Que tous les pères du monde, sur le point de nous quitter, sachent combien sans eux notre péril sera grand.
Ils nous ont appris à marcher, nous ne marcherons plus.
Ils nous ont appris à parler, nous ne parlerons plus.
Ils nous ont appris à vivre, nous ne vivrons plus.
Ils nous ont appris à devenir des Hommes, nous ne serons même plus des Hommes. Nous ne serons plus rien.
Assis dans l’aube, ils fumaient, contemplant le ciel noir qui dansait sur l’Angleterre. Et Pal récitait sa poésie. Caché dans la nuit, il se souvenait de son père.
Sur la butte où ils se trouvaient, les mégots rougeoyaient dans l’obscurité : ils avaient pris l’habitude de venir fumer aux premières heures du matin. Ils fumaient pour se tenir compagnie, ils fumaient pour ne pas dépérir, ils fumaient pour ne pas oublier qu’ils étaient des Hommes.
Gros, l’obèse, fouinait dans les buissons à la manière d’un chien vagabond, jappant en levant les mulots dans les herbes trempées, et Pal se fâchait contre le faux chien :
— Arrête, Gros ! Aujourd’hui il faut être triste !
Gros s’interrompit après trois réprimandes, et, boudeur comme un enfant, il tournoya autour du demi-cercle que formaient la dizaine de silhouettes pour aller s’asseoir du côté des taciturnes, entre Grenouille, le dépressif, et Prunier, le bègue malheureux, qui aimait les mots en secret.
— À quoi tu penses, Pal ? demanda Gros.
— Je pense à des choses…
— Pense pas à des choses mauvaises, pense à des choses belles.
Et de sa main grasse et potelée, Gros chercha l’épaule de son camarade.
Depuis le perron du vieux manoir qui se dressait face à eux, on les appela. Les entraînements allaient commencer. Tous se hâtèrent aussitôt ; Pal resta encore assis un instant à écouter le murmure de la brume. Il repensait à son départ de Paris. Il y pensait sans cesse, tous les soirs, et tous les matins. Surtout les matins. Il y avait, aujourd’hui, exactement deux mois qu’il était parti.
Cela s’était passé début septembre, juste avant l’automne. Il n’avait pas pu ne rien faire : il fallait défendre les Hommes, défendre les pères. Défendre son père, qu’il avait pourtant juré de ne jamais délaisser depuis ce jour, quelques années plus tôt, où le destin avait emporté sa mère. Le bon fils et le veuf solitaire. Mais la guerre les avait rattrapés, et en faisant le choix des armes, Pal faisait le choix d’abandonner son père. Il avait su son départ en août déjà, mais il avait été incapable de le lui annoncer. Lâche, il n’avait trouvé le courage des adieux qu’à la veille de partir, après le repas du soir.
— Pourquoi toi ? s’était étouffé le père.
— Parce que si ce n’est pas moi, ce ne sera personne.
Le visage plein d’amour et de douleur, il avait enlacé son fils pour lui donner du courage.
Toute la nuit durant, terré dans sa chambre, le père avait pleuré. Il pleurait de tristesse, mais il trouvait que son fils de vingt-deux ans était le plus courageux des enfants. Pal était resté devant sa porte, à écouter les sanglots. Et il s’était soudain tant haï de faire pleurer son père, qu’il s’était entaillé le torse de la pointe de son canif jusqu’à saigner. Dans un miroir, il avait regardé son corps meurtri, il s’était insulté et il avait creusé encore la chair à l’endroit de son cœur pour s’assurer que la cicatrice ne disparaîtrait jamais.
Le lendemain à l’aube, son père, déambulant dans l’appartement en robe de chambre, l’âme déchirée, lui avait fait du café fort. Pal s’était assis à la table de la cuisine, chaussé, chapeauté, et il avait bu le café, lentement, pour retarder le départ. Le meilleur café qu’il boirait jamais.
— As-tu pris de bons vêtements ? avait demandé le père en désignant le sac que son fils s’apprêtait à emporter.
— Oui.
— Laisse-moi vérifier. Il te faut des habits bien chauds, l’hiver va être froid.
Et le père avait ajouté dans le bagage quelques vêtements, du saucisson et du fromage et un peu d’argent. Puis il avait vidé et rempli le sac à trois reprises ; « je vais le refaire mieux », répétait-il à chaque fois, essayant de repousser l’inexorable destin. Et lorsqu’il n’y avait eu plus rien qu’il puisse faire, il s’était laissé envahir par l’angoisse et le désespoir.
— Que vais-je devenir ? avait-il demandé.
— Je reviendrai vite.
— J’aurai si peur pour toi !
— Il ne faut pas…
— J’aurai peur tous les jours !
Oui, tant que son fils ne reviendrait pas, il ne mangerait plus ni ne dormirait. Il serait désormais le plus malheureux des Hommes.
— Tu m’écriras ?
— Bien sûr, Papa.
— Et moi je t’attendrai toujours.
Il avait serré son fils contre lui.
— Il faudra continuer à t’instruire, avait-il ajouté. L’instruction c’est important. Si les hommes étaient moins sots, il n’y aurait pas la guerre.
Pal avait hoché la tête.
— Si les hommes étaient moins sots, nous n’en serions pas là.
— Oui, Papa.
— Je t’ai mis des livres…
— Je sais.
— Les livres, c’est important.
Le père avait alors attrapé son fils par les épaules, furieusement, dans un élan de rage désespérée.
— Promets-moi de ne pas mourir !
— Je te le promets.
Pal avait pris son sac, et il avait embrassé son père. Une dernière fois. Et sur le palier, le père l’avait retenu encore :
— Attends ! Tu oublies la clé ! Comment reviendras-tu si tu n’as pas la clé !
Pal n’en voulait pas : ceux qui ne reviendront plus n’emportent pas de clé. Pour ne pas peiner son père, il avait simplement murmuré :
— Je ne voudrais pas risquer de la perdre.
Le père tremblait.
— Bien sûr ! Ce serait embêtant… Comment reviendrais-tu… Alors, regarde, je la range sous le paillasson. Regarde comme je la range bien, sous le paillasson, là, tu vois. Je laisserai toujours cette clé ici, pour quand tu reviendras. (Il réfléchit un instant.) Mais si quelqu’un l’emporte ? Hum… Je vais prévenir la concierge, elle en possède un double. Je lui dirai que tu es parti, qu’elle ne doit pas quitter sa loge si je ne suis pas là, de même que je ne dois pas partir si elle n’est pas dans sa loge. Oui, je lui dirai de bien veiller et que je doublerai les étrennes.
— Ne dis rien à la concierge.
— Ne rien dire, bien sûr. Alors je ne fermerai plus la porte à clé, ni le jour, ni la nuit, ni jamais. Ainsi il n’y aura pas de risque que tu ne puisses pas revenir.
Il y avait eu un long silence.
— Au revoir, mon fils, avait dit le père.
— Au revoir, Papa, avait dit le fils.
Pal avait encore soufflé « je t’aime, Papa », mais son père ne l’avait pas entendu.
Les nuits d’insomnie, Pal quittait le dortoir où ses camarades, épuisés par les entraînements, dormaient tout leur saoul. Il se promenait à travers le manoir glacial dans lequel le vent s’engouffrait comme s’il n’y avait ni portes ni fenêtres. Il se sentait fantôme écossais, lui le Français errant ; il passait par les cuisines, le réfectoire, par la grande bibliothèque ; il regardait sa montre, puis les horloges, et comptait combien de temps il restait avant d’aller fumer avec les autres. Parfois, pour chasser les pensées cafardeuses, il réfléchissait à une histoire drôle pour se divertir lui-même et, s’il la trouvait bonne, il la notait pour la raconter aux autres stagiaires le lendemain. Lorsqu’il ne savait plus quoi faire, il allait passer de l’eau sur ses courbatures et ses plaies, et dans le siphon du lavabo il récitait son prénom, Paul-Émile, Pal comme on l’appelait ici, car presque tout le monde avait reçu un surnom. À nouvelle vie, nouveau nom.
Tout avait commencé à Paris des mois plus tôt, lorsque par deux fois, avec un de ses amis, Marchaux, il avait peint des croix de Lorraine sur un mur. La première fois, tout s’était bien passé. Alors ils avaient recommencé. La seconde expédition avait eu lieu une fin d’après-midi, dans une ruelle. Marchaux guettait, Pal peignait, et alors qu’il s’appliquait, il avait senti une main lui attraper l’épaule et il avait entendu : « Gestapo ! » Il avait senti son cœur s’arrêter de battre, il s’était retourné : un grand type le tenait fermement par une main et Marchaux de l’autre. « Bande de petits cons, avait pesté l’homme, vous voulez crever pour de la peinture ? La peinture ça ne sert à rien ! » Le type n’était pas de la Gestapo. Au contraire. Marchaux et Pal l’avaient revu à deux reprises. La troisième réunion s’était tenue dans l’arrière-salle d’un café des Batignolles, avec un homme qu’ils n’avaient encore jamais vu, Anglais apparemment. L’homme leur avait expliqué être à la recherche de Français courageux, prêts à se joindre à l’effort de guerre.
Ainsi étaient-ils partis. Pal et Marchaux. Une filière les avait conduits en Espagne, via la zone Sud et les Pyrénées. Marchaux avait alors décidé de bifurquer pour l’Algérie. Pal voulait continuer vers Londres. On disait que tout se jouait là-bas. Il avait gagné le Portugal puis l’Angleterre, par avion. À son arrivée à Londres, il avait transité par le centre d’interrogatoires de Wandsworth — passage obligé pour tous les Français débarquant en Grande-Bretagne — et dans la mêlée des pleutres, des valeureux, des patriotes, des communistes, des brutes, des vétérans, des désespérés et des idéalistes, il avait défilé devant les services de recrutement de l’armée britannique. L’Europe fraternelle coulait, comme un bateau construit trop à la hâte. Depuis deux ans il y avait la guerre, dans les rues et dans les cœurs, et chacun réclamait sa part.
Il n’était pas resté longtemps à Wandsworth. On l’avait rapidement conduit à Northumberland House, un ancien hôtel situé à côté de Trafalgar Square et réquisitionné par le ministère de la Défense. Là-bas, dans une pièce nue et glaciale, il y avait eu de longs entretiens avec Roger Calland, Français comme lui. Les entrevues s’étaient échelonnées sur plusieurs jours : Calland, psychiatre de métier, était devenu recruteur pour le Special Operations Executive, une branche d’actions clandestines des services secrets britanniques, et Pal l’intéressait. Le jeune homme, ignorant tout du destin qu’on lui préparait, s’était contenté de répondre avec application aux questions et aux formulaires, heureux de pouvoir apporter sa petite contribution à l’effort de guerre. Si on le jugeait utile comme mitrailleur, il serait mitrailleur, ah ! comme il mitraillerait bien depuis sa tourelle ; si c’était mécanicien, il serait mécanicien, et il serrerait les boulons comme personne ne les serrerait jamais ; et si les têtes pensantes anglaises lui attribuaient un rôle de petit clerc dans une imprimerie de propagande, il porterait les palettes d’encre avec enthousiasme.
Mais Calland avait bientôt jugé que Pal réunissait les critères des bons agents de terrain du SOE. C’était un garçon tranquille et discret, le visage doux, plutôt beau, et le corps robuste ; il était un furieux patriote sans être l’une de ces têtes brûlées qui pourraient faire perdre une compagnie, ni l’un de ces amoureux éconduits et déprimés qui voulaient la guerre parce qu’ils voulaient la mort. Il s’exprimait bien, avec sens et vigueur, et le médecin l’avait écouté avec amusement lui expliquer que, oui, il s’appliquerait bien à l’imprimerie mais qu’il faudrait lui apprendre un peu, parce que l’imprimerie, il ne connaissait pas très bien, mais qu’il aimait écrire des poésies et se donnerait une peine folle pour faire de beaux tracts, des tracts magnifiques, que l’on larguerait en fanfare depuis les bombardiers et que les pilotes déclameraient dans leur cockpit avec émotion car, finalement, faire des tracts c’était aussi faire la guerre.
Et Calland avait inscrit sur ses feuilles de notes que le jeune Pal était de ces gens de valeur qui souvent s’ignorent, ce qui ajoute la modestie à toutes leurs qualités.
Le SOE avait été imaginé par le Premier ministre Churchill lui-même au lendemain de la déroute anglaise à Dunkerque. Conscient qu’il ne pourrait pas affronter les Allemands de front avec une armée régulière, il avait décidé de s’inspirer des mouvements de guérillas pour combattre à l’intérieur des lignes ennemies. Et son concept était remarquable : le Service, sous direction britannique, recrutait des étrangers en Europe occupée, les entraînait et les formait en Grande-Bretagne, puis les renvoyait ponctuellement dans leur pays d’origine, où ils passaient inaperçus parmi la population locale, pour mener des opérations secrètes derrière les lignes ennemies — renseignement, sabotages, attentats, propagande et formation de réseaux.
Lorsque toutes les vérifications de sécurité avaient été effectuées, Calland avait finalement abordé le sujet du SOE avec Pal. C’était à la fin du troisième jour à Northumberland House.
— Serais-tu prêt à mener des missions clandestines en France ? avait demandé le médecin.
Le cœur du jeune homme s’était mis à battre fort.
— Quel genre de mission ?
— La guerre.
— Dangereux ?
— Très.
Puis, sur le ton de la confidence paternelle, Calland avait très succinctement expliqué le SOE, du moins ce que le brouillard de secrets qui entourait le Service lui permettait de révéler, car il fallait que le garçon saisisse tout l’enjeu d’une telle proposition. Sans tout comprendre, Pal comprenait.
— Je ne sais pas si je serai capable, avait-il dit.
Il avait blêmi, lui qui s’était imaginé mécanicien sifflotant, typographe chantonnant, et à qui l’on proposait à demi-mot de rejoindre les services secrets.
— Je vais te laisser du temps pour réfléchir, avait dit Calland.
— Bien sûr, du temps…
Rien n’empêchait Pal de dire non, de rentrer en France, de retrouver sa quiétude parisienne, d’embrasser à nouveau son père et de ne plus jamais le quitter. Mais il savait déjà, dans le fond de son âme tourmentée, qu’il ne refuserait pas. L’enjeu était trop important. Il avait parcouru tout ce chemin pour rejoindre la guerre, et à présent, il ne pouvait plus renoncer. L’estomac noué, les mains tremblantes, Pal avait regagné la chambre dans laquelle on l’avait installé. Il avait deux jours pour réfléchir.
Pal avait retrouvé Calland à Northumberland House le surlendemain. Pour la dernière fois. Il n’avait plus été conduit dans la même sinistre salle d’interrogatoire, mais dans une pièce agréable, bien chauffée, avec des fenêtres donnant sur la rue. Sur une table, on avait disposé des biscuits secs et du thé, et comme Calland s’était absenté un instant, Pal s’était jeté sur la nourriture. Il avait faim, il n’avait presque rien mangé depuis deux jours, à cause de l’angoisse. Et il avait englouti, et englouti encore, il avait avalé sans mâcher. La voix de Calland l’avait soudain fait sursauter.
— Depuis quand n’as-tu pas mangé, mon garçon ?
Pal n’avait rien répondu. Calland l’avait longuement dévisagé : il trouvait que c’était un jeune homme attachant, poli, intelligent, sans doute la fierté de ses parents. Mais il avait les qualités d’un bon agent et cela le perdrait sûrement. Il s’était demandé pourquoi diable ce garçon de malheur était venu jusqu’ici, et pourquoi il n’était pas resté à Paris. Et comme pour repousser le destin, il l’avait emmené dans un café proche pour lui offrir un sandwich.
Ils avaient mangé en silence, assis au comptoir. Puis, au lieu de retourner directement à Northumberland House, ils avaient déambulé dans les rues du centre de Londres. Pal avait déclamé, sans raison, un poème de son inspiration sur son père, enivré par ses propres pas : Londres était une belle ville, les Anglais étaient un peuple plein d’ambition. Calland s’était alors arrêté au milieu du boulevard et l’avait saisi par les épaules :
— Pars, fils, avait-il dit. Cours rejoindre ton père. Ce qui va t’arriver, aucun Homme ne le mérite.
— Les Hommes ne s’enfuient pas.
— Pars, nom de Dieu ! Pars, et ne reviens jamais !
— Je ne peux pas… j’accepte votre proposition !
— Réfléchis encore !
— J’ai décidé. Mais il faut que vous sachiez que je n’ai jamais fait la guerre.
— Nous t’apprendrons… (Le docteur soupira.) Es-tu seulement conscient de ce que tu t’apprêtes à faire ?
— Je crois, Monsieur.
— Non, tu n’en sais rien !
Alors Pal avait dévisagé fixement Calland. Dans ses yeux brillait la lumière du courage, ce courage des fils qui font le désespoir de leurs pères.
Ainsi, la nuit, dans le Manoir, Pal repensait souvent à son intégration au sein de la Section F du SOE, qu’il avait rejointe sur la recommandation du docteur Calland. Sous commandement général anglais, le SOE se subdivisait en différentes sections chargées des opérations dans les différents pays occupés. La France en comptait plusieurs, en raison de ses distorsions politiques, et Pal avait été intégré à la Section F, celle des Français indépendants qui n’étaient liés ni à de Gaulle — Section DF —, ni aux communistes — Section RF —, ni à Dieu, ni à personne. Il avait reçu pour couverture un rang et un matricule au sein de l’armée britannique ; si on lui posait des questions, il n’aurait qu’à dire qu’il travaillait pour le ministère de la Défense, ce qui n’avait rien d’exceptionnel, surtout à pareille époque.
Il avait passé quelques semaines de solitude à Londres, à attendre que débute sa formation d’agent. Enfermé dans sa chambrette, il avait ruminé sa décision : il avait délaissé son père, il lui avait préféré la guerre. Qui as-tu le plus aimé ? lui demandait sa conscience. La guerre. Il ne pouvait pas s’empêcher de se demander s’il reverrait un jour ce père qu’il avait tant aimé.
Tout avait vraiment commencé au début du mois de novembre près de Guilford, dans le Surrey. Au Manoir. Cela allait faire deux semaines. Wanborough Manor et sa butte des fumeurs de l’aube. La première étape de l’école de formation des stagiaires du SOE.
Wanborough était un hameau à quelques kilomètres de la ville de Guilford, au sud de Londres. On y accédait par une route unique, serpentant entre les collines jusqu’à de rares maisons, des bâtisses en pierres dont certaines dataient de plusieurs siècles, construites à l’époque pour le service de Wanborough Manor, un domaine ancestral datant de l’an mil, qui avait été, au fil des époques, fief, abbaye, ferme, avant de devenir, dans le plus grand secret, une école d’entraînement spécial du SOE.
La formation dispensée par le SOE emmenait, en quelques mois, les stagiaires aux quatre coins de la Grande-Bretagne, dans quatre écoles censées instruire les futurs agents à l’art de la guerre. La première, où ils restaient quatre semaines environ, était une école préliminaire — preliminary school — dont l’un des rôles principaux consistait à écarter les éléments les moins aptes à rejoindre le Service. Les écoles préliminaires avaient été installées dans des manoirs disséminés dans le sud du pays et dans les Midlands. Wanborough Manor accueillait notamment les écoles préliminaires de la Section F. Officiellement et pour les curieux de Guilford, ce n’était là qu’un terrain d’entraînement commando de l’armée britannique. C’était un bel endroit, une propriété de maître, un terrain vert parsemé de bosquets et de buttes, avec, tout à côté, une forêt. Le bâtiment principal s’y dressait entre de longs peupliers et, dans les alentours, quelques annexes : une vaste grange et même une chapelle en pierres. Pal et les autres stagiaires commençaient à y prendre leurs habitudes.
La sélection était implacable : ils étaient arrivés à vingt et un, dans le froid de novembre, et déjà, ils n’étaient plus que seize, Pal y compris.
Il y avait Stanislas, quarante-cinq ans, le doyen du groupe, qui était un avocat anglais, francophone et francophile, et ancien pilote de combat.
Il y avait Aimé, trente-sept ans, un Marseillais à l’accent chantant, toujours affable.
Il y avait Dentiste, trente-six ans, dentiste à Rouen et qui, lorsqu’il courait, ne pouvait s’empêcher de souffler comme un chien.
Il y avait Frank, trente-trois ans, un Lyonnais athlétique, ancien professeur de gymnastique.
Il y avait Grenouille, vingt-huit ans, souffrant de crises de dépression qui ne l’avaient pas empêché d’être recruté ; il ressemblait à une grenouille avec ses grands yeux exorbités dans un visage émacié.
Il y avait Gros, vingt-sept ans, Alain de son vrai nom mais que l’on appelait Gros parce qu’il était gros. Il disait que c’était à cause d’une maladie, mais sa maladie c’était seulement de manger trop.
Il y avait Key, vingt-quatre ans, venu de Bordeaux, un grand roux costaud et charismatique, muni de la double nationalité française et britannique.
Il y avait Faron, vingt-six ans, un colosse redoutable, une immense masse de muscles, taillé pour le combat et qui, d’ailleurs, avait servi au sein de l’armée française.
Il y avait Slaz-le-porc, vingt-quatre ans, un Français du Nord d’origine polonaise, trapu et agile, l’œil malicieux, le teint étrangement hâlé, et dont le nez ressemblait à un épais groin.
Il y avait Prunier, le bègue, vingt-quatre ans, qui ne parlait jamais parce que sa langue fourchait trop.
Il y avait Chou-Fleur, vingt-trois ans, qui devait son surnom à ses immenses oreilles décollées et son front trop grand.
Il y avait Laura, vingt-deux ans, une blonde aux yeux éclatants et aux manières charmantes, issue des beaux quartiers de Londres.
Il y avait Grand Didier et Max, vingt et un ans chacun, peu doués pour la guerre, venus ensemble d’Aix-en-Provence.
Il y avait Claude le curé, dix-neuf ans, le plus jeune d’entre eux, doux comme une fille, qui avait renoncé au séminaire pour venir se battre.
Les premiers jours avaient été les plus durs, car aucun des candidats n’avait imaginé la difficulté des entraînements. Trop d’efforts, trop d’esseulement. Les stagiaires étaient réveillés à l’aube ; la peur au ventre, ils se hâtaient de s’habiller dans leurs chambres glaciales, et se rendaient aussitôt à la séance de combat rapproché du matin. Plus tard, ils avaient droit à un petit-déjeuner copieux car ils n’étaient pas rationnés. Il y avait ensuite un peu de théorie, morse ou communication radio, puis les épuisants exercices physiques reprenaient, courses, gymnastiques diverses, et le combat rapproché encore, des combats violents, la seule règle étant qu’il n’y en avait pas pour venir à bout d’un ennemi. Les candidats se jetaient l’un sur l’autre, hurlant, s’assénant des coups sans ménagement ; parfois ils se mordaient pour se dégager d’un corps à corps. Les blessures étaient légion, mais toutes sans gravité. Et la journée continuait ainsi, entrecoupée de quelques pauses, et se terminant, en fin d’après-midi, par des séances plus techniques, pendant lesquelles les instructeurs apprenaient aux stagiaires à utiliser des prises simples mais redoutables, ainsi qu’à désarmer à mains nues un adversaire armé d’un couteau ou d’un pistolet. Et les stagiaires, épuisés, pouvaient aller se doucher, avant de dîner de bonne heure.
Au commencement, dans la salle à manger du manoir, ils bouffaient dans le silence des affamés, bouffer signifiant manger sans se parler, s’attabler ensemble en s’ignorant, comme des animaux ; le fressen des Allemands. Après quoi, seuls, harassés, inquiets de ne pas tenir, ils allaient s’écrouler dans leurs dortoirs. C’est là qu’ils avaient peu à peu fait connaissance, et que les premières affinités s’étaient déclarées. Au moment d’aller se coucher, ils s’étaient laissé aller à plaisanter, ils s’étaient raconté quelques anecdotes, ils avaient revécu les journées pour les dédramatiser ; parfois ils avaient parlé de leurs angoisses, la peur des combats du lendemain, mais pas trop, par pudeur. Pal avait ainsi rapidement tissé des liens d’amitié avec Key, Gros et Claude, dont il partageait la chambre. Gros avait distribué à ses camarades des quantités de biscuits et de saucisson anglais qu’il avait emmenés dans son sac, et, grignotant les biscuits, découpant le saucisson, ils avaient bavardé jusqu’à ce que le sommeil les rattrape.
