L’atmosphère de la Terre contient aujourd’hui un pourcentage de CO2 et d’autres gaz à effet de serre plus élevé qu’il ne l’a jamais été depuis la fin du Crétacé. Avec pour conséquence que notre atmosphère piège davantage la chaleur du Soleil. Les cellules de haute pression observées cette année étaient plus vastes, plus chaudes, et s’élevaient davantage dans l’atmosphère tropicale. Les schémas du jet stream sont bouleversés, et les tempêtes d’origine tropicale sont plus fréquentes et plus violentes. La saison des cyclones dans l’Atlantique s’est prolongée d’avril à novembre ; il y a eu huit cyclones et six tempêtes tropicales. Les typhons se sont succédé toute l’année dans le Pacifique Est ; il y en a eu vingt-deux en tout. Ils ont provoqué des inondations gigantesques, alors que dans d’autres régions on a constaté des sécheresses record.
Les effets sont donc divers et variés, mais le changement est général et concerne tout. Les catastrophes ont fait des milliers de morts, et le montant des dégâts a été estimé à six cents milliards de dollars. Les États-Unis ont été jusqu’à présent épargnés par les catastrophes majeures, et le problème n’a pas figuré au nombre des préoccupations cruciales de l’administration. « Dans une économie saine, le climat n’a pas d’importance », a dit le Président. Mais il est réellement à craindre que le surcroît d’énergie envoyé dans l’atmosphère ne provoque un changement de climat brutal. Quant à la nature de ses premières manifestations, personne n’a de certitude.
Anna planait dans le brouillard d’un jour de semaine. Le métro, descendre, remonter, et puis le bureau. Taper sur un clavier, batailler contre les données erronées d’un programme d’assistance éducative de la NSF, le travail sur le tableur dévorant les heures comme des minutes. Tirer du lait, puis manger à son bureau (ça lui faisait quand même un peu trop bizarre de manger tout en tirant son lait) en se colletant avec les chiffres… et jeter un coup d’œil à un mail de Drepung et Sucandra concernant leurs demandes de subvention.
Anna les avait aidés à rédiger un petit dossier. En réalité, ça avait vraiment été du gâteau : ils avaient fait tout le travail, et rudement bien, d’ailleurs ; elle s’était contentée de les aider à présenter le dossier, forte de l’expérience qu’elle avait acquise lors de l’examen et de l’évaluation de dizaines de milliers de demandes de ce genre. S’il y avait un domaine qu’elle connaissait, c’était bien celui-là. Elle maîtrisait à fond le séquençage des informations, savait lesquelles mettre en valeur et dans quels termes, quels arguments utiliser, quels documents joindre et tout ce qui s’ensuit. Chaque mot, chaque signe de ponctuation de la demande lui était familier. Cela avait été un plaisir de mettre ses compétences au service des Khembalais.
Elle avait maintenant le plaisir de découvrir qu’ils avaient reçu une réponse à trois de ces demandes, dont deux positives. La NSF leur avait tout de suite accordé un financement temporaire, de démarrage, dans le programme « Océans tropicaux, atmosphère globale », et les pays signataires de l’Indoex avaient officieusement accepté d’étendre leur projet ABC – pour « Asian Brown Cloud », le nuage brunâtre qui planait au-dessus de l’Asie – afin d’y inclure une importante unité de monitoring sur le Khembalung, comprenant l’envoi de chercheurs. Cela scellerait un partenariat avec les antennes du projet Start déjà dispersées dans toute l’Asie du Sud. L’un dans l’autre, ça leur garantissait un flux de financement pendant plusieurs années – des dizaines de millions de dollars accumulés, la construction d’infrastructures, l’établissement de relations avec les pays voisins. Des alliés dans le combat.
— Oh, c’est formidable ! s’exclama Anna.
Elle commanda l’impression du message, en envoya copie à Charlie, félicita Drepung et se remit au travail sur son tableur.
Au bout d’un moment, elle repensa aux impressions qu’elle avait lancées et alla chercher les tirages, ce qui la fit passer devant le Rayon des statistiques désastreuses.
Elle tomba sur Frank, qui secouait la tête en regardant les dernières nouvelles.
— Tu as vu ça ? demanda-t-il en indiquant, d’un mouvement de menton, un tableau qu’on avait scotché au mur.
— Euh, non.
— Ce sont les derniers coefficients de Gini. Tu connais ?
— Non.
— C’est une mesure de la distribution des revenus dans une population donnée, autrement dit, une représentation du gouffre entre les riches et les pauvres. La plupart des démocraties industrialisées se situent entre 2,5 et 3,5. C’est là qu’on se situait dans les années 1950, tu vois, mais notre ratio a commencé à grimper dans les années 1980, et maintenant nous sommes encore plus mal placés que les plus mal placés des pays du tiers-monde. Un score de 4 ou plus passe pour être très inéquitable, or nous en sommes à 5,2, et ça continue à grimper.
Anna regarda brièvement le graphe, intéressée par la méthode statistique. C’était une courbe de Lorenz, qui mesurait la distance les séparant de l’égalité parfaite, une ligne droite inclinée à quarante-cinq degrés.
— Intéressant… Alors, ça, c’est le revenu annuel ?
— Exact.
— Hm hm. Et si ça représentait les détentions de capitaux…
— Ce serait encore pire, je dirais. C’est sûr.
Frank secoua la tête, écœuré. Il était perpétuellement à cran depuis qu’il était revenu de San Diego, et ça ne s’arrangeait pas. Il avait manifestement hâte de finir son boulot ici et de rentrer chez lui.
— Eh bien, dit Anna en regardant ses tirages, les Khembalais ne sont peut-être pas si mal lotis, après tout.
— Comment ça ?
Anna lui montra les feuilles.
— Ils ont obtenu quelques subventions. Ça leur vaudra quelques bons contacts.
