QUATRIÈME PARTIE

59

Plus personne ne l’aimait. Alors il était parti. Sur le pont du bateau qui l’emmenait à Calais, Gros regardait l’Angleterre qui s’éloignait. Le vent furieux de la fin d’automne lui battait le visage. Il était si triste. C’était la fin octobre 1944, et plus personne ne l’aimait.

*

Key, Gros et Claude étaient retournés à Londres au début du mois de septembre. À son arrivée, Gros avait été envahi par l’euphorie : quelle joie de retrouver les siens, Stanislas, Doff et Laura, quelle joie de serrer Laura contre lui. L’enfant était né le jour du Débarquement. Un garçon, prématuré d’un mois mais en pleine santé. Un petit Philippe. Et en le voyant pour la première fois, Gros avait su que désormais cet enfant serait sa raison de vivre ; son presque fils, son rêve. Quelle joie de voir l’enfant de Pal, de le porter dans ses bras ; quelle joie d’être tous ensemble dans le grand appartement de Bloomsbury. Quelle joie !

Septembre avait été un mois de victoire, Gros avait aimé ce septembre-là. Londres avait retrouvé toute sa quiétude, il n’y avait plus de fusées : grâce à la Résistance, les rampes de lancement installées sur le littoral français avaient été localisées et toutes détruites par la RAF. La France était un pays libre ; dans le courant du mois, les dernières villes avaient été libérées, et les armées alliées débarquées en Normandie et en Provence s’étaient rejointes à Dijon. Si la guerre en Europe n’était pas terminée et se poursuivait à l’Est et en Allemagne, la Section F, elle, avait achevé sa tâche. Le groupe SOE/SO était parvenu à un accord avec la France libre sur le sort des agents français du SOE : ils pourraient soit retourner à la vie civile en France sans être inquiétés, soit intégrer l’armée française à un grade identique à celui obtenu dans le Service.

Ils avaient donc contribué à terrasser les Allemands : ni leurs souffrances, ni leurs peurs n’avaient été vaines. Ils pouvaient être fiers, heureux. Mais ce n’était pas le cas. Et rapidement, Gros constata qu’il n’y avait plus de joie à Bloomsbury.

Claude et Key étaient sombres, tourmentés, l’âme déchirée ; ils ne riaient plus, ils ne sortaient plus. Personne ne savait pour Robert, personne ne devrait jamais savoir ; ils se muraient dans le silence de la honte. Lorsqu’ils se retrouvaient seuls dans une chambre et que Claude se hasardait à aborder le sujet, Key, pour couper court à la conversation, répétait que c’était aussi ça les aléas de la guerre, qu’on ne pouvait pas attendre mieux d’eux qui avaient passé deux ans dans des conditions épouvantables, qu’il ne fallait plus y penser, et que bientôt ils oublieraient.

— Mais nous avons haï ! se lamentait Claude.

— Nous nous sommes battus ! nuançait Key.

Claude en doutait : les ennemis sont mortels, mais pas la haine. Elle empoisonne le sang et se transmet des parents aux enfants, pendant des générations ; et alors plus rien ne cesse jamais, les combats sont vains. Qu’importe de tuer l’ennemi si l’on ne vient pas à bout de ses instincts de haine, terribles gorgones.

Gros ne comprenait pas ce qui se passait ; il se sentait si seul. Il avait tant rêvé à ce retour, mais il avait l’impression qu’on ne l’aimait plus. Claude l’évitait ; et lorsque Gros lui avait demandé pourquoi il était si triste, le curé n’avait jamais répondu. Une fois, il lui avait simplement dit : « Tu ne pourrais pas comprendre, Alain », et Gros avait eu le cœur brisé par le chagrin.

Stanislas était encore en charge de groupes interalliés pour les sections des pays de l’Est. Il n’avait guère de temps pour s’occuper de Gros. Doff non plus, encore occupé au Contre-espionnage.

Quant à Laura, d’ordinaire si radieuse, à mesure qu’avait avancé l’automne, elle avait été rattrapée par le calendrier, et par le premier anniversaire de la mort de Pal ; elle était triste. Le bon Gros trouvait que les dates et les calendriers sont de bien vilaines inventions qui ne servent qu’à accabler les gens de tristesse en rappelant que les morts sont morts, ce que tout le monde sait déjà. Il avait bien essayé de la divertir, de lui changer les idées, de l’emmener dans les boutiques, les cafés. Sans grand succès. Pourquoi ne retournaient-ils pas dans ce café, près du British Museum, où elle lui avait révélé sa grossesse ? Ah, il avait été si fier d’être dans le secret. Il lui avait aussi proposé plusieurs fois de s’occuper du petit Philippe, pour qu’elle en soit déchargée ; il s’en occuperait bien, il était un peu son faux-père. Mais il avait vu que Laura n’était pas à l’aise. D’ailleurs, elle ne confiait jamais l’enfant à lui seul, on le disait trop brusque, trop distrait ; elle n’était pas tranquille lorsqu’il le prenait dans ses bras. Ah, malheur, malheur de l’existence, lui qui avait rêvé de cet enfant pendant les mois de guerre ! Certains après-midi, quand il faisait doux, il avait accompagné Laura dans les parcs ; les arbres d’automne flamboyaient ; elle riait avec son fils dans les bras, magnifique, magnifiques tous les deux. Elle levait Philippe dans le ciel et l’enfant riait, comme sa mère. Et Gros les contemplait ; il était tenu à l’écart, lui, le gros-lard-de-rien-du-tout-juste-bon-à-pousser-le-landau. Il avait l’impression de n’avoir pas le droit d’exister pour cet enfant ; il souffrait. Pourquoi diable ses amis le haïssaient-ils, lui qui les aimait tant ! Gros avait l’impression que l’inexorable malédiction de la fin de la guerre le frappait : la guerre se terminait et bientôt il n’existerait plus !

Il avait essayé d’en parler à Claude, plusieurs fois, mais Claude n’était plus le même. Ils dormaient ensemble à Bloomsbury, Philippe occupant sa chambre désormais, mais Claude évitait Gros. Il attendait toujours que le géant s’endorme pour venir se coucher. Gros essayait de rester éveillé ; il se pinçait pour ne pas s’assoupir et pouvoir parler avec Claude lorsqu’il viendrait ; il voulait lui dire combien il était triste, que le groupe n’était plus comme avant et qu’il ne comprenait pas pourquoi. Pourquoi cette vie de joie qu’il avait espérée pendant toute la guerre était-elle devenue une vie d’ombres et de tristesse ? Et puis, une nuit d’octobre, tout avait basculé : il était minuit passé, tout l’appartement dormait, mais Gros avait tenu bon, il ne s’était pas endormi. Il avait fait semblant, feignant de ronfler. Claude était venu se coucher, et Gros avait bondi ; il avait allumé la lumière et raconté sa vie de malheur. Mais Claude s’était fâché ; c’était la première fois qu’il se fâchait contre Gros.

— C’est plus comme avant, Cul-Cul, avait dit Gros en s’asseyant sur son matelas.

Claude avait haussé les épaules :

— Toi non plus, t’es plus comme avant, Gros.

Gros avait été profondément blessé.

— Si ! Je suis pareil ! Tu trouves que j’ai changé ? Hein, dis ? J’ai changé, c’est pour ça que vous voulez plus de moi ? Qu’est-ce qui s’est passé, Cul-Cul, c’est parce qu’on a tué des hommes ?

Pas de réponse.

— C’est ça, Cul-Cul ? C’est parce qu’on a tué des hommes ? J’y pense tout le temps. Je fais des cauchemars. Toi aussi, Cul ?

Claude s’était mis en colère.

— Arrête avec tes questions ! Et arrête de m’appeler Cul, ou Cul-Cul, ou n’importe quoi d’autre ! Il faut tourner la page maintenant ! On a fait ce qu’on avait à faire, voilà ! On a choisi. On a choisi tout ça ! On a choisi de faire la guerre et de porter des armes ! On a choisi de se laisser guider par notre propre colère, pendant que d’autres ont choisi de rester chez eux, le cul par terre. On a choisi de prendre les armes. Il n’y avait personne d’autre que nous pour faire ce choix, il n’y aura personne d’autre que nous pour l’assumer. On a choisi de tuer ! Ce qu’on est devenu, Gros, on l’a choisi. Nous sommes ce que nous sommes, Gros, pas ce que nous avons été. Tu comprends, ça ?

Gros n’était pas d’accord. Mais il y avait tellement de colère dans la voix de Claude ; il en était accablé. Pourquoi ne lui avait-il pas dit depuis le début qu’il n’aimait pas son surnom ? Il en aurait trouvé un autre. Il aurait pu l’appeler Renard, il trouvait que Claude ressemblait à un Renard. Après une longue hésitation, le doux géant osa répondre, d’une toute petite voix :

— Mais est-ce qu’un jour nous arriverons à oublier ? J’aimerais oublier…

— Ça suffit, nom de Dieu ! Veux-tu savoir de quoi nous sommes capables ? De tout ! Et tu sais quoi, le plus verni d’entre nous c’est Pal. Car il n’aura jamais à vivre avec ce qu’il était devenu !

— Faut pas parler de Pal comme ça ! avait hurlé Gros.

Claude avait blasphémé, enfilé un pantalon, et il était parti de l’appartement, excédé. Dans la pièce voisine, Philippe, réveillé, s’était mis à pleurer ; Key et Laura s’étaient levés en sursaut, alertés par les bruits et les cris.

— Qu’est-ce qui se passe, Gros ? avait demandé Laura en entrant dans la chambre.

Il y avait si longtemps qu’elle ne lui avait pas parlé avec tant de douceur. Mais Gros n’en pouvait plus, il était à bout de nerfs. Il devait partir, loin.

— Marre de marre ! Marre de merde ! avait crié le doux géant.

— Mais Gros, que se passe-t-il ? répétait Laura.

Elle s’était approchée de lui et avait posé une main tendre sur son épaule.

Sans répondre, Gros s’était emparé de sa vieille valise et y avait jeté quelques affaires.

— Mais Gros… insistait Laura, qui ne comprenait rien.

— Marre de chiotte ! Je me fous le camp ! Je me fous le camp, je vous dis !

