rire aussi, content d’avoir réussi à remonter le moral à Charlie.
— Bon, c’est déjà ça.
— Enfin, c’est gentil quand même de me dire ça. La plupart des gens ne le remarquent pas ; c’est juste un truc un peu bizarre que je fais.
— Ça aussi, c’est vrai. Mais les gens n’ont pas idée de ce que ça recouvre.
— Non, ils n’en ont pas idée. Les vraies mamans sont seules à le savoir, mais elles me tiennent pour quantité négligeable.
— Elles seraient pourtant mieux placées que quiconque pour le savoir.
— Eh bien, d’une certaine façon, elles ont raison. Qu’y a-t-il d’exceptionnel au fait que je fasse ça ? Après tout, je cherche peut-être juste à me faire plaindre. Ça s’est révélé plus difficile que je ne pensais. Un vrai choc psychologique.
— Parce que…
— Eh bien, j’avais trente-huit ans à la naissance de Nick, et j’avais toujours fait tout ce que je voulais depuis l’âge de dix-huit ans. Vingt années de liberté américaine blanche, masculine, exactement comme ce que tu vis, jeune homme, et puis Nick est arrivé, et tout à coup je me suis retrouvé sous les ordres d’un tyran fou et incapable de dire un mot. Réfléchis un peu à ça : aujourd’hui, tu peux aller où tu veux, faire ce que tu veux, t’amuser, pas vrai ?
— Exact. Ce soir, je vais à une soirée organisée par des nouveaux arrivants à Brookings. Je m’attends à ce que ce soit assez dingue.
— D’accord, ne remue pas le couteau dans la plaie. Parce que moi, je serai dans la même pièce que tous les autres soirs depuis plus de sept ans, à quelques jours près.
— Alors maintenant, tu devrais y être habitué, non ?
— Eh bien, oui. C’est vrai. C’était plus dur avec Nick, quand je me rappelais ce que c’était que la liberté.
— Tu t’es métamorphosé dans la maternité.
— Ouais. Mais le morphing fait mal, mon vieux, exactement comme dans les X-Men. Je me souviens de la première fête des mères, après la naissance de Nick. J’étais encore complètement sous le choc, et Anna a été obligée de partir je ne sais plus où, ce jour-là, peut-être pour aller voir sa mère, je ne sais plus, en tout cas, j’essayais de donner son biberon à Nick et il refusait, comme d’habitude. Et tout d’un coup, je me suis rendu compte que je ne serais plus jamais libre, jusqu’à la fin de mes jours, mais que, comme je n’étais pas une maman, il n’y aurait jamais un jour de fête pour rendre hommage à mes efforts parce que la fête des pères, ce n’est pas la même chose. Bref, Nick tournait la tête dans tous les sens alors qu’il avait désespérément besoin de téter, et là j’ai vraiment flippé, Roy. J’ai balancé le biberon sur le mur.
— Tu l’as balancé ?
— Ouais. Enfin, je l’ai fait rouler par terre, et il a heurté le mur selon l’angle qu’il ne fallait pas ou je ne sais quoi, et il a explosé, comme ça. Le bouchon a sauté, le lait a jailli, et il y en avait partout dans la pièce. Je n’aurais jamais cru qu’un tout petit biberon comme ça puisse en contenir autant. Encore aujourd’hui, quand je fais le ménage dans le salon, je tombe parfois sur des petites taches de lait séché par-ci, par-là, sur la cheminée ou sur le bas des fenêtres. Et ça me rappelle comment j’ai pété les plombs le jour de la fête des mères.
— Ha. Le moment du morphing. Mon pauvre Charlie, tu es vraiment un spécimen pathétique de virilité américaine qui pleurniche pour avoir sa carte de fête des mères. Enfin, cramponne-toi un peu – plus que dix-sept ans et tu seras à nouveau libre.
— Mmm, chic alors ! Sauf qu’à ce moment-là, je n’en aurai plus envie.
— Tu n’en as déjà plus envie. Tu adores cette vie, tu le sais bien. Mais… ah, Phil est là, il faut que j’y aille. Salut !
— Salut !
Après avoir bavardé avec Charlie, Anna s’absorba dans son travail, selon son habitude, et elle faillit oublier son rendez-vous à déjeuner avec les gens du Khembalung ; mais comme elle était coutumière du fait, elle avait réglé son réveil à une heure, et quand il sonna, elle sauvegarda et descendit. En arrivant devant la vitrine, elle vit que le personnel de la nouvelle ambassade défaisait encore ses paquets, dans des nuages de poussière ou de fumée d’encens. Assis par terre, le jeune moine auquel elle avait parlé et son compagnon plus âgé inspectaient un carton contenant des colliers et autres objets.