Après le repas du soir, dans le mess, ils s’étaient tous embarqués dans de longues parties de cartes ; à l’aube, sur la butte, ils s’étaient mis à fumer ensemble, pour se donner du courage. Et, rapidement, les stagiaires avaient tous fait connaissance les uns avec les autres.
Key, robuste et doté d’un fort caractère, devint l’un des premiers vrais amis de Pal au sein de la Section F. Il dégageait un calme serein, apaisant : il était de bon conseil.
Aimé le Marseillais, inventeur d’un simili-jeu de pétanque avec des pierres rondes, cherchait souvent la compagnie du fils. Il lui répétait sans cesse qu’il lui rappelait son propre garçon. Il le lui disait presque chaque matin, sur la butte, comme si sa mémoire le fuyait.
— T’es d’où déjà, gamin ?
— Paris.
— C’est vrai… Paris. Belle ville, Paris. Tu connais Marseille ?
— Non. Je n’ai pas eu l’occasion d’y aller, pas depuis hier.
Cela faisait rire Aimé.
— Je me répète, hum ? C’est que, quand je te vois, je pense à mon fils.
Key disait que le fils d’Aimé était mort, mais personne n’osait demander.
Grenouille et Stanislas s’isolaient souvent ensemble pour jouer aux échecs sur un plateau de bois sculpté qu’avait apporté Stanislas dans ses bagages. Grenouille, redoutable joueur, gagnait la plupart des parties et Stanislas s’énervait, mauvais perdant.
— Échecs de merde ! hurlait-il en jetant les pions à travers la chambre.
Des rires lui répondaient toujours, et Slaz, impertinent, criait à Stanislas qu’il était déjà trop vieux et qu’il perdait la tête, et Stanislas promettait paternellement des distributions de baffes qui n’arrivaient jamais. Dans ces moments, Gros courait derrière Stanislas et ramassait les pièces qui gisaient au sol.
— Faut pas casser ton beau jeu, Stan, répétait Gros, qui se préoccupait de tous ses camarades.
Gros était certainement le plus attachant des stagiaires, pétri de bonnes intentions qui tournaient parfois à l’obsession agaçante. Ainsi, pour donner du courage à ses camarades pendant les échauffements individuels du matin, dehors devant le manoir, dans la brume humide et glaciale, il chantait à tue-tête une affreuse chanson pour enfants : Rougnagni tes ragnagna. Et il sautait en l’air, il transpirait déjà, le souffle court, et il tapait sur les épaules des stagiaires, à peine réveillés, et il leur hurlait dans les oreilles, plein de tendresse amicale : « Rougnagni tes ragnagna, choubi choubi choubi choubidouda. » Il recevait souvent quelques coups, mais à la fin de la journée, sous la douche, les stagiaires se surprenaient à fredonner son refrain.
Faron, le colosse, assurait, lui, ne jamais être fatigué par les entraînements. Il lui arrivait même d’aller courir seul pour éprouver ses muscles davantage, et tous les soirs, il faisait des tractions sur les poutres de la grange et des appuis faciaux dans son dortoir. Une nuit d’insomnie, Pal l’avait trouvé dans le réfectoire où il s’exerçait encore, comme possédé.
Le jeune Claude, qui s’était destiné à devenir curé avant de se raviser et d’embrasser presque par hasard les services secrets britanniques, débordait d’une gentillesse maladive qui faisait penser qu’il n’était pas fait pour la guerre. Il priait tous les soirs, agenouillé contre son lit, indifférent aux moqueries qui fusaient. Il disait prier pour lui, mais il priait surtout pour eux, pour ses camarades. Il leur proposait parfois de prier avec lui, mais comme tous refusaient, il disparaissait et se terrait dans la petite chapelle en pierres du domaine, expliquant à Dieu que ses compagnons n’étaient pas de mauvais hommes et qu’il y avait sûrement des tas de bonnes raisons pour lesquelles ils ne voulaient plus prier. Claude était très jeune, et son apparence physique le rajeunissait encore plus ; il était de taille moyenne, très mince, imberbe, les cheveux bruns coupés court et le nez camus. Il avait les yeux fuyants, des yeux de grand timide, et parfois, dans la salle à manger, lorsqu’il essayait de se joindre à un groupe en pleine discussion, il courbait le dos, mal à l’aise et maladroit, comme pour se faire plus discret. Pal avait souvent de la peine pour ce petit personnage, et un soir, il l’accompagna à la chapelle. Gros, chien fidèle, suivait derrière en chantonnant, comptant les étoiles et mâchant du bois pour tromper sa faim.
— Pourquoi ne viens-tu jamais prier ? demanda Claude.
— Parce que je prie mal, répondit-il.
— On ne peut pas prier mal si l’on est fervent.
— Je ne suis pas fervent.
— Pourquoi ?
— Je ne crois pas en Dieu.
Claude essaya de marquer sa stupéfaction et surtout sa gêne vis-à-vis du Seigneur.
— En qui crois-tu alors ?
— Je crois en nous, qui sommes là. Je crois aux Hommes.
— Bah, les Hommes n’existent plus. C’est pour ça que moi je suis ici.
Il y eut un silence gêné, chacun ayant blâmé la religion de l’autre, puis Claude laissa éclater son indignation :
— Tu ne peux pas ne pas croire en Dieu !
— Tu ne peux pas ne plus croire aux Hommes !
Alors Pal, par sympathie, s’agenouilla avec Claude. Par sympathie, mais surtout parce qu’au fond de lui il craignait que Claude n’ait raison. Et ce soir-là, il pria pour son père qui lui manquait tant, pour qu’il fût épargné des horreurs de la guerre et des horreurs qu’ils s’apprêtaient à commettre, eux qui apprenaient à tuer. Mais tuer n’était pas si facile : les Hommes ne tuent pas les Hommes.
Les groupes d’aspirants au SOE étaient tous encadrés par un officier des services secrets britanniques retiré des opérations et chargé de les guider dans leur formation, de suivre leur progression et de les orienter plus tard. Le groupe de Pal était sous la responsabilité du lieutenant Murphy Peter, ancien agent de liaison du Secret Intelligence Service à Bombay. C’était un grand Anglais sec d’une cinquantaine d’années, intelligent, dur mais fin psychologue et très attaché à ses stagiaires. C’était lui qui les réveillait, lui qui s’en occupait, lui qui veillait sur eux. Discrète dans les nappes de brume, sa silhouette anguleuse veillait sur les apprentis combattants durant les entraînements ; il notait leurs performances, relevait leurs forces et leurs faiblesses, et lorsqu’il lui apparaissait que l’un d’eux ne tiendrait pas le coup plus longtemps, il devait l’écarter de la sélection ; son crève-cœur. Le lieutenant Peter ne parlant pas français et les stagiaires maîtrisant mal l’anglais pour la plupart, le groupe était également suivi par un interprète, un petit Écossais polyglotte dont on ne savait rien, et qui se faisait sobrement appeler David. Quant aux trois anglophones, Key, Laura et Stanislas, ils s’étaient vu prononcer l’interdiction formelle de communiquer en anglais pour que leur français soit insoupçonnable et ne les trahisse pas une fois sur le terrain. Ainsi, David était constamment sollicité : il devait traduire les instructions, les questions et les conversations, de l’aube jusqu’au soir, et ses traductions étaient souvent ensommeillées à l’aube, brillantes pendant la journée, fatiguées et lacunaires le soir.
Le lieutenant Peter donnait les consignes le soir pour le lendemain, sonnait le début des entraînements et sortait de leur lit les retardataires. Les entraînements débutaient à l’aube. Les stagiaires devaient endurcir leur corps au travers de pénibles exercices physiques : il leur fallait courir, seuls, en groupe, en ligne, en rang ; ramper, sur le sol, dans la boue, dans les bosquets de ronces ; se jeter dans des ruisseaux glacés ; monter à des cordes jusqu’à se brûler les mains. Il y avait aussi les séances de boxe, de lutte au sol ou de combat à mains nues contre des armes à feu. Les torses se couvraient d’hématomes, les jambes et les bras de griffures profondes. Tout n’était que souffrance.
Après le dernier entraînement, il y avait le moment de la douche. Les corps nus et grelottants, marqués de coupures et de contusions, s’entassaient dans les salles de bains trop petites, et sous les jets d’eau tiède, dans l’intimité d’une épaisse buée blanche, les stagiaires poussaient de sourds râles de fatigue. Pal considérait la douche comme un instant privilégié : il faisait couler l’eau doucement sur son corps fatigué et le nettoyait de la sueur, de la boue, du sang, des écorchures. Il se savonnait lentement, massant ses épaules douloureuses, et il se sentait un homme nouveau après le rinçage, plus abîmé certes, mais plus fort, plus endurant, changeant de peau comme un serpent fait sa mue ; il devenait quelqu’un d’autre. Il se perdait encore un peu sous l’eau, y noyait sa tête et ses cheveux ; il pensait à son vieux père, et espérait qu’il était fier de lui. Il avait l’esprit apaisé, avec cette sensation grisante de l’exploit accompli, qui durerait jusqu’au repas du soir, lorsque Peter viendrait dans la salle à manger bruyante de conversations et qu’il donnerait le programme et les horaires du lendemain. Alors, l’angoisse de la difficulté des entraînements du lendemain les saisirait tous de nouveau. Sauf, peut-être, Faron.
Chacun profitait de la douche pour observer ses camarades dévêtus et jauger ainsi les plus forts d’entre eux, ceux qu’il faudrait éviter durant les exercices de corps à corps. Faron, avec sa grande taille et ses muscles saillants, était certainement le plus à redouter ; il faisait peur, et sa laideur particulière amplifiait la sauvagerie qui se dégageait de sa carrure sculptée. Son visage était carré et déplaisant, son crâne était rasé et râpé comme s’il avait la gale, et il balançait ses bras le long de son corps à la manière des grands singes. Mais à vouloir jauger les plus forts, on repérait surtout les plus faibles, ceux qui ne tiendraient probablement pas longtemps, les plus mal-en-point, décharnés ou marqués de blessures profondes. Pal songeait que Grenouille et probablement Claude seraient les prochains. Claude, le malheureux, qui n’avait pas tout à fait conscience de son nouveau destin, et qui parfois demandait à Pal :
— Mais, au fond, qu’allons-nous faire ensuite ?
— Ensuite, nous irons en France.
— Et qu’allons-nous y faire, en France ?
Et le fils ne savait jamais quoi répondre. D’abord parce qu’il ignorait ce qu’ils feraient en France, ensuite parce que Calland l’avait prévenu : ils n’en reviendraient pas tous. Alors comment dire à Claude, qui croyait si fort en Dieu, qu’ils allaient peut-être mourir ?
À la fin de la deuxième semaine d’entraînement, Dentiste fut éliminé. Le soir de son départ, comme Key proposait à Pal d’aller fumer sur la butte bien que ce ne fût pas l’aube, le fils lui demanda ce qui arrivait à ceux qui étaient éliminés de la sélection.
— Ils ne reviennent plus, dit Key.
Pal ne comprit d’abord pas, et Key ajouta :
— On les enferme.
— On les enferme ?
— Ceux qui échouent ici, on les enferme. Pour qu’ils ne révèlent rien de ce qu’ils savent.
— Mais nous ne savons rien.
Key haussa les épaules, pragmatique. Il ne servait à rien de se demander ce qui était juste ou injuste.
— Comment le sais-tu ?
— Je le sais.
Key ordonna au fils de ne rien répéter, car cela pourrait leur causer des ennuis à tous les deux, et Pal promit. Il était pourtant saisi d’un profond sentiment de révolte : on allait les enfermer, Dentiste et les autres, parce qu’ils étaient inaptes. Mais inaptes à quoi ? À la guerre ? Mais la guerre, ils ne savaient même pas ce que c’était ! Et Pal en vint à se demander si les Anglais valaient vraiment mieux que les Allemands.
La pluie, britannique et ponctuelle, se mit à tomber sur Wanborough Manor : une pluie froide, lourde et interminable ; le ciel entier suintait. Le sol se gorgea d’eau, et les stagiaires, trempés jusqu’au plus profond de leur chair, virent leur peau prendre une teinte blafarde, tandis que leurs vêtements, n’ayant pas le temps de sécher, moisissaient.
Outre les entraînements physiques et les exercices militaires, la formation dispensée dans les écoles préliminaires du SOE englobait tout ce qui pourrait être utile sur le terrain. Les exercices physiques étaient entrecoupés de différents cours théoriques et pratiques. Au fil des jours, les stagiaires furent initiés à la communication — signaux codés, morse, lecture de cartes ou utilisation d’un radio-émetteur. Ils apprirent également à évoluer en terrain découvert, à rester immobile des heures dans la forêt, à conduire une voiture et même un camion, sans toujours beaucoup de réussite.
Au début de la troisième semaine, sous la pluie battante, les aspirants suivirent des leçons de tir au pistolet, avec des colts.38 et.45 et des brownings. La plupart d’entre eux manipulaient une arme pour la première fois, et alignés face à une butte de terre, ils tiraient, concentrés, avec plus ou moins d’habileté. Prunier était un véritable désastre : à plusieurs reprises, il manqua de se tirer dans le pied, puis d’abattre l’instructeur, tandis que Faron visait avec beaucoup de précision, plaçant ses balles au centre des cibles en bois. Chou-Fleur, lui, sursautait à chaque détonation, et Grenouille fermait les yeux juste avant de tirer. Au terme de leur première journée de tir, ils crachèrent tous une épaisse morve noire, chargée de poudre. Le lieutenant Peter assura que c’était parfaitement normal.
Novembre s’écoulait, mais Pal sentait le spectre de la solitude qui le traquait toujours. Il ne cessait de penser à son père. Il aurait tant voulu lui écrire, lui dire qu’il allait bien et qu’il lui manquait. Mais à Wanborough, écrire à son père était interdit. Il savait qu’il n’était pas le seul à crever de solitude, qu’ils en souffraient tous, qu’ils n’étaient que des mercenaires misérables ! Certes, à mesure que passaient les jours, ils endurcissaient leurs corps : la brume leur paraissait moins brume, la boue moins boue, le froid moins froid, mais ils souffraient moralement. Alors, pour se sentir mieux, ils dénigraient les autres pour ne pas se dénigrer eux-mêmes. Ils se moquaient de Claude le pieux, lui assénant des coups de pied dans les fesses lorsqu’il priait, agenouillé ; des coups de pied qui ne faisaient pas mal au corps mais mal au cœur. Ils se moquaient de Stanislas, qui déambulait dans une ample robe de chambre de femme pendant les moments de repos car il essayait de faire sécher ses vêtements. Ils se moquaient de Prunier, le bègue incapable, qui tirait n’importe comment et touchait tout sauf les cibles. Ils se moquaient de Grenouille et de ses questions existentielles, qui ne se mêlait jamais aux autres pour manger. Ils se moquaient de Chou-Fleur et de ses larges oreilles qui prenaient une teinte pourpre lorsque le vent les fouettait. « Tu es notre éléphant ! » disait-on à Chou-Fleur en lui donnant de douloureuses taloches sur les lobes. Ils se moquaient aussi de Gros, l’obèse. Tout le monde se moquait forcément, au moins un peu, pour se sentir mieux, même Pal, le fils fidèle, et Key le loyal, tout le monde sauf Laura, douce comme une mère, et qui, elle, ne riait jamais des autres.
Laura ne laissait personne indifférent. Dans les premiers jours à Wanborough Manor, tous avaient douté de ses capacités, seule femme parmi tous ces hommes, mais à présent, les stagiaires mouraient secrètement de plaisir lorsque, dans la salle à manger, elle venait s’asseoir à leur table. Pal la contemplait souvent, elle lui semblait être la plus jolie femme qu’il ait jamais vue : elle était ravissante, une allure folle et un sourire magnifique, mais surtout il se dégageait d’elle un charme, une manière de vivre, une tendresse dans le regard qui la rendaient particulière. Née à Chelsea d’un père anglais et d’une mère française, elle connaissait bien la France et parlait sa langue sans le moindre accent. Elle avait étudié la littérature anglo-saxonne à Londres durant trois années, avant d’être rattrapée par la guerre et recrutée par le SOE à l’université. De nombreux aspirants étaient recrutés sur les bancs des facultés anglaises, surtout les doubles nationaux qui offraient la sécurité d’être anglais tout en n’étant pas complètement étrangers dans les pays dans lesquels on les enverrait.
Souvent, lorsqu’un stagiaire moqué partait s’isoler, c’était Laura qui le réconfortait. Elle venait s’asseoir près de son camarade, elle disait que ce n’était rien de grave, que les autres n’étaient finalement que des hommes et que demain, déjà, tous auraient oublié les mauvais résultats de tir, la fragilité d’âme, les replis graisseux, le bégaiement, qui les avaient fait tant rire. Puis elle souriait, et ce sourire pansait toutes les blessures. Quand Laura souriait, tout le monde se sentait mieux.
Elle disait à Gros, l’homme le plus laid de toute l’Angleterre : « Je ne trouve pas que tu sois gros. Tu es costaud, et je te trouve plein de charme. » Alors Gros, l’espace d’un instant, se trouvait désirable. Et plus tard, sous la douche, massant ses énormes bosses de graisse, il se jurait qu’après la guerre, il n’irait plus jamais voir les putes.
Elle disait à Prunier, le bègue : « Je trouve que tu utilises de beaux mots, peu importe comment tu les prononces puisqu’ils sont beaux. » Et Prunier, l’espace d’un instant, se trouvait orateur. Sous la douche, il prononçait de longs discours impeccables.
Elle disait à Claude le curé, le pieux diffamé : « Heureusement que tu crois en Dieu. Prie encore et prie pour nous tous. » Et Claude raccourcissait sa douche au profit de quelques Je vous salue Marie.
Quant à Grenouille, que l’on dénigrait parce qu’il voulait être seul pour écumer sa tristesse, elle disait être souvent triste elle aussi, à cause de tout ce qui se passait en Europe. Ils passaient un moment ensemble, épaule contre épaule, et après ils se sentaient mieux.
Un matin de la troisième semaine, alors que Pal, Prunier, Gros, Faron, Frank, Claude et Key fumaient à leur habitude sur la butte détrempée, ils croisèrent dans la brume la silhouette d’un renard, longiligne galeux, qui les salua par un effrayant cri rauque. Claude s’essaya à une réponse amicale, les mains en entonnoir pour mieux l’imiter, mais le renard détala.
— Saloperie de renard ! vociféra Frank.
— T’inquiète pas, dit Gros.
— Il a peut-être la rage.
— Comment peux-tu avoir peur d’un renard, toi qui n’as pas peur des Allemands ?
Frank plissa les yeux pour se donner un air méchant et ne pas passer pour un pleutre.
— N’empêche… Il a peut-être la rage.
— Pas lui, le rassura Gros. Pas Georges.
Tous se tournèrent vers Gros, incrédules.
— Qui ? demanda Pal.
— Georges.
— Tu as donné un nom à ce renard ?
— Oui, je le croise souvent.
Gros tira sur sa cigarette, l’air de rien, ravi qu’on s’intéresse à lui.
— On n’appelle pas un renard Georges, fit Key. Georges, c’est pour les humains.
— Appelle-le Renard, suggéra Claude.
— Renard, c’est nul, bouda Gros. Je veux l’appeler Georges.
— J’ai un cousin qui s’appelle Georges ! déclara Slaz, indigné.
Et ils éclatèrent tous de rire.
Il s’avéra effectivement que Georges rôdait souvent près du manoir à la recherche de nourriture, et qu’on pouvait l’apercevoir à l’aube et au crépuscule sous un grand saule au tronc creux. Et l’on parla beaucoup du renard de Gros ce jour-là, à Wanborough Manor. Laura voulut absolument savoir comment il avait fait pour apprivoiser un renard, ce qui emplit le géant d’une immense fierté. « Je ne l’ai pas vraiment apprivoisé, je lui ai juste donné un nom », dit-il modestement.
Le lendemain matin, tout le groupe s’en alla fumer non pas sur la butte habituelle, mais à quelques pas du fameux saule, dans l’espoir de voir Georges. Gros, devenu pour la circonstance guide masaï du safari, tenait conférence : « Je ne sais pas s’il viendra… Trop de monde… Sans doute effrayé… » Et il se trouva très important, et il trouva formidable de se trouver très important car c’était un sentiment de bonheur extrême, celui des ministres et des présidents.
Georges, deux matins de suite, se montra aux fumeurs, toujours sous le grand saule. Et à bien l’observer, constatant que le goupil, assis sur son croupion, mâchait assidûment, Slaz comprit qu’il trouvait de la nourriture dans le tronc creux.
— Il bouffe ! s’écria-t-il en chuchotant car les consignes de Gros étaient de chuchoter pour ne pas effrayer Georges.
— Qu’est-ce qu’il bouffe ? demanda une voix.
— J’en sais rien, je vois pas.
— Peut-être des vers ? suggéra Claude.
— Les renards ne mangent pas de vers ! corrigea Stanislas, qui connaissait bien les renards pour les avoir chassés à courre. Ils mangent n’importe quoi, mais pas des vers.
— Je crois que c’est son garde-manger, déclara Gros d’un ton savant. C’est pourquoi il vient toujours ici.
Tous acquiescèrent, et Gros se trouva formidable encore une fois.
Mais Georges le renard ne venait pas sous le saule par hasard : depuis dix jours, Gros y déposait, pour l’attirer, de la nourriture qu’il dissimulait dans ses poches pendant les repas. Il avait d’abord procédé ainsi pour pouvoir contempler le goupil ; il l’avait attendu, à l’affût, pour le plaisir de ses propres yeux. Mais depuis deux jours, il se félicitait d’une telle entreprise qui avait fait de son renard et de lui-même le centre de l’attention générale. Et à l’aube, tous agglutinés autour de lui pour voir le renard, Gros bénit avec amour son noble goupil vagabond — en fait renard malingre et malade, ce qu’il se garda bien de révéler.
Le dernier jour de la troisième semaine, le lieutenant Peter accorda une après-midi de repos aux stagiaires, épuisés. La plupart d’entre eux allèrent se coucher dans les dortoirs : Pal et Gros entamèrent une partie d’échecs dans le mess, près du poêle ; Claude se rendit à la chapelle. Faron, excédé par l’agitation qui régnait autour de Gros et de son renard, profita de son temps libre pour débusquer l’animal dans son terrier, juste sous la grange.
Par deux fois, le colosse avait observé que le goupil disparaissait derrière une planche basse : il n’eut aucune peine à la tordre, et il trouva l’entrée d’une petite cavité peu profonde. Le renard y était. Le colosse se sourit à lui-même, satisfait : ce n’était pas donné à tout le monde de pister les renards. À l’aide d’un long bâton, il se mit à donner de violents coups jusqu’au fond de la cache. Il faisait glisser son arme le long du tunnel du terrier et en frappait le fond le plus fort possible jusqu’à toucher l’animal qui gémissait, et lorsque Georges, blessé et sans autre issue, se hasarda à sortir pour fuir, Faron, habile, lui assena des coups de botte et de planche et le tua sans difficulté. Il cria de joie ; c’était si facile de tuer. Il le souleva et le contempla, un peu déçu ; de près, il était beaucoup plus petit qu’il ne l’avait pensé. Content malgré tout, il emmena son trophée jusque dans le mess désert, où Pal et Gros étaient penchés sur l’échiquier de Stanislas. Faron entra dans la pièce, triomphant, terreur des terrassés, et jeta le cadavre du renard cabossé aux pieds de Gros.
— Georges ! hurla Gros. Tu… tu as tué Georges ?
Et Faron éprouva une certaine jouissance en découvrant dans les yeux écarquillés de Gros une lueur de terreur et de désespoir.
Pal, tremblant, laissa éclater sa rage. Il jeta l’échiquier au visage de Faron qui riait d’un rire gras, et, courant contre lui, il le projeta au sol, en hurlant : « Tu n’es qu’un enfant de putain ! »
Faron, le visage soudain embrasé par la colère, se releva d’un bond, et saisit Pal d’un geste vif, l’un de ceux qu’ils avaient appris ici, et, lui tordant le bras, s’en servant comme d’un levier, il lui écrasa la tête contre le mur. Le colosse, les yeux jaunes de fureur, empoigna ensuite Pal à la gorge, d’une seule main, le souleva au-dessus du sol et se mit à le battre de son poing resté libre. Pal étouffait ; il essaya bien de se débattre, mais en vain ; il ne pouvait rien contre cette force prodigieuse, hormis enrouler ses bras contre son corps et son visage pour les protéger un peu.
