Avant même que le bateau franchisse le récif, Mirissa comprit que Brant était en colère. L’attitude tendue de son corps à la barre — le simple fait qu’il n’ait pas laissé le passage final aux mains expertes de Kumar — indiquait que quelque chose l’avait troublé.
Elle quitta l’ombre des palmiers et descendit lentement sur la plage, le sable mouillé alourdissant ses pas. Quand elle arriva au bord de l’eau, Kumar affalait déjà la voile. Son petit frère — maintenant presque aussi grand qu’elle et tout en muscles solides — agita gaiement la main. Que de fois elle avait souhaité que Brant ait le bon caractère de Kumar, qu’aucune crise ne pouvait apparemment bouleverser !
Brant n’attendit pas que le bateau racle le sable mais sauta dans la mer alors qu’il avait encore de l’eau jusqu’à la taille et pataugea rapidement vers elle, l’air furieux. Il portait une masse de métal tordu, festonnée de fils cassés et la brandissait pour qu’elle l’examine.
— Regarde ! cria-t-il. Ils ont recommencé !
De son autre main, il désigna l’horizon, au nord.
— Cette fois, je ne vais pas les laisser s’en tirer comme ça ! Et notre maire dira ce qu’elle voudra !
Mirissa s’écarta tandis que le petit catamaran, comme un animal marin primitif livrant son premier assaut contre la terre ferme, remontait lentement la plage sur ses rouleaux hors-bord tournoyants. Dès que l’embarcation eut dépassé la limite de la marée haute, Kumar arrêta le moteur et sauta pour rejoindre son capitaine toujours en colère.
— Je me tue à répéter à Brant, dit-il, que c’est peut-être un accident, une ancre traînante, je ne sais pas. Après tout, pourquoi les Nordiens feraient-ils volontairement une chose pareille ?
— Je vais te le dire ! rétorqua Brant. Parce qu’ils sont trop paresseux pour découvrir la technologie tout seuls. Parce qu’ils ont peur que nous prenions trop de poissons. Parce que …
Il surprit le rire de son compagnon et lui lança l’amas de fils enchevêtrés. Kumar l’attrapa au vol sans effort.
— N’empêche … même si c’était un accident, ils ne devraient pas mouiller ici. Cette région est bien signalée sur la carte : défense d’entrer — projet de recherche. Alors je vais quand même déposer une plainte.
Brant avait déjà retrouvé sa bonne humeur ; même ses plus sombres rages duraient rarement plus de quelques minutes. Pour le garder dans de bonnes dispositions, Mirissa lui passa une main dans le dos et lui parla de sa voix la plus apaisante.
— Est-ce que tu as pris du bon poisson ?
— Bien sûr que non, répondit Kumar. La seule chose qui l’intéresse c’est d’attraper des statistiques, kilogrammes par kilowatts, ce genre d’idioties. Heureusement, j’avais ma ligne. Nous aurons du thon pour dîner.
Il se pencha dans le bateau et en retira près de un mètre de puissance et de beauté aérodynamiques dont les couleurs se fanaient rapidement ; les yeux morts étaient déjà vitreux.
— Ce n’est pas souvent qu’on en attrape un pareil, dit-il fièrement.
Ils admiraient encore sa prise quand l’Histoire fit son retour à Thalassa. Et le monde simple et insouciant qu’ils avaient connu pendant toutes leurs jeunes années prit brutalement fin.
La trace de son passage fut écrite là dans le ciel comme si une main géante avait déplacé un morceau de craie en travers de la voûte bleue. Sous leurs yeux, la traînée de vapeur étincelante commença à s’effilocher, à se désintégrer en lambeaux de nuages, jusqu’à donner l’impression qu’un pont de neige avait été lancé d’un horizon à l’autre.
Et maintenant, un lointain grondement de tonnerre tombait des bords de l’espace. C’était un bruit que Thalassa n’avait pas entendu depuis sept cents ans mais qu’un enfant aurait pu reconnaître immédiatement.
Malgré la chaleur du soir, Mirissa frissonna et sa main chercha celle de Brant. Il la prit, mais presque sans y prendre garde ; il contemplait toujours le ciel déchiré.
Kumar lui-même avait retrouvé son sérieux, mais il fut le premier à parler.
— Une des colonies a dû nous trouver.
Brant secoua lentement la tête mais sans conviction.
— Pourquoi se donner cette peine ? Ils doivent avoir de vieilles cartes, ils savent que, sur Thalassa, il n’y a presque que de l’océan. Ça n’a aucun sens pour eux, de venir ici.
— La curiosité scientifique ? hasarda Mirissa. Pour voir ce que nous sommes devenus ? J’ai toujours dit que nous devions réparer le lien de communication …
C’était une vieille querelle, qui se ranimait à chaque décennie. Un jour, presque tout le monde était d’accord, Thalassa devrait vraiment reconstruire la grande antenne parabolique sur l’île de l’Est, détruite quand le Krakan avait fait éruption quatre cents ans auparavant. Mais en attendant, il y avait beaucoup d’autres choses plus importantes, ou simplement plus amusantes.
