Chapitre II Anarres


Dans une fenêtre carrée, dans un mur blanc, se trouve le ciel clair et uniforme. Au centre du ciel, le soleil.

Il y a onze bébés dans la pièce, la plupart d’entre eux sont placés par deux ou par trois dans de grands lits d’enfant, et s’agitent ou parlent dans leur sommeil. Les deux plus âgés restent à l’écart, l’un est gros et très actif et s’occupe à défaire des chevilles de formes différentes encastrées dans une planche, l’autre est maigre, assis dans le carré de lumière jaune que donne la fenêtre, regardant les rayons de soleil avec une expression stupide et appliquée.

Dans le vestibule, la surveillante, une femme borgne aux cheveux gris, discute avec un grand homme à l’air triste, âgé d’une trentaine d’années.

— La mère a reçu un poste à Abbenay, dit l’homme. Elle veut qu’il reste ici.

— Alors, nous le prendrons à la crèche à plein temps, Palat ?

— Oui. Je vais retourner dans un dortoir.

— Ne t’en fais pas, il nous connaît tous ici ! Mais la Ditrav t’enverra sûrement retrouver Rulag très bientôt ? Vous êtes partenaires, et ingénieurs tous les deux !

— Oui, mais elle… C’est l’Institut Central de la Mécanique qui l’a demandée, tu sais. Et je ne suis pas assez bon. Rulag a beaucoup de travail en prévision.

La surveillante acquiesça de la tête, et soupira.

— Quand même… ! dit-elle d’une voix énergique, mais elle n’ajouta rien d’autre.

Le regard du père était posé sur l’enfant maigre, qui n’avait pas remarqué sa présence dans le vestibule, préoccupé qu’il était par la lumière. Le gros enfant s’approcha rapidement de l’autre au même instant, mais d’une démarche accroupie à cause de ses langes humides et encombrants. Son mouvement n’était pas provoqué par l’ennui ou par la sociabilité, mais quand il fut dans le carré de soleil, il s’aperçut qu’il y faisait chaud. Il s’assit lourdement près de l’enfant maigre, lui faisant de l’ombre.

Le ravissement béat de l’enfant maigre fit aussitôt place à une expression de colère. Il repoussa le gros en criant :

— Va-t’en !

La surveillante entra aussitôt. Elle redressa le gros.

— Shev, tu ne dois pas pousser les autres.

L’enfant maigre se leva. Son visage brillait de lumière et de colère. Ses langes étaient sur le point de tomber.

— À moi ! dit-il d’une voix aiguë et retentissante. Mon soleil !

— Il n’est pas à toi, déclara la femme borgne avec la douceur d’une profonde certitude. Rien n’est à toi. C’est pour utiliser. Pour partager. Si tu ne partages pas, tu ne peux pas utiliser.

Elle souleva l’enfant maigre dans ses mains douces et inexorables et le reposa un peu plus loin, en dehors du carré de lumière.

Le gros bébé resta assis à les regarder d’un air indifférent. L’autre se démenait en criant « Mon soleil ! », et la colère le fit fondre en larmes.

Le père le prit et le serra contre lui.

— Allons, Shev, arrête, dit-il. Allons, tu sais que tu ne peux pas avoir de choses à toi. Qu’est-ce que tu as donc ?

Sa voix était douce et tremblante comme si lui aussi allait se mettre à pleurer. L’enfant maigre était en larmes dans ses bras.

— Il y en a certains qui ne peuvent pas s’empêcher de se créer des problèmes, dit la femme borgne en le regardant avec sympathie.

— Je vais le prendre pour une visite au domicile, maintenant. La mère part cette nuit, tu comprends.

— Vas-y. J’espère que vous pourrez avoir des postes proches très rapidement, dit la surveillante, hissant le gros enfant sur sa hanche comme un sac de grains, le visage mélancolique et fermant à moitié son seul œil. Au revoir, Shev, mon cœur. Demain, écoute, demain nous jouerons au camion.

Le bébé ne lui pardonnait pas encore. Il sanglota en agrippant le cou de son père, et cacha son visage dans l’ombre du soleil perdu.


L’Orchestre avait besoin de tous les bancs pour la répétition, ce matin-là, et le groupe de danse sautillait dans la grande salle du centre d’éducation, aussi les enfants qui travaillaient sur « Savoir Parler et Écouter » étaient-ils assis en cercle sur le sol en béton de l’atelier. Le premier volontaire se leva : un garçon efflanqué d’une huitaine d’années avec de longues mains et de grands pieds. Il se tint très droit, comme le font les enfants bien portants ; son visage était d’abord pâle, mais il rougit en attendant que les autres enfants se taisent pour l’écouter.

— Vas-y, Shevek, dit le directeur du groupe.

— Eh bien, j’ai une idée.

— Plus fort, déclara le directeur, un homme bien bâti ayant à peine plus de vingt ans.

Le garçon sourit d’un air gêné.

— Eh bien, vous voyez, j’ai pensé à ça : supposons qu’on jette une pierre vers quelque chose. Vers un arbre. On la lance, et elle traverse l’air et frappe l’arbre. D’accord ? Mais elle ne peut pas. Parce que… puis-je avoir l’ardoise ? Regardez, vous êtes là en train de lancer la pierre, et voici l’arbre – il griffonnait sur l’ardoise – ça, c’est l’arbre, et voici la pierre, vous voyez, à moitié chemin entre les deux.

Les enfants gloussèrent en voyant sa caricature d’un holum, et il sourit.

— Pour aller de vous jusqu’à l’arbre, continua-t-il, la pierre doit passer à mi-chemin entre vous et l’arbre, pas vrai ? Et ensuite, elle doit être à mi-chemin entre ce point et l’arbre. Et ensuite à mi-chemin entre ce point-là et l’arbre. Et aussi loin qu’elle aille, il lui reste toujours une distance à parcourir, en fait c’est plutôt un moment, c’est la mi-distance entre le dernier point et l’arbre…

— Croyez-vous que ce soit intéressant ? l’interrompit le directeur, s’adressant aux autres enfants.

Pourquoi elle ne peut pas atteindre l’arbre ? demanda une fillette de dix ans.

— Parce qu’elle doit toujours traverser la moitié du chemin qui reste à faire, répondit Shevek, et il reste toujours la moitié du chemin à faire… tu vois ?

— Pourrions-nous dire simplement que tu as mal lancé ta pierre ? dit le directeur avec un petit sourire.

— La façon dont on vise n’a pas d’importance. Elle ne peut pas atteindre l’arbre.

— Qui t’a donné cette idée ?

— Personne. Je m’en suis aperçu. Je crois que j’ai vu comment la pierre faisait vraiment pour…

— Ça suffit.

Quelques-uns des autres enfants s’étaient mis à bavarder, mais ils s’arrêtèrent comme pétrifiés. Le petit garçon à l’ardoise resta debout dans le silence. Il paraissait effrayé, et renfrogné.

— Parler, c’est partager… c’est un art de coopération. Tu ne partages pas, tu égotises, tout simplement.

Les accords vigoureux et clairs de l’orchestre résonnèrent dans le hall.

— Tu n’as pas vu cela toi-même, ce n’était pas spontané. J’ai lu quelque chose de très semblable dans un livre.

Shevek dévisagea le directeur.

— Quel livre ? Il y en a un ici ?

Le directeur se leva. Il était près de deux fois plus grand et trois fois plus lourd que son adversaire, et il était clair d’après son regard qu’il n’aimait pas du tout l’enfant ; mais il n’y avait aucune menace de violence physique dans son attitude, seulement une affirmation d’autorité, légèrement atténuée par sa réponse irritée à la bizarre question du garçon.

— Non ! Et arrête d’égotiser !

Puis il retrouva sa voix mélodieuse de pédagogue :

— Ce genre de chose est exactement le contraire de ce que nous recherchons dans ce groupe. Parler est une fonction à double sens. Shevek n’est pas encore prêt à le comprendre, alors que la plupart d’entre vous le peuvent, et sa présence ici perturbe le groupe. Tu t’en rends compte toi-même, n’est-ce pas, Shevek ? Je te suggère de trouver un autre groupe qui soit à ton niveau.

Personne d’autre n’ajouta le moindre mot. Le silence et la musique forte mais étouffée continuèrent tandis que le garçon rendait l’ardoise et quittait le cercle. Il sortit dans le couloir et resta là. Le groupe qu’il avait laissé commença, sous la conduite du directeur, un récit commun, chacun parlant à son tour. Shevek écouta à la fois leurs voix basses et son cœur qui battait encore très fort. Ses oreilles bourdonnaient, et ce n’était pas à cause de l’orchestre, c’était le bruit qui se produit quand on se retient de pleurer ; il avait déjà remarqué ce bourdonnement plusieurs fois auparavant. Il n’aimait pas l’entendre, et il ne voulait pas penser à la pierre et à l’arbre, aussi détourna-t-il son esprit vers le Carré. Il était fait de nombres, et les nombres étaient toujours tranquilles et solides ; quand il était en faute, il pouvait se tourner vers eux, car eux n’étaient jamais fautifs. Il avait récemment trouvé le Carré dans son esprit ; dessin dans l’espace, comme ceux que la musique faisait dans le temps : un carré des neuf premiers nombres entiers, avec le cinq en son centre. Et vous pouviez toujours additionner les rangées, cela donnait le même résultat. Toute inégalité était contrebalancée ; c’était agréable à regarder. Si seulement il pouvait trouver un groupe qui aimait parler de choses comme celles-là ; mais cela n’intéressait que quelques-uns des garçons et des filles les plus âgés, et ils étaient occupés. Et le livre dont le directeur avait parlé ? Était-ce un livre de nombres ? Montrait-il comment la pierre arrivait à toucher l’arbre ? Il avait été stupide de raconter cette plaisanterie au sujet de la pierre et de l’arbre, personne d’autre n’avait compris que ce n’était qu’une plaisanterie, le directeur avait raison. Il avait mal à la tête. Il regarda, en lui-même, les structures tranquilles.