La scène ne dura qu’une poignée de secondes, le temps pour le lieutenant Peter d’accourir et de s’interposer, alerté par les bruits de la bagarre, suivi de David et du reste du groupe depuis les dortoirs. Pal avait reçu une volée de coups, son propre sang lui brûlait la gorge et son cœur battait si fort qu’il crut qu’il allait s’arrêter.
— Qu’est-ce que c’est que ce merdier ! s’écria le Lieutenant en tirant Faron par l’épaule.
Il lui intima aussitôt l’ordre de foutre le camp, puis il fit se disperser les stagiaires, menaçant de reprendre les entraînements si le calme ne revenait pas immédiatement. Pal se retrouva alors seul à seul avec Peter, et il songea un instant qu’il allait peut-être le battre lui aussi, ou l’envoyer en prison pour s’être fait si facilement dérouiller. Le fils se mit à trembler, il voulait rentrer à Paris, rentrer près de son père, ne plus jamais quitter la rue du Bac, et peu importait ce qui se passerait au-dehors, peu importaient les Allemands et peu importait la guerre, pourvu qu’il y ait son père. Il était un fils sans père, un orphelin loin de sa terre, il voulait que cela cesse. Mais le lieutenant Peter ne leva pas la main.
— Tu saignes, dit-il simplement.
Pal s’essuya les lèvres du revers de la main et passa la langue sur ses dents pour s’assurer qu’aucune n’était cassée. Il se sentait triste, humilié, il en avait lâché un petit peu d’urine dans son pantalon.
— Il a tué le renard, dit Pal dans son mauvais anglais en montrant la fourrure ensanglantée.
— Je sais.
— Je lui ai dit qu’il était un enfant de putain.
Le Lieutenant rit.
— Je vais être puni ?
— Non.
— Lieutenant, il ne faut pas tuer les animaux. Tuer des animaux, c’est comme tuer des enfants.
— Tu as raison. Tu es blessé ?
— Non.
Le Lieutenant posa une main sur son épaule, et le fils sentit ses nerfs le lâcher.
— Mon père me manque ! s’étrangla le jeune homme, les yeux bouillonnant de larmes.
Peter hocha la tête, compatissant.
— Cela fait-il de moi un faible ? interrogea le fils.
— Non.
L’officier garda encore un peu sa main sur l’épaule de l’orphelin, puis il lui tendit son mouchoir.
— Va te passer de l’eau sur le visage, tu transpires.
Il ne transpirait pas, il pleurait.
Au repas du soir, Pal ne parvint pas à bouffer. Key, Aimé, Frank essayèrent de le réconforter, en vain. Claude proposa de lui narrer quelques grands épisodes bibliques pour lui changer les idées, Prunier bafouilla d’incompréhensibles plaisanteries et Stanislas lui proposa une partie d’échecs. Mais aucun d’eux ne pouvait rien pour Pal.
Alors le fils s’en alla à l’écart des autres. Il se cacha derrière la chapelle, dans un endroit que lui seul connaissait, une cachette entre deux murets de pierres qui protégeait de la pluie. Mais à peine y fut-il installé qu’apparut Laura. Elle ne parla pas, elle s’assit simplement à côté de lui et planta son joli regard dans le sien ; ses yeux verts riaient en silence. Pal la trouva si douce qu’il se demanda un instant si elle était au courant de la raclée que lui avait donnée Faron.
— Il m’a flanqué une sacrée dérouillée, hein ? murmura le fils, gêné.
— Ça n’a pas d’importance.
Elle lui fit signe de se taire. Et ce fut un bel instant. Pal ferma les yeux et il prit d’amples et secrètes inspirations car Laura sentait si bon : ses cheveux soigneusement lavés sentaient l’abricot, de sa nuque s’échappait un délicat parfum. Elle se parfumait ; ils étaient en pleine école de guerre et elle se parfumait ! Caché dans l’obscurité, il approcha son visage d’elle sans qu’elle le vît et il respira encore. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas senti une si agréable odeur.
Amicalement, Laura tapota de sa main le bras de Pal, pour qu’il se sente mieux, mais Pal ne put retenir un mouvement de douleur. Retroussant ses manches, il découvrit à la lueur de son briquet que deux énormes hématomes violacés marquaient ses avant-bras, suite aux coups de Faron. Elle posa doucement ses mains fraîches sur les blessures.
— Ça fait mal ?
— Un peu.
C’était horriblement douloureux.
— Viens dans ma chambre tout à l’heure. Je te soignerai.
Sur ces mots, elle s’en allait déjà, laissant traîner dans l’immense parc de Wanborough Manor des effluves de son parfum délicat.
Comme Pal ignorait combien de temps tout à l’heure signifiait, il profita du fait que tout le monde était encore occupé dans la salle à manger pour aller se changer dans le dortoir. Il examina son visage dans un morceau de miroir, passa une chemise immaculée, fouilla les sacs de ses camarades en quête de parfum, mais il fit chou blanc. Puis il se glissa jusqu’à la chambre de Laura, prenant garde de ne pas être vu par les autres. Personne n’allait dans la chambre de Laura, et ce privilège lui fit oublier un instant l’humiliation que Faron lui avait fait subir.
Il frappa à la porte ; deux coups. Il se demanda si deux coups, ce n’était pas trop insistant. Ou peut-être trop impersonnel. Il aurait dû frapper trois fois, de manière plus légère. Oui, trois petits coups, comme trois pas chassés, furtifs et élégants. Pam pim poum, et pas le terrible pam pam qu’il avait martelé ! Ah, il s’en voulait à présent ! Elle ouvrit, et il pénétra dans le Saint des Saints.
La chambre de Laura était identique aux autres, meublée des quatre mêmes lits et de la même grande armoire. Mais ici, seul un lit était utilisé, et à la différence des autres dortoirs, crasseux et encombrés par le désordre, cette pièce-là était bien tenue.
— Assieds-toi ici, lui dit-elle en désignant l’un des lits.
Il obéit.
— Retrousse tes manches.
Il obéit encore.
Elle prit sur une étagère un pot transparent contenant un onguent de couleur claire, s’assit à côté du fils et du bout des doigts appliqua la crème sur ses avant-bras. Lorsqu’elle bougeait la tête, ses cheveux défaits caressaient les joues de Pal sans qu’elle s’en rende compte.
— Ça devrait calmer tes douleurs, murmura-t-elle.
Pal n’écoutait plus, il contemplait ses mains : elle avait de si jolies mains, bien entretenues malgré la boue de leur quotidien. Et il eut envie de l’aimer, il en eut envie à la seconde où elle lui toucha les bras. Il avait aussi envie de hurler à Claude de venir voir, qu’ils n’étaient pas foutus si Laura existait, dans cette maison sordide d’entraînement à la guerre. Et puis il se rappela que Claude voulait être curé, alors il ne dit rien.
Et ce fut la quatrième et dernière semaine à Wanborough Manor. Les prémices de l’hiver, lentement, enveloppaient l’Angleterre, et Stanislas, qui connaissait son pays, prédit bientôt les grands gels. Les stagiaires passèrent plusieurs de leurs dernières nuits à s’entraîner sur des parcours nocturnes, éprouvant à la fois les connaissances physiques et théoriques qu’on leur avait inculquées. Mais arrivés au terme de leur stage dans le Surrey, et malgré tous les exercices qu’ils avaient pu pratiquer, ils ne savaient toujours rien sur le SOE ni sur ses méthodes d’action. Ils avaient, néanmoins, passablement changé : leurs corps étaient devenus plus musclés, plus endurants, ils avaient appris le combat au corps à corps, la boxe, un peu le tir, le morse, certains modes opératoires simples, et surtout ils commençaient à acquérir une immense confiance en eux, car leurs progrès avaient été stupéfiants, eux qui, pour la plupart, ne connaissaient rien à la guerre secrète en arrivant ici. Ils se sentaient capables.
En ces derniers jours, poussés à leurs limites, certains craquèrent, épuisés : Grand Didier fut éliminé de la sélection, ses jambes ne le portant plus, et Pal remarqua dans les douches que Grenouille était en train de s’éteindre. Une après-midi, le groupe fut emmené par un instructeur pour une course dans la forêt. La cadence était terrible, et à plusieurs reprises il leur fallut traverser à gué une rivière. Le groupe s’étira peu à peu, et lorsque Pal, plutôt en arrière de la troupe, pénétra pour la troisième fois dans l’eau glaciale, il entendit un cri de petit garçon qui déchira le silence : se retournant, il vit Grenouille étendu sur la berge, gémissant, à bout de forces.
Le reste du groupe était déjà loin derrière les arbres. Pal aperçut encore Slaz et Faron ; il les héla mais Faron, qui courait avec deux lourdes pierres dans les mains pour s’endurcir davantage, hurla : « On s’arrête pas pour les cons, les Boches les prendront ! » Et ils disparurent sur le sentier de boue. Alors Pal, pataugeant dans l’eau jusqu’aux hanches, rebroussa chemin. Le gué lui parut encore plus froid dans ce sens, le courant plus fort.
— T’arrête pas ! hurla Grenouille en voyant le courageux venir vers lui. T’arrête pas pour moi !
Pal ne l’écouta, et il atteignit la berge.
— Grenouille, il faut continuer.
— Je m’appelle André.
— André, il faut continuer.
— Je n’en peux plus.
— André, il faut continuer. Ils te renverront si tu abandonnes.
— Alors j’abandonne ! (Il gémit.) Je veux rentrer chez moi, je veux revoir ma famille.
Il mit ses mains sur son ventre et ramena ses jambes contre lui.
— J’ai mal ! J’ai si mal !
— Où as-tu mal ?
— Partout.
Il souffrait du mal de vivre.
— J’ai envie de me foutre en l’air, souffla Grenouille.
— Ne dis pas ça.
— J’ai envie de me foutre en l’air !
Désemparé, Pal l’entoura de ses bras noueux et lui prodigua quelques mots réconfortants.
— J’abandonne, répéta Grenouille. J’abandonne et je rentre en France.
— Si tu abandonnes, ils ne te laisseront pas rentrer.
Et Pal, jugeant qu’il s’agissait là d’un cas de force majeure, brisa la promesse faite à Key et révéla l’insupportable secret :
— Tu iras en prison. Si tu abandonnes, tu iras en prison.
Grenouille se mit à pleurer. Pal sentit ses larmes couler sur ses bras, des larmes de peur, de rage et de honte. Et le fils entraîna la Grenouille avec lui pour qu’ils rejoignent les autres.
L’école préliminaire s’acheva en même temps que le mois de novembre, après un exercice final d’une rare intensité qui eut lieu dans la nuit glaciale. Max, faible depuis plusieurs jours, fut éliminé durant le parcours. Au retour de cette ultime épreuve, les stagiaires restants furent réunis dans le mess pour une collation, et le lieutenant Peter leur annonça qu’ils en avaient fini avec le Surrey. Ils se félicitèrent les uns les autres, puis ils allèrent fumer une dernière fois sur la butte.
Cette nuit-là, Pal décida de ne pas rejoindre son dortoir où ses camarades dormaient déjà. Il traversa le couloir et s’en alla frapper à la porte de la chambre de Laura. Elle ouvrit et lui sourit. Elle posa un doigt sur sa bouche pour qu’il ne fasse pas de bruit et lui fit signe d’entrer. Assis sur un des lits, ils restèrent un instant à se contempler, fiers de ce qu’ils avaient accompli mais physiquement et moralement épuisés. Puis ils s’étendirent ensemble, Pal l’enlaça, et elle posa ses mains sur les mains qui l’enserraient.
À Paris, le père dépérissait, si seul sans son fils.
C’était la fin novembre, il y avait deux mois et demi que Paul-Émile était parti. Était-il arrivé à bon port ? Certainement… Mais que diable pouvait-il bien y faire à présent ?
Souvent, il allait en pèlerinage dans la chambre de son garçon, il regardait ses affaires. Il se demandait pourquoi il n’avait pas ajouté ce vêtement, ce livre ou cette jolie photographie dans son sac. Souvent il se maudissait.
Un dimanche, il avait redescendu du grenier les jouets d’enfance de Pal. Il avait installé dans le salon le grand train électrique, il avait sorti les tunnels en carton-pâte et les figurines en plomb. Plus tard, il avait même acheté de nouveaux décors.
Il pensait à son fils et il faisait siffler le vieux train en fer. C’était ça ou mourir de chagrin.
C’était dans l’Inverness Shire, au centre-nord de l’Écosse, une région sauvage, bordée à l’ouest par une mer agitée, et dont les terres, tapissées d’un vert flamboyant, étouffaient sous une cloche de nuages gris et denses. Le paysage était stupéfiant, rond par ses collines, tranchant par ses rochers et ses falaises, magnifique malgré la fureur des vents noirs des premiers jours de décembre. Dans le compartiment d’un train qui reliait Glasgow à Lochailort, ils étaient en route pour leur deuxième école de formation. Comme de simples voyageurs.
Ils cheminaient depuis un jour et une nuit. Tout semblait si normal. Le lieutenant Peter, conversant avec David, l’interprète, veillait sur ses stagiaires d’un œil distrait. La plupart dormaient paisiblement, les uns contre les autres. Le jour se levait à peine. Gros, Chou-Fleur et Prunier dormaient bruyamment, entassés sur une même banquette de troisième classe. Prunier, écrasé par l’énorme Gros, ronflait comme un beau diable, faisant la joie de ceux qui étaient déjà éveillés.
Pal, le nez contre la fenêtre du wagon, restait subjugué par le calme extraordinaire du pays qu’il contemplait : la végétation, dense et désordonnée, se laissait par endroits mordre par des rangées de vieux pommiers aux troncs enlacés par du lichen amoureux, prenant une teinte grise. Les prairies grasses étaient le territoire d’étranges moutons à la laine épaisse qui paissaient sous la bruine, et dont les mâles promenaient d’énormes cornes s’enroulant sur elles-mêmes.
Le train traversait lentement toute la région depuis Glasgow pour rejoindre la ville d’Inverness, tout au nord du pays, s’arrêtant à chacune des petites gares. Après les terres, le chemin de fer rejoignit la côte et la longea, et Pal s’extasia encore devant les rouleaux d’eau verte que brisaient les falaises abruptes en une écume sauvage ; tout autour, des vols de mouettes et de goélands.
Ils descendirent du train à Lochailort, un minuscule village qu’ils atteignirent dans la matinée, niché entre des collines et de gigantesques rochers marins, bordé par un loch long et étroit et dont la gare, à sa mesure, n’était qu’un quai dérisoire entouré d’une barrière en bois et d’un panneau annonçant la station. L’air glacial s’engouffrait dans les manteaux : à l’abri du train, aucun des stagiaires n’avait mesuré à quel point il faisait froid, un froid violent et rageur, que décuplait un vent cinglant.
Ils ne savaient plus très bien où ils se trouvaient ; le voyage depuis Londres avait été long. Deux camionnettes anonymes les attendaient au bord de la route cabossée qui traversait le village. Ils y embarquèrent rapidement, et disparurent bientôt derrière les collines, au hasard d’une petite piste en terre — qu’on ne pouvait pas décemment appeler route — qui semblait ne mener à rien. Durant tout le trajet, ils ne virent ni être humain, ni construction. Aucun d’entre eux ne connaissait le désert, mais cela y ressemblait.
Ce fut ce jour-là que le groupe des stagiaires découvrit vraiment le SOE et son ampleur, lorsqu’ils arrivèrent devant un immense manoir caché par une forêt de pins et qui se dressait face à la mer déchaînée, au milieu de nulle part. Ils étaient à Arisaig House, le quartier général du SOE pour les écoles spéciales de renforcement, roughning schools ainsi que les appelaient les Anglais. L’endroit, en proie à une forte agitation, débordait de monde. Différentes sections allaient et venaient, parfois d’un pas militaire, parfois dans une cohue amusante. On parlait dans toutes les langues : anglais, hongrois, polonais, hollandais, allemand. Les stagiaires en tenues commando se dirigeaient vers les stands de tir et les zones d’exercices. Si les quartiers généraux du SOE se trouvaient à Londres, l’Écosse était devenue l’un de ses centres névralgiques pour la formation des recrues, bien à l’abri dans l’isolement naturel du pays.
Les sections étaient installées dans des petits manoirs qui entouraient Arisaig House. Il n’y avait personne à des kilomètres à la ronde. Le gouvernement avait décrété l’endroit zone d’accès restreint pour la population civile, profitant de la présence proche d’une base de la Royal Navy pour justifier une telle mesure sans éveiller la curiosité générale. Ainsi, personne parmi les habitants de la région n’imaginait qu’à l’intérieur de la forêt, juste avant la mer, se dressait une véritable petite ville secrète dans laquelle des volontaires venus de toute l’Europe étaient formés aux actions de sabotage. Pal, Key, Gros, Laura et les autres, réalisèrent alors qu’en dépit de son intensité, l’école préliminaire de Wanborough Manor, ce n’était rien : du flan, du carton-pâte, du décor de théâtre pour écarter les éléments inaptes et garder les bons potentiels. Une fois le stade du filtre passé, tous les stagiaires de tous les pays convergeaient vers Arisaig House, lieu unique d’apprentissage des méthodes d’action du Service. Ils n’entraient véritablement qu’à présent dans l’immense secret du SOE, eux qui n’auraient jamais songé quelques mois auparavant à rejoindre les services secrets britanniques.
Le manoir que les treize stagiaires de la Section F intégrèrent était une petite bâtisse en pierres sombres, posée en contrebas de falaises, sur un morceau de terrain entouré par la mer et les rochers à la manière d’une presqu’île, et piqué par des arbres longs et sinueux dont les troncs moisis ployaient dangereusement. On apercevait au loin la silhouette du manoir de la Section norvégienne — Section SN —, et dans la forêt proche, se trouvait celui de la Section polonaise — Section MP.
Ils s’installèrent dans les chambres et mirent les poêles à chauffer. Key et Pal, fumant à la fenêtre, contemplaient les Polonais qui s’entraînaient. Ils ressentaient une certaine fierté à être parvenus jusqu’ici, au cœur des actions de résistance, cette petite impression d’être déjà des agents anglais ou presque, ce qui faisait d’eux des hommes au destin à part. Ils existaient.
— Formidable, dit Pal.
— Extraordinaire, renchérit Key.
Ils aperçurent Chou-Fleur au-dehors, qui semblait revenir d’expédition, les joues roses.
— Y a des filles ! Y a des filles ! cria-t-il.
Dans les dortoirs, tous se précipitèrent aux fenêtres pour écouter le héraut essoufflé.
— Chou-Fleur veut apprendre à baiser ! railla Slaz, déclenchant l’hilarité générale.
Chou-Fleur poursuivit sans prêter attention, les mains en porte-voix pour qu’on l’entende bien.
— Y a un groupe de Norvégiennes dans le manoir à côté, elles travaillent dans le Chiffre et dans le Renseignement.
Le Chiffre était les communications cryptées.
Les hommes sourirent : une présence féminine leur donnait du baume au cœur. Mais ils n’eurent guère le temps d’y penser, car déjà le lieutenant Peter sonna le rassemblement dans le petit mess, au rez-de-chaussée. Il était avec deux nouveaux stagiaires qui s’apprêtaient à intégrer le groupe : Jos, un Belge de vingt-cinq ans environ, qui venait de l’école préliminaire de la Section hollandaise, et Denis, un Canadien d’une trentaine d’années qui, lui, venait de Camp X, le camp initial des volontaires d’Amérique du Nord, basé dans l’Ontario. Tous deux rejoignaient la Section F.
L’école de renforcement dura tout le mois de décembre, débutant, comme pour toutes les sections, par une éprouvante marche à travers le chaotique paysage écossais. Elle eut lieu le premier matin. Les stagiaires se mirent en route dans l’obscurité de l’aube, sous la pluie battante et glaciale, emmenés par des instructeurs. Et ils marchèrent tout le jour durant, en ligne droite vers l’horizon, rampant à travers les buissons et les ronces, serpents parmi les serpents, escaladant les collines abruptes, traversant les rivières lorsqu’il le fallait. Les visages, déformés par l’effort, se couvrirent de sueur, de sang, de rictus de douleur, de larmes sûrement, et les peaux, pas encore remises de la première école, se déchirèrent comme du papier mouillé.
La marche du premier jour était une épreuve éliminatoire à laquelle aucun membre du groupe n’échoua. Mais elle n’était qu’un avant-goût de ce qui les attendait à Lochailort car c’est dans l’Inverness que Pal et ses camarades d’armes apprirent véritablement les méthodes de guerre du SOE : propagande, sabotage, attentat et formation de réseaux. Au-delà de la condition physique acquise, la réussite lors de la première école, où tant d’autres avaient échoué, insufflait aux aspirants meilleur moral : à présent ils croyaient en eux-mêmes. Et c’était important, car les entraînements se succédaient à une cadence infernale de l’aube au soir, et parfois la nuit y passait aussi, au point qu’ils perdirent rapidement leurs repères temporels, dormant et mangeant lorsqu’ils le pouvaient. Le paysage écossais que Pal avait cru féerique se transforma vite en un enfer brumeux de pluie glaciale et de boue. Les stagiaires avaient sans cesse froid, les doigts et les orteils engourdis et, comme ils ne séchaient jamais, ils devaient dormir nus dans leurs lits pour ne pas moisir dans leurs uniformes.
Les journées étaient menées tambour battant par un lieutenant Peter déchaîné. Elles commençaient avec l’aube. Certains stagiaires se hâtaient de se préparer pour pouvoir aller fumer ensemble et se donner du courage, avant que ne débutent les cours physiques : combat, course à pied, gymnastique. Ils s’entraînèrent à tuer, à mains nues ou au moyen d’un redoutable petit couteau de commando, découvrant des techniques de combat rapproché que leur enseignaient deux anciens officiers anglais de la police municipale de Shanghai.
Suivaient les cours théoriques : cours de communications, de morse, de radio, des cours de tout et de n’importe quoi, de tout ce qui pourrait peut-être servir en France, de tout ce qui pourrait leur sauver la vie, et ainsi Denis, Jos, Stanislas et Laura se virent même dispenser des cours de culture française pour s’assurer qu’ils seraient insoupçonnables une fois en France.
En général, après le déjeuner, il y avait les cours de tir. Ils apprirent le maniement des fusils-mitrailleurs, de fabrication allemande et anglaise, et notamment la mitraillette Sten, pratique, petite et légère, mais qui avait pour défaut majeur de s’enrayer facilement. Ils apprirent le tir instinctif au pistolet, pointant la cible sans vraiment viser pour faire feu plus vite. Il fallait toujours tirer au moins deux coups pour être certain d’avoir touché l’ennemi. Il y avait à Arisaig House un stand de tir où ils pouvaient s’entraîner sur des cibles mobiles de taille humaine, fixées à un rail.
Une après-midi, un vieux braconnier expert, réquisitionné par le gouvernement, vint enseigner aux stagiaires la survie en milieux hostiles et isolés, l’art de se cacher des jours entiers dans les forêts, et les techniques de chasse et de pêche. Ils passèrent plusieurs heures, par paires, tapis dans les feuilles, enchevêtrés dans des filets de camouflage, à essayer de devenir des fantômes. Certains s’endormirent aussitôt ; Gros et Claude, cachés ensemble, chuchotèrent pour faire passer le temps.
— Tu crois qu’on va voir un renard ? demanda Gros.
— J’en sais rien…
— Si on en voit un, je l’appellerai Georges. J’ai pris du pain, au cas où.
— Je suis désolé pour l’autre Georges.
— T’y es pour rien, Cul-Cul.
Gros, fraternellement, appelait Claude Cul-Cul, et celui-ci s’en accommodait très bien.
— Faron est une grosse putain, dit Gros.
Les deux camarades éclatèrent de rire, oubliant leur devoir d’invisibilité. Content de s’être trouvé un public en la personne de Claude, Gros surenchérit :
— La nuit, il enfile des petites culottes de femme sur son gros cul et il se déhanche dans les couloirs. (Il prit une voix de femme grotesque.) Pia pia, je suis une putain et j’aime ça.
Claude rit de plus belle. Gros sortit de ses poches le pain des renards et des fringales, car il avait remarqué que Claude grelottait de froid.