Ses yeux débordaient de larmes ; ah, il se détestait. Key, à son tour, avait essayé de lui parler, mais il n’avait rien voulu entendre. Il avait bouclé sa valise, enfilé son grand manteau et ses bottines, et il était parti en courant.

— Attends, Gros ! l’avaient imploré Laura et Key.

Il avait dévalé les escaliers, il était sorti dans la rue et avait couru le plus vite possible, fuyant dans la nuit. Pauvre de lui, il n’existait plus. Il n’avait existé qu’en faisant la guerre. Il s’était fait des amis, on lui avait trouvé des qualités. Laura lui avait même dit qu’il était le plus beau à l’intérieur. Le plus beau à l’intérieur, c’était un peu comme le plus beau tout court. Mais à présent, il n’était plus Gros-le-nom-de-guerre, mais Gros-le-gros. Il s’était arrêté dans une ruelle déserte, et avait laissé éclater de violents sanglots : il était l’homme le plus seul du monde. Même Claude ne voulait plus de lui ; plus personne ne l’aimerait jamais. Ni les hommes, ni les femmes, ni les renards. Peut-être ses parents. Oui, ses parents, il voulait retrouver sa mère, sa chère mère qui l’aimerait même s’il n’était qu’un sale gros. Il voulait pleurer dans ses bras. Il voulait rentrer en France pour toujours.

*

Ainsi Gros avait-il quitté Londres, persuadé qu’on ne l’aimait plus. Il avait pris l’autocar jusqu’à la côte, puis avait embarqué sur un bateau de pêche qui monnayait la traversée. Le bateau avançait lentement sur les eaux de la Manche. Au revoir les Anglais, et au revoir la vie.

Dans l’appartement, c’était l’incompréhension. Laura, Key, Claude, Doff et Stanislas avaient cherché Gros à travers la ville pendant deux jours. À présent, ils étaient tous réunis dans la cuisine. Tristes, ils se blâmaient.

— C’est ma faute, dit Claude. Qu’est-ce qui m’a pris de crier comme ça…

— Et moi… renchérit Laura. Je ne me suis pas beaucoup occupée de lui… À cause de Philippe.

Elle cacha son visage dans ses mains.

— Nous ne le retrouverons jamais !

Stanislas la consola.

— Ne t’inquiète pas, il va revenir. On a vécu deux années difficiles, bientôt tout ira mieux.

Claude, miné, quitta la cuisine et s’en alla dans sa chambre. Qu’était-il en train de devenir ? Après ce qu’il avait fait à Robert, voilà qu’il avait fait fuir Gros, son bon Gros, le meilleur des Hommes. Il s’agenouilla contre son lit. Seigneur, qu’avait-il fait ? Il revoyait sans cesse la maison de Robert qui brûlait : il avait torturé un malheureux, un voleur de boîtes de conserve. Il joignit les mains et se mit à prier ; il voulait Dieu de nouveau. Qu’était-il devenu ? Hanté, il priait.


Seigneur, aie pitié de nos âmes. Nous sommes couverts de cendres et de suie.

Nous ne voulons plus tuer.

Nous ne voulons plus nous battre.

Que sommes-nous devenus, nous qui étions Hommes et qui ne sommes plus rien ?

Où irons-nous désormais ? Nous ne serons plus jamais les mêmes.

Nous ne serons plus jamais des Hommes, car les Hommes, les vrais, n’ont jamais haï ; ils n’ont fait que chercher à comprendre.

Seigneur, qu’ont donc fait de nous nos ennemis, en nous forçant à la bataille ? Ils nous ont transformés : ils ont obscurci nos cœurs et brûlé nos âmes, terni nos yeux et souillé nos larmes. Ils nous ont changés, ils nous ont inoculé leur haine, ils ont fait de nous ce que nous sommes devenus.

Désormais, nous sommes capables de tuer, nous l’avons déjà fait.

Désormais, nous sommes prêts à tout, pour notre cause.

Retrouverons-nous le sommeil, le sommeil des justes ?

Retrouverons-nous la force ?

Pourrons-nous aimer de nouveau ?

Seigneur, la haine de l’autre se guérit-elle un jour ou nous a-t-elle contaminés à jamais ? Peste des pestes, maladie des maladies.

Seigneur, aie pitié de nos âmes.

Nous ne voulons plus tuer.

Nous ne voulons plus nous battre.

Nous ne voulons plus être aveuglés par la haine ; mais comment résister à la tentation ?

Guérirons-nous un jour de ce que nous avons vécu ?

Guérirons-nous un jour de ce que nous sommes devenus ?

Seigneur, aie pitié de nos âmes. Nous ne savons plus qui nous sommes.

60

Caen était une ville libre mais détruite. Les combats avaient été d’une rare violence ; pour venir à bout des derniers Allemands, la RAF avait tout pilonné.

Gros s’y rendit le lendemain de son arrivée à Calais. Il mit à son bras un brassard tricolore du SOE qu’il gardait toujours dans la poche de son manteau ; il ne voulait pas que la guerre soit déjà terminée. Sans la guerre, il n’était plus rien. Peut-être la Section F pourrait-elle reprendre du service sur le front Est. Ils seraient alors de nouveau réunis.

Il déambula à travers les gravats ; ses parents vivaient de l’autre côté de la ville. Gros aimait Caen ; il aimait la rue des cinémas, il aurait tant voulu être acteur, comme les vedettes américaines. Après son certificat d’études, il était devenu ouvreur, c’était un début. Et puis le temps avait passé, et puis il y avait eu la guerre, et il y avait eu le SOE. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas vu ses parents.

Il longea les ruines. Il marcha une heure environ. Il arriva dans son quartier, dans sa rue, et enfin presque devant chez lui. Il s’arrêta un instant, contemplant la rue, les passants, les maisons ; le kiosque, juste en face, n’avait pas bougé.

Comment revenait-on de la guerre ? Il n’en savait rien. Il resta un long moment sur le trottoir, puis, marchant à reculons, se glissa derrière les murs d’un pavillon détruit. À l’abri, il scruta la rue. Comment revenait-on de la guerre ?

Il regarda longuement sa maison. Là, tout près. Il pensait à ses parents. Si proches. C’était pour eux qu’il était revenu. Mais il ne reviendrait pas, c’était un trop long voyage. Peut-être le voyage de sa vie. Quelques mètres le séparaient de la maison, mais il n’irait pas. De même qu’il n’était jamais allé revoir Melinda, il ne pouvait pas retrouver ses parents ; il n’en avait pas la force, le risque de désespoir était trop grand.

Il était parti depuis trois ans, sans donner de nouvelles. Comment revenir ? Assis sur un monceau de gravats, il imaginait la scène.

— Je suis rentré ! crierait-il en entrant dans la maison, le brassard en évidence.

La maison serait soudain envahie d’une rumeur joyeuse ; les parents retrouveraient leur fils unique. Ils accourraient dans l’entrée.

— Alain ! Alain ! crierait la mère, bouleversée. Tu es rentré !

Le père arriverait à son tour, les joues rosies de bonheur. Et Gros serrerait sa petite mère, puis son petit père contre lui. Il les enlacerait fort. La mère pleurerait, le petit père se retiendrait.

— Mais où étais-tu pendant tout ce temps ? Et pas de nouvelles, jamais de nouvelles ! Nous avons eu si peur !

— Je suis désolé, Maman.

— Qu’as-tu fait alors ?

Il sourirait. Fier.

— La guerre.

Mais personne ne le croirait vraiment. Pas lui, pas Gros. Il n’était pas un héros. Ses deux parents le dévisageraient, presque atterrés.

— Tu n’as pas été collabo au moins ? interrogerait sévèrement le père.

— Non, Papa ! J’étais à Londres ! J’ai été recruté par les services secrets britanniques…

Sa mère, si douce, esquisserait un sourire et lui tapoterait l’épaule.

— Pfff, mon Alain, toujours à faire des farces. Ne raconte pas de bêtises, mon chéri. Les services secrets britanniques… C’est comme la carrière dans le cinéma, hein ?

— Je jure que c’est vrai !

Gros songerait que ses parents ne pouvaient pas comprendre, qu’ils n’avaient pas été à Wanborough Manor eux non plus. Mais il aurait tellement mal de n’être pas pris au sérieux.

— Les services secrets… sourirait le père. Tu t’es caché pour pas faire le STO, c’est ça ? C’est déjà courageux.

— Oh, à propos, mon chéri ! s’exclamerait la mère, tu ne devineras jamais : le fils des voisins, il a pris les armes pendant la libération de la ville. Il a tué un Allemand, avec une carabine.

— Moi aussi j’ai tué !

— Allons, ne sois pas jaloux, mon trésor. Ce qui compte, c’est que tu sois en bonne santé. Et que tu ne sois pas un collabo.

Juché sur ses gravats, Gros soupira, triste. Il ne pouvait pas retourner chez lui. Personne ne le croirait. Il avait pourtant le brassard… Personne ne le croirait quand même. Peut-être valait-il mieux ne pas parler du SOE. Juste rentrer, dire qu’il s’était caché comme un misérable, qu’il était le roi des lâches. Tout ce qu’il voulait, c’était un peu d’amour ; que sa mère le serre contre elle. Il rentrerait, il retrouverait ses parents, et plus tard, dans la soirée, sa mère viendrait le border. Comme avant.

— Peut-être que tu pourrais venir te mettre contre moi ? oserait-il demander après une longue hésitation.

Elle rirait. Sa mère avait un joli rire.

— Non, mon chéri, dirait-elle. Tu es beaucoup trop vieux pour ça maintenant !

Elle ne voudrait plus ; sans doute parce qu’il était allé voir des putains ; les mères doivent sentir ces choses-là. Gros sanglotait. Comment revenait-on de la guerre ? Il ne savait rien.

Le géant passa la nuit là, caché dans les ruines. Sans oser franchir le seuil de sa propre maison. À force d’attendre un signe du destin, il s’endormit. Réveillé aux premières lueurs de l’aube, il décida de repartir. Sans savoir où. Et dans la brise glaciale d’automne, il se mit en route ; il voulait marcher, loin. Le plus loin du monde. Il traversa la ville qui s’éveillait. Près de la cathédrale, il croisa une patrouille de l’armée américaine stationnée sur la place ; les GI’s étaient tous noirs. Gros s’approcha d’eux, et se mit à leur parler dans son incompréhensible anglais.