Si un livre n’était écrit qu’avec des nombres, il serait vrai. Il serait juste. Rien qui soit expliqué avec des mots ne pourrait être aussi exact. Les choses étaient déformées, bousculées par les mots, au lieu de rester claires et de s’ajuster. Mais sous les mots, au centre, comme au centre du Carré, tout était exact. Tout pouvait changer, et pourtant rien ne se perdait. Si vous pouviez voir les nombres, vous pouviez voir cela, l’équilibre, les structures. Vous pouviez voir les fondations du monde. Et elles étaient solides.

Shevek avait appris à attendre. Il était doué pour cela, un véritable expert. Il avait d’abord appris à attendre le retour de sa mère Rulag, bien que cela fût si longtemps auparavant qu’il ne s’en rappelait plus ; et il s’était perfectionné en attendant son tour, en attendant de partager, en attendant une part. À l’âge de huit ans, il avait demandé pourquoi et comment et au cas où, mais il avait rarement demandé quand.

Il attendit que son père vienne le chercher pour une visite au domicile. Ce fut long ; soixante jours. Palat avait pris un poste temporaire d’entretien au Projet de Récupération des Eaux de Mont Drum, et avait ensuite passé une dizaine de jours sur la plage de Malennin, où il avait pu nager, se reposer, et copuler avec une femme nommée Pipar. Il avait expliqué tout cela à son jeune fils. Shevek lui faisait confiance, et il le méritait. À la fin des soixante jours, c’est un grand homme maigre, avec un regard plus triste que jamais, qui revint aux dortoirs pour enfants de Grandes Plaines. Copuler n’était pas réellement ce qu’il désirait. Il désirait Rulag. Quand il vit l’enfant, il sourit et son front se plissa de douleur.

Chacun apprécia beaucoup la compagnie de l’autre.

— Palat, as-tu déjà vu un livre qui ne contient que des nombres ?

— Qu’est-ce que tu veux dire, un livre de mathématiques ?

— Je suppose.

— Comme celui-ci.

Palat sortit un livre de la poche de sa tunique. Il était petit, prévu pour être porté dans une poche et, comme la plupart des livres, était relié en vert, avec le Cercle de Vie sur la couverture. Il était imprimé en petits caractères avec des marges réduites, car le papier était une substance qui demande beaucoup de holums et beaucoup de travail humain pour sa fabrication, comme l’administrateur des stocks le faisait toujours remarquer au centre d’éducation quand on gâchait une page et allait en demander une autre. Palat tendit le livre ouvert à Shevek. La double page était une série de colonnes de nombres. Ils étaient là, comme il les avait imaginés. Il reçut dans ses mains le pacte de l’éternelle justice. Tables logarithmiques, Bases 10 et 12, indiquait le titre de la couverture, au-dessus du Cercle de Vie.

Le petit garçon examina la première page pendant un moment.

— À quoi servent-ils ? demanda-t-il, car ces listes n’étaient évidemment pas imprimées pour leur seule beauté. L’ingénieur, assis près de lui sur une couchette dans la salle commune du domicile, froide et mal éclairée, entreprit de lui expliquer les logarithmes. À l’autre bout de la pièce, deux hommes âgés caquetaient en jouant. Un couple d’adolescents entra et demanda si la chambre individuelle était libre pour la nuit, puis s’y dirigea. La pluie tomba avec force sur le toit de métal de la maison d’un étage, puis cessa. Il ne pleuvait jamais pendant longtemps. Palat sortit sa règle à calcul et montra à Shevek comment elle fonctionnait ; en retour, Shevek lui montra le Carré et son principe. Lorsqu’ils se rendirent compte qu’il était tard, il était en fait très tard. Ils coururent jusqu’au dortoir pour enfants dans les ténèbres boueuses qui dégageaient une merveilleuse odeur de pluie, et reçurent une réprimande sans conviction de la part du veilleur de nuit. Ils s’embrassèrent rapidement, riant tous les deux, et Shevek courut jusqu’au grand dortoir, vers la fenêtre d’où il put voir son père redescendre l’unique rue de Grandes Plaines dans l’obscurité humide et électrique.

Le garçon alla se coucher avec de la boue sur les jambes, et rêva qu’il était sur une route qui traversait un pays désolé. Très loin devant, il aperçut une ligne qui coupait la route. Tandis qu’il s’en approchait à travers la plaine, il vit que c’était un mur. Il allait d’un bout à l’autre de l’horizon, partageant cette terre aride. Il était compact, sombre, et très élevé. La route allait jusqu’au mur, puis s’arrêtait.

Il devait continuer, et ne le pouvait pas. Le mur l’en empêchait. Une peur douloureuse et courroucée monta en lui. Il devait continuer, ou il ne pourrait plus jamais rentrer chez lui. Mais le mur était là. Il n’y avait aucun moyen de le franchir.

Il frappa la surface lisse de ses deux mains et hurla contre elle. Sa voix ne produisit qu’un croassement, mais pas de mots. Cela l’effraya et il se tapit sur le sol, mais entendit alors une autre voix qui disait « Regarde ». C’était la voix de son père. Il pensa que sa mère Rulag était là aussi, bien qu’il ne la vît pas (il ne se souvenait pas de son visage). Il lui sembla qu’elle et Palat étaient tous les deux à quatre pattes dans les ténèbres, sous le mur, et qu’ils étaient plus gros que des êtres humains, et d’une forme différente. Ils lui montraient quelque chose qui se trouvait là sur le sol, sur cette terre ingrate, où rien ne pousse. Il y avait une pierre. Elle était sombre comme le mur, mais sur elle, ou en elle, il y avait un nombre ; un cinq, pensa-t-il tout d’abord, puis il le prit pour un un, et comprit alors ce que c’était – le nombre fondamental, qui était à la fois unité et pluralité. « C’est la pierre angulaire », dit une voix agréablement familière, et Shevek fut transporté de joie. Dans l’ombre, il n’y avait pas de mur, et il sut qu’il était revenu chez lui.

Plus tard, il fut incapable de se rappeler les détails de ce rêve, mais il n’oublia pas ce jaillissement de joie. Il n’avait jamais rien connu de tel ; la certitude de sa permanence était si profonde, comme un bref regard vers une lumière qui brille régulièrement, qu’il ne pensa jamais que cette joie pût être irréelle, bien qu’il ne l’ait rencontrée qu’en rêve. Seulement, quelle que fût sa réalité ici, il ne parvenait pas à la retrouver, ni en la cherchant, ni par sa simple volonté. Il pouvait seulement s’en souvenir, tout éveillé. Quand il fit à nouveau ce songe, comme cela lui arriva plusieurs fois, les rêves étaient sombres et flous.


Ils avaient tiré l’idée de « prison » de quelques épisodes de la Vie d’Odo, que lisaient tous ceux qui avaient choisi d’étudier l’histoire. Il y avait de nombreux points obscurs dans le livre, et il n’y avait personne à Grandes Plaines qui connût assez bien l’histoire pour les expliquer ; mais quand ils en arrivèrent aux années qu’Odo passa au Fort de Drio, le concept de « prison » s’était clarifié de lui-même. Et quand un professeur d’histoire itinérant arriva en ville, il développa le sujet, avec la répugnance d’un adulte convenable forcé d’expliquer une obscénité à des enfants. Oui, dit-il, une prison était un endroit où un État mettait les gens qui désobéissaient à ses Lois. Mais pourquoi ne se contentaient-ils pas de quitter cet endroit ? Ils ne pouvaient pas partir, les portes étaient verrouillées. Verrouillées ? Comme les portes d’un camion qui roule, pour qu’on ne tombe pas au-dehors, idiot ! Mais qu’est-ce qu’ils faisaient dans ces pièces tout le temps ? Rien. Il n’y avait rien à faire. Vous avez vu des images montrant Odo dans la cellule de la prison de Drio, n’est-ce pas ? Une patience de défi, la tête grise et penchée, les mains jointes, immobile dans une semi-obscurité. Les prisonniers étaient parfois condamnés à travailler. Condamnés ? Eh bien, cela veut dire qu’un juge, une personne à qui la Loi donne un certain pouvoir, leur a ordonné de faire un quelconque travail physique. Leur a ordonné ? Et s’ils ne voulaient pas le faire ? Eh bien, ils étaient forcés à le faire ; et s’ils ne travaillaient pas, ils étaient frappés. Un frisson passa parmi les enfants qui écoutaient, âgés de onze ou douze ans, dont aucun n’avait jamais été frappé, ni n’avait vu frapper une personne, sauf à l’occasion d’une colère personnelle et passagère.

Tirin posa la question qui était dans tous les esprits :

— Tu veux dire que plusieurs personnes en frappaient une autre ?

— Oui.

— Pourquoi les autres ne les arrêtaient-ils pas ?

— Les gardes avaient des armes, pas les prisonniers, répondit le professeur. Il parlait avec la violence d’un homme obligé de dire une chose détestable, et qui en est embarrassé.