— Bouffe, Cul-Cul, bouffe. Ça va te réchauffer.
Claude mangea de bon cœur, puis il se colla contre l’épais corps de Gros pour capter sa chaleur.
— Pourquoi on est là, Gros ?
— Exercice de survie.
— Non, pourquoi on s’est foutu dans ce merdier ? Ici, en Angleterre.
— J’en sais rien parfois, Cul-Cul. Et parfois j’en sais qué’que chose.
— Et quand tu sais, c’est pour quelle raison ?
— Pour que les Hommes restent des Hommes.
— Ah.
Claude laissa planer un instant le silence des philosophes, puis il ajouta :
— Et ils n’ont trouvé personne d’autre pour faire ça à notre place ?
Ils rirent encore. Puis ils s’assoupirent, l’un contre l’autre.
Entre les cours, les exercices et les entraînements, chacun y allait de sa petite routine. Lorsqu’il restait un peu d’énergie aux futurs agents, ils s’employaient à se divertir comme ils le pouvaient, Gros faisant le tour des manoirs des autres sections pour se servir dans leurs réserves de nourriture, Key s’en allant distribuer un peu de son charme chez les Norvégiennes, Aimé initiant Claude et Jos à son jeu de pétanque-caillou, tandis que Pal et Laura se glissaient discrètement dans l’un des dortoirs, au premier étage, et que Pal, chuchotant pour qu’on ne les surprenne pas, faisait lecture d’un roman que le père avait mis dans son bagage, une histoire parisienne qui avait eu son petit succès.
Parfois, le temps libre était l’occasion de quelques plaisanteries de plus ou moins bon goût : Jos et Frank dévissèrent les pieds des lits, qui, le soir venu, s’écroulèrent lorsque leurs occupants s’y couchèrent. Faron dispersa les sous-vêtements de Chou-Fleur sur les branches basses d’un arbre mort devant le manoir. Slaz, au milieu d’une nuit, réveilla les chambrées, feignant d’avoir été chargé par le lieutenant Peter d’annoncer un exercice surprise. Tous se hâtèrent, s’habillèrent, et restèrent dehors pendant une bonne demi-heure à attendre leur officier, sans remarquer que Slaz, hilare, s’était recouché. Et lorsque, finalement, Claude alla frapper à la porte de la chambre du Lieutenant qui dormait profondément et n’avait évidemment rien prévu du tout, celui-ci, furieux de ce désordre, emmena tout le groupe pour une course nocturne sur le bord de mer. Le Lieutenant tenait encore une grande forme physique, et il arrivait, dans certains cas, qu’il astreigne ses stagiaires à des punitions collectives sportives qu’il conduisait lui-même pour donner l’exemple. L’une des plus pénibles fut la conséquence d’une après-midi venteuse pendant laquelle, alors qu’il croyait avoir envoyé ses recrues à un exercice radio commun avec d’autres sections, il découvrit Key dans une chambre du manoir avec une Norvégienne sur les genoux.
Les soirs de repos, il régnait dans le petit manoir une ambiance apaisante et tranquille. Certains lisaient des livres piochés dans la bibliothèque, d’autres s’assoupissaient dans les vieux fauteuils du mess, jouaient aux cartes ou fumaient à la fenêtre en parlant des Norvégiennes. Le lieutenant Peter, sans que l’on sache comment, se procurait presque tous les jours une gazette du pays que les stagiaires étaient autorisés à lire après qu’il l’eut épluchée. Ils découvraient alors les nouvelles du front, l’avancée des Allemands en Russie et, souvent, Denis, pastichant les speakers de la BBC, faisait la lecture à haute voix et tous écoutaient, impassibles, comme devant un poste radio qui n’avait d’humain que l’obéissance placide et amusée aux injonctions de son auditoire : « plus fort ! », « répète ! », « moins vite ! ». Et si quelqu’un ne comprenait pas — Gros, le plus souvent, car il ne parlait pas un traître mot d’anglais — le lecteur patient se fendait d’une traduction de ce qu’il jugeait être les éléments essentiels de l’article. Avant de commencer, Denis appelait toujours ses camarades à lui de la même façon : « Venez, je vais vous raconter la tristesse de la guerre. » Et les stagiaires se rassemblaient autour d’un fauteuil pour l’écouter, avec inquiétude souvent car les Allemands ne cessaient de progresser et le conflit de s’étendre à travers le monde : le 7 décembre, les Japonais pilonnaient la base de Pearl Harbor, sur l’île d’Oahu, dans l’archipel d’Hawaï ; le lendemain, ils entraient en guerre contre la Grande-Bretagne ; le 10 décembre, deux cuirassés de la Royal Navy, le Repulse et le Prince of Wales, étaient coulés au large de Singapour par l’armée impériale. Les Japonais étaient les nouveaux ennemis, et, entre deux articles, on se demandait si le SOE allait créer une Section japonaise.
Les jours s’écoulaient. Les stagiaires n’avaient que cinq semaines devant eux pour apprendre les méthodes d’action et connaître les procédures et les armes. Ils furent familiarisés avec l’étonnant matériel de guerre dont disposait le SOE, mis au point par ses stations expérimentales dispersées à travers les villes et les campagnes anglaises. Il y avait là un attirail d’inventions plus ou moins sophistiquées : radios, armes, véhicules ou pièges, selon les besoins. On leur présenta des boussoles dont l’apparence était celle, parfaite, d’un bouton de manteau ; des stylos munis d’une lame tranchante ou capables de tirer des projectiles et des balles à la manière d’un pistolet ; de minuscules scies à métaux, cachées parfois dans le creux d’une montre-bracelet et qui permettraient de venir à bout des barreaux d’une cellule ; des herses, petites mais redoutables, pour des guets-apens ou pour anéantir les véhicules d’éventuels poursuivants ; des leurres, boîtes de fruits habilement peints et contenant des grenades ou bûches moulées dans du plâtre et cachant des mitraillettes Sten.
Ils furent également initiés aux rudiments de la navigation maritime ; ils apprirent à conduire un bateau, à faire des nœuds solides, à mettre à l’eau et remonter rapidement des petits canots qui leur permettraient de gagner la terre depuis les canonnières qu’utilisait le SOE. Et bientôt ils s’exercèrent à des raids et des opérations nocturnes qu’il leur fallut préparer et mener, sans plus pouvoir fermer l’œil une seule seconde, puisant dans leurs dernières forces. Au bout de quelques jours à ce rythme, il y eut les premières défections : Chou-Fleur, tombé malade de fatigue, fut le premier à renoncer. Juste après, ce fut au tour de Prunier, le bègue, d’être écarté. Avant de partir, escorté par le lieutenant Peter, il donna une accolade à chacun de ses camarades, il leur bafouilla qu’il ne les oublierait jamais. Tous savaient que la sélection était inévitable, voire salutaire ; ne pas tenir ici, ce serait mourir en France. Mais pour la première fois, ces départs les affectèrent profondément. Car peu à peu ils s’attachaient les uns aux autres.
En Écosse, le froid fut certainement leur plus grand ennemi : plus décembre avançait, plus il faisait froid. Froid en se levant, froid en se battant et froid en tirant. Froid dehors et froid dedans. Froid en mangeant, en riant, en dormant, en partant au cœur de la nuit mener un raid d’entraînement, froid lorsque les poêles malades des chambres toussaient, laissant s’échapper une fumée lourde qui les assommait de maux de tête. Pour échapper, au sortir du lit, au gel de la nuit, les stagiaires établirent une rotation au sein des chambrées pour que chaque matin, avant l’aube, l’un d’entre eux se réveille et attise le feu avant le lever. Et lorsque, parfois, le préposé au chauffage restait endormi, il se voyait déverser un flot d’injures qui pouvait durer jusqu’au soir suivant.
À la fin d’une après-midi, au cœur de décembre, il y eut un soudain redoux. Après l’entraînement au tir, comme ils avaient du temps libre, les stagiaires, tous ensemble, descendirent à l’embouchure d’une rivière proche pour attraper des saumons. Le soleil de l’ouest, derrière les collines, renvoyait dans le ciel une lumière rose. Ils s’enfoncèrent dans l’eau glaciale, mouillant leurs uniformes jusqu’aux cuisses, et en appui sur des rochers, plaisantant et chahutant joyeusement, ils essayèrent de saisir maladroitement les poissons qui rôdaient dans les remous. Ils parvinrent à capturer quatre énormes saumons, des monstres d’écailles au bec tordu que Frank assomma en les frappant contre une souche. Le soir, ils les firent cuire dans l’âtre du manoir. Aimé s’improvisa cuisinier et déposa de grosses pommes de terre dans les braises. Slaz, accompagné de Faron et Frank, organisa une descente dans le mess des Polonais, absents de leur manoir, pour voler de l’alcool. Laura proposa d’inviter les Norvégiennes, ce qui mit Gros dans tous ses états.
Ce soir-là, dans leur mess, les stagiaires, installés autour de l’immense table en chêne, firent de la guerre un beau moment, bien à l’abri du monde, perdus dans l’Écosse sauvage, à manger, à rire et à plaisanter, à parler fort, à regarder les Norvégiennes. Ils étaient un peu ivres. David, l’interprète, et le lieutenant Peter se joignirent à eux ; Peter raconta l’Inde, jusque tard dans la nuit, tandis que David fut réquisitionné par Gros, assis entre deux Norvégiennes, pour traduire ses sérénades.
Le lendemain, lorsque les entraînements reprirent et que s’estompa le sentiment grisant d’avoir retrouvé une vie normale, Pal se sentit accablé de solitude et se perdit dans ses pensées, les pensées pour son père, de mauvaises pensées d’oubli et de tristesse. Le soir, au manoir, au lieu d’aller dîner avec ses camarades, il resta seul dans sa chambre pour serrer contre lui le sac que lui avait préparé son père. Il respira les pages des livres et l’étoffe des vêtements, il s’imprégna des odeurs, il caressa la cicatrice sur son cœur et il enlaça ce sac, comme il aurait voulu que son père l’étreigne. Et il se mit à pleurer. Il attrapa un morceau de papier et il commença à écrire une lettre à son père, une lettre qui ne lui parviendrait jamais. Emporté par ses propres mots, il n’entendit pas Key entrer dans la chambre.
— À qui écris-tu ?
Pal sursauta.
— À personne.
— Je vois bien que tu écris une lettre. Il est interdit d’écrire des lettres.
— Il est interdit d’envoyer des lettres, pas de les écrire.
— À qui n’écris-tu pas alors ?
Le fils hésita un instant avant de répondre, mais Key avait une voix suspicieuse et Pal ne voulait pas qu’on le soupçonne d’être un traître :
— À mon père.
Key se figea et blêmit.
— Il te manque ?
— Oui.
— Mon père me manque aussi, murmura Key. J’ai volé ses lunettes avant de venir ici. Parfois je les chausse, et je pense à lui.
— J’ai ici ses livres, confia Pal.
Key s’assit sur le lit du fils et soupira :
— Je suis parti comme on part en voyage. Mais je ne le reverrai plus jamais, hein ?
Ah, combien les regrets l’accablaient, lui qui avait volé les lunettes de son père pour tromper son désespoir.
— Comment survivre loin de nos pères ? demanda Pal.
— Je me le demande tous les jours.
Key éteignit la lumière. De dehors, seul le spectre clair de la bruine vaporeuse éclairait la pièce.
— Surtout, ne rallume pas, ordonna Key.
— Pourquoi ?
— Pour qu’on puisse pleurer dans le noir.
— Pleurons alors.
— Pleurons nos pères.
Silence.
— Je crois que Grenouille est orphelin, pleurons pour lui aussi.
— Surtout pour lui.
Il n’y eut plus qu’un long murmure, une plainte étouffée : Pal, Key et tous les autres, même Grenouille l’orphelin, étaient les fils maudits, les hommes les plus seuls du monde. Ils étaient partis à la guerre et ils avaient mal embrassé leurs pères. Il y avait désormais un vide au plus profond de leurs âmes. Et dans la nuit anglaise, dans l’obscurité d’une petite chambre de militaires à l’odeur de moisi, Pal et Key regrettaient. Ensemble. Amèrement. Car ils avaient peut-être déjà vécu les derniers jours de leurs pères.
Et ils apprirent à préparer des attentats.
L’enseignement du sabotage à l’explosif constituait une part importante du cursus écossais. Ils passèrent de longues heures à découvrir le très puissant explosif à base d’hexogène, de liants et de plastifiants, développé par l’arsenal royal de Woolwich, que les Américains avaient baptisé plastic depuis qu’ils avaient reçu du SOE un échantillon initialement destiné à la France et dont l’emballage portait la mention, en français : explosif plastique. Le plastic était l’explosif le plus utilisé par le SOE, qui l’appréciait notamment pour sa grande stabilité : il résistait aux chocs violents, aux très hautes températures et pouvait même être brûlé. Il convenait ainsi parfaitement aux conditions de transport parfois chaotiques des agents en mission. Par son aspect, c’était une matière semblable à du beurre, malléable au point de pouvoir prendre n’importe quelle forme, et dont l’odeur rappelait celle des amandes. La première fois que les stagiaires en avaient pétri quelques morceaux, Gros, posant son nez dessus, avait pris de grandes inspirations et déclaré : « J’en boufferais bien ! J’en boufferais bien ! »
Lorsqu’ils eurent acquis les bases théoriques nécessaires, ils firent exploser des troncs d’arbres, des rochers et même des petites constructions, utilisant des bombes qu’ils avaient eux-mêmes assemblées, munies d’un détonateur à minuterie ou d’un système de mise à feu manuel qu’ils pouvaient déclencher à distance à l’aide d’un câble. À ce dernier exercice, il s’avéra que le meilleur artificier du groupe, rapide et agile, n’était autre que Laura, dont le lieutenant Peter releva à plusieurs reprises les aptitudes. Ses camarades l’observaient préparer sa charge, appliquée, le front plissé et les lèvres pincées. Elle posait son explosif sous un morceau de rocher, puis emmenait avec elle le câble qui actionnait le détonateur, le déroulait avec célérité, tandis que le reste du groupe, sous le charme, l’observait à bonne distance, à la jumelle pour mieux admirer ses gestes : elle avait l’attentat élégant. Elle parcourait les derniers mètres avec plus de rapidité encore, rejoignant la butte derrière laquelle ils se trouvaient tous, tapis au sol, et elle roulait près d’eux, se calait en général contre Gros car il était un bon appui — Gros en restait ensuite béat jusqu’à la fin de la journée —, et jetait un œil à l’instructeur, amusé, qui approuvait d’un sobre mouvement de tête. Elle déclenchait alors une formidable explosion qui soufflait les arbres et effrayait les oiseaux criards qui s’envolaient dans une nuée cacophonique : ce n’était qu’à ce moment-là que son visage se décontractait enfin.
S’ensuivit l’apprentissage du sabotage ferroviaire, qui permettait de ralentir les mouvements des troupes allemandes à travers la France. La compagnie ferroviaire West Highland Line, sur demande du gouvernement britannique, avait installé des rails et un train entier à Arisaig House, afin que les agents du SOE puissent être formés en conditions réelles. Les stagiaires apprirent à tordre les voies, à faire dérailler des wagons, à disposer des charges sur des rails, sous un pont, sur le train, de jour, de nuit, à choisir entre actionner eux-mêmes la charge au passage du convoi depuis les abords directs du lieu de l’attentat, ou utiliser, pour saboter voies ou dépôts, l’une des meilleures créations des stations expérimentales : The Clam, une bombe prête à l’emploi, fixée sur un aimant pour adhérer aux rails et dont la minuterie déclenchait l’explosion trente minutes après l’armement. Il existait une production variée d’objets piégés, tels que des pompes à vélo explosant au moment de leur utilisation ou des cigarettes remplies d’explosif, développés principalement par la station expérimentale XV, The Thatched Barn, située dans le Hertfordshire, mais leur efficacité laissait parfois à désirer. Sur le train d’entraînement, les stagiaires suivirent même un cours rudimentaire de pilotage de locomotive.
Décembre égrena ses journées, tourmentées et violentes. Il faisait de plus en plus sombre, comme si, bientôt, la nuit n’allait plus cesser. Les stagiaires continuaient à s’entraîner, et leurs progrès étaient fulgurants : il fallait les voir, avec leurs grenades et leurs explosifs ; il fallait les voir sur les parcours d’obstacles ; il fallait les voir, réparant les pannes sur leurs mitraillettes Sten. Il fallait voir Claude, qui demandait pardon à Dieu en changeant ses chargeurs ; Grenouille, qui, pour se donner du courage en franchissant des marais de boue glaciale, hurlait des flots d’injures ; Faron, colossal, qui pouvait battre à mains nues n’importe qui, s’il ne décidait pas plutôt de lui loger une balle exactement entre les deux yeux ; Frank, sec et vif, rapide comme la tempête. Il fallait voir Stanislas, Laura, Jos, Denis, les étrangers ; Aimé, Gros et Key, toujours prêts à plaisanter, même en plein exercice de commando. Lesquels d’entre eux, en quittant la France, auraient pu imaginer qu’ils se sentiraient si vite aptes à la guerre ? Car il faut le dire : ils se sentaient forts et capables, terriblement capables, de venir à bout de régiments entiers, et il leur sembla même qu’ils pourraient vaincre les Allemands. C’était insensé. Hier encore, ils étaient des enfants de France, assaillis et meurtris, et aujourd’hui déjà ils étaient un peuple nouveau, un peuple de combattants, dont l’avenir était entre leurs mains. Certes, ils avaient laissé derrière eux ce qu’ils avaient de plus cher, mais ils ne subissaient plus, ils feraient subir. Et, tout autour d’eux, la guerre prenait une ampleur démesurée, déchaînée et indomptable : en Europe, la Wehrmacht était aux portes de Moscou et, dans le Pacifique, Hong Kong était la cible d’une violente bataille déclenchée par les Japonais. Le 20 décembre, Denis lut à ses petits camarades un article racontant comment les Anglais, aidés des Canadiens, des Indiens et des forces volontaires de la défense de Victoria-Hong Kong, résistaient héroïquement depuis plusieurs jours à l’assaut des forces nippones.
Le 25 décembre, il y avait plus de trois semaines qu’ils étaient en Écosse. Slaz-le-porc, épuisé et malade de fatigue, fut écarté de la sélection : ils n’étaient plus que douze stagiaires au sein du groupe. L’épuisement, lentement, avait eu raison de leur moral ; les mines étaient mauvaises, lasses, préoccupées : à mesure que les jours d’entraînement défilaient, la guerre inexorablement se rapprochait. Lorsque Pal songeait à la France, il était envahi à la fois par un sentiment de confiance et de peur ; il savait ce dont son groupe était capable, ils avaient appris à tuer avec leurs mains, à égorger en silence, à mitrailler, à fusiller, à poser des bombes et à faire exploser des bâtiments, des trains, des convois de soldats. Mais à trop regarder ses camarades il se perdait dans leurs visages, doux, trop doux malgré les écorchures des combats, et il ne pouvait s’empêcher de penser qu’une grande partie d’entre eux allait mourir sur le terrain, ne serait-ce que pour donner raison au docteur Calland. Et Pal ne pouvait concevoir que Gros, entiché de ses filles, Claude le gentil pieux, Grenouille le faible, Stanislas et ses échecs, Key le grand charmeur, Laura l’Anglaise merveilleuse, et tous les autres n’auraient peut-être pas d’autre avenir que l’horizon de cette guerre. Cette seule pensée l’anéantissait : ils étaient prêts à donner leur vie, sous les balles ou la torture, pour que les Hommes restent des Hommes, et il ne savait plus si c’était un acte d’amour altruiste ou la plus grande imbécillité qui leur soit jamais venue à l’esprit ; savaient-ils seulement où ils allaient ?
Noël accentua leur désarroi.
Dans le mess, Gros récitait des menus imaginaires : « rôti de marcassin et coulis de groseille, perdreaux farcis, fromages et énormes gâteaux pour le dessert ». Mais personne ne voulait l’écouter.
— On s’en fout de tes menus, le houspilla Frank.
— On pourrait retourner pêcher, rétorqua Gros. Ce serait : darnes de saumon et sauce au vin.
— Il fait nuit, il fait froid. Arrête, merde !
Gros s’isola pour réciter ses menus tout seul. Si personne ne voulait bouffer, il boufferait dans sa tête, et il boufferait bien. Il se faufila dans son dortoir et, fouillant dans son lit, il en sortit un petit morceau de plastic qu’il avait volé. Il le huma, il aimait cette odeur d’amande ; il pensa à son rôti de marcassin, huma encore, et, salivant, les yeux clos, il lécha l’explosif.
Les stagiaires étaient irritables. Aimé, Denis, Jos et Laura jouaient aux cartes.
— Merde et merde, répétait Aimé en abattant des as.
— Pourquoi tu dis merde si t’as des as ? demanda Jos.
— Je dis merde si je veux. On peut donc rien faire ici ? Pas faire Noël, dire merde, rien de rien !
Dans les coins, les solitaires regardaient dans le vague en se passant la dernière des bouteilles d’alcool volées aux Polonais. Grenouille et Stanislas, eux, jouaient aux échecs et Grenouille laissait Stanislas gagner.
Key, assis dans une alcôve, surveillait discrètement le mess et les conversations, craignant que les esprits ne s’échauffent. Sans être le plus vieux du groupe, il était le plus charismatique et on le considérait tacitement comme le chef. S’il disait de la fermer, les stagiaires la fermaient.
— Les autres vont mal, chuchota Key à Pal, installé à ses côtés comme souvent.
Key et Pal s’appréciaient beaucoup.
— On pourrait aller trouver les Norvégiennes, proposa le fils.
Key eut une moue.
— J’en sais trop rien. Je crois pas que ça aidera. Ils vont encore se sentir obligés de faire les cons pour épater la galerie. Tu les connais…
Pal esquissa un sourire.
— Surtout Gros…
Key sourit à son tour.
— Où est-il celui-là, d’ailleurs ? demanda-t-il.
— À l’étage, répondit Pal, il boude. À cause de ses menus de Noël. Tu savais qu’il bouffait du plastic ? Il dit que c’est comme du chocolat.
Key leva les yeux au ciel, et les deux camarades pouffèrent.
À minuit, Claude fit une procession solitaire dans le manoir, tenant le grand crucifix qu’il avait emporté dans ses bagages. Il chanta une chanson d’espoir et défila parmi les malheureux. « Joyeux Noël ! » lança-t-il à la cantonade. Lorsqu’il passa à côté de Faron, celui-ci lui arracha le crucifix des mains et le brisa en deux, hurlant : « Mort à Dieu ! Mort à Dieu ! » Claude resta impassible et ramassa les deux morceaux sacrés. Key était prêt à bondir sur Faron.
— Je te pardonne, Faron, dit Claude. Je sais que tu es un homme de cœur et un bon chrétien. Sinon, tu ne serais pas ici.
Faron bouillonnait de rage :
— Tu n’es qu’un faiblard, Claude ! Vous êtes tous des faibles ! Vous ne tiendrez pas deux jours en opération ! Pas deux jours !
Chacun fit semblant de ne pas l’entendre, le calme revint dans le manoir, et peu après, les stagiaires allèrent se coucher. Ils espéraient que Faron se trompait. Un peu plus tard, Stanislas vint dans la chambre de Key, Pal, Gros et Claude, et demanda au curé, qui trimballait dans sa valise toutes sortes de médicaments, de lui donner un somnifère.
— Ce soir, j’aimerais dormir comme un enfant, dit le vieux Stanislas.
Claude jeta un coup d’œil à Key qui approuva d’un sobre mouvement de tête. Il donna un cachet au pilote qui s’en alla plein de gratitude.
— Pauvre Stanislas, dit Claude, agitant ses deux moitiés de crucifix autour du lit comme pour conjurer le mauvais sort.
— Pauvre de nous, répondit Pal étendu à côté de lui.
Hong Kong, ce même jour de Noël, tomba aux mains des Japonais après des combats épouvantables. Les combattants anglais et les renforts canadiens — deux mille hommes avaient été envoyés sur le front — furent sauvagement massacrés.