— Ah, tant mieux, dit Frank en prenant les pages. C’est toi qui as fait ça ?
— Je me suis contentée de leur montrer deux, trois trucs. Ils voient bien les choses quand on leur montre. J’ai juste aidé Drepung à rédiger les demandes de subvention. Tu sais comment c’est. Quand on a fait ce travail pendant quelques années, on sait rédiger une demande d’attribution.
— Non, c’est du superbon boulot, je t’assure. (Il lui rendit les pages.) Content de voir que quelqu’un a réussi à faire quelque chose.
Anna regagna son bureau en lui jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Il n’était vraiment pas à prendre avec des pincettes, ces temps-ci. D’accord, depuis son arrivée, il n’avait jamais été de très bon poil. Toujours en rogne, cynique, hargneux ; difficile de ne pas faire la comparaison avec les Khembalais. Il était là, dans l’un des meilleurs départements de l’une des meilleures universités de l’une des plus belles villes du pays le plus riche du monde, et il n’était pas content. Il n’attendait que le moment de rentrer chez lui. Alors que les Khembalais, qui étaient de perpétuels exilés depuis des générations, qui vivaient dans une misère noire sur un banc de sable recouvert par les marées – eux, ils étaient heureux.
Ou du moins contents. Loin d’elle l’intention de minimiser leur tragédie, mais, ces temps-ci, elle ne voyait plus le regard de détresse qui l’avait tellement frappée la première fois qu’elle avait vu Drepung. Non, sauf que ce n’était pas du bonheur, c’était autre chose. De la jovialité ; une façon d’être. Un principe, peut-être, plutôt qu’un sentiment. Ça ne le rendait que plus admirable.
Enfin, chacun sa différence. Elle revint à sa tâche fastidieuse de rectification de données. Puis Drepung l’appela, et ils partagèrent le plaisir des bonnes nouvelles concernant les subventions qui leur étaient accordées. Ils discutèrent des détails, et Drepung dit :
— Nous devons vous remercier pour ça, Anna. Alors, merci.
— Je vous en prie. En réalité, ce n’est pas moi qu’il faut remercier, c’est la Fondation, et les autres organisations.
— Mais c’est vous qui nous avez guidés à travers le labyrinthe. Nous vous devons beaucoup.
Anna ne put s’empêcher de rire.
— Qu’y a-t-il ?
— Rien. C’est juste que vous me rappelez tellement Charlie. On dirait que vous avez regardé les émissions sportives à la télé.
— J’avoue que j’aime bien regarder le basket.
— C’est très bien. Mais ne commencez pas à écouter cette musique de rap, d’accord ? Ça, je ne pense pas que je pourrais le supporter.
— Ne craignez rien. Vous me connaissez, moi, j’aime Bollywood. De toute façon, vous devez nous laisser vous remercier. Nous aimerions vous inviter à dîner.
— Ce serait très gentil.
— Et vous pourriez peut-être nous retrouver au zoo quand nos tigres vont arriver. Récemment, un couple de tigres du Bengale a été sauvé, au Khembalung, après une inondation. Les journaux, en Inde, les ont appelés les tigres nageurs. Ils viennent pour un séjour au National Zoo, ici. Nous ferons une petite cérémonie quand ils arriveront.
— Ce serait génial. Les garçons vont adorer ça. Et puis…
Elle venait d’avoir une idée.
— Oui ?
— Eh bien, vous pourriez peut-être venir ici, nous rendre visite, et nous faire une conférence, un de ces midis. Ce serait une façon géniale de nous remercier. Ça nous donnerait l’occasion d’en apprendre davantage sur votre situation, et… enfin, vous voyez, votre approche de la science, de la vie, ou ce que vous voudrez. Quelque chose comme ça. Vous pensez que ça intéresserait Rudra ?
— J’en suis sûr. Ce serait une merveilleuse opportunité.
— Eh bien, pas exactement ; ce n’est qu’une série de causeries à l’heure du déjeuner qu’organise Aleesha, mais je crois que ce serait intéressant. Il me semble que nous aurions bien besoin d’adopter un peu votre attitude, ici, et vous pourriez nous parler aussi de ces programmes, si vous voulez.
— Je vais en parler au Rinpoché.
— Bon, c’est bien. Je vais vous mettre en contact avec Aleesha.
Ensuite, Anna se remit à travailler sur ses statistiques, jusqu’à ce qu’elle voie l’heure et se rappelle que c’était le jour où elle devait aller à l’école de Nick. Elle faisait du soutien scolaire en maths aux enfants de sa classe.
— Et meeerde !
Ses affaires de travail fourrées dans un sac, son bureau fermé, son sac plein de biberons de lait en bandoulière – et elle était partie. Dans le métro, la recherche d’une place assise pour travailler, se retrouver debout sur une patte dans la ligne Rouge, bondée, le train pour Shady Grove. Remonter à la surface, et vite un taxi, pour arriver à l’école de Nick à l’heure.
Elle arriva juste un peu en retard, déposa ses affaires et se mit au travail avec les gamins. Nick était en dixième, mais on l’avait mis dans une classe avancée, en maths. D’une façon générale, les gamins faisaient des choses qu’Anna trouvait stupéfiantes pour leur âge. Elle aimait travailler avec eux ; ils étaient vingt-huit dans sa classe, et Mme Wilkins, leur instit, appréciait son aide.
Anna se promenait de groupe en groupe, les aidant à faire des exercices de multiplication, de division et d’arrondi. Quand elle arriva au groupe de Nick, elle s’assit sur l’une des petites chaises à côté de lui, et ils jouèrent des coudes pour rire, histoire de se faire de la place autour de la petite table ronde. Il adorait qu’elle vienne dans sa classe, ce qu’elle essayait de faire d’une façon plus ou moins régulière depuis qu’il était à l’école.
— Ça va, Nick, ça suffit. Montre-nous comment tu vas résoudre ce problème.
— D’accord.