La simple séduction de la perversité fit se réunir Tirin, Shevek et trois autres garçons. Les filles furent éliminées de leur groupe sans qu’ils puissent dire pourquoi. Tirin avait trouvé une prison idéale, sous l’aile ouest du centre d’éducation. C’était un endroit juste assez grand pour qu’une personne puisse y rester assise ou allongée, formé par trois murs de fondation en béton et le dessous d’un plancher comme plafond ; le sol ne faisait qu’un avec les murs, et une lourde dalle de béton qui se trouvait à côté pouvait le fermer complètement. Mais la porte devait être verrouillée. En cherchant, ils trouvèrent que deux étais calés entre un autre mur et la dalle fermeraient la prison d’une manière définitive. Personne ne pourrait ouvrir une telle porte de l’intérieur.

— Et la lumière ?

— Pas de lumière, dit Tirin.

Il parlait avec autorité quand il s’agissait de choses comme celles-ci, car son imagination allait bien avec elles. Tous les faits qu’on lui donnait, il les utilisait, mais ce n’étaient pas les faits qui lui procuraient cette assurance.

— Ils laissaient les prisonniers assis dans le noir, au Fort de Drio. Pendant des années.

— Il faut de l’air pourtant, dit Shevek. Cette porte s’encastre comme un vrai couvercle. Il faut y faire un trou.

— Cela prendrait des heures pour percer le béton. Et de toute façon, qui resterait assez longtemps pour manquer d’air ?

Chœur de volontaires et de prétendants.

Tirin les regarda d’un air moqueur.

— Vous êtes tous fous. Qui voudrait être enfermé dans un endroit pareil ? Pour quoi faire ?

Faire la prison avait été son idée, et cela lui suffisait ; il n’avait jamais réalisé que l’imagination ne suffit pas à certaines personnes, elles devaient entrer dans la cellule, tenter d’ouvrir la porte inébranlable.

— Je veux voir à quoi ça ressemble, dit Kadagv, un garçon de douze ans, fort, sérieux, dominateur.

— Eh bien, sers-toi de ton imagination ! ricana Tirin, mais les autres soutinrent Kadagv, Shevek alla prendre une foreuse dans l’atelier et ils firent un trou de deux centimètres dans la « porte » à hauteur de nez. Cela leur prit presque une heure, comme Tirin l’avait prédit.

— Combien de temps veux-tu rester, Kad ? Une heure ?

— Écoute, dit Kadagv, si je suis le prisonnier, je ne peux pas décider. Je ne suis pas libre. C’est à vous de décider quand je pourrai sortir.

— Tu as raison, acquiesça Shevek, troublé par cette logique.

— Tu ne dois pas y rester trop longtemps, Kad. Je veux y aller aussi ! déclara le plus jeune d’entre eux, Gibesh. Le prisonnier ne daigna pas répondre. Il pénétra dans la cellule. La porte fut relevée et fermée avec un bruit sec, et les étais furent mis en place et coincés à grands coups de maillet par les quatre geôliers enthousiastes. Ils se regroupèrent tous autour du trou pour voir le prisonnier, mais comme il n’y avait pas de lumière à l’intérieur de la prison, à part celle du trou pour laisser passer l’air, ils ne virent rien du tout.

— Eh, ne prenez pas tout l’air de ce pauvre con !

— On va lui en souffler un peu.

— On va lui en péter un peu !

— On lui donne combien de temps ?

— Une heure.

— Trois minutes.

— Cinq ans !

— Nous avons quatre heures avant l’extinction des feux, ça devrait aller.

— Mais je veux y aller à mon tour !

— D’accord, on t’y laissera toute la nuit.

— Eh, je voulais dire demain.

Quatre heures plus tard, ils enlevèrent les étais et libérèrent Kadagv. Il sortit tout aussi maître de la situation que lorsqu’il était entré, et dit qu’il avait faim, et que ce n’était rien ; il avait surtout dormi.

— Tu le referais ? le défia Tirin.

— Bien sûr.

— Non, c’est mon tour…

— Tais-toi, Gib. Tu le referais maintenant, Kad ? Tu y retournerais tout de suite, sans savoir quand nous t’en sortirions ?

— Oui.

— Sans nourriture ?

— Ils nourrissaient les prisonniers, dit Shevek. C’est ce qui est le plus bizarre dans tout ça.

Kadagv haussa les épaules. Son attitude d’endurance orgueilleuse était intolérable.

— Écoutez, dit Shevek aux deux garçons les plus jeunes, allez demander des restes à la cuisine, et prenez aussi une bouteille ou un récipient plein d’eau. – Il se tourna vers Kadagv – Nous allons te donner tout un tas de choses pour que tu puisses rester dans ce trou aussi longtemps que tu voudras.

— Aussi longtemps que vous le voudrez, le corrigea Kadagv.

— D’accord. Entre là-dedans ! – L’assurance de Kadagv fit surgir la veine satirique et théâtrale de Tirin. – Tu es un prisonnier. Tu ne dois pas répondre. C’est compris ? Tourne-toi. Pose tes mains sur ta tête.

— Pour quoi faire ?

— Tu veux laisser tomber ?

Kadagv le regarda d’un air renfrogné.

— Tu ne peux pas demander pourquoi. Parce que si tu le fais nous te battrons, et tu recevras des coups, et personne ne t’aidera. Parce qu’on peut te donner des coups dans les couilles et que tu ne pourrais pas t’y opposer. Parce que tu n’es pas libre. Alors, tu veux qu’on le fasse ?

— Ouais. Frappez-moi.

Tirin, Shevek et le prisonnier se dévisagèrent en formant un petit groupe étrange et figé autour de la lanterne, dans les ténèbres, entre les énormes murs de fondation du bâtiment.

Tirin sourit d’un air arrogant et dédaigneux.

— Tu n’as pas à me dire ce que je dois faire, profiteur. Tais-toi et entre dans cette cellule !

Et tandis que Kadagv se tournait pour obéir, Tirin lui donna une grande secousse dans le dos et l’autre alla s’étaler par terre. Il poussa un fort grognement de surprise ou de douleur, et s’assit en se tenant un doigt qui avait été égratigné ou foulé contre le mur du fond de la cellule. Shevek et Tirin ne parlèrent pas. Ils restèrent immobiles, le visage inexpressif, dans leurs rôles de gardes. Ils ne jouaient plus le rôle maintenant, le rôle les jouait. Les plus jeunes garçons revinrent avec un peu de pain de holum, un melon et une bouteille d’eau. Ils bavardaient en arrivant, mais le curieux silence de la cellule les saisit aussitôt. La nourriture et l’eau furent poussées à l’intérieur, la porte fut relevée et coincée. Kadagv resta tout seul dans le noir. Les autres se groupèrent autour de la lanterne. Gibesh murmura :

— Et où va-t-il pisser ?

— Dans son lit, répondit Tirin avec une clarté sardonique.

— Et s’il doit chier ? demanda Gibesh, et il éclata soudain d’un rire aigu.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle à chier ?

— Je pensais simplement… s’il ne peut pas voir… dans le noir…

Gibesh ne pouvait pas finir d’expliquer son idée humoristique. Ils se mirent tous à rire sans explications, gloussant jusqu’à en haleter. Tous étaient conscients du fait que le garçon enfermé dans la cellule pouvait les entendre rire.

Les lumières étaient éteintes dans le dortoir des enfants, et beaucoup d’adultes étaient déjà au lit, bien que plusieurs lampes fussent allumées ici et là dans les domiciles. La rue était déserte. Les garçons la descendirent en riant et en s’appelant entre eux, fous de joie à l’idée de partager un secret, de déranger les autres, d’une perversité collective. Ils réveillèrent la moitié des enfants du dortoir en jouant à chat dans les couloirs et entre les lits. Aucun adulte n’intervint ; le tumulte cessa bientôt.

Tirin et Shevek s’assirent ensemble sur le lit de Tirin et discutèrent pendant un long moment. Ils se dirent que Kadagv l’avait mérité, et passerait deux nuits entières en prison.

Leur petit groupe se réunit dans l’après-midi à l’atelier de recyclage des déchets, et le contremaître demanda où était Kadagv. Shevek échangea un regard avec Tirin. Il se croyait malin, ressentait un sentiment de puissance en ne disant rien. Et pourtant, lorsque Tirin répondit tranquillement qu’il avait dû rejoindre un autre groupe pour la journée, Shevek fut choqué par le mensonge. Sa sensation d’un pouvoir secret le mit soudain mal à l’aise : ses jambes le démangèrent, ses oreilles s’échauffèrent. Et quand le contremaître s’adressa à lui, il sursauta d’inquiétude, de peur, ou d’un sentiment analogue, un sentiment qu’il n’avait jamais connu auparavant, quelque chose comme de l’embarras, mais pire que cela : intérieur, et abominable. Il n’arrêta pas de penser à Kadagv, en bouchant des trous de clous dans des planches de holum de triple épaisseur, et en ponçant les planches pour les rendre lisses. Chaque fois qu’il regardait dans son esprit, Kadagv s’y trouvait. C’était dégoûtant.

Gibesh, qui avait été de garde, vint trouver Tirin et Shevek après le dîner, l’air embêté.

— Je crois que j’ai entendu Kad dire quelque chose à l’intérieur. Il avait une drôle de voix.

Il y eut une pause.

— Nous allons le faire sortir, dit Shevek.

Tirin se tourna vers lui.

— Allons, Shev, ne deviens pas sentimental. Ne deviens pas altruiste ! Laisse-le finir son temps et fanfaronner en sortant.

— Ce n’est pas de l’altruisme. Je veux pouvoir me respecter moi-même, dit Shevek, et il se mit en route pour le centre d’éducation. Tirin le connaissait ; il n’essaya pas de perdre encore du temps à discuter avec lui, mais le suivit. Les autres de onze ans firent de même. Ils rampèrent sous le bâtiment, jusqu’à la cellule. Shevek dégagea l’un des étais, Tirin dégagea l’autre. La porte de la prison tomba avec un bruit sourd.