— Construire un vaisseau spatial, c’est un projet énorme, dit Brant d’un air songeur. Je ne crois pas qu’une colonie s’y résoudrait … à moins d’y être obligée. Comme la Terre …
Il s’interrompit. Après tant de siècles, c’était encore un nom difficile à prononcer.
D’un même mouvement, ils se tournèrent vers l’est où la rapide nuit tropicale avançait sur la mer.
Quelques étoiles, les plus brillantes, apparaissaient déjà et la petite constellation bien reconnaissable du Trianglemontait au-dessus des palmiers. Ses trois étoiles étaientd’importances à peu près égales mais une intruse infiniment plus étincelante avait jadis scintillé, pour quelques semaines, près de la pointe méridionale de la constellation.
Son écorce maintenant ratatinée était encore visible avec un télescope de puissance moyenne. Mais aucun instrument n’était capable de montrer la scorie en orbite qui avait été la planète Terre.
Un grand historien avait appelé, plus de mille ans après, la période 1901–2000 «le siècle où tout est arrivé». Il avait ajouté que les gens de l’époque auraient été d’accord avec lui, mais pour des raisons entièrement fausses.
Ils auraient fait observer — souvent avec une fierté justifiée — les réussites scientifiques du siècle : la conquête du ciel, la libération de l’énergie atomique, la découverte des principes fondamentaux de la vie, la révolution de l’informatique et des communications, les débuts de l’intelligence artificielle et, le plus spectaculaire, l’exploration du système solaire et les premiers pas de l’homme sur la Lune. Mais, comme l’affirmait cet historien avec l’infaillibilité de la sagesse rétrospective, pas une personne sur mille n’avait entendu parler de la découverte qui transcendait tous ces événements, en menaçant de les rendre absolument insignifiants.
Apparemment, c’était aussi inoffensif et éloigné des affaires humaines que la plaque photographique floue, dans le laboratoire de Becquerel, qui avait abouti, en cinquante ans à peine, à la boule de feu au-dessus d’Hiroshima. C’était d’ailleurs un sous-produit de cette recherche et cela débuta avec une innocence égale.
La nature est une comptable très stricte qui équilibre parfaitement ses colonnes. Les physiciens furent par conséquent extrêmement perplexes quand ils découvrirent certaines réactions nucléaires pour lesquelles, après l’addition de tous les fragments, quelque chose semblait manquer d’un côté de l’équation.
Comme un comptable indélicat se hâtant de remettre de l’argent dans la caisse juste avant une inspection, les physiciens furent obligés d’inventer une nouvelle particule. Et, pour expliquer l’irrégularité, elle devait être tout à fait singulière, sans masse ni charge et si extraordinairement pénétrante qu’elle pouvait traverser, sans inconvénient notable, un mur de plomb demilliardsde kilomètres d’épaisseur.
Ce fantôme fut baptisé «neutrino», une contraction de neutron et de bambino. Il semblait n’y avoir aucun espoir de jamais détecter une entité aussi fugace ; mais en 1956, par d’héroïques prouesses d’expérimentation, les physiciens captèrent les premiers rares spécimens. Ce fut aussi une victoire pour les théoriciens, qui voyaient à présent leurs équations vérifiées.
Le monde, dans son ensemble, n’en savait rien et ne s’en souciait pas ; mais le compte à rebours de la fin avait commencé.
Le réseau de communications local de Tarna n’était jamais opérationnel à plus de 95 %, mais d’autre part, il ne fonctionnait jamais à moins de 85 %. Comme la majorité du matériel de Thalassa, il avait été conçu par des génies, disparus depuis longtemps, si bien que les pannes catastrophiques étaient virtuellement impossibles. Même si de nombreux éléments étaient en dérangement, le système continuait encore à fonctionner plutôt correctement, jusqu’à ce que quelqu’un soit suffisamment exaspéré pour procéder à des réparations.
Les ingénieurs appelaient cela une élégante déchéance, une expression qui, déclaraient quelques cyniques, décrivait assez exactement le mode de vie lassan.
D’après l’ordinateur central, le réseau fonctionnait en ce moment à ses 90 % normaux et le maire Waldron se serait facilement contentée de moins. Depuis une demi-heure, presque tout le village l’avait appelée et au moins cinquante adultes et enfants se pressaient dans la salle du conseil, bien plus qu’elle ne pouvait en contenir pour qu’on y soit à l’aise. Pour une réunion ordinaire, le quorum était de douze personnes et il fallait parfois des mesures draconiennes pour en attirer autant. Le reste des cinq cent soixante habitants de Tarna préféraient observer — et voter, s’ils étaient suffisamment intéressés — dans le confort de leurs propres maisons.
Il y avait eu aussi deux appels du gouverneur provincial, un du bureau du Président et un de l’agence de presse de l’île du Nord, tous pour poser les mêmes questions tout à fait inutiles. Chacun avait reçu la même réponse laconique : «Naturellement, nous vous avertirons s’il se passe quelque chose … et merci d’avoir téléphoné.»