Il fronça les sourcils d’une façon qu’elle reconnaissait dans les muscles de son propre front.
— Trente-neuf divisé par deux, ça fait… dix-neuf et demi… arrondi à vingt…
— Non, n’arrondis pas au milieu des opérations.
— Pff, maman…
— Non, non, tu n’as pas le droit d’arrondir.
— Là, tu pin-Annailles ! s’exclama Nick, et tout le monde éclata de rire.
— Ce n’est pas du pinaillage, insista Anna. Ça fait une différence importante.
— Quoi, la différence entre dix-neuf et demi et vingt ?
— Oui, répondit-elle entre leurs piaulements de rire. On ne doit jamais arrondir au milieu d’une opération, parce que les calculs que tu feras par la suite ne feront qu’accroître l’inexactitude ! C’est un principe important !
— Anna pinanaille ! Anna pinanaille !
Anna renonça et les gratifia d’un regard foudroyant, d’un seul œil, qu’elle avait travaillé il y avait longtemps quand elle jouait Lady Bracknell au lycée. Ça ne ratait jamais. Ils explosèrent de rire.
— Pour vous, ce sera madame Quibler, gronda-t-elle, les faisant hurler de rire, comme toujours.
Jusqu’à ce que Mme Wilkins s’approche d’eux et calme le jeu.
Après l’école, Anna et Nick rentrèrent à pied ensemble, en bavardant. Ça faisait une petite demi-heure de marche, et c’était l’un des rituels qu’ils préféraient dans leur semaine – le seul moment où ils avaient une occasion d’être seuls tous les deux. Ils passaient devant la grande piscine publique où ils allaient nager, l’été, puis devant l’épicerie, et ils prenaient la rue tranquille où ils habitaient. Il faisait chaud, bien sûr, mais à l’ombre, c’était supportable.
Ensuite, ils retrouvaient la fraîcheur de leur maison, et le monde plus sauvage de Joe et Charlie. Charlie chantait en faisant la cuisine, un air sans paroles, qu’il beuglait plus qu’autre chose, pendant que Joe tuait des dinosaures dans le salon.
Quand ils entrèrent, il se figea, réfléchissant à la façon dont il allait signifier à Anna qu’il lui en voulait de l’avoir abandonné toute la journée, la traîtresse. Quand il était plus petit, c’était une émotion sincère, et parfois, quand il la voyait passer la porte, il fondait en larmes, tout simplement. Maintenant, c’était calculé, et elle était immunisée.
Il se flanqua un coup sur le front avec un compsognathus, et s’étala à plat ventre sur la carpette.
— Oh, ça va, Joe, dit Anna. Fais-moi des vacances.
Elle commença à déboutonner son corsage.
— Tu as intérêt à être plus gentil, si tu veux manger.
Joe se redressa d’un bond et courut la serrer dans ses petits bras.
— Bon, commenta Anna. Le chantage marche encore. Salut, chou ! hurla-t-elle à Charlie.
— Salut, bébé ! répondit Charlie en venant l’embrasser.
Pendant une seconde, tous ses hommes furent cramponnés à elle, puis elle donna le sein à Joe pendant que Charlie et Nick retournaient dans la cuisine. De loin en loin, elle entendait Charlie pousser un hurlement, mais elle ne pouvait pas répondre sans risquer d’énerver Joe qui la mordrait, alors elle attendit qu’il ait fini de téter et elle les rejoignit dans la cuisine.
— Tu as fait du bon travail, aujourd’hui ? demanda Charlie.
— J’ai passé toute la journée à rectifier des données erronées.
— C’est bien, ça.
Elle lui jeta un coup d’œil.
— Oh, je m’en serais passée, je t’assure, dit-elle d’un ton sombre, mais à partir du moment où je m’en suis aperçue, je ne pouvais pas faire autrement.
— Non, ça… Te connaissant comme je te connais, j’en suis sûr.
Il essaya de rester impassible, mais elle lui flanqua quand même un coup sur le bras.
— Quel fléau ! Il y a de la bière, dans le frigo ?
— Ouais, je crois.
Elle alla se servir.
— J’ai quand même une bonne nouvelle. Tu as vu le mail que je t’ai fait suivre ? Les Khembalais ont obtenu des subventions.
— Vraiment ? Alors ça, c’est formidable !
Il reniflait un curry jaune qui bouillonnait dans la poêle.
— Hm, c’est nouveau ?
— Oui, j’essaie un truc que j’ai trouvé dans le journal.
— Tu as fait attention ?
— Ouais, rien à voir avec les rougets à l’encre de seiche, fit-il avec un grand sourire.
— Des poissons rouges noirs ? fit Nick, alarmé.
— Ne t’inquiète pas, même moi je n’essaierais pas ça sur toi.
— Il ne voudrait pas que tu prennes feu.
— Hé, c’était dans la recette ! J’avais suivi exactement les proportions indiquées !
— Ah bon ? une cuillère à soupe de poivre noir, de poivre blanc, de piment de Cayenne et de chili ?
— Comment voulais-tu que je le sache ?
— Quoi, tu sais ce que c’est que le poivre, tout de même ! Tu aurais bien dû te douter de ce que ferait une cuillère à soupe de poivre, qui était le moins fort des quatre.
— Je ne pouvais pas deviner que tout ça resterait collé sur le poisson.
— Je ne veux pas manger de ça, moi, dit Nick, alarmé.
— Non, tu n’as pas intérêt, répondit Anna en riant. Une lichée d’un mélange pareil et tu t’enflammerais spontanément.
— C’était dans la recette !
— Rien qu’en entrant dans la cuisine, le lendemain, on pleurait encore des larmes de sang !
Gloussant encore de sa bêtise, Charlie tendit la cuillère à mélange à Nick pour le faire goûter. Il avait appris à avoir la main légère avec les épices. Le curry serait bon. Anna le laissa faire et alla jouer avec Joe.