*

Les cheveux au vent, Gros était en route vers nulle part, emmené par les GI’s qui l’avaient trouvé très sympathique. Ils avaient bu du café ensemble, sur le capot de leur jeep, puis les soldats avaient proposé à Gros de l’avancer un peu sur son chemin sans but ; ils s’étaient serrés dans la jeep. Gros avait lancé à la compagnie la seule phrase qu’il était capable de prononcer correctement en anglais : « I am Alain and I love you. »

Ils quittèrent la ville et roulèrent un long moment en direction de l’Est. Vers midi, alors qu’ils pénétraient dans un village, ils remarquèrent un attroupement en pleine rue. Un magnifique soleil d’automne irradiait les deux ou trois dizaines de spectateurs. Devant une voiture marquée du sigle des FFI, des résistants tenaient une toute jeune femme ; ils s’apprêtaient à la tondre.

L’attention générale fut détournée un instant par le véhicule de l’armée américaine qui venait de s’arrêter. Gros en descendit ; les badauds s’écartèrent au passage de l’imposant personnage, qui devait être un officier venu d’Amérique.

La jeune fille était une jolie blonde, pâle, avec des yeux éclatants mais rougis par les larmes. Agenouillée, le visage marqué de coups, elle sanglotait, terrorisée.

— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda Gros à celui des FFI qui avait l’air d’être le chef.

— Collabo, répondit le chef, impressionné par le bon français de l’Américain.

Une collabo, c’était mal ; Claude disait qu’il faudrait les juger. Mais cette fille faisait de la peine. Gros songea que tous les collabos, quand ils étaient pris, devaient faire de la peine ; la peur donnait à tout le monde le même visage.

— Collabo de quoi ?

— C’est une putain des Boches. Elle les aime tellement qu’elle a suivi les convois de la Wehr-chiottes.

— C’est quoi la Wehr-chiottes ? interrogea Gros qui n’avait pas compris.

— C’est la Wehrmacht. C’est pour se moquer, quoi.

Il y eut un silence. Gros regardait la jeune femme. Il connaissait les putains. Elle avait l’air si jeune. Il prit son visage mince entre ses grosses mains ; elle ferma les yeux, pensant être giflée, mais il lui caressa la joue pour la réconforter.

— T’es une collabo ? lui demanda-t-il doucement.

— Non, officier.

— Alors pourquoi t’étais avec les Allemands ?

— Parce que j’avais faim, officier. Vous n’avez jamais eu faim ?

Il réfléchit. Oui. Ou non. Il n’en savait rien en fait. La faim, c’était le désespoir. Se laisser violer pour manger, ce n’était pas ça être collabo ; du moins ce n’était pas l’idée que lui s’en faisait. Il la dévisagea.

— Personne ne tondra cette petite, déclara-t-il après un moment de réflexion.

— Et pourquoi pas ? demanda le FFI.

— Parce que je vous le dis.

— Seuls les Français libres administrent la France, pas les Amerloques.

— Alors, parce que vous n’êtes ni des Allemands, ni des bêtes. Et puis on ne tond pas les gens, qu’est-ce que c’est que cette idée saugrenue ? Les Hommes ne font pas ça aux Hommes.

— Les Allemands ont fait bien pire.

— Peut-être. Mais ce n’est pas un concours.

L’autre ne répondit rien, et Gros prit la main de la fille pour l’aider à se relever ; elle avait une toute petite main. Il la conduisit à la voiture, personne ne s’interposa. Elle s’installa entre les soldats. La jeep repartit, saluée par la foule, dans la fanfare de coups de klaxon que donnait le chauffeur pour célébrer la liberté retrouvée. Bientôt, la fille s’endormit, la tête contre l’épaule de Gros. Il sourit et toucha ses cheveux d’or. Il se rappela de lointains souvenirs.

*

Gros n’oublierait jamais sa première putain. Il l’avait aimée. Pendant longtemps il l’avait aimée.

C’était près du quartier des cinémas, le mois de la rentrée des classes ; il allait avoir dix-huit ans, c’était sa dernière année de lycée. Flânant ce jour-là, il avait remarqué une fille ravissante, de son âge environ ; par le plus grand des hasards, elle flânait aussi. C’était une jolie brune.

Il s’était arrêté un instant pour la contempler ; le soleil était agréablement chaud comme il l’est parfois à l’automne, et Gros avait senti son cœur battre plus fort. Il ne s’était pas attardé longtemps dans la ruelle ce jour-là, la timidité sans doute, mais il aurait pu rester des heures à la regarder. Et le souvenir de cette rencontre ne l’avait plus quitté.

Amoureux transi, il s’était mis à passer par cette rue tous les jours d’abord, puis plusieurs fois dans la même journée ; à chaque fois, elle était là, comme si elle l’attendait. Un coup de la Providence, sans doute. Alors il s’était mis à préparer des phrases, pour engager la conversation, il s’était demandé s’il ne faudrait pas qu’il se mette à fumer pour avoir l’air plus sûr lui. Il avait imaginé de se faire passer pour un étudiant en droit, pour faire sérieux, ou attendre qu’une bande de voyous vienne l’ennuyer et la sauver. Et puis, un dimanche après-midi, la triste réalité l’avait rattrapé ; Gros avait croisé dans cette même rue quelques mauvais garçons de sa classe, qui l’avaient rudoyé : « Alors, Alain, tu aimes les putes ? » D’abord, il n’avait pas voulu y croire, puis il en avait été malade. Et lorsqu’il était retourné au lycée, évitant soigneusement la rue maudite, il avait été raillé par ses camarades qui lui avaient chanté des jours durant : « Alain aime les putes ! »

Cette découverte l’avait hanté ; non pas à cause d’elle, mais à cause de lui-même. Il ne trouvait pas dégradant que son amour fût une pute, cela n’enlevait rien à sa beauté, et après tout c’était un métier comme un autre. Mais de savoir qu’il pourrait être avec elle, si belle, juste en lui offrant de l’argent, l’obsédait à longueur de journée.

Deux mois plus tard, pour ses dix-huit ans, ses parents lui avaient donné un peu d’argent « pour réaliser un projet ». Son projet avait été de se faire aimer. Il était retourné à nouveau dans la rue, serrant fort l’argent dans sa main.

La pute s’appelait Caroline. Un joli prénom. Gros avait compris en allant la trouver qu’aborder une pute était plus aisé qu’aborder n’importe quelle autre femme, car son apparence importait peu. Caroline l’avait emmené jusqu’à une chambre sous les toits, dans l’immeuble devant lequel il la voyait toujours. Et, alors qu’ils montaient les escaliers, Gros lui avait pris la main ; elle s’était tournée vers lui, étonnée, mais elle ne s’était pas fâchée.

La chambre était étroite mais bien aérée ; il y avait un lit double et une armoire. Rien ne l’avait dégoûté dans cet endroit ; il avait pourtant entendu parler de chambres de passe sordides, véritables laboratoires de maladies. Son cœur battait fort, c’était la première fois. Il ne pensait pas à l’argent qu’il avait donné pour être là, il n’y pensait déjà plus ; il ne ressentait plus qu’un mélange d’appréhension et de joie à l’idée que cette femme-là, qu’il aimait d’amour depuis plusieurs mois, soit sa première. Mais il ignorait tout de ce qu’il était censé faire à présent.

— J’ai jamais fait ça, avait-il dit en baissant la tête.

Elle avait posé sur lui un regard tendre.

— Je vais t’apprendre.

Il avait répondu par un silence maladroit, et elle avait chuchoté :

— Déshabille-toi.

Il n’avait aucune intention de se déshabiller, pas comme ça du moins. Et s’il avait été beau nu, il n’aurait pas eu besoin d’aimer une pute.

— Je n’ai pas très envie de me déshabiller, avait-il murmuré, gêné.

Elle était restée stupéfaite ; il était un drôle de client.

— Pourquoi ? avait-elle alors demandé.

— Parce que je suis moins laid avec mes vêtements.

Elle avait ri, un rire agréable, réconfortant, rien d’humiliant ; elle ne se moquait pas. Elle avait tiré les rideaux et éteint la lumière :

— Déshabille-toi et couche-toi sur le lit.

Comme tout le monde est beau dans l’obscurité, Gros s’était exécuté. Et il avait découvert un monde plein de tendresse.

Il était retourné la voir souvent. Un jour, elle avait disparu.

*

Le soir tombait. Ils marchaient sur un chemin, au milieu de nulle part. Gros avait demandé aux GI’s de les déposer entre des champs en jachère, un bon chemin pour partir vers un nouveau destin. Ils marchaient depuis un long moment, en silence. La fille avait mal aux pieds, mais elle n’osait pas se plaindre ; elle se contentait de suivre Gros docilement.

Ils arrivèrent devant une grange isolée. Le géant s’arrêta.

— Va-t-on dormir ici, officier ?

— Oui. Ça te fait peur ?

— Non. Je n’ai plus peur désormais.

— Tant mieux. Mais appelle-moi Gros, pas officier.

Elle acquiesça.

C’était un bon abri ; l’intérieur sentait le vieux bois. Gros rassembla de la paille dans un coin et ils s’installèrent. La lumière du jour filtrait encore un peu ; ils étaient bien. Gros sortit de sa poche des friandises données par les GI’s. Il en proposa à la fille.

— Tu as faim ?

— Non, merci.

Silence.

— C’est un drôle de nom, « Gros », dit timidement la fille.

— C’est mon nom de guerre.

Elle le dévisagea, impressionnée.

— Vous êtes américain ?

— Je suis français. Mais lieutenant de l’armée britannique. Comment tu t’appelles ?

— Saskia.

— Tu es française ?

— Oui, lieutenant Gros.

— Saskia, c’est pas français…

— C’est pas mon vrai nom. C’est comme ça que les Allemands m’appelaient. Ceux qui revenaient du front russe m’appelaient aussi Sassioshka.

— C’est quoi ton vrai nom ?

— Saskia. Tant qu’il y aura la guerre, je serai Saskia. Comme vous, vous êtes le lieutenant Gros. Pendant la guerre, on porte son nom de guerre.