Le maire Waldron n’aimait pas l’imprévu et la réussite de sa modeste carrière d’administrateur local était basée sur le soin qu’elle mettait à l’éviter. Parfois, naturellement, c’était impossible ; son veto n’aurait guère pu détourner le cyclone de 09 qui, jusqu’à ce jour, avait été le plus grand événement du siècle.
— Silence, tout le monde ! cria-t-elle. Reena, laisse ces coquillages, quelqu’un s’est donné du mal pour les disposer ! D’ailleurs, tu devrais être au lit. Billy, descends de cette table ! Tout de suite !
L’ordre fut rétabli avec une rapidité surprenante, révélant que les villageois étaient pressés d’entendre ce qu’avait à dire leur maire. Elle fit taire le «bip-bip» insistant de son téléphone-bracelet et dirigea l’appel vers le centre des messages.
— Franchement, je n’en sais guère plus que vous, et il est peu probable que nous recevions de plus amples informations avant plusieurs heures. Mais c’était indiscutablement une espèce de vaisseau spatial et il avait déjà fait sa rentrée, je suppose que je devrais dire son entrée, quand il nous a survolés. Comme sur Thalassa il ne peut aller nulle part ailleurs, il est probable qu’il reviendra tôt ou tard aux Trois Îles. S’il fait tout le tour de la planète, ce ne sera pas avant des heures.
— Aucune tentative de contact radio ? demanda quelqu’un.
— Si, mais sans succès jusqu’à présent.
— Est-ce que nous devons même essayer ? demanda une voix anxieuse.
Un bref silence tomba sur l’assemblée, que rompit le conseiller Simmons, la principale mouche du coche du maire, en reniflant avec mépris.
— C’est ridicule ! Quoi qu’ils fassent, ils peuvent nous trouver en dix minutes. D’ailleurs, ils savent probablement exactement où nous nous trouvons.
— Je suis tout à fait d’accord avec le conseiller, déclara le maire Waldron en savourant cette occasion inhabituelle. Tout navire colonial doit certainement avoir des cartes de Thalassa. Elles ont peut-être mille ans, mais elles indiquent Premier Contact.
— Mais, supposons, simple supposition, qu’il s’agisse de créatures venues d’ailleurs ?
Le maire soupira ; elle croyait que cette hypothèse était morte de sa belle mort depuis des siècles.
— Il n’existe pas de créatures venues d’ailleurs, riposta-t-elle avec fermeté. Du moins aucune qui soit assez intelligente pour explorer les étoiles. Naturellement, nous ne pouvons en être certains à 100 %, mais la Terre en a cherché pendant mille ans avec tous les instruments concevables.
— Il y a une autre possibilité, intervint Mirissa, qui était debout dans le fond de la salle avec Brant et Kumar.
Toutes les têtes se tournèrent vers elle et Brant eut l’air un peu agacé. Malgré son amour pour Mirissa, il y avait des moments où il aurait préféré qu’elle ne soit pas si bien informée et que sa famille ne soit pas gardienne des archives depuis cinq générations.
— Laquelle, mon enfant ?
Ce fut au tour de Mirissa de se sentir agacée. Mais elle dissimula son irritation. Elle n’aimait pas être traitée avec condescendance par une personne qui n’était pas réellement très intelligente, bien qu’elle soit certainement avisée, ou plutôt rusée. Que le maire Waldron fasse les yeux doux à Brant ne troublait pas du tout Mirissa ; cela l’amusait un peu et elle arrivait même à éprouver quelque compassion pour cette femme plus âgée qu’elle.
— Cela pourrait être un autre vaisseau-semeur robot, comme celui qui a apporté sur Thalassa les gènes de nos ancêtres.
— Mais maintenant … si tard ?
— Pourquoi pas ? Les premiers semeurs n’atteignaient qu’un certain pourcentage de la vitesse de la lumière. La Terre n’a cessé de les améliorer, jusqu’à ce qu’elle soit détruite. Comme les derniers modèles étaient presque dix fois plus rapides, les premiers ont été dépassés en un siècle environ ; il doit y en avoir encore beaucoup en chemin. Tu n’es pas d’accord, Brant ?
Mirissa s’arrangeait toujours pour le faire participer à n’importe quelle discussion et, si possible, à lui faire croire qu’il l’avait initiée. Elle n’ignorait pas son complexe d’infériorité et ne voulait pas l’aggraver.
Quelquefois, c’était un peu déprimant d’être la personne la plus intelligente de Thalassa ; elle travaillait aux Trois Îles avec un réseau de six personnes qui avaient le même niveau intellectuel qu’elle, mais elle avait rarement l’occasion de ces face-à-face que, même après tant de millénaires, aucune technologie de communication ne permettait.
— C’est une idée intéressante, dit Brant. Tu pourrais bien avoir raison.
Bien que l’histoire ne soit pas son fort, Brant Falconer avait une connaissance technique de la suite d’événements complexes qui avait abouti à la colonisation de Thalassa.
— Et que ferons-nous, demanda-t-il, si c’est encore un vaisseau-semeur et qu’il tente de nous recoloniser ? On lui dira : «Merci beaucoup, mais pas aujourd’hui» ?