Elle s’assit sur le canapé, détendue. Joe commença à lui flanquer des coups sur les genoux avec ses cubes tout en bredouillant énergiquement pendant que Nick lui racontait quelque chose. Elle dut couper court à son discours pour lui parler de l’arrivée des tigres nageurs. Il hocha la tête et reprit son babillage. Elle poussa un grand soupir de soulagement, prit une gorgée de bière. Encore une journée qui avait filé comme un rêve.
En juillet, il y eut une nouvelle vague de chaleur, pire que les précédentes. Jusque-là, les gens trouvaient qu’il faisait chaud, mais un jour, dans la zone métropolitaine, la température grimpa jusqu’à 41 degrés, avec un taux d’humidité de plus de 90 %.La situation emplissait de nostalgie tous les Indiens de la ville, qui rêvaient de l’Uttar Pradesh juste avant l’arrivée de la mousson.
« Oh oui, tout à fait comme Delhi. En réalité, ce serait une bénédiction si c’était comme ça à Delhi ; ça constituerait une grande amélioration par rapport à la situation actuelle. C’est la troisième année de sécheresse, vous comprenez, ils ont désespérément besoin que la mousson arrive. »
Dans le Post du matin, Charlie lut qu’un bout de la plateforme glaciaire de Ross s’était détaché de la banquise, un fragment gros comme la moitié de la France. La nouvelle était perdue dans les dernières pages de la section internationale. Il s’était déjà détaché tellement de fragments de l’Antarctique que l’info ne faisait plus la une de l’actualité.
L’info n’était peut-être pas spectaculaire, mais l’iceberg, lui, l’était. Des chercheurs dirent en blaguant qu’ils allaient s’installer dessus et le revendiquer comme une nouvelle nation. Il contenait plus d’eau douce que l’ensemble des Grands Lacs. Il s’était détaché près d’une certaine île Roosevelt, un banc de roche noire, bas sur l’eau, recouvert de glace, de sorte que sa présence n’apparaissait qu’aux sondes radar, et qui se retrouvait à l’air libre pour la première fois depuis des millions d’années – deux à quinze, selon les équipes de chercheurs. Cela dit, la roche ne resterait peut-être pas longtemps à nu : d’après les chercheurs, la glace rapide de la calotte occidentale de l’Antarctique descendait vers elle plus vite que jamais, et il n’y avait maintenant plus rien pour l’arrêter, maintenant que la plateforme de Ross de la région s’était détachée.
Ce déversement accéléré de glace vers la mer était lourd de conséquences : la calotte occidentale de l’Antarctique était beaucoup plus vaste que la plate-forme de Ross, et reposait sur un soubassement qui se trouvait en dessous du niveau de la mer mais maintenait la glace beaucoup plus haut que si elle avait flotté librement sur l’océan. Aussi, lorsqu’elle se détacha et s’éloigna au gré des courants, elle déplaça un volume d’eau de mer supérieur à celui qu’elle occupait précédemment.
Charlie poursuivit sa lecture avec effarement : quoi, il avait fallu qu’il parcoure les dernières pages du Post pour apprendre ça ? Comment les choses avaient-elles pu arriver si vite ? Les chercheurs n’avaient pas l’air de le savoir. D’après eux, depuis la rupture de la banquise, l’eau de mer soulevait les bords de la glace qui reposait encore sur le fond, de plus en plus fortement à chaque marée, chaque courant la tiraillant un peu plus, et les plaques commençaient à se déchiqueter selon de grandes dalles verticales qui tombaient dans la mer.
Charlie vérifia tout ça sur le Net et regarda un trio de chercheurs expliquer, face à la caméra, que le phénomène pouvait s’accélérer, le rythme de leurs paroles s’accélérant en parallèle, comme pour illustrer le processus. La modélisation n’était pas concluante, parce que le fond de la mer, sous la glace, était irrégulier, disaient-ils, et qu’il y avait des volcans actifs en dessous, alors, comment savoir ? Mais ça pouvait aller très vite.
Charlie reconnaissait dans leurs voix excitées le genre de délire scientifique réprimé qu’il avait entendu une ou deux fois en écoutant Anna parler d’un élément statistique extraordinaire qu’il n’avait même pas réussi à comprendre. Mais ça, ce qu’ils disaient, il le comprenait : il y avait une possibilité bien réelle que toute la masse de l’inlandsis se détache et s’éloigne sur la mer, chacune de ces plaques géantes s’enfonçant plus profondément dans l’eau, en déplaçant une masse plus importante que lorsqu’elle était arrimée à la terre ferme, au point de provoquer une élévation du niveau des océans qui pouvait aller jusqu’à sept mètres environ.
« Ça pourrait se produire très vite, disait un glaciologue, et je ne parle pas de vitesse géologique mais d’une marée rapide. Certaines simulations évoquent un délai de quelques années. »
Ce qu’ils avaient du mal à dire avec précision, c’était si le processus allait commencer à s’accélérer ou non. Ça dépendait des variables programmées dans les modèles, et patati et patata. Le discours scientifique typique.
En attendant, le Post avait casé la nouvelle à la fin des pages internationales ! Elle était commentée comme s’il s’agissait d’une catastrophe banale. Il n’y avait apparemment pas moyen de noter une différence de réaction entre une catastrophe et une autre. Elles étaient toutes pires les unes que les autres. Si ça devait arriver, ça arriverait. Voilà comment les gens traitaient l’information. Évidemment, les Khembalais devaient être extrêmement préoccupés. Comme tous les pays membres de la Ligue des nations inondables, du reste. Ce qui voulait dire absolument tout le monde. Charlie avait fait assez de recherches sur l’énergie marémotrice et autres problèmes côtiers pour avoir une conscience aiguë de la gravité de la situation. Ils avaient peut-être atteint le point de non-retour et s’acheminaient vers la catastrophe. Tout à coup, une vision claire de ce qui les attendait se cristallisa devant lui, et il fut terrifié. Un individu sur cinq vivait le long des côtes. Il éprouvait la même impression qu’un certain hiver où, alors qu’il était au volant, il avait pris un virage trop vite : en arrivant sur une plaque de verglas qu’il n’avait pas vue, la voiture avait échappé à son contrôle et il avait littéralement décollé, échappant à la friction et à la gravité même, comme s’il avait volé hors de la réalité proprement dite.