Le 29 décembre, tous avaient oublié la crise d’angoisse de Noël. Au milieu de la journée, les douze stagiaires étaient affalés dans le mess, entassés dans les fauteuils et sur les tapis épais autour du poêle, plus confortables que les lits froids et tachés de moisissures. Le lieutenant Peter avait envoyé ses aspirants se reposer car des exercices de nuit les attendaient. Ils dormaient bruyamment, seul Pal était éveillé, mais Laura s’étant assoupie contre lui, il n’osait pas bouger. Dans le calme de la maison, il entendit soudain des pas feutrés : c’était Grenouille, il semblait s’apprêter à quitter le manoir, engoncé dans sa vareuse. Il avait ôté ses bottes pour ne pas faire craquer le plancher.
— Où vas-tu ? lui demanda Pal à voix basse.
— J’ai vu des fleurs.
Le fils le dévisagea, sans bien comprendre.
— Il y a des fleurs qui ont percé dans le gel, répéta Grenouille. Des fleurs !
Les ronflements furent la seule réponse : tous se foutaient bien de ses fleurs, même poussées dans la neige.
— Tu veux venir ? proposa Grenouille.
Pal sourit, amusé.
— Non, merci.
Il ne voulait pas quitter Laura.
— À tout à l’heure alors.
— À tout à l’heure, Grenouille… Ne reviens pas trop tard. Nous avons entraînement ce soir.
— Pas tard. Compris.
Grenouille s’en alla rêver seul dans la forêt proche, avec ses fleurs. Il suivit le sentier des falaises en direction d’Arisaig ; il aimait la vue depuis les falaises. Il bifurqua dans la forêt, le cœur gai. Ses fleurs n’étaient plus très loin. Mais au détour d’un entassement de troncs morts, il tomba sur un groupe de cinq Polonais de la Section MP, ivres de vodka. Les Polonais avaient eu vent de la descente des Français dans leur manoir et du vol des bouteilles d’alcool, et ils leur en tenaient rigueur. Grenouille fut la victime de leurs représailles ; ils lui donnèrent des gifles, le jetèrent dans la boue, puis le forcèrent à boire de longues gorgées de vodka qui lui brûlèrent le ventre. Grenouille, apeuré, humilié, but en espérant qu’ensuite, ils le laisseraient tranquille. Il pensait à Faron : qu’ils attendent de voir ce que Faron leur ferait lorsqu’il saurait.
Mais les Polonais voulaient qu’il ingurgite encore.
— Na zdrowie, criaient-ils en chœur, en lui maintenant le goulot sur les lèvres.
— Mais qu’est-ce que je vous ai fait ? gémissait Grenouille en français, recrachant la moitié de l’alcool qu’il avait en bouche.
Les Polonais, qui ne comprenaient rien, ne répondaient que par des insultes. Et comme cela ne suffisait pas, ils se mirent à le battre, à coups de pied et de bâton, tous ensemble, en chantant. Sous les coups, Grenouille hurla si fort que ses cris alertèrent les militaires d’Arisaig House, qui se mirent à ratisser la forêt, l’arme au poing. Lorsque le malheureux fut retrouvé, il était en sang et sans connaissance, et on le transporta à l’infirmerie d’Arisaig.
Ses camarades le veillèrent jusqu’à la fin de l’après-midi, puis au retour de leurs exercices de nuit. Pal, Laura, Key et Aimé furent parmi les derniers à rester près de lui. Grenouille avait recouvré ses esprits, mais il gardait les yeux fermés.
— J’ai mal, répétait-il.
— Je sais, répondit Laura.
— Non… J’ai mal là.
Il montrait son cœur : c’était à l’intérieur de lui-même qu’il souffrait.
— Dites au Lieutenant que je ne peux plus continuer.
— Mais si, tu pourras. Tu as déjà tant fait, le rassura Key.
— Je ne peux pas continuer. Je ne peux plus. Je ne saurai jamais me battre.
Grenouille ne croyait plus en lui, il avait perdu sa propre guerre. Vers deux heures du matin, il s’assoupit enfin et les derniers camarades repartirent au manoir pour dormir un peu.
Aux premières lueurs de l’aube, Grenouille se réveilla. Se retrouvant seul, il sortit de son lit et se faufila hors de l’infirmerie. Il pénétra en cachette sur le stand de tir d’Arisaig et, forçant l’une des armoires en fer, il déroba un colt.38. Puis il déambula à travers les nappes de brouillard givrant, retrouva ses chères fleurs et les cueillit. Il marcha jusqu’au manoir de la Section F. Et il appuya le pistolet contre son torse.
Le lieutenant Peter, David et les stagiaires furent tous réveillés par la déflagration. Sautant au bas de leurs lits, ils coururent dehors, à moitié nus. Face à la maison, dans la boue, gisait Grenouille parmi ses fleurs, écrasé par sa propre vie. Le lieutenant Peter et David s’accroupirent près de lui, atterrés. Grenouille avait enfoncé l’arme contre son cœur, son cœur qui lui avait toujours fait si mal, et il s’était offert à la mort.
Pal, hagard, se précipita à son tour vers le corps, et il posa sa main sur les yeux de Grenouille pour les fermer. Il crut percevoir un faible râle :
— Il est vivant ! hurla-t-il au Lieutenant pour que l’on appelle un médecin.
Mais Peter hocha la tête, livide : Grenouille n’était pas vivant, il n’était simplement pas encore mort. Personne ne pouvait plus rien pour lui. Pal l’enlaça alors pour qu’il se sente moins seul dans ses derniers instants, et Grenouille eut même encore la force de pleurer un peu, d’infimes larmes chaudes qui roulèrent sur ses joues souillées de boue et de sang. Pal le consola, puis André Grenouille s’éteignit. Et, de la forêt, s’éleva le chant de la mort.
Les stagiaires restèrent immobiles, grelottants, anéantis, l’âme déchirée et fous de douleur. Laura s’effondra contre Pal.
— Serre-moi contre toi, sanglota-t-elle.
Il l’étreignit.
— Il faut que tu me serres plus fort, j’ai l’impression que je vais mourir moi aussi.
Il l’étreignit plus fort encore.
Le vent de l’aube redoubla de violence et plaqua les cheveux mal coupés de Grenouille. Il avait l’air si calme à présent. Plus tard, des officiers de la police militaire venus de la base voisine de la Royal Navy emmenèrent le corps, et ce fut la dernière fois que l’on entendit parler de Grenouille, le triste héros de guerre.
Ses camarades de vie et de combat honorèrent sa mémoire au soleil couchant, sur les hauts d’Arisaig House, là où les falaises tombaient droit dans la mer. Ils s’y rendirent en une longue procession. Laura tenait les fleurs qu’elle avait ramassées, Aimé une chemise de Grenouille, et Faron les quelques affaires qu’on avait trouvées dans son armoire du dortoir. Claude tenait ses deux morceaux de crucifix, Stanislas son échiquier. Sur la crête, baignés par le crépuscule orange et dominant l’horizon du monde, tous restèrent silencieux, paralysés de douleur.
— Taisons-nous, mais taisons-nous bien, ordonna Frank le solide.
Puis, dans la douce homélie du ressac, ils jetèrent aux vagues, chacun leur tour, les objets de Grenouille.
Aimé jeta sa chemise.
Laura jeta ses fleurs.
Key jeta sa montre-bracelet, qu’il ne portait jamais de peur de l’abîmer.
Pal jeta ses lunettes.
Frank jeta ses cigarettes.
Faron jeta un vieux livre corné.
Gros jeta des photographies chiffonnées.
Denis jeta son mouchoir brodé.
Claude jeta ses buvards.
Jos jeta son petit miroir.
Stanislas jeta son échiquier.
Restés en retrait, le lieutenant Peter et l’interprète David pleuraient. Ils pleuraient tous. L’Écosse tout entière pleurait.
La bruine se remit à tomber ; les oiseaux marins recommencèrent leur tapage. Lentement, les affaires de Grenouille disparurent dans la mer. Et l’on put juste apercevoir encore l’onde violette de ses fleurs, avant qu’un dernier rouleau ne les avale.
Londres, le matin du 9 janvier. Ils étaient de retour dans la capitale. Le groupe ne comptait plus que onze stagiaires : Stanislas, Aimé, Frank, Key, Faron, Gros, Claude, Laura, Denis, Jos et Pal. Après cinq semaines à Lochailort, ils en avaient terminé avec leur école d’endurance. Mais, dans la douleur du deuil de Grenouille, leur succès n’était que sentiment d’amertume.
Il faisait nuit, l’Angleterre dormait encore. La gare Victoria était déserte et figée dans le froid. Les rares autres voyageurs marchaient vite, le col relevé et le visage battu par le vent. Dehors, les trottoirs étaient recouverts de gel, et les voitures avançaient prudemment sur les boulevards. La ville était balayée par un air pur et puissant. Le ciel était dégagé de tout nuage.
Les stagiaires en étaient à un peu plus de la moitié de leur formation : il leur restait à suivre trois semaines d’entraînement parachutiste, puis quatre semaines de formation aux techniques de sécurité en opération. Ils bénéficiaient à présent d’une semaine de permission, et chacun voulait profiter de ce qui lui avait le plus manqué durant les deux premières écoles : cabarets, bons restaurants et chambres d’hôtel propres. Gros parlait d’aller aux putes, Claude voulait une église.
Lorsque le groupe se dispersa après les accolades d’usage et les recommandations du lieutenant Peter, Pal se retrouva seul avec Laura ; ils s’étaient attendus.
— Que comptes-tu faire ? demanda Laura.
— Je sais pas trop…
Il n’avait pas de famille, pas d’envie particulière. Ils déambulèrent un moment sur Oxford Street : les magasins s’éveillaient, les vitrines s’illuminaient. Arrivés sur Brompton Road, près de Piccadilly, ils se firent servir le petit-déjeuner dans un restaurant attenant à un grand magasin. Installés dans d’immenses fauteuils, au chaud, ils contemplèrent par la grande baie vitrée Londres qui scintillait de mille lumières dans l’enveloppe encore obscure du matin. Pal songea que c’était une ville magnifique.
Laura s’apprêtait à passer sa permission à Chelsea, chez ses parents, qui la croyaient engagée auprès de la FANY sur une base de Southampton. La First Aid Nursing Yeomanry était une unité composée uniquement de femmes, toutes volontaires, engagées comme infirmières, logisticiennes pour l’armée britannique, ou encore conductrices auprès de l’Auxiliary Transport Service. Certaines compagnies servaient même sur le Continent, en Pologne notamment.
— Tu pourrais venir avec moi, proposa-t-elle à Pal.
— Je ne voudrais pas déranger.
— La maison est grande, et nous avons du personnel.
Il esquissa un sourire : ils avaient du personnel. Cette précision, après ce qu’ils avaient enduré, l’amusa.
— Et comment sommes-nous censés nous connaître ?
— Tu n’auras qu’à dire que nous travaillons sur la même base. À Southampton. Tu es un volontaire français.
Il hocha la tête. Presque convaincu.
— Et que faisons-nous là-bas ?
— Rôle général, ça suffira à toutes les réponses. Ou non, disons les bureaux. Oui, nous sommes dans les bureaux, c’est plus simple.
— Et nos marques ?
Laura passa les mains sur ses joues. Ils avaient, tous les deux, tous les onze stagiaires d’ailleurs, des hématomes, des éraflures, de petites cicatrices, accumulés pendant les entraînements, sur les mains, sur les bras, sur le visage, sur tout le corps. Elle prit un air malicieux :
— Nous nous poudrerons le visage, comme de vieilles bonnes femmes. Et si on nous pose des questions, nous dirons que nous avons eu un accident de voiture.
Laura trouvait ses inventions formidables, et Pal lui sourit. Il passa furtivement sa main dans la sienne. Oui, il l’aimait, il en était certain. Et il savait qu’il ne la laissait pas indifférente ; il l’avait su lorsqu’elle avait voulu qu’il l’étreigne, après la mort de Grenouille. Il ne s’était jamais senti aussi homme que lorsqu’il l’avait enlacée.
Ils passèrent au rayon des cosmétiques du grand magasin pour acheter du fard, et ils en appliquèrent légèrement sur les quelques marques dessinées sur leur visage. Puis ils se rendirent en autobus jusqu’à Chelsea.
C’était un hôtel particulier trop grand pour les parents seuls, un beau bâtiment carré, en briques rouges, dont les façades étaient ornées de lanternes en fer et de vigne vierge, défeuillée pour l’hiver. On comptait deux étages, plus le rez-de-chaussée et les mansardes, un escalier principal, un escalier de service. Pal avait cru comprendre que le père de Laura était dans la finance, mais il se demandait ce que les finances de qui que ce soit pouvaient bien rapporter à pareille époque. Peut-être était-il dans l’armement.
— C’est pas dégueulasse chez toi, dit-il en contemplant la maison.
Laura éclata de rire et s’avança sur le perron. Elle sonna. Comme un visiteur. Pour la surprise.
Richard et France Doyle, les parents de Laura, étaient en train de terminer leur petit-déjeuner. Il était neuf heures du matin. Ils se regardèrent, étonnés : qui pouvait sonner de si bon matin ? Et à la grande porte de surcroît. Peut-être une livraison, mais les livraisons passaient toujours par la porte de service. Curieux, ils se hâtèrent jusqu’à l’entrée, dépassant la bonne qui avait une jambe trop courte. Le père lissa sa moustache et tira sur son nœud de cravate avant d’ouvrir.
— Laura ! s’écria la mère en découvrant sa fille de l’autre côté de la porte.
Et les deux parents l’enlacèrent longuement.
— On a eu droit à une permission, expliqua Laura.
— Une permission ! se réjouit le père. Combien de temps ?
— Juste une semaine.
France masqua une moue déçue.
— Une semaine seulement ? Et tu n’as donné aucune nouvelle !
— Je regrette, Maman.
— Téléphone au moins.
— Je téléphonerai.
Il y avait deux mois que les Doyle n’avaient pas revu Laura ; sa mère la trouva amaigrie.
— On ne vous donne rien à manger !
— C’est la guerre.
La mère soupira.
— Je vais devoir me résoudre à enlever les roses pour semer les plates-bandes. Je mettrai des pommes de terre.
Laura sourit et embrassa encore ses deux parents, avant de présenter Pal, resté poliment en retrait sur le perron avec les bagages.
— Voici Pal. C’est un ami. Un volontaire français. Il n’avait nulle part où aller pendant la permission.
— Un Français ! s’exclama France en français.
Et elle déclara que tous les Français du monde seraient chez elle les bienvenus, surtout les courageux.
— D’où venez-vous ? demanda-t-elle à Pal.
— De Paris, Madame.
Elle s’émerveilla.
— Ah ! Paris… Et quelles sont les nouvelles de Paris ?
— Paris va bien, Madame.
Elle se pinça les lèvres, remords nostalgiques, et ils songèrent tous deux que si Paris allait si bien, Pal ne serait certainement pas là.
France Doyle observa le jeune homme. Il devait avoir l’âge de sa fille, il était beau, un peu maigre, mais on devinait qu’il était musclé. Laura et Pal s’entretenaient avec Richard ; elle n’écoutait plus, elle se contentait de regarder, perdue dans ses propres pensées. Elle perçut quelques bribes du mauvais anglais du visiteur ; elle aimait sa façon de parler, polie, intelligente. Et elle ne douta pas une seconde que sa fille en pinçait pour ce garçon ; elle connaissait bien sa fille. Elle regarda Pal encore, il avait des marques sur les mains, sur le cou. Des écorchures, des marques de guerre. Ni lui, ni sa fille n’étaient à Southampton. Elle le savait, une intuition de mère. Mais où servaient-ils alors ? Pourquoi sa propre fille lui avait-elle menti ? Et, pour chasser son inquiétude, elle appela la bonne pour qu’elle prépare les chambres.
Ce fut une belle journée. Laura emmena Pal à travers Chelsea, et comme le soleil persistait, radieux, ils prirent le métro jusqu’au centre-ville. Ils se promenèrent dans Hyde Park, au milieu de nuées de promeneurs, de rêveurs, et d’enfants. Ils croisèrent la route de quelques écureuils défiant l’hiver, et des poules d’eau près des étangs. Ils déjeunèrent de tartes salées dans une brasserie des bords de la Tamise, puis flânèrent jusqu’à Trafalgar Square, puis, sans se concerter, jusqu’à Northumberland House. Là où tout avait commencé.
De retour chez les Doyle, à la fin de l’après-midi, Pal fut installé dans une jolie chambre du deuxième étage ; il y avait longtemps qu’il n’avait pas eu droit à l’intimité d’une pièce pour lui seul. Il se prélassa un moment sur le lit moelleux et prit ensuite un bain brûlant, se libérant de la crasse du Surrey et de l’Écosse ; dans le miroir de la salle de bains, il contempla longuement son corps, couvert de plaies et de bosses. Puis, séché, rasé, coiffé, mais resté torse nu, il se laissa aller à quelques déambulations dans la chambre tiède, enfonçant ses pieds nus dans l’épaisse moquette. Et il s’arrêta à la fenêtre pour contempler le monde. La nuit tombait à présent, et ce crépuscule-là ressemblait à s’y méprendre à l’aube du matin même, baignant les rues et les jolies maisons calmes dans une atmosphère bleu foncé. Il regarda les jardinets balayés par le vent qui s’était levé, et les grands arbres dénudés de l’avenue animés en cadence par les rafales. Il souffla contre le carreau froid et, dans le cercle de buée, inscrivit le nom de son père ; c’était janvier, le mois de son anniversaire. Ah, comme son père allait être seul, comme il devait se sentir triste et délaissé ! Ils étaient une toute petite famille, et Pal l’avait brisée.
Laura entra dans la chambre sans un bruit, et le fils malheureux ne s’en aperçut que lorsqu’elle posa les mains sur ses côtes marquées d’hématomes.
— Que fais-tu ? interrogea-t-elle, intriguée de le voir à moitié nu à la fenêtre.
— Je pensais.
Elle sourit.
— Tu sais ce que dirait Gros, hein ?
Il secoua la tête, amusé, et ils déclamèrent ensemble, imitant le ton saccadé et mélancolique de leur compagnon : « Pense pas à des choses mauvaises… » Ils rirent.
Laura avait apporté une petite boîte de fard et en appliqua quelques touches sur le visage de Pal, persévérant dans sa manigance qui ne trompait personne. Il la laissa faire, trop heureux qu’elle touche son visage. Elle s’était si élégamment apprêtée, légèrement maquillée, vêtue d’une jupe vert pomme, des perles de nacre aux oreilles. Tellement jolie.
Pal s’étant retourné, elle remarqua la longue cicatrice qui marquait sa poitrine, à l’endroit du cœur.
— Qu’est-ce que tu t’es fait ?
— Rien.
Elle posa sa main sur la cicatrice. Elle aimait décidément ce garçon, mais elle n’oserait jamais le lui avouer. Ils avaient certes passé beaucoup de temps ensemble, durant le stage écossais, mais il avait toujours l’air si sérieux, si préoccupé par les affaires du monde, il n’avait sans doute pas remarqué comme elle le regardait. Elle parcourut la cicatrice du bout du doigt.
— Tu n’as pas pu te faire une marque pareille durant les entraînements.
— Ça date d’avant.
Laura n’insista pas.
— Enfile une chemise, le dîner est prêt.
Elle sortit de la chambre en offrant un sourire à son Français.
Pal vécut à Londres une semaine merveilleuse. Laura lui fit visiter la ville. Bien qu’il y eût passé plusieurs semaines au moment de son recrutement, Londres lui était inconnue. Laura lui montra toutes les blessures du Blitz et les quartiers de cendres ; les bombardements avaient causé d’énormes dégâts, même Buckingham Palace avait été touché, et pendant que la Luftwaffe pilonnait la ville, les Anglais avaient parfois été obligés de se terrer dans le métro. C’est ce qui avait décidé Laura à rejoindre le SOE. Laissant de côté la guerre et ses stigmates, ils allèrent au cinéma, au théâtre, dans les musées. Ils allèrent au zoo royal ; ils lancèrent du pain rassis aux grandes girafes et saluèrent les vieux lions, seigneurs misérables dans leurs cages. Une après-midi, au hasard d’une rue, ils croisèrent deux agents autrichiens, rencontrés à Arisaig House. Parfois Pal se demandait ce que ses amis de Paris étaient devenus : ils étudiaient sûrement, ils se destinaient à être professeur, médecin, ingénieur, courtier, avocat. Lequel d’entre eux pouvait imaginer ce qu’il était en train de faire ?
La veille du départ, Pal se reposait dans sa chambre, seul, allongé sur le lit. France Doyle frappa à la porte et entra, un plateau dans les mains, sur lequel étaient une théière et deux tasses. Pal se leva poliment.
— Alors vous partez demain, hein ? soupira France.
Sa voix avait les mêmes intonations de voix que celle de Laura. Elle s’assit sur le lit, à côté de Pal. Le plateau sur les genoux, elle remplit les tasses en silence. Elle lui en tendit une.
— Qu’est-ce qui se passe vraiment ?
— Je vous demande pardon ?
— Vous savez très bien de quoi je parle.
Elle dévisagea le jeune homme.
— Vous n’êtes pas basés à Southampton.
— Si, Madame.
— Quelle base ?
Pal, surpris par la question, resta d’abord muet. Il ne s’était pas préparé à ce qu’on l’interroge sans Laura ; si elle avait été là, elle aurait su quoi dire. Il essaya de se rattraper, mais l’hésitation avait été trop marquée ; inventer un nom ne servait plus à rien.
— Quelle importance, Madame. Les gradés n’aiment pas qu’on donne des informations sur la base.
— Je sais que vous n’êtes pas à Southampton.
Un long silence envahit la chambre. Pas un silence de gêne, un silence de confidence.
— Que savez-vous au juste ?
— Rien. Mais j’ai vu les marques sur vos corps. Je sens que Laura a changé. Pas en mal, au contraire… Je sais qu’elle n’est pas à la FANY, à transporter des caisses de choux. Transporter des légumes ne vous change pas ainsi en deux mois.
Silence encore. France continua :
— J’ai tellement peur, Pal. Pour elle, pour vous. Je dois savoir.
— Ça ne vous apaisera pas.
— Je m’en doute. Mais au moins, je saurai pourquoi je m’inquiète.
Pal la regarda. Il vit en elle son père. Si elle avait été son père, et qu’il avait été Laura, il aurait voulu qu’elle lui dise. C’était insupportable pour lui que son père ne sache rien. Comme s’il n’existait plus.
— Jurez-moi de ne rien répéter.
— Je le jure.
— Jurez mieux. Jurez sur votre âme.
— Je jure, fils.
Elle l’avait appelé fils. Il se sentait moins seul soudain. Il se leva, vérifia que la porte était bien fermée, se rassit près de France et murmura :
— Nous avons été recrutés par les services secrets.
La mère mit une main devant sa bouche.
— Mais vous êtes si jeunes !
— C’est la guerre, Madame. Et vous ne pouvez rien y faire. Vous ne pouvez pas empêcher Laura. Ne lui dites rien, ne faites semblant de rien. Si vous croyez en Dieu, priez. Si vous n’y croyez plus, priez quand même. Soyez rassurée, il ne nous arrivera rien.
— Veillez sur elle.
— Je veillerai.
— Jurez aussi.
— Je le jure.
— Elle est si fragile…
— Moins que vous ne le pensez.
Il lui sourit pour la rassurer. Ils restèrent longtemps ensemble, en silence.
Le lendemain, Pal et Laura quittèrent la maison de Chelsea après le déjeuner. Au moment du départ, la mère, s’approchant de Pal pour le saluer, glissa discrètement quelques livres sterling dans la poche de son manteau.
— Achetez-lui du chocolat, murmura-t-elle. Elle aime tant le chocolat.
Il acquiesça, esquissa un dernier sourire. Et ils partirent.
Le père se renseignait attentivement sur le cours de la guerre. Il avait tellement peur. Chaque fois qu’il entendait parler de morts, il pensait à son fils. À la radio, les bulletins d’informations le faisaient sursauter. Il étudiait ensuite la carte de l’Europe et il se demandait où son fils se trouvait. Et avec qui ? Et au nom de quoi se battait-il ? Pourquoi fallait-il que les enfants fassent la guerre ? Souvent, il regrettait de ne pas être parti à sa place. Ils auraient dû échanger leurs rôles : Paul-Émile serait resté à Paris, bien à l’abri, et lui serait parti au front. Il ne savait ni où ni comment, mais il l’aurait fait si cela avait pu retenir son fils.