Ils la remarquèrent et levèrent les yeux avec curiosité, puis le jeune homme hocha la tête, se souvenant qu’ils avaient parlé ensemble, le matin même, après la cérémonie.
— Toujours intéressé par une pizza ? demanda Anna. Si ça vous convient, bien sûr.
— Oh oui, répondit le jeune moine.
Les deux hommes se levèrent, le plus âgé en plusieurs étapes, parce qu’il avait une jambe raide.
— Nous adorons la pizza.
Le vieil homme hocha poliment la tête et jeta un coup d’œil à son jeune assistant, qui lui répondit rapidement, dans une langue qui, sans être vraiment gutturale, semblait surtout produite au fond de la bouche.
Comme ils traversaient l’atrium en direction de la Pizza Uno, Anna demanda, d’un ton incertain :
— On mange des pizzas, là d’où vous venez ?
— Non, répondit le jeune moine avec un sourire. Mais au Népal, j’en ai mangé dans les maisons de thé.
— Vous êtes végétarien ?
— Non. Le bouddhisme tibétain n’a jamais été végétarien. Il n’y avait pas assez de légumes.
— Vous êtes donc tibétains ! Je pensais vous avoir entendu dire que vous étiez une nation insulaire.
— En effet. Mais à l’origine, nous venons du Tibet. Les anciens, comme Rudra Cakrin, dit-il avec un geste en direction du vieux moine, sont partis quand les Chinois ont envahi le pays. Les autres, comme moi, sont nés en Inde, sur l’île de Khembalung même.
— Je vois.
Ils entrèrent dans le restaurant, où de grands box étaient séparés par des cloisons en bois. Ils en choisirent un, et Anna s’assit en face des deux hommes.
— Je m’appelle Drepung, dit le jeune homme. Et le Rinpoché, notre ambassadeur en Amérique, est Gyatso Sonam Rudra Cakrin.
— Anna Quibler, dit Anna, en leur serrant la main.
Ils avaient de grosses pattes calleuses.
Une serveuse s’approcha. Elle ne sembla même pas remarquer l’étrange accoutrement des deux hommes et attendit leur commande avec une indifférence superbe. Après une rapide consultation marmonnée, Drepung demanda à Anna des suggestions, et ils optèrent finalement pour une sélection de pizzas sur lesquelles il y avait de tout.
Anna reposa son verre d’eau.
— Parlez-moi du Khembalung, et de votre nouvelle ambassade.
Drepung hocha la tête.
— Je regrette que Rudra Cakrin ne puisse vous en parler lui-même, malheureusement, il a encore besoin de prendre des cours d’anglais. Pour l’instant, ce n’est pas très efficace. Enfin, vous savez que la Chine a envahi le Tibet en 1950, et que le dalaï-lama s’est réfugié en Inde en 1959 ?
— Oui, ça me dit quelque chose.
— Eh bien, pendant ces années, et depuis, beaucoup de Tibétains se sont installés en Inde pour fuir les Chinois, et se rapprocher du dalaï-lama. L’Inde nous a offert l’hospitalité, mais quand le conflit frontalier entre la Chine et l’Inde a éclaté, en 1960, la situation est devenue très inconfortable pour l’Inde. Le gouvernement était déjà en difficulté à cause du Pakistan, et une controverse sérieuse avec la Chine aurait été…
Il chercha le mot, agitant la main.
— C’aurait été trop ? avança Anna.
— Oui. Beaucoup, beaucoup trop. Alors, le soutien que l’Inde apportait aux Tibétains en exil…
Rudra Cakrin émit un petit sifflement.
— Qui, bien que très appréciable, était déjà très modeste, s’est encore réduit, continua Drepung. La communauté tibétaine de Dharamsala a dû se faire aussi discrète que possible. Le dalaï-lama et son gouvernement ont fait de leur mieux, et beaucoup de Tibétains ont été déplacés dans d’autres régions d’Inde, dans le Sud surtout, mais aussi ailleurs. Quelques années ont encore passé, et il y a eu, comment dire ?… des dissensions au sein de la communauté tibétaine en exil. Les causes de divergence étaient trop compliquées pour que je tente de vous les expliquer ; c’est tout juste si j’y comprends quelque chose moi-même. Mais en fin de compte, un groupe dit du Chapeau Jaune a saisi l’offre de s’installer sur cette île qui est maintenant la nôtre. C’était juste avant la guerre de 1970 entre l’Inde et le Pakistan, malheureusement, et le moment était mal choisi. Tout s’est passé dans l’indifférence générale pendant un certain temps. Enfin, à partir de ce moment, l’île était à nous. Ou plutôt, nous étions sous une espèce de protectorat indien, comme le Sikkim, mais en moins formellement organisé.