Quelques petits rires nerveux fusèrent. Le conseiller Simmons murmura d’une voix songeuse :
— Je suis certain que nous pourrions affronter un vaisseau-semeur s’il le fallait. D’ailleurs, est-ce que ses robots ne seraient pas suffisamment intelligents pour annuler leur programme en constatant que le travail a déjà été fait ?
— Peut-être, mais ils peuvent aussi penser qu’ils le feraient mieux. De toute façon, que ce soit un vestige de la Terre ou un modèle plus récent d’une des colonies, c’est fatalement un robot quelconque.
Il était superflu de donner des explications ; personne n’ignorait les fantastiques frais et difficultés des vols interstellaires habités. Bien que techniquement possibles, on les considérait comme tout à fait inutiles. Les robots effectuaient la mission pour mille fois moins cher.
— Robot ou vestige, qu’est-ce que nous allons faire ? demanda un des villageois.
— Ce ne sera peut-être pas notre problème, répondit le maire. Tout le monde semble certain qu’il se dirigera vers Premier Contact, mais il n’y a pas de raison. Après tout, l’île du Nord est une destination bien plus vraie …
Bien souvent les événements avaient donné tort au maire mais jamais aussi rapidement. Cette fois, le bruit qui augmenta dans le ciel au-dessus de Tarna n’était pas un lointain tonnerre de l’ionosphère mais le sifflement strident d’un appareil à réaction ultrarapide et volant bas. Tout le monde se bouscula pour sortir de la salle du conseil ; seuls les premiers à sortir aperçurent l’aile delta au nez camus qui éclipsait les étoiles en naviguant tout droit vers le lieu encore sacré, le dernier lien avec la Terre.
Le maire Waldron prit tout juste le temps de faire son rapport au central puis elle rejoignit la foule à l’extérieur.
— Brant, vous pouvez y arriver le premier. Prenez le cerf-volant.
Le premier ingénieur mécanicien de Tarna cligna vivement des yeux ; c’était la première fois qu’il recevait du maire un ordre aussi direct. Puis il eut l’air un peu penaud.
— Une noix de coco est passée à travers l’aile, il y a deux jours. Je n’ai pas eu le temps de la réparer à cause de ce problème avec les pièges à poissons. D’ailleurs, il n’est pas équipé pour les vols de nuit.
Le maire le toisa longuement, avec dureté.
— J’espère que ma voiture marche, dit-elle ironiquement.
— Bien sûr, répliqua Brant, d’un ton blessé. Le plein est fait, elle est prête à partir.
Il était très rare que la voiture du maire aille quelque part ; on pouvait parcourir à pied toute la longueur de l’île en vingt minutes et tout le transport local de l’alimentation et du matériel se faisait par petits rouleurs des sables. En soixante-dix ans de service officiel, la voiture n’avait pas couvert cent mille kilomètres et, sauf accident, elle pourrait encore servir au moins un siècle.
Les Lassans avaient joyeusement essayé tous les vices, mais ils n’avaient pas adopté la désuétude programmée et la surutilisation. Personne n’aurait pu deviner que le véhicule était plus vieux que ses passagers, quand il démarra pour le trajet le plus historique de son existence.
Personne n’entendit la première note du glas de la Terre, pas même les savants qui firent la découverte fatale, bien loin sous terre dans une mine d’or abandonnée du Colorado.
C’était une expérience audacieuse, tout à fait inconcevable avant le milieu du xxe siècle. Une fois que le neutrino avait été détecté, on avait vite compris que l’humanité disposait d’une nouvelle fenêtre sur l’univers. Quelque chose d’assez pénétrant pour transpercer une planète aussi facilement que la lumière traverse une vitre pourrait être utilisé pour aller regarder au cœur des soleils.
Surtout au cœur de son Soleil. Les astronomes étaient sûrs de comprendre les processus alimentant la fournaise solaire, dont dépendait toute vie sur Terre. Sous les énormes pressions et températures du noyau du Soleil, l’hydrogène se fondait en hélium à la suite d’une série de réactions qui libéraient de monstrueuses quantités d’énergie. Et, comme sous-produit, des neutrinos.
Les trillions de tonnes de matière sur leur chemin ne faisant pas plus obstacle qu’une bouffée de fumée, ces neutrinos solaires jaillirent de leur foyer natal à la vitesse de la lumière. Deux secondes plus tard, ils débouchèrent dans l’espace et se répandirent à travers tout l’univers. Quel que soit le nombre d’étoiles et de planètes qu’ils auraient rencontrées, la plupart auraient quand même pu éviter d’être capturées par le fantôme chimérique de la matière «solide» si le Temps lui-même n’avait pris fin.
Huit minutes après avoir quitté le Soleil, une infime fraction du torrent solaire traversa la Terre et une fraction encore plus petite fut interceptée par les savants du Colorado. Ils avaient enfoui leur matériel à plus de un kilomètre sous terre, afin que les radiations moins pénétrantes soient filtrées et qu’ils puissent capturer les rares et authentiques messagers venant du cœur du Soleil. Ils espéraient, en comptant les neutrinos interceptés, étudier en détail l’état d’un point qui, tout philosophe le prouverait aisément, était à jamais interdit à la connaissance et à l’observation humaines.