À ceux qui lui avaient posé des questions, il avait simplement dit : « Paul-Émile s’est absenté. » Il n’avait rien ajouté. Aux amis de son fils venus sonner à la porte, à la concierge qui s’était étonnée de ne plus croiser Paul-Émile, toujours la même rengaine : « Il n’est pas là, il s’est absenté. » Et il fermait la porte ou continuait son chemin pour clore une bonne fois pour toutes la conversation.
Souvent, il regrettait de ne pas l’avoir enfermé dans une pièce. Il l’aurait enfermé pendant toute la guerre. À clé, pour qu’il ne parte jamais. Mais comme il l’avait laissé partir, il ne verrouillait plus la porte de l’appartement, pour être bien certain qu’il puisse revenir. Tous les matins, en partant à son travail, il vérifiait consciencieusement qu’il n’avait pas fermé à clé. Parfois il revenait sur ses pas pour vérifier encore. On n’est jamais trop prudent, songeait-il.
Le père était « fonctionnaire pas important » ; il mettait des tampons sur des documents, il était employé aux écritures. Il espérait que son fils deviendrait une grande âme, car lui-même ne se trouvait guère intéressant. Lorsque son chef lui renvoyait des documents pour correction, avec quelques appréciations désobligeantes dans les marges, le père pestait : « Minable ! Minable ! », sans trop savoir s’il s’adressait à son chef ou à lui-même. Oui, son fils serait quelqu’un d’important. Directeur de cabinet, ou ministre. Plus le temps passait, et plus le père était fier de lui.
À la pause de midi, il se précipitait dans le métro, rentrait chez lui, et se jetait sur le courrier : son fils avait promis d’écrire. Il attendait ses lettres avec désespoir, mais elles n’arrivaient jamais. Pourquoi n’écrivait-il donc pas ? Il s’inquiétait de ne pas avoir de nouvelles, il priait pour qu’il ne lui soit rien arrivé. Et le père, amaigri, regardait encore dans la boîte aux lettres pour être sûr qu’il n’avait rien raté, puis il levait les yeux avec tristesse vers le ciel de janvier. Ce serait bientôt son anniversaire, et son fils lui ferait sûrement signe. Son fils n’avait jamais oublié son anniversaire ; il trouverait un moyen de le contacter.
Sur une route déserte du Cheshire, dans l’obscurité du black-out, Gros marchait, solennel, son peigne à la main. Essoufflé, il s’arrêta un instant et recoiffa ses affreux cheveux. Malgré le froid glacial de janvier, il suait dans ses vêtements trop étroits ; il n’aurait pas dû tant courir. Il s’essuya le visage du revers de la manche, prit une ample respiration pour se donner du courage, et parcourut les derniers mètres qui le séparaient du pub. Il regarda sa montre, il était vingt-trois heures trente. Il avait deux bonnes heures devant lui. Deux heures d’exquis bonheur. La nuit, lorsque tous dormaient, il s’enfuyait.
Au terme de leur permission, les onze stagiaires de la Section F avaient rejoint la base aérienne de Ringway, près de Manchester, où se déroulait le troisième stage du SOE. Ils devaient y rester jusqu’au début février. Tous les aspirants du Service passaient par Ringway, l’un des principaux centres d’entraînement au parachutisme de la Royal Air Force, le parachutage constituant le moyen le plus efficace pour transporter les agents de Grande-Bretagne jusque dans les pays occupés.
Ils y étaient arrivés une dizaine de jours plus tôt et si, d’une manière générale, leur formation, dispensée dans l’urgence de la situation européenne, pouvait parfois laisser songeur — quelques mois d’entraînement accéléré entre science militaire et improvisation —, le doute avait culminé le premier jour à Ringway, lorsqu’ils furent gratifiés d’une démonstration calamiteuse de la méthode de parachutage que le SOE avait mise au point. Grâce à un ingénieux système de câble, le parachutiste n’avait absolument rien d’autre à faire que de se laisser tomber depuis un trou dans le plancher de l’avion ; un filin accroché au parachute et relié à la cabine ouvrirait automatiquement la toile à la bonne hauteur, et l’agent n’aurait plus qu’à atterrir comme il l’aurait appris durant ses entraînements. Ainsi, les stagiaires, alignés sur un terrain de la base, avaient observé, attentifs, un bombardier larguer en rase-mottes des sacs de terre munis dudit dispositif. Mais, si un parachute s’était effectivement déployé au-dessus du premier sac quelques dizaines de mètres après son largage, le second puis le troisième sacs s’étaient écrasés au sol dans un bruit sourd sans qu’il se soit rien passé. Le quatrième sac avait plané sous un beau parachute blanc, mais le cinquième s’était écrasé de nouveau. En demi-cercle, les stagiaires avaient contemplé le spectacle, épouvantés, imaginant leurs futurs cadavres dévalant du ciel.
« Seigneur ! » avait gémi Claude, les yeux écarquillés.
« Nom de Dieu ! » avait blasphémé Aimé à côté de lui.
« Saloperie ! » avait lâché Key.
« C’est une blague, hein ? » avait demandé Faron au lieutenant Peter.
Mais le Lieutenant avait agité la tête sans se laisser démonter, et David, blême lui aussi, avait traduit : « Ça va fonctionner, ça va fonctionner, vous allez voir. » Dans l’avion, l’équipage ne s’était pas découragé non plus, continuant à jeter les sacs. Un parachute s’était ouvert, puis un autre, signe encourageant, et le Lieutenant avait exulté. Mais sa joie avait été de courte durée : le sac suivant s’était lamentablement écrasé dans l’herbe humide, donnant aux stagiaires des maux de ventre.
Malgré cet épisode, ils s’étaient entraînés durement, comme ils l’avaient toujours fait, hantant les pistes et les hangars. L’école de Ringway n’en faisait certes pas des experts en parachutisme, d’où le système d’ouverture automatique. Mais ils devaient être prêts à sauter dans des conditions difficiles, à basse altitude et de nuit. Le plus important était de réussir son atterrissage, jambes pliées et serrées, bras le long du corps, en effectuant un roulé-boulé simple, mais qu’il ne fallait pas rater sous peine de se rompre les os. Ils s’étaient exercés d’abord au sol, puis à des petites hauteurs, sur une chaise, un escabeau et, dernière étape, une échelle. Depuis l’échelle, Claude avait hurlé à chaque fois qu’il s’était élancé. Entre les exercices de saut, il y avait eu des exercices physiques pour ne rien perdre de l’instruction écossaise, la découverte du matériel aéronautique, et surtout la rencontre avec les avions : les bombardiers Whitley, qui les largueraient au-dessus de la France, et les Westland Lysander, des petits avions de quatre places, sans armement mais capables d’atterrir et de décoller sur de très courtes distances, et qui viendraient les récupérer sur le terrain en fin de mission, au nez et à la barbe des Allemands. Pendant la visite des appareils au sol, les stagiaires, heureux comme des enfants, s’étaient installés dans les cockpits pour jouer avec les instruments de bord. Stanislas avait essayé sans succès d’initier ses camarades au maniement des commandes, mais tous se bornaient à appuyer, au hasard, sur tous les boutons, tandis que Gros et Frank s’époumonaient dans les casques-micros. L’instructeur, impuissant et dépité, était resté sur le tarmac, ne pouvant que constater la débandade. À côté de lui, Claude, inquiet, avait demandé s’il y avait un risque quelconque que l’un de ses camarades, dans l’agitation, largue une bombe de plusieurs tonnes à même la piste.
Le SOE se refusait à faire habiter ses recrues à Ringway où s’entraînaient en même temps qu’eux des soldats de l’armée britannique, commandos parachutistes et troupes aéroportées : une trop grande promiscuité, même avec des militaires, était jugée dangereuse pour de futurs agents secrets. Les différentes sections étaient donc toutes logées à Dunham Lodge, dans le Cheshire, et les stagiaires faisaient quotidiennement le trajet jusqu’à la base en camionnette. Ainsi avaient-ils repéré un pub, sur la route de Ringway, et comme au terme de leur première semaine ils avaient obtenu une permission de quelques heures, ils s’y étaient tous rendus. À peine entrés dans l’établissement, ils s’étaient bruyamment éparpillés entre les cibles des fléchettes et les tables de billard, mais Gros était resté planté sur le parquet collant, paralysé, subjugué : il venait de voir, juste derrière le comptoir, celle qu’il considérait être la femme la plus extraordinaire du monde. Il l’avait contemplée pendant de longues minutes, et il avait été irradié par un soudain bonheur qu’il ne s’expliquait pas : il l’aimait. Sans l’avoir vue plus de quelques instants, il l’aimait. Alors, timidement, il s’était installé au comptoir et il l’avait admirée encore, cette brune menue qui distribuait des pintes de bière avec une grâce infinie. Il devinait, sous son chemisier serré, sa taille de guêpe et son corps fin ; il aurait voulu la serrer contre lui, et inconsciemment, sur son tabouret, il s’était enlacé lui-même, retenant son souffle pendant de longues minutes. Puis il s’était mis à commander des bières, des quantités de bières, balbutiant dans son anglais pitoyable, juste pour qu’elle lui prête attention, et il avait bu chaque chope d’un trait, pour vite en commander une autre. À ce rythme, il n’avait pas fallu longtemps pour que Gros fût complètement ivre, et sa vessie sur le point d’exploser. Il avait convoqué Key, Pal et Aimé pour une réunion de crise dans les toilettes du pub.
— Mais, nom de Dieu, dans quel état tu t’es mis, Gros ! s’était d’abord emporté Key. Si le Lieutenant te voit comme ça, c’en est fini des permissions !
Key n’avait pu s’empêcher ensuite d’éclater de rire, devant le spectacle de Gros saoul. Les yeux plissés comme ceux d’un myope sans lunettes, il toisait ses camarades, vacillant légèrement, s’agrippant aux parois sales des toilettes, cherchant son équilibre car la tête lui tournait ; comme il s’embrouillait dans ses mots, il agitait les mains pour mieux expliquer aux autres, mais c’était son immense corps tout entier qui bougeait. Il balançait sa tête d’avant en arrière, déployant son énorme menton, agitant ses cheveux trop longs, avec des allures comiques, parlant trop fort et sur un ton à la fois sérieux et monocorde.
— Je suis mal, camarades, avait-il fini par déclarer.
— Ça, on voit, avait répondu Aimé.
— Non… Mal d’amour. C’est à cause de la fille du bar. (Il détacha les syllabes.) La-fille-du-bar.
— Quoi, la fille du bar ?
— Je l’aime.
— Comment ça, tu l’aimes ?
— Je l’aime d’amour.
Ils avaient ri. Même Pal, qui connaissait pourtant l’amour soudain. Ils avaient ri parce que Gros ne savait pas aimer ; il parlait des filles, des putes, de ce qu’il connaissait. Mais l’amour, il ne savait pas.
— T’as trop bu, Gros, lui avait dit Aimé en lui tapant sur l’épaule. On ne peut pas aimer quelqu’un qu’on ne connaît pas. Même les gens qu’on connaît bien, on a parfois de la peine à les aimer.
Ils avaient ri, et ils avaient ramené Gros à Dunham Lodge, pour le faire dessoûler. Mais le lendemain, dégrisé, Gros n’avait rien oublié de son amour ; et alors que les stagiaires effectuaient leur premier saut depuis un bombardier Whitley, et que tous se tordaient de peur, repensant aux sacs de terre, il n’avait pensé qu’à elle. Emmitouflé dans sa combinaison verte, casque sur la tête et lunettes vissées sur les yeux, le géant, planant au-dessus de l’Angleterre, avait l’esprit complètement chaviré.
Depuis ce premier saut, Gros avait décidé de prendre sa vie en main. Il y avait à présent trois nuits qu’il s’enfuyait de Dunham Lodge dans le plus grand secret, violant la loi militaire, pour retrouver celle qu’il aimait. Il quittait le dortoir à pas feutrés : si un camarade s’inquiétait de le voir se lever, il prétextait des maux de ventre et quelques mauvais vents à aller éparpiller dans les couloirs, et le camarade, somnolent, plein de gratitude, se rendormait aussitôt. Et Gros se faufilait dehors ; dans l’obscurité du black-out, il s’en allait sur la petite route déserte qui menait jusqu’au pub, le cœur battant et courant vers son destin. Il courait comme un dératé, puis il marchait en s’épongeant le front car il ne voulait pas qu’elle le voie transpirer, puis il courait encore, car il ne voulait pas perdre une seconde de plus sans la voir.
Lorsqu’il entrait dans le pub, son cœur explosait de trac et d’amour. Il se donnait des airs décontractés, puis cherchait l’aimée du regard dans la foule des anonymes. Lorsqu’il la voyait enfin, son cœur explosait de bonheur. Il s’installait au comptoir, et attendait qu’elle vienne le servir.
Il préparait ses mots, mais il n’osait pas parler, parce qu’elle l’intimidait et parce que son anglais était incompréhensible. Alors il commandait sans cesse, juste pour avoir l’illusion d’un échange, et toute sa solde y passait. Il ne voulait rien savoir d’elle, car, tant qu’il ne saurait rien, elle resterait la femme la plus extraordinaire du monde. Il pouvait tout imaginer d’elle : sa douceur, sa gentillesse, ses passions. Elle était exquise, charmante, drôle, délicieuse, sans le moindre défaut, absolument parfaite. Ils avaient d’ailleurs les mêmes goûts, les mêmes envies ; elle était la femme de ses rêves. Oui, tant qu’ils ne se connaissaient pas, il pouvait tout imaginer : elle le trouvait beau, spirituel, courageux et plein de talent. Elle l’attendait tous les soirs et s’il tardait un peu elle désespérait qu’il vienne.
Ainsi Gros, à force de solitude, avait-il estimé que les plus belles histoires d’amour étaient celles qu’il s’inventait, parce que les amants de son imagination ne se décevaient jamais mutuellement. Et il pouvait rêver que quelqu’un l’aimait.
Le soir, lorsque les stagiaires pouvaient profiter d’un peu de temps libre, Laura et Pal se retrouvaient secrètement dans un minuscule salon adjacent au mess. Pal apportait le roman commencé à Lochailort et qu’ils n’avaient toujours pas terminé ; il lisait lentement, volontairement. Il n’y avait dans la pièce qu’un seul large fauteuil, et c’était lui qui s’y asseyait d’abord, puis Laura s’installait contre lui. Elle dénouait ses cheveux blonds, il en respirait le parfum en fermant les yeux. Si elle le surprenait, elle l’embrassait sur la joue ; pas un baiser furtif, un baiser appuyé. Il restait grisé et elle s’amusait de son petit effet. « Allez, lis maintenant », disait-elle, feignant l’impatience. Et Pal obéissait, conquis. Parfois, il lui apportait même un peu de chocolat, acheté au prix fort avec l’argent de France Doyle à un stagiaire hollandais. Ils se croyaient seuls dans le petit salon. Ils n’avaient jamais remarqué la paire d’yeux qui les épiait par l’entrebâillement de la porte. Gros les observait, ému ; il les trouvait magnifiques. En les voyant, il pensait à son aimée, et il l’imaginait contre lui, l’enlaçant. Oui, ils s’enlaceraient un jour, ils s’enlaceraient sans s’en lasser jamais.
Gros ne pensait plus qu’à l’amour. Il considérait que l’amour pourrait sauver les Hommes. Un soir, après avoir admiré Pal et Laura dans leur cachette, il rejoignit ses camarades dans les dortoirs où se tenaient toujours d’interminables conversations. Effectivement, il trouva Stanislas, Denis, Aimé, Faron, Key, Claude, Frank et Jos, étendus sur les lits, les mains derrière la tête, en pleine discussion.
— De quoi vous parlez ? demanda Gros en entrant.
— On parle de filles, répondit Frank.
Gros esquissa un sourire. Sans le savoir, ses camarades parlaient d’amour, et l’amour les sauverait.
— Je me demande si on retrouvera les Norvégiennes, déclara Jos. Moi, je les aimais bien.
— Les Norvégiennes… soupira gaiement Key. Je me demande ce qu’on aurait fait à Lochailort si elles n’avaient pas été là.
— La même chose, répondit Denis, pragmatique. Courir et courir.
Les plus jeunes, Gros, Key, Faron et Claude, savaient que ce n’était pas vrai : ils s’étaient parfois faits beaux, simplement parce qu’ils risquaient de les croiser et qu’ils ne voulaient pas avoir l’air misérables.
— Ah, mes gamins ! s’exclama Aimé. Vous êtes tous de vrais gamins. Un jour, vous vous marierez, et c’en sera fini de la petite drague. J’espère que je serai invité aux mariages…
— T’en seras, dit Key. Vous en serez tous.
Denis sourit d’aise.
— T’es marié, toi ? lui demanda Aimé.
— Une femme et deux gamins qui m’attendent bien sagement au Canada.
— Ils te manquent, hein ?
— Bien sûr qu’ils me manquent. Dieu ! C’est ma famille, quoi… Monde de malheur, je vous dis.
— Quel âge ils ont, tes gamins ?
— Douze et quinze. (S’adressant aux plus jeunes.) Vous me rappelez un peu les miens. Ils seront bientôt des petits hommes, eux aussi.
— Et toi, Stan, pas marié ? fit Key.
— Pas marié.
Il y eut un silence triste. Key relança la conversation :
— En tout cas, c’est pas ici qu’on risque de se trouver une femme.
— Y a toujours Laura, suggéra Faron.
— Laura, elle est avec Pal, répliqua Aimé.
— Où sont-ils d’ailleurs ? demanda Stanislas.
Il y eut un éclat de rire général. Gros ne parla pas de leur cachette : ils étaient si beaux, ensemble. Il ne voulait pas que les autres viennent les déranger. Les autres ne comprenaient rien au vrai amour.
— Ils sont peut-être en train de baiser, railla Faron. Veinard de Pal ! Ça fait longtemps que j’ai pas baisé.
— Baiser est une bonne priorité, décréta Key, déclenchant quelques vivats.
— Baiser, c’est rien, s’écria Gros. Faut plus…
— Et quoi donc ? le moqua Faron.
— Pendant le congé, j’étais chez les putes de Soho. Pute le matin, pute le midi, pute le soir. Rien que des putes, toute la journée. Et puis y en a une qui m’a tapé dans l’œil, une fille de Liverpool qui tapinait sur Whitefield Street. Figurez-vous qu’on s’est plus quitté ensuite, plusieurs jours au lit, presque comme des amoureux, et quand je lui ai dit que je partais pour de bon, elle m’a serré fort dans ses bras. Gratuitement. C’est pas de l’amour, ça ?
Il se dressa sur son lit et contempla ses camarades. Il répéta :
— C’est pas de l’amour ça, hein ? C’est pas de l’amour, nom de Dieu ?
Ils hochèrent tous la tête.
— Si, Gros, répondit Key. Elle t’aime, c’est sûr.
— Alors vous voyez, baiser, c’est rien si on vous serre pas dans les bras ensuite. Faut baiser avec de l’amour !
Il y eut un silence, et tous remarquèrent que Claude n’avait plus pipé mot depuis un moment.
— Ça va, Claude ? demanda Aimé.
— Ça va.
Et Gros posa la question qui les taraudait tous :
— Cul-Cul, si tu s’rais curé, tu baiserais plus ?
— Non.
— Plus jamais ?
— Plus jamais.
— Même les putes ?
— Ni les putes, ni personne.
Gros secoua la tête.
— Pourquoi faut pas baiser quand on est curé ?
— Parce que Dieu veut pas.
— Eh ben, on voit qu’il a jamais eu les bourses pleines !
Claude blêmit, les autres éclatèrent de rire.
— T’es con, Gros, dit Key. T’es con mais tu me fais marrer.
— Ch’uis pas con, je demande, quoi. Ben merde, on a le droit de se demander pourquoi les curés ça baise pas. Tout le monde baise, tout le monde. Alors pourquoi les cul-cul y z’auraient pas aussi des petites histoires de cul ? Ça veut dire quoi, que personne veut baiser avec Claude ? Il est pas moche, Claude, il a le droit de baiser comme tout le monde. Et même si c’était le plus moche des moches, le roi des moches, il aurait le droit d’aller se payer des putes, des gentilles petites putes qui s’occuperaient bien de lui. Je t’emmènerai aux putes, Cul-Cul, si tu veux.
— Non, merci, Gros.
Ils rirent encore. Certains commençaient à s’assoupir, il se faisait déjà tard, et chacun se prépara à aller se coucher. Pal et Laura rejoignirent discrètement leurs camarades. Gros fit le tour des chambres pour les salutations nocturnes. Il faisait ça chaque soir, pour s’assurer que tout le monde était dans les dortoirs et qu’on ne le surprendrait pas en pleine évasion. Lorsqu’il retourna dans sa chambre, Key somnolait, Pal semblait assoupi, et Claude eut à peine la force d’appuyer sur l’interrupteur à côté de son lit pour éteindre la lumière. Dans l’obscurité, Gros sourit. Tous ne tarderaient pas à dormir profondément. Bientôt, il se relèverait.
Au terme de leur deuxième semaine, les stagiaires durent effectuer une série de sauts qui leur donnèrent des haut-le-cœur. Le troisième stage était le plus effrayant et le plus dangereux de la formation du SOE : les parachutistes s’entraînaient à des sauts risqués, à basse altitude, car pour survoler les pays occupés sans être repérés par les radars ennemis, les bombardiers de la RAF volaient à deux cents mètres d’altitude environ. Le saut ne durait que quelques secondes, une vingtaine tout au plus. La procédure en était parfaitement réglée : depuis le cockpit, le pilote et le navigateur météo avaient la responsabilité de définir le moment du saut, par rapport à l’altitude et la position géographique, et d’en donner l’ordre à la cabine, où un dispatcher, chargé de gérer le largage des parachutistes et du matériel, organisait l’ordre de passage. Une lumière rouge s’allumait lorsque l’avion survolait la zone de largage ; le dispatcher plaçait tour à tour les agents au-dessus d’une ouverture dans le plancher de l’avion, puis, d’une tape sur l’épaule, donnait le signal du saut. Il fallait alors se laisser tomber dans le vide, puis le filin métallique se tendait et le parachute s’ouvrait tout seul, portant le corps dans les airs quelques instants de plus. La secousse de l’ouverture du parachute leur rappelait de se préparer à toucher le sol dans une poignée de secondes. Ils repliaient rapidement les jambes et atterrissaient comme ils l’avaient appris, ce qui, dans le meilleur des cas, équivalait à tomber de trois ou quatre mètres.
La fin de la deuxième semaine d’entraînement à Ringway marqua la fin du mois de janvier. Et ce fut l’anniversaire du père. Pal y songea toute la journée, il regrettait de ne pas pouvoir lui faire signe ; pas de lettre, pas de téléphone, rien. Son père allait croire qu’il l’avait oublié. Il était triste. Au soir, il était tellement tourmenté qu’il ne parvint pas à trouver le sommeil malgré la fatigue. Tous ses camarades ronflaient depuis une bonne heure mais lui cogitait encore, fixant le plafond depuis son lit étroit. Ah, il avait tellement envie de serrer son père contre lui. « Bonne fête, lui dirait-il, merveilleux père. Regarde ce que je suis devenu grâce à ta belle éducation. » Et il lui offrirait quelques beaux cadeaux, un livre rare déniché chez un bouquiniste des bords de Seine, une petite aquarelle qu’il aurait peinte lui-même, une photographie dans un beau cadre pour son bureau un peu triste. Avec sa solde de l’armée britannique, il pourrait même lui offrir une jolie veste, dans un tweed anglais qui lui irait parfaitement. Il avait des idées à revendre et, dès ce jour, il économiserait pour combler son père lorsqu’ils se retrouveraient. Il rêvait du voyage qu’ils feraient ensemble, le paquebot jusqu’à New York, première classe évidemment, il en aurait les moyens. Ou, mieux encore, ils prendraient l’avion, et en un rien de temps ils rejoindraient des horizons nouveaux ; les jours de pluie à Paris, ils partiraient vers le sud, explorer la Grèce ou la Turquie, et ils se baigneraient dans la mer. Et son père le tiendrait pour le plus formidable des fils, il lui dirait : « Fils, comme j’ai de la chance de t’avoir », et le fils répondrait : « Ce que je suis, je te le dois. » Et il lui présenterait Laura, aussi. Peut-être viendrait-elle vivre à Paris. En tout cas, les dimanches, ils iraient dans les meilleurs restaurants, le père mettrait sa nouvelle veste anglaise si élégante, Laura ses boucles d’oreilles nacrées, et tout le monde, serveur, maître de rang, sommelier, clients, voituriers, les trouverait superbes. À la fin du repas, les mains jointes sous la table, le père, conquis par Laura, prierait en secret pour un mariage et pour des petits-enfants. Et ce serait la plus belle vie qu’ils aient pu imaginer. Oui, Pal songeait à épouser Laura car, plus il la côtoyait, plus il se persuadait qu’elle était la seule femme qu’il pourrait jamais aimer vraiment dans toute sa vie.