— Khembalung est le nom d’origine de l’île ?
— Non. Je ne pense pas qu’elle ait eu un nom, avant. La majeure partie de notre secte a vécu à un moment donné dans la vallée de Khembalung. C’est pourquoi nous avons gardé ce nom, et que nous nous sommes plus ou moins détachés du gouvernement du dalaï-lama à Dharamsala.
En entendant prononcer le nom de « dalaï-lama », le vieux moine fit la grimace et prononça quelques mots en tibétain.
— Le dalaï-lama est toujours notre chef, expliqua Drepung. C’est avec ses proches que nous avons un différend d’ordre religieux. La question est de savoir comment le soutenir au mieux.
— Je croyais que l’embouchure du Gange se trouvait à Bénarès ? avança Anna.
— Principalement, mais vous savez que le delta est très large. La partie occidentale se trouve en Inde. Dans une partie du Bengale. Beaucoup d’îles. Les Sundarbans ? Vous n’en avez pas entendu parler ?
Leurs pizzas étaient arrivées, et Drepung continua à parler entre de grosses bouchées.
— Les Sundarbans sont des îles peu peuplées. Enfin, certaines d’entre elles. Il n’y avait pas d’habitants sur la nôtre.
— Vous voulez dire qu’elle était inhabitable ?
— Non, non. Elle était manifestement habitable.
Rudra Cakrin grommela quelque chose.
— Les gens qui ont le choix, beaucoup de choix possibles, diraient peut-être qu’elles étaient inhabitables, poursuivit Drepung. Et il se pourrait qu’elles le deviennent. Elles sont plus adaptées aux tigres. Mais nous nous en sommes bien tirés, là-bas. Nous sommes devenus comme les tigres. Avec le temps, nous avons construit une jolie ville. Un petit potala au bord de la mer, pour Rudra Cakrin et les autres lamas. Des écoles, des maisons, et même un hôpital. Tout ça. Et des barrages contre l’océan. Toute l’île a été entourée de digues. Beaucoup de travail. Et très dur, dit-il en hochant la tête comme s’il avait payé de sa personne. Des conseillers néerlandais nous ont aidés. Très aimables. Chez nous, vous savez ? Le Khembalung est passé d’une époque à l’autre. Mais maintenant…
Il agita à nouveau la main comme un bateau sur l’eau, reprit une part de pizza, mordit dedans.
— Le réchauffement global ? risqua Anna.
Il hocha la tête. Avala.
— Nos amis néerlandais nous ont conseillé de fonder une ambassade ici, pour nous joindre à leur campagne de lobbying afin d’influencer la politique américaine sur ces questions.
Anna mordit dans sa pizza pour ne pas trahir la pensée qui venait de lui passer par la tête : les Néerlandais devaient être eux-mêmes plutôt désespérés, pour en être réduits à rechercher ce genre d’aide. Elle rumina cette idée tout en mâchant.
— Et vous voilà, dit-elle enfin. Vous étiez déjà venus en Amérique, avant ?
Drepung secoua la tête.
— Aucun de nous n’était jamais venu.
— Ça doit être assez impressionnant.
— Je suis allé à Calcutta, fit-il en fronçant les sourcils.
— Oh, je vois.
— C’est très différent, évidemment.
— Ça, j’en suis sûre.
Elle l’aimait bien ; elle aimait son anglo-indien musical, son visage rond, ses grands yeux liquides, son sourire spontané. Malgré leur crâne rasé, qui leur donnait un air de famille, les deux hommes offraient un contraste saisissant : Drepung était jeune, grand, et son visage semblait avoir conservé sa graisse de bébé, alors que Rudra Cakrin était vieux, petit, ratatiné, avec un visage presque décharné, aux pommettes saillantes, à la mâchoire étroite et aux méplats sillonnés d’un million de rides.
Mais c’étaient des rides d’expression : de rire et de surprise, car un perpétuel étonnement lui faisait ouvrir des yeux ronds et lui plissait le front. Malgré les grommellements et les marmonnements que lui inspiraient les propos de Drepung, il semblait assez jovial. En tout cas, il avait attaqué sa pizza avec le même enthousiasme que son jeune assistant.
— J’imagine que le fait de quitter le Tibet pour une île tropicale a représenté un choc plus violent que de venir de l’île jusqu’ici, dit Anna.