L’expérience fut réussie, les neutrinos solaires détectés. Mais … il y en avait bien trop peu ! Il aurait dû y en avoir trois ou quatre fois plus que ce que la masse d’instruments avait réussi à capturer.
Manifestement, quelque chose n’allait pas et, dans les années 1970, l’affaire des neutrinos disparus devint un énorme scandale scientifique. Le matériel fut vérifié et revérifié, des hypothèses et théories révisées, l’expérience reprise des dizaines de fois … toujours avec le même résultat déroutant.
À la fin du xxe siècle, les astrophysiciens furent obligés d’accepter une conclusion troublante, mais personne encore n’en soupçonnait toutes les implications.
Il n’y avait rien à reprocher à l’hypothèse ni au matériel. L’ennui venait de l’intérieur du Soleil.
La première réunion secrète dans l’histoire de l’Union astronomique internationale eut lieu en 2008 à Aspen, dans le Colorado, pas très loin du lieu de la première expérience, qui avait déjà été répétée dans douze pays. Une semaine plus tard, le Bulletin spécial de l’UAI n° 55/08, portant le titre volontairement anodin de : «Quelques notes sur les réactions solaires», se trouva entre les mains de tous les gouvernements de la Terre.
On aurait pu penser que, à mesure que la nouvelle fuirait et se répandrait lentement, l’annonce de la fin du monde provoquerait une certaine panique. Au contraire, la réaction générale fut d’abord un silence de stupeur, suivi d’un haussement d’épaules indifférent et de la reprise du train-train quotidien.
Peu de gouvernements envisagèrent les prochaines élections, peu d’individus au-delà de la longévité de leurs petits-enfants. Et puis, les astronomes pouvaient se tromper …
Même si l’humanité était condamnée à mort, la date de l’exécution restait indéfinie. Le Soleil n’allait pas exploser avant au moins mille ans et qui allait pleurer sur le sort de la quarantième génération ?
Aucune des deux lunes n’était levée quand la voiture s’engagea sur la route la plus célèbre de Tarna, transportant Brant, le maire Waldron, le conseillerSimmons et deux autres notables du village. Tout en conduisant avec son habileté accoutumée, Brant fulminait encore contre la réprimande du maire. Et le fait qu’elle ait accidentellement allongé un bras dodu sur ses épaules nues n’arrangeait pas les choses.
Néanmoins, la paisible beauté de la nuit et le défilé fascinant des palmiers majestueux balayés par les phares lui rendirent sa bonne humeur habituelle. Et comment oserait-on gâcher un moment aussi historique avec des sentiments personnels mesquins ?
Dans dix minutes, ils seraient à Premier Contact, au point de départ de leur Histoire. Qu’est-ce qui les y attendait ? Une seule chose était certaine : le visiteur s’était guidé sur le radiophare encore opérationnel de l’antique vaisseau-semeur. Il savait où chercher, donc il devait venir d’une autre colonie humaine de ce secteur de l’espace.
D’autre part, Brant fut frappé par une pensée inquiétante. N’importe qui — n’importe quoi — avait pu détecter ce phare, signaler à tout l’univers que de l’intelligence était jadis passée par là. Il se souvenait que, quelques années plus tôt, il y avait eu un mouvement pour éteindre la transmission, sous prétexte qu’elle ne servait à rien et risquait même d’être néfaste. La proposition avait été rejetée à très peu de voix près et pour des raisons plus sentimentales que logiques. Thalassa risquait de regretter bientôt cette décision, mais il était indiscutablement trop tard pour y faire quoi que ce soit.
Le conseiller Simmons, assis à l’arrière, se pencha pour s’adresser au maire.
— Helga, dit-il, et c’était la première fois que Brant l’entendait appeler le maire par son prénom, pensez-vous que nous puissions encore communiquer ? Les langages de la robotique évoluent très rapidement, vous savez.
Le maire Waldron n’en savait rien mais elle s’entendait très bien à dissimuler son ignorance.
— C’est le cadet de nos soucis, nous attendrons qu’il se pose. Brant, pourriez-vous rouler un peu moins vite ? J’aimerais arriver vivante.
Leur vitesse ne présentait pas le moindre danger sur cette route familière, mais Brant ralentit docilement à quarante klicks. Il se demanda si le maire ne cherchait pas à retarder l’épreuve ; car c’était bien une redoutable responsabilité, d’aller affronter un vaisseau spatial d’hors-monde, le second seulement dans l’histoire de la planète. Tout Thalassa la regarderait.
— Krakan ! jura un des passagers de l’arrière. Est-ce que quelqu’un a apporté une caméra ou …
— Trop tard pour faire demi-tour, déclara le conseiller Simmons. D’ailleurs, nous aurons bien le temps de prendre des photos. Je ne pense pas qu’ils vont repartir comme ça tout de suite après avoir dit «bonjour» !