Immobile dans son lit, il écoutait les ronflements, ces grognements inconnus il y a quelques mois encore, et qui, aujourd’hui, étaient des refrains apaisants. Et il songeait qu’ils feraient une belle famille, lui, son père et Laura. C’est alors qu’il remarqua dans l’obscurité l’énorme silhouette de Gros qui se levait de son lit, et marchait sur la pointe des pieds pour sortir de la chambre.
Discrètement, il suivait Gros en silence, à travers les longs couloirs de Dunham Lodge, ombre parmi les ombres. Lorsqu’il avait quitté la chambre, Pal avait remarqué avec effarement que Gros était en manteau. Il n’osait pas se montrer, tiraillé entre interrogations et peur. Gros était-il un traître ? Non, pas Gros, pas cet homme si doux. Peut-être allait-il dans les étages, chez les Yougoslaves, pour voler de la nourriture. Mais pourquoi un manteau ? Lorsque Gros, rampant et se dissimulant, passa la porte d’entrée du Lodge et disparut dans la nuit, Pal ne savait plus quoi penser. Devait-il donner l’alerte ? Il décida de le suivre, et sortit à son tour. Il n’était pas habillé pour affronter le froid de la nuit, mais l’adrénaline l’empêcha de s’en rendre compte. Gros avançait vite, sur la route déserte et obscure, comme s’il connaissait son chemin. Il avançait d’un bon pas, il se mit même à courir, puis s’arrêta net. Pal se jeta derrière un buisson, pensant être découvert, mais Gros ne se retourna pas ; il fouillait dans ses poches puis en sortit un petit objet oblong. Un émetteur radio ? Pal ne respirait plus : si Gros-le-traître le découvrait à présent, il le tuerait sûrement. Mais Gros n’avait pas une radio en main. C’était un peigne. Et Pal observa, stupéfait, Gros qui se coiffait, sur une petite route, au cœur de la nuit. Il ne comprenait plus rien.
Gros poussa un petit cri presque féminin et lâcha son peigne dans une flaque de boue ; il n’osait même pas se retourner pour voir qui avait crié son nom. Ce n’était pas le lieutenant Peter, il aurait reconnu l’accent, le Lieutenant l’appelait Gros lui aussi, mais dans sa bouche cela sonnait plutôt « Gwouo ». C’était peut-être David l’interprète. Oui, c’était David. Il était bon pour la prison militaire, la cour martiale, la peine de mort peut-être. Comment expliquer aux officiers du SOE qu’il désertait Dunham Lodge tous les soirs pour aller retrouver une femme ? On le fusillerait, publiquement peut-être pour l’exemple. Tout son corps se mit à trembler, son cœur cessa de battre, et des larmes lui montèrent aux yeux.
— Gros, nom de Dieu, qu’est-ce que tu fous ?
Le cœur de Gros redémarra. C’était Pal. Son bon Pal. Ah, Pal, comme il l’aimait ! Oui, il l’aimait plus que jamais ce soir-là. Ah, Pal, courageux combattant, fidèle ami, et de la gueule avec ça, du charisme, et tout et tout. Quel garçon épatant !
La voix de Pal retentit à nouveau :
— Mais, Gros, qu’est-ce qui se passe, bon sang !
Gros prit une ample respiration.
— Pal, c’est toi, Pal ? Ah, Pal.
— Bien sûr que c’est moi ! Qui veux-tu que ce soit ?
Et l’énorme camarade accourut vers Pal et l’enlaça de toutes ses forces. Il était heureux de pouvoir partager son secret.
— Bah ! T’es en sueur, Gros !
— C’est parce que je cours.
— Mais où est-ce que tu cours ? Tu sais ce qui va t’arriver si on t’attrape ?
— T’inquiète pas, je fais ça tout le temps.
Pal n’en revenait pas.
— Je vais la voir, expliqua Gros.
— Voir qui ?
— Celle que j’épouserai après la guerre.
— Qui ?
— La serveuse du pub.
— Le pub où on était ?
— Oui.
Pal resta stupéfait : Gros l’aimait vraiment. Bien sûr, il l’avait déjà dit dans les toilettes, mais personne n’y avait cru, lui-même n’y avait vu que des déblatérations d’ivrogne.
— Et tu vas la voir ? demanda-t-il, incrédule.
— Oui. Tous les soirs. Sauf quand on a dû faire des sauts de nuit. Saloperie de sauts de nuit ! On en fait toute la journée déjà, et paf, le soir il faut qu’ils remettent ça. Comment tu m’as vu partir ?
— Gros, tu pèses au moins cent dix kilos. Comment tu veux qu’on ne te remarque pas ?
— Merde, merde. Il faudra que je me fasse gaffe les prochaines fois.
— Le stage se termine dans une semaine.
— Je sais. C’est pour ça que je dois savoir au moins son nom… Pour la retrouver après la guerre, tu comprends ?
Bien sûr que Pal comprenait. Mieux que personne.
L’habituelle bruine se mit à tomber, et Pal fut envahi soudain par une désagréable sensation de froid. Gros le remarqua.
— Prends mon manteau, tu grelottes.
— Merci.
Pal enfila le manteau et huma le col : il sentait le parfum.
— Tu te parfumes ?
Gros sourit, presque gêné.
— C’est du volé, tu le diras pas, hein ?
— Bien sûr que non. Mais qui a du parfum chez nous ?
— Tu le croiras jamais.
— Qui ?
— Faron.
— Faron se parfume ?
— Une vraie gonzesse ! Une gonzesse ! Je serais pas étonné qu’il finisse dans certains cabarets de Londres, si tu vois ce que je veux dire.
Pal éclata de rire. Et Gros trouva que ses histoires de Faron en putain amusaient décidément tout le monde. Il regretta que sa serveuse ne connaisse pas Faron, ç’aurait été une bonne manière d’entamer la conversation.
Cette nuit-là, Pal et Gros se rendirent ensemble au pub. Ils s’assirent à une même table et Pal regarda Gros aimer. Il contempla ses manières amoureuses, ses yeux qui s’illuminèrent lorsqu’elle vint prendre leur commande, ses balbutiements, puis son sourire car elle lui avait prêté attention.
— Vous parlez un peu ? demanda Pal.
— Jamais, camarade. Jamais. Surtout pas.
— Pourquoi ?
— Comme ça, je peux croire qu’elle m’aime.
— Peut-être que c’est le cas.
— Je suis pas complètement demeuré, Pal. Regarde-la bien, regarde-moi bien. Les types comme moi sont destinés à être seuls.
— Dis pas des conneries pareilles, merde.
— T’inquiète pas pour moi. Mais c’est pour ça que je veux vivre dans l’illusion.
— L’illusion ?
— L’illusion du rêve, quoi. Le rêve, ça maintient en vie n’importe qui. Ceux qui rêvent ne meurent pas car ils ne désespèrent jamais. Rêver, c’est espérer. Grenouille est mort parce qu’il avait plus le moindre rêve.
— Dis pas ça, paix à son âme.
— Paix dans son âme si tu veux, mais c’est vrai. Le jour où tu rêves plus, c’est que soit t’es le plus heureux des hommes, soit tu peux te foutre un canon dans la bouche. Tu crois quoi ? Que je trouve drôle de crever comme un chien en allant me battre avec les Rosbifs ?
— On se bat pour la liberté.
— Et voilà ! Pif pouf ! La liberté ! Mais la liberté, c’est du rêve, camarade ! Encore du rêve ! On est jamais vraiment libre !
— Alors pourquoi tu es ici ?
— Pour être franc, j’en sais rien. Mais je sais que je vis parce que je rêve tous les jours, je rêve de ma serveuse, et qu’on soit bien ensemble. De venir la retrouver pendant les permissions, de nous écrire des petites lettres d’amour. Et quand la guerre sera finie, on fera notre mariage. Et je serai tellement heureux.
Pal dévisagea le fugueur, attendri. Il ignorait ce qu’il leur arriverait, à eux tous, petit groupe de courageux, mais il savait, conquis, que Gros le gros vivrait. Car jamais il n’avait vu quelqu’un être capable d’éprouver autant d’amour.
Pal promit de protéger précieusement le secret de Gros et durant les nuits qui suivirent, il fit semblant de ne pas remarquer son camarade qui s’enfuyait. Mais l’entraînement à Ringway touchait déjà à sa fin : c’était le stage le plus bref de la formation, pour éviter un trop grand risque d’accidents, statistiquement inévitables. Il ne restait plus que deux jours et deux nuits, lorsque Pal demanda à Gros s’il avait pu parler à sa serveuse.
— Nan, pas encore, répondit le géant.
— Il te reste deux jours.
— Je sais, je vais lui parler ce soir. Ce soir, c’est le grand soir…
Mais ce soir-là, les stagiaires durent rester à la base où ils se virent dispenser un cours sur les conteneurs qui seraient parachutés en même temps qu’eux. Ils rentrèrent trop tard à Dunham Lodge pour que Gros ait l’occasion de s’enfuir.
Le lendemain, au désespoir de Gros, les stagiaires durent à nouveau rester à Ringway pour un ultime saut en conditions nocturnes. Les stagiaires effectuèrent cet exercice le cœur battant : ils savaient que, bientôt, ils feraient ce saut pour de bon, au-dessus de la France. Seul Gros s’en fichait éperdument : à nouveau, ils rentreraient trop tard, il ne pourrait pas s’évader ce soir. Il ne la reverrait plus. Et harnaché dans sa combinaison, traversant le ciel, il hurlait : « Saut de merde ! École de merde ! Tous des cons ! » De retour à Dunham Lodge, Gros, malheureux et dépité, monta directement dans les dortoirs pour se coucher. Tout était fini. Il ne remarqua pas que Pal avait réuni le reste des stagiaires. Il leur révéla les fugues amoureuses de Gros, et tous convinrent que ce serait une tragédie s’il ne parlait pas au moins une fois à sa serveuse avant de partir. Et ils décidèrent que dès que le lieutenant Peter serait couché, ils iraient tous au pub.
Les onze silhouettes rampaient dans la nuit. Dans les lits, des coussins les remplaçaient. Ils étaient juste devant Dunham Lodge.
— On prend une bagnole, chuchota Faron.
Key acquiesça, Aimé rit en silence et Claude, blême, se signa : pourquoi diable s’était-il laissé entraîner dans cette aventure ?
Sans un bruit, bien qu’excités par leur petite désertion, ils s’entassèrent à bord d’un véhicule militaire. Faron s’installa au volant ; les clés étaient comme toujours derrière le pare-soleil. Il se hâta de démarrer avant qu’on ne les remarque, et ils disparurent sur la petite route déserte que Gros connaissait par cœur.
Dès qu’ils furent éloignés de Dunham Lodge, l’habitacle fut envahi par un vacarme gaillard.
— C’est formidable ce que vous me faites, hurla Gros, plein d’amour, à ses camarades.
— C’est formidable que tu te sois trouvé cette petite, répondit Jos.
— Ce qui serait formidable, c’est de ne pas se faire gauler ! gémit Claude qui avait des crampes à l’estomac.
Gros guida Faron, et bientôt ils arrivèrent. Ils se garèrent devant le pub. Gros avait le cœur battant. Les autres stagiaires, déjà enchantés par cette excursion, regrettaient de ne pas avoir pris cette initiative plus tôt. Ils entrèrent en cortège, comme une fanfare joyeuse, et ils s’installèrent autour d’une même table tandis que Gros s’assit au bar, sentant les dix regards braqués sur son dos. Quand il se retournait, ils lui faisaient des petits signes d’encouragement.
Scrutant la salle, Gros ne vit d’abord pas son aimée. Il s’efforça de ne rien dévoiler de l’inquiétude qui le tourmentait déjà : et si elle ne venait pas ce soir ?
Autour de la table, les stagiaires observaient attentivement.
— Elle est où ? demanda Frank, impatient.
— Je la vois pas, répondit Pal.
— Et il fait ça tous les soirs ? interrogea Aimé, encore tout étonné de cette histoire.
— Tous les soirs.
— Et dire qu’on n’a rien remarqué…
Ils poursuivirent leur affût en silence. Elle ne se montrait toujours pas.
Accoudé au comptoir, Gros, pour se donner du courage, commanda une bière, puis une autre, et une troisième. Il ne se passait rien ; elle n’était pas là. Finalement, Aimé vint vers lui, ambassadeur de la délégation qui trépignait.
— Alors, elle est où ta gamine ? demanda-t-il.
Gros haussa les épaules ; il n’en savait rien. Il tourna la tête en tous sens dans l’espoir de l’apercevoir dans la brume des cigarettes, mais en vain. Il sentit des gouttes de sueur perler sur son front, il les essuya rapidement du revers de sa manche et serra les poings. Ne pas désespérer.
Un quart d’heure plus tard, Key et Stanislas vinrent s’asseoir avec lui pour l’aider à patienter, puis ils proposèrent de la chercher dans la foule des clients.
— Dis-nous comment elle est, on va te la trouver.
— Elle est pas là, pas là du tout, gémit Gros.
Son visage se décomposait.
Après une demi-heure, ce fut au tour de Claude de venir lui remonter le moral :
— Grouille-toi de la trouver, Gros, si on rentre pas vite, on va se faire piquer.
Après une heure, comme il ne se passait toujours rien, les camarades se dispersèrent, las : certains restèrent à la table pour jouer aux cartes, d’autres se défièrent au billard et aux fléchettes. Pal s’inquiéta du sort de Gros.
— Je comprends pas, Pal. Elle est pas là. Elle est toujours là en principe !
Une heure encore s’écoula, puis une autre. Il fallait se rendre à l’évidence : elle ne viendrait pas. Gros s’accrochait au bar, s’accrochait à son espoir, mais en voyant Key, Frank, Stanislas et Aimé s’approcher de lui, il se laissa envahir par une terrible tristesse : c’était le moment de rentrer au Lodge.
— Pas déjà, supplia-t-il. Pas maintenant.
— On doit y aller, Gros, dit Key, je suis désolé.
— Si on s’en va, je la reverrai jamais.
— Tu reviendras. Pendant les permissions. On s’y mettra tous, s’il le faut. Mais elle ne viendra pas. Pas ce soir.
Gros sentit son cœur rapetisser, se serrer, s’assécher.
— Faut partir, Gros. Si le Lieutenant nous pique…
— Je sais. Merci pour ce que vous avez fait.
Laura assistait à la scène, en retrait ; elle en eut le cœur déchiré. Elle vint s’asseoir à côté du géant pour le réconforter. Il laissa tomber sa grosse tête sur son épaule menue, elle passa sa main dans ses cheveux en sueur.
— Tout ça pour ça… soupira Gros. J’ai même pas son nom, je la retrouverai jamais.
Les yeux de Laura s’éclairèrent alors :
— Rien ne nous empêche de connaître son nom !
Elle se leva aussitôt. Il lui fallut traverser une mêlée d’hommes ivres, puis presque monter sur le comptoir pour se faire entendre du serveur occupé à nettoyer des verres.
— Je cherche Becky, demanda-t-elle.
Elle venait d’inventer un nom.
— Qui ?
Pour entendre dans le brouhaha, l’employé dut mettre une main en cornet autour de son oreille.
— C’est une fille qui travaille ici, articula avec effort Laura.
— La seule fille qui travaille ici s’appelle Melinda. C’est Melinda que vous cherchez ?
— Oui, Melinda ! Est-elle ici ?
— Non. Malade. Qu’est-ce que vous lui voulez ?
Laura bredouilla une explication que l’homme ne comprit pas et il reprit son nettoyage sans se poser plus de questions.
Les stagiaires avaient observé la scène mais n’avaient pas pu entendre la conversation. Laura revint vers eux, souriante.
— Melinda, murmura-t-elle à l’oreille de Gros. Elle s’appelle Melinda.
Le géant s’illumina soudain de bonheur :
— Et il a dit autre chose ?
Laura réfléchit un instant. Gros avait l’air si heureux, elle ne pouvait pas ne pas mentir.
— Il a dit qu’elle avait parlé de toi.
Gros exulta.
— De moi ? De moi !
Elle se mordit la lèvre ; elle n’aurait rien dû dire.
— Enfin… Elle a remarqué que tu venais.
— J’en étais sûr ! hurla Gros qui n’écoutait déjà plus.
Et, fou de bonheur, il enlaça Laura, puis Aimé, et Pal, et Key et tous les autres, et même Faron.
Ils repartirent gaiement, en cortège toujours ; ils s’entassèrent à nouveau dans la camionnette. Sur la banquette, Gros se perdait d’amour et de bonheur.
— J’étais sûr, répétait-il. Vous savez, parfois on se croisait avec nos yeux, et c’était… particulier. Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Il y avait de la chimie.
— De l’alchimie, corrigea Aimé.
— Ouais, de l’alchimine, une alchimine du tonnerre !
Au volant, Faron observait Gros dans le rétroviseur et il souriait. Il se doutait que Laura avait menti, il trouvait que c’était une belle attention ; au regard de ce qui allait peut-être leur arriver en France, mentir pour offrir une poignée de bonheur, ce n’était pas vraiment mentir.
Une centaine de mètres avant Dunham Lodge, Faron coupa le moteur et les stagiaires poussèrent la voiture en silence. Puis, après une ultime recommandation de Key, ils pénétrèrent dans la maison sans un bruit pour regagner leurs dortoirs. Au moment de traverser le mess, la lumière s’alluma. Devant eux, le doigt sur l’interrupteur, se tenait le lieutenant Peter.
La tête baissée, ils masquaient leurs sourires. Le lieutenant Peter hurlait, et David, arraché à son lit pour la circonstance, traduisait à moitié.
— Le Lieutenant dit qu’il est pas très content, ânonna David entre deux explosions de cris rageurs, en robe de chambre et les yeux encore mi-clos.
— En fait, il nous insulte, corrigea Stanislas.
— C’est bien ce que je pensais, chuchota Aimé.
Le Lieutenant continuait à s’époumoner, sautant sur lui-même et brassant l’air de ses longs bras minces.
Key expliqua alors en anglais qu’ils étaient partis à la recherche de l’amoureuse de Gros, et que c’était un cas de force majeure.
L’explication n’eut pour ainsi dire aucun effet sur la colère de Peter.
— Mais vous vous rendez compte, s’il vous était arrivé quelque chose, dehors, dans le black-out ! Je suis responsable de vous !
David retranscrivit dans un français approximatif.
— On risquait rien, répondit naïvement Claude, on avait pris une voiture.
À la traduction, le visage de Peter prit une teinte pourpre.
— Une voiture ? Une voiture ! Ils ont pris une voiture ! Quelle voiture ?
Par une fenêtre, Claude désigna l’objet du délit.
— Tout le monde dehors ! s’égosilla le Lieutenant.
Les stagiaires le suivirent à la queue leu leu. Dans le froid mordant de la nuit, Peter s’installa au volant de la voiture et David, grelottant et soupirant dans sa chemise de nuit, prit la place du mort.
— Vous avez de la chance, je pourrais tous vous envoyer en prison ! Maintenant, emmenez-moi ! Emmenez-moi loin ! Moi aussi j’ai envie de sortir et de m’amuser !
Et les stagiaires, agglutinés contre le coffre et le long des ailes, se mirent à pousser la camionnette militaire.
— Plus vite, cria le Lieutenant qui avait baissé la vitre, je veux sentir le vent dans mes cheveux !
Cachés dans l’obscurité, les stagiaires souriaient. Ç’avait été une fugue mémorable. Ils recommenceraient.
Peter souriait. Ils avaient volé une voiture, tout ça pour aller retrouver l’amoureuse de Gros. Ils sont formidables, songeait Peter, ils sont formidables. Puisant parmi les rares mots de français qu’il avait appris en côtoyant ses stagiaires, il cria dans la nuit anglaise d’un ton autoritaire :
— Tas de connards ! Tas de connards !
Et il souriait encore. Ils étaient les plus formidables personnes qu’il ait jamais rencontrées.
Rue du Bac, le père crevait de solitude.
Son fils était parti depuis bientôt six mois et pas la moindre nouvelle ; il avait même oublié son anniversaire. Le petit homme se consumait de désarroi et d’inquiétude. Il ne devrait y avoir ni guerre, ni fils, songeait-il. Les jours de grand désespoir, il se disait même qu’il vaudrait mieux ne plus vivre. Et pour ne pas céder à la tentation du vide, il mettait son manteau, son vieux feutre, et partait à travers la ville. Il se demandait quel itinéraire son fils avait suivi pour quitter Paris ; presque toujours, il se dirigeait vers la Seine. Sur les ponts, il sanglotait.
Rue du Bac, le père crevait de solitude. Les dimanches, pour ne pas mourir, il allait s’asseoir sur les bancs des squares, toute la journée durant. Il regardait les enfants jouer. Et il se demandait ce qu’ils allaient devenir.
Tous les matins, il allait à l’office, dans une petite église du sixième arrondissement. Il y priait de toute son âme. Si Dieu existe, on n’est jamais vraiment seul, songeait-il. Tous les soirs, il s’agenouillait dans son salon, et il priait encore, pour que son fils se porte bien et qu’il lui revienne. Les fils ne doivent jamais mourir.
Rue du Bac, le père crevait de solitude.
La famille Montagu, issue de l’aristocratie britannique, était installée depuis quatre siècles dans une immense propriété aux abords de Beaulieu, un village du Hamsphire, tout au sud de l’Angleterre. C’était sur ses terres que se trouvait la quatrième et dernière école de formation du SOE, l’école de finition — finishing school —, installée dans un ensemble de petites maisons passant inaperçues dans l’immensité des lieux. Lord Montagu avait mis son domaine à la disposition du SOE à l’insu de tout Beaulieu et même de sa propre famille, qui vivait pourtant dans un magnifique manoir au cœur de la propriété. Personne n’imaginait que dans ces petites maisons, dont les occupants étaient partis au début de la guerre, soit parce que les hommes avaient été mobilisés, soit parce qu’ils étaient allés se mettre à l’abri plus au nord, les services secrets britanniques formaient des volontaires venus de toute l’Europe aux techniques de la clandestinité.
C’était la mi-février. La pluie lourde et glaciale de l’hiver allait lentement laisser place à la bruine légère du printemps. Bientôt les jours deviendraient plus longs et plus clairs, la boue sécherait et, malgré le froid qui perdurerait un peu, les premiers crocus pointeraient à travers la croûte gelée du sol. Stanislas, Denis, Aimé, Frank, Key, Faron, Gros, Jos, Laura, Pal et Claude, les onze stagiaires de la Section F, les onze survivants de la sélection, vivaient là leur ultime apprentissage, ensemble, pendant quatre semaines ; l’école de Beaulieu était la dernière étape avant l’obtention du statut d’agent du SOE. À Wanborough, ils avaient endurci leurs corps ; à Lochailort, ils s’étaient mesurés à l’art de la guerre ; à Ringway, ils avaient découvert le saut en parachute. À Beaulieu, ils apprendraient à évoluer en France dans le plus grand secret, c’est-à-dire à rester des anonymes parmi les anonymes et à ne pas se trahir, ne serait-ce que par un geste anodin mais inhabituel qui pourrait éveiller les soupçons. Ils s’installèrent dans l’une des onze maisons de l’école ; le domaine grouillait de stagiaires de toutes nationalités, leur rappelant Arisaig House.
La formation à Beaulieu était divisée en départements chargés d’enseigner aux stagiaires l’art des services secrets : la vie clandestine, la sécurité personnelle, la communication sur le terrain, le maintien et la gestion d’une couverture, ou encore les façons d’agir sous la surveillance de la police ou de casser une filature. Les cours étaient dispensés par des spécialistes de chaque matière et, outre les instructeurs de l’armée britannique, on retrouvait parmi le corps professoral des criminels, des acteurs, des médecins, des ingénieurs, aucune expérience n’étant à négliger pour former les futurs agents.