Kadagv était allongé sur le sol, recroquevillé sur le côté. Il s’assit, puis se leva très lentement et sortit. Il resta accroupi plus qu’il n’était nécessaire sous le plafond bas, et cligna des yeux dans la lumière de la lanterne, mais ne parut pas changé. L’odeur qui sortit avec lui était incroyable. Quelle qu’en fût la cause, il avait souffert de la diarrhée. La cellule était toute sale, et il y avait des taches de matière fécale jaune sur sa chemise. Quand il s’en aperçut, à la lumière de la lanterne, il s’efforça de les cacher de la main. Personne ne dit grand-chose.

Quand ils furent sortis de sous le bâtiment et se dirigèrent vers le dortoir, Kadagv demanda :

— Cela fait combien de temps ?

— Environ trente heures, en comptant les quatre premières.

— C’est beaucoup, dit Kadagv sans conviction.

Après l’avoir conduit aux douches pour qu’il se nettoie, Shevek courut jusqu’aux latrines. Il se pencha au-dessus d’une cuvette et vomit. Les spasmes ne le quittèrent pas d’un quart d’heure. Il trembla et se sentit épuisé quand ils furent passés. Il alla ensuite jusqu’à la salle commune du dortoir, lut un peu de physique, et se coucha de bonne heure. Aucun des cinq garçons ne retourna jamais à cette prison sous le centre d’éducation. Aucun d’entre eux ne mentionna jamais cet épisode, sauf Gibesh, qui s’en vanta un jour auprès de quelques garçons et filles plus âgés ; mais ils ne comprirent pas, et il abandonna rapidement le sujet.


La Lune était haute, au-dessus de l’Institut Régional Nord des Sciences Nobles et Matérielles. Quatre garçons de quinze ou seize ans étaient assis au sommet d’une colline entre des holums rampants et épineux ; leurs regards descendaient vers le Centre Régional, et s’élevaient vers la Lune.

— C’est étrange, dit Tirin. Je n’avais jamais pensé avant…

Commentaires des trois autres sur l’évidence de cette remarque.

— Je n’avais jamais pensé avant, dit tranquillement Tirin, au fait qu’il y a des gens assis sur une colline, là-haut, sur Urras, et qui regardent vers Anarres, vers nous, en disant : « Regardez, voici la Lune. » Notre planète est leur Lune, et notre Lune est leur planète.

— Alors, où est la Vérité ? déclama Bedap, puis il se mit à bâiller.

— Sur la colline où se trouve celui qui parle, dit Tirin.

Ils levèrent tous les yeux vers la planète turquoise, imprécise et brillante ; elle n’était pas tout à fait ronde, la pleine lune étant passée depuis un jour. La calotte glaciaire nord était éblouissante.

— Le nord est très clair, dit Shevek. Ensoleillé. Et cette bosse brune, là, c’est l’A-Io.

— Ils sont tous étalés tout nus dans le soleil, dit Kvetur, avec des bijoux dans le nombril, et pas de poils.

Il y eut un silence.

Ils étaient venus sur cette colline pour être entre garçons. La présence des filles les oppressait tous. Il leur semblait que ces derniers temps le monde était plein de filles. Partout où ils regardaient, éveillés ou endormis, ils voyaient des filles. Ils avaient tous essayé de copuler avec des filles ; certains d’entre eux, en désespoir de cause, avaient aussi essayé de ne pas copuler avec des filles. Cela ne faisait aucune différence. Les filles étaient là.

Trois jours plus tôt, durant un cours sur l’Histoire du Mouvement Odonien, ils avaient tous assisté à la même projection, et la vue des joyaux irisés dans le creux soyeux des corps bruns et huilés des femmes leur était revenue à l’esprit à tous, en secret.

Ils avaient également vu les corps des enfants, chevelus comme eux, entassés comme des copeaux de métal rigides et rouillés sur une plage, et des hommes versaient de l’huile sur les enfants et y mettaient le feu. « Une famine dans la Province de Bachifoil, dans la Nation de Thu », avait dit la voix du commentateur. « Les corps des enfants morts de faim et de maladie sont brûlés sur les plages. À sept cents kilomètres, sur les plages de Tius dans la Nation de l’A-Io (et à ce moment apparurent les nombrils ornés de joyaux), des femmes gardées pour l’utilisation sexuelle des membres mâles de la classe possédante (les mots iotiques furent employés, car il n’y avait d’équivalence pour aucun de ces deux mots en Pravique) sont allongées toute la journée sur le sable jusqu’à ce que le dîner leur soit servi par des gens de la classe non possédante. » Un gros plan sur le dîner : des bouches tendres qui mâchonnaient en souriant, des mains fines qui se tendaient pour prendre des friandises humides empilées dans des bols d’argent. Puis un retour sur le visage insensible et aveugle d’un enfant mort, la bouche ouverte, vide, noire, sèche. « Côte à côte », avait dit la voix calme.

Mais l’image qui s’était élevée comme une bulle huileuse et irisée dans l’esprit des garçons était la même.

— Quel âge ont ces films ? dit Tirin. Sont-ils d’avant le Peuplement, ou sont-ils contemporains ? Ils ne le disent jamais.

— Qu’est-ce que cela peut faire ? répondit Kvetur. Ils vivaient comme cela sur Urras avant la Révolution odonienne. Les Odoniens sont tous partis pour venir ici, sur Anarres. Et il est probable que rien n’a changé – ils en sont toujours au même point, là-haut.

Il indiqua du doigt la grosse lune bleu-vert.

— Comment le savons-nous ?

— Qu’est-ce que tu veux dire, Tirin ? demanda Shevek.

— Si ces photos sont vieilles de cent cinquante ans, les choses peuvent être complètement différentes sur Urras, maintenant. Je ne dis pas qu’elles le sont, mais si elles l’étaient, comment pourrions-nous le savoir ? Nous n’allons pas là-haut, nous ne parlons pas avec eux, il n’y a pas de communication. Nous n’avons vraiment aucune idée de ce qu’est la vie sur Urras maintenant.

— Les gens de la CPD le savent. Ils parlent aux Urrastis qui s’occupent des cargos arrivant au Port d’Anarres. Ils se tiennent informés. Ils le doivent, afin que nous puissions continuer à faire des échanges avec Urras, et savoir quelle menace ils représentent pour nous.

Bedap parlait raisonnablement, mais la réponse de Tirin fut tranchante :

— Alors la CPD est informée, mais pas nous.

— Informés ! dit Kvetur. J’entends parler d’Urras depuis la crèche ! Cela m’est égal de n’avoir jamais vu d’autres photos de villes urrasties dégoûtantes et de corps urrastis graisseux !

— Justement, répondit Tirin avec l’allégresse de quelqu’un qui suit la logique. Tous les documents sur Urras qui sont accessibles aux étudiants se ressemblent. Dégoûtants, immoraux, répugnants. Mais écoute. Si ça allait aussi mal quand les Colons sont partis, comment cela a-t-il pu continuer pendant cent cinquante ans ? S’ils étaient si malades, pourquoi ne sont-ils pas morts ? Pourquoi leurs sociétés de propriétaires ne se sont-elles pas écroulées ? De quoi avons-nous tellement peur ?

— L’infection, dit Bedap.

— Sommes-nous si faibles que nous ne puissions pas nous exposer un peu ? De toute façon, ils ne peuvent pas tous être malades. Peu importe ce qu’est leur société, certains d’entre eux doivent être bien. Les gens sont différents ici, pas vrai ? Sommes-nous tous de parfaits Odoniens ? Prenez ce morveux de Pesus !

— Mais dans un organisme malade, même une cellule saine est touchée, dit Bedap.

— Oh, tu peux prouver n’importe quoi en utilisant l’Analogie, et tu le sais. En fait, comment savons-nous avec certitude que leur société est malade ?

Bedap se rongea l’ongle du pouce.

— Tu prétends que la CPD et les services éducatifs nous mentent à propos d’Urras.

— Non, je soutiens que nous ne connaissons que ce qu’on nous dit. Et sais-tu ce qu’on nous dit ?

Le visage sombre de Tirin, orné d’un nez camus, s’éclaira dans la lumière bleutée de la lune, puis se tourna vers eux.

— Kvet l’a dit, il y a une minute. Il a reçu le message. Tu l’as entendu : détestons Urras, haïssons Urras, craignons Urras.

— Pourquoi pas ? demanda Kvetur. Regarde comment ils nous ont traités, nous autres Odoniens !

— Ils nous ont donné leur Lune, pas vrai ?

— Oui, pour nous empêcher de détruire leurs états profiteurs et d’établir une société juste. Et dès qu’ils se sont débarrassés de nous, je parie qu’ils se sont mis à créer des gouvernements et des armées plus vite que jamais, parce que personne ne restait pour les en empêcher. Si nous leur ouvrions le Port, tu crois qu’ils viendraient comme des amis et des frères ? Ils sont un milliard, et nous vingt millions ! Ils nous nettoieraient, ou feraient de nous, comment dit-on, quel est le mot, des esclaves, afin de travailler pour eux dans les mines !

— D’accord. Je reconnais qu’il est certainement sage de craindre Urras. Mais pourquoi haïr ? La haine n’est pas fonctionnelle ; pourquoi nous l’enseigne-t-on ? Serait-il possible que, si nous savions à quoi ressemble réellement Urras, nous l’aimions ? En partie ? Certains d’entre nous ? Que ce que veut empêcher la CPD, ce n’est pas seulement que certains d’entre eux viennent ici, mais que certains d’entre nous veuillent partir là-haut ?