Il y avait un soupçon de panique dans sa voix que Brant ne lui reprochait guère. Comment savoir ce qui les attendait, juste derrière la prochaine côte ?
— Je ferai mon rapport dès que j’aurai quelque chose à vous dire, Monsieur le Président.
Le maire Waldron parlait à la radio de bord ; Brant n’avait pas remarqué l’appel, tant il était perdu dans ses réflexions. Pour la première fois de sa vie, il regrettait de ne pas avoir mieux étudié l’histoire.
Naturellement, il connaissait les réalités de base ; tous les enfants de Thalassa les apprenaient au berceau. Il savait comment, à mesure que les siècles passaient inexorablement, le diagnostic des astronomes était devenu plus assuré, la date de leur prédiction plus précise. Au cours de l’an 3600 — ou soixante-quinze ans avant ou après —, le Soleil deviendrait une nova. Une nova pas très spectaculaire mais assez importante tout de même …
Un vieux philosophe avait dit une fois que rien ne calme plus l’esprit d’un homme que de savoir qu’il sera pendu le lendemain matin. Il se passa un peu la même chose pour toute la race humaine, durant les dernières années du quatrième millénaire. S’il y avait eu un seul moment où l’humanité avait enfin regardé la vérité en face, avec un mélange de résignation et de détermination, ce fut ce 31 décembre à minuit quand l’année 2999 se changea en 3000. Personne, en voyant apparaître ce premier 3, ne pouvait oublier qu’il n’y aurait jamais de 4.
Cependant, il restait encore plus de la moitié du millénaire. Bien des choses seraient sans doute accomplies par les trente générations qui allaient encore vivre et mourir sur la Terre comme leurs ancêtres avant eux. À tout le moins, ils pouvaient préserver les connaissances de la race et les plus grandes créations de l’art humain.
Déjà à l’aube de l’ère spatiale, les premières sondes robots à quitter le système solaire avaient transporté des enregistrements de musique, des messages et des photos, au cas où d’autres explorateurs du cosmos les trouveraient. Et, bien que l’on n’ait jamais détecté le moindre signe de civilisations extraterrestres dans la galaxie natale, les plus pessimistes croyaient qu’il devait y avoir de l’intelligence quelque part parmi les milliards d’autres univers insulaires qui s’étendaient à perte de vue du plus puissant télescope.
Pendant des siècles, terabyte sur terabyte de connaissances et de culture humaines furent braqués sur la nébuleuse d’Andromède et ses plus lointaines voisines. Personne, naturellement, ne saurait jamais si ces signaux avaient été reçus ou si, le cas échéant, ils avaient pu être interprétés. Mais le mobile était celui de tous les hommes, le désir de laisser un dernier message, un signal disant : «Regardez ! Moi aussi, j’ai été vivant !»
Quand vint l’an 3000, les astronomes pensèrent que leurs télescopes géants sur orbite avaient détecté tous les systèmes planétaires dans un rayon de cinq cents années-lumière du Soleil. Des dizaines de mondes de la taille approximative de la Terre avaient été découverts et pour quelques-uns, les plus rapprochés, on avait établi une cartographie rudimentaire. Plusieurs avaient une atmosphère présentant cette indiscutable signature de la vie : un pourcentage anormalement élevé d’oxygène. Il y avait une chance raisonnable pour que des hommes puissent y survivre … s’ils les atteignaient.
Les hommes ne pouvaient pas, mais l’humanité le pourrait.
Les premiers vaisseaux-semeurs étaient primitifs et pourtant, ils représentaient tout ce que la technologie pouvait offrir de mieux. Avec les systèmes de propulsion disponibles en 2500, ils étaient capables d’atteindre le système planétaire le plus rapproché en deux cents ans, avec à leur bord leur précieuse cargaison d’embryons congelés.
Mais ce n’était là que la moindre de leurs missions. Ils devaient aussi transporter tout l’équipement automatique qui ranimerait et élèverait ces humains en puissance, et leur apprendrait à survivre dans un environnement inconnu et probablement hostile. Il ne servirait à rien — et ce serait cruel — de jeter des enfants nus, ignorants, sur des mondes aussi peu accueillants que le Sahara ou l’Antarctique. Il fallait les éduquer, leur fournir des outils, leur montrer comment trouver et utiliser les ressources locales. Après avoir «atterri», le semeur devenait un vaisseau mère et avait peut-être à aimer et à protéger sa progéniture pendant des générations.
Non seulement des humains devaient être transportés mais encore toute une biota complète. Des plantes (même si personne ne savait s’il y aurait de la terre pour elles), des animaux de ferme et une surprenante variété d’insectes et de micro-organismes faisaient obligatoirement partie du convoi, au cas où les systèmes normaux de production alimentaire cesseraient de fonctionner et qu’il soit nécessaire d’en revenir aux techniques agricoles de base.
Un tel renouveau avait au moins un avantage. Toutes les maladies et les parasites qui accablaient l’humanité depuis la nuit des temps seraient laissés sur place, pour périr dans le feu stérilisant de Nova Solis.