— Mais Saskia, c’est un nom plein de mauvais souvenirs…

— On a le nom de guerre qu’on mérite.

— Dis pas ça. Quel âge as-tu ?

— Dix-sept ans.

— Faudrait pas être une putain quand on a que dix-sept ans.

— Faudrait pas être une putain jamais.

— T’as raison.

— Vous êtes déjà allé chez les putes, lieutenant ?

— Oui.

— Vous avez aimé ?

— Non.

Caroline ne comptait pas. Les putes, c’étaient les bordels tristes.

— Pourquoi vous l’avez fait alors ?

— Parce que je suis seul. C’est atroce d’être toujours seul.

— Je sais.

Silence.

— Saskia, comment tu t’es retrouvée à faire ça…

— C’est compliqué.

Gros opina. Il n’en doutait pas.

— Merci de m’avoir sauvée.

— N’en parlons plus.

— Vous m’avez sauvée, c’est important. Vous pouvez me faire ce que vous voulez… pour être moins seul… Pas besoin de payer, ce sera agréable comme ça.

— Je veux rien te faire…

— Je ne dirai rien. Nous sommes bien ici, non ? Je sais garder les secrets. À l’arrière des camions, je faisais tout ce qu’ils voulaient, et je n’ai jamais rien dit à personne. Certains voulaient que je crie fort, ou alors que je reste muette. Vous savez, lieutenant Gros, j’ai vu beaucoup de soldats, dans les rues, en armes, mais dans le camion, c’était différent : ces hommes, un instant auparavant, en uniformes, étaient des militaires puissants qui avaient conquis l’Europe… mais dans l’obscurité du camion, étendus contre moi, à haleter maladroitement, ils ne m’inspiraient plus que de la pitié, nus, maigres, blancs, apeurés. Certains voulaient même que je les gifle. Ça vous paraît pas bizarre, lieutenant, ces soldats qui ont pris l’Europe, qui paradent jusque devant le camion, fiers, jusqu’au moment d’entrer dedans, et qui se mettent tout nus et veulent être giflés par une pute ?

Silence.

— Demandez-moi ce que vous voulez, lieutenant Gros. Je ne dirai rien, ce sera agréable.

— Je ne veux rien, Saskia…

— Tout le monde veut quelque chose.

— Alors peut-être que tu pourrais me serrer, comme si tu étais ma mère.

— Je peux pas être votre mère, j’ai dix-sept ans…

— Dans le noir on verra rien.

Elle se cala dans la paille et Gros s’étendit contre elle, posant sa tête sur ses genoux. Elle lui caressa les cheveux.

— Ma mère chantait souvent pour que je m’endorme.

Saskia se mit à chanter.

— Serre-moi.

Elle le serra fort. Et elle sentit couler sur sa peau nue les larmes de l’officier. Elle pleura aussi. En silence. On avait voulu la tondre, comme un animal. Elle avait peur, elle ne savait plus qui elle était. Non, elle n’était pas une traîtresse ; sa sœur, d’ailleurs, était dans la Résistance, elle le lui avait dit un jour. Il y avait si longtemps qu’elle ne l’avait pas vue. Et ses parents, qu’étaient-ils devenus ? La Gestapo était venue dans leur maison, à Lyon ; après avoir arrêté sa sœur, ils voulaient toute la famille. Ils avaient emmené les parents, mais elle s’était cachée dans le fond d’une grande armoire ; ils n’avaient pas fouillé. Elle était restée ainsi plusieurs heures après le départ des Tractions noires, tremblante de peur. Puis elle s’était enfuie ; mais seule, dehors, elle n’avait pu survivre qu’en suivant une colonne de la Wehrmacht. Ça s’était passé une année auparavant, une année passée à l’arrière d’un camion bâché en échange de conserves et d’un peu de protection. Quatre saisons. L’été, les soldats étaient tous moites et sales, ils sentaient mauvais ; l’hiver, elle grelottait de froid, et aucun ne voulait la laisser faire ça sous une couverture, à cause des maladies. Elle avait aimé le printemps, elle avait écouté les oiseaux chanter depuis le plancher en métal du camion. Et puis la chaleur de l’été, à nouveau.

Dans l’obscurité de la grange, Gros et Saskia, l’officier des services secrets et la putain, s’endormaient, fatigués du monde.

61

Novembre était gris à Londres. Ils n’avaient eu aucune nouvelle de Gros. Stanislas disait qu’il finirait bien par revenir, que sa vie était ici désormais.

Dans le salon de Chelsea, Laura passait l’après-midi avec sa mère ; c’était un dimanche. La guerre était terminée pour la Section F, les agents étaient démobilisés par Baker Street.

— Qu’est-ce que tu vas faire à présent ? demanda France.

— M’occuper de Philippe. Et puis je vais terminer mes études.

La mère sourit ; sa fille avait parlé comme si la guerre, finalement, ce n’était pas si sérieux. Laura poursuivit :

— J’aimerais de nouveau réunir tout le monde en décembre, dans le manoir du Sussex. Comme l’année passée… Pour le souvenir. Tu crois que les gens voudront venir ?

— Bien sûr.

— Tu sais, depuis que nous sommes tous rentrés de France, ce n’est plus comme avant.

— Ne t’inquiète pas, ça le redeviendra. Laisse du temps au temps.

— Et Gros, sera-t-il enfin revenu ? Je m’inquiète pour lui, et je voudrais tant qu’il soit là !

— Sans doute. Ne t’inquiète pas… Tu as déjà assez de tracas.

— J’aimerais inviter le père de Pal aussi. Il ne sait même pas encore qu’il a un petit-fils… Je crois qu’il ne sait même pas que son fils est mort. Il est temps de le lui dire.

France acquiesça tristement et caressa les cheveux de sa fille.

Sur le trottoir bordant la maison, Richard promenait Philippe dans un landau.

*

Tous les jours, il priait. Il allait dans les églises, les matins et les soirs, il restait des heures sur les bancs durs et inconfortables, dans les rangées désertes et glaciales, suppliant de pouvoir tout oublier. Il voulait redevenir Claude le séminariste, au pire Claude le curé, le Claude de Wanborough Manor dont tout le monde pensait qu’il ne serait jamais capable de faire la guerre. Il voulait redevenir prêtre, s’enfermer dans les abbayes ; il voulait être trappiste, et ne plus jamais parler. Oui, que le Seigneur l’emmène dans les cloîtres du silence, qu’il le lave de ses péchés pour que l’attente de la mort ne soit pas trop insupportable ; oui, peut-être son âme pourrait-elle être sauvée, peut-être n’était-il pas encore complètement abîmé ; il était encore chaste. Il avait tué mais il était resté chaste.

Que le Seigneur l’enferme dans les montagnes ; il voulait disparaître, lui qui ne valait rien, lui qui n’avait su faire que le mal. Et ce qui le rongeait le plus désormais, c’était d’avoir blessé Gros, le seul Homme d’entre eux tous. Et il en connaissait le prix : celui qui blesse un Homme ne connaîtra plus d’avenir, il n’aura plus d’horizon ; celui qui blesse un Homme ne connaîtra jamais la rédemption. Souvent, Claude regrettait de ne pas être mort à la guerre ; il jalousait Aimé, Pal et Faron.

Il avait honte de côtoyer Laura ; il ne la méritait pas. Il finirait par la faire fuir. Il ne voulait plus voir Philippe non plus : Pal, son père, avait été un Homme, il n’avait jamais battu, il n’avait jamais trahi, jamais fait le moindre mal ; Philippe deviendrait un Homme à son tour, et ainsi l’humanité ne serait pas morte. Alors, surtout, ne pas contaminer l’enfant ; oui, dès qu’il le pourrait, il partirait loin. En attendant, il quittait l’appartement de Bloomsbury à l’aube et ne rentrait que tard le soir, pour ne croiser ni Laura ni Philippe. Souvent, dans les méandres de la nuit, il entendait les sanglots de Key dans la chambre voisine, car il était lui aussi hanté par sa propre existence. Il lui arrivait de boire, mais c’était rare ; il voulait souffrir pour sa pénitence.

*

Les Allemands n’avaient pas encore capitulé, le SOE était encore actif, mais la Section F, elle, vivait ses dernières heures. À Portman Square et dans certains bureaux de Baker Street, c’était l’heure des cartons ; un bureau du SOE avait été ouvert à Paris, à l’hôtel Cecil, pour faciliter le retour des agents de nationalité française. Il fallait aussi se charger de contacter les familles des morts.

Laura fit part à Stanislas de son souhait d’aller trouver le père de Pal, à Paris.

— Est-il au courant pour son fils ? demanda-t-elle.

— Je n’en sais rien.

— Il faut qu’il sache maintenant.

— Oui.

— Je vais lui présenter Philippe, ça apaisera sa douleur.

— Sans aucun doute… Mais rien ne presse. Tu iras quand tu te sentiras prête.

— J’ai envie qu’il voie Philippe… J’ai envie de lui parler… J’ai tant à lui dire… Mais comment, comment dois-je lui annoncer pour Pal s’il ne sait rien ?

— Je pourrais y aller avant si tu veux, proposa Stanislas. Avec Doff. Pour faire ça bien. Au nom du SOE. Avec les honneurs militaires et tout ce qu’il faut pour que le père réalise à quel point son fils a été un héros de la guerre.

Elle posa sa tête contre l’épaule du vieux pilote.

— Je veux bien, dit-elle tristement. Tu crois qu’il voudra venir dans le manoir du Sussex ? Il pourrait peut-être rester un peu en Angleterre, pour être avec Philippe. Ce serait bien, non ?

— Ce serait formidable, répondit Stanislas.

Il la rassura ; tout se passerait bien.

62

Ils étaient à Dieppe, dans un petit hôtel du front de mer ; la chambre était au deuxième étage. Par la fenêtre, Saskia regardait les vagues qui caressaient le sable ; Gros était assis sur le lit. Ils étaient là depuis quelques jours.

— Je m’ennuie, lui dit-elle sans quitter la plage des yeux.

Il eut un air navré.

— Mais ici nous sommes à l’abri des hommes. Ne veux-tu pas être à l’abri des hommes ?

— Si. Mais j’ai cru voir un rat dans la salle à manger…

— N’aie pas peur des rats. Ils ne te feront rien.