— Partir pour Urras ? dit Shevek, surpris.

Ils discutaient, car ils aimaient les discussions, la course rapide des esprits libres sur les chemins du possible, ils aimaient poser des questions sur ce qui n’était pas questionné. Ils étaient intelligents, leurs esprits étaient déjà disciplinés à la clarté scientifique, et ils avaient seize ans. Mais à ce moment, le plaisir de la discussion cessa pour Shevek, comme il avait déjà cessé plus tôt pour Kvetur. Il était troublé.

— Qui voudrait jamais aller sur Urras ? demanda-t-il. Pour quelle raison ?

— Pour découvrir à quoi ressemble un autre monde. Pour voir ce qu’est un « cheval » !

— C’est puéril, dit Kvetur. Il y a de la vie dans d’autres systèmes solaires – il fit un geste de la main vers le ciel délavé par la lune – et alors ? Nous avons la chance d’être nés ici !

— Si nous étions meilleurs que n’importe quelle autre société humaine, dit Tirin, alors nous devrions les aider. Mais cela nous est interdit.

— Interdit ? C’est un mot non organique. Qui interdit ? Tu es en train d’extérioriser la fonction intégrante elle-même, déclara Shevek, penché en avant et parlant avec force. L’ordre n’est pas « les ordres ». Nous ne quittons pas Anarres parce que nous sommes Anarres. Étant Tirin, tu ne peux pas quitter la peau de Tirin. Cela pourrait te plaire d’essayer d’être quelqu’un d’autre pour voir à quoi cela ressemble, seulement tu ne peux pas. Mais tu n’en es pas empêché par la force ? Sommes-nous retenus ici de force ? Quelle force – quelles lois, quels gouvernements, quelle police ? Rien de tel. Simplement notre propre être, notre nature d’Odonien. C’est ta nature d’être Tirin, et la mienne d’être Shevek, et notre nature commune est d’être des Odoniens, responsables chacun envers les autres. Et cette responsabilité est notre liberté. L’éviter, ce serait perdre notre liberté. Aimerais-tu vraiment vivre dans une société où tu n’aurais aucune responsabilité et aucune liberté, aucun choix, seulement la fausse option de l’obéissance à la loi, ou de la désobéissance suivie d’un châtiment ? Voudrais-tu réellement aller vivre dans une prison ?

— Oh, bon sang, non. Est-ce que je peux parler ? L’ennui avec toi, Shev, c’est que tu ne dis rien tant que tu n’as pas mis de côté tout un chargement de grosses briques pour tes arguments, et ensuite tu renverses la benne sans même regarder le corps sanglant et broyé qui se trouve sous le tas…

Shevek s’assit à nouveau, sur la défensive.

Mais Bedap, un gars costaud au visage carré, mâchonna son ongle en disant :

— Ça ne change rien, les remarques de Tir sont toujours valables. Il serait bon de savoir que nous connaissons toute la vérité sur Urras.

— Et qui nous ment, à ton avis ? demanda Shevek.

Placide, Bedap rencontra son regard.

— Qui, frère ? Qui sinon nous-mêmes ?

La planète sœur brillait au-dessus d’eux, sereine et lumineuse, bel exemple de l’improbabilité du réel.


Le reboisement du Littoral Temaenien Occidental était l’une des grandes entreprises de la quinzième décennie du Peuplement d’Anarres, employant près de dix-huit mille personnes pendant une période de deux ans.

Bien que les longues plages du Sud-Est fussent fertiles, supportant de nombreuses communautés de pêche et d’agriculture, l’aire arable ne formait qu’une simple bande le long de la mer. L’intérieur des terres et l’ouest, jusqu’aux vastes plaines du Sud-Ouest, étaient inhabités, à part quelques villes minières isolées. C’était la région appelée la Poussière.

Durant l’ère géologique précédente, la Poussière avait été une immense forêt de holums, le genre végétal omniprésent et dominant sur Anarres. Le climat actuel était trop chaud et trop sec. Des millénaires de sécheresse avaient tué les arbres et réduit le sol à une fine poussière grise qui s’élevait maintenant à chaque souffle du vent, formant des collines d’une ligne aussi pure et nue que n’importe quelle dune de sable. Les Anarrestis espéraient restaurer la fertilité de cette terre sans cesse mouvante en replantant la forêt. C’était, pensa Shevek, en accord avec le principe de la Réversibilité Causale, ignoré par l’école de la Physique Séquentielle actuellement en vogue sur Anarres, mais qui demeurait un élément intime et tacite de la pensée odonienne. Il aurait aimé écrire un article montrant la relation entre les idées d’Odo et celles de la physique temporelle, et particulièrement l’influence de la Réversibilité Causale sur son étude du problème des fins et des moyens. Mais à dix-huit ans, il n’en savait pas assez pour écrire un tel papier, et il n’en saurait jamais assez s’il ne se remettait pas bientôt à la physique et s’il ne sortait pas de cette sacrée Poussière.

Durant la nuit, dans les camps du Projet, tout le monde toussait. La journée, ils toussaient moins ; ils étaient trop occupés pour cela. La poussière était leur ennemie, cette poussière fine et sèche qui obstruait la gorge et les poumons ; leur ennemie et leur travail, leur espoir. Autrefois cette poussière avait été riche et noire sous l’ombre des arbres. Après leur long travail, il devrait en être à nouveau ainsi.

Elle tire la feuille verte de la pierre

Du cœur du rocher l’eau claire et vive…

Gimar fredonnait toujours cet air, et maintenant, dans le soir brûlant, en traversant la plaine pour retourner vers le camp, elle chantait à haute voix.

— Qui fait cela ? Qui est cette « elle » ? demanda Shevek.

Gimar sourit. Son visage large et doux était couvert de poussière, ses cheveux étaient poussiéreux, et elle sentait une forte et agréable odeur de sueur.

— J’ai grandi sur le Plateau Sud, dit-elle. Là où sont les mineurs. C’est une chanson de mineur.

— Quels mineurs ?

— Tu ne sais pas ? Les gens qui se trouvaient déjà ici quand les Colons sont arrivés. Certains sont restés et ont rejoint la solidarité. Des mineurs d’or, d’étain. Ils ont encore des fêtes et des chansons à eux. Le tadde[1] était mineur, il avait l’habitude de me chanter ça quand j’étais petite.

— Et alors, qui est cette « elle » ?

— Je ne sais pas, c’est simplement ce que dit la chanson. N’est-ce pas ce que nous faisons ici ? Tirer des feuilles vertes des pierres ?

— On dirait de la religion.

— Toi et tes grands mots ! C’est seulement une chanson. Oh, j’aimerais bien que nous puissions regagner l’autre camp pour me baigner. Je pue !

— Je pue.

— Nous puons tous.

— Dans la solidarité…

Mais ce camp-là était à quinze kilomètres des plages de la Temae, et il n’y avait ici que de la poussière pour s’y plonger.

Il y avait un homme au camp, dont le nom, quand on le prononçait, ressemblait à celui de Shevek : Shevet. Quand on appelait l’un, l’autre répondait. Shevek se sentit une sorte d’affinité avec cet homme, une relation plus précise que celle de la fraternité, à cause de cette similarité due au hasard. Plusieurs fois, il vit Shevet le regarder. Mais ils ne se parlaient pas encore.

Les premières décades de Shevek au projet de reboisement s’étaient écoulées dans un mécontentement silencieux partagé avec l’épuisement. Les gens qui avaient choisi de travailler dans des domaines essentiellement fonctionnels comme la physique ne devraient pas être postés dans ces projets et ces levées spéciales. N’était-ce pas immoral de faire un travail qui ne vous plaisait pas ? Le travail avait besoin d’être fait, mais beaucoup de gens ne se souciaient guère des postes qu’on leur attribuait et en changeaient tout le temps ; ils auraient dû se porter volontaires. N’importe quel idiot pouvait faire son travail. En fait, un grand nombre pouvait même le faire mieux que lui. Il avait été fier de sa force, et s’était toujours porté volontaire pour les lourdes tâches du devoir décadaire ; mais ici, c’était jour après jour, huit heures par jour, dans la poussière et la chaleur. Toute la journée, il attendait le soir, le moment où il pourrait être seul et penser, et quand il entrait dans la tente-dortoir, après le souper, sa tête devenait lourde et il dormait comme une pierre jusqu’à l’aube, et aucune pensée ne traversait jamais son esprit.

Il trouvait ses compagnons de travail stupides et grossiers, et même ceux qui étaient plus jeunes que lui le traitaient comme un petit garçon. Méprisant et mécontent, il ne prenait plaisir qu’à écrire à ses amis Tirin et Rovab dans un code qu’ils avaient inventé à l’Institut, un ensemble d’équivalents littéraires aux symboles spéciaux de la physique temporelle. Écrits, ils semblaient avoir un sens en tant que message, mais n’étaient en fait que des sottises, sauf pour l’équation ou la formule philosophique qu’ils masquaient. Les équations de Shevek et de Rovab étaient exactes. Les lettres de Tirin étaient très drôles et auraient convaincu n’importe qui qu’elles faisaient allusion à des émotions et des événements réels, mais la physique qu’elles contenaient était douteuse. Shevek envoya souvent de ces messages, et découvrit un jour qu’il pouvait les préparer dans sa tête tout en creusant des trous dans la terre avec une pelle émoussée, au beau milieu d’une tempête de poussière. Tirin lui répondit plusieurs fois, Rovab une seule fois. C’était une fille plutôt froide, et il le savait. Mais aucun d’eux à l’Institut ne se doutait qu’il était si malheureux. Eux n’avaient pas reçu de poste, juste au moment où ils commençaient une recherche indépendante, dans un maudit projet de reboisement. Leur fonction centrale n’était pas gâchée. Ils travaillaient : faisaient ce qu’ils désiraient faire. Lui ne travaillait pas. Il était utilisé.