Mais il était temps de descendre en ville. Il allait emmener Joe au bureau avec lui. Il se secoua et prit la poussette. Collés l’un à l’autre, avec le porte-bébé, ils auraient eu trop chaud. Que voulez-vous ? La vie continuait.
Ils sortirent donc dans le bain de vapeur de la capitale. En réalité, ça ne faisait pas beaucoup de différence avec les autres jours d’été. Comme si, après avoir atteint une limite supérieure, la sensation de chaleur devenait floue. Joe était attaché dans sa poussette tel un pilote de Nascar, afin d’éviter qu’il ne lui fausse compagnie au plus mauvais moment. Évidemment, ça ne lui plaisait pas, mais Charlie avait décoré la barre de devant de la poussette comme un tableau de bord d’avion, ce qui avait le don de l’amadouer suffisamment pour qu’il oublie de hurler ou de tenter de s’évader.
— Toute résistance est inutile !
Ils prirent le métro et se retrouvèrent sur le Mall, après quoi ils marchèrent jusqu’au bureau de Phil, dans les bâtiments du syndicat des industries du bois. Ce n’était pas une bonne idée, parce qu’ils eurent l’impression de bouillir comme des homards dans l’air lourd et surchauffé. Charlie ressentait toujours les déviations du climat avec une sorte de satisfaction sinistre, perverse, qui tenait du « Je vous l’avais bien dit ». Mais il décida pour la énième fois de ne plus jamais manger de homard. Ça devait être une mort épouvantable.
Parvenus au QG de Phil, ils firent le tour des bureaux en passant d’une bouche de climatisation à l’autre, comme tout le monde, si bien que leur mode de déplacement évoquait un exercice de travaux pratiques sur la force de Coriolis.
Charlie confia Joe à Evelyn, qui l’aimait bien, et alla travailler sur les révisions que Phil avait apportées à la proposition de loi sur le climat. Quoi qu’il arrive, ça paraissait vraiment être le moment idéal pour la faire passer. Davantage d’argent pour lutter contre le CO2, de nouveaux critères d’utilisation du pétrole, et de l’argent pour aider Détroit à effectuer la transition vers l’hydrogène, de nouveaux carburants, de nouvelles sources d’énergie, des méthodes de capture du carbone, l’identification et la réalisation de pièges à carbone, des fonds et des programmes d’échange de technologies permettant le passage des hydrocarbures vers les hydrates de carbone puis l’hydrogène, la géothermie profonde, l’énergie marémotrice, l’exploitation de l’énergie des vagues, le financement de la recherche fondamentale en climatologie, pour le projet EGRESS[9], pour le GDIN[10] etc. C’était un programme fourre-tout, beaucoup de projets étaient des trompe-l’œil destinés à faire passer la loi, mais Charlie avait fait de son mieux pour structurer l’ensemble, l’organiser et lui conférer une cohérence, en faire une sorte de description du futur proche.
Beaucoup de gens, au QG de Phil, pensaient que c’était une erreur de proposer un projet de loi fourre-tout de cette espèce plutôt que de tenter d’obtenir le financement de programmes moins ambitieux un par un, ou par petits paquets. Mais Phil avait opté pour la stratégie de la loi générale, et Charlie s’en tenait à ce plan. Il traduisit les révisions demandées par Phil dans le jargon administratif, augmentant les montants pour chacun des projets en se disant que le moment semblait plus que jamais venu de frapper fort.
Joe commençait à en faire voir de toutes les couleurs à Evelyn. Charlie entendait le bruit à nul autre pareil des dinosaures projetés sur les murs. Tout ce jargon serait élagué, de toute façon ; enfin, raison de plus pour qu’il soit précis et blindé contre toutes les attaques, à la fois modéré et irréfutable, d’une efficacité invisible. Le jargon législatif comme autant de passes vers l’en-but adverse : subtiles, rapides, imparables.
Il se pressa de finir et apporta le projet révisé à Phil en poussant Joe dans sa poussette. Ils trouvèrent le sénateur assis, le dos collé à une bouche de climatiseur.
— Alors, Phil, vous n’avez pas trop froid, comme ça ?
— Le truc est de s’y mettre avant d’être en sueur, afin d’éviter le refroidissement dû à l’évaporation. Et je garde la tête au-dessus, dit-il en heurtant le mur avec le derrière de sa caboche. Dans l’ensemble, je n’attrape pas trop de rhumes à cause de la clim. J’ai appris ça il y a longtemps, quand j’étais basé à Okinawa.
Il jeta un coup d’œil à la nouvelle mouture de Charlie, et ils discutèrent de certaines modifications. À un moment donné, Phil le regarda :
— Il y a quelque chose qui vous tracasse, aujourd’hui ? demanda-t-il. Pourtant, notre petit Joe a l’air tout à fait en forme. Le bébé préféré du Président.
— Ce n’est pas Joe qui me tape sur le système. C’est vous. Vous et le reste du Sénat. C’est ça, Phil – la situation actuelle exige une réponse, une réaction, pas la paperasserie habituelle. Et ce qui m’ennuie, c’est que vous autres n’êtes conçus que pour assurer la routine.