— J’aimerais aller sur la plage.

— On ne peut pas… à cause des mines.

Elle soupira. Il la trouva si jolie, l’impatience l’embellissait ; il aurait voulu la prendre contre lui, l’enlacer. Il n’osait pas.

— J’aimerais courir sur le sable ! s’exclama-t-elle soudain, pleine de fureur de vivre.

Il lui sourit. Petite Saskia chérie, songea-t-il.

— Tu pourrais venir en Angleterre. Il n’y a pas de mines sur les plages…

— C’est un beau pays ?

— Le plus beau.

— Il pleut tout le temps, non ? J’aime pas la pluie…

— Il pleut beaucoup. Mais c’est pas grave : c’est un pays où il fait bon vivre. C’est rien la pluie si on est heureux ?

Elle eut une moue triste.

— J’aimerais retrouver mes parents. Et ma sœur…

L’hôtelier avait dit à Gros que les déportés des camps allemands convergeaient vers l’hôtel Lutetia, à Paris. Si les parents et la sœur de Saskia avaient été arrêtés et déportés, et s’ils étaient encore en vie, on pourrait les retrouver au Lutetia. Gros n’en avait pas parlé à Saskia, il avait tellement envie qu’ils restent ensemble, ici ; mais comment lui cacher qu’elle pourrait peut-être retrouver sa famille à Paris ?

Il se leva et s’approcha d’elle.

— Tu sais, Saskia, on pourrait aller à Paris. Pour se renseigner sur tes parents… Je connais un endroit.

— Oh oui ! J’aimerais tellement !

Elle dansa de joie et s’accrocha à son cou ; elle allait retrouver les siens. Heureux qu’elle soit heureuse, il la prit par la main et lui proposa de sortir prendre l’air. Ils allèrent jusqu’en bordure de la plage, là où il n’y avait pas de mines.

Elle ôta ses chaussures et marcha délicatement, pieds nus sur le sable réchauffé par les éclaircies. Ses cheveux blonds dansaient dans le vent, ses magnifiques cheveux. Elle ne lâcha pas la main de Gros.

— Un jour, je t’emmènerai sur une belle plage anglaise, lui dit-il.

Elle sourit et elle approuva en riant. Elle ferait tout ce qu’il voudrait, lui qui l’avait sauvée de la honte et qui allait la ramener auprès de ses parents.

Depuis quelques jours, ils étaient ensemble, ici. Il ne la touchait pas, mais il la regardait sans cesse. Regarder n’était pas interdit ; elle était si douce et si jolie. Depuis quelques jours, il l’aimait. Du même amour que celui qu’il avait éprouvé pour Melinda. Et peut-être aussi pour Caroline. Il ressentait une joie intense : il pouvait aimer encore. Tout n’était pas fini ; tout ne finissait jamais. Il se sentait revivre. Il pouvait rêver à nouveau ; s’il n’y avait pas Philippe, il y aurait Saskia. Elle donnait du sens à sa vie. Il l’aimait, mais il se jura de ne jamais le lui dire. Ou alors pas avant qu’elle ne le lui dise. Sur les plages d’Angleterre, ils s’aimeraient.

63

Deux semaines s’écoulèrent. Ce fut la mi-novembre. Laura et Philippe, escortés par Stanislas et Doff, arrivèrent à Paris pour retrouver le père. Ils s’installèrent dans un petit hôtel près des Halles, Stanislas et Doff dans une chambre, Laura et son fils dans une autre.

Stanislas s’était procuré à Londres l’adresse de Pal ; à l’aide d’un plan de poche, tous trois réunis dans la chambre de Laura, ils regardèrent le chemin à suivre pour s’y rendre. Rue du Bac. Ce n’était pas compliqué.

— Nous irons demain, il est trop tard à présent, déclara Stanislas pour repousser le moment de la terrible annonce.

Ils acquiescèrent.

*

Pas très loin de là, sans que personne n’en sache rien, Gros et Saskia retournaient dans la petite pension du onzième arrondissement où ils étaient installés depuis un peu plus d’une semaine. Elle s’était faite belle, comme tous les jours depuis qu’ils étaient dans la capitale, espérant chaque matin que ce serait le moment des retrouvailles avec les siens. Tous les matins, elle espérait. Tous les matins, elle allait avec Gros au Lutetia. Ils y attendaient jusqu’au soir, en vain.

64

Saskia réveilla Gros aux premières heures du lendemain. Elle ne dormait plus depuis longtemps.

— Réveille-toi, il est temps de partir ! s’écria-t-elle, impatiente, en secouant le matelas.

Il se leva lentement, il ne voulait pas trop se hâter ; dans la minuscule chambre, elle sautillait gaiement, il la trouva magnifique. La plus magnifique des magnifiques. Il craignait tant de la perdre. Il voulait lui proposer de ne pas aller au Lutetia aujourd’hui ; il trouvait qu’il y avait trop de malheur là-bas. Ils pourraient faire relâche, et aller se promener, ou traîner dans les cafés, comme des amoureux. Mais, déjà, elle était prête à partir, pleine d’espoir et d’énergie, comme si depuis de longs jours, ils ne répétaient pas en vain le rituel des orphelins. Le géant s’habilla et ils s’en allèrent.

Devant le Lutetia, malgré l’heure matinale, une longue file d’attente s’était formée, filtrée par un important service d’ordre. Gros présenta sa carte de l’armée britannique et ils purent entrer plus facilement et plus vite. Ils pénétrèrent dans le grand hall ; il n’aimait décidément pas cet endroit. Trop de tristesse et d’espoir à la fois sur le visage des gens.

Déjà, des files de visiteurs inquiets, derrière les comptoirs et les tables ; les bénévoles, les infirmières ; l’orientation des arrivants ; soins, désinfection, nourriture, inscriptions sur les registres. Un fleuve de fantômes effrayants, décharnés et chauves ; les spectres de ce que l’humanité avait fait à l’humanité.

Comme tous les matins, Saskia retourna au même comptoir, donna encore le nom de ses parents ; aucun nom sur les listes ne correspondait. Elle répéta sa demande dans un bureau du rez-de-chaussée.

— Demande aussi pour ta sœur, lui suggéra Gros. Comment s’appelle-t-elle ?

— Marie.

On ne trouva rien non plus. Et, comme tous les matins, ils s’assirent dans le même fauteuil large. Saskia se laissa aller au désespoir. Était-elle désormais seule ? Orpheline à jamais ? Au moins, il y avait Gros, ce bon Gros qui la protégerait toujours et qui ne la laisserait jamais tondre.

— On va attendre encore, plusieurs jours s’il faut, murmura Gros à son oreille, car il voyait des larmes couler sur ses joues.

Discrètement, il l’embrassa dans le creux du cou ; par amour. Jamais de sa vie il n’avait encore fait ça.

Une heure passa ; ils se mêlèrent à d’autres familles ; ils croisèrent d’autres fantômes. Puis une heure encore. Et soudain, Saskia l’aperçut : c’était sa sœur, juste là. Elle cria son nom, elle le hurla, peut-être dix fois. C’était Marie. Elle n’avait plus de cheveux, son visage et son corps étaient déformés par la maigreur, mais elle était là, en vie. Elles se précipitèrent l’une vers l’autre, elles se prirent dans les bras. Saskia put presque soulever sa sœur. Elles s’enlacèrent, elles se palpèrent comme pour être certaines que c’était bien vrai, et elles laissèrent couler leurs larmes, des larmes de joie, de soulagement et de douleur.

— Marie ! murmura Saskia. Marie… Oh, j’ai eu si peur pour toi, je t’ai cherchée partout ! Ça fait plusieurs jours que je t’attends ici !

Elles ne dirent rien d’autre, elles ne pouvaient plus parler. Ce qu’elles avaient à se dire n’était pas important ; les coups et les viols importaient peu désormais, seul l’avenir compterait. Et Gros les contempla, à la fois ému et accablé par le destin de l’humanité. Il ne saurait jamais que Marie avait été arrêtée un an et demi plus tôt par un agent de l’Abwehr, sur le boulevard Saint-Germain, alors qu’elle transportait ce qu’elle croyait être de précieux ordres de guerre, et qui n’étaient que les cartes postales d’un fils à son père.

*

Il n’était pas tout à fait midi. Devant le Lutetia, Marie et Saskia s’apprêtaient à se rendre à la gare. Marie venait d’apprendre de la bouche de sa sœur la rafle de la Gestapo dans la maison familiale, suite à son arrestation. Et les deux jeunes femmes avaient décidé de retourner à Lyon ; peut-être leurs parents les y attendaient-ils. Il fallait espérer. Elles ne voulaient pas attendre à Paris, et Marie ne voudrait plus jamais y revenir ; trop de mauvais souvenirs.

Sur le trottoir devant l’hôtel, Saskia fit quelques pas avec Gros ; il était triste de la perdre déjà. Il venait de pleuvoir, la silhouette de la jeune femme se reflétait dans les flaques. Elle s’approcha tout contre lui ; il la trouva magnifique.

— Je reviens vite, lui dit-elle, mais je dois voir si mes parents…

— Je comprends bien.

— Je reviens vite. Qu’est-ce que tu vas faire en attendant ?

— Je sais pas. Sans doute je vais rentrer chez moi, à Londres.

Elle l’enlaça.

— Oh, ne sois pas triste, supplia-t-elle, sinon je le serai moi aussi !

— Tu viendras à Londres ?

— Bien sûr !

— Et on ira sur les plages ?

— Oui ! Les plages !

Elle l’embrassa sur la joue.

Gros sortit de sa poche un morceau de papier et y inscrivit son adresse, à Bloomsbury.

— Rejoins-moi ! Je t’attendrai tous les jours.

— Je serai là très vite. Je te promets.

Elle lui prit les mains et ils se contemplèrent en silence.

— Tu m’aimeras même si j’ai été une putain ?

— Évidemment ! Et toi, tu m’aimeras même si j’ai tué des hommes ?

Elle sourit tendrement :

— Je t’aime déjà un peu, bêta !

Il eut un sourire éclatant. Elle rejoignit sa sœur et les deux femmes se mirent en route sur le boulevard. Elle se retourna une dernière fois et fit un dernier signe de la main à Gros, heureux, qui ne la quitta plus du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse à l’angle d’une rue. Elle l’aimait ! Jamais on ne l’avait aimé.