Pourtant, c’était bizarre comme on se sentait fier de ce qu’on faisait ainsi – tous ensemble – la satisfaction que cela procurait. Et certains de ses compagnons étaient des gens vraiment extraordinaires. Gimar, par exemple. Au début, sa beauté vigoureuse l’avait plutôt effrayé, mais maintenant il était assez fort pour la désirer.

— Viens avec moi ce soir, Gimar.

— Oh, non, dit-elle, et elle le regarda avec un tel air de surprise qu’il lui dit, avec la dignité de la douleur :

— Je pensais que nous étions amis.

— Nous le sommes.

— Alors…

— J’ai un partenaire. Il est resté là-bas.

— Tu aurais dû le dire, murmura Shevek en rougissant.

— Eh bien, cela ne m’avait pas semblé nécessaire. Je suis désolée, Shev.

Elle le regarda avec un tel air de regret qu’il demanda avec quelque espoir :

— Tu ne penses pas que…

— Non. On ne peut pas mener ainsi une alliance, un peu pour lui et un peu pour d’autres.

— L’alliance à vie est vraiment contre l’éthique odonienne, je crois, répliqua Shevek, d’un ton rude et pédantesque.

— Merde, dit Gimar de sa voix douce. Posséder est mal ; partager est bon. Que peux-tu partager de plus que ta propre personnalité, que ta propre vie, tous les jours et toutes les nuits ?

Il était assis les mains entre les genoux, la tête baissée, un garçon allongé, décharné, désolé, inachevé.

— Je ne suis pas prêt pour cela, dit-il au bout d’un moment.

— Toi ?

— Je n’ai jamais vraiment connu quelqu’un. Tu vois comme je ne t’ai pas compris. Je suis en dehors. Je ne peux pas rentrer. Je ne pourrai jamais. Ce serait idiot de ma part de songer à une alliance. Ce genre de chose, c’est… pour les êtres humains…

Timidement, non pas avec une réserve sexuelle mais avec l’hésitation du respect, Gimar posa la main sur son épaule. Elle ne le rassura pas. Elle ne lui dit pas qu’il était comme tous les autres. Elle dit :

— Je ne rencontrerai plus jamais quelqu’un comme toi, Shev. Je ne t’oublierai jamais.

Malgré tout, un refus est un refus. En dépit de sa gentillesse, il s’écarta d’elle, l’âme en peine, et fâché.

Le temps était très chaud. Il n’y avait de fraîcheur que durant l’heure qui précédait l’aube.

L’homme qui s’appelait Shevet vint voir Shevek une nuit, après le souper. C’était un beau gars trapu d’une trentaine d’années.

— Je suis fatigué d’être confondu avec toi, dit-il. Trouve-toi un autre nom.

Auparavant, cette agressivité hargneuse aurait stupéfié Shevek. Maintenant il se contenta de répondre sur le même ton.

— Change ton propre nom, si tu ne l’aimes pas, déclara-t-il.

— Tu es l’un de ces petits profiteurs qui vont à l’école pour ne pas se salir les mains, dit l’homme. J’ai toujours voulu casser la gueule à l’un d’entre vous.

— Ne me traite pas de profiteur ! répondit Shevek, mais ce n’était pas une bataille verbale.

Shevet lui donna deux coups. Il en donna plusieurs en retour, ayant de longs bras et plus de cran que son adversaire ne l’avait cru : mais il n’était pas de taille. Plusieurs personnes s’arrêtèrent pour regarder, virent que c’était un combat régulier mais inintéressant, et s’éloignèrent. Ils n’étaient pas choqués ni attirés par cette violence nue. Shevek n’appelait pas à l’aide, aussi n’était-ce que son affaire. Quand il revint à lui, il était allongé sur le dos dans la terre noire, entre les tentes.

Il garda un bourdonnement dans l’oreille droite durant plusieurs jours, et une lèvre déchirée qui mit longtemps à se cicatriser à cause de la poussière, qui irritait toutes les plaies. Shevet et lui ne se parlèrent jamais plus. Il aperçut l’autre, à d’autres repas, sans ressentir d’animosité. Shevet lui avait offert ce qu’il avait à offrir, et il avait accepté ce don, bien qu’il n’en soupesât pas la valeur ni n’en considérât la nature pendant longtemps. Et quand il le fit, il ne le distingua pas d’un autre don, d’une autre étape de sa maturation. Sa lèvre n’était pas encore guérie quand une jeune fille qui avait récemment rejoint son groupe de travail l’accosta dans les ténèbres alors qu’il venait de quitter le feu de camp, tout comme Shevet l’avait fait… Il fut incapable de se rappeler ce qu’elle lui avait dit ; elle l’avait taquiné, et encore une fois il avait répondu simplement. Ils s’en allèrent sur la plaine, dans la nuit, et là elle lui offrit la liberté de la chair. C’était son présent, et il l’accepta. Comme tous les enfants d’Anarres, il avait eu des expériences sexuelles avec des garçons et des filles, mais eux et lui n’avaient été que des enfants ; il n’avait jamais été plus loin que le plaisir qu’il croyait être définitif. Beshun, experte en délices, l’emmena au cœur de la sexualité, où il n’y a pas de rancune ni d’inaptitude, où les deux corps cherchant à se rejoindre annihilent le moment dans leur effort, et transcendent le soi et le temps.

Ce fut si facile alors, si facile et si charmant, dehors, dans la poussière chaude, sous la lumière des étoiles. Et les jours furent longs, et chauds, et clairs, et la poussière avait l’odeur du corps de Beshun.

Il travailla ensuite dans une équipe de plantation. Les camions étaient descendus du nord-est, pleins de petits arbres, des milliers de jeunes plants qui avaient poussé dans les montagnes vertes, où il tombait quarante pouces de pluie par an, la ceinture de pluie. Ils plantèrent les petits arbres dans la poussière.

Quand ce fut fait, les cinquante équipes qui avaient travaillé durant la seconde année du Projet s’éloignèrent dans les camions plats, et regardèrent en arrière. Et ils virent ce qu’ils avaient fait. Il y avait une brume verte, très faible, sur les courbes pâles et les terrasses du désert. Sur la terre morte s’étendait, très léger, un voile de vie. Ils applaudirent, chantèrent, crièrent d’un camion à l’autre. Des larmes vinrent aux yeux de Shevek. Il pensa, Elle tire la feuille verte de la pierre… Gimar avait depuis longtemps retrouvé un poste dans le Plateau Sud.

— Pourquoi fais-tu cette tête-là ? lui demanda Beshun, se serrant contre lui tandis que le camion cahotait, et faisant courir sa main le long de son bras dur et blanchi de poussière.


— Les femmes, déclara Vokep, au dépôt de camions de Tin Ore, dans le Sud-Ouest. Les femmes pensent qu’elles te possèdent. Aucune femme ne peut être réellement une Odonienne.

— Odo elle-même… ?

— C’est de la théorie. Et elle n’a eu aucune vie sexuelle après qu’Asieo eut été tué, pas vrai ? Et de toute façon, il y a toujours des exceptions. Mais la plupart des femmes, leur seule relation avec un homme, c’est avoir. Soit posséder, soit être possédée.

— Tu penses qu’elles sont différentes des hommes sur ce point ?

— Je le sais. Ce qu’un homme veut, c’est la liberté. Ce que veut une femme, c’est la propriété. Elle ne te laissera partir que si elle peut t’échanger contre quelque chose d’autre. Toutes les femmes sont des propriétaires.

— C’est une drôle de chose à dire sur la moitié de la race humaine, dit Shevek, se demandant si l’homme avait raison. Beshun avait pleuré à s’en rendre malade quand on lui avait redonné un poste dans le Nord-Est, elle s’était mise en colère et avait tenté de lui faire dire qu’il ne pouvait pas vivre sans elle, et avait répété qu’elle ne pourrait pas vivre sans lui et qu’ils devaient être partenaires. Partenaires, comme si elle avait pu rester avec le même homme pendant six mois !

La langue que parlait Shevek, la seule qu’il connaissait, manquait d’expressions possessives pour qualifier l’acte sexuel. En Pravique, cela n’avait aucun sens pour un homme de dire qu’il avait « eu » une femme. Le mot dont la signification se rapprochait le plus de « baiser », et avait un emploi secondaire comme juron, était spécifique : il voulait dire violer. Le verbe usuel, ne prenant qu’un sujet pluriel, ne peut être traduit que par un mot neutre comme copuler. Il signifiait quelque chose que faisaient deux personnes, pas ce que faisait ou avait fait une seule personne. Cette structure des mots ne pouvait pas plus qu’une autre contenir la totalité des expériences, et Shevek était conscient du champ qui restait en dehors, mais sans être très certain de ses dimensions. Assurément, il avait senti qu’il possédait Beshun, durant certaines de ces nuits étoilées dans la Poussière. Et elle avait pensé qu’il lui appartenait. Mais ils s’étaient trompés tous les deux ; et Beshun, malgré sa sentimentalité, le savait ; elle lui avait finalement donné un baiser d’adieu en souriant, et l’avait laissé partir. Elle ne l’avait pas possédé. C’était le propre corps de Shevek, dans son premier élan de passion sexuelle adulte, qui l’avait possédé lui-même – et elle. Mais tout cela était fini. C’était arrivé. Jamais plus (pensait-il, dix-huit ans, assis avec un compagnon de voyage dans le dépôt de camions de Tin Ore, à minuit, au-dessus d’un verre d’une boisson douce, fruitée et collante, attendant de pouvoir monter dans un convoi se dirigeant vers le nord), jamais plus cela ne se reproduirait. Il pouvait arriver bien des choses, il ne se ferait pas prendre une seconde fois, il ne serait plus battu, vaincu. La défaite, l’abandon, avaient leurs propres séductions. Beshun elle-même pourrait ne jamais désirer de joie en dehors d’elles. Et pourquoi le voudrait-elle ? C’était elle, dans sa liberté, qui avait libéré Shevek.