— Eh bien, c’est ça, la démocratie, gamin, répondit Phil avec un sourire. Et heureusement, quand on y réfléchit. C’est une succession de négociations, et un accord sur la façon de procéder. Comment voudriez-vous faire autrement ? Il y a des considérations bassement comptables, là-dedans. Si vous connaissez une meilleure façon de faire, dites-le-moi. Mais je vous en prie, en attendant, plus de fantasmes à la « Si j’étais roi ». Il n’y a pas de roi, il n’y a que nous. Alors aidez-moi à pondre une version finale aussi affûtée que possible.
— D’accord.
Ils travaillèrent ensemble avec la rapidité et l’efficacité de vieux complices. Il y avait des collaborations qui pouvaient être un plaisir. À deux, ils n’avaient chacun que la moitié du travail à faire, et ils étaient efficaces comme trois.
Et puis Joe commença à s’agiter, et rien n’aurait pu le convaincre de rester dans sa poussette à part un départ précipité et un tour du musée vivant de la rue.
— Je finirai, dit Phil.
Dehors, Charlie fut assommé par la chaleur stupéfiante, plus vite que Joe. Le monde fondait autour d’eux. Charlie avançait comme un personnage de pâte à modeler, appuyé sur la poignée de la poussette. L’escalier mécanique, puis le métro. Climatisé, lui aussi, grâce au ciel. Se laisser tomber sur les coussins roses. S’y avachir, à moitié somnolent. Se laissant doucement bercer par la rame de métro en route vers le nord, Charlie s’efforça de distraire Joe avec les jouets de la poussette, les prenant l’un après l’autre et les lui montrant :
— Tu vois, cette tortue, c’est le NIH[11]. Ton monstre de Frankenstein est la FDA[12]. Regarde ce qu’il est mal fichu ! Cette petite taupe, c’est la NSF de maman. Et ces deux-là, qui ressemblent à des pions de Monopoly, ça doit être les deux parties du Congrès, ouais, très Tammany Hall[13]. Je me demande bien où tu les as trouvés, eux. Ton Géant de Fer est évidemment le Pentagone, et ce bulldozer jaune, c’est le corps des ingénieurs de l’armée des États-Unis. La loupe, là, c’est le GAO[14], et ça, c’est quoi ? Un genre de Barbie ? Ça doit être les OMB[15], ces bimbos, ou alors, c’est ce Pinocchio, là. Et ton cow-boy à cheval, c’est le Président, évidemment. C’est ton ami. Ton ami.
Ils commençaient à s’endormir, tous les deux. Joe s’ébroua, se mit à taper sur le tas de figurines.
— Doucement, Joe. Ooh, le tigre ! Tu vois son collier ? C’est un tigre de cirque. C’est le service de presse. Personne n’a peur de lui. Sauf que, de temps en temps, il mange quelqu’un.
Pendant les jours suivants, Phil soumit le projet de loi sur le climat au Comité des relations extérieures, et le processus de « marking up », de modification ou d’amendement, s’amorça. Ce terme décrivait bien mal la méthode : « élagage », « hachicotage », « trahison », « mâchurage », « écrabouillement », n’importe lequel de ces substantifs aurait mieux convenu, pensait Charlie en suivant la déconstruction progressive du texte, qui commençait peu à peu à lui évoquer une sorte de saucisse-purée de pensée.
La proposition de loi fut amputée de pans entiers. Winston en mit chaque phrase en coupe réglée, et il fallut bien faire des concessions, ou rien n’aurait avancé. Adieu la quantification précise des rendements énergétiques, plus question d’imposer quelque mode de chiffrage que ce soit, comme l’empreinte écologique. Phil laissa tomber sur ces chapitres, parce que Winston promettait de faire accepter sa version par la Chambre, et que la Maison-Blanche le soutiendrait aussi. C’est ainsi qu’ils tirèrent un trait sur des pans entiers de méthodologie analytique, ce qui eut le don de rendre Anna dingue. La science était comme le Beeker du Muppet Show qui se bagarrait sans espoir contre le type au chapeau du Monopoly. Pour le moment, Beeker se faisait botter le cul.
Le surlendemain matin, Charlie eut des nouvelles de l’affaire par le Post (ce qui commençait à devenir vraiment agaçant) :
LA PROPOSITION DE SUPER-LOI SUR LE RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE MISE EN PIÈCES PAR LE COMITÉ
— Quoi ? Qu’est-ce qu’ils racontent ? s’écria Charlie.
Il n’avait pas idée qu’une telle manœuvre fût seulement possible.
Il parcourut l’article en diagonale, les paupières papillotantes, tout en appelant Roy sur son portable :
… selon les défenseurs des nouvelles propositions de loi, les compromis ne devraient pas nuire à son efficacité… Le Président a fait savoir qu’il mettrait son veto à la loi générale… promis de signer les lois détaillées au coup par coup, le cas échéant.
— Et merde ! Merde ! Qu’il aille se faire foutre !
— Charlie ? Ça ne peut être que toi.
— Roy, qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Quand est-ce que ça s’est passé ?
— Hier soir. Tu n’étais pas au courant ?
— Non, je n’étais pas au courant ! Comment Phil a-t-il pu nous faire ça ?
— On a décompté les votes, et la loi générale n’aurait pas franchi la barrière du comité. Et même si elle avait réussi à passer, la Maison-Blanche ne nous aurait pas suivis sur ce coup-là. Winston ne pouvait pas la présenter, ou en tout cas, il ne l’a pas fait. Alors Phil a décidé d’appuyer Ellington sur une loi de rechange sur les produits pétroliers, et il a insisté pour qu’ils intègrent un plus grand nombre des mesures d’Ellington dans les premières lois abrégées.
— Et Ellington a accepté de voter pour ça, sur ces bases-là…
— Exact.
— Alors Phil a retourné sa veste.
— La loi générale ne serait jamais passée.
— Ça, tu n’en sais rien ! Ils avaient Speck avec eux ! Ils auraient pu la faire voter dans le cadre du programme du parti ! Quelle importance, le genre de carburant qu’on brûle dans les bagnoles, alors que le monde est en fusion ? C’était important, Roy !