— Je suppose. Mais comme je suis né au Khembalung, je ne peux rien affirmer. Enfin, les anciens, comme Rudra, qui est venu du Tibet, semblent s’être bien adaptés. Le seul fait d’avoir un chez-soi est une bénédiction, je pense que vous serez d’accord.
Anna acquiesça. Les deux hommes irradiaient une sorte de calme. Ils étaient assis dans le box comme si rien ne les pressait d’aller ailleurs. Un tel état d’esprit était inimaginable pour Anna, qui vivait toujours à cent à l’heure. Elle essaya de se mettre en phase avec leur décontraction. Ils étaient détendus, ici, à Arlington, Virginie, alors qu’ils avaient vécu toute leur vie dans une île, dans le delta du Gange. Enfin, ils devaient être habitués au climat. Mais tout le reste devait rudement les changer.
Et un examen plus attentif révélait qu’ils étaient un peu sur leurs gardes quand même. Drepung jetait des coups d’œil furtifs à leur serveuse, aux badauds et à Anna, avec une sorte de défiance qui lui rappelait l’expression douloureuse qu’elle avait surprise chez lui, ce matin-là.
— Comment se fait-il que vous ayez loué un local dans cet immeuble ?
Drepung marqua une pause et réfléchit à sa question pendant un temps étonnamment long. Rudra Cakrin lui posa une question, il répondit, et Rudra ajouta encore quelque chose.
— On nous a aussi conseillés, pour ça, répondit Drepung. Le Centre Pew sur les changements climatiques globaux nous a aidés. Leur bureau se trouve sur Wilson Boulevard, près d’ici.
— Je ne savais pas. Et ils vous ont aidés à rencontrer des gens ?
— Oui, les Hollandais, et d’autres nations insulaires, comme les Fidji et les Tuvalu.
— Tuvalu ?
— Un tout petit pays, dans le Pacifique. Ils n’ont sûrement pas beaucoup aidé la cause en affirmant que le niveau de la mer s’était élevé dans leur zone du Pacifique mais pas ailleurs, et en demandant une compensation financière à l’Australie et aux autres pays.
— Dans leur zone du Pacifique seulement ?
— Les mesures n’ont pas confirmé cette allégation, répondit Drepung avec un sourire. Mais je peux vous assurer que si vous êtes sur le trajet des cyclones et que les marées de printemps vous atteignent, vous pouvez avoir l’impression que le niveau de la mer a beaucoup monté.
— Ça, je vous crois !
Anna réfléchit à tout ça en mangeant. C’était bon de savoir qu’ils ne s’étaient pas contentés de louer le premier bureau vide qu’ils avaient trouvé. Cela dit, leur démarche à Washington lui paraissait un peu dérisoire.
— Vous devriez rencontrer mon mari, dit-elle. Il travaille pour un sénateur qui s’intéresse beaucoup à toutes ces questions, quelqu’un de très coopératif, le président du Comité des relations extérieures.
— Ah, le sénateur Chase ?
— Oui. Vous le connaissez ?
— Il est venu nous voir, au Khembalung.
— Vraiment ? Eh bien, ça ne m’étonne pas. Il est allé… euh, dans toutes sortes d’endroits. Enfin, mon mari, Charlie, travaille pour lui comme conseiller en matière de politique environnementale. Ce serait bien que vous lui parliez et qu’il vous donne son avis sur votre situation. Il aura sûrement des tas d’idées sur ce que vous pourriez faire.
— Ce serait un honneur.
— Sans aller jusque-là, il pourrait vous être utile.
— Utile, oui. Nous pourrions peut-être vous inviter à dîner à notre résidence.
— Oh, je vous remercie. Ce serait formidable. Mais nous avons deux petits garçons, et nous n’avons plus de baby-sitter, alors, franchement, il serait beaucoup plus simple que vous veniez chez nous, avec quelques-uns de vos collègues. À vrai dire, j’en ai déjà parlé à Charlie, et il a hâte de faire votre connaissance. Nous habitons Bethesda, juste à la limite du district. Ce n’est pas loin.
— La ligne Rouge.
— C’est ça : la ligne Rouge, et vous descendez à Bethesda. Je vous indiquerai le chemin à partir de là.
Elle sortit son agenda, vérifia les semaines à venir. Très remplies, comme toujours.
— Si on disait vendredi en huit ? Le vendredi, on peut se détendre un peu.
— Merci, fit Drepung en inclinant la tête.
Il eut un échange en tibétain avec Rudra Cakrin.
— C’est vraiment très aimable de votre part. Et le jour de la pleine lune, en plus.
— Vraiment ? Nous n’y faisons pas très attention, vous savez.
— Oh nous, si. Les marées, vous comprenez.