— Tu sais, je ne suis pas d’accord, dit-il à Vokep au long visage, un agronome qui voyageait en direction d’Abbenay. Je crois que les hommes surtout doivent apprendre à être des anarchistes. Les femmes n’ont pas à l’apprendre.

Vokep secoua la tête d’un air inflexible.

— C’est les gosses, dit-il. Avoir des bébés. Ça les rend propriétaires. Après elles ne veulent plus lâcher. – Il soupira. – Tu touches et tu pars, frère, voilà la règle. Ne sois jamais possédé.

Shevek sourit et but son jus de fruit.

— Je ne le serai pas, dit-il.

Ce fut une joie pour lui de revenir à l’Institut Régional, de voir les collines basses parsemées de holums rabougris aux feuilles brunes, les jardins des cuisines, les domiciles, les dortoirs, les ateliers, les classes, les laboratoires, où il avait vécu depuis l’âge de 13 ans. Il serait toujours quelqu’un pour qui le retour était aussi important que le voyage. Partir n’était pas assez pour lui, seulement à moitié suffisant ; il devait revenir. Dans un tel caractère s’annonçait déjà, peut-être, la nature de la formidable exploration qu’il allait entreprendre jusqu’aux extrémités de la compréhension. Il ne se serait sans doute pas embarqué dans cette entreprise qui lui prit des années s’il n’avait pas eu la profonde certitude que le retour était possible ; qu’en réalité la vraie nature du voyage, comme une circumnavigation autour du globe, impliquait le retour. On ne peut pas descendre deux fois la même rivière, ni rentrer dans son foyer. Cela, il le savait ; en fait, c’était la base de sa vision du monde. Cependant, partant de cette acceptation du caractère transitoire des choses, il construisit sa grande théorie, où ce qui est le plus changeant est montré comme ce qui a le plus important caractère d’éternité, et notre relation avec la rivière, et sa relation avec nous et avec elle-même, devient aussitôt plus complexe et plus rassurante qu’un simple manque d’identité. Nous pouvons regagner notre foyer, affirme la Théorie Temporelle Générale, dès lors que nous comprenons que notre foyer est un endroit où nous n’avons jamais été.

Il était heureux, à ce moment, d’être de retour dans ce qui était aussi proche d’un foyer que ce qu’il désirait. Mais il trouva ses amis plutôt immatures. Il avait beaucoup vieilli en une année. Certaines des filles avaient mûri comme lui, ou l’avaient même dépassé ; elles étaient devenues des femmes. Cependant, il ne garda avec les filles que des contacts fortuits, car il ne voulait vraiment pas d’une nouvelle liaison sexuelle pour l’instant ; il avait d’autres choses à faire. Il vit que les plus brillantes des filles, comme Rovab, étaient également solitaires et prudentes ; dans les laboratoires et les équipes de travail, ou dans les salles communes des dortoirs, elles se conduisaient comme de bonnes camarades, et rien d’autre. Les filles voulaient compléter leur entraînement et commencer leur recherche ou trouver un poste qui leur plaise avant de porter un enfant ; mais elles n’étaient plus satisfaites par les expériences sexuelles des adolescents. Elles désiraient des relations mûres, et non stériles ; mais pas pour l’instant, pas encore.

Ces filles étaient de bonnes compagnes, amicales et indépendantes. Les garçons de l’âge de Shevek semblaient figés dans la fin d’une adolescence qui devenait un peu légère et sèche. Ils étaient trop intellectuels. Ils semblaient ne pas vouloir se commettre avec le travail ou le sexe. À entendre parler Tirin, il était l’homme qui avait inventé la copulation, mais toutes ses relations étaient avec des filles de 15 ou 16 ans ; il s’écartait de celles de son âge. Bedap, qui n’avait jamais été très énergique sur le plan sexuel, acceptait l’hommage d’un garçon plus jeune qui avait pour lui une passion homosexuelle et idéaliste, et cela lui suffisait. Il semblait ne rien prendre au sérieux ; il était devenu ironique et réservé et Shevek se sentit coupé de son amitié. Aucune amitié ne tenait ; même Tirin était trop égocentrique, et dernièrement de trop mauvaise humeur, pour resserrer les anciens liens – si Shevek l’avait voulu. En fait, il ne le voulait pas. Il accueillait l’isolement de tout son cœur. Il ne lui apparut jamais que la réserve qu’il rencontrait en Bedap et Tirin pouvait être une réponse ; que son caractère doux mais déjà formidablement hermétique pouvait constituer sa propre ambiance, à laquelle seule pouvait résister une grande force, ou une grande dévotion. Tout ce qu’il remarqua, en réalité, fut qu’il avait enfin beaucoup de temps pour travailler.

Dans le Sud-Est, après qu’il se fut habitué à un travail physique régulier, et eut cessé de gaspiller son intelligence dans des messages codés et son sperme dans des rêves érotiques, il avait eu quelques idées. Il était maintenant libre de les développer, de voir si elles contenaient quelque chose.

La physicienne doyenne de l’Institut s’appelait Mitis. Elle ne dirigeait pas à ce moment le programme de physique, car tous les travaux administratifs tournaient annuellement entre les vingt titulaires permanents, mais elle travaillait ici depuis trente ans et son esprit était le plus fort d’entre eux. Il y avait toujours une sorte d’espace psychologique très clair autour de Mitis, comme le manque de foule autour du pic d’une montagne. L’absence de tout rehaussement ou renforcement d’autorité rendait cela évident. Il y a des gens qui ont une autorité inhérente ; quelques empereurs portent maintenant de nouveaux vêtements.

— J’ai envoyé ton étude sur la Fréquence Relative à Sabul, à Abbenay, dit-elle à Shevek de sa manière abrupte et amicale. Tu veux voir la réponse ?

Elle poussa sur la table un morceau de papier déchiré, visiblement un coin arraché à un morceau plus grand. Une équation y était griffonnée en petits caractères :



Shevek s’appuya contre la table et posa sur le morceau de papier un regard attentif. Ses yeux étaient luisants, et la lumière de la fenêtre les faisait paraître aussi clairs que de l’eau. Il avait dix-neuf ans, Mitis cinquante-cinq. Elle le regardait avec un mélange de compassion et d’admiration.

— C’est ce qui me manquait, dit-il.

Sa main avait trouvé un crayon sur la table. Il se mit à griffonner à son tour sur le morceau de papier. Et tandis qu’il écrivait, son visage plutôt pâle qu’argentaient des poils courts et fins se mit à rougir et ses oreilles devinrent écarlates.

Mitis se déplaça sans bruit derrière la table pour s’asseoir. Elle avait des troubles de la circulation dans les jambes, et avait besoin de s’asseoir. Cependant, son mouvement dérangea Shevek. Il leva les yeux avec un regard froid et ennuyé.

— Je peux finir cela dans un jour ou deux, dit-il.

— Sabul veut voir les résultats dès que tu auras terminé.

Puis une pause. Les couleurs de Shevek retournèrent à la normale, et il fut à nouveau conscient de la présence de Mitis, qu’il aimait beaucoup.

— Pourquoi as-tu envoyé cette étude à Sabul ? demanda-t-il. Avec cette énorme faille dans la démonstration !

Il sourit ; le plaisir de boucher cette faille dans ses pensées le remplissait de joie.

— Je pensais qu’il pourrait découvrir où tu t’étais trompé. Je n’avais pas pu. Et je voulais aussi qu’il puisse voir sur quoi tu travaillais… Il va falloir que tu ailles là-bas, à Abbenay, tu sais.

Le jeune homme ne répondit pas.

— Tu veux y aller ?

— Pas encore.

— C’est ce que je pensais. Mais tu dois y aller. Pour les livres et les esprits que tu y trouveras. Tu ne dois pas gâcher le tien dans un désert ! – Mitis parla avec une passion soudaine. – C’est ton devoir de rechercher ce qu’il y a de meilleur, Shevek. Ne te laisse pas abuser par un faux égalitarisme. Tu travailleras avec Sabul, il est fort, et il te fera travailler dur. Mais tu dois être libre de trouver la ligne que tu désires suivre. Reste ici encore un quartier, et puis vas-y. Et prends garde, à Abbenay. Reste libre. Le pouvoir est inhérent au centre. Et tu vas au centre. Je ne connais pas bien Sabul ; je ne sais rien contre lui ; mais garde ceci à l’esprit : tu seras son homme.

En Pravique, les formes singulières du pronom possessif étaient surtout utilisées pour l’emphase ; le langage courant les évitait. De petits enfants pouvaient dire « ma mère », mais ils apprenaient très vite à dire « la mère ». Au lieu de « mes mains me font mal », c’était « les mains me font mal », et ainsi de suite ; pour dire « ceci est à moi et cela est à toi » en Pravique, on disait « j’utilise ceci et toi cela ». La phrase de Mitis, « Tu seras son homme », avait une résonance étrange. Shevek la regarda d’un air intrigué.

— Tu as un travail à accomplir, dit Mitis. Elle avait des yeux noirs qui luisaient comme s’ils étaient furieux. Fais-le !