Ainsi, les stagiaires suivirent un cours d’effraction dispensé par un cambrioleur chevronné, qui leur apprit à pénétrer dans des maisons, à faire sauter un coffre, à forcer une serrure ou encore à copier une clé, opération simple consistant à utiliser une boîte d’allumettes remplie de plasticine pour faire un moulage de la clé originale.
Un acteur les initia à l’art de se déguiser et de changer rapidement d’apparence. C’était là un enseignement subtil, il n’était pas question de fausse barbe ou de perruque, mais de choisir plutôt des petits changements : porter des lunettes, changer de coiffure, modifier son allure ne serait-ce qu’en se dessinant une fausse cicatrice sur le visage avec du collodion, un produit semblable à de la cire et qui séchait rapidement.
Un instructeur de l’armée se chargea d’enseigner des techniques de meurtre silencieux pour éliminer un éventuel poursuivant ou une cible en toute discrétion ; étranglement, couteau, petit pistolet muet dans certains cas.
Un médecin aborda quelques notions de chirurgie plastique : le SOE disposait de chirurgiens capables de modifier l’aspect physique d’agents en péril dont la couverture avait été compromise.
Un officier du Service leur fit découvrir la communication secrète. Si les contacts avec Londres s’effectuaient par l’intermédiaire des opérateurs radio et de leurs messages cryptés, les agents étaient amenés à communiquer sur le terrain avec d’autres agents ou avec des Réseaux de résistance. La poste étant surveillée, les téléphones aussi, et l’envoi de télégrammes impossible sans décliner son identité, il fallait ruser. Les stagiaires apprirent donc le chiffrage, les codes dissimulés dans le texte des lettres ou des cartes postales, l’encre invisible, les systèmes de boîtes aux lettres, le camouflage de documents miniatures dans une pipe, dans un bouton de manteau, ou insérés dans des cigarettes à l’aide d’une aiguille, et que l’on pourrait fumer tranquillement en cas d’arrestation. Il y avait aussi le S-Phone, un émetteur-récepteur à ondes courtes qui permettait à un avion ou un bateau de communiquer sur une portée de quelques dizaines de kilomètres avec un agent à terre, muni d’un poste récepteur qui tenait dans une valise. Les conversations y étaient aussi claires que lors d’une communication téléphonique locale, et le S-Phone pouvait aussi bien servir à guider un bombardier vers une zone de largage qu’à faire communiquer un agent sur le terrain avec des membres de l’État-major à Londres, l’avion servant de relais radio avec la capitale. Mais l’essai du S-Phone par les stagiaires ne se révéla guère prometteur car, hormis les quatre anglophones, aucun d’eux ne parlait suffisamment bien l’anglais pour se faire comprendre d’un pilote. Et au cours d’un exercice de guidage fictif d’un avion, le pauvre Aimé bredouilla un sabir qui lui valut une réprimande de l’instructeur ; il reçut l’ordre de faire l’imbécile.
On aborda également deux points que les futurs agents devraient eux-mêmes enseigner plus tard aux Réseaux de résistance locaux : comment réceptionner les Lysander au sol, et comment délimiter les zones de largage des parachutistes et des matériels. Pour cette dernière mission, il fallait allumer au sol trois points lumineux. L’équipage du bombardier n’avait ainsi qu’à survoler en rase-mottes la région au-dessus de laquelle le largage avait été prévu — ce qui constituait déjà un exercice périlleux. Lorsque le pilote ou le navigateur apercevait le triangle dessiné au sol, auquel s’ajoutait un signal lumineux de sécurité — une lettre de l’alphabet répétée en morse, constituant le code de reconnaissance établi au préalable —, il prévenait le dispatcher en enclenchant la lumière murale rouge, annonçant qu’ils survolaient la zone de largage. En cas de doute, le pilote pouvait aussi communiquer au moyen d’un S-Phone avec l’agent au sol, pour autant que ce dernier en possède un.
Pour réceptionner les Lysander, il fallait trouver des terrains adéquats, prés ou champs, qui serviraient de piste improvisée. Les quartiers généraux du SOE utilisaient pour les opérations aériennes les mêmes cartes Michelin que celles dont disposaient les agents en mission, afin de pouvoir établir, par communication radio, un lieu précis pour l’atterrissage ; il était également primordial de fournir des points de repère sur le terrain — ponts, collines, rivières — afin de permettre aux pilotes, volant de nuit, à vue et à basse altitude, de se guider facilement. Il faudrait aussi, dans les minutes précédant l’atterrissage, baliser la piste improvisée en disposant des torches en forme de « L » selon le sens du vent, et émettre, comme pour les largages, un code de reconnaissance en morse. Le pilote pourrait alors se poser pour quelques minutes seulement, le temps de débarquer ou d’embarquer ses passagers, les moteurs toujours en marche, et re-décoller aussitôt.
Un parfum de nostalgie flottait sur les journées à Beaulieu, car les stagiaires vivaient là leurs derniers jours ensemble : la guerre était plus proche que jamais, leur séparation aussi. Au début, à Wanborough, ils ne s’étaient pas aimés ; ils s’étaient redoutés, ils s’étaient moqués les uns des autres, et parfois ils avaient volontairement appuyé leurs coups durant les entraînements. Mais, à présent qu’ils étaient sur le point de se quitter, ils réalisaient combien ils se manqueraient. Souvent, le soir, ils jouaient tous aux cartes : ils ne jouaient pas pour le jeu, ils jouaient pour être ensemble, pour oublier leur désarroi. Pour se rappeler combien ils avaient été bien, ensemble, malgré la dureté des entraînements. Et lorsqu’ils traverseraient le ciel de France, lorsque l’euphorie du saut s’estomperait et que la terreur ne les aurait pas encore frappés, il s’écoulerait une poignée de secondes durant lesquelles ils réaliseraient combien ils étaient désemparés, seuls avec eux-mêmes, et combien ils se regrettaient les uns les autres.
Un soir après une partie de cartes, Gros et Pal s’en allèrent marcher à travers le domaine des Montagu. La nuit était tombée depuis plusieurs heures, mais l’obscurité était légère ; la pleine lune éclairait l’immense parc, et la mousse qui envahissait les troncs des pins embaumait l’air d’une odeur précoce de printemps. Ils aperçurent au loin la silhouette d’un renard.
— Un Georges ! s’écria Gros, ému.
Pal salua le renard.
— Tu sais, Pal, je pense tout le temps à Melinda.
Le fils hocha la tête.
— Tu crois que je la retrouverai ?
— Sûrement, Gros.
Pal savait que Laura lui avait menti.
— Je te dis ça parce que je sais que tu penses aussi à Laura. Tout le temps ?
— Tout le temps.
— Et qu’est-ce que vous allez faire ? Je veux dire, après, quand on va se séparer ?
— Je l’ignore.
— Nan, parce que tu comprends, c’est des histoires de sérieux qu’on vit. Toi avec Laura, et moi avec Melinda. Elle m’a remarqué. Re-mar-qué. C’est pas de la cagnotte, ça !
— De la gnognotte.
— Ouais. C’est du sérieux, quoi. Dès que j’aurai une permission, je foncerai la voir. Enfin, tu sais ce que c’est quand ton cœur bat d’amour pour une belle femme.
Le fils opina encore. Et il songea qu’il regretterait bien Gros, et Gros songea qu’il regretterait bien Pal ; il n’avait jamais rencontré quelqu’un d’aussi loyal et fidèle.
— T’es comme un frère, Pal, dit Gros.
— Toi pareil, répondit Pal.
Ils parlèrent d’après la guerre.
— Je me marierai avec Melinda. On ouvrira notre auberge. Regarde, j’ai dessiné les plans.
Il sortit de sa poche un morceau de papier soigneusement plié et le tendit à Pal, qui le tourna sous le halo de la lune pour mieux voir. Il siffla d’admiration ; il ne comprenait rien au plan, mais il voyait bien que le dessin avait été exécuté avec une dévotion rare.
— Mazette ! Un bien bel endroit.
Gros détailla le croquis, mais les explications n’aidèrent en rien. Puis il leva la tête, tracassé, et demanda de but en blanc :
— Y a quand même une question que tout le monde se pose : toi et Laura, vous baisez ?
— Non, répondit le fils, un peu gêné de ne pas être un homme tout à fait accompli.
Il se pencha vers l’oreille de son obèse camarade et chuchota :
— C’est que… Je sais pas baiser.
Gros lui sourit.
— T’inquiète pas, tu nous feras du bon boulot.
Et il écrasa l’épaule du fils de son grand bras.
Pal contempla les étoiles scintillantes, dans le ciel sans nuages. Si son père regardait le même ciel au même moment, il verrait Beaulieu, il verrait ses camarades, il verrait comme son fils était bien entouré. Je t’aime, Papa, murmura le fils au vent et aux étoiles.
À Beaulieu, outre l’enseignement général, les stagiaires étaient orientés vers une formation particulière, selon les aptitudes relevées par l’officier qui les avait suivis dans leur évolution. Frank, Faron, Key et Pal furent orientés vers le sabotage industriel, Stanislas et Claude vers l’effraction, Aimé vers la reconnaissance des forces ennemies, et Gros vers la propagande blanche et la propagande noire. Quant à Jos, Denis et Laura, le lieutenant Peter décida qu’ils deviendraient opérateurs radio — pianistes dans le jargon du Service. La communication depuis le terrain était une mécanique complexe d’émissions radiocryptées, portées par des relais clandestins installés dans les pays occupés, permettant un contact direct avec Londres et, ainsi, la transmission de données ou de consignes. Seuls certains agents étaient spécifiquement formés à cette tâche.
Séparés selon leur future assignation, les onze stagiaires se virent de moins en moins, ne se retrouvant plus que pendant les moments de temps libre.
Une fin d’après-midi, de retour à la maison de la Section F, les stagiaires découvrirent Gros et Claude écroulés dans le dortoir. Ivres. Une heure auparavant, les deux malheureux s’étaient retrouvés, par hasard, seuls dans la maison, et Gros avait sorti une petite flasque de whisky.
— Où t’as trouvé ça ? avait demandé Claude.
— Piquée à des Hollandais.
— Moi je bois pas…
— Un petit coup, Cul-Cul. Pour me faire plaisir. Parce que, bientôt, on se verra plus.
— Je bois jamais.
— Tu dois bien boire le vin de la messe, au moins. Alors dis-toi que c’est ton bon petit vin de la messe.
Claude s’était laissé convaincre. Par amitié. Et ils avaient bu. Une gorgée, puis une autre, et une troisième. Éméchés, ils s’étaient raconté quelques plaisanteries, puis ils avaient tété le goulot encore. Ils étaient montés dans les dortoirs, poussant des grands cris, et Gros avait passé la robe de chambre de Stanislas.
— Je suis Faron, je suis une femme ! Une petite bonne femme ! J’aime me déguiser !
Il avait déambulé entre les lits, Claude avait ri. Avant de se raviser : il ne fallait plus se moquer.
— Te moque pas de Faron, avait-il dit à Gros. On ne doit plus faire ça.
— Faron est un con.
— Non, Gros. On est plus les mêmes maintenant.
Gros avait ôté la robe de chambre. Il y avait eu un long silence. Et les deux amis, complètement soûls, s’étaient contemplés avec désarroi, soudain frappés d’une immense tristesse que l’alcool avait rendue pathétique.
— Tu vas me manquer, Cul-Cul ! avait gémi le géant.
— Toi aussi, mon Gros ! avait sangloté le curé.
Ils s’étaient enlacés, ils avaient fini la flasque, et lorsque les stagiaires les découvrirent, ils dormaient à même le sol. La situation amusa d’abord tout le monde. Jusqu’à ce que le lieutenant Peter entre dans la maison et crie, depuis le rez-de-chaussée :
— Exercice ! Exercice !
Les instructeurs de Beaulieu avaient convaincu Londres d’envoyer un avion pour un exercice de balisage d’une zone de largage. Le lieutenant Peter avait désigné par hasard Claude et Gros parmi la Section F pour participer à l’exercice.
Denis et Key descendirent en toute hâte pour faire diversion.
— Exercice ? demanda Key, paniqué, qui se sentait responsable de chaque membre de son groupe.
— Pas toi, répondit le Lieutenant. Claude et Gros.
— Seulement eux ?
— Affirmatif. Qu’ils me rejoignent dans la maison du Commandement général, dans dix minutes.
Key s’étrangla : si c’était un entraînement avec des armes à feu ou un couteau, les deux ivrognes assassineraient sans doute quelqu’un, s’ils ne se tuaient pas eux-mêmes avant. Il suggéra, mal à l’aise :
— On pourrait pas aller plutôt Denis et moi ?
Le Lieutenant eut un regard suspicieux. Les ordres n’étaient jamais discutés. Surtout pas par Key.
— Qu’est-ce que tu me fais là, Key ?
— Rien, Monsieur. Je vais les prévenir. C’est un exercice de quoi ?
— Guidage aérien.
Key se sentit un peu soulagé. Au pire, il n’y aurait qu’un accident de bombardier.
— Je vais leur dire, Lieutenant, répéta Key pour que Peter s’en aille.
Faron et Frank les avaient réveillés avec des gifles et de l’eau glacée, Pal et Aimé les avaient fait se changer et se brosser les dents, Laura les avait aspergés de parfum pour masquer l’odeur d’alcool, et pendant ce temps, Denis et Jos avaient monté la garde dans le mess pour parer un éventuel retour surprise du Lieutenant.
C’est ainsi qu’en cette fin de journée, dans la pénombre du soir proche, les stagiaires observèrent à la jumelle Claude et Gros qui prenaient part, ivres mais appliqués, à l’exercice de guidage avec des stagiaires hollandais et autrichiens. Personne n’avait remarqué leur état lamentable.
— Qu’est-ce qu’on va faire d’eux ? soupira Key.
— Ils sont intenables, renchérit Stanislas.
Ils rirent.
Au même instant, un bombardier Whitley de la RAF survolait Beaulieu, et dans le cockpit le pilote pestait contre les stagiaires incapables. Au sol, Gros agitait une lampe torche dans la quasi-obscurité, se trompant dans la lettre qu’il composait en morse à l’attention de l’avion. À quelques dizaines de mètres de lui, Claude, chargé de communiquer avec l’équipage au moyen d’un S-Phone, essuyait les jurons du pilote qui se plaignait que le code de confirmation n’était pas validé. Et Claude, dépassé, répétait : « Sorry, sorry, we are français. I repeat, we are français. »
La troisième semaine de février, les stagiaires abordèrent la sécurité en opération. On leur enseigna comment joindre un contact sur le terrain, organiser des liaisons, trouver un refuge ou une maison sûre, avant de les mettre en garde contre les méthodes des polices locales et du contre-espionnage allemand ; ils apprirent comment rompre une filature, que faire en cas d’arrestation, et quel comportement adopter lors d’un interrogatoire. L’un des pires exercices qu’ils eurent à endurer fut une véritable confrontation avec des geôliers en uniforme SS, qui les traînèrent dans une atroce pièce sombre et les malmenèrent toute une journée durant, ne ménageant pas leurs coups pour les éprouver. Car l’un des gages majeurs de survie des agents était le maintien de la couverture fournie par le SOE, faux documents à l’appui. Ils devraient se méfier de tout, des détails surtout, car il fallait peu de chose pour éveiller les soupçons et se faire démasquer, comme ne pas savoir comment fonctionnait le rationnement en France. Un agent s’était déjà compromis en commandant simplement un café noir ; le café noir était le seul que l’on servait dans les cafés, le lait étant rationné. Ainsi, tous, même les stagiaires français, furent informés des détails les plus insignifiants de la vie quotidienne en France occupée.
La guerre leur sembla plus proche que jamais lorsqu’aux premiers jours de mars, qui marquèrent le terme de leur troisième semaine à Beaulieu, les onze stagiaires abordèrent les modalités de déroulement des opérations : le briefing à Londres, puis le départ vers un aérodrome secret de la RAF. Le parachutage aurait lieu durant les deux jours précédant ou suivant une pleine lune — pour autant que les conditions climatiques le permettent — afin que les pilotes puissent naviguer à vue. Dès l’atterrissage sur sol occupé, l’agent devrait enterrer le parachute et sa combinaison de saut au moyen d’une petite pelle attachée à sa cheville, devenant ainsi un simple citoyen anonyme, en apparence du moins. Et il rejoindrait le comité d’accueil de résistants qui l’attendait impatiemment. Une nouvelle vie commencerait.
L’école se terminait. Après quatre mois d’une formation éprouvante, les stagiaires de la Section F étaient sur le point de devenir agents du SOE ; ils étaient certes soulagés d’en avoir terminé, mais nostalgiques de vivre dans le mess de la maison de Beaulieu leurs derniers soirs ensemble. Ils organisèrent une soirée d’adieu, au cours de laquelle ils se dirent « À bientôt ! » Ils s’offrirent mutuellement des cadeaux dérisoires, des effets personnels, pour le souvenir, et parce que c’était tout ce qu’ils pouvaient offrir. Un chapelet, un livre, un miroir de poche, une amulette. Gros distribua la flasque des Hollandais et de jolis cailloux qu’il était allé ramasser pour la circonstance dans le lit de la rivière proche, et Faron donna à Gros un petit renard en bois qu’il avait lui-même sculpté avec son couteau dans un morceau de sapin.
Vers minuit, alors que la plupart des stagiaires allèrent se coucher, Pal attrapa Laura par le bras.
— Une dernière balade ? murmura-t-il.
Elle approuva, et il l’entraîna dans le parc.
Ils marchèrent longuement, amoureux, main dans la main. C’était une belle nuit. Ils longèrent les bois pour rallonger leur promenade et, à deux reprises, Pal, dans un élan de courage, ôta les gants de Laura et embrassa ses mains nues. Elle souriait béatement tout en se traitant de sotte de sourire ainsi, se réprimandant elle-même de ne pas feindre au moins un peu d’indifférence, tandis que Pal, paralysé, songeait : Maintenant, embrasse-la, imbécile ! Et elle trépignait : Maintenant, embrasse-moi, imbécile !
Lorsqu’ils furent de retour à la maison, tout était silencieux et calme. Les autres dormaient.
— Viens avec moi, chuchota Laura à Pal sans lâcher sa main.
Ils montèrent à l’étage, jusque dans un dortoir vide. La pièce était agréablement obscure ; ils se collèrent l’un contre l’autre, elle ferma la porte à clé.
— Pas de bruit, murmura-t-elle, rappelant d’un hochement de tête la présence des stagiaires qui dormaient dans les pièces à côté.
Ils s’enlacèrent dans un même élan. Pal plaça ses mains sur les reins de Laura, il serra sa petite taille fine et fragile, puis ses mains glissèrent le long de son dos, la caressant doucement. Laura approcha la tête de sa nuque et lui souffla à l’oreille :
— J’aimerais que tu m’aimes comme Gros aime Melinda.
Pal voulut parler, mais elle posa deux doigts sur sa bouche.
— Surtout, ne dis rien, chuchota-t-elle.
Il embrassa les doigts restés sur ses lèvres, elle posa sa tête contre sa nuque, puis son front contre son front, se dressant sur la pointe des pieds ; elle planta son regard dans son regard, puis elle l’embrassa sur la joue, deux fois, et enfin sur la bouche. D’abord furtivement, plus longtemps ensuite, et ce furent les baisers profonds et passionnés, dans la douceur tiède de la chambre. Ils s’étendirent sur l’un des lits, et ce soir-là, Laura fit de Pal son amant.
Ils ne se séparèrent qu’au petit matin. Ils s’étreignirent une dernière fois dans l’obscurité.
— Je t’aime, dit Pal.
— Je sais, imbécile, sourit Laura.
— Tu m’aimes aussi ?
Elle eut une jolie moue.
— Peut-être bien…
Elle s’accrocha à son cou et l’embrassa une dernière fois.
— Pars maintenant. Avant qu’on se regrette trop. Pars mais reviens-moi vite.
Pal obéit, et disparut dans son dortoir en silence. Il avait su lui dire qu’il l’aimait alors qu’à son père, jamais.
Les stagiaires furent séparés. Mais la quatrième école n’était pas terminée pour autant : il restait encore à accomplir un ultime exercice, grandeur nature. Durant plusieurs jours, sans papiers et avec seulement dix shillings en poche, les futurs agents devaient individuellement mener à bien une véritable opération au cours de laquelle l’intégralité de l’apprentissage à Beaulieu serait testé : retrouver un intermédiaire, suivre une cible à travers une ville, récupérer des explosifs, prendre contact avec un supposé Réseau de résistance, le tout en déjouant les filatures des observateurs du SOE.
Pal se vit assigner un sabotage fictif sur le canal de Manchester. Installé dans une petite pièce de Beaulieu qui lui rappela furieusement Northumberland House, il ne disposa que de deux heures pour mémoriser les détails de sa mission, brièvement compilés dans un dossier en carton ; il avait quatre jours pour effectuer son opération. On lui fit également apprendre par cœur un numéro de téléphone, en cas d’urgence. Si la police l’arrêtait et qu’il ne parvenait pas à s’enfuir ou à se faire libérer par ses propres moyens, il pourrait entrer en contact avec le SOE, qui notifierait à la police locale qu’elle retenait un agent des services secrets britanniques. Le stagiaire, en utilisant ce numéro, éviterait la prison pour terrorisme, mais signerait l’arrêt de sa carrière au sein du SOE.
Les deux heures passées, Pal sentit son cœur accélérer dans sa poitrine. Il reçut une ultime consigne d’un officier, puis le lieutenant Peter vint le trouver. Il l’attrapa par les épaules, comme Calland l’avait fait à Londres, comme son père l’avait fait à Paris. Pour lui donner du courage. Pal s’essaya en retour à un salut militaire, puis il serra vigoureusement la main du bon Lieutenant.
Il avait fait du stop. Prendre le train sans ticket, c’était risquer de s’exposer aux ennuis. À bord du camion de marchandises qui l’emmenait vers Manchester, Pal s’autorisa à s’assoupir. Il ignorait quand il pourrait dormir à nouveau, il fallait en profiter. La tête appuyée contre la vitre, il pensait à ses camarades, Aimé, Gros, Claude, Frank, Faron, Key, Stanislas, Denis, et Jos. Les reverrait-il ?
Il pensait à Laura.
Il pensait à son père.
Il pensait aussi à Prunier, à Dentiste, à Chou-Fleur, à Grand Didier, à tous les autres, à tous les agents de toutes nationalités qu’il avait côtoyés à Wanborough Manor, à Lochailort, à Ringway, à Beaulieu. Il pensait à tous ces gens ordinaires qui avaient fait le choix de leur destin. Il y avait là des plus ou moins beaux, des plus ou moins forts, certains avec des lunettes, des cheveux gras ou les dents de travers, d’autres bien bâtis et éloquents. Ils étaient des timides, des furieux, des esseulés, des prétentieux, des nostalgiques, des violents, des doux, des antipathiques, des généreux, des radins, des racistes, des pacifistes, des heureux, des mélancoliques, des lymphatiques, certains brillants, d’autres insignifiants, des couche-tôt, des noceurs, des étudiants, des ouvriers, des ingénieurs, des avocats, des journalistes, des chômeurs, des repentis, des dadaïstes, des communistes, des romantiques, des excentriques, des pathétiques, des courageux, des lâches, des valeureux, des pères, des fils, des mères, des filles. Rien que des humains ordinaires, devenus peuple de l’ombre pour le salut de l’Humanité en péril. Ils espéraient donc encore en l’espèce humaine, les malheureux ! Les malheureux.
Et Pal, sur une route à grand trafic du sud de l’Angleterre, récitait sa poésie, cette poésie tant de fois psalmodiée, et qu’il réciterait bientôt, sans le savoir encore, à bord de l’avion qui l’emmènerait en France dans le plus grand secret. Sa poésie du courage, celle de la butte des fumeurs de l’aube.
Que s’ouvre devant moi le chemin de mes larmes,
Car je suis à présent l’artisan de mon âme.
Je ne crains ni les bêtes, ni les Hommes,
Ni l’hiver, ni le froid, ni les vents.
Au jour où je pars vers les forêts d’ombres, de haines et de peur,
Que l’on me pardonne mes errements et que l’on me pardonne mes erreurs,
Moi qui ne suis qu’un petit voyageur,
Qui ne suis que la poudre du vent, la poussière du temps.
J’ai peur.
J’ai peur.
Nous sommes les derniers Hommes, et nos cœurs, en rage, ne battront plus longtemps.