Il n’était pas tout à fait midi. Tandis que Gros, amoureux, rêvait sur le trottoir, Stanislas et Doff, quelques centaines de mètres plus loin, remontaient la rue du Bac.

65

Il était midi pile lorsqu’on sonna à la porte de l’appartement. Le père bondit de joie et attrapa sa valise. Son fils était revenu ! Ah, il avait tenu bon pendant ces longues semaines : plus de nouvelles de Werner, plus de cartes postales, plus personne ; des semaines, peut-être des mois, il ne savait plus. Il s’était efforcé de ne pas s’inquiéter et de garder bon moral ; il s’était informé du mieux qu’il pouvait du déroulement de la guerre dans le Pacifique, que son fils menait depuis Genève. Il avait attendu, fidèle. Lorsqu’il avait dû sortir, il n’avait plus jamais fermé la porte à clé. Quelle joie, quelle joie immense de retrouver son fils ! « Paul-Émile ! » cria le père en se précipitant pour ouvrir, serrant fort sa valise. « Paul-Émile ! » hurla-t-il encore en tournant la poignée, heureux. Mais son visage se figea aussitôt : aucun des hommes sur le palier n’était son fils. Le père les dévisagea, la déception lui crevait le ventre.

— Bonjour, Monsieur, dit le plus âgé des deux.

Le père ne répondit pas. Il voulait son fils.

— Je m’appelle Stanislas, continua celui qui avait parlé. Je suis de l’armée britannique.

— Adolf Stein, enchaîna le second. Armée britannique également. Mes respects, Monsieur.

Le visage du père reprit aussitôt des couleurs :

— Magnifique ! C’est mon fils qui vous envoie ? Ma-gni-fique ! Ah, au premier coup d’œil, je me suis pas douté. C’est que vous en faites une tête ! Vous venez de Genève ? Où est mon fils, alors ? Va-t-il arriver ? Ma valise est prête. Le train de quatorze heures, je n’ai pas oublié.

Doff dévisagea Stanislas ; ils ne comprenaient pas tout, mais le père avait l’air tellement enjoué… ils ne s’attendaient pas à ça.

— Entrez, entrez, Messieurs. Voulez-vous déjeuner ?

— Je ne sais pas… répondit Stanislas.

Doff ne parla pas.

— Comment, vous ne savez pas ? Ça veut dire que vous avez faim, mais que vous avez peur de déranger ! Ah, les Anglais, toujours tellement polis. Une nation formidable, voilà ce que vous êtes. Allons, il ne faut pas être timide. Entrez donc, j’espère qu’il y aura assez, je n’ai prévu que pour deux.

Les deux visiteurs se laissèrent guider par le père.

— À quelle heure Paul-Émile nous rejoint-il ?

Doff et Stanislas se turent encore, effarés, sans trouver d’abord la force de répondre. Puis Stanislas articula :

— Paul-Émile ne viendra pas, Monsieur.

La déception marqua le visage du père.

— Ah, bon… C’est tellement dommage… Il ne parvient jamais à se libérer. C’est à cause du Pacifique, hein ? Maudit Pacifique, les Américains n’ont qu’à se débrouiller seuls.

Les deux agents se regardèrent, perplexes, tandis que le père disparut un instant dans la cuisine, pour en revenir avec une assiette et des couverts supplémentaires.

— Je ne peux pas… murmura Doff à Stanislas. C’est trop difficile… Je ne peux pas.

— À table ! appela le père, apportant un plat fumant.

Ils s’assirent autour de la table, mais Doff, dévasté à l’idée de ce qu’ils allaient faire à ce père, se releva aussitôt.

— Excusez-moi, Monsieur, mais… une affaire urgente. Je viens de me rappeler. C’est très impoli de ma part de partir ainsi, mais c’est une urgence exceptionnelle.

— Urgence exceptionnelle ! Pas de problème ! s’exclama, guilleret, le père. C’est bien normal ! Je vois bien combien mon Paul-Émile est occupé dans le Pacifique ! La guerre, c’est du sérieux, jour et nuit. Il faut être flexible.

Doff se tourna vers Stanislas, honteux de sa lâcheté, mais son camarade, d’un signe de tête, l’apaisa ; il se chargerait d’annoncer la nouvelle.

— Reviendrez-vous pour le dessert ? Le café ?

— Sûrement… Sinon, ne m’attendez pas !

Il ne reviendrait jamais.

— Pour le café, je n’ai que du faux évidemment. Ça vous va quand même ?

— Oui, du faux, du vrai, tout me va !

Et il sortit précipitamment de l’appartement.

Il s’empressa de descendre l’escalier. Désemparé, il s’assit sur les premières marches, dans l’entrée ; devant sa loge, la concierge le dévisageait.

— Vous êtes qui, vous ? demanda-t-elle.

— Lieutenant Stein, armée britannique.

Il s’était présenté en militaire pour qu’elle lui fiche la paix.

— S’cusez, officier. C’est qu’on a parfois des maraudeurs.

Doff n’écoutait pas ; il s’en voulait de laisser Stanislas accomplir l’insupportable tâche.

La concierge restait là à le regarder ; elle ne parlait pas, mais sa seule présence le dérangeait, il voulait être seul. Il exhiba sa carte :

— Armée britannique, j’ai dit. Vous pouvez retourner à votre travail.

— Je fais une pause.

Il soupira. Elle continuait à le scruter, intriguée. Elle finit par parler.

— Vous êtes un agent anglais ? Comme Paul-Émile ?

Le visage de Doff s’obscurcit soudain.

— De quoi parlez-vous ? interrogea-t-il d’un ton brutal.

— Ouh, moi je veux pas d’histoires ! Je me demandais juste si vous étiez dans le même service que le petit Paul-Émile, quoi… C’est tout…

Doff était effaré : comment la concierge connaissait-elle le lien entre Pal et les services secrets ? Elle retournait dans la loge, mais il se leva.

— Attendez ! Que savez-vous de Paul-Émile ?

— J’en sais ce que je dois savoir. Pis’ t’être même mieux que vous… Il a toujours vécu ici avec ses parents. À la mort de sa mère, je m’en suis même un peu occupée. Le père doit plus trop s’en souvenir, parce qu’i’ me donne plus d’étrennes. Le pauvre, il perd la tête… Après ce qui est arrivé à son fils, c’est bien normal me direz-vous.

Doff fronça les sourcils. Comment diable savait-elle pour Pal, alors que même le père ne semblait pas au courant ?

— Et qu’est-ce qui est arrivé à Paul-Émile ?

— Ben, vous devez savoir, si vous êtes ici. Alors vous êtes un agent comme lui, ou pas ?

— Qui vous a parlé de tout ça ? interrogea Doff.

— Ben, c’est l’Allemand qui l’a dit. Quand Pal s’est fait prendre, ici. Dans ce couloir. L’Allemand a dit à Paul-Émile : Je sais que vous êtes un agent britannique. Alors, comme vous me racontez que vous êtes de l’armée des Rosbifs, je me demandais juste si vous connaissiez Paul-Émile. C’est tout.

Doff était assailli par les interrogations ; la concierge avait vu Pal, ici ? Avec un Allemand ? Pal était donc venu à Paris pour retrouver son père… Mais pourquoi ? Doff songea un instant à aller chercher Stanislas, puis il renonça. Il proposa à la concierge d’aller dans la loge pour qu’ils puissent parler plus tranquillement ; elle était enchantée d’intéresser enfin quelqu’un, qui plus est un beau soldat.

Doff s’assit et la concierge, tout excitée, lui proposa du vrai café qu’elle gardait précieusement pour les grandes occasions. Elle trouvait le militaire très bel homme : il avait une voix profonde, il était charmant. Et puis, lieutenant de l’armée de Sa Majesté, c’était pas du pipeau ! Il était beaucoup plus jeune qu’elle, elle pourrait être sa mère ; mais elle savait les jeunes gens sensibles aux femmes mûres. Elle s’enferma dans la salle de bains un instant.

*

— C’est fou ce que les Anglais parlent bien le français… déclara le père, qui avait déjà été épaté par le bon français de Werner.

Stanislas, qui ne pouvait pas faire le lien, ne releva pas. Ils continuèrent à manger en silence. Les plats chauds, puis le dessert. Le père ne parla à nouveau que lorsqu’ils eurent terminé.

— Alors, dites-moi… Pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Pour parler de votre fils. J’ai une mauvaise nouvelle, Monsieur.

— Il est mort, n’est-ce pas ? dit le père brutalement.

— Oui.

Le père s’en était douté dès leur arrivée. Ou peut-être depuis toujours. Et les deux pères se dévisagèrent. Leur fils était mort.

— Je suis désolé, Monsieur, murmura Stanislas.

Le père resta impassible. Le jour tellement redouté était arrivé : il était mort, il ne reviendrait plus. Aucune larme ne coulait sur le visage du petit homme, aucun cri ne sortit de sa bouche. Pas encore.

— Comment est-ce arrivé ?

— La guerre. Toujours cette foutue guerre.

La tête du père lui tournait.

— Parlez-moi de mon fils, officier. Parlez-moi de mon fils, il y a si longtemps que je ne l’ai pas vu, j’ai peur d’avoir tout oublié.

— Votre fils était courageux.

— Oui, courageux !

— Un grand soldat. Un ami fidèle.

— Fidèle, toujours !

— Nous l’appelions Pal.

— Pal… C’est joli !

Le père sentait l’étau insupportable du deuil qui enserrait son corps, peu à peu. Il avait de la peine à respirer, comme si le monde s’arrêterait bientôt tout autour de lui. Une longue traînée de larmes coula sur ses joues. Des perles de souffrance.

— Parlez encore, officier ! Parlez ! Parlez !

Et Stanislas raconta tout. Il raconta les écoles, Wanborough Manor, Lochailort, Ringway, Beaulieu. Il raconta le groupe, il raconta les frasques de Gros, il raconta les moments difficiles mais empreints de courage. Il raconta les trois années passées ensemble.

— Et il y avait aussi Laura, sa fiancée ? demanda soudain le père.