Des banques de données, des «systèmes experts» capables de faire face à n’importe quelle situation, des robots, desmécanismes de réparation et de maintenance, tout devaitêtre imaginé, fabriqué et conçu pour fonctionner pendant une durée égale à celle qui s’était écoulée entre la déclaration d’Indépendance et le premier pas de l’homme sur la Lune.
La tâche paraissait à peine possible mais elle était si exaltante que presque toute l’humanité s’unit pour la mener à bien. On tenait là un but à long terme — le dernier but — qui allait donner une signification à la vie, même après la destruction de la Terre.
Le premier vaisseau-semeur quitta le système solaire en 2553 en direction du jumeau du Soleil le plus rapproché, Alpha du Centaure A. Bien que le climat de Pasadena, une planète de même taille que la Terre, soit soumis à de violents extrêmes à cause de la proximité de Centaure B, l’objectif possible suivant était deux fois plus éloigné. La durée du voyage jusqu’à Sirius X serait de plus de quatre cents ans ; quand le vaisseau-semeur arriverait, la Terre n’existerait peut-être plus.
Mais si l’on pouvait coloniser Pasadena, on aurait tout le temps de transmettre la bonne nouvelle. Deux cents ans pour le voyage, cinquante pour l’installation générale et la construction d’un petit émetteur et seulement quatre ans pour envoyer le message à la Terre … eh bien, avec un peu de chance, on danserait et on chanterait peut-être dans les rues vers l’an 2800 …
En réalité, ce fut en 2786. Pasadena avait devancé les prévisions. La nouvelle fut électrisante et relança le programme de semailles. Déjà une vingtaine de vaisseaux avaient été lancés, transportant chacun une technologie plus avancée que le précédent. Les derniers modèles atteignaient un vingtième de la vitesse de la lumière et plus de cinquante objectifs étaient à leur portée.
Même quand l’émetteur-phare de Pasadena se tut, sans avoir transmis autre chose que la nouvelle du débarquement initial, le découragement ne fut que momentané. Ce qui avait été fait une fois pouvait être refait — et encore refait — avec une plus grande garantie de succès.
En 2700, la technique rudimentaire des embryons congelés avait été abandonnée. Le message génétique que la Nature imprimait en code dans la spirale formant la structure de la molécule ADN pouvait à présent être emmagasiné plus facilement, avec une méthode plus sûre et encore plus compacte dans les mémoires des tout derniers ordinateurs ; ainsi, il était possible de faire transporter un million de génotypes par un vaisseau-semeur pas plus grand qu’un avion ordinaire de mille passagers. Toute une nation à naître, avec tout le matériel de reproduction nécessaire à l’implantation d’une nouvelle civilisation, était contenue dans quelques centaines de mètres cubes et transportée vers les étoiles.
Brant savait que c’était ce qui s’était passé sur Thalassa sept cents ans plus tôt. Déjà, alors que la route montait dans les collines, ils étaient passés devant des cicatrices laissées par les premières excavatrices robots lorsqu’elles cherchaient les matières premières avec lesquelles ses propres ancêtres avaient été créés. Dans un moment, on apercevrait les usines de transformation …
— Qu’est-ce que c’est que ça ? chuchota vivement le conseiller Simmons.
— Arrêtez ! ordonna le maire. Coupez le contact, Brant.
Elle décrocha le micro du tableau de bord.
— Madame le maire Waldron. Nous sommes à la limite des sept kilomètres. Il y a une lumière devant nous, visible entre les arbres. Autant que je puisse la voir, elle se trouve exactement à Premier Contact. Nous n’entendons rien. Maintenant, nous repartons.
Brant n’attendit pas l’ordre mais poussa délicatement vers l’avant le levier de contrôle de la vitesse. C’était l’expérience la plus fantastique de sa vie, après son aventure lors du cyclone de 09.
Celle-là, elle avait été plus que passionnante et il avait eu de la chance de ne pas y laisser sa peau. Peut-être y avait-il aussi du danger, maintenant, mais il ne le croyait pas. Des robots pouvaient-ils être hostiles ? Thalassa n’avait rien que puissent convoiter des hors-mondiens, à l’exception de la science et de l’amitié …
— Vous savez, dit le conseiller Simmons, j’ai bien vu ce truc-là avant qu’il passe par-dessus les arbres et je suis certain que c’est une espèce d’avion. Les vaisseaux-semeurs n’ont jamais eu d’ailes, bien sûr. Et c’est très petit.
— Quoi qu’il en soit, marmonna Brant, nous saurons tout dans cinq minutes. Regardez cette lumière, elle est descendue dans le Parc de la Terre, le lieu évident. Ne devrions-nous pas laisser la voiture et faire le reste du chemin à pied ?
Le Parc de la Terre était un ovale d’herbe soigneusement entretenu, sur le côté oriental de Premier Contact. Il leur était caché maintenant par la colonne noire et massive du vaisseau mère, le plus ancien monument de la planète et le plus vénéré. Un flot de lumière ruisselait sur le cylindre que le temps n’avait pas encore terni, une lumière venant apparemment d’une source unique.