— Elle ne serait pas passée, répéta Roy en articulant soigneusement. Je te dis qu’on a décompté les voix, et on perdait d’une voix. Alors on s’est raccroché à ce qu’on pouvait. Tu connais Phil. Il aime faire avancer les choses.
— Tant que ce n’est pas trop compliqué !
— Tu es furieux. Écoute, j’ai une réunion en ville. Tu devrais en parler à Phil toi-même, peut-être que ça pèserait sur ses prochaines décisions.
— Ouais, c’est ça. Peut-être.
Et comme c’était encore un de ces matins où papa et Joe allaient en ville, c’est ce qu’il fit. Il s’assit placidement dans le métro, encaissant les coups de poing de Joe et ruminant tout ça, sortit la poussette de l’ascenseur au deuxième étage, fonça vers le bureau de Phil, qui était assis, ce jour-là, sur une table dans la salle de réunion au bout du plateau, où il se pavanait devant sa cour, aussi allègre et naturel qu’un singe.
Charlie pointa le Post roulé comme un bâton vers Phil, qui lui fit un clin d’œil théâtral.
— OK ! dit-il en tendant la main comme pour parer l’assaut. D’accord, flanquez-moi votre pied au derrière ! Bottez-moi les fesses ! Mais je vous dis tout de suite que c’est eux qui m’ont obligé.
Il en faisait un problème administratif banal. Alors Charlie y alla à fond la caisse :
— Qu’est-ce que vous racontez ? C’est eux qui vous ont fait faire ça ? C’est vous qui avez cané, Phil ! Vous qui avez baissé votre pantalon ! Phil ! Vous vous êtes déculotté !
Phil secoua la tête avec véhémence.
— J’ai obtenu plus que je n’ai cédé. Ils vont être obligés de réduire les émissions de carbone, de toute façon, nous n’aurions pas obtenu grand-chose de plus à ce sujet…
— Qu’est-ce que vous racontez ? hurla Charlie.
Andréa et quelques autres sortirent de leur bureau, et même Evelyn vint jeter un coup d’œil. Surtout pour faire un coucou à Joe, à vrai dire. C’était un numéro habituel : Charlie tombait sur Phil à bras raccourcis, lui reprochait sa pusillanimité, Phil faisait amende honorable et asticotait Charlie pour le faire encore plus sortir de ses gonds. Charlie, qui s’en rendait compte, s’escrimait à faire valoir son point de vue, même si ça impliquait qu’il joue son rôle habituel. Et même s’il n’arrivait pas à convaincre Phil en personne, si ça pouvait inciter le groupe de Phil à faire un peu pression sur lui…
Charlie flanqua un coup à Phil avec le Post roulé.
— Si vous ne vous étiez pas dégonflé, on aurait pu séquestrer des milliards de tonnes de carbone ! Le monde entier nous aurait suivis, là-dessus !
Phil fit la grimace.
— J’aurais pu leur mettre l’épée dans les reins, Charlie, mais c’est le reste de notre merveilleux groupe qui m’aurait découpé en rondelles avec cette épée. La Maison-Blanche ne nous aurait pas suivis ; alors que comme ça, nous avons sauvé ce qu’il était possible de sauver. Enfin quoi ! Nous avons franchi la barrière du comité, et ce n’est pas rien. Les dispositions sur les forêts sans routes, le refuge Arctique, l’interdiction de procéder à des forages offshore, nous avons obtenu tout ça ! Le Président a déjà promis de signer les décrets.
— Vous les auriez obtenus, de toute façon ! Il aurait fallu que vous mouriez pour ne pas les obtenir ! En attendant, vous avez cédé sur les points vraiment cruciaux ! Ils vous ont roulé dans la farine !
— Non !
— Si !
— Non !!
— Si !!
Eh oui, tel était le niveau des débats dans les bureaux de l’un des plus grands sénateurs du pays. Ça finissait toujours de la même façon, entre eux.
Mais cette fois, Charlie ne s’amusait pas comme les fois précédentes.
— Je me demande sur quoi vous n’avez pas cédé ! dit-il amèrement.
— Juste sur les cours d’eau dans les forêts et le pétrole de l’Amérique du Nord !
Leur petit public se mit à rire. Ils appartenaient encore à une société de débats. Phil se lécha un doigt et le leva en regardant Charlie avec un sourire, le pur sourire Chase, séduisant, roublard.
Mais il en aurait fallu un peu plus pour calmer Charlie.
— Vous avez intérêt à vous trouver un tas de sous-marins pour profiter de tout ça !
Ce qui lui valut aussi un éclat de rire. Charlie avait marqué un point, ce que Phil lui accorda en élargissant son sourire.
Charlie dirigea la poussette de Joe hors du bâtiment en jurant amèrement. Percevant son exaspération, Joe s’absorba dans la contemplation de ses dinosaures et du décor qui défilait autour d’eux. Charlie suait à grosses gouttes, et il se sentait de plus en plus découragé. Il savait qu’il prenait ça trop à cœur, que c’était le style de Phil, de tout prendre à la blague, d’encaisser sans trop s’en faire. Et pourtant, compte tenu de la situation, il ne pouvait pas s’en empêcher. Il avait l’impression d’avoir pris un coup de poing dans l’estomac.
Ça n’arrivait pas très souvent. Généralement, il réussissait à trouver le moyen de compenser, mentalement, les déboires politiques de la journée. Il trouvait des bons côtés à tout, il voyait le soleil derrière les nuages noirs qui pointaient à l’horizon, il envisageait la revanche possible, n’importe quoi. Il faisait un rêve éveillé où tout finissait bien. Mais quand il cédait au découragement, il était incroyablement abattu. Ça devenait une globalité contre laquelle il n’avait pas de défense, il n’arrivait pas à voir la forêt derrière l’arbre, rien ne trouvait grâce à ses yeux. Les nuages étaient d’un noir opaque. Tout allait mal ! Mal, mal, mal mal mal mal…
Il descendit avec Joe dans les profondeurs du métro. Monta dans un wagon, descendit à la station Bethesda. Sortit comme dans un cauchemar. Mal, mal, mal. Une nausée digne de Sartre, provoquée par une soudaine vision de la réalité ; horrible. Comment la vraie nature de la réalité pouvait-elle être si horrible ? L’air surchauffé de l’ascenseur était irrespirable. La gravité était trop forte.