Stanislas s’arrêta net dans son récit.

— Comment connaissez-vous Laura ?

— Paul-Émile m’en a parlé.

Le vieux pilote écarquilla les yeux.

— Comment a-t-il pu vous en parler ?

— Il m’en a parlé lorsqu’il est venu ici.

Stanislas fut abasourdi.

— Il est venu ici ? Mais quand ça ?

— C’était en octobre, l’an dernier.

— Ici ? À Paris ? s’étrangla l’officier.

— Oui, oui. Quelle joie ça a été de le retrouver ! C’était une belle journée. La plus belle. Il était venu, pour que nous partions ensemble. À Genève. Mais je ne l’ai pas suivi. Je voulais attendre un peu. Jusqu’au lendemain au moins. On avait convenu qu’il reviendrait, mais il n’est pas revenu.

Stanislas se laissa tomber en arrière, contre le dossier de sa chaise. Qu’avait fait Pal ? Il était venu retrouver son père ? Il était venu à Paris pour retrouver son père ? Il avait compromis la sécurité de ses camarades pour revoir son père ? Mais pourquoi ? Seigneur, pourquoi ?

Les larmes coulaient sur le visage du père, mais sa voix restait digne.

— Vous savez, je ne m’inquiétais pas. Pas trop. Grâce à ses cartes.

— Ses cartes ?

Le père sourit tristement.

— Des cartes postales. Ah, quelles cartes ! Toujours bien choisies.

Il se leva et alla les chercher sur la cheminée. Il les étala sur la table, devant Stanislas.

— Quand il m’a annoncé son départ, c’était… (il réfléchit un instant) en septembre 41. Je lui ai demandé de m’écrire. Pour que j’aie moins peur pour lui. Et il n’a pas manqué à sa promesse. Fidèle, vous avez dit ? C’est tout lui. Fidèle.

Stanislas, effaré, lisait une à une les cartes postales, les mains tremblantes. Il y en avait des dizaines, dont la plupart étaient celles de Kunszer. Mais Stanislas n’en savait rien. Ce qu’il constatait, c’était que Pal avait violé toutes les règles de sécurité ; il en connaissait d’avance les conséquences, et ça ne l’avait pas arrêté.

— Comment ces cartes vous sont-elles parvenues ?

— Dans ma boîte aux lettres. Sans timbre, dans une enveloppe. Comme si elles avaient été déposées par quelqu’un…

Pal, qu’avait fait Pal ! Stanislas avait envie de s’écrouler de désespoir : celui qu’il avait considéré comme son fils avait trahi ; même son Pal n’avait pas été un Homme. Il en tremblait. Pal était revenu à Paris pour voir son père. L’Abwehr l’attendait sûrement ; il avait dû être suivi, et il avait entraîné Faron dans sa chute. Et Laura, enceinte. Il l’avait jetée en pâture aux Allemands. Devait-il appeler Doff ? Non. Jamais. Ni Doff, ni personne ne devrait jamais savoir. Ne serait-ce que pour Philippe, pour qu’il n’ait jamais honte de son père, comme lui-même aujourd’hui. Il ne savait plus que penser. Devait-il renier celui qu’il avait aimé comme son propre fils ?

— Où Pal voulait-il vous emmener ? demanda Stanislas.

— À Genève. Il disait qu’on y serait à l’abri.

— Pourquoi n’êtes-vous pas parti ?

— Je ne voulais pas partir tout de suite. Pas comme ça. Je voulais dire au revoir à mon appartement. À mes meubles. Comme je vous ai dit, nous devions nous retrouver le lendemain, ici. Pour déjeuner, puis prendre le train de quatorze heures. Pour Lyon. Je l’ai attendu, mon Dieu comme je l’ai attendu. Il n’est jamais revenu.

Stanislas regarda le père qui sanglotait. Mais il ne lui faisait pas de peine. Son fils était venu le chercher, au moment le plus critique de la guerre, et le père avait voulu dire au revoir à ses meubles. Au fond de lui, Stanislas espérait que Pal avait été arrêté ce jour-là. Il espérait que ce n’avait pas été le lendemain, lorsqu’il était revenu vers son père pour le convaincre encore de partir. Cela aurait signifié que Pal n’était pas capable de se révolter contre son père. L’indispensable révolte des fils face à leur père. Sans doute Pal avait-il eu peur des derniers jours fatidiques : les derniers jours de son père. Mais les derniers jours de nos pères ne devaient pas être des jours de tristesse ; ils étaient des jours d’avenir et de perpétuation. Car, au dernier jour de son père, Pal était en train de devenir père lui-même.

— Que vais-je devenir désormais ? se désespéra le père qui ne voulait plus vivre.

— Pal a eu un enfant.

Le visage du père s’éclaira.

— Avec Laura ?

— Oui. Un beau garçon. Il a presque six mois.

— En voilà une nouvelle ! Je suis grand-père ! Un peu comme si mon fils n’était pas mort, alors ?

— Oui. Un peu.

— Et quand pourrais-je voir cet enfant ?

Stanislas mentit :

— Un jour… bientôt… En ce moment, il est à Londres, avec sa mère.

Laura ne devait pas rencontrer le père. Elle ne devait jamais savoir ce qu’avait fait Pal. De retour à l’hôtel, il lui mentirait, il lui dirait qu’il n’y avait plus de père, il ferait ce qu’il faudrait ; il s’arrangerait avec Doff, sans rien lui expliquer non plus, car personne ne devrait jamais savoir. Et, s’il le fallait, il tuerait le père pour que vive le secret. Oui, il le tuerait si c’était nécessaire !

*

— Racontez-moi dans les détails cette histoire, ordonna Doff à la concierge lorsqu’elle revint enfin, avec un plateau, la cafetière et des biscuits.

Il remarqua qu’elle s’était parfumée.

— Depuis les détails d’où ? La mort de la mère ?

— Non ! Cette histoire avec l’Allemand. Réfléchissez bien, c’est important.

Elle frissonna d’excitation ; elle avait une conversation importante.

— C’était il y a un an, capitaine. En septembre, je me rappelle bien le jour. J’étais ici sur ce fauteuil, ce fauteuil. Oui, c’est ça.

— Quoi ensuite ?

— J’ai entendu du brouhaha dans le couloir, là, juste devant la loge. Vous savez, colonel, les murs sont minces ici, et la porte comme du carton. Lorsque la porte de l’immeuble reste ouverte trop longtemps l’hiver, je sens le vent et le froid qui s’engouffrent dans mon salon, oui monsieur, comme du carton.

— Donc vous entendez du bruit dans le couloir…

— Parfaitement. Des voix d’hommes. En français et en allemand, même pas besoin de coller l’oreille au mur. Alors j’ouvre la porte, très doucement, je dirais même que j’entrouvre, c’est-à-dire que j’ouvre à peine mais suffisamment pour voir… Je fais souvent ça, pas pour espionner mais pour m’assurer que c’est pas des maraudeurs. Donc je regarde et je reconnais le petit Paul-Émile que j’avais pas vu depuis bien longtemps ! Et puis je vois aussi l’homme, qui le menace avec une arme, un sale type que j’avais déjà vu parce qu’il était venu me poser des questions, ici.

— Quel genre de questions ?

— Des questions sur Paul-Émile, son père, et sur Genève.

— Genève ?

— Parce que le fils était à Genève, dans une banque. Comme directeur, je crois. Mais moi, j’y ai pas trop dit, juste pour qu’il me fiche la paix, quoi.

— Mais c’était qui ce type ?

— Un policier français qu’il a dit la première fois. Mais ensuite, quand je l’ai revu dans le couloir, avec son pistolet et à parler dans sa langue de frisé avec deux autres types que j’avais jamais vus, j’ai compris que c’était un Allemand.

— Vous connaissez son nom ? l’interrompit Doff qui, à présent, prenait des notes sur un calepin en cuir vert.

— Non.

— Bon. Continuez…

— Ensuite, mon général, ce sale Allemand a jeté Paul-Émile dans le débarras, juste à gauche de l’entrée. Je pouvais plus voir, mais j’entendais qu’il le battait salement, et il lui disait de choisir. Il disait (elle prit un accent germanique grossier) : Je sais que vous êtes un agent anglais, et qu’il y a d’autres agents à Paris. Il a dit plus ou moins comme ça, mais sans accent, car il parlait le français sans accent, et c’est pour ça d’ailleurs que je ne me suis doutée de rien quand il a dit qu’il était un policier français.

— Choisir quoi ?

— Si Paul-Émile parlait, l’Allemand ne ferait pas de mal à son père. S’il ne parlait pas, le père finirait comme un Polonais, ou quelque chose comme ça.

— Et ?

— Il a parlé. J’ai pas tout entendu, mais Paul-Émile a parlé, et ils l’ont emmené. Et ce sale Allemand est revenu, ici, souvent. Ne me demandez pas pourquoi parce que j’en sais rien, mais en tout cas je sais ce que j’ai vu. Et puis au moment de la Libération, il a disparu, évidemment.

Doff resta sans voix : Pal avait donné Faron, il avait donné Laura. Celle qu’il aimait. Non, c’était impossible… Comment aurait-il pu envoyer Laura à la mort ? Quel désordre avait engendré Pal en venant ici ! Et pourquoi ? Doff décida que personne ne devrait jamais savoir, ni Stanislas ni personne. Il garderait le secret toute sa vie ; Philippe ne saurait jamais la vérité sur son père.

Doff se sentait mal, il avait chaud, il avait mal au crâne ; il se leva dans un élan brusque, manquant de renverser le plateau et le vrai café qu’il n’avait pas bu.

— Vous partez déjà, mon général ?

Doff fixa sévèrement la concierge.

— Avez-vous raconté cette histoire à quelqu’un d’autre que moi ?

— Non. Pas même au père. J’avais bien trop peur de l’Allemand qui revenait sans cesse.

— Savez-vous garder un secret ?

— Oui.

— Alors ne parlez plus jamais de cette histoire. Plus jamais, à personne. Vous oublierez cette histoire, vous l’emporterez dans votre tombe… C’est du secret défense, du secret mondial.

Elle essaya vainement de protester ; Doff prit un ton autoritaire et menaçant, il articula lentement :

— Vous êtes tenue au secret. Sinon, je vous ferai fusiller pour haute trahison !