— Arrêtez la voiture juste avant d’arriver au vaisseau, ordonna le maire. Ensuite nous descendrons et nous regarderons prudemment derrière. Éteignez vos phares, pour qu’ils ne nous voient pas avant que nous le voulions.
— Ils ou … ou quelque chose ? demanda un des passagers d’une petite voix peureuse, mais personne ne lui répondit.
La voiture s’arrêta dans l’ombre immense du vaisseau et Brant la fit tourner de 180°.
— Pour faciliter une fuite rapide, expliqua-t-il, mi-sérieusement mi par malice.
Il ne parvenait toujours pas à croire qu’il y ait un danger réel. Par moments, même, il se demandait si tout cela lui arrivait vraiment. Peut-être dormait-il encore et faisait-il simplement un rêve réaliste.
Ils descendirent sans bruit de la voiture et s’approchèrent du vaisseau qu’ils contournèrent, jusqu’à ce qu’ils arrivent devant le mur de lumière bien délimité. Brant s’abrita les yeux et se pencha pour regarder derrière lui.
Le conseiller Simmons avait eu parfaitement raison. C’était bien une espèce d’avion ; ou un quelconque aéronef spatial, et très petit, par-dessus le marché. Les Nordiens pourraient-ils … ? Non, c’était absurde. Il n’y avait aucune utilisation concevable d’un tel engin, dans la région limitée des Trois Îles, et sa construction n’aurait pu passer inaperçue.
Sa forme était celle d’un fer de lance émoussé et il avait dû atterrir verticalement car il n’y avait aucune trace dans l’herbe environnante. La lumière venait d’une source unique, dans la cabine dorsale aérodynamique, et un petit phare rouge clignotait juste au-dessus. Dans l’ensemble, c’était un engin ordinaire, rassurant et même décevant. Un appareil qui ne pouvait absolument pas avoir franchi les douze années-lumière jusqu’à la colonie connue la plus voisine.
Soudain, la lumière principale s’éteignit, laissant le petit groupe d’observateurs momentanément aveugles. Lorsque Brant eut récupéré sa vision nocturne, il remarqua des hublots à l’avant de l’engin, brillant faiblement d’un éclairage interne. Vraiment ! On aurait dit un vaisseau habité ! Pas du tout l’appareil robot qu’ils attendaient tout naturellement !
Le maire venait d’aboutir à la même conclusion stupéfiante.
— Ce n’est pas un robot … il y a du monde à l’intérieur ! Ne perdons plus de temps. Braquez votre torche électrique sur moi, Brant. Qu’ils nous voient bien.
— Helga ! protesta le conseiller Simmons.
— Ne faites pas l’imbécile, Charlie. Allons-y, Brant.
Qu’avait donc déclaré le premier homme sur la Lune, près de deux millénaires auparavant ? «Un petit pas …» Ils en avaient fait vingt quand une porte s’ouvrit dans le flanc de l’appareil ; une rampe se déplia rapidement et deux humanoïdes descendirent à leur rencontre.
Ce fut la première réaction de Brant, des humanoïdes. Puis il comprit qu’il avait été trompé par la couleur de leur peau, ou de ce qu’il pouvait en voir à travers la pellicule transparente souple qui les recouvrait des pieds à la tête.
Ce n’était pas des humanoïdes, ils étaient humains. Brant se dit que s’il ne sortait plus jamais au soleil, il serait sans doute blanc et décoloré comme eux.
Le maire tendait les mains pour le traditionnel «Voyez, pas d’armes !» un geste aussi ancien que l’Histoire.
— Je ne pense pas que vous puissiez me comprendre, dit-elle, mais vous êtes sur Thalassa.
Les visiteurs sourirent et le plus âgé des deux — un bel homme aux cheveux gris approchant les soixante-dix ans — leva les mains en répondant :
— Bien au contraire, nous vous comprenons parfaitement. Nous sommes enchantés de faire votre connaissance.
Il avait une des plus belles voix, grave et admirablement modulée, que Brant ait jamais entendues.
Pendant un moment, tout le groupe resta figé, silencieux. Mais c’était bête, pensa Brant, d’être si étonné. Après tout, ils n’avaient pas la moindre difficulté à comprendre ce que disaient des hommes ayant vécu il y avait deux mille ans. Quand l’enregistrement du son avait été inventé, il avait bloqué les schémas des phonèmes de base de toutes les langues. Les vocabulaires pouvaient se développer, la syntaxe et la grammaire se modifier, mais la prononciation ne changerait pas pendant des millénaires.
Le maire Waldron fut la première à se remettre.
— Eh bien, cela nous évite certainement bien des soucis, dit-elle. Mais d’où venez-vous ? J’ai bien peur que nous ayons perdu le contact avec nos voisins, depuis la destruction de notre antenne spatiale.
L’homme âgé se tourna vers son compagnon, bien plus grand que lui, et un message muet passa entre eux. Puis il fit de nouveau face au maire.
Il y eut une indiscutable tristesse dans cette belle voix, quand il fit sa fantastique révélation :
— Vous aurez peut-être du mal à le croire, mais nous ne venons d’aucune des colonies. Nous arrivons tout droit de la Terre.