Un autre ascenseur, et de nouveau dans Wisconsin. Bethesda était trop sinistre ; un saupoudrage de bureaux et d’immeubles d’habitations, manifestement organisés (si seulement !) pour la circulation automobile. Il aurait aussi bien pu être dans le comté d’Orange.
Il se traîna jusqu’à la maison. La porte-moustiquaire se referma derrière lui avec son claquement caractéristique.
— Salut, chou ! fit une voix, dans la cuisine.
— Salut, papa !
Anna et Nick, qui étaient rentrés ensemble de l’école.
— Maman, maman, maman !
— Salut, Joe !
Le refuge.
— Salut, les p’tits gars ! dit Charlie. Va falloir qu’on achète une barque. On la mettra dans le garage.
— Super !
Alarmée par le ton de sa voix, Anna sortit de la cuisine, un whisky à la main, le serra sur son cœur et lui planta un baiser sur la joue.
— Hmm, dit-il dans une sorte de ronronnement.
— Qu’est-ce qui ne va pas, chou adoré ?
— Pff, rien ne va.
— Pauvre petit chou.
Il commença à se sentir un peu mieux. Il sortit Joe de la poussette et ils suivirent Anna dans la cuisine. Anna ramassa Joe et le tint sur sa hanche tout en faisant la cuisine, pendant que Charlie commençait à reconstruire mentalement l’histoire de la journée, afin de pouvoir la lui raconter tout en préservant son impact dramatique.
Après lui avoir raconté toute l’affaire et fulminé un moment, il décapsula une bière qu’il ingurgita pendant qu’Anna disait :
— Ce qu’il te faudrait, c’est un moyen de court-circuiter le processus politique.
— Bravo, trésor. Je ne suis pas sûr d’avoir envie de savoir ce que tu entends par là.
— Je ne le sais pas moi-même.
— La révolution, c’est ça ?
— Pas question.
— Une révolution complètement non violente, rigoureusement positive et qui réussirait ?
— Ça, ce serait génial.
Nick apparut dans la porte.
— Hé, papa, tu veux jouer au base-ball ?
— Ouais, bonne idée !
C’était généralement Charlie qui le proposait, et là, si Nick le faisait, c’est qu’il essayait de lui remonter le moral. Ce qui marchait assez bien, par le seul fait qu’il y ait pensé. Ils quittèrent donc la fraîcheur de la maison et jouèrent dans la cour où il faisait une chaleur à crever, sous les yeux aveugles des fenêtres aux volets fermés de l’immeuble voisin. Debout devant le mur en brique de la maison, Nick renvoyait à Charlie, avec une longue batte de plastique, les wiffle balls[16] qu’il lui lançait, et Charlie essayait de les rattraper. Ils avaient une douzaine de balles. Quand il y en avait partout sur la pelouse en pente, ils les ramassaient, les remettaient sur le mont de Charlie et recommençaient, ou ils laissaient Charlie prendre un tour de batte. Ces wiffle balls étaient géniales ; elles claquaient sur la batte et volaient avec un ronflement très satisfaisant, et en même temps, quand on en recevait une, ça ne faisait pas mal, ainsi que Charlie avait eu amplement l’occasion de le constater. C’est ainsi qu’ils allaient et venaient dans le crépuscule livide, transpirant et riant, essayant de faire suivre une trajectoire rectiligne à une wiffle ball.
Charlie enleva sa chemise, le torse luisant de sueur dans l’air surchargé d’humidité.
— D’aaccord… Regarde-moi un peu ce lancer ! Sandy Koufax fait le moulin à vent, et voilà une magnifique trajectoire en arc-en-ciel ! Hé, pourquoi tu n’as pas fait un swing ?
— La balle était mauvaise, papa. Elle a rebondi par terre avant d’arriver sur moi.
— D’accord. Je réessaye. Oh, Seigneur… Bon, fais comme si tu n’avais rien vu.
— Pourquoi tu as dit « Seigneur », papa ?
— C’est une longue histoire… OK, en voilà une autre. Hé, tu n’as même pas tenté de la frapper !
— Elle était dehors !
— Pas de beaucoup. Et ça ne te ferait pas de mal de courir un peu !
— La zone de frappe est scotchée sur la maison, papa. Tu m’en envoies une qui arrive dedans et je te la renverrai.
— C’était une mauvaise idée. D’accord. Allez, ça y est ! Ooh, joOoli ! Ouais ! Là, voilà ! Swingue-moi celle-là !
— Celle-là, elle était derrière moi.
— C’est parfois utile de savoir frapper des deux mains.
— Je te demande juste des strikes, c’est tout.
— C’est ce que j’essaie de faire… Là, c’est parti ! Et tchac ! Très joli. Un home run. Waouh ! Euh… oh, elle est restée dans l’arbre. Tu la vois ?
— Bon, on en a joué suffisamment, de toute façon.
— C’est vrai, mais autant aller la récupérer, tant qu’on se souvient où elle est. Écoute, en mettant le pied sur cette branche, là, je devrais y arriver… Donne-moi la batte une seconde.
Charlie grimpa un peu dans l’arbre, se stabilisa, écarta les feuilles, se rattrapa d’une main au tronc pour garder son équilibre et, d’un coup de batte, envoya la balle par terre.
— Et voilà !
— Hé, papa, c’est quoi ça, dans l’arbre ? C’est pas du sumac vénéneux ?