Elle écarquilla les yeux, horrifiée.

— Pan ! cria Doff en imitant l’exécution, les doigts en forme de pistolet. Pan ! Pan !

Elle sursautait à chaque détonation. L’Allemand lui avait parlé pareil, un an plus tôt. Les militaires étaient décidément tous des sales types.

*

Stanislas descendit les escaliers et sortit devant l’immeuble. Sur le trottoir, Doff fumait une cigarette en l’attendant. Ils se regardèrent et soupirèrent ensemble.

— Voilà, dit Stanislas.

— Voilà, répondit Doff.

Silence.

— Comment a-t-il pris la nouvelle ?

— Ça va aller…

Doff hocha la tête.

— Tu sais, Stan, je crois que je vais classer l’enquête… Tout a été dit, plus besoin de venir ici. La faute au destin.

— Oui, oui, classer l’enquête. La faute au destin. Rien à ajouter, et ne plus venir ici. Saloperie de guerre…

— Saloperie de guerre.

Ils firent quelques pas en direction de la Seine.

— Ah, ce Pal. Un héros, hein ? ajouta encore Stanislas.

— Pour sûr, un héros.

Ils ne rentrèrent pas à l’hôtel tout de suite. Ils avaient besoin de boire un peu.

66

Il était presque quinze heures lorsque Laura sonna à la porte de l’appartement.

Pourquoi Stanislas et Doff n’étaient-ils pas revenus à l’hôtel ? Ils étaient partis vers onze heures et demie, et elle avait attendu pendant quatre heures, dans sa chambre qu’elle n’avait pas quittée depuis la veille au soir. Elle s’était inquiétée, elle ne pouvait plus patienter ainsi, et elle avait décidé d’aller rue du Bac ; elle avait installé Philippe dans son landau et s’en était allée jusque chez le père.

Il ouvrit. Il pensait que c’était Stanislas qui revenait. Il ne parvenait plus à contenir ses sanglots de douleur, mais il ouvrit quand même.

En voyant l’homme en pleurs, Laura comprit que Stanislas et Doff lui avaient annoncé la nouvelle. Mais pourquoi n’étaient-ils pas revenus à l’hôtel ensuite ?

— Bonjour, Monsieur. Je suis Laura… Je ne sais pas si Stanislas vous a parlé de moi ?

Il sourit tristement et acquiesça. Laura. Elle était venue elle aussi. Depuis Londres ? Déjà ? Peu importe. Il la trouva magnifique.

— Alors, c’est vous le père de Paul-Émile… murmura-t-elle, les yeux embués par les larmes. Il m’a tellement parlé de vous…

Il sourit encore.

— Chère petite Laura… Vous êtes plus belle encore que ce que j’aurais pu imaginer.

Dans un élan soudain, ils s’enlacèrent, tous trois.

— C’est mon petit-fils ?

— Il s’appelle Philippe. Philippe… Comme vous. Il est beau, hein ?

— Magnifique.

Ils s’installèrent au salon, et ils se regardèrent, sans parler, pleins de tristesse. Puis, à la demande du père, Laura raconta Pal, comme Stanislas l’avait fait. Elle raconta Londres, et les moments de bonheur. Elle raconta combien elle trouvait que Philippe ressemblait à son père, et le grand-père approuva. Et pendant que sa mère parlait, Philippe, dans ses bras, riait et entamait dans son babil une grande conversation avec le monde.

Le grand-père regardait la jeune femme et l’enfant, tour à tour, sans cesse. Ils étaient la famille de son fils, sa descendance. La perpétuation du nom. Ses larmes ruisselaient toujours.

Ils parlèrent pendant près de deux heures. À dix-sept heures, le père, épuisé, proposa à Laura de revenir le lendemain.

— La journée a été difficile, dit-il, j’ai besoin d’être un peu seul, vous comprenez ?

— Bien sûr. Je suis si heureuse de vous avoir enfin rencontré.

— Moi aussi. Revenez demain à la première heure. Nous avons encore tant à nous dire.

— Demain. À la première heure.

— Aimez-vous les gâteaux ? demanda le père. Je pourrais acheter un gâteau pour demain.

— Un gâteau, répondit Laura. C’est une excellente idée. Nous le mangerons ensemble, et nous parlerons encore.

Ils s’enlacèrent, il embrassa son petit-fils. Et elle s’en alla.

Dans la rue, elle eut envie de marcher. Marcher lui ferait du bien. Demain elle proposerait au père de venir au manoir du Sussex. Peut-être voudrait-il prononcer un petit discours. Peut-être resterait-il à Londres quelque temps. Pour Philippe. Elle sourit. L’avenir était devant.

*

Gros sortit de l’hôtel Cecil, où le SOE avait son bureau pour la France. Sur les indications d’un officier, croisé par hasard devant le Lutetia où il était resté longtemps après le départ de Saskia, il s’y était rendu pour régulariser son statut, ne sachant plus s’il était agent anglais ou citoyen français.

Au Cecil, il avait eu droit à un entretien expéditif et sans protocole. On lui avait expliqué que la Section F était démantelée ; il pouvait rejoindre les rangs de l’armée française s’il le souhaitait, au grade identique à celui obtenu au sein du SOE : lieutenant.

— Non, merci, avait décliné Gros. Plus de guerre, plus rien.

Son interlocuteur avait haussé les épaules. Il avait fait patienter le géant, puis lui avait remis un certificat laissant entendre qu’il avait pris une part importante à la guerre. C’était tout. Pas de tambour, pas de salut militaire, même pas une feuille à signer. Rien. Au revoir et merci. Gros avait souri, il ne s’en était pas formalisé. Le SOE s’éteignait de la même manière qu’il s’était allumé : ç’avait été la plus grande improvisation de toute l’histoire de la guerre.

Le géant déambulait au hasard des rues. Il regardait fièrement son diplôme, l’approchant et l’éloignant de ses yeux pour pouvoir bien le contempler. Il l’enverrait à ses parents. La guerre était terminée, pour lui, pour ses camarades. Pour la Section F. Une page de leur histoire se tournait définitivement. Qu’allaient-ils devenir ?

Il marcha encore, la direction n’avait pas d’importance. Sans le savoir, il prenait le chemin de la rue du Bac ; sans le savoir, il faisait, en sens inverse, le trajet de Pal, qui, un matin de septembre 1941, avait quitté Paris pour suivre les sentiers de la guerre. C’est alors qu’il la vit, accompagnée de son fils, Philippe, dans son landau : Laura. Elle lui souriait, elle avait reconnu de loin l’immense silhouette. Quelle surprise ! Quelle extraordinaire surprise que ces retrouvailles, ici et maintenant. Elle souriait, plus belle que jamais. Elle et son fils sans père retrouvaient Gros, ici : ils pensèrent au destin, peut-être au hasard, mais le monde est trop petit pour qu’on puisse jurer ne jamais se revoir. Ne se perdent de vue que ceux qui le veulent vraiment.

Gros se précipita vers Laura, il l’enlaça de toutes ses forces.

— J’ai eu si peur de ne plus te retrouver ! s’écria la jeune femme.

Elle avait eu peur pour lui ; Gros ferma les yeux de bonheur, et, discrètement, il posa sa main sur la tête du fils nouveau.

— Que fais-tu à Paris ? demanda le géant.

— Je suis venue voir le père de Pal. Il y a aussi Stanislas et Doff avec moi.

Ils se sourirent.

— Reviens à Londres avec nous, lui dit Laura. Reviens à Londres, tu veux bien ?

— Oui.

— Tout le monde t’attend là-bas. Nous voulons aller dans le manoir de mes grands-parents. Quelques jours. Pour nous souvenir de Pal et des morts.

— Tous ensemble ?

— Tous ensemble. Comme pendant les écoles. Mais nous n’aurons plus à nous lever à l’aube. Nous ne souffrirons plus. Nous avons gagné la guerre.

Philippe, dans son landau, se manifesta.

— Veux-tu le porter ? proposa Laura.

— J’aimerais tant.

Elle mit le fils dans les bras de Gros, débordant d’amour, qui le serra délicatement contre lui ; et l’enfant posa ses minuscules mains sur les énormes joues de celui qui deviendrait un peu son père.

Qu’allaient-ils devenir ? Ce n’était pas important. Les démons reviendraient, ils le savaient. Car l’Humanité oublie facilement. Pour se souvenir, elle construirait des monuments et des statues, elle confierait sa mémoire à des pierres. Les pierres n’oublient jamais, mais personne ne les écoute ; et les démons reviendraient. Mais il resterait toujours des Hommes quelque part.

— Qu’allons-nous devenir ? demanda Gros.

— Ce n’est pas important, répondit Laura.

Elle lui prit la main restée libre.

— Je me suis trouvé une fiancée, annonça-t-il fièrement.

Elle sourit.

— Tu es le meilleur Homme du monde.

Il rougit.

— Elle s’appelle Saskia… C’est un nom de guerre aussi. Aujourd’hui, elle m’a dit qu’elle m’aimait…

— Moi aussi, je t’aime ! protesta Laura.

Elle l’embrassa sur la joue. Un long baiser appuyé comme Gros n’en avait jamais reçu. Il soupira d’aise ; elles l’aimaient.

— Peut-être que Saskia et moi on fera des enfants, dit-il.

— Je te le souhaite.

Ils marchèrent jusqu’à la Seine, ils se serrèrent l’un contre l’autre. Ils songèrent à la vie future en regardant le fleuve. Ceux qui ne voulaient plus aimer aimeraient finalement encore, et ceux qui voulaient être aimés le seraient sûrement. On peut aimer plusieurs fois, différemment.

Au même instant, rue du Bac, le père était allongé sur le lit de son fils ; il serrait sa valise contre lui. Il ne se réveillerait plus ; il avait pleuré ses dernières larmes, le chagrin l’emportait. Il n’y aurait plus de fils, il n’y aurait plus de lettres. Et le petit homme ferma les yeux pour mourir.

Ç’avait été une belle journée. Une de ces journées pendant lesquelles, sans raison particulière, il fait bon vivre. Dans le tréfonds du ciel, deux silhouettes dansaient : le père avait retrouvé son garçon. Enfin. Ils s’embrassaient.

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