Puis elle sortit, car un groupe l’attendait dans le laboratoire. Déconcerté, Shevek regarda le morceau de papier griffonné. Il pensa que Mitis lui avait dit de se dépêcher de corriger ses équations. Ce ne fut que bien plus tard qu’il comprit ce qu’elle lui avait vraiment dit.


Durant la nuit précédant son départ pour Abbenay, ses camarades étudiants donnèrent une fête en son honneur. Les fêtes étaient fréquentes, aux plus minces prétextes, mais Shevek fut surpris par l’énergie qu’on déploya à l’occasion de celle-ci, et se demanda pourquoi elle était aussi bien préparée. N’étant pas influencé par les autres, il ne savait pas qu’il les influençait ; il ignorait totalement qu’on l’appréciait.

Beaucoup d’entre eux avaient dû économiser des rations alimentaires depuis plusieurs jours. Il y avait une quantité incroyable de nourriture. Les demandes de pâtisseries étaient si nombreuses que le cuisinier du réfectoire avait lâché la bride à son imagination et fait des délices inconnus jusqu’alors : des gaufrettes épicées, de petits carrés poivrés pour aller avec le poisson fumé, de succulents beignets, délicieusement huileux. Il y avait des boissons fruitées, des fruits de la région de la Mer Kerenne, de minuscules crevettes salées, des piles de pommes chips croustillantes. La nourriture riche et abondante était grisante. Tout le monde devint très gai, et certains furent malades.

Il y eut des parodies et des jeux, répétés et improvisés. Tirin s’affubla de vieux chiffons tirés de la cuve de recyclage et se promena parmi eux en jouant le Pauvre Urrasti, le Mendiant – un des mots iotiques que tout le monde avait appris en histoire. « Donnez-moi du fric », gémissait-il, agitant les mains sous leurs nez. « Du fric ! du fric ! Pourquoi ne me donnez-vous pas un peu de fric ? Vous n’en avez pas ? Menteurs ! Ignobles propriétaires ! Profiteurs ! Regardez toute cette nourriture, comment l’avez-vous eue si vous n’avez pas de fric ? » Puis il s’offrit en vente. « Achatez-moi, achatez-moi, pour un peu de fric », dit-il d’un air cajoleur.

— Ce n’est pas achater, c’est acheter, le corrigea Rovab.

— Achatez-moi, achetez-moi, qu’est-ce que cela peut faire, regardez, quel corps splendide, vous le voulez ? ronronna Tirin, agitant ses hanches minces et clignant des yeux. Il fut finalement exécuté publiquement avec un couteau à poisson et réapparut en vêtements normaux. Il y avait parmi eux des joueurs de harpe et des chanteurs pleins de talent, et il y eut beaucoup de musique et de danse, mais encore plus de discussions. Ils parlaient tous comme s’ils allaient être pétrifiés le lendemain.

Tandis que la nuit s’avançait, de jeunes amants se retirèrent pour copuler, cherchant les chambres individuelles ; d’autres furent pris de sommeil et rejoignirent les dortoirs ; un petit groupe resta enfin parmi les tasses vides, les arêtes de poissons et les miettes de pâtisseries qu’ils devraient nettoyer avant le matin. Mais il leur restait encore des heures. Ils parlèrent. Ils argumentèrent sur ceci ou cela. Bedap, Tirin et Shevek étaient là, quelques autres garçons, et trois filles. Ils parlèrent de la représentation spatiale du temps en tant que rythme, et de la relation entre les anciennes théories des Harmonies Numériques et la physique temporelle moderne. Ils parlèrent des meilleurs mouvements à faire pour nager sur une longue distance. Ils parlèrent de leur enfance pour savoir si elle avait été heureuse. Ils parlèrent de ce qu’était le bonheur.

— La souffrance est un malentendu, dit Shevek, se penchant en avant, les yeux larges et clairs.

Il était toujours dégingandé, avec de grandes mains, des oreilles décollées, osseux, mais avec la force et la santé parfaites de la maturité, et il était très beau. Ses cheveux bruns, comme ceux des autres, étaient fins et unis, portés très longs et retenus par un bandeau. Une seule parmi eux portait ses cheveux différemment, une fille avec des pommettes saillantes et un nez plat ; elle avait coupé sa chevelure sombre en une coiffure courte, ronde et brillante. Elle regardait Shevek d’un air attentif et sérieux. Ses lèvres étaient grasses d’avoir mangé des beignets, et il y avait une miette sur le menton.

— Cela existe, dit Shevek en écartant les mains. C’est réel. Je peux l’appeler un malentendu, mais je ne peux pas prétendre qu’elle n’existe pas, ou cessera jamais d’exister. La souffrance est la condition de notre vie. Et quand elle arrive, on le sait. On reconnaît que c’est la vérité. Évidemment, il est bon de soigner les maladies, d’empêcher la faim et l’injustice, comme le fait l’organisme social. Mais aucune société ne peut changer la nature de l’existence. Nous ne pouvons pas empêcher la souffrance. Telle ou telle douleur, oui, mais pas la Douleur. Une société peut seulement supprimer la souffrance sociale, la souffrance inutile. Le reste demeure. La racine, la réalité. Nous tous ici allons connaître le chagrin ; si nous vivons cinquante ans, nous aurons connu la douleur durant cinquante ans. J’ai peur de la vie ! Il y a des fois où je suis… où je suis très effrayé. Tout bonheur semble futile. Et pourtant, je me demande si tout cela n’est pas un malentendu – cette recherche du bonheur, cette crainte de la douleur… Si au lieu de la craindre et de la fuir, on pouvait… la traverser, la dépasser. Il y a quelque chose au-delà d’elle. C’est le moi qui souffre, et il y a un endroit où le moi… s’arrête. Je ne sais pas comment le dire. Mais je crois que la réalité – la vérité que je reconnais en souffrant et non pas dans le confort et le bonheur – que la réalité de la douleur n’est pas la douleur. Si on peut la dépasser. Si on peut l’endurer jusqu’au bout.

— La réalité de notre vie est dans l’amour, dans la solidarité, déclara une grande fille aux yeux doux. L’amour est la véritable condition de la vie humaine.

Bedap secoua la tête.

— Non. Shev a raison, dit-il. L’amour n’est qu’un des moyens, et il peut se tromper, ou manquer. La souffrance ne manque jamais. Et nous n’avons donc pas tellement le choix de l’endurer ou non ! Nous le devrons, que nous le voulions ou pas.

La fille aux cheveux courts secoua fortement la tête.

— Mais nous ne le ferons pas ! Un sur cent, un sur mille, va jusqu’au bout. Le reste d’entre nous continue à prétendre que nous sommes heureux, ou se contente d’être engourdi. Nous souffrons, mais pas assez. Et ainsi nous souffrons pour rien.

— Que devrions-nous faire ? demanda Tirin. Aller nous frapper la tête avec un marteau pendant une heure chaque jour pour être sûrs que nous souffrons assez ?

— Tu fais un culte de la souffrance, lui dit un autre. Un but odonien est positif, pas négatif. La souffrance est dysfonctionnelle, sauf comme avertissement corporel d’un danger. Psychologiquement et socialement, elle est simplement destructrice.

— Et qu’est-ce qui a motivé Odo, sinon une sensibilité extrême à la souffrance – la sienne et celle des autres ? rétorqua Bedap.

— Mais tout le principe de l’aide mutuelle est conçu pour empêcher la souffrance !

Shevek était assis sur la table, laissant pendre ses longues jambes, l’air sérieux et tranquille.

— Avez-vous déjà vu quelqu’un mourir ? demanda-t-il aux autres.

La plupart avaient vu des gens mourir, dans un domicile ou au cours d’une période de volontariat à l’hôpital. Tous sauf un avaient aidé, à un moment ou à un autre, à enterrer les morts.

— Il y avait un homme quand j’étais au camp dans le Sud-Est. C’était la première fois que je voyais quelque chose comme cela. Il y avait un défaut dans le moteur de l’avion et il s’est écrasé en décollant et a pris feu. Quand ils ont sorti le pilote, il était brûlé sur tout le corps. Il a vécu pendant près de deux heures. Il n’aurait pas pu être sauvé ; il n’y avait aucune raison pour lui de vivre aussi longtemps, aucune justification pour ces deux heures. Nous attendions qu’ils envoient des anesthésiques depuis la côte. Je suis resté avec lui, en compagnie de quelques autres filles. C’était nous qui avions chargé l’avion. Il n’y avait pas de médecin. On ne pouvait rien faire pour lui, sauf rester là, être avec lui. Il était en état de choc, mais demeurait conscient. Il avait terriblement mal, surtout aux mains. Je ne pense pas qu’il savait que le reste de son corps était carbonisé, il avait surtout mal aux mains. On ne pouvait pas le toucher pour le réconforter, la peau et la chair se seraient arrachées au moindre contact, et il aurait crié. On ne pouvait rien faire pour lui. Il n’y avait aucune aide à lui donner. Peut-être savait-il que nous étions là, je ne sais pas. Je ne lui ai fait aucun bien. On ne pouvait rien faire pour lui. Et puis j’ai vu… vous voyez… j’ai vu qu’on ne pouvait rien faire pour personne. On ne peut pas se sauver les uns les autres. Ni nous-mêmes.

— Qu’est-ce qu’il te reste, alors ? L’isolement et le désespoir ! Tu nies la fraternité, Shevek ! cria la grande fille.

— Non – non, je ne la nie pas. J’essaie d’expliquer ce qu’est réellement la fraternité pour moi. Cela commence… cela commence par le partage de la souffrance.

— Et où s’achève-t-elle ?

— Je ne sais pas. Je ne sais pas